VI

UNE POURSUITE MOUVEMENTÉE

Le soleil se levait blafard derrière les masses de nuages qui promettaient encore de la pluie pour la journée. Depuis trois heures peut-être Jehan courait ou marchait, le plus possible à couvert sous bois, quand il rencontrait des bois, ou dans des sentiers accidentés, à travers champs. Le gibier ne s'était pas laissé prendre. Pendant longtemps il avait senti les chasseurs sinon sur ses talons, du moins à courte distance. Maintenant il croyait être sûr de les avoir dépistés ou distancés.

Il n'y avait plus de danger immédiat. Mais Jehan, les coudes au corps, réglant le mieux possible sa respiration, courait toujours, l'oeil et l'oreille aux aguets, évitant les villages et les grandes routes. Où se trouvait-il exactement? les villages étaient-ils en la possession de l'ennemi? Il l'ignorait. Mais il se savait à peu près dans la bonne direction, marchant du côté de la rivière d'Oise, vers le pays de Senlis. Car son parti était pris, coûte que coûte, il lui fallait arriver là-bas avant les routiers pour sauver Bonvarlet, lui faire quitter sa route pour aller avec lui à Compiègne, avertir le gouverneur Flavy et Jehanne la Lorraine des trahisons qui se préparaient.

Il y laisserait sa vie si le sort le voulait, mais plutôt que de voir le pauvre Bonvarlet tomber dans l'embuscade, il attaquerait les routiers, même seul.

Ils étaient donc neuf, pensait-il en sa route, j'en ai abattu un qui, je crois, est mal en train de courir maintenant… Reste huit… Je connais leur plan, quatre dans l'embuscade en avant de Senlis, quatre en arrière de la ville. Je vais en avant. Oh! j'arriverai! Je verrai Bonvarlet avant eux et l'avertirai, ils ne le tiennent pas, quand je devrais leur tomber dessus… J'ai une faim de loup… Courir ainsi creuse… Et je n'ai plus mon bissac! Rien dans les champs! Il me faudrait passer près des villages pour trouver des jardins, des raves et des oignons… Mon dîner d'hier qui était le seul repas de la journée est loin! Tais-toi, mon estomac, ne réclame pas… sois raisonnable, je te revaudrai ça un autre jour, si je peux!… d'ailleurs tu devrais commencer à t'habituer à la diète!…

En passant près d'un petit ruisselet, Jehan se jeta à terre pour boire un peu et se reposer cinq minutes à l'abri d'un bouquet d'arbres. Son estafilade à l'épaule, à laquelle il ne pensait pas en courant, lui fit faire une grimace douloureuse. Il eut un instant la tentation de mettre un peu d'eau fraîche sur sa blessure, mais le sang avait séché et collé ses vêtements, il valait mieux n'y pas toucher.

[Illustration: Jehan se jeta à terre.]

— Quelle chance, se dit-il, que ce soit à l'épaule gauche! A l'autre cela m'empêcherait de manier convenablement mon assomme-brigands, mon brise-carcasse à routiers! Mais la droite est bonne et je le leur montrerai!

Il se leva et fit un rapide moulinet avec son bâton ferré.

— Tout va bien! en route!

Pas de routiers à l'horizon. Certainement ils avaient abandonné la poursuite et repris la route de Senlis. Jehan chercha à s'orienter. C'était à quelques lieues de Gisors qu'il avait eu cette heureuse chance de rencontrer les routiers et d'être mis au courant de leur plan. Il avait dû obliquer vers le Sud pour leur échapper, mais il avait depuis repris la bonne route. Senlis devait être encore à sept ou huit lieues. Il fallait aller passer l'Oise du côté de Beaumont et piquer ensuite le long des forêts pour couper la route de Bonvarlet avant l'endroit dangereux.

[Illustration: Sous les averses.]

Par malheur la pluie qui menaçait depuis l'aube commença bientôt à tomber. Petite pluie d'abord, averse violente ensuite. Le vent soufflait; quand un nuage avait crevé, un autre arrivait en grande course du fond de l'horizon et se déversait sur la plaine et sur le pauvre piéton trempé bien vite jusqu'aux os.

Jehan ne s'en inquiétait pas. Ce qui le consolait c'est que la pluie tombait aussi sur les routiers. Il se les représenta pataugeant derrière lui sous l'averse, dans les chemins boueux; cela le fit rire et lui redonna des jambes. Cette pluie lui fit même gagner trois quarts d'heure. Comme il ruisselait sous la bourrasque, il songea qu'il était bien inutile d'aller chercher un pont pour traverser l'Oise. Le plus simple c'était de marcher droit à la rivière et de la franchir à la nage. Il n'en serait pas beaucoup plus mouillé.

[Illustration: Sortie de la rivière.]

Des collines bordant la rivière il put apercevoir une étendue de pays, bien mélancolique sous la bourrasque qui faisait rouler les gros nuages et crever les averses. Des plaines parsemées de masses vertes, de gros bouquets de bois qui peu à peu se serraient et se réunissaient pour ne plus former qu'une immense forêt occupant tout l'horizon, presque sans solution de continuité, sous divers noms: forêt de Chantilly, forêt de Halatte, bois divers à perte de vue, se reliant sous Verberie et Béthisy à la grande forêt de Guise ou de Compiègne. Jehan dévala au grand trot la pente de la colline et sauta sans hésitation dans l'Oise. Oui, vraiment, on n'y était pas plus mouillé qu'à travers champs.

En abordant sur l'autre rive il se secoua comme un chien mouillé et reprit sa course. Un rayon de soleil vint un instant entre deux nuages le réchauffer un peu sans le sécher tout à fait.

Il se défiait des bois propices aux embuscades et se tenait à la bonne distance de la ligne sombre de la forêt.

— Où vas-tu donc, pauvre garçon? lui cria au passage dans un hameau de bûcherons, une bonne femme apitoyée par sa figure hâve et ses vêtements mouillés, est-ce qu'on te poursuit?

— Vous n'avez pas vu de routiers anglais par ici? demanda Jehan s'arrêtant pour souffler un instant.

— On n'en avait pas vu depuis une semaine au moins, fit un homme passant la tête à une fenêtre, mais…

— Mais quoi?

— Mais il vient de passer tout à l'heure, là-bas, à l'entrée du bois, quatre ou cinq gaillards à mines d'écorcheurs… Entre te sécher ici, il vaut mieux que tu ne les rencontres pas!

— Merci, dit Jehan, je n'ai pas le temps… Ce sont mes brigands qui courent à leur embuscade, pensa-t-il, raison de plus pour me dépêcher, je marchais, il faut que je coure!

— Il a froid et faim aussi, peut-être, dit la bonne femme, prends au moins ce morceau de pain, mon garçon, il est de la quinzaine passée, mais tu as de quoi mordre!

Jehan attrapa le morceau de pain au vol et reprit sa course en expédiant le pain à grands coups de dents.

Enfin Jehan atteignit un chemin qu'il reconnut. C'était bien la route de Senlis. Là devait passer Bonvarlet pour s'en aller vers les routiers qui le guettaient.

La route, aussi loin que le regard pouvait la suivre, était déserte. Pas une âme, pas une charrette. Chacun devait se rencogner chez soi et ne se risquer dehors que pour des raisons sérieuses, par ce mauvais temps, avec la crainte des gens de guerre courant les champs.

[Illustration: — Où vas-tu donc, pauvre garçon?]

Un monticule couvert de bois dominant des deux côtés une longue partie de la route, parut à Jehan exténué un bon poste pour attendre Bonvarlet. Il trouva dans les branches d'un chêne une place point trop mouillée et assez commode pour surveiller la route.

— Et maintenant patience, patience! monologua Jehan une fois installé, et ne faisons pas le douillet. D'abord, c'est entendu, je ne suis pas fatigué, je n'ai pas faim, je n'ai pas froid, je ne suis pas mouillé! Nous causerons de toutes ces bêtises-là plus tard, quand j'aurai tiré maître Bonvarlet du danger qui le menace… Mais par mon saint patron, qu'il vienne le plus vite possible.

[Illustration: Dans les branches d'un chêne.]

Ce Jehan qui n'avait pas froid et qui n'était pas mouillé, claquait des dents cependant, et son estomac se remettait à crier famine. Et le messager royal envoyé à Compiègne, le digne maître Bonvarlet, attendu ici par Jehan et guetté par les routiers, n'arrivait pas. Jehan maintenant engourdi sur la branche avait de la peine à se tenir éveillé. Il se contait des histoires pour tâcher de ne pas laisser son esprit s'engourdir comme son corps; il se remémorait ses différends avec Thibaut Rongemaille l'usurier, et s'efforçait de se mettre en colère au souvenir des écus laissés entre ses griffes.

Cependant la nuit tombait tout à fait et maître Bonvarlet n'arrivait pas.

Maintenant Jehan des Torgnoles frissonnait tout transi de fièvre; le froid, la pluie, la faim, la fatigue, tout l'accablait; sa blessure lancinante le tenait à peu près éveillé. Il avait presque des hallucinations. Il était sorti du fourré et marchait d'un pas saccadé sur la route. Dans l'obscurité il croyait à tout instant voir arriver sur lui des fantômes à longs bras qui devenaient simplement des arbres quand il se cognait la tête dans les branches.

[Illustration: Les trois cavaliers s'arrêtèrent.]

— C'est vous, maître Bonvarlet? demandait-il à voix basse au moindre bruissement du vent dans les broussailles. Rien! Personne! Les heures passaient. De temps en temps, il se laissait tomber épuisé dans l'herbe mouillée. Tout à coup dans la nuit il perçut, très nettement cette fois, un trot de cheval. Comme il était alors par terre, il se contenta de lever la tête pour écouter. Oui il arrivait sur la route, du côté de Senlis, non pas un cavalier, mais trois au moins. Les cavaliers passèrent. Jehan s'enfonça dans le feuillage, car il avait vu luire des corselets d'acier et distingué de longues épées. La tournure des trois hommes ne lui disait rien de bon. Les cavaliers s'arrêtèrent à quelque distance comme pour tenir conseil. L'un d'eux partit au galop en avant et disparut vers la plaine, tandis que les autres, descendus de cheval, s'asseyaient dans un buisson à deux pas de Jehan.

Celui-ci avait repris toute son énergie et à tout hasard, pour être prêt à tout, serrait entre ses mains son bâton ferré. Il resta bien trois quarts d'heure ainsi, se rapprochant insensiblement des deux hommes et se demandant souvent s'il ne ferait pas bien de les attaquer.

Les deux cavaliers semblaient s'impatienter; de temps en temps ils se levaient, piétinaient pour se réchauffer et se rasseyaient en grommelant.

— Non, non, j'en ai assez du métier, toujours sur ses pattes…

— Bah, puisque le capitaine a pu demander des chevaux aux Anglais de Creil…

— Je n'en suis pas moins fourbu! Chien de métier!

— Tais-toi donc! tu n'aimes pas les métiers assis, tu n'aimes pas les métiers debout, tu réclames toujours. Tu ennuies le diable à la fin! Mais je voudrais te tranquilliser. Vois-tu, il ne faut pas se faire de bile, car tout finit par s'arranger… Sais-tu ce qu'il arrivera?… Tout vient à point à qui sait attendre, tu finiras à ton goût, ni assis, ni debout… tu finiras pendu!

— La corde t'étrangle toi-même, gémit le routier, on ne doit pas parler de ces choses-là entre honnêtes gens, ça porte malheur!

[Illustration: — Je n'en suis pas moins fourbu.]

Jehan ne pouvait plus conserver de doute, il avait devant lui deux des malandrins de la grange. Que faire? Fallait-il tomber dessus en profitant de leur surprise pour en débarrasser la route? Comme il hésitait et cherchait à s'approcher davantage, il entendit au loin dans le silence de la nuit le martèlement d'un galop rapide. C'était l'autre cavalier qui revenait à pleine course: bientôt il fut à portée de voix.

— Holà hé! cria-t-il, Canteleu, Longbec, alerte, en selle!

— Quoi? firent les routiers en se relevant, le messager?

Jehan frémit et se redressa dans l'ombre.

— Non! dit le cavalier arrêtant un instant sa monture; non, par le diable il est passé! Pendant que nous nous morfondions sous bois à tendre nos souricières, il filait d'un autre côté!… Il a dû glisser par je ne sais quels sentiers… Il faut le trouver… Vite, vite, en selle, il s'agit de le rattraper avant Compiègne.


[Illustration: Une belle troupe de gens de guerre.]

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