Partie II

COURANTE

Alors je pris le train à Minvody et je m'acheminai péniblement vers le nord. Le trafic était très perturbé, je dus changer plusieurs fois de convoi. Dans les salles d'attente crasseuses, des centaines de soldats attendaient, debout ou affalés sur leur paquetage, qu'on leur serve de la soupe ou un peu d'ersatz avant de les embarquer pour l'inconnu. On me cédait un coin de banc et j'y restais, végétatif, jusqu'à ce qu'un chef de gare harassé vienne me secouer. À Salsk, enfin, on me mit dans un train qui montait de Rostov avec des hommes et du matériel pour l'armée Hoth. Ces unités hétéroclites avaient été formées à la hâte, un peu n'importe comment, avec des permissionnaires interceptés tout le long du chemin du Reich, jusqu'à Lublin et même Posen, puis réexpédiés en Russie, des appelés hors d'âge à l'entraînement accéléré puis écourté, des convalescents ramassés dans les lazarets, des isolés de la 6e armée retrouvés hors du Kessel après la débâcle. Peu d'entre eux semblaient se faire une idée de la gravité de la situation; et ce n'était pas étonnant, les communiqués militaires restaient obstinément muets à ce sujet, faisant tout au plus état d'activité dans le secteur de Stalingrad. Je ne parlai pas avec ces hommes, je rangeai mon paquetage et me calai dans l'angle d'un compartiment, replié en moi-même, étudiant distraitement les grandes formes végétales, ramifiées et précises, déposées sur la vitre par le givre. Je ne voulais pas penser, mais des pensées affluaient, amères, pleines de pitié pour moi-même. Bierkamp, rageait en moi une petite voix intérieure, aurait mieux fait de me placer d'office devant un peloton, c'aurait été plus humain, plutôt que de me tenir des discours hypocrites sur la valeur éducative d'un encerclement en plein hiver russe. Grâce à Dieu, en geignait une autre, j'ai au moins ma pelisse et mes bottes. J'avais très sincèrement du mal à concevoir la valeur éducative de morceaux de métal brûlants projetés à travers ma chair. Quand on fusillait un Juif ou un bolchevique, ça n'avait aucune valeur éducative, ça les tuait, c'est tout, bien que nous eussions beaucoup de jolis euphémismes pour cela aussi. Les Soviétiques, eux, lorsqu'ils voulaient punir quelqu'un, l'envoyaient à un Chtrafbat où l'espérance de vie dépassait rarement quelques semaines: méthode brutale, mais franche, comme en général tout ce qu'ils faisaient C'était là d'ailleurs, je trouvais, un de leurs grands avantages sur nous (à part leurs divisions et leurs chars en apparence innombrables): au moins, chez eux, on savait sur quel pied danser. Les rails étaient encombrés, nous passions des heures à attendre sur des voies de dégagement, selon d'indéchiffrables règles de priorité fixées par des instances mystérieuses et distantes. Parfois, je me forçais à sortir respirer l'air mordant et secouer mes jambes: au-delà du train, il n'y avait rien, une vaste étendue blanche, vide, balayée par le vent, nettoyée de toute vie. Sous mes pas, la neige, dure et sèche, craquait comme une croûte; le vent, lorsque je lui faisais face, me gerçait les joues; alors je lui tournais le dos et regardais la steppe, le train aux vitres blanches de givre, les rares autres hommes poussés dehors comme moi par leur ennui ou leurs diarrhées. Des envies insensées me prenaient: me coucher sur la neige, roulé en boule dans ma pelisse, et rester là lorsque le train repartirait, caché déjà sous une fine couche blanche, un cocon que je m'imaginais doux, tiède, tendre, comme ce ventre d'où j'avais été un jour si cruellement expulsé. Ces montées de spleen m'effrayaient; lorsque je parvenais à me ressaisir, je me demandais d'où cela pouvait bien venir. Ce n'était pourtant pas dans mes habitudes. La peur, peut-être, me disais-je enfin. Très bien, la peur, mais alors la peur de quoi? La mort, je pensais l'avoir apprivoisée en moi, et pas seulement depuis les hécatombes de l'Ukraine, mais depuis longtemps déjà. Peut-être était-ce là une illusion, un rideau tiré par mon esprit sur le sale instinct animal qui, lui, restait tapi? C'était possible, certes. Mais peut-être aussi était-ce l'idée de l'enfermement: rentrer vivant dans cette vaste prison à ciel ouvert, comme dans un exil sans retour. J'avais voulu servir, j'avais accompli, pour ma Nation et mon peuple et au nom de ce service, des choses pénibles, affreuses, contraires à moi-même; et voilà que l'on m'exilait de moi-même et de la vie commune pour m'envoyer rejoindre ceux déjà morts, les abandonnés. L'offensive de Hoth? Stalingrad n'était pas Demiansk, et déjà avant le 19 novembre nous étions à bout, de souffle et de forces, nous avions atteint les limites les plus reculées, nous, si puissants, qui ne croyions que commencer. Staline, cet Ossète rusé, avait usé avec nous des tactiques de ses ancêtres scythes: la retraite sans fin, toujours plus loin à l'intérieur des terres, le petit jeu comme l'appelait Hérodote, l'infernale poursuite; jouant, usant du vide. Quand les Perses donnèrent les premiers signes d'épuisement et d'abattement, les Scythes imaginèrent un moyen de leur redonner quelque courage et de leur faire boire ainsi la coupe jusqu'à la lie. Ils sacrifiaient volontairement quelques troupeaux qu'ils laissaient errer en évidence et sur lesquels les Perses se jetaient avec avidité. Ils retrouvaient ainsi un peu d'optimisme. Darius tomba plusieurs fois dans ce piège, mais se trouva finalement acculé à la famine. C'est alors (raconte Hérodote) que les Scythes envoient à Darius leur mystérieux message sous forme d'offrande: un oiseau, un rat, une grenouille, et cinq flèches. Or, pour nous, pas d'offrande, pas de message, mais: la mort, la destruction, la fin de l'espoir. Tout cela, se peut-il que je l'aie alors pensé? De telles idées ne me seraient-elles pas plutôt venues bien plus tard, lorsque la fin approchait, ou quand tout était déjà fini? C'est possible, mais il est aussi possible que je l'aie déjà pensé entre Salsk et Kotelnikovo, car les preuves étaient là, il suffisait d'ouvrir les yeux pour les voir, et ma tristesse avait peut-être déjà commencé à m'ouvrir les yeux. C'est difficile à juger, comme d'un rêve qui ne laisse le matin que des traces vagues et aigres, comme des dessins cryptiques que, tel un enfant, je traçais de l'ongle dans le givre des vitres du train.

À Kotelnikovo, aire de départ de l'offensive de Hoth, on déchargeait un train devant le nôtre, il fallut attendre plusieurs heures pour débarquer. C'était une petite gare de campagne en briques rongées, avec quelques quais en mauvais béton entre les voies; de part et d'autre, les wagons, frappés de l'emblème allemand, portaient des marquages tchèques, français, belges, danois, norvégiens: pour accumuler le matériel comme les hommes, on raclait maintenant les confins de l'Europe. Je me tenais appuyé à la portière ouverte de mon wagon, je fumais et contemplais l'agitation confuse de la gare. Il y avait là des militaires allemands de toutes les armes, des Polizei russes ou ukrainiens portant des brassards à croix gammée et des vieux fusils, des Hiw i aux traits creusés, des paysannes rouges de froid venues vendre ou échanger quelques pauvres légumes marinés ou une poule étique. Les Allemands portaient manteaux ou pelisses; les Russes, des vestes molletonnées, la plupart en lambeaux, d'où s'échappaient des touffes de paille ou des feuilles de journaux; et cette foule bigarrée conversait, chahutait, se bousculait au niveau de mes bottes, en de grands remous saccadés. Juste sous moi, deux grands soldats tristes se tenaient par le bras; un peu plus bas, un Russe hâve, sale, tremblant, vêtu seulement d'une mince veste en tissu, avançait le long du quai avec un accordéon entre les mains: il approchait des groupes de soldats ou de Polizei, qui l'envoyaient promener d'un mot brutal ou d'une chiquenaude, ou au mieux lui tournaient le dos. Lorsqu'il arriva à ma hauteur je tirai un petit billet de ma poche et le lui tendis. Je pensais qu'il continuerait son chemin, mais il resta là et me demanda, dans un mélange de russe et de mauvais allemand: «Tu veux quoi? Une populaire, une traditionnelle, ou une cosaque?» Je ne comprenais pas de quoi il parlait et haussai les épaules: «Comme tu voudras». Il considéra cela un instant et entonna une chanson cosaque que je connaissais pour l'avoir souvent entendue en Ukraine, celle dont le refrain va si gaiement O, i ty Galia, Galia molodaïa… et qui narre l'atroce histoire d'une jeune fille ravie par les Cosaques, ligotée par ses longues tresses blondes à un sapin, et brûlée vive. Et c'était magnifique. L'homme chantait, le visage levé vers moi: ses yeux, d'un bleu évanoui, brillaient doucement à travers l'alcool et la crasse; ses joues, mangées par une barbe roussâtre, tremblotaient; et sa voix de basse éraillée par le mauvais tabac et la boisson montait claire et pure et ferme et il chantait couplet après couplet, comme s'il ne devait jamais s'arrêter. Sous ses doigts les touches de son accordéon cliquetaient. Sur le quai, l'agitation avait cessé, les gens le regardaient et écoutaient, un peu étonnés, même ceux qui quelques instants plus tôt l'avaient traité avec dureté, saisis par la beauté simple et incongrue de cette chanson. De l'autre côté, trois grosses kolkhoziennes venaient à la queue-leu-leu, comme trois oies grasses sur un chemin de village, avec un grand triangle blanc levé devant le visage, un châle en laine tricoté. L'accordéoniste bloquait leur chemin et elles se coulèrent autour de lui comme un remous de mer contourne un rocher, tandis qu'il pivotait légèrement dans l'autre sens sans interrompre sa chanson, puis elles continuaient le long du train et la foule brassait et écoutait le musicien; derrière moi, dans le tambour, plusieurs soldats étaient sortis des compartiments pour l'écouter. Cela semblait ne pas finir, après chaque couplet il en attaquait un autre, et l'on ne voulait pas que cela finisse. Enfin cela finit et sans même attendre qu'on lui offre encore de l'argent il continua son chemin vers le wagon suivant, et sous mes bottes les gens se dispersaient ou reprenaient leurs activités ou leur attente. Enfin vint notre tour de descendre. Sur le quai, des Feldgendarmes examinaient les documents et aiguillaient les hommes vers les différents points de rassemblement. On m'envoya à un bureau de la gare où un commis harassé me regarda d'un air éteint: «Stalingrad? Je n'en ai aucune idée. Ici, c'est l'armée Hoth». – «On m'a dit de venir ici et que je serais transféré à l'un des aérodromes». – «Les aérodromes, c'est de l'autre côté du Don. Allez voir au QG». Un autre Feldgendarme me fit monter dans un camion à destination de l'AOK. Là, je trouvai enfin un officier des opérations quelque peu renseigné: «Les vols pour Stalingrad partent de Tatsinskaïa. Mais normalement, les officiers qui doivent rejoindre la 6e armée y vont de Novotcherkassk, où se trouve le QG du groupe d'armées Don. Nous, on a une liaison avec Tatsinskaïa tous les trois jours peut-être. Je ne comprends pas pourquoi on vous a envoyé ici. Enfin, on va essayer de vous trouver quelque chose». Il m'installa dans une chambrée avec plusieurs lits doubles. Il réapparut quelques heures plus tard. «C'est bon. Tatsinskaïa vous envoie un Storch. Venez». Un chauffeur me conduisit hors du bourg jusqu'à une piste improvisée dans la neige. J'attendis encore dans une hutte chauffée par un poêle, à boire de l'ersatz avec quelques sous-officiers de la Luftwaffe. L'idée du pont aérien avec Stalingrad les déprimait profondément: «On perd cinq à dix appareils par jour, et à Stalingrad, il paraît, ils crèvent de faim. Si le général Hoth n'arrive pas à percer, ils sont foutus». – «Si j'étais vous, ajouta amicalement un autre, je serais pas si pressé de les rejoindre». – «Vous pourriez pas vous perdre un peu?» renchérit le premier. Puis le petit Feiseler Storch atterrit en tanguant. Le pilote ne prit même pas la peine de couper le moteur, il exécuta un demi-tour en bout de piste et vint se placer en position de départ. Un des hommes de la Luftwaffe m'aida à porter mon paquetage. «Au moins, vous êtes chaudement habillé», me cria-t-il pardessus le vrombissement de l'hélice. Je me hissai à bord et m'installai derrière le pilote. «Merci d'être venu!» lui criai-je. – «Pas de quoi, répondit-il en hurlant pour être entendu. On a l'habitude de faire le taxi». Il décolla avant même que j'aie réussi à me sangler et obliqua vers le nord. Le soir tombait mais le ciel était dégagé et pour la première fois je voyais la terre depuis les airs. Une surface plane, blanche, uniforme montait jusqu'à l'horizon; de loin en loin, une piste striait pathétiquement l'étendue, tirée au cordeau. Les balki apparaissaient comme de longs trous d'ombre nichés sous la lumière couchante qui rasait la steppe. Aux carrefours des pistes surgissaient des traces de villages, déjà à moitié engloutis, les maisons sans toits emplies de neige. Puis ce fut le Don, un énorme serpent blanc lové dans la blancheur de la steppe, rendu visible par ses bords bleutés et l'ombre des collines surplombant la rive droite. Le soleil, au fond, se posait sur l'horizon comme une boule rouge et gonflée, mais ce rouge ne colorait rien, la neige restait blanche et bleue. Depuis le décollage, le Storch volait droit, assez bas, posément, un bourdon tranquille; brusquement il bascula vers la gauche et piqua et sous moi c'étaient des rangées de gros porteurs de part et d'autre et déjà les roues touchaient le sol et le Storch rebondissait sur la neige durcie et roulait se ranger vers le fond de l'aérodrome. Le pilote coupa le moteur et m'indiqua un bâtiment long et bas: «C'est là-bas. On vous attend». Je le remerciai et marchai rapidement avec mon paquetage vers une porte illuminée par une ampoule suspendue. Sur la piste, un Junker venait atterrir lourdement. Avec la tombée du jour la température chutait vite, le froid me frappait au visage comme une gifle et me brûlait les poumons. À l'intérieur, un sous-officier m'invita à poser mon paquetage et me mena à une salle d'opérations bourdonnante comme une ruche. Un Oberleutnant de la Luftwaffe me salua et vérifia mes papiers. «Malheureusement, dit-il enfin, les vols pour ce soir sont déjà chargés. Je peux vous placer sur un vol du matin. Il y a un autre passager qui attend aussi». – «Vous volez de nuit?» Il me regarda d'un air interloqué: «Bien entendu. Pourquoi?» Je secouai la tête. Il me fit mener avec mes affaires à un dortoir installé dans un autre bâtiment: «Essayez de dormir», me dit-il en prenant congé. Le dortoir était vide, mais un autre paquetage reposait sur un lit.

«C'est l'officier qui part avec vous, indiqua le Spiess qui m'accompagnait. Il doit être au mess. Vous voulez manger, Herr Hauptsturmführer?» Je le suivis dans une autre salle, avec quelques tables et des bancs éclairés par une ampoule jaunâtre, où mangeaient en parlant à voix basse des pilotes et du personnel de sol Hohenegg était assis seul au coin d'une table; il partit d'un grand rire en me voyant:

«Mon cher Hauptsturmführer! Qu'est-ce que vous avez encore pu faire comme bêtise?» Je rosis de plaisir, et allai chercher une assiette de grosse soupe aux pois, du pain et une tasse d'ersatz avant de m'asseoir en face de lui. «Ça n'est quand même pas votre duel manqué qui me vaut le plaisir de votre compagnie? demanda-t-il encore de sa voix enjouée et agréable. Je ne me le pardonnerais pas». – «Pourquoi dites-vous cela?» Il prit un air à la fois gêné et amusé: «Je dois vous avouer que c'est moi qui ai dénoncé votre plan». – «Vous!» Je ne savais pas si je devais éclater de colère ou de rire. Hohenegg avait l'air d'un gamin pris en faute. «Oui. D'abord, laissez-moi vous dire que c'était vraiment une idée idiote, du romantisme allemand déplacé. Et puis, rappelez-vous, ils voulaient nous tendre une embuscade. Je n'avais aucune intention d'aller me faire massacrer avec vous». – «Docteur, vous êtes un homme de peu de foi. Ensemble, nous aurions déjoué leur piège». Je lui expliquai brièvement mes démêlés avec Bierkamp, Prill et Turek. «Vous ne devriez pas vous plaindre, en conclut-il. Je suis sûr que ce sera une expérience très intéressante». – «C'est ce que m'a fait valoir mon Oberführer. Mais je ne suis pas convaincu». – «C'est donc que vous manquez encore de philosophie. Je vous croyais fait autrement». – «J'ai peut-être changé. Et vous, docteur? Qu'est-ce qui vous amène ici?» – «Un bureaucrate médical en Allemagne a décidé qu'on devait profiter de l'occasion pour étudier les effets de la malnutrition sur nos soldats. L'AOK 6 pensait que ce n'est pas la peine, mais l'OKH a insisté. On m'a donc demandé de me charger de cette fascinante étude. J'avoue que malgré les circonstances cela excite ma curiosité». Je braquai ma cuiller vers son ventre rond: «Espérons que vous ne deviendrez pas un sujet d'étude pour vous-même». – «Hauptsturmführer, vous devenez grossier. Attendez d'avoir mon âge pour rire. Au fait, comment va notre jeune ami linguiste?» Je le regardai posément: «Il est mort». Son visage s'assombrit: «Ah. J'en suis bien désolé». – «Moi aussi». J'achevai ma soupe et bus le thé. C'était infect et amer, mais cela désaltérait. J'allumai une cigarette. «Je regrette votre riesling, docteur», dis-je en souriant. – «J'ai encore une bouteille de cognac, répondit-il. Mais gardons-la. Nous la boirons ensemble dans le Kessel». – «Ne dites jamais, docteur: Demain je ferai ceci ou cela, sans ajouter: Si Dieu le veut». Il secoua la tête: «Vous avez raté votre vocation, Hauptsturmführer. Allons nous coucher». Un sous-officier me tira de mon mauvais sommeil vers six heures. Le mess était froid et presque vide, je ne goûtai pas l'amertume du thé, mais me concentrai pour absorber sa chaleur, les deux mains autour de la tasse en fer-blanc. Ensuite, on nous guida avec nos affaires jusqu'à un hangar glacial où l'on nous fit attendre longtemps, à battre la semelle au milieu de machines graisseuses et de caisses de pièces de rechange. Mon haleine formait une lourde buée devant mon visage, suspendue dans l'air moite. Enfin le pilote vint se présenter: «On achève le plein et on y va, expliqua-t-il. Malheureusement, je n'ai pas de parachutes pour vous». – «Ça sert à quelque chose?» demandai-je. Il rit: «Théoriquement, si on se fait abattre par la chasse soviétique, on pourrait avoir le temps de sauter. En pratique, ça n'arrive jamais». Il nous mena à un petit camion qui nous conduisit à un Junker-52 parqué en bout de piste. Durant la nuit le ciel s'était couvert; à l'est, la masse cotonneuse s'éclaircissait Quelques hommes finissaient de charger des petites caisses dans l'appareil, le pilote nous fit monter et nous montra comment nous attacher sur une étroite banquette. Un mécanicien trapu vint s'asseoir en face de nous; il nous décocha un sourire ironique, puis ne fit plus attention à nous. Des éclats de friture et de voix provenaient de la radio. Le pilote repassa dans la carlingue pour aller vérifier quelque chose au fond, grimpant par-dessus la pile de caisses et de sacs amarrés par un solide filet «Vous faites bien de partir aujourd'hui, nous lança-t-il en repassant Les Rouges sont presque à Skassirskaïa, juste au nord. On va bientôt fermer boutique». – «Vous allez évacuer l'aérodrome?» demandai-je. Il fit une moue et retourna à son poste. «Vous connaissez nos traditions, Hauptsturmführer, commenta Hohenegg. Nous n'évacuons que lorsque tout le monde s'est fait tuer». Un par un, les moteurs toussaient et démarraient Un vrombissement aigu emplit la carlingue; tout vibrait, la banquette sous moi, la paroi derrière mon dos; une clef à molette oubliée sur le plancher tressaillait Lentement, l'avion se mit à rouler vers la piste, tourna, prit de la vitesse; la queue se souleva; puis toute la masse s'arracha du sol. Nos sacs, qui n'avaient pas été fixés, glissèrent vers l'arrière; Hohenegg se rabattit sur moi. Je regardai par le hublot: nous étions perdus dans le brouillard et les nuages, j'apercevais à peine le moteur. Les vibrations pénétraient mon corps de manière désagréable. Puis l'avion sortit de la couche de nuages et le ciel était d'un bleu métallique et le soleil naissant étendait sa lumière froide sur l'immense paysage de nuages, vallonné de balki comme la steppe. L'air était mordant, la paroi de la carlingue glacée, je m'enveloppai dans ma pelisse et me recroquevillai Hohenegg semblait dormir, les mains dans les poches, la tête penchée en avant; les vibrations et les tressautements de l'avion me dérangeaient, je ne pouvais l'imiter. Enfin l'avion se mit à descendre; il glissa sur le sommet des nuages, plongea, et de nouveau tout fut gris et sombre. À travers le bourdonnement monotone des hélices je crus entendre une détonation sourde, mais je ne pouvais pas en être sûr. Quelques minutes plus tard, le pilote hurla depuis la cabine: «Pitomnik!» Je secouai Hohenegg qui se réveilla sans surprise, et essuyai la buée sur le hublot Nous venions de passer sous les nuages et la steppe blanche, presque informe, s'étalait sous l'aile. Devant, tout était bouleversé: des cratères bruns maculaient la neige en de grandes taches sales; des amas de ferraille gisaient enchevêtrés, saupoudrés de blanc L'avion descendait rapidement mais je ne voyais toujours pas de piste. Puis il toucha brutalement le sol, rebondit, se posa. Le mécanicien défaisait déjà son harnais: «Vite, vite!» criait-il. J'entendis une explosion et une gerbe de neige vint frapper le hublot et la paroi de la carlingue. Fébrile, je me détachai. L'avion s'était arrêté un peu de travers et le mécanicien ouvrait la porte et jetait l'échelle. Le pilote n'avait pas coupé les moteurs. Le mécanicien prit nos sacs, les lança sans façon par l'ouverture, puis nous fit vigoureusement signe de descendre. Un vent sifflant, chargé d'une neige fine et dure, me frappa au visage. Des hommes emmitouflés s'affairaient autour de l'avion, posaient des cales, ouvraient la soute. Je glissai le long de l'échelle et récupérai mon paquetage. Un Feldgendarme armé d'un pistolet-mitrailleur me salua et me fit signe de le suivre; je lui criai: «Attendez, attendez!» Hohenegg descendait à son tour. Un obus éclata dans la neige à quelques dizaines de mètres, mais personne ne semblait y faire attention. Au bord de la piste s'élevait un talus de neige déblayée; un groupe d'hommes y attendait, gardé par plusieurs Feldgendarmes armés, leurs sinistres plaques métalliques suspendues pardessus leur manteaux. Hohenegg et moi, derrière notre escorte, approchions; de plus près, je voyais que la plupart de ces hommes étaient bandés ou tenaient des béquilles de fortune; deux d'entre eux reposaient sur des brancards; tous avaient le carton des blessés épinglé bien visiblement à leurs capotes. Sur un signal ils se ruèrent vers l'avion. Derrière, c'était la cohue: des Feldgendarmes bloquaient une ouverture dans des barbelés, au-delà desquels se poussait une masse d'hommes hagards qui hurlaient, suppliaient, agitaient des membres bandés, se pressaient contre les Feldgendarmes qui eux aussi hurlaient et braquaient leurs pistolets-mitrailleurs. Une nouvelle détonation, plus proche, fit pleuvoir de la neige; des blessés s'étaient jetés au sol, mais les Feldgendarmes restaient impavides; derrière nous, on criait, quelques-uns des hommes qui déchargeaient l'avion semblaient avoir été frappés, ils gisaient au sol et d'autres les tiraient de côté, les blessés admis se bousculaient pour monter l'échelle, d'autres hommes encore achevaient de décharger l'avion en jetant sacs et caisses au sol. Le Feldgendarme qui nous accompagnait tira une brève rafale en l'air puis plongea dans la foule hystérique et implorante en frappant avec ses coudes; je le suivis tant bien que mal, entraînant Hohenegg derrière moi. Au-delà se trouvaient des rangées de tentes couvertes de givre, les ouvertures brunes de bunkers; plus loin, des camions radio étaient garés en groupe serré, au milieu d'une forêt de mâts, d'antennes, de fils; au bout de la piste commençait un vaste dépotoir de carcasses, des avions éventrés ou saucissonnés, des camions brûlés, des chars, des machines fracassées entassées les unes sur les autres, à moitié cachées sous la neige. Plusieurs officiers s'avançaient vers nous; nous échangeâmes des saluts. Deux médecins militaires accueillaient Hohenegg mon interlocuteur était un jeune Leutnant de l'Abwehr qui se présenta et me souhaita la bienvenue: «Je dois m'occuper de vous et vous trouver un véhicule pour vous emmener en ville». Hohenegg s'éloignait. «Docteur!» Je lui serrai la main. «Nous nous reverrons certainement, me dit-il gentiment Le Kessel n'est pas si grand. Quand vous serez triste, venez me trouver et nous boirons mon cognac». Je fis un geste large de la main: «À mon avis, docteur, votre cognac ne va pas durer longtemps». Je suivis le Leutnant Près des tentes je remarquai une série de grands tas saupoudrés de neige. De loin en loin, à travers l'aire de l'aérodrome, retentissait une détonation sourde. Déjà le Junker qui nous avait amenés repartait lentement vers le bout de la piste. Je m'arrêtai pour le regarder décoller et le Leutnant regarda avec moi. Le vent soufflait assez fort, il fallait cligner des yeux pour ne pas être aveuglé par la neige fine soulevée de la surface du sol. Arrivé en position, l'avion pivota et sans marquer la moindre pause accéléra. Il fit une embardée, une autre, dangereusement proche du talus neigeux; puis les roues quittèrent le sol et il monta en gémissant, oscillant par grands à-coups, avant de disparaître dans la masse opaque des nuages. Je regardai de nouveau le tas enneigé à côté de moi et vis qu'il était formé de cadavres, entassés comme des cordeaux de bois, leurs visages gelés d'une couleur de bronze un peu verdi, piqueté de barbes drues, avec des cristaux de neige aux commissures des lèvres, dans les narines, les orbites. Il devait y en avoir des centaines. Je demandai au Leutnant: «Vous ne les enterrez pas?» Il frappa du pied: «Comment voulez-vous les enterrer? Le sol est comme du fer. On n'a pas d'explosifs à gaspiller. On ne peut même pas creuser de tranchées». Nous marchions; là où le trafic avait formé des chemins, le sol était poli, glissant, il valait mieux marcher à côté, dans les congères. Le Leutnant me menait vers une longue ligne basse, couverte de neige. Je pensais qu'il s'agissait de bunkers mais lorsque je me rapprochai je constatai que c'était en fait des wagons à moitié enterrés, aux parois et aux toits recouverts de sacs de sable, avec des marches creusées à même le sol menant aux portières. Le Leutnant me fit entrer; à l'intérieur, des officiers s'affairaient dans le couloir, les compartiments avaient été transformés en bureaux; des ampoules faibles répandaient une lumière sale et jaunâtre, et on devait entretenir un poêle quelque part, car il ne faisait pas si froid. Le Leutnant m'invita à m'asseoir dans un compartiment après avoir débarrassé la banquette des papiers qui l'encombraient. Je remarquai des décorations de Noël, grossièrement découpées dans du papier colorié, et suspendues à la vitre derrière laquelle s'entassaient la terre et la neige et les sacs de sable gelés. «Voulez-vous du thé? demanda le Leutnant. Je ne peux rien vous offrir d'autre». J'acceptai et il ressortit. J'ôtai ma chapka et défis ma pelisse, puis me rabattis sur la banquette. Le Leutnant revint avec deux tasses d'ersatz et m'en tendit une; il but la sienne debout dans l'entrée du compartiment. «Vous n'avez pas de chance, fit-il timidement, d'être envoyé ic i comme ça juste avant Noël». Je haussai les épaules et soufflai sur mon thé brûlant: «Moi, vous savez, la Noël, ça m'est un peu égal». – «Pour nous, ici, c'est très important». Il fit un geste de la main vers les décorations. «Les hommes y tiennent beaucoup. J'espère que les Rouges nous laisseront en paix. Mais il ne faut pas y compter». Je trouvais cela curieux: Hoth, en principe, avançait pour faire sa jonction; il me semblait que les officiers auraient dû être en train de préparer leur retraite plutôt que la Noël. Le Leutnant regardait sa montre: «Les déplacements sont strictement limités et on ne peut pas vous amener en ville tout de suite. Il y aura une liaison cet après-midi». – «Très bien. Vous savez où je dois aller?» Il eut l'air surpris: «À la Kommandantur de la ville, j'imagine. Tous les officiers de la S P sont là-bas». – «Je dois me présenter au Feldpolizeikommissar Moritz». – «Oui, c'est ça». Il hésita: «Reposez-vous. Je viendrai vous chercher». Il me quitta. Un peu plus tard, un autre officier entra, me salua distraitement et se mit à taper avec vigueur sur une machine à écrire. Je sortis dans le couloir mais il y avait trop de passage. Je commençais à avoir faim, on ne m'avait rien proposé, et je ne voulais pas demander. Je sortis fumer une cigarette à l'extérieur, là on entendait le ronflement des avions, les détonations plus ou moins espacées, puis je retournai attendre dans le cliquètement monotone de la machine à écrire.

Le Leutnant réapparut au milieu de l'après-midi. J'étais affamé. Il indiqua mon paquetage et dit: «La liaison va partir». Je le suivis jusqu'à une Opel munie de chaînes et conduite, étrangement, par un officier. «Bonne chance», fit le Leutnant en me saluant. – «Joyeux Noël», répondis-je. Il fallut s'entasser à cinq dans cette voiture; avec nos manteaux, il y avait à peine la place et j'avais le sentiment d'étouffer. Je posai ma tête contre la vitre froide et soufflai dessus pour la désembuer. La voiture démarra et partit en cahotant. La piste, balisée par des panneaux tactiques cloués à des pieux, des planches et même des jambes de cheval congelées, plantées sabot en l'air, glissait, et malgré les chaînes l'Opel dérapait souvent dans les virages; la plupart du temps, l'officier la redressait adroitement, mais il arrivait qu'elle s'enfonce dans les congères et alors il fallait sortir et pousser pour la dégager. Pitomnik, je le savais, se trouvait vers le centre du Kessel, mais la liaison ne se rendait pas directement à Stalingrad, elle suivait une route capricieuse, s'arrêtant à divers PC; chaque fois, des officiers quittaient la voiture, d'autres prenaient leur place; le vent s'était encore levé et cela devenait une tempête de neige: nous avancions lentement, comme à tâtons. Enfin apparurent les premières ruines, des cheminées en brique, des moignons de murs dressés le long de la route. Entre deux bourrasques j'aperçus un panneau: STALINGRAD – ENTRÉE INTERDITE -DANGER DE MORT. Je me tournai vers mon voisin: «C'est une blague?» Il me regarda d'un air éteint: «Non. Pourquoi?» La route descendait, en serpentant, une sorte de falaise; en bas commençaient les ruines de la ville: de grands immeubles crevés, brûlés, aux fenêtres béantes et aveugles. La chaussée était jonchée de débris, parfois hâtivement déblayés pour que des véhicules puissent se faufiler. Les trous d'obus cachés par la neige infligeaient des chocs brutaux aux amortisseurs. De part et d'autre défilait un chaos de carcasses de voitures, de camions, de chars, allemands et russes mêlés, parfois même encastrés les uns dans les autres. Çà et là on croisait une patrouille, ou, à ma surprise, des civils en haillons, surtout des femmes, portant des seaux ou des sacs. L'Opel passait dans un tintement de chaînes un long pont, réparé avec des éléments préfabriqués du génie, au-dessus d'une voie ferrée: en dessous s'étendaient des centaines de wagons immobiles, couverts de neige, intacts ou bien écrasés par les explosions. Après le silence de la steppe, seulement traversé par le bruit du moteur, des chaînes et du vent, régnait ic i un vacarme constant, des détonations plus ou moins étouffées, le jappement sec des PAK, le crépitement des mitrailleuses. Après le pont, la voiture tourna à gauche, longeant la voie ferrée et les trains de marchandises abandonnés. À notre droite se profilait un long parc nu, sans un arbre; au-delà, encore des immeubles en ruine, noirs, muets, leurs façades effondrées dans la rue, ou bien dressées contre le ciel comme un décor. La route contournait la gare, une grande bâtisse d'époque tsariste, autrefois sans doute jaune et blanche; sur la place, devant, s'amoncelait une confusion de véhicules brûlés, déchiquetés par des impacts directs, formes tordues à peine adoucies par la neige. La voiture s'engagea dans une longue avenue diagonale: le bruit des tirs s'intensifiait, devant, j'apercevais des bouffées de fumée noire, mais je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où pouvait se trouver la ligne de front. L'avenue débouchait sur une immense place vide, encombrée de débris, entourant une sorte de parc délimité par des lampadaires. L'officier gara la voiture devant un grand immeuble avec, à l'angle, un péristyle en demi-cercle aux colonnes fracassées par les tirs, surmonté de grandes baies carrées vides et noires et tout en haut un drapeau à croix gammée, pendant mollement à une perche. «Vous êtes arrivé», me dit-il en allumant une cigarette. Je m'extirpai du véhicule, ouvris le coffre et en tirai mon paquetage. Quelques soldats armés de pistolets-mitrailleurs se tenaient sous le péristyle mais n'avançaient pas. Dès que j'eus refermé le coffre, l'Opel redémarra, exécuta un rapide demi-tour et remonta l'avenue en direction de la gare, dans un tintement bruyant de chaînes. Je regardai la place désolée: au centre, une ronde d'enfants en pierre ou en plâtre, sans doute les restes d'une fontaine, semblait narguer les ruines tout autour. Lorsque j'avançai vers le péristyle les soldats me saluèrent mais me barrèrent le chemin; je vis avec étonnement qu'ils portaient tous le brassard blanc des Hiwi. L'un d'entre eux me demanda en mauvais allemand mes papiers et je lui tendis mon livret de paie. Il l'examina, me le rendit avec un salut, et donna un ordre bref, en ukrainien, à l'un de ses camarades. Celui-ci me fit signe de le suivre. Je gravis les marches entre les colonnes, le verre et le stuc brisés crissant sous mes bottes, et pénétrai dans l'immeuble sombre par une large ouverture sans portes. Juste au-delà s'alignaient une rangée de mannequins en plastique rose vêtus de vêtements les plus divers: des robes de femme, des bleus de travail, des costumes croisés; les figures, certaines au crâne fracassé par des impacts de balles, souriaient encore niaisement, les mains levées ou braquées en une gestuelle juvénile et désordonnée. Derrière, dans l'obscurité, se dressaient des rayons encore pleins d'objets ménagers, des vitrines fracassées ou renversées, des comptoirs couverts de plâtre et de débris, des présentoirs de robes à pois ou de soutiens-gorge. Je suivis le jeune Ukrainien à travers les allées de ce magasin fantôme jusqu'à un escalier gardé par deux autres Hiw i; sur ordre de mon escorte, ils s'écartèrent pour me laisser passer. Il me guida jusqu'à un sous-sol éclairé par la lumière jaune et diffuse d'ampoules sous-alimentées: des couloirs, des pièces grouillant d'officiers et de soldats de la Wehrmacht, revêtus d'uniformes les plus disparates, manteaux réglementaires, vestes grises molletonnées, capotes russes avec des insignes allemands. Plus on avançait, plus l'air devenait chaud, moite, lourd, je transpirais abondamment sous ma pelisse. Nous descendîmes encore, puis traversâmes une grande et haute salle d'opérations illuminée par un lustre surchargé de verrerie, avec des meubles de style Louis XVI et des verres en cristal éparpillés entre les cartes et les dossiers; une aria de Mozart émanait en grésillant d'un gramophone remontable posé sur deux caisses de vin français. Les officiers travaillaient en pantalons de sport, en pantoufles et même en shorts; personne ne faisait attention à moi. Au-delà de la salle s'ouvrait un autre couloir et je vis enfin un uniforme S S: l'Ukrainien me laissa là et un Untersturmführer me mena à Moritz. Le Feldpolizeikommissar, un bouledogue trapu à lunettes cerclées, portant pour tout uniforme un pantalon à bretelles et un maillot de corps taché, m'accueillit assez sèchement: «Ce n'est pas trop tôt. Ça va faire trois semaines que je demande quelqu'un. Enfin, Heil Hitler». Une lourde bague en argent brillait à sa main tendue presque au niveau de l'ampoule suspendue au-dessus de sa tête massive. Je le reconnaissais vaguement: à Kiev, le Kommando coopérait avec la Feldpolizei secrète, j'avais dû le croiser dans un couloir. «J'ai reçu l'ordre d'affectation il y a seulement quatre jours, Herr Kommissar. C'était impossible de venir plus vite». – «Je ne vous blâme pas. C'est ces foutus bureaucrates. Asseyez-vous». J'ôtai ma pelisse et ma chapka, les posai sur mon paquetage, et cherchai une place dans le bureau encombré.

«Comme vous le savez, je ne suis pas un officier S S, et mon groupe de la Geheime Feldpolizei est sous contrôle de l'AOK. Mais en tant que Kriminalrat de la Kripo, j'ai sous ma responsabilité toutes les structures de police du Kessel. C'est un arrangement un peu délicat, mais on s'entend bien. Le travail exécutif, c'est les Feldgendarmes qui s'en occupent, ou bien mes Ukrainiens. J'en avais huit cents en tout, mais bon, il y a eu des pertes. Ils sont répartis entre les deux Kommandanturens, celle-ci et une autre au sud de la Tsaritsa. Vous êtes le seul officier SD du Kessel, donc vos tâches seront assez variées. Mon Leiter IV vous expliquera ça en détail. Il s'occupera aussi de vos problèmes d'intendance. C'est un S S-Sturmbannführer, donc, à moins d'une urgence, vous lui rendrez compte de tout et il me fera un résumé. Bon courage».

Pelisse et paquetage sous le bras, je ressortis dans le couloir et retrouvai l'Untersturmfùhrer: «Le Leiter IV, s'il vous plaît?» – «Par ici». Je le suivis jusqu'à une petite pièce encombrée de bureaux, de papiers, de caisses, de dossiers, avec des bougies plantées sur toutes les surfaces libres. Un officier releva la tête: c'était Thomas. «Eh bien, lança-t-il gaiement, ce n'est pas trop tôt». Il se leva, contourna la table et me serra chaleureusement la main. Je le regardais, je ne disais rien. Puis je dis: «Mais qu'est-ce que tu fais là?» Il écarta les bras; comme à son habitude, il était impeccablement mis, rasé de frais, les cheveux peignés avec de la brillantine, la tunique fermée jusqu'au cou, avec toutes ses décorations. «Je me suis porté volontaire, mon cher. Qu'est-ce que tu nous apportes à manger?» J'écarquillai les yeux:

«À manger? Rien, pourquoi?» Son visage eut une expression d'horreur: «Tu viens de l'extérieur de Stalingrad et tu n'apportes rien à manger? Tu devrais avoir honte. On ne t'a pas expliqué la situation, ici?» Je me mordillais la lèvre, je ne parvenais pas à voir s'il plaisantait: «À vrai dire, je n'y ai pas pensé. Je me suis dit que la S S aurait ce qu'il faut». Il se rassit brusquement et sa voix se fit railleuse:

«Trouve-toi une caisse de libre. La S S, tu devrais le comprendre, ne contrôle ni les avions, ni ce qu'ils apportent. On reçoit tout de l'A OK, et ils nous distribuent nos rations au tarif syndical, c'est-à-dire en ce moment»…

– il fouilla sur son bureau et en tira un papier – «… deux cents grammes de viande, généralement de cheval, par homme et par jour, deux cents grammes de pain, et vingt grammes de margarine ou de matière grasse. Inutile de te dire, continua-t-il en posant la feuille, que ça ne nourrit pas son homme». – «Tu n'as pas l'air de t'en porter trop mal», lui fis-je remarquer. – «Oui, heureusement, certains sont plus prévoyants que toi. Et puis nos petits Ukrainiens sont assez débrouillards, surtout si on ne leur pose pas trop de questions». Je tirai des cigarettes de la poche de ma vareuse et en allumai une. «Au moins, fis-je, j'ai apporté de quoi fumer».

– «Ah! Tu vois que tu n'es pas si benêt. Alors, il paraît que tu as eu des ennuis avec Bierkamp?» – «En quelque sorte, oui. Un malentendu». Thomas se pencha un peu en avant et agita un doigt: «Max, cela fait déjà des années que je te dis de soigner tes relations. Un jour, ça finira mal». Je fis un geste vague en direction de la porte: «On dirait que ça a déjà mal fini. Et puis je te ferai remarquer que toi aussi, tu es ici». – «Ici? C'est très bien, ici, à part le rata. Après, ça sera promotions, décorations, e tutti quanti. Nous serons de véritables héros et pourrons parader dans les meilleurs salons avec nos médailles. On en oubliera même tes petites histoires». – «Tu sembles omettre un détail: entre toi et tes salons, il y a quelques armées soviétiques. Der Manstein kommt, mais il n'est pas encore arrivé». Thomas fit une moue méprisante: «Tu es comme toujours défaitiste. En plus, tu es mal informé: der Manstein ne vient plus; il a donné l'ordre à Hoth de se replier il y a déjà plusieurs heures. Avec le front italien qui s'effondre, on a besoin de lui ailleurs. Sinon c'est Rostov qu'on va perdre. De toute façon, même s'il était arrivé jusqu'à nous, il n'y aurait pas eu d'ordre d'évacuation. Et sans ordres, Paulus n'aurait jamais bougé. Toute cette histoire de Hoth, si tu veux mon avis, c'était pour les chalands. Pour que Manstein puisse se donner bonne conscience. Et le Führer aussi d'ailleurs

Tout ça pour te dire que je n'ai jamais compté sur Hoth. Donne-moi une cigarette». Je lui en tendis une et la lui allumai. Il exhala longuement et se renversa sur sa chaise: «Les hommes indispensables, les spécialistes seront évacués juste avant la fin. Moritz est sur la liste, moi aussi, bien sûr. Bien entendu, certains devront rester jusqu'au bout pour tenir la boutique. Ça, ça s'appelle pas de chance. C'est comme pour nos Ukrainiens: ils sont foutus et ils le savent Ça les rend méchants et ils se vengent par avance,» -»Tu peux te faire tuer avant Ou même en partant: j'ai vu que pas mal d'avions y restent». Il eut un sourire énorme: «Ça, mon cher, ce sont les risques du métier. On peut aussi se faire écraser par une voiture en traversant la Prinz-Albrechtstrasse,» – «Je suis heureux de voir que tu ne perds rien de ton cynisme». – «Mon cher Max, je t'ai expliqué cent fois que le national-socialisme est une jungle, qui fonctionne selon des principes strictement darwiniens. C'est la survie du plus fort ou du plus rusé. Mais ça, tu ne veux jamais le comprendre,» – «Disons que j'ai une autre vision des choses». – «Oui, et regarde le résultat: tu te retrouves à Stalingrad». – «Et toi, tu as vraiment demandé à venir?» – «C'était avant l'encerclement, bien sûr. Les choses ne semblaient pas aller trop mal au début. Et puis au groupe, ça stagnait. Je n'avais aucune envie de me retrouver KdS dans un trou paumé d'Ukraine. Stalingrad offrait des possibilités intéressantes. Et si je tire mon épingle du jeu, ça en aura valu la peine. Sinon»… – il riait à pleines dents – «c'est la vie», conclut-il en français. – «Ton optimisme est admirable. Et moi, quelles sont mes perspectives d'avenir?» – «Toi? Ça risque d'être un peu plus compliqué. Si on t'a envoyé ici, c'est qu'on ne te considère pas indispensable: tu en conviendras volontiers avec moi. Alors pour une place sur les listes d'évacuation, je verrai ce que je peux faire, mais je ne garantis rien. Sinon, tu peux toujours attraper une Heimatschuss. Là, on peut s'arranger pour te faire sortir en priorité. Mais attention! Pas de blessure trop grave; on ne rapatrie que ceux qui peuvent être retapés pour servir encore. À ce sujet, on commence à avoir une sacrée expérience des blessures auto-infligées. Tu devrais voir ce que les types inventent, c'est parfois très ingénieux. Depuis la fin novembre, on fusille plus des nôtres que de Russes. Pour encourager les autres, comme disait Voltaire de l'amiral Byng». – «Tu ne serais quand même pas en train de me suggérer»… Thomas agita les mains: «Mais non, mais non! Ne sois pas si susceptible. Je disais ça juste comme ça. As-tu mangé?» Je n'y avais plus songé depuis mon arrivée en ville; mon estomac grogna. Thomas rit. «À vrai dire, pas depuis ce matin. À Pitomnik, ils ne m'ont rien proposé». – «Le sens de l'hospitalité se perd. Viens, on va ranger tes affaires. Je t'ai fait mettre dans ma chambre, pour te surveiller de près».

Nourri, je me sentais mieux. Tandis que j'avalais une espèce de bouillon dans lequel flottaient de vagues lambeaux de viande, Thomas m'avait expliqué l'essentiel de mes fonctions: recueillir bruits, rumeurs et Latrinenparolen et rendre compte du moral des soldats; lutter contre la propagande défaitiste russe; et entretenir quelques informateurs, des civils, souvent des enfants, qui se glissaient d'une ligne à l'autre. «C'est un peu à double tranchant, disait-il, parce qu'ils fournissent autant d'informations aux Russes qu'ils nous en rapportent. Et puis souvent ils mentent. Mais parfois c'est utile». Dans la chambre, une pièce étroite meublée d'un lit superposé en métal et d'une caisse à munitions vide avec une bassine en émail et un miroir fêlé pour se raser, il m'avait apporté un uniforme d'hiver réversible, produit typique du génie allemand, blanc d'un côté, feldgrau de l'autre. «Prends ça pour tes sorties, me dit-il. Ta pelisse, c'est bien pour la steppe; en ville c'est beaucoup trop encombrant». – «On peut se promener?» – «Tu seras bien obligé. Mais je vais te donner un guide». Il me mena à une salle de garde où des auxiliaires ukrainiens jouaient aux cartes en buvant du thé. «Ivan Vassilievitch!» Trois d'entre eux levèrent la tête; Thomas en désigna un, qui sortit nous rejoindre dans le couloir. «Voilà Ivan. C'est un de mes meilleurs. Il s'occupera de toi». Il se tourna vers lui et lui expliqua quelque chose en russe. Ivan, un jeune gars blond un peu fluet, aux pommettes saillantes, l'écoutait attentivement. Thomas se retourna vers moi: «Ivan n'est pas un as de la discipline, mais il connaît la ville dans ses moindres recoins et il est très fiable. Ne sors jamais sans lui et dehors, fais tout ce qu'il te dit, même si tu ne vois pas pourquoi. Il parle un peu allemand, vous pourrez vous comprendre. Capisce? Je lui ai dis qu'il était dorénavant ton garde du corps personnel et qu'il répondait de ta vie sur sa tête». Ivan me salua et retourna dans la salle. Je me sentais épuisé. «Allez, va dormir, dit Thomas. Demain soir, on fête Noël».

Ma première nuit à Stalingrad, je m'en souviens encore, je fis de nouveau un rêve de métro. C'était une station à plusieurs niveaux, mais qui communiquaient entre eux, un labyrinthe démesuré de poutres d'acier, de passerelles, d'abruptes échelles métalliques, d'escaliers en spirale. Les trains arrivaient aux plates-formes et les quittaient dans un fracas assourdissant. Je n'avais pas de ticket et j'étais angoissé à l'idée d'être contrôlé. Je descendis de quelques niveaux et me glissai dans un train qui sortit de la station puis bascula presque verticalement sur les rails, en piqué; en bas, il freina, inversa sa direction et, repassant la plate forme sans s'arrêter, plongea dans l'autre sens, dans un vaste abîme de lumière et de bruit féroce. Au réveil, je me sentais vidé, je dus faire un immense effort sur moi-même pour me rincer le visage et me raser. Ma peau me grattait; j'espérais que je n'allais pas attraper des poux. Je passai quelques heures à étudier une carte de la ville et des dossiers; Thomas m'aidait à m'orienter: «Les Russes tiennent encore une mince bande le long du fleuve. Ils étaient encerclés, surtout lorsque le fleuve charriait de la glace et n'était pas tout à fait gelé; maintenant, ils ont beau avoir le dos à la rivière, ce sont eux qui nous encerclent. Ici, au-dessus, c'est la place Rouge; le mois dernier, on a réussi, un peu plus bas, là, à couper leur front en deux, et donc on a un pied sur la Volga, ici au niveau de leur- ancienne aire de débarquement. Si on avait des munitions on pourrait presque leur interdire le ravitaillement, mais on ne peut quasiment tirer qu'en cas d'attaque, et ils passent comme ils veulent, même le jour, sur des routes de glace. Toute leur logistique, leurs hôpitaux, leur artillerie sont de l'autre côté. De temps en temps on leur envoie quelques Stukas, mais c'est juste pour les taquiner. Près d'ici, ils se sont accrochés à quelques pâtés de maisons le long de la rivière, puis ils occupent toute la grande raffinerie, jusqu'au pied de la colline 102, qui est un ancien kourgane tatar qu'on a pris et reperdu des dizaines de fois. C'est la 100e Jägerdivision qui tient ce secteur, des Autrichiens, avec un régiment croate d'ailleurs. Derrière la raffinerie, il y a des falaises qui donnent sur le fleuve, et les Russes ont toute une infrastructure là-dedans, intouchable aussi puisque nos obus passent par-dessus. On a essayé de les liquider en faisant sauter des réservoirs à pétrole, mais ils ont tout reconstruit dès que les feux se sont éteints. Après, ils tiennent aussi une bonne partie de l'usine chimique Lazur, avec toute la zone qu'on appelle la

«raquette de tennis», à cause de la forme des voies. Plus au nord, la plupart des usines sont à nous, sauf un secteur de la fonderie Octobre rouge. À partir de là on est sur la rivière, jusqu'à Spartakovka, à la limite nord du Kessel. La ville même est tenue par le LF corps du général Seydlitz; mais le secteur des usines appartient au XIe corps. Au sud, c'est la même chose: les Rouges tiennent juste une bande, une centaine de mètres de largeur. C'est cette centaine de mètres qu'on n'a jamais pu réduire. La ville est plus ou moins divisée en deux par le ravin de la Tsaritsa; on y a hérité d'une belle infrastructure creusée dans les falaises, c'est devenu notre hôpital principal. Derrière la gare, il y a un Stalag, géré par la Wehrmacht; nous, on a un petit KL au kolkhoze Vertiashii, pour les civils qu'on arrête et qu'on n'exécute pas tout de suite. Quoi d'autre? Il y a des bordels dans les caves, mais tu les trouveras tout seul, si ça t'intéresse.

Ivan les connaît bien. Cela dit, les filles sont plutôt pouilleuses». – «En parlant de poux»… – «Ah ça, il faudra t'habituer. Regarde». Il dégrafa sa tunique, passa sa main en dessous, fouilla, et la ramena: elle était remplie de petites bestioles grises qu'il jeta sur le poêle où elles se mirent à grésiller Thomas continuait tranquillement: «On a d'énormes problèmes de carburant. Schmidt, le chef d'état-major, celui qui a remplacé Heim, tu te souviens?, Schmidt contrôle toutes les réserves, même les nôtres, et il les dispense au compte-gouttes. De toute façon, tu verras: Schmidt contrôle tout, ici. Paulus n'est plus qu'une marionnette. Le résultat, c'est que les déplacements en véhicule sont verboten. Entre la colline 102 et la gare du Sud, on fait tout à pied; pour aller plus loin, il faut faire du stop avec la Wehrmacht. Ils ont des liaisons plus ou moins régulières entre les secteurs.» Il y avait encore beaucoup à absorber, mais Thomas était patient. En milieu de matinée, on apprit que Tatsinskaïa était tombée à l'aube; la Luftwaffe avait attendu que les chars russes soient en bord de piste pour évacuer, et avait perdu 72 appareils, presque dix pour cent de leur flotte de transport. Thomas m'avait montré les chiffres du ravitaillement: ils étaient catastrophiques. Le samedi précédent, le 19 décembre, 154 avions avaient pu se poser avec 289 tonnes; mais il y avait aussi des journées à 15 ou 20 tonnes; l'AOK 6, au début, avait exigé 700 tonnes par jour au minimum, et Gering en avait promis 500. «Celui-là, commenta sèchement Môritz lors de la conférence où il annonça la nouvelle de la perte de Tatsinskaïa à ses officiers, un régime de quelques semaines dans le Kessel lui ferait du bien.» La Luftwaffe prévoyait de se réinstaller à Salsk, à 300 kilomètres du Kessel, la limite d'autonomie des Ju-52. Cela promettait un Noël joyeux. Vers la fin de la matinée, après une soupe et quelques biscuits secs, je me dis: Allons, il serait temps de commencer à travailler. Mais par quoi? Le moral des troupes? Pourquoi pas, le moral des troupes. Je concevais fort bien qu'il ne devait pas être bon, mais il m'incombait de vérifier mes opinions. Étudier le moral des soldats de la Wehrmacht, cela signifiait sortir; je ne pensais pas que Möritz souhaitait un rapport sur le moral de nos Askaris ukrainiens, seuls soldats que j'eusse à portée de main. L'idée de quitter la sécurité toute provisoire du bunker m'angoissait, mais il le fallait bien. Et puis, je devais quand même voir cette ville. Peut-être aussi que je m'habituerais et que cela irait mieux. Au moment d'enfiler ma tenue, j'hésitai; je me décidai pour le côté gris, mais vis à la moue d'Ivan que j'avais fait une erreur. «Aujourd'hui, il neige. Mets le blanc». Je ne relevai pas le tutoiement incongru et retournai me changer. Je pris aussi, Thomas avait insisté là-dessus, un casque: «Tu verras, c'est très utile». Ivan me tendit un pistolet-mitrailleur; je contemplai dubitativement l'engin, peu sûr de savoir m'en servir, mais le passai quand même à mon épaule. Dehors, un vent violent continuait à souffler, charriant de grosses volutes de flocons: de l'entrée de l'Univermag, on ne voyait même pas la fontaine aux enfants.

Après la moiteur étouffante du bunker, l'air froid et vif me revigorait. «Kouda?» demanda Ivan. Je n'en avais aucune idée. «Chez les Croates», dis-je au hasard; Thomas, le matin, m'avait en effet parlé de Croates. «C'est loin?» Ivan poussa un grognement et prit sur la droite, par une longue rue qui semblait monter vers la gare. La ville paraissait relativement calme; de temps en temps, une détonation assourdie résonnait à travers la neige, même cela me rendait nerveux; je n'hésitai pas à imiter Ivan, qui marchait en longeant les immeubles, je me collai aux murs. Je me sentais effroyablement nu, vulnérable, comme un crabe sorti de sa carapace; je me rendais compte d'une manière aiguë que, depuis dix-huit mois que j'étais en Russie, c'était la première fois que je me trouvais véritablement au feu; et une angoisse pénible alourdissait mes membres et engourdissait mes pensées. J'ai parlé plus haut de la peur: ce que je ressentais là, je ne l'appellerai pas de la peur, en tout cas pas une peur franche et consciente, c'était une gêne presque physique, comme une démangeaison qu'on ne peut pas gratter, concentrée sur les parties aveugles du corps, la nuque, le dos, les fesses. Pour tenter de me distraire, je regardais les immeubles de l'autre côté de la rue. Plusieurs façades s'étaient effondrées, révélant l'intérieur des appartements, une série de dioramas de la vie ordinaire, saupoudrés de neige et parfois insolites: au troisième étage, un vélo suspendu au mur, au quatrième, du papier peint à fleurs, un miroir intact, et une reproduction encadrée de la hautaine Inconnue en bleu de Kramskoï, au cinquième, un divan vert avec un cadavre couché dessus, sa main féminine pendant dans le vide. Un obus, frappant le toit d'un immeuble, rompit cette illusion de paisibilité: je me recroquevillai et compris pourquoi Thomas avait insisté pour le casque: je reçus une pluie de débris, des fragments de tuiles et de briques. Lorsque je relevai la tête je vis qu'Ivan ne s'était même pas penché, il avait juste couvert ses yeux de la main. «Viens, dit-il, ce n'est rien». Je calculai la direction de la rivière et du front et compris que les immeubles que nous longions nous protégeaient en partie: les obus, pour tomber dans cette rue, devaient passer par-dessus les toits, il y avait peu de chances pour qu'ils éclatent au sol. Mais cette pensée me rassurait médiocrement. La rue débouchait sur des entrepôts et des installations ferroviaires en ruine; Ivan, devant moi, traversa au trot la longue place, et pénétra dans un des entrepôts par une porte en fer enroulée sur elle-même comme le couvercle d'une boîte de sardines. J'hésitai, puis le suivis. À l'intérieur, je me faufilai à travers des montagnes de caisses depuis longtemps pillées, contournai une partie du toit effondré, et ressortis à l'air libre par un trou ménagé dans un mur en briques, d'où partaient de nombreuses traces de pas dans la neige. La piste longeait les murs des entrepôts; sur le talus, en surplomb, s'étendaient les rames de wagons de marchandises que j'avais aperçues la veille depuis le pont, leurs parois criblées d'impacts de balles et d'obus et couvertes de graffitis en russe et en allemand, allant du comique à l'obscène. Une excellente caricature en couleurs montrait Staline et Hitler forniquant tandis que Roosevelt et Churchill se branlaient autour d'eux: mais je n'arrivais pas à déterminer qui l'avait peinte, l'un des nôtres ou l'un des leurs, ce qui la rendait de peu d'utilité pour mon rapport. Un peu plus loin, une patrouille venant en sens inverse nous croisa sans un mot, sans un salut. Les hommes avaient le visage hâve, jaune, mangé par la barbe, ils gardaient leurs poings fourrés dans leurs poches, et traînaient des bottes emballées de haillons ou empaquetées dans d'énormes galoches en paille tressée, fort encombrantes. Ils s'évanouirent derrière nous dans la neige. Çà et là, dans un wagon ou sur la voie, se détachait un cadavre gelé, de nationalité indistincte. On n'entendait plus d'explosions et tout paraissait calme. Puis devant nous cela reprit: des détonations, des coups de feu ou de rafales de mitrailleuses. Nous avions dépassé les derniers entrepôts et traversé une autre zone d'habitation: le paysage s'ouvrait sur un terrain enneigé dominé, sur la gauche, par un énorme mamelon rond comme un petit volcan, son sommet crachotant à intervalles la fumée noire des explosions. «Mamaev Kourgan», indiqua Ivan avant de bifurquer sur la gauche et d'entrer dans un immeuble.

Quelques soldats se tenaient assis dans des pièces vides, adossés au mur, les genoux remontés contre la poitrine. Ils nous regardaient avec des yeux vides. Ivan me fit traverser plusieurs bâtiments, en passant par des cours intérieures ou des ruelles; puis, nous nous étions sans doute un peu éloignés des lignes, il continua par une rue. Les immeubles ici étaient bas, deux étages tout au plus, peut-être des dortoirs ouvriers; venaient ensuite des maisons écrasées, effondrées, chamboulées, néanmoins plus reconnaissables que celles que j'avais vues à l'entrée de la ville. De temps à autre un mouvement, un bruit indiquait que certaines de ces ruines étaient encore habitées. Le vent sifflait toujours; j'entendais maintenant le fracas des détonations sur le kourgane qui se profilait à notre droite, derrière les maisons. Ivan m'entraînait dans des jardinets, reconnaissables sous la neige aux débris de palissades ou de clôtures. L'endroit avait l'air désert, mais le chemin que nous suivions était fréquenté, les pas des hommes avaient déblayé la neige. Puis il plongeait dans une balka, descendant par le flanc. Le kourgane disparut de ma vue; au fond, le vent soufflait moins fort, la neige tombait doucement, et soudain les choses s'animèrent, deux Feldgendarmes nous barraient la route, derrière eux des soldats allaient et venaient. Je présentai mes papiers aux Feldgendarmes qui me saluèrent et s'écartèrent pour nous laisser passer; et je vis alors que le flanc est de la balka, adossé au kourgane et au front, était criblé de bunkers, des boyaux noirs étayés par des poutres ou des planches d'où dépassaient de petites cheminées fumantes faites de boîtes de conserve collées les unes aux autres. Les hommes entraient et sortaient à genoux de cette cité troglodyte, souvent en marche arrière. Au fond du ravin, sur un billot de bois, deux soldats équarrissaient à coups de hache un cheval gelé; les morceaux, tranchés au hasard, étaient jetés dans une marmite où chauffait de l'eau. Après une vingtaine de minutes le chemin s'embranchait à une autre balka qui abritait des bunkers semblables; des tranchées rudimentaires, par intervalles, montaient vers le kourgane que nous contournions; de loin en loin, un char enterré jusqu'à la tourelle servait de pièce d'artillerie fixe. Des obus russes tombaient parfois autour de ces ravines, projetant d'immenses gerbes de neige, je les entendais siffler, un son strident, lancinant qui me nouait les tripes; je devais à chaque fois résister à l'impulsion de me jeter au sol, et je me forçai à prendre exemple sur Ivan, qui les ignorait souverainement. Au bout d'un certain temps je parvins à reprendre confiance: je me laissai envahir par le sentiment que tout ceci était un vaste jeu d'enfants, un terrain d'aventure formidable comme on en rêve à huit ans, avec des bruitages, des effets, des passages mystérieux, et j'en riais presque de plaisir, pris que j'étais dans cette idée qui me ramenait à mes jeux les plus anciens, lorsque Ivan plongea sur moi sans crier gare et me plaqua au sol. Une détonation assourdissante déchira le monde, c'était si proche que je sentis l'air claquer sur mes tympans, et une pluie de neige et de terre mêlées s'abattit sur nous.

Je tentai de me recroqueviller, mais déjà Ivan me tirait par l'épaule et me relevait: à une trentaine de mètres, une fumée noire s'élevait paresseusement du sol de la balka, la poussière soulevée venait lentement se déposer sur la neige; une acre odeur de cordite emplissait l'air. Mon cœur battait la chamade, je sentais une lourdeur si intense dans mes cuisses que cela en était douloureux, je voulais me rasseoir, comme une masse. Mais Ivan ne semblait pas prendre cela au sérieux; il brossait son uniforme de la main avec un air appliqué. Puis il me fit tourner le dos et me brossa vigoureusement cette partie-là tandis que je frottais mes manches. Nous reprenions notre chemin. Je commençais à trouver cette escapade idiote: que venais-je faire là, après tout? Je semblais avoir du mal à saisir que je n'étais plus à Piatigorsk. Notre route émergeait des balki: là commençait un long plateau vide, sauvage, dominé par l'arrière du kourgane. La fréquence des détonations au sommet, que je savais occupé par nos troupes, me fascinait: comment était-il possible que des hommes restent là, à subir cette pluie de feu et de métal? J'en étais éloigné d'un ou deux kilomètres, et cela me faisait peur. Notre chemin serpentait entre des monticules de neige que le vent, çà et là, avait effrités pour révéler un canon dressé au ciel, la porte tordue d'un camion, les roues d'une voiture renversée. Devant nous on rejoignait la voie ferrée, vide cette fois, et qui disparaissait au loin dans la steppe. Elle venait de derrière le kourgane et je fus saisi de la peur irrationnelle de voir surgir le long des rails une colonne de T-34. Puis un autre ravin éventrait le plateau et je dévalai son flanc à la suite d'Ivan, comme si je plongeais dans la tiède sécurité d'une maison d'enfance. Là aussi il y avait des bunkers, des soldats transis et effrayés. J'aurais pu m'arrêter n'importe où, parler aux hommes et puis rentrer, mais je suivais docilement Ivan, comme s'il savait ce que je devais faire. Enfin nous émergeâmes de cette longue balka: de nouveau s'étendait une zone résidentielle; mais les maisons étaient rasées, brûlées jusqu'au sol, même les cheminées s'étaient effondrées. Le matériel détruit encombrait les ruelles, des chars, des véhicules d'assaut, des pièces d'artillerie soviétiques, les nôtres aussi. Des carcasses de chevaux gisaient dans des positions absurdes, parfois empêtrées dans les attelages de charrettes volatilisées comme des fétus; sous la neige, on distinguait encore les cadavres, eux aussi souvent surpris dans de curieuses contorsions, figés par le froid jusqu'au dégel prochain. De temps à autre une patrouille nous croisait; il y avait aussi des points de contrôle, où des Feld-gendarmes un peu mieux lotis que les soldats épluchaient nos papiers avant de nous laisser passer au secteur suivant. Ivan s'engagea dans une rue plus large; une femme venait vers nous, engoncée dans deux manteaux et un foulard, un petit sac presque vide sur son épaule. Je regardai son visage: impossible de dire si elle avait vingt ans ou cinquante. Plus loin, un pont effondré jonchait le lit d'un profond ravin; à l'est, vers la rivière, un autre pont, très haut, étonnamment intact, surplombait l'embouchure de ce même ravin. Il fallait descendre en s'accrochant aux débris puis, contournant ou escaladant les pans de béton fracassé, remonter de l'autre côté. Un poste de Feldgendarmes se tenait dans un abri formé par un coin du tablier écroulé. «Khorvati? leur demanda Ivan. Les Croates?» Le Feldgendarme nous renseigna; ce n'était plus très loin. On entrait dans un autre quartier résidentiel: partout, on apercevait d'anciens emplacements de tir, il y avait des panneaux rouges: ACHTUNG! MINEN, des restes de barbelés, des tranchées à moitié comblées par la neige entre les immeubles; c'avait été à une époque un secteur du front. Ivan me mena par une série de ruelles, se collant de nouveau aux murs; à un angle, il me fit un signe de la main: «Tu veux voir qui?» J'avais du mal à m'habituer à son tutoiement. «Je ne sais pas. Un officier». – «Attends». Il entra dans une bâtisse, un peu plus loin, d'où il ressortit avec un soldat qui lui indiqua quelque chose dans la rue. Il me fit signe et je le rejoignis. Ivan leva le bras en direction de la rivière, d'où venait le bruit ponctuel des mortiers et des mitrailleuses: «Là, Krasnyi Oktiabr. Russki!» Nous avions fait du chemin: nous nous trouvions près d'une des dernières usines en partie tenues par les Soviétiques, au-delà du kourgane et de la «raquette de tennis». Les bâtiments devaient avoir été les logements collectifs des ouvriers. Arrivé à l'une de ces baraques, Ivan monta les trois marches du perron et échangea quelques mots avec un soldat de garde. Le soldat me salua, et j'entrai dans le couloir. Chaque pièce, sombre, aux fenêtres bouchées tant bien que mal par des planches, des briques empilées sans mortier et des couvertures, abritait un groupe de soldats. La plupart dormaient, serrés les uns contre les autres, parfois à plusieurs sous une couverture. Les haleines formaient des petits nuages de condensation. Il régnait une odeur épouvantable, une puanteur faite de toutes les sécrétions du corps humain, où dominaient l'urine et l'odeur douceâtre de la diarrhée. Dans une longue pièce, sans doute l'ancien réfectoire, plusieurs hommes se tassaient autour d'un poêle. Ivan m'indiqua un officier assis sur un petit banc; comme les autres, il arborait, au bras de son feldgrau allemand, un damier rouge et blanc. Plusieurs de ces hommes connaissaient Ivan: ils engagèrent la conversation dans une sorte de sabir fait d'ukrainien et de croate, lardé des mots les plus grossiers

(pitchka, pizda, pizdets, cela se dit dans toutes les langues slaves et on l'apprend très vite). Je me dirigeai vers l'officier qui se leva pour me saluer. «Vous parlez l'allemand?» lui demandai-je après avoir claqué des talons et levé mon bras. – «Oui, oui». Il me regardait avec curiosité " il est vrai que mon nouvel uniforme ne portait aucun signe distinctif. Je me présentai. Derrière lui, au mur, on avait fixé de pauvres décorations de Noël: des guirlandes en papier journal autour d'un arbre dessiné au charbon à même le mur, des étoiles découpées dans du fer-blanc, et d'autres produits de l'ingéniosité des soldats. Il y avait aussi un grand et beau dessin de la crèche: mais plutôt que dans une étable, la scène était représentée dans une maison détruite, au milieu de ruines calcinées. Je m'assis avec l'officier. C'était un jeune Oberleutnant, il commandait une des compagnies de cette unité croate, le 369e régiment d'infanterie: une partie de ses hommes montaient la garde sur un secteur du front, devant l'usine Octobre rouge; les autres se reposaient ici. Les Russes, depuis quelques jours, restaient relativement calmes; de temps à autre, ils tiraient des coups de mortier, mais les Croates sentaient bien que c'était pour les agacer. Ils avaient aussi installé des haut-parleurs en face des tranchées et passaient à longueur de journée de la musique triste, ou bien gaie, entrecoupée de propagande encourageant les soldats à déserter ou à se rendre. «Les hommes ne font pas trop attention à la propagande, parce qu'ils l'ont fait enregistrer par un Serbe; mais la musique les déprime profondément». Je lui demandai ce qu'il en était des tentatives de désertion. Il répondit assez vaguement: «Ça arrive… mais on fait tout pour les empêcher». Il fut beaucoup plus prolixe au sujet de la fête de Noël qu'ils préparaient; le commandant de la division, un Autrichien, leur avait promis une ration supplémentaire; lui-même avait réussi à préserver une bouteille de lozavitsa, distillée par son père, qu'il comptait partager avec ses hommes. Mais, plus que tout, il voulait des nouvelles de von Manstein. «Il arrive, alors?» L'échec de l'offensive de Hoth n'avait bien entendu pas été annoncée aux troupes, et ce fut à mon tour d'être vague: «Tenez-vous prêt», répondis-je lamentablement. Ce jeune officier avait dû être un homme élégant et sympathique; maintenant, il semblait aussi pathétique qu'un chien battu. Il parlait lentement, choisissant ses mots avec soin, comme s'il pensait au ralenti. Nous discutâmes encore un peu des problèmes de ravitaillement, puis je me levai pour partir. De nouveau, je me demandais ce que je foutais là: que pouvait m'apprendre cet officier isolé de tout que je n'eusse pas déjà lu dans un rapport? Certes, je voyais par moi-même la misère des hommes, leur fatigue, leur désarroi, mais cela aussi, je le savais déjà. J'avais vaguement songé, en venant, à une discussion sur l'engagement politique des soldats croates aux côtés de l'Allemagne, sur l'idéologie oustachie: je comprenais maintenant que cela n'avait aucun sens; c'était pire que futile, et cet Oberleutnant n'aurait sans doute pas su quoi répondre, il n'y avait plus de place dans sa tête que pour la nourriture, sa maison, sa famille, la captivité ou sa mort prochaine. J'étais tout à coup fatigué et dégoûté, je me sentais hypocrite, idiot «Joyeux Noël», me dit l'officier en me serrant la main avec un sourire. Quelques-uns de ses hommes me regardaient, sans la moindre lueur de curiosité. «Joyeux Noël à vous», me forçai-je à répondre. Je récupérai Ivan et ressortis, respirant avidement l'air froid. «Et maintenant?» demanda Ivan. Je réfléchis: si j'étais venu jusqu'ici, me dis-je, je devrais au moins aller voir un des avant-postes. «On peut aller jusqu'au front?» Ivan haussa les épaules: «Si tu veux, chef. Mais il faut demander à l'officier». Je retournai dans la grande salle: l'officier n'avait pas bougé, il regardait toujours le poêle d'un air absent «Oberleutnant? Je pourrais inspecter une de vos positions avancées?» – «Si vous voulez». Il appela un de ses hommes et lui donna un ordre en croate. Puis il me dit: «C'est le Hauptfeldwebel Nisic. Il vous guidera». J'eus soudain l'idée de lui offrir une cigarette: son visage s'illumina et il allongea lentement la main pour en prendre une. Je secouai le paquet: «Prenez-en plusieurs». – «Merci, merci. Joyeux Noël encore,» J'en offris aussi une au Hauptfeldwebel qui me dit

«Hvala» et la rangea avec précaution dans un étui. Je regardai encore une fois le jeune officier: il tenait toujours ses trois cigarettes à la main, le visage rayonnant comme celui d'un enfant. Dans combien de temps, me demandai-je, serai-je comme lui? Cette pensée me donnait envie de pleurer. Je ressortis avec le Hauptfeldwebel qui nous mena d'abord par la rue, puis par des cours et à l'intérieur d'un entrepôt Nous devions être sur le territoire de l'usine; je n'avais pas vu de mur, mais tout était si chamboulé, bouleversé, souvent on ne reconnaissait rien. Le sol de l'entrepôt était sillonné par une tranchée dans laquelle le Hauptfeldwebel nous fit descendre. Le mur, en face, était constellé de trous, la lumière et la neige se déversaient avec une clarté glauque dans ce grand espace vide; de petites tranchées auxiliaires partaient de la tranchée centrale pour rejoindre les angles de l'entrepôt; elle n'étaient pas droites et je n'y voyais personne.

Nous passâmes en file sous le mur de l'entrepôt: la tranchée traversait une cour et disparaissait dans les ruines d'un bâtiment administratif en brique rouge, Nisic et Ivan marchaient baissés, pour rester sous le niveau de la tranchée, et je les imitai attentivement. Devant nous, tout était étrangement silencieux; plus loin, sur la droite, on entendait des rafales brèves, des coups de feu. L'intérieur du bâtiment administratif était sombre et puait encore plus que la maison où les soldats dormaient. «Voilà», dit calmement Nisic. Nous nous trouvions dans une cave, la seule lueur provenait de petits soupiraux ou de trous dans la brique. Un homme surgit de l'obscurité et parla à Nisic en croate. «Ils ont eu un accrochage. Des Russes voulaient s'infiltrer. Ils en ont tué quelques-uns», traduisit Nisic en un allemand assez épais. Il m'expliqua posément leur dispositif: où était le mortier, où était la Spandau, où se trouvaient les petites mitrailleuses, quel champ de tir cela couvrait, où étaient les angles morts. Cela ne m'intéressait pas mais je le laissai parler; de toute façon, je ne savais pas vraiment ce qui m'intéressait. «Et leur propagande?» demandai-je. Nisic parla au soldat: «Après le combat ils ont arrêté». Nous restâmes un moment silencieux. «Je peux voir leurs lignes?» demandai-je enfin, sans doute pour me donner l'impression d'être venu pour quelque chose. – «Suivez-moi». Je traversai le sous-sol et gravis un escalier jonché de plâtre et de fragments de brique. Ivan, pistolet-mitrailleur sous le bras, fermait la marche. À l'étage, un corridor nous mena jusqu'à une pièce, au fond. Toutes les fenêtres étaient obstruées par des briques et des planches, mais la lumière filtrait par des milliers de trous. Dans la dernière pièce, deux soldats se trouvaient adossés au mur avec une Spandau. Nisic me désigna un trou entouré de sacs de sable maintenus par des planches. «Vous pouvez regarder par là. Mais pas trop longtemps. Leurs snipers sont très forts. C'est des femmes, il paraît». Je m'agenouillai près du trou puis tendis lentement la tête; la fente était étroite, je ne voyais qu'un paysage de ruines informes, presque abstrait. C'est alors que j'entendis le cri, sur la gauche: un long hurlement rauque, qui s'interrompit brusquement. Puis le cri reprit. Il n'y avait aucun autre bruit et je l'entendis très distinctement. Cela venait d'un homme jeune, et c'étaient de longs cris perçants, effroyablement creux; il devait, me dis-je, être blessé au ventre. Je me penchai et regardai de biais: j'apercevais sa tête et une partie de son torse. Il criait jusqu'à n'avoir plus de souffle, s'arrêtait pour inspirer, puis recommençait Sans savoir le russe, je comprenais ce qu'il criait: «Marna! Marna!» C'était insupportable. «Qu'est-ce que c'est?» demandai-je stupidement à Nisic. – «C'est un des types de tout à l'heure». – «Vous ne pourriez pas l'achever?» Nisic me fixait avec un regard dur, plein de mépris: «On n'a pas de munitions à gaspiller», lâcha-t-il enfin. Je m'assis contre le mur, comme les soldats. Ivan s'était appuyé au montant de la porte. Personne ne parlait. Dehors, le gamin hurlait toujours: «Marna! la ne khatchu! la ne khatchu! Marna! la khatchu domoï!» et d'autres mots que je ne pouvais pas tous distinguer. Je relevai mes genoux et les entourai de mes bras. Nisic, accroupi, continuait à me regarder. Je voulais me couvrir les oreilles, mais son regard de plomb me pétrifiait. Les cris du gamin me vrillaient la cervelle, une truelle fouillant dans une boue épaisse et gluante, pleine de vers et d'une vie immonde. Et moi, me demandai-je, est-ce que j'implorerai ma mère, le moment venu? Pourtant, l'idée de cette femme m'emplissait de haine et de dégoût. Cela faisait des années que je ne l'avais pas vue, et je ne voulais pas la voir; l'idée d'invoquer son nom, son aide, me semblait inconcevable. Néanmoins, je devais me douter que derrière cette mère-là il y en avait une autre, la mère de l'enfant que j'avais été avant que quelque chose ne se soit irrémédiablement brisé. Moi aussi, sans doute, je me tordrai et hurlerai pour cette mère-là. Et si ce n'était pas pour elle, ce serait pour son ventre, celui d'avant la lumière, la malsaine, la sordide, la malade lumière du jour. «Vous n'auriez pas dû venir ici, dit brutalement Nisic. Ça ne sert à rien. Et c'est dangereux. Il arrive souvent des accidents». Il me fixait avec un regard ouvertement mauvais. Il tenait son pistolet-mitrailleur par la crosse, doigt sur la détente. Je regardai Ivan: il tenait son arme de la même manière, pointée en direction de Nisic et des deux soldats. Nisic suivit mon regard, examina l'arme d'Ivan, son visage, et cracha par terre: «Vous feriez mieux de rentrer». Une détonation sèche me fit sursauter, une petite explosion, sans doute une grenade. Les cris cessèrent un moment, puis reprirent, monotones, lancinants. Je me relevai: «Oui. De toute façon je dois regagner le centre. Il se fait tard». Ivan s'écarta pour nous laisser passer et nous emboîta le pas, sans quitter des yeux les deux soldats, jusqu'à ce qu'il soit dans le corridor. Nous repartîmes par la même tranchée, sans un mot; à la maison où logeait la compagnie, Nisic me quitta sans me saluer. Il ne neigeait plus et le ciel se dégageait, je voyais la lune, blanche et gonflée dans le ciel qui s'assombrissait rapidement. «On peut rentrer de nuit?» demandai-je à Ivan. – «Oui. C'est même plus court. Une heure et demie». On devait pouvoir prendre des raccourcis. Je me sentais vide, vieux, pas à ma place. Le Hauptfeldwebel, au fond, avait eu raison.

En marchant, la pensée de ma mère me revint avec violence, se bousculant, se cognant dans ma tête comme une femme ivre. Depuis longtemps, je n'avais pas eu de telles pensées. Lorsque j'en avais parlé à Partenau, en Crimée, j'en étais resté au niveau des faits, de ceux qui comptent le moins. Là, c'était un autre ordre de pensées, amères, haineuses, teintées de honte. Quand cela avait-il commencé? Dès ma naissance? Se pouvait-il que je ne lui eusse jamais pardonné le fait de ma naissance, ce droit d'une arrogance insensée qu'elle s'était arrogé de me mettre au monde? Fait étrange, je m'étais révélé mortellement allergique au lait de son sein; comme elle-même me l'avait raconté bien plus tard, avec frivolité, je n'avais eu droit qu'à des biberons, et je voyais téter ma sœur jumelle avec un regard plein d'amertume. Pourtant, dans ma petite enfance, j'avais dû l'aimer, comme tous les enfants aiment leur mère. Je me souviens encore de l'odeur tendre et femelle de sa salle de bains, qui me plongeait dans un ravissement engourdi, comme un retour au ventre perdu: ce devait être, si j'y réfléchis, un mélange de la vapeur humide du bain, de parfums, de savons, peut-être aussi de l'odeur de son sexe et peut-être aussi de celle de sa merde; même lorsqu'elle ne me laissait pas entrer dans le bain avec elle, je ne me lassais pas de rester assis sur la cuvette, près d'elle, avec béatitude. Puis tout avait changé. Mais quand, précisément, et pourquoi? Je ne l'avais pas tout de suite blâmée pour la disparition de mon père: cette idée-là ne s'est imposée que plus tard, lorsqu'elle se prostitua à ce Moreau. Or même avant de le rencontrer, elle avait commencé à se comporter d'une manière qui me mettait hors de moi. Était-ce le départ de mon père? C'est difficile à dire, mais la peine semblait parfois la rendre folle. Un soir, à Kiel, elle était entrée toute seule dans un café pour prolétaires, près des docks, et elle s'était enivrée, entourée d'étrangers, de dockers, de marins. Il est même possible qu'elle se soit assise sur une table et qu'elle ait remonté sa jupe, exposant son sexe. Quoi qu'il en soit, les choses dégénérèrent scandaleusement et la bourgeoise fut jetée à la rue, où elle tomba dans une flaque. Un policier la ramena à la maison, trempée, débraillée, sa robe souillée; je crus que je mourrais de honte. Petit comme je l'étais – je devais avoir dix ans – je voulais la battre, et elle n'aurait même pas été en état de se défendre, mais ma sœur intervint: «Aie pitié d'elle. Elle est triste. Elle ne mérite pas ta colère». Je mis longtemps à me calmer. Mais même à ce moment-là je ne devais pas la haïr, pas encore, j'étais seulement humilié. La haine dut venir plus tard, lorsqu'elle oublia son mari et sacrifia ses enfants pour se donner à un étranger. Cela ne se fit bien sûr pas en un jour, il y eut plusieurs étapes sur ce chemin. Moreau, comme je l'ai dit, n'était pas un homme mauvais, et au début il fit de grands efforts pour se faire accepter par nous; mais c'était un type borné, prisonnier de ses grossières conceptions bourgeoises et libérales, esclave de son désir pour ma mère, qui se révéla vite plus mâle que lui; ainsi, il se fit volontairement le complice de ses errements. Il y avait eu cette grande catastrophe, après laquelle j'avais été envoyé au collège; il y eut aussi des conflits plus traditionnels, comme celui qui éclata alors que je finissais le lycée. J'allais passer mon bachot, il fallait prendre une décision pour la suite; je voulais étudier la philosophie et la littérature, mais ma mère refusa net: «Il te faut une profession. Crois-tu que nous vivrons toujours de la bonté des autres? Après, tu pourras faire ce que tu veux». Et Moreau se moquait: «Quoi? Instituteur dans une bourgade perdue pendant dix ans? Écrivaillon à deux sous, crève-la-faim? Tu n'es pas Rousseau, mon petit, reviens sur terre».

Dieu comme je les ai haïs. «Tu dois entrer dans la carrière, disait Moreau. Après, si tu veux écrire des poèmes à tes heures, c'est ton affaire. Mais au moins tu gagneras de quoi nourrir ta famille». Cela dura plus d'une semaine; m'enfuir n'aurait servi à rien, j'aurais été rattrapé, comme lorsque j'avais essayé de fuguer. Il fallut céder. Tous deux se décidèrent pour me faire entrer à l'École libre des sciences politiques, d'où j'aurais pu accéder à l'un des grands corps de l'État: le Conseil d'État, la Cour des comptes, l'Inspection générale des finances. Je serais un commis de l'État, un mandarin: un membre, espéraient-ils, de l'élite. «Ce sera difficile, m'expliquait Moreau, il te faudra plancher ferme»; mais il avait des relations à Paris, il m'aiderait. Ah, les choses ne se sont pas passées comme ils le souhaitaient: les mandarins de France, maintenant, servaient mon pays; et moi, j'avais échoué ici, dans les ruines glacées de Stalingrad, sans doute pour y finir. Ma sœur, elle, eut plus de chance: c'était une fille, et ce qu'elle faisait comptait moins; ce ne serait que des touches de finition, pour l'agrément de son futur mari. On la laissa librement aller à Zurich étudier la psychologie avec un certain Dr. Karl Jung, assez connu depuis. Le plus atroce avait déjà eu lieu. Autour du printemps 1929, j'étais encore au collège, je reçus une lettre de ma mère. Elle m'annonçait que, comme il n'y avait jamais eu aucune nouvelle de lui, et comme ses demandes répétées auprès de plusieurs consulats allemands n'avaient rien donné, elle avait déposé une requête pour que mon père soit légalement déclaré mort. Sept années s'étaient écoulées depuis sa disparition, la cour avait rendu le jugement qu'elle souhaitait; maintenant, elle allait épouser Moreau, un homme bon et généreux, qui était comme un père pour nous. Cette lettre odieuse me précipita dans un paroxysme de rage. Je lui dépêchai une lettre pleine d'insultes violentes: Mon père, écrivais-je, n'était pas mort, et le profond désir qu'ils en avaient tous deux ne suffirait pas à le tuer. Si elle voulait se vendre à un infâme petit commerçant français, libre à elle; quant à moi, je considérerais leur mariage comme illégitime et bigame. J'espérais au moins qu'il ne chercheraient pas à m'infliger un bâtard que je ne pourrais que détester. Ma mère, sagement, ne répondit pas à cette philippique. Cet été-là, je m'arrangeai pour me faire inviter par les parents d'un ami riche, et ne mis pas les pieds à Antibes. Ils se marièrent en août; je déchirai le carton et le jetai aux W-C; les vacances scolaires suivantes, je m'obstinai encore à ne pas rentrer; enfin ils réussirent à me faire revenir, mais cela est déjà une autre histoire. En attendant, ma haine était là, entière, éclose, une chose pleine et presque savoureuse en moi, un bûcher attendant une allumette. Mais je ne savais me venger que de manière basse et honteuse: j'avais gardé une photo de ma mère; je me branlais ou suçais mes amants devant elle et les faisais éjaculer dessus. Je faisais pire. Dans la grande maison de Moreau, je me livrais à des jeux erotiques baroques, fantastiquement élaborés. Inspirés par les romans martiens de Burroughs (l'auteur du Tarzan de mon enfance), que je dévorais avec la même passion que les classiques grecs, je m'enfermais dans la grande salle de bains du haut, faisant couler l'eau pour ne pas attirer l'attention, et créais des mises en scène extravagantes de mon monde imaginaire. Capturé par une armée d'hommes verts à quatre bras de Barsoom, j'étais mis à nu, lié et mené devant une superbe princesse martienne à la peau de cuivre, hautaine et impassible sur son trône. Là, me servant d'une ceinture pour les liens en cuir et avec un balai ou une bouteille fiché dans mon anus, je me tordais sur le carrelage froid tandis qu'une demi-douzaine de ses gardes du corps massifs et muets me violaient à tour de rôle devant elle. Mais les balais ou les bouteilles, cela pouvait faire mal: je cherchai quelque chose de plus adéquat. Moreau adorait les grosses saucisses allemandes; la nuit, j'en prenais une dans le réfrigérateur, la roulais entre mes mains pour la réchauffer, la lubrifiais avec de l'huile d'olive; après, je la lavais avec soin, la séchais et la remettais là où je l'avais trouvée. Le lendemain je regardais Moreau et ma mère la découper et la manger avec délice, et je refusais ma portion avec un sourire, prétextant le manque d'appétit, ravi de rester le ventre vide pour les regarder manger. Il est vrai que cela se passait avant leur mariage, quand je fréquentais encore régulièrement leur maison. Leur union n'était donc pas seule en cause. Mais ce n'était que de misérables, de tristes vengeances d'enfant impuissant. Plus tard, à ma majorité, je me détournai d'eux, partis pour l'Allemagne et cessai de répondre aux lettres de ma mère. Or l'histoire, sourdement, se poursuivait, et il suffisait d'un rien, du cri d'un agonisant, pour que tout resurgisse en bloc, car cela avait toujours été, cela venait d'ailleurs, d'un monde qui n'était pas celui des hommes et du travail de tous les jours, un monde habituellement clos mais dont la guerre, elle, pouvait subitement jeter ouvertes toutes les portes, libérant en un cri rauque et inarticulé de sauvage sa béance, un marécage pestilentiel, renversant l'ordre établi, les coutumes et les lois, forçant les hommes à se tuer les uns les autres, les replaçant sous le joug dont ils s'étaient si péniblement affranchis, le poids de ce qu'il y avait avant Nous suivions de nouveau les rails le long des wagons abandonnés: perdu dans mes pensées, j'avais à peine noté le long contournement du kourgane. La neige dure, qui crissait sous mes bottes, prenait des teintes bleutées sous la lune blafarde qui avait éclairé notre chemin. Un autre quart d'heure nous suffit pour regagner l'Univermag; je me sentais à peine fatigué, revigoré par la marche. Ivan me salua négligemment et partit rejoindre ses compatriotes, emportant mon pistolet-mitrailleur. Dans la grande salle des opérations, sous l'énorme lustre récupéré dans un théâtre, les officiers de la Stadtkommandantur buvaient et chantaient en chœur O du fröhliche et Stille Nacht, heilige Nacht, L'un d'eux me tendit un verre de vin rouge; je le vidai d'une lampée, bien que ce fût du bon vin de France. Dans le couloir, je croisai Moritz, qui me regarda d'un air interloqué: «Vous êtes sorti?» – «Oui, Herr Kommissar. Je suis allé reconnaître une partie de nos positions, pour me faire une idée de la ville». Son visage s'assombrit: «N'allez pas vous risquer inutilement J'ai eu un mal de chien à vous avoir, si vous vous faites tuer tout de suite, je ne pourrai jamais vous remplacer». -»Zu Befehl, Herr Kommissar». Je le saluai et allai me changer. Un peu plus tard, Moritz offrit un pot à ses officiers, avec deux bouteilles de cognac soigneusement tenues en réserve; il m'y présenta à mes nouveaux collègues, Leibbrandt, Dreyer, Vopel, le chargé du renseignement, le Hauptsturmführer von Ahlfen, Herzog, Zumpe. Zumpe et Vopel, l'Untersturmführer que j'avais rencontré la veille, travaillaient avec Thomas. Il y avait aussi Weidner, le Gestapoleiter de la ville (Thomas, lui, était Leiter IV pour l'ensemble du Kessel, et donc le supérieur de Weidner). Nous bûmes au Führer et à l'Endsieg et nous nous souhaitâmes un joyeux Noël; cela restait sobre et cordial, je préférais nettement cela aux effusions sentimentales ou religieuses des militaires. Thomas et moi, par curiosité, allâmes assister à la messe de minuit qui fut célébrée dans la grande salle. Le prêtre et le pasteur d'une des divisions officiaient à tour de rôle, dans un parfait esprit œcuménique, et les croyants des deux confessions priaient ensemble. Le général von Seydlitz-Kurbach, qui commandait le LP corps, se trouvait là avec plusieurs généraux de division et leurs chefs d'état-major; Thomas me désigna Sanne, qui commandait la 100e Jägerdivision, Korfes, von Hartmann. Quelques-uns de nos Ukrainiens priaient aussi: c'étaient, m'expliqua Thomas, des uniates de Galicie, qui fêtent la Noël en même temps que nous, à la différence de leurs cousins orthodoxes. Je les examinai, mais ne reconnus pas Ivan parmi eux. Après la messe, nous retournâmes boire du cognac; puis, subitement épuisé, j'allai me coucher. Je rêvai de nouveau de métros: cette fois, deux voies parallèles se côtoyaient entre des quais brillamment éclairés, puis se rejoignaient plus loin dans le tunnel, après une séparation marquée par de gros piliers ronds en béton; mais cet aiguillage ne marchait pas et une équipe de femmes en uniforme orange, dont une négresse, travaillaient fiévreusement pour le réparer tandis que le train, bondé de voyageurs, quittait déjà la station.

Je me mis enfin à la tâche d'une manière plus structurée et rigoureuse. Le matin de Noël, un violent blizzard mit fin aux espoirs d'un ravitaillement spécial; en même temps, les Russes lançaient un assaut sur le secteur Nord-Est et aussi en direction des usines, nous reprenant quelques kilomètres de terrain et tuant plus de mille deux cents des nôtres. Les Croates, notai-je dans un rapport, avaient été violemment éprouvés, et le Hauptfeldwebel Nisic figurait sur la liste des tués. Carpe diem! J'espérais qu'il avait au moins eu le temps de fumer sa cigarette. Moi, je digérais des rapports et en écrivais d'autres. La Noël ne semblait pas trop jouer sur le moral des hommes: la plupart, d'après les rapports ou les lettres ouvertes par les censeurs, gardaient intacte leur foi dans le Führer et la victoire; néanmoins on exécutait tous les jours des déserteurs ou des hommes coupables d'automutilations. Certaines des divisions fusillaient leurs propres condamnés; d'autres nous les livraient; cela se passait dans une cour, derrière la Gestapostelle. On nous livrait aussi des civils pris par la Feldgendarmerie en train de piller, ou soupçonnés de passer des messages aux Russes. Quelques jours après Noël, je croisai dans un couloir deux gamins sales et morveux que les Ukrainiens emmenaient fusiller après interrogatoire: ils ciraient les bottes des officiers des divers PC et notaient mentalement des détails; la nuit, ils se faufilaient par un égout pour aller informer les Soviétiques. Sur l'un d'eux, on avait trouvé une médaille russe cachée: il affirmait avoir été décoré, mais peut-être l'avait-il simplement volée ou prise à un mort. Ils devaient avoir douze ou treize ans, mais on leur en aurait donné moins de dix, et tandis que Zumpe, qui allait commander le peloton, m'expliquait l'affaire, ils me fixaient tous les deux avec de grands yeux, comme si j'allais les sauver. Cela me mit en rage: Que me voulez-vous? avais-je envie de leur crier. Vous allez mourir, et alors? Moi aussi, je vais sans doute mourir ici, tout le monde ici va mourir. C'est le tarif syndical. Je mis quelques minutes à me calmer; plus tard, Zumpe me raconta qu'ils avaient pleuré mais quand même aussi crié: «Vive Staline!» et «Urra pobiéda!» avant d'être abattus. «C'est censé être une histoire édifiante?» lui lançai-je; il s'en alla un peu déconfit. Je commençais à rencontrer certains de mes soi-disant informateurs, que m'amenaient Ivan ou un autre Ukrainien, ou qui venaient tout seuls. Ces femmes et ces hommes étaient dans un état lamentable, puants, couverts de crasse et de poux; des poux, j'en avais déjà, mais l'odeur de ces gens me donnait la nausée. Ils me paraissaient bien plus des mendiants que des agents: les informations qu'ils me fournissaient étaient invariablement mutiles ou invérifiables; en échange, je devais leur donner un oignon ou une patate gelée que je gardais à cet effet dans un coffre, une véritable caisse noire en devise locale. Je n'avais aucune idée de la façon de traiter les rumeurs contradictoires qu'ils me rapportaient; l'Abwehr, si je les avais transmises, se serait moquée de nous; je finis par établir un format intitulé Informations diverses, sans confirmation, que je faisais passer tous les deux jours à Moritz.

Les informations concernant les problèmes de ravitaillement, qui affectaient le moral, m'intéressaient particulièrement. Tout le monde savait, sans en parler, que les prisonniers soviétiques de notre Stalag, qu'on ne nourrissait pour ainsi dire plus depuis un certain temps, avaient sombré dans le cannibalisme.

«C'est leur vraie nature qui se révèle», m'avait jeté Thomas lorsque j'avais essayé d'en discuter avec lui. Il était entendu que le Landser allemand, lui, dans la détresse, savait se tenir. Le choc, causé par un rapport sur un cas de cannibalisme dans une compagnie postée à la lisière ouest du Kessel, en fut d'autant plus vif en haut lieu. Les circonstances rendaient l'affaire particulièrement atroce. Lorsque la famine les eut décidés à ce recours, les soldats de la compagnie, encore soucieux de la Weltanschauung, avaient débattu le point suivant: fallait-il manger un Russe ou un Allemand? Le problème idéologique qui se posait était celui de la légitimité de manger un Slave, un Untermensch bolchevique. Cette viande ne risquait-elle pas de corrompre leurs estomacs allemands? Mais manger un camarade mort serait déshonorant; même si on ne pouvait plus les enterrer, on devait encore du respect à ceux qui étaient tombés pour la Heimat. Ils se mirent donc d'accord pour manger un de leurs Hiwi, compromis somme toute raisonnable, vu les termes du débat. Ils le tuèrent et un Obergefreite, ancien boucher à Mannheim, procéda au dépeçage. Les Hiwi survivants succombèrent à la panique: trois d'entre eux avaient été tués en tentant de déserter, mais un autre avait réussi à rejoindre le PC du régiment, où il avait dénoncé l'histoire à un officier. Personne ne l'avait cru; après enquête, on avait été obligé de se rendre à l'évidence, car la compagnie n'avait pas su faire disparaître les restes de la victime, et on avait retrouvé toute sa cage thoracique et une partie des abats, jugés impropres à la consommation. Les soldats, arrêtés, avaient tout avoué; la viande, selon eux, aurait un goût de porc, et valait amplement le cheval. On avait discrètement fusillé le boucher et quatre meneurs, puis étouffé l'affaire, mais cela avait créé des remous dans les états-majors. Moritz me demanda d'établir un rapport global sur la situation nutritionnelle des troupes depuis la fermeture du Kessel; il avait les chiffres de l'AOK 6, mais les soupçonnait d'être en grande partie théoriques. Je songeai à aller trouver Hohenegg.

Cette fois-ci, je préparai un peu mieux mon déplacement. J'étais déjà sorti avec Thomas, pour rendre visite à des lc/AO de division; après mon escapade croate, Moritz m'avait donné l'ordre, si je voulais sortir seul, de remplir au préalable une feuille de mouvement. Je téléphonai à Pitomnik, au bureau du Generalstabsarzt Dr. Renoldi, le médecin-chef de l'AOK 6, où l'on m'apprit que Hohenegg était basé à l'hôpital de campagne central à Goumrak; là, on m'informa qu'il se déplaçait dans le Kessel, pour procéder à des observations; je le localisai enfin à Rakotino, une stanltsa au sud de la poche, dans le secteur de la 376e division. Il fallut ensuite téléphoner aux différents PC pour organiser les liaisons. Le déplacement prendrait une demi-journée, et je devrais certainement passer la nuit soit à Rakotino même, soit à Goumrak; mais Moritz approuva l'expédition. Il restait encore quelques jours avant le Nouvel An, il faisait autour de -25 ° depuis Noël, et je décidai de ressortir ma pelisse, malgré le risque que les poux viennent s'y nicher. De toute façon j'en étais déjà couvert, mes chasses attentives dans les coutures, le soir, n'y faisaient rien: mon ventre, mes aisselles, l'intérieur de mes jambes étaient rouges de piqûres, que je ne pouvais m'empêcher de gratter jusqu'au sang. Je souffrais en outre de diarrhées, sans doute à cause de la mauvaise eau et de l'alimentation irrégulière, un mélange selon les jours de jambon en boîte ou de pâté français et de Wassersuppe au cheval. Au PC, cela allait encore, les latrines des officiers étaient infectes mais au moins accessibles, mais en déplacement, cela pourrait vite devenir problématique.

Je partis sans Ivan: je n'avais pas besoin de lui dans le Kessel; de toute façon les places dans les véhicules de liaison étaient strictement limitées. Une première voiture m'amena à Goumrak, une autre à Pitomnik; là, je dus attendre plusieurs heures une liaison pour Rakotino. Il ne neigeait pas mais le ciel restait d'un gris laiteux, morne, et les avions, qui décollaient maintenant de Salsk, arrivaient irrégulièrement. Sur la piste régnait un chaos encore plus épouvantable que la semaine précédente; à chaque avion, c'était la ruée, des blessés tombaient et se faisaient écraser par les autres, les Feldgendarmes devaient tirer des rafales en l'air pour faire reculer la horde des désespérés. J'échangeai quelques mots avec un pilote de Heinkel 111 qui s'était éloigné de son appareil pour fumer; il était livide, il regardait la scène d'un air effaré, en murmurant: «Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible… Vous savez, me lança-t-il enfin avant de s'éloigner, tous les soirs, quand j'arrive vivant à Salsk, je pleure comme un enfant». Cette simple phrase me donna le vertige; tournant le dos au pilote et à la meute acharnée, je me mis à sangloter: les larmes givraient sur mon visage, je pleurais pour mon enfance, pour ce temps où la neige était un plaisir qui ne connaissait pas de fin, où une ville était un espace merveilleux pour vivre et où une forêt n'était pas encore un endroit commode pour tuer des gens. Derrière moi, les blessés hurlaient comme des possédés, des chiens insanes, couvrant presque de leurs cris le vrombissement des moteurs. Ce Heinkel, au moins, décolla sans anicroche; ce ne fut pas le cas du Junker suivant. Des obus recommençaient à tomber, on avait dû bâcler le plein de kérosène, ou peut-être un des moteurs était-il défectueux, à cause du froid: quelques secondes après que les roues eurent quitté le sol, le moteur gauche cala; l'appareil, qui n'avait pas encore pris assez de vitesse, fit une embardée de côté; le pilote tenta de le redresser, mais l'avion était déjà trop déséquilibré et tout à coup il bascula sur l'aile et alla s'écraser quelques centaines de mètres au-delà de la piste, dans une gigantesque boule de feu qui illumina un instant la steppe. Je m'étais réfugié dans un bunker à cause du bombardement mais je vis tout depuis l'entrée, à nouveau mes yeux se gonflèrent de larmes, mais je parvins à me contrôler. Enfin on vint me chercher pour la liaison, mais pas avant qu'un obus d'artillerie ne soit tombé sur une des tentes de blessés près de la piste, projetant des membres et des lambeaux de chair sur toute l'aire de déchargement Comme je me trouvais à proximité, je dus aider à déblayer les décombres sanguinolents, pour chercher des survivants; me surprenant à étudier les entrailles, dévidées sur la neige rougie, d'un jeune soldat au ventre crevé, pour y trouver des traces de mon passé ou des indices sur mon avenir, je me dis que décidément tout ceci prenait l'aspect d'une farce pénible. J'en restai ébranlé, je fumais cigarette sur cigarette malgré mes réserves limitées, et tous les quarts d'heure je devais courir aux latrines laisser échapper un mince filet de merde liquide; dix minutes après le départ de la voiture, je dus la faire arrêter pour me précipiter derrière une congère; ma pelisse m'encombrait et je la souillai. Je tachai de la nettoyer avec de la neige, mais ne réussis qu'à me geler les doigts; de retour dans la voiture, je me blottis contre la portière et fermai les yeux pour tenter d'effacer tout ça. Je fouillais dans les images de mon passé comme dans un jeu de cartes usé, tentant d'en extraire une qui pourrait prendre vie devant moi quelques instants: mais elles fuyaient, se dissolvaient ou restaient mortes. Même l'image de ma sœur, mon dernier recours, semblait une figure de bois. Seule la présence des autres officiers m'empêcha de pleurer de nouveau.

Le temps d'arriver à destination, la neige avait repris, et les flocons dansaient dans l'air gris, joyeux et légers; et pour un peu on aurait pu croire que l'immense steppe vide et blanche était en vérité un pays de fées cristallines, joyeuses et légères comme les flocons, dont le rire fusait doucement dans le bruissement du vent; mais de la savoir ainsi souillée par les hommes et leur malheur et leur angoisse sordide ruinait l'illusion. À Rakotino, je trouvai enfin Hohenegg dans une petite isba misérable à moitié enfouie sous la neige, en train de taper sur une machine à écrire portable à la lumière d'une bougie fichée dans une douille de PAK. Il leva la tête mais ne manifesta aucune surprise: «Tiens. Le Hauptsturmführer. Quel bon vent vous amène?» – «Vous». Il se passa la main sur son crâne chauve: «Je ne me savais pas aussi désirable. Mais je vous préviens: si vous êtes malade, vous êtes venu en vain. Je ne m'occupe que de ceux pour qui il est trop tard». Je fis un effort pour me ressaisir et trouver une repartie: «Docteur, je ne souffre que d'une maladie, sexuellement transmissible et irrémédiablement fatale: la vie». Il fit une moue: «Non seulement je vous trouve un peu pâlot, mais vous sombrez dans le lieu commun. Je vous ai connu en meilleure forme. L'état de siège ne vous réussit pas». J'ôtai ma pelisse, l'accrochai à un clou, puis sans y être invité m'assis sur un banc grossièrement taillé, le dos à la cloison. La pièce était à peine chauffée, juste assez pour couper un peu le froid; les doigts de Hohenegg paraissaient bleus. «Comment va votre travail, docteur?» Il haussa les épaules: «Ça va. Le général Renoldi ne m'a pas très aimablement reçu; apparemment il trouvait toute cette mission inutile. Je ne m'en suis pas offusqué mais j'aurais préféré qu'il exprime son opinion lorsque j'étais encore à Novotcherkassk. Cela dit, il a tort: je n'ai pas encore fini, mais mes résultats préliminaires sont déjà extraordinaires». -»C'est justement ce dont je suis venu discuter». – «Le SD s'intéresse à la nutrition, maintenant?» – «Le SD s'intéresse à tout, docteur». – «Alors laissez-moi achever mon rapport. Puis j'irai chercher une soi-disant soupe au soi-disant mess, et nous parlerons en faisant semblant de manger». Il tapa de la main sur son ventre rond: «Pour le moment, ça me fait une cure salutaire. Mais il ne faudrait pas que ça dure». – «Vous avez des réserves, au moins». – «Ça ne veut rien dire. Les maigres nerveux, comme vous, semblent tenir bien plus longtemps que les gros et les forts. Laissez-moi travailler. Vous n'êtes pas trop pressé?» Je levai les mains: «Vous savez, docteur, vu l'importance critique de ce que je fais pour l'avenir de l'Allemagne et de la 6e armée»… – «C'est bien ce que je pensais. Dans ce cas, vous passerez la nuit ici et nous retournerons ensemble à Goumrak demain matin».

Le village de Rakotino demeurait étrangement silencieux. Nous nous trouvions à moins d'un kilomètre du front, mais depuis mon arrivée je n'avais entendu que quelques coups de feu. Le cliquètement de la machine à écrire résonnait dans ce silence et le rendait encore plus angoissant. Mes coliques, au moins, s'étaient calmées. Enfin, Hohenegg rangea ses feuillets dans une serviette, se leva et enfonça une chapka dépenaillée sur son crâne rond. «Donnez-moi votre livret, dit-il, je vais chercher la soupe. Vous trouverez un peu de bois à côté du poêle: faites-le repartir, mais utilisez-en le moins possible. On doit tenir jusqu'à demain avec ça». Il sortit; j'allai m'affairer près du poêle. La réserve de bois était en effet maigre: quelques piquets de clôture humides, avec des bouts de fils barbelés. Je réussis enfin à allumer un morceau après l'avoir débité. Hohenegg revint avec une gamelle de soupe et une grosse tranche de Kommissarbrod. «Je suis désolé, me dit-il, mais ils refusent de vous donner une ration sans ordre écrit du QG du corps blindé. On partagera». – «Ne vous en faites pas, répondis-je, j'avais prévu ça». J'allai à ma pelisse et tirai des poches un morceau de pain, des biscuits secs et une conserve de viande. «Magnifique! s'exclama-t-il. Gardez la conserve pour ce soir, j'ai un oignon: ce sera un festin. Pour le déjeuner, j'ai ça». Il tira de sa sacoche un morceau de lard emballé dans un journal soviétique. Avec un couteau de poche, il découpa le pain en plusieurs tranches et coupa aussi deux grosses tranches de lard; il posa le tout à même le poêle, avec la gamelle de soupe. «Vous me pardonnerez, mais je n'ai pas de casserole». Pendant que le lard grésillait il rangea sa petite machine à écrire et étendit le papier journal sur la table. Nous mangeâmes le lard sur les tranches de pain noir réchauffées: le gras un peu fondu imbibait le gros pain, c'était délicieux. Hohenegg m'offrit sa soupe; je refusai en indiquant mon ventre. Il haussa les sourcils: «La caquesangue?» Je hochai la tête. «Prenez garde à la dysenterie. En temps normal, on s'en remet, mais ici, ça emporte les hommes en quelques jours. Ils se vident et meurent». Il m'expliqua les mesures d'hygiène à observer. «Ici, ça peut être un peu compliqué», lui fis-je remarquer. – «Oui, c'est vrai», reconnut-il tristement. Pendant que nous finissions nos tartines au lard, il me parla des poux et du typhus. «On a déjà des cas, qu'on isole le mieux possible, expliqua-t-il. Mais inévitablement, une épidémie va se déclarer. Et là, ce sera la catastrophe. Les hommes vont tomber comme des mouches». – «À mon avis, ils meurent déjà assez rapidement». – «Savez-vous ce que font nos tovarichtchi, maintenant, sur le front de la division? Ils passent un enregistrement avec le tic, toc, tic, toc d'une horloge, très fort, puis une voix sépulcrale qui annonce en allemand: "Toutes les sept secondes, un Allemand meurt en Russie!" Puis le tic, toc qui reprend. Ils mettent ça durant des heures. C'est saisissant». Pour les hommes pourrissant de froid et de faim, rongés par la vermine, terrés au fond de leurs bunkers de neige et de terre glacée, je pouvais concevoir que ce devait être terrifiant, même si le calcul, on l'aura vu d'après le mien tout au début de ce mémoire, était un peu exagéré. À mon tour, je narrai à Hohenegg l'histoire des cannibales salomoniques. Son seul commentaire fut: «Si j'en juge par les Hiwi que j'ai examinés, ils ne se sont pas rassasiés». Cela nous amena à l'objet de ma mission. «Je n'ai pas achevé le tour de toutes les divisions, m'expliqua-t-il, et il y a des différences pour lesquelles je n'ai pas encore trouvé d'explication. Mais j'en suis déjà à quelque trente autopsies et les résultats sont irréfutables: plus de la moitié présentent des symptômes de malnutrition aiguë. En gros, presque plus de tissu adipeux sous la peau et autour des organes internes; fluide gélatineux dans le mésentère; foie congestionné, organes pâles et exsangues; moelle osseuse rouge et jaune remplacée par une substance vitreuse; muscle cardiaque atrophié, mais avec un élargissement du ventricule et de l'auricule droit. En langage ordinaire leur corps, n'ayant plus de quoi sustenter ses fonctions vitales, se dévore lui-même pour trouver les calories nécessaires; quand il n'y a plus rien, tout s'arrête, comme une voiture en panne sèche. C'est un phénomène connu: mais ce qui est curieux, ic i, c'est que malgré la réduction dramatique des rations, il est encore beaucoup trop tôt pour avoir autant de cas. Tous les officiers m'assurent que le ravitaillement est centralisé par l'A OK et que les soldats reçoivent bien la ration officielle. Celle-ci, pour le moment, est juste en dessous de 1 000 kilocalories par jour. C'est beaucoup trop peu, mais c'est encore quelque chose; les hommes devraient être faibles, plus vulnérables aux maladies et aux infections opportunistes, mais ils ne devraient pas encore mourir de faim. C'est pour cela que mes collègues cherchent une autre explication: ils parlent d'épuisement, de stress, de choc psychique. Mais tout ça est vague et peu convaincant Mes autopsies, elles, ne mentent pas». – «Qu'en pensez-vous, alors?» – «Je ne sais pas. Il doit y avoir un complexe de raisons, difficilement dissociables dans ces conditions. Je soupçonne que la capacité de certains organismes à décomposer proprement les aliments, à les digérer, si vous voulez, est altérée par d'autres facteurs comme la tension ou le manque de sommeil. Il y a bien sûr des cas tout à fait évidents: des hommes avec des diarrhées si sévères que le peu qu'ils absorbent ne reste pas assez longtemps dans leur estomac et ressort quasiment tel quel; c'est en particulier le cas de ceux qui ne mangent presque plus que cette Wassersuppe. Certains des aliments qu'on distribue aux troupes sont même nocifs; par exemple, la viande en conserve comme la vôtre, très grasse, tue parfois des hommes qui n'ont mangé que du pain et de la soupe depuis des semaines; leur organisme ne supporte pas le choc, le cœur pompe trop vite et lâche d'un coup. Il y a aussi le beurre, qui arrive encore: il est livré en blocs gelés, et, dans la steppe, les Landser n'ont rien pour faire du feu, alors ils le cassent à coups de hache et sucent les morceaux. Ça provoque des diarrhées épouvantables qui les achèvent rapidement Si vous voulez tout savoir, une bonne partie des corps que je reçois ont le pantalon encore plein de merde, heureusement congelée: à la fin, ils sont trop faibles pour baisser culotte. Et notez que ce sont des corps pris sur les lignes, pas dans les hôpitaux. Bref, pour revenir à ma théorie, elle sera difficile à démontrer, mais elle me semble plausible. Le métabolisme lui-même est atteint par le froid, la fatigue et ne fonctionne plus proprement» – «Et la peur?» – «La peur aussi, bien sûr. On l'a bien vu pendant la Grande Guerre: sous certains bombardements particulièrement intenses, le cœur flanche; on retrouve des hommes jeunes, bien nourris, en bonne santé, morts sans la moindre blessure. Mais ici je dirai plutôt que c'est un facteur aggravant, pas une cause première. Encore une fois, il faut que je continue mes investigations. Ça ne sera sans doute pas d'une grande utilité pour la 6e armée, mais je me flatte que ça servira la science, et c'est ce qui m'aide à me lever le matin; ça, et l'inévitable saliout de nos amis d'en face. Ce Kessel, en fait, est un gigantesque laboratoire. Un véritable paradis pour un chercheur. J'ai à ma disposition autant de corps que je pourrais souhaiter, parfaitement conservés, même si justement il est parfois un peu difficile de les dégeler. Je dois obliger mes pauvres assistants à passer la nuit avec eux près du poêle, pour les faire tourner régulièrement. L'autre jour, à Babourkine, l'un d'eux s'est endormi; le lendemain matin, j'ai trouvé mon sujet gelé d'un côté et rôti de l'autre. Maintenant venez, il va être l'heure». – «L'heure? L'heure de quoi?» – «Vous verrez». Hohenegg réunissait sa serviette et sa machine à écrire et endossait son manteau; avant de sortir, il souffla la bougie. Dehors, il faisait nuit. Je le suivis jusqu'à une balka derrière le village où il se faufila, les pieds en premier, dans un bunker presque invisible sous la neige. Trois officiers se trouvaient assis sur de petits escabeaux autour d'une bougie.

«Meine Herren, bonsoir, dit Hohenegg. Je vous présente le Hauptsturmführer Dr. Aue, qui est très aimablement venu nous rendre visite». Je serrai les mains des officiers et, comme il n'y avait plus d'escabeau, m'assis à même la terre gelée, tirant ma pelisse sous moi. Malgré la fourrure je sentais le froid. «Le commandant soviétique en face de nous est un homme d'une ponctualité remarquable, m'expliqua Hohenegg. Chaque jour, depuis le milieu du mois, il arrose ce secteur trois fois par jour, à cinq heures trente, onze heures, et seize heures trente pile. Entre-temps, rien, à part quelques coups de mortier. C'est très pratique pour travailler». Effectivement, trois minutes plus tard, j'entendis le hurlement strident, suivi par une série rapprochée d'énormes déflagrations, d'une salve d'«orgues de Staline». Le bunker entier trembla, de la neige vint à moitié recouvrir l'entrée, des mottes de terre pleuvaient du plafond. La frêle lumière de la bougie vacillait, projetant des ombres monstrueuses sur les visages épuisés, mal rasés des officiers. D'autres salves suivaient, ponctuées des détonations plus sèches des obus de tanks ou d'artillerie. Le bruit était devenu une chose folle, insensée, vivant sa propre vie, occupant l'air et se pressant contre l'entrée en partie obstruée du bunker. Je fus pris de terreur à l'idée d'être enterré vivant, pour un peu, j'aurais essayé de fuir, mais je me maîtrisai. Au bout de dix minutes le pilonnage cessa abruptement. Mais le bruit, sa présence et sa pression, fut plus long à se retirer et à se dissiper. L'odeur acre de la cordite piquait le nez et les yeux. Un des officiers déblaya l'entrée du bunker à la main et nous sortîmes en rampant. Au-dessus de la balka, le village semblait avoir été écrasé, balayé comme par une tempête; des isbas brûlaient, mais je discernai vite que seules quelques maisons avaient été frappées: la masse des obus devaient viser les positions, «Le seul problème, commenta Hohenegg en brossant la terre et la neige de ma pelisse, c'est qu'ils ne visent jamais tout à fait le même endroit. Ce serait encore plus pratique. Allons voir si notre humble refuge a survécu». La hutte tenait toujours debout; le poêle chauffait même encore un peu. «Vous ne voulez pas venir prendre un thé?» proposa un des officiers qui nous avait accompagnés. Nous le suivîmes jusqu'à une autre isba, divisée en deux par une cloison; la première pièce, où se trouvaient déjà assis les deux autres, était aussi équipée d'un poêle. «Ici, dans le village, ça va, fit remarquer l'officier. On trouve du bois après chaque bombardement Mais les hommes sur la ligne n'ont rien. À la moindre petite blessure, ils meurent du choc et des engelures causées par la perte de sang. On a rarement le temps de les évacuer vers un hôpital». Un autre préparait le «thé», du Schlüter ersatz. C'étaient tous les trois des Leutnant ou des Oberleutnant, très jeunes; ils se mouvaient et parlaient avec lenteur, presque avec apathie. Celui qui faisait le thé portait la Croix de Fer. Je leur offris des cigarettes: cela produisit sur eux le même effet que sur l'officier croate. L'un d'eux sortit un jeu de cartes graisseux: «Vous jouez?» Je fis signe que non, mais Hohenegg accepta, et il distribua les cartes pour une partie de skat. «Des cartes, des cigarettes, du thé…, ricana le troisième, qui n'avait encore rien dit. On pourrait se croire à la maison». – «Avant, m'expliqua le premier, on jouait aux échecs. Mais on n'a plus la force». L'officier à la Croix de Fer servait le thé dans des gobelets cabossés. «Je suis désolé, il n'y a pas de lait Pas de sucre non plus». Nous bûmes et ils commencèrent à jouer. Un sous-officier entra et se mit à parler à voix basse avec l'officier à la Croix de Fer, «Dans le village, annonça celui-ci d'un ton hargneux, quatre morts, treize blessés. La 2e et la 3e compagnie ont pris aussi». Il se tourna vers moi avec un air à la fois enragé et désemparé: «Vous qui vous occupez de renseignement, Herr Hauptsturmführer, pouvez-vous m'expliquer quelque chose? D'où tiennent-ils toutes ces armes, ces canons et ces obus? Ça fait un an et demi qu'on les traque et qu'on les poursuit. On les a chassés du Bug à la Volga, on a détruit leurs villes, rasé leurs usines… Alors où est-ce qu'ils prennent tous ces putains de tanks et de canons?» Il était presque au bord des larmes. «Je ne m'occupe pas de ce genre de renseignement-là, expliquai-je calmement. Le potentiel militaire ennemi, c'est l'affaire de l'Abwehr et du Fremde Heere Ost. À mon avis, il a été sous-estimé au départ. Et puis, ils ont réussi à évacuer beaucoup d'usines. Leur capacité de production, dans l'Oural, semble considérable». L'officier paraissait vouloir continuer la conversation, mais était visiblement trop fatigué. Il se remit à jouer aux cartes en silence. Un peu plus tard, je leur demandai ce qu'il en était de la propagande défaitiste russe. Celui qui nous avait invités se leva, passa derrière la cloison, puis me rapporta deux feuillets. «Ils nous envoient ça». L'un d'eux portait un simple poème rédigé en allemand, intitulé Pense à ton enfant! et signé par un certain Erich Weinert; l'autre finissait avec une citation: Si des soldats ou des officiers allemands se rendent, l'Armée rouge doit les faire prisonniers et épargner leurs vies (ordre n° 55 du commissaire du peuple à la Défense J. Staline). Il s'agissait d'un travail assez sophistiqué; la langue et la typographie étaient excellentes. «Et ça marche?» demandai-je. Les officiers se regardèrent. «Malheureusement, oui», dit enfin le troisième. -»Impossible d'empêcher les hommes de les lire», fit celui à la Croix de Fer. – «Récemment, reprit le troisième, lors d'une attaque, une section entière s'est rendue sans tirer un coup de feu. Heureusement, une autre section a pu intervenir et bloquer l'assaut. Finalement on a repoussé les Rouges, qui n'ont pas pris leurs prisonniers avec eux. Plusieurs d'entre eux avaient été tués pendant le combat; on a fusillé les autres». Le Leutnant à la Croix de Fer lui jetait un regard noir et il se tut. «Je peux garder ça?» demandai-je en indiquant les feuillets. – «Si vous voulez. Nous, on les conserve pour un certain usage». Je les pliai et les rangeai dans la poche de ma vareuse. Hohenegg achevait la partie et se leva: «On y va?» Nous remerciâmes les trois officiers et retournâmes à l'isba de Hohenegg, où je préparai un petit repas avec ma conserve et des tranches d'oignon grillées. «Je suis désolé, Hauptsturmführer, mais j'ai laissé mon cognac à Goumrak.» – «Ah, ça sera pour une autre fois». Nous parlâmes des officiers; Hohenegg me raconta les étranges obsessions qui en envahissaient certains, cet Oberstleutnant de la 44e division qui avait fait démolir une isba entière, où une dizaine de ses hommes s'abritaient, pour se faire chauffer de l'eau pour un bain, puis qui, après avoir longuement trempé et s'être rasé, avait remis son uniforme et s'était tiré une balle dans la bouche. «Mais docteur, lui fis-je remarquer, vous savez certainement qu'en latin assiéger se dit obsidere. Stalingrad est une ville obsédée». – «Oui. Allons nous coucher. Le réveille-matin est un peu brutal». Hohenegg disposait d'une paillasse et d'un sac de couchage; il me trouva deux couvertures et je m'enroulai dans ma pelisse. «Vous devriez voir mes quartiers à Goumrak, dit-il en s'allongeant. J'ai un bunker avec des murs en bois, chauffé, et des draps propres. Du luxe». Des draps propres: voilà, me dis-je, de quoi rêver. Un bain chaud et des draps propres. Se pouvait-il que je meure sans plus jamais avoir pris de bain? Oui, cela se pouvait, et vu de l'isba de Hohenegg cela semblait même probable. De nouveau, une immense envie de pleurer me submergeait. Cela me prenait souvent maintenant. De retour à Stalingrad, je rédigeai avec les chiffres que m'avait fournis Hohenegg un rapport qui, d'après Thomas, assomma Moritz: il l'avait lu d'une traite, me rapporta-t-il, puis l'avait renvoyé sans commentaires. Thomas voulait le transmettre directement à Berlin. «Tu peux faire ça sans l'autorisation de Moritz?» lui demandai-je, étonné. Thomas haussa les épaules: «Je suis un officier de la Staatspolizei, moi, pas de la Geheime Feldpolizei. Je fais ce que je veux». En effet, je m'en rendais compte, nous étions tous plus ou moins autonomes. Moritz ne me donnait que rarement des instructions précises, et j'étais en général livré à moi-même. Je me demandais bien pourquoi il m'avait fait venir. Thomas, lui, gardait des contacts directs avec Berlin, je ne savais pas trop par quel canal, et semblait toujours certain de l'étape suivante. Dans les premiers mois de l'occupation de la ville, la SP, avec la Feldgendarmerie, avait liquidé les Juifs et les communistes; puis ils avaient procédé à l'évacuation de la plupart des civils et à l'envoi en Allemagne de ceux en âge de travailler, presque soixante-cinq mille en tout, pour l'Aktion Sauckel. Mais eux aussi trouvaient peu à faire maintenant. Thomas pourtant avait l'air occupé; jour après jour, il cultivait ses lc à coups de cigarettes et de boîtes de conserve. Je décidai, faute de mieux, de réorganiser le réseau d'informateurs civils dont j'avais hérité. Je coupai sommairement les vivres à ceux qui me semblaient inutiles, et déclarai aux autres que j'attendais plus d'eux. Sur une suggestion d'Ivan, j'allai visiter avec un Dolmetscher les caves des immeubles détruits du centre: il y avait là de vieilles femmes qui en savaient beaucoup, mais ne se déplaçaient pas. La plupart nous haïssaient, et attendaient avec impatience le retour de nashi, «les nôtres»; mais quelques patates, et surtout le plaisir d'avoir quelqu'un à qui parler, leur déliaient la langue. Du point de vue militaire elles n'apportaient rien; mais elles avaient vécu des mois juste derrière les lignes soviétiques, et parlaient avec éloquence du moral des soldats, de leur courage, de leur foi en la Russie, et aussi des immenses espoirs que la guerre avait soulevés parmi le peuple, et dont les hommes discutaient ouvertement, même avec les officiers: libéralisation du régime, abolition des sovkhozes et des kolkhozes, suppression du livret de travail qui empêchait la libre circulation. L'une de ces vieilles, Mâcha, me décrivit avec émoi leur général Tchouïkov, qu'elle appelait déjà «le héros de Stalingrad»: il n'avait pas quitté la rive droite depuis le début des combats; le soir où nous avions incendié les réservoirs de pétrole, il s'était réfugié de justesse sur un piton rocheux, et avait passé la nuit entre les rivières de feu, sans sourciller; les hommes ne juraient plus que par lui; moi, c'était la première fois que j'entendais ce nom. Avec ces femmes, j'en apprenais aussi beaucoup sur nos propres Landser: nombre d'entre eux venaient se réfugier quelques heures chez elles, pour manger un peu, parler, dormir. Cette zone du front était un chaos insensé d'immeubles effondrés, en permanence quadrillé par l'artillerie russe dont on pouvait parfois entendre les départs depuis l'autre rive de la Volga; guidé par Ivan, qui semblait en connaître les moindres recoins, je n'évoluais pratiquement que sous terre, d'une cave à l'autre, parfois même en circulant par des canalisations d'égouts. Ailleurs, au contraire, on passait par les étages, Ivan pour des raisons mystérieuses trouvait cela plus sûr, nous traversions des appartements aux lambeaux de rideaux brûlés, aux plafonds crevés et noircis, la brique nue visible derrière le papier peint et le plâtre déchiquetés, encore encombrés de carcasses nickelées de lits, de divans éventrés, de buffets et de jouets d'enfants; puis c'était des planches posées par-dessus des trous béants, des couloirs exposés où il fallait ramper, et partout la brique criblée comme une dentelle. Ivan paraissait indifférent à l'artillerie mais avait une peur superstitieuse des snipers; pour moi, c'était le contraire, les explosions me terrifiaient, je devais toujours faire un effort pour ne pas me recroqueviller; quant aux snipers, je n'y faisais pas attention, c'était par ignorance et Ivan devait souvent me tirer vivement d'un endroit sans doute plus exposé mais qui, pour moi, ressemblait à tous les autres. Lui aussi affirmait que la plupart de ces snipers étaient des femmes, lui aussi soutenait avoir vu de ses propres yeux le cadavre de la plus célèbre d'entre elles, une championne olympique des Jeux de 1936; et pourtant il n'avait jamais entendu parler des Sarmates de la basse Volga, issus d'après Hérodote de mariages entre Scythes et Amazones, qui envoyaient leurs femmes se battre avec les hommes, et érigeaient d'immenses kourganes comme celui des Mamaï. Dans ces paysages dévastés, désolés, je rencontrais aussi des soldats; certains me parlaient avec hostilité, d'autres aimablement, d'autres encore avec indifférence, ils racontaient la Rattenkrieg, la «guerre des rats» pour la prise de ces ruines, où un couloir, un plafond, un mur servait de ligne de front, où l'on se bombardait aveuglément à coups de grenades dans la poussière et la fumée, où les vivants étouffaient dans la chaleur des incendies, où les morts encombraient les escaliers, les paliers, les seuils des appartements, où l'on perdait toute notion du temps et de l'espace et où la guerre devenait presque un jeu d'échec abstrait, à trois dimensions. C'est ainsi que nos forces étaient arrivées parfois à trois, à deux rues de la Volga, et pas plus loin. Maintenant, c'était au tour des Russes: tous les jours, généralement à l'aube et au soir, ils lançaient des assauts féroces contre nos positions, surtout dans le secteur des usines, mais aussi au centre; les munitions des compagnies, strictement rationnées, s'épuisaient, et après l'attaque les survivants s'effondraient, accablés; le jour, les Russes se promenaient à découvert, sachant que nos hommes n'avaient pas le droit de tirer. Dans les caves, entassés, ils vivaient sous des tapis de rats qui, ayant perdu toute crainte, couraient sur les vivants comme sur les morts et, la nuit, venaient grignoter les oreilles, le nez ou les orteils des dormeurs affalés. Un jour, je me trouvais au second étage d'un immeuble, un petit obus de mortier éclata dans la rue; quelques instants après, j'entendis un véritable fou rire. Je regardai par la fenêtre et vis comme un torse humain posé au milieu des gravats: un soldat allemand, les deux jambes arrachées par l'explosion, riait à gorge déployée. Je regardais et il n'arrêtait pas de rire au milieu d'une flaque de sang qui allait s'élargissant parmi les débris. Ce spectacle me hérissa, me noua les entrailles; je fis sortir Ivan et baissai mon pantalon au milieu du salon. En expédition, lorsque les coliques me prenaient, je chiais n'importe où, dans des couloirs, des cuisines, des chambres à coucher, voire, au hasard des ruines, accroupi sur une cuvette de W-C, pas toujours raccordée à un tuyau, il est vrai. Ces grands immeubles détruits, où l'été dernier encore des milliers de familles vivaient la vie ordinaire, banale de toutes les familles, sans se douter que bientôt des hommes dormiraient à six dans leur lit conjugal, se torcheraient avec leurs rideaux ou leurs draps, se massacreraient à coups de pelle dans leurs cuisines, et entasseraient les cadavres des tués dans leurs baignoires, ces immeubles m'emplissaient d'une angoisse vaine et amère; et à travers cette angoisse des images du passé remontaient comme des noyés après un naufrage, une par une, de plus en plus fréquentes. C'étaient des souvenirs souvent pitoyables. Ainsi, deux mois après notre arrivée chez Moreau, un peu avant mes onze ans, ma mère, à la rentrée des classes, m'avait placé dans un internat à Nice, sous prétexte qu'il n'y avait pas de bon collège à Antibes.

Ce n'était pas un établissement terrible, les enseignants étaient des gens ordinaires (plus tard, chez les curés, comme je regretterais cet endroit!); je rentrais à la maison tous les jeudis après-midi et en fin de semaine; néanmoins, je le haïssais. J'étais déterminé à ne pas redevenir la cible privilégiée de l'envie et de la méchanceté des autres enfants, comme à Kiel; le fait qu'au début je gardais un léger accent allemand me rendait encore plus inquiet; depuis toujours, notre mère, à la maison, nous parlait en français, mais avant d'arriver à Antibes nous n'avions aucune autre pratique. En outre j'étais fluet et petit pour mon âge. Pour compenser, je cultivai sans trop m'en rendre compte une attitude vicieuse et sarcastique, certainement artificielle, que je dirigeais contre les professeurs. Je devins le clown de la classe; j'interrompais les leçons avec des commentaires ou des questions pince-sans-rire qui faisaient hurler d'une joie mauvaise mes camarades; je mettais en scène des farces travaillées, et parfois cruelles. Un professeur, en particulier, devint ma victime, un homme bon et un peu efféminé qui enseignait l'anglais, portait un nœud papillon, et à qui la rumeur prêtait des pratiques que, comme tous les autres, je considérais alors comme infâmes, sans toutefois en avoir la moindre idée. Pour ces raisons, et parce qu'il était de nature faible, j'en fis mon souffre-douleur, et je l'humiliais régulièrement devant la classe, jusqu'à ce qu'un jour, pris d'une rage folle et impuissante, il me giflât. Bien des années plus tard, ce souvenir me noue de honte, car j'ai depuis longtemps compris que j'en avais usé avec ce pauvre homme comme les brutes épaisses avec moi, sans vergogne, pour l'odieux plaisir de démontrer une supériorité illusoire. C'est là certainement l'immense avantage sur les faibles de ceux qu'on appelle les forts: les uns comme les autres sont minés par l'angoisse, la peur, le doute, mais ceux-là le savent et en pâtissent, tandis que ceux-ci ne le voient pas et, afin d'étayer encore le mur qui les protège de ce vide sans fond, se retournent contre les premiers, dont la fragilité trop visible menace leur fragile assurance. C'est ainsi que les faibles menacent les forts et invitent la violence et le meurtre qui les frappent sans pitié. Et ce n'est que lorsque la violence aveugle et irrésistible frappe à son tour les plus forts que le mur de leur certitude se lézarde: alors seulement ils aperçoivent ce qui les attend, et voient qu'ils sont finis. C'était ce qui arrivait à tous ces hommes de la 6e armée, si fiers, si arrogants lorsqu'ils écrasaient les divisions russes, spoliaient les civils, éliminaient les suspects comme on écrase des mouches: maintenant, autant que l'artillerie et les snipers soviétiques, le froid, les maladies et la faim, c'était la lente montée de la marée intérieure qui les tuait. En moi aussi elle montait, acre et puante comme la merde à l'odeur douce qui coulait à flots de mes boyaux. Un curieux entretien que me ménagea Thomas me le démontra de manière flagrante. «Je voudrais que tu discutes avec quelqu'un», me demanda-t-il en passant la tête dans le réduit exigu qui me servait de bureau. Ceci s'est passé, j'en suis certain, le dernier jour de l'année 1942.

«Qui donc?» – «Un politrouk qu'on a pris hier près des usines. On en a déjà pressé tout ce qu'on a pu, l'Abwehr aussi, mais je me suis dit que ça serait intéressant que tu discutes avec lui, pour parler idéologie, voir un peu ce qu'ils ont dans la caboche, ces jours-ci, de l'autre côté. Tu es un esprit subtil, tu feras ça mieux que moi. Il parle très bien l'allemand». – «Si tu penses que ça peut être utile». – «Ne perds pas de temps avec les questions militaires: on s'en est déjà occupés». – «Il a parlé?» Thomas haussa les épaules en souriant doucement: «Pas vraiment. Il n'est plus tout jeune, mais c'est un costaud. On le reprendra peut-être après». – «Ah, j'ai compris: tu veux que je l'adoucisse». -

«Exactement. Fais-lui la morale, parle-lui de l'avenir de ses enfants». Un des Ukrainiens m'amena l'homme menotté. Il portait une courte veste jaune de tankiste, graisseuse, la manche droite déchirée à la couture; son visage était entièrement écorché d'un côté, comme râpé à vif; de l'autre, une contusion bleuâtre fermait presque l'œil; mais il avait dû être rasé de frais au moment de sa capture. L'Ukrainien le fit brutalement valser sur une petite chaise d'écolier devant mon bureau. «Enlève-lui les menottes, ordonnai-je. Et va attendre dans le couloir». L'Ukrainien haussa les épaules, défit les menottes, et sortit Le commissaire se massa les poignets. «Sympathiques, nos traîtres nationaux, n'est-ce pas?» dit-il plaisamment. Malgré l'accent, son allemand était clair. «Vous pourrez les garder quand vous partirez». – «Nous ne partirons pas», répliquai-je sèchement – «Ah, tant mieux. Ça nous évitera de leur courir après pour les fusiller». – «Je suis le Hauptsturmführer Dr. Aue, dis-je. Et vous?» Il fit une légère courbette sur sa chaise: «Pravdine, Ilia Semionovich, pour vous servir». Je sortis un de mes derniers paquets de cigarettes: «Vous fumez?» Il sourit, révélant deux dents manquantes: «Pourquoi est-ce que les flics offrent toujours des cigarettes? Chaque fois que j'ai été arrêté, on m'a offert des cigarettes. Cela dit, je ne refuse pas». Je lui en tendis une et il se pencha pour que je l'allume. «Et votre grade?» demandai-je. Il exhala une longue bouffée de fumée avec un soupir de contentement: «Vos soldats meurent de faim, mais je vois que les officiers ont encore de bonnes cigarettes. Je suis commissaire de régiment. Mais récemment on nous a donné des grades militaires et j'ai reçu celui de lieutenant-colonel». – «Mais vous êtes membre du Parti, pas officier de l'Armée rouge». – «C'est exact. Et vous? Vous êtes aussi de la Gestapo?» – «Du SD. Ce n'est pas tout à fait la même chose». – «Je connais la différence. J'ai déjà interrogé suffisamment des vôtres». – «Et comment un communiste comme vous a-t-il pu se laisser capturer?» Son visage s'assombrit: «Lors d'un assaut, un obus a explosé près de moi et j'ai reçu des gravats à la tête». Il désigna la partie écorchée de son visage. «J'ai été assommé. J'imagine que mes camarades m'ont laissé pour mort. Quand j'ai repris connaissance, j'étais aux mains des vôtres. Il n'y avait rien à faire», conclut-il tristement. – «Un politrouk de rang qui monte en première ligne, c'est plutôt rare, non?» – «Le commandant avait été tué et j'ai dû rallier les hommes. Mais en général, je suis d'accord avec vous: les hommes ne voient pas assez les responsables du Parti au feu. Certains abusent de leurs privilèges. Mais ces abus seront corrigés». Il tâtait délicatement, du bout des doigts, la chair violacée, meurtrie autour de son œil gonflé. «Ça aussi, demandai-je, c'est l'explosion?» Il eut un autre sourire édenté: «Non, ça, ce sont vos collègues. Vous devez bien connaître ce genre de méthode». -»Votre NKVD use des mêmes». – «Absolument. Je ne me plains pas». Je marquai une pause: «Quel âge avez-vous, si je puis me permettre?» demandai-je enfin. – «Quarante-deux ans. Je suis né avec le siècle, comme votre Himmler». – «Vous avez donc connu la Révolution?» Il rit: «Bien sûr! J'étais militant bolchevique à quinze ans. J'ai fait partie d'un soviet d'ouvriers à Petrograd. Vous ne pouvez pas vous imaginer quelle époque c'était! Un grand vent de liberté». – «Cela a bien changé, alors». Il devint pensif: «Oui. C'est vrai. Sans doute le peuple russe n'était-il pas prêt pour une liberté si immense et si immédiate. Mais cela viendra, petit à petit. Il faut l'éduquer, d'abord». – «Et l'allemand, où l'avez-vous appris?» Il sourit de nouveau: «Tout seul, à seize ans, avec des prisonniers de guerre. Après, Lénine lui-même m'a envoyé auprès des communistes allemands. Figurez-vous que j'ai connu Liebknecht, Luxemburg! Des gens extraordinaires. Et après la guerre civile, je suis retourné plusieurs fois en Allemagne, clandestinement, pour entretenir des contacts avec Thalmann et d'autres. Vous ne savez pas ce qu'a été ma vie. En 1929, j'ai servi d'interprète à vos officiers qui venaient s'entraîner en Russie soviétique, tester vos nouvelles armes et vos nouvelles tactiques. Nous avons beaucoup appris avec vous». – «Oui, mais vous n'en avez pas profité. Staline a liquidé tous les officiers qui avaient adopté nos concepts, à commencer par Toukhatchevski». – «Je regrette beaucoup Toukhatchevski. Personnellement, je veux dire. Politiquement, je ne peux pas juger Staline. Peut-être était-ce une erreur. Les bolcheviques aussi commettent des erreurs. Mais ce qui est important, c'est que nous avons la force de purger régulièrement nos propres rangs, d'éliminer ceux qui dévient, ceux qui se laissent corrompre. C'est une force qui vous manque: votre Parti pourrit de l'intérieur». – «Chez nous aussi, il y a des problèmes. Au SD, nous le savons mieux que quiconque, et nous travaillons pour rendre le Parti et le Volk meilleurs». Il sourit doucement: «Finalement, nos deux systèmes ne sont pas si différents. Dans le principe du moins». -»C'est là un propos curieux, pour un communiste». – «Pas tant que ça, si vous y réfléchissez. Quelle différence, au fond, entre un national-socialisme et le socialisme dans un seul pays?» – «Dans ce cas, pourquoi sommes-nous engagés dans une telle lutte à mort?» – «C'est vous qui l'avez voulu, pas nous. Nous étions prêts à des accommodements. Mais c'est comme autrefois, avec les chrétiens et les Juifs: au lieu de s'unir au Peuple de Dieu avec lequel ils avaient tout en commun, pour former un front commun contre les païens, les chrétiens ont préféré, sans doute par jalousie, se laisser paganiser et se retourner, pour leur malheur, contre les témoins de la vérité. C'a été un immense gâchis». – «J'imagine que, dans votre comparaison, les Juifs, c'est vous?» – «Bien entendu. Après tout, vous nous avez tout pris, même si ce n'était qu'en caricaturant. Et je ne parle pas que des symboles, comme le drapeau rouge et le 1er mai. Je parle des concepts les plus chers à votre Weltanschauung». – «Dans quel sens l'entendez-vous?» Il se mit à compter sur ses doigts, à la manière russe, les repliant un à un en partant du petit doigt: «Là où le Communisme vise une société sans classes, vous prêchez la Volksgemeinschaft, ce qui est au fond strictement la même chose, réduit à vos frontières. Là où Marx voyait le prolétaire comme le porteur de la vérité, vous avez décidé que la soi-disant race allemande est une race prolétaire, incarnation du Bien et de la moralité; en conséquence, à la lutte des classes, vous avez substitué la guerre prolétarienne allemande contre les États capitalistes. En économie aussi vos idées ne sont que des déformations de nos valeurs. Je connais bien votre économie politique, car avant la guerre je traduisais pour le Parti des articles de vos journaux spécialisés. Là où Marx a posé une théorie de la valeur fondée sur le travail, votre Hitler déclare: Notre mark allemand, qui n'est pas soutenu par l'or, vaut plus que l'or.

Cette phrase un peu obscure a été commentée par le bras droit de Goebbels, Dietrich, qui expliquait que le national-socialisme avait compris que la meilleure fondation d'une devise est la confiance dans les forces productives de la Nation et en la direction de l'État. Le résultat, c'est que l'argent, pour vous, est devenu un fétiche qui représente le pouvoir producteur de votre pays, donc une aberration totale. Vos relations avec vos grands capitalistes sont grossièrement hypocrites, surtout depuis les réformes du ministre Speer: vos responsables continuent à prôner la libre entreprise, mais vos industries sont toutes soumises à un plan et leurs profits sont limités à 6 %, l'État s'appropriant le reste en sus de la production». Il se tut. «Le national-socialisme aussi a ses déviations», répondis-je enfin. Je lui expliquai brièvement les thèses d'Ohlendorf. «Oui, fit-il, je connais bien ses articles. Mais lui aussi se fourvoie. Parce que vous n'avez pas imité le Marxisme, vous l'avez perverti. La substitution de la race à la classe, qui mène à votre racisme prolétaire, est un non-sens absurde». – «Pas plus que votre notion de la guerre des classes perpétuelles. Les classes sont une donnée historique; elles sont apparues à un certain moment et disparaîtront de même, en se fondant harmonieusement dans la Volksgemeinschaft au lieu de s'étriper. Tandis que la race est une donnée biologique, naturelle, et donc incontournable». Il leva la main: «Écoutez, je n'insisterai pas là-dessus, car c'est une question de foi et donc les démonstrations logiques, la raison, ne servent à rien. Mais vous pouvez au moins être d'accord avec moi sur un point: même si l'analyse des catégories qui jouent est différente, nos idéologies ont ceci de fondamental en commun, c'est qu'elles sont toutes deux essentiellement déterministes; déterminisme racial pour vous, déterminisme économique pour nous,, mais déterminisme quand même. Nous croyons tous deux que l'homme ne choisit pas librement son destin, mais qu'il lui est imposé par la nature ou l'histoire. Et nous en tirons tous les deux la conclusion qu'il existe des ennemis objectifs, que certaines catégories d'êtres humains peuvent et doivent légitimement être éliminées non pas pour ce qu'elles ont fait ou même pensé, mais pour ce qu'elles sont. En cela, nous ne différons que par la définition des catégories: pour vous, les Juifs, les Tsiganes, les Polonais, et même je crois savoir les malades mentaux; pour nous, les koulaks, les bourgeois, les déviationnistes du Parti. Au fond, c'est la même chose; nous récusons tous deux l'homo economicus des capitalistes, l'homme égoïste, individualiste, piégé dans son illusion de liberté, en faveur d'un homo faber: Not a self-made man but a made man, pourrait-on dire en anglais, un homme à faire plutôt car l'homme communiste reste à construire, à éduquer, tout comme votre parfait national-socialiste. Et cet homme à faire justifie la liquidation impitoyable de tout ce qui est inéducable, et justifie donc le NKVD et la Gestapo, jardiniers du corps social, qui arrachent les mauvaises herbes et forcent les bonnes à suivre leurs tuteurs». Je lui tendis une autre cigarette et en allumai une pour moi:

«Vous avez les idées larges, pour un politrouk bolchevique». Il rit, un peu amèrement: «C'est que mes vieilles relations, allemandes et autres, se sont retrouvées en défaveur. Lorsqu'on est mis à l'écart, cela donne du temps et surtout une perspective pour réfléchir». – «C'est ce qui explique qu'un homme avec votre passé ait un poste somme toute si modeste?» – «Sans doute. À une époque, voyez-vous, j'étais proche de Radek – mais pas de Trotsky, ce qui me vaut d'être encore ici. Mais mon peu d'avancement ne me dérange pas, vous savez. Je n'ai aucune ambition personnelle. Je sers mon Parti et mon pays, et je suis heureux de mourir pour eux. Mais ça n'empêche pas de réfléchir». – «Mais si vous croyez que nos deux systèmes sont identiques, pourquoi luttez-vous contre nous?» – «Je n'ai jamais dit qu'ils étaient identiques! Et vous êtes bien trop intelligent pour avoir compris ça. J'ai cherché à vous montrer que les modes de fonctionnement de nos idéologies se ressemblent. Le contenu, bien entendu, diffère: classe et race. Pour moi, votre national-socialisme est une hérésie du Marxisme». – «En quoi, à votre avis, l'idéologie bolchevique est-elle supérieure à celle du national-socialisme?» – «En ce qu'elle veut le bien de toute l'humanité, alors que la vôtre est égoïste, elle ne veut que le bien des Allemands. N'étant pas allemand, il m'est impossible d'y adhérer, même si je le voulais». – «Oui, mais si vous étiez né bourgeois, comme moi, il vous serait impossible de devenir bolchevique: vous resteriez, quelles que soient vos convictions intimes, un ennemi objectif». – «C'est vrai, mais c'est à cause de l'éducation. Un enfant de bourgeois, un petit-enfant de bourgeois, éduqué dès la naissance dans un pays socialiste, sera un vrai, un bon communiste, au-dessus de toute suspicion. Lorsque la société sans classes sera une réalité, toutes les classes seront dissoutes dans le Communisme. En théorie, cela peut être étendu au monde entier, ce qui n'est pas le cas du national-socialisme». – «En théorie, peut-être. Mais vous ne pouvez pas le prouver, et en réalité vous commettez des crimes atroces au nom de cette utopie». – «Je ne vous répondrai pas que vos crimes sont pires. Je vous dirai simplement que si nous ne pouvons pas prouver à quelqu'un qui refuse de croire en la vérité du Marxisme le bien-fondé de nos espoirs, nous pouvons et nous allons vous prouver concrètement l'inanité des vôtres. Votre racisme biologique postule que les races sont inégales entre elles, que certaines sont plus fortes et plus valables que d'autres, et que la plus forte et la plus valable de toutes est la race allemande. Mais lorsque Berlin ressemblera à cette ville-ci» – il braqua son doigt vers le plafond – «et lorsque nos braves soldats camperont sur votre Unter den Linden, vous serez au moins obligés, si vous voulez sauver votre foi raciste, de reconnaître que la race slave est plus forte que la race allemande». Je ne me laissai pas démonter: «Vous croyez sincèrement, alors que vous avez à peine tenu Stalingrad, que vous allez prendre Berlin? Vous voulez rire». – «Je ne le crois pas, je le sais. Il n'y a qu'à regarder les potentiels militaires respectifs. Sans compter le deuxième front que nos alliés vont ouvrir en Europe, bientôt. Vous êtes foutus». – «Nous nous battrons jusqu'à la dernière cartouche». – «Sans doute, mais vous périrez quand même. Et Stalingrad restera comme le symbole de votre défaite. À tort, d'ailleurs. À mon avis, vous avez déjà perdu la guerre l'année dernière, quand on vous a arrêtés devant Moscou. Nous avons perdu du territoire, des villes, des hommes; tout cela se remplace. Mais le Parti n'a pas craqué et ça, c'était votre seul espoir. Sans ça, vous auriez même pu prendre Stalingrad, cela n'aurait rien changé. Et vous auriez pu prendre Stalingrad, d'ailleurs, si vous n'aviez pas commis tant d'erreurs, si vous ne nous aviez pas tant sous-estimés. Il n'était pas inévitable que vous perdiez ici, que votre 6e armée soit entièrement détruite. Mais si vous aviez gagné à Stalingrad, alors quoi? Nous aurions toujours été à Oulianovsk, à Kouibyshev, à Moscou, à Sverdlovsk. Et nous aurions fini par vous faire la même chose un peu plus loin. Bien sûr, le symbolisme n'aurait pas été le même, ce n'aurait pas été la ville de Staline. Mais qui est Staline au fond? Et que nous font, à nous bolcheviques, sa démesure et sa gloire? Pour nous, ici, qui mourons tous les jours, que nous font ses coups de téléphone quotidiens à Joukov? Ce n'est pas Staline qui donne aux hommes le courage de se ruer devant vos mitrailleuses. Bien sûr, il faut un chef, il faut quelqu'un pour tout coordonner, mais ça aurait pu être n'importe quel autre homme de valeur. Staline n'est pas plus irremplaçable que Lénine, ou que moi. Notre stratégie ic i a été une stratégie du bon sens. Et nos soldats, nos bolcheviques auraient montré autant de courage à Kouibyshev. Malgré toutes nos défaites militaires, notre Parti et notre peuple sont restés invaincus. Maintenant, les choses vont aller dans l'autre sens. Les vôtres commencent déjà à évacuer le Caucase. Notre victoire finale ne fait aucun doute». – «Peut-être, rétorquai-je. Mais à quel prix pour votre Communisme? Staline, depuis le début de la guerre, fait appel aux valeurs nationales, les seules qui inspirent réellement les hommes, pas aux valeurs communistes. Il a réintroduit les ordres tsaristes de Souvorov et de Koutouzov, ainsi que les épaulettes dorées pour les officiers, qu'en 17 vos camarades de Petrograd leur clouaient aux épaules. Dans les poches de vos morts, même des officiers supérieurs, nous trouvons des icônes cachées. Mieux encore, nous savons par nos interrogatoires que les valeurs raciales se montrent au grand jour dans les plus hautes sphères du Parti et de l'armée, un esprit grand-russien, antisémite, que Staline et les dirigeants du Parti cultivent. Vous aussi, vous commencez à vous méfier de vos Juifs; pourtant, ce n'est pas une classe». -»Ce que vous dites est certainement vrai, reconnut-il avec tristesse. Sous la pression de la guerre, les atavismes remontent à la surface. Mais il ne faut pas oublier ce qu'était le peuple russe avant 1917, son état d'ignorance, d'arriération. Nous n'avons même pas eu vingt ans pour l'éduquer et le corriger, c'est peu. Après la guerre nous reprendrons cette tâche, et petit à petit toutes ces erreurs seront corrigées». – «Je crois que vous avez tort. Le problème n'est pas le peuple: ce sont vos dirigeants. Le Communisme est un masque plaqué sur le visage inchangé de la Russie. Votre Staline est un tsar, votre Politbüro des boyards ou des nobles avides et égoïstes, vos cadres du Parti les mêmes tchinovniki que ceux de Pierre ou de Nicolas. C'est le même autocratisme russe, la même insécurité permanente, la même paranoïa de l'étranger, la même incapacité fondamentale de gouverner correctement, la même substitution de la terreur au consensus commun, et donc au vrai pouvoir, la même corruption effrénée, sous d'autres formes, la même incompétence, la même ivrognerie. Lisez la correspondance de Kourbsky et Ivan, lisez Karamzine, lisez Custine. La donnée centrale de votre histoire n'a jamais été modifiée: l'humiliation, de père en fils. Depuis le début, mais surtout depuis les Mongols, tout vous humilie, et toute la politique de vos gouvernants consiste non pas à corriger cette humiliation et ses causes, mais à la cacher au reste du monde. Le Pétersbourg de Pierre n'est rien qu'un autre village à la Potemkine: ce n'est pas une fenêtre ouverte sur l'Europe, mais un décor de théâtre monté pour masquer à l'Occident toute la misère et la crasse sans fin qui s'étalent derrière. Or on ne peut humilier que les humiliables; et à leur tour, il n'y a que les humiliés qui humilient. Les humiliés de 1917, de Staline au moujik, ne font depuis qu'infliger à d'autres leur peur et leur humiliation. Car dans ce pays d'humiliés, le tsar, quelle que soit sa force, est impuissant, sa volonté se perd dans les marécages bourbeux de son administration, il en est vite réduit, comme Pierre, à ordonner qu'on obéisse à ses ordres; devant lui, on fait des courbettes, et dans son dos, on le vole ou on complote contre lui; tous flattent leurs supérieurs et oppriment leurs subordonnés, tous ont une mentalité d'esclaves, de raby comme vous dites, et cet esprit d'esclave monte jusqu'au sommet; le plus grand esclave de tous, c'est le tsar, qui ne peut rien contre la lâcheté et l'humiliation de son peuple d'esclaves, et qui donc, dans son impuissance, les tue, les terrorise et les humilie encore plus. Et chaque fois qu'il y a une réelle rupture dans votre histoire, une vraie chance de sortir de ce cycle infernal pour commencer une nouvelle histoire, vous la ratez: devant la liberté, cette liberté de 1917 dont vous parliez, tout le monde, le peuple comme les dirigeants, recule et se replie sur les vieux réflexes éprouvés. La fin de la NEP, la déclaration du socialisme dans un seul pays, ce n'est rien d'autre que ça. Et puis comme les espoirs n'étaient pas entièrement éteints, il a fallu les purges. Le grand-russisme actuel n'est que l'aboutissement logique de ce processus. Le Russe, humilié éternel, ne s'en tire jamais que d'une façon, en s'identifiant à la gloire abstraite de la Russie. Il peut travailler quinze heures par jour dans une usine glaciale, ne manger toute sa vie que du pain noir et du chou, et servir un patron grassouillet qui se dit marxiste-léniniste mais qui roule en limousine avec ses poules de luxe et son Champagne français, peu lui importe, du moment que la Troisième Rome se fera. Et cette Troisième Rome peut s'appeler chrétienne ou communiste, ça n'a aucune importance. Quant au directeur de l'usine, il tremblera en permanence pour sa place, il flattera son supérieur et lui offrira des cadeaux somptueux, et, s'il est déchu, un autre, identique, sera nommé à sa place, tout aussi avide, ignare et humilié que lui, et méprisant pour ses ouvriers parce que après tout il sert un État prolétaire. Un jour, sans doute, la façade communiste disparaîtra, avec ou sans violence. Alors on découvrira cette même Russie, intacte. Si jamais vous la gagnez, vous sortirez de cette guerre plus nationaux-socialistes et plus impérialistes que nous, mais votre socialisme, à la différence du nôtre, ne sera qu'un nom vide, et il ne vous restera que le nationalisme auquel vous raccrocher. En Allemagne, et dans les pays capitalistes, on affirme que le Communisme a ruiné la Russie; moi, je crois le contraire: c'est la Russie qui a ruiné le Communisme. C'aurait pu être une belle idée, et qui peut dire ce qui serait advenu si la Révolution s'était faite en Allemagne plutôt qu'en Russie? Si elle avait été menée par des Allemands sûrs d'eux, comme vos amis Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht? Pour ma part, je pense que cela aurait été un désastre, car cela aurait exacerbé nos conflits spécifiques, que le national-socialisme cherche à résoudre. Mais qui sait? Ce qui est sûr, c'est qu'ayant été tentée ici, l'expérience communiste ne pouvait être qu'un échec. C'est comme une expérience médicale menée en milieu contaminé: les résultats sont bons à jeter». – «Vous êtes un excellent dialecticien, et je vous félicite, on dirait que vous êtes passé par une formation communiste. Mais je suis fatigué et je ne vais pas me disputer avec vous. De toute façon, tout cela n'est que des mots. Ni vous ni moi ne verrons le futur que vous décrivez». -»Qui sait? Vous êtes un commissaire de haut rang. Peut-être allons-nous vous envoyer dans un camp pour vous interroger». – «Ne vous moquez pas de moi, répliqua-t-il durement. Les places, dans vos avions, sont bien trop limitées pour que vous évacuiez un petit poisson. Je sais parfaitement que je serai fusillé, tout à l'heure ou demain. Cela ne me dérange pas». Il reprit un ton enjoué. «Connaissez-vous l'écrivain français Stendhal? Alors, vous aurez certainement lu cette phrase: Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme. C'est la seule chose qui ne s'achète pas-» Je fus pris d'un ricanement irrésistible; lui aussi riait, mais plus doucement «Mais où donc êtes-vous allé pêcher ça?» articulai-je enfin. Il haussa les épaules: «Oh. Je n'ai pas lu que Marx, vous savez». -»C'est dommage que je n'aie rien à boire, dis-je. Je vous aurais volontiers offert un verre,» Je redevins sérieux: «C'est dommage aussi que nous soyons ennemis. Dans d'autres circonstances, nous aurions pu nous entendre». – «Peut-être, fit-il pensivement, mais peut-être que non». Je me levai, allai à la porte, et appelai l'Ukrainien. Puis je retournai derrière mon bureau. Le commissaire s'était levé et tentait de redresser sa manche déchirée. Toujours debout, je lui offris le reste de mon paquet de cigarettes. «Ah, merci, dit-il. Vous avez des allumettes?» Je lui donnai aussi la boîte d'allumettes. L'Ukrainien attendait sur le pas de la porte. «Permettez-moi de ne pas vous serrer la main», dit le commissaire avec un petit sourire ironique. – «Je vous en prie», répliquai-je. L'Ukrainien le prit par le bras et il sortit, enfonçant le paquet de cigarettes et la boîte d'allumettes dans la poche de sa veste. Je n'aurais pas dû lui donner tout le paquet, me dis-je; il n'aura pas le temps de le finir, et les Ukrainiens fumeront le reste. Je n'écrivis pas de rapport sur cet entretien; qu'y aurait-il eu à rapporter? Le soir, les officiers se réunirent pour se souhaiter la bonne année et achever les dernières bouteilles que gardaient encore les uns et les autres. Mais la célébration resta maussade: après les toasts d'usage, mes collègues parlèrent peu, chacun restait de son côté, à boire et à penser; l'assemblée se dispersa rapidement. J'avais essayé de décrire à Thomas mon entretien avec Pravdine, mais il me coupa court: «Je comprends que ça t'intéresse; mais moi, les élucubrations théoriques ne sont pas ma préoccupation majeure». Par une pudeur curieuse je ne lui demandai pas ce qu'était devenu le commissaire. Le lendemain matin je me réveillai, bien avant une aube invisible ic i, sous terre, parcouru de frissons de fièvre. En me rasant j'examinai attentivement mes yeux, mais ne vis pas de traces de rose; au mess, je dus me forcer à avaler ma soupe et mon thé; je ne pus toucher à mon pain. Rester assis, lire, rédiger des rapports me devint vite insupportable; j'avais l'impression d'étouffer; je décidai, quoique sans l'autorisation de Moritz, de sortir prendre l'air: Vopel, l'adjoint de Thomas, venait d'être blessé, et j'irais lui rendre visite. Ivan, à son habitude, mit son arme à l'épaule sans broncher. Dehors, il faisait singulièrement doux et humide, la neige, au sol, se transformait en gadoue, une épaisse couche de nuages cachait le soleil. Vopel devait se trouver à l'hôpital installé dans le théâtre municipal, un peu plus bas. Des obus avaient écrasé les marches et soufflé les lourdes portes en bois; à l'intérieur du grand foyer, parmi les fragments de marbre et de piliers éclatés, s'entassaient des dizaines de cadavres, que des aides-soignants remontaient des caves et rangeaient là, en attendant de les brûler. Une puanteur épouvantable refluait des accès aux souterrains, emplissant le hall. «Moi, j'attends ici», déclara Ivan en se postant près des portes principales pour se rouler une cigarette. Je le contemplai et mon étonnement devant son flegme se mua en une tristesse subite et aiguë: moi, j'avais en effet toutes les chances d'y rester, mais lui, il n'avait aucune chance de s'en sortir. Il fumait tranquillement, indifférent. Je me dirigeai vers les sous-sols. «Ne vous approchez pas trop des corps», fit un infirmier près de moi. Il tendait le doigt et je regardai: un grouillement sombre et indistinct courait sur les cadavres empilés, se détachait d'eux, se mouvait parmi les débris. Je regardai de plus près et mon estomac se retourna; les poux quittaient les corps refroidis, en masse, à la recherche de nouveaux hôtes. Je les contournai soigneusement et descendis; derrière moi, l'infirmier ricanait. Dans la crypte, l'odeur m'enveloppa comme un drap mouillé, une chose vivante et polyforme qui se lovait dans les narines et la gorge, faite de sang, de gangrène, de blessures pourrissantes, de fumée de bois humide, de laine mouillée ou trempée d'urine, de diarrhée presque sucrée, de vomissures. Je respirais par la bouche en sifflant, m'efforçant de retenir mes haut-le-cœur. On avait aligné les blessés et les malades, sur des couvertures ou parfois à même le sol, parmi toutes les vastes caves bétonnées et froides du théâtre; les gémissements et les cris résonnaient sur les voûtes; une épaisse couche de boue recouvrait le soL Quelques médecins ou infirmiers en blouse souillée évoluaient au ralenti entre les rangées de moribonds, cherchant précautionneusement où poser les pieds pour éviter d'écraser un membre. Je n'avais aucune idée de comment trouver Vopel dans ce chaos. Finalement je localisai ce qui semblait être une salle d'opération et entrai sans frapper. Le sol carrelé était maculé de boue et de sang; à ma gauche, un homme avec un seul bras se tenait assis sur un banc, les yeux ouverts et vides. Sur la table gisait une femme blonde – sans doute une civile car on avait déjà évacué toutes nos infirmières -, nue, avec d'affreuses brûlures sur le ventre et le dessous de ses seins, et les deux jambes coupées au-dessus des genoux. Ce spectacle me foudroya; je dus me forcer à détourner les yeux, à ne pas fixer son sexe gonflé exposé entre les moignons. Un médecin entra et je lui demandai de m'indiquer le blessé SS. Il me fit signe de le suivre et me mena à une petite pièce où Vopel, à moitié habillé, se tenait assis sur un lit pliant Un éclat l'avait frappé au bras, il semblait très heureux car il savait que maintenant il pourrait partir. Pâle, envieux, je regardai son épaule bandée comme autrefois j'avais dû regarder ma sœur téter le sein de notre mère. Vopel fumait et bavardait, il avait sa Heimatschuss et sa chance le rendait euphorique comme un enfant, il avait du mal à le cacher, c'était insupportable. Il ne cessait de tripoter comme un fétiche l'étiquette VERWUNDETE fixée à la boutonnière de sa vareuse, jetée sur ses épaules. Je le quittai en promettant de discuter avec Thomas de son évacuation. Il avait une chance folle: vu son grade, il n'avait aucun espoir de figurer sur les listes d'évacuation des spécialistes indispensables; et tous, nous savions que pour nous autres, S S, il n'y aurait même pas de camp de prisonniers, les Russes traiteraient les S S comme nous traitions les commissaires et les hommes du NKVD. En sortant, je songeai de nouveau à Pravdine et me demandai si j'aurais autant de flegme que lui; le suicide me semblait encore préférable à ce qui m'attendait chez les bolcheviques. Mais je ne savais pas si j'en aurais le courage. Plus que jamais je me sentais coincé comme un rat; et je ne pouvais accepter que cela finisse comme ça, dans cette crasse et cette misère. Les frissons de fièvre me reprenaient, je songeais avec horreur qu'il suffirait de peu pour que je me retrouve moi aussi allongé dans cette cave puante, pris au piège de mon propre corps jusqu'à ce qu'à mon tour on me monte à l'entrée, enfin débarrassé de mes poux. Arrivé au foyer, je ne sortis pas rejoindre Ivan mais montai le grand escalier vers la salle du théâtre. C'avait dû être une belle salle, avec des balcons et des fauteuils en velours; maintenant, le plafond, défoncé par les obus, s'était presque entièrement effondré, le lustre était venu s'écraser au milieu des sièges, une épaisse couche de gravats et de neige les recouvrait. Pris de curiosité, mais aussi peut-être de la peur subite de ressortir, je montai explorer les étages. Ici aussi, on s'était battu: on avait percé les murs pour ménager des positions de tir, des douilles, des boîtes de munitions vides jonchaient les couloirs; sur un balcon, deux cadavres russes, que personne ne s'était fatigué à descendre, restaient affalés sur des fauteuils, comme s'ils attendaient le début d'une pièce sans cesse remise. Par une porte défoncée au fond d'un couloir, j'accédai à une passerelle surplombant la scène: la plupart des lumignons et des machines à décor étaient tombés, mais certains demeuraient encore en place. Je parvins aux combles: là où plus bas s'ouvrait la salle, ce n'était qu'un vide béant, mais au-dessus de la scène le plancher restait intact, et le toit, percé de partout, reposait encore sur son enchevêtrement de poutres. Je risquai un œil par un des trous: je voyais des ruines noircies, de la fumée montait en plusieurs endroits; un peu au nord, un assaut violent était en cours, et derrière, j'entendais le gémissement caractéristique de Sturmovik invisibles. Je cherchai la Volga, que j'aurais souhaité voir au moins une fois, mais elle restait cachée derrière les ruines; ce théâtre n'était pas assez haut. Je me retournai et contemplai le grenier désolé: il me rappelait celui de la grande maison de Moreau, à Antibes. Chaque fois que je revenais de l'internat de Nice, avec ma sœur dont alors je ne me séparais pas, j'explorais les recoins de cette maison hétéroclite, pour finir invariablement au grenier. Nous y hissions un gramophone à manivelle pris dans le salon, et un jeu de marionnettes appartenant à ma sœur, qui représentaient différents animaux, un chat, une grenouille, un hérisson; tendant un drap entre deux poutres, nous mettions en scène, juste pour nous, des pièces et des opéras. Notre spectacle préféré était La flûte enchantée de Mozart: la grenouille figurait alors Papageno, le hérisson Tamino, le chat Pamina, et une poupée à forme humaine, la Reine de la Nuit. Debout dans ces décombres, les yeux écarquillés, je croyais pouvoir entendre la musique, saisir le jeu féerique des marionnettes. Une crampe lourde me saisit le ventre et je baissai mon pantalon et m'accroupis, et déjà tandis que la merde coulait, liquide, j'étais loin, je pensais aux flots, à la mer sous la quille du bateau, deux enfants assis à l'avant face à cette mer, moi-même et ma sœur jumelle Una, le regard et les deux mains qui se touchent sans que personne s'en aperçoive, et l'amour alors encore plus vaste et sans fin que cette mer bleue et que l'amertume et la douleur des années meurtries, une splendeur solaire, un abîme volontaire. Mes crampes, ma diarrhée, mes poussées de fièvre blanche, ma peur aussi, tout cela s'était effacé, s'était dissous dans ce retour inouï. Sans même prendre la peine de me reculotter je me couchai dans la poussière et les gravats et le passé se déploya comme une fleur au printemps. Ce que nous aimions, dans le grenier, c'est qu'à la différence des caves il y a toujours de la lumière. Même lorsque le toit n'est pas criblé de shrapnels, soit que le jour filtre par de petites fenêtres ou par des fentes entre les tuiles, soit qu'il monte par la trappe qui donne sur les étages, il n'y fait jamais entièrement sombre. Et c'était dans cette lumière diffuse, incertaine, fragmentée que nous jouions et apprenions les choses qu'il nous fallait apprendre. Qui sait comment cela vint? Peut-être avions-nous trouvé, cachés derrière d'autres dans la bibliothèque de Moreau, certains livres interdits, peut-être cela était-il venu naturellement, au gré des jeux et des découvertes. Cet été-là, nous restâmes à Antibes, mais le samedi et le dimanche nous allions dans une maison louée par Moreau, près de Saint-Jean-Cap-Ferrat, au bord de la mer. Là, nos jeux envahissaient les champs, les bois de pins noirs et le maquis tout proche, vibrant du crissement des grillons et du bourdonnement des abeilles dans la lavande, dont l'odeur venait recouvrir les senteurs du romarin, du thym et de la résine, mêlées aussi, vers la fin de l'été, à celle des figues que nous dévorions jusqu'à écœurement, et puis, plus loin, la mer et les rochers chaotiques qui formaient cette côte déchiquetée, jusqu'à un petit îlot en pente que nous atteignions à la nage ou en canot. Là, nus comme des sauvages, nous plongions avec une cuiller en fer pour détacher les gros oursins noirs agrippés aux parois sous-marines; quand nous en avions recueilli plusieurs, nous les ouvrions avec un couteau de poche et avalions la masse vif-orange de petits œufs agglutinés à même la coquille, avant de rejeter les débris à la mer et d'extraire patiemment les épines brisées de nos doigts, en ouvrant la peau de la pointe du canif puis en urinant dans la plaie. Parfois, surtout lorsque le mistral soufflait, les vagues grossissaient, venaient se fracasser contre les rochers; regagner la rive devenait un jeu périlleux, tout d'adresse et d'ardeur enfantines: une fois, tandis que je me hissais hors de l'eau, ayant attendu un reflux pour attraper la roche, une vague inattendue me balaya sur la pierre, ma peau s'écorcha sur les aspérités, le sang coulait par de multiples petits filets dilués par l'eau de mer; ma sœur se rua sur moi et m'allongea dans l'herbe, pour embrasser une à une les éraflures, lapant le sang et le sel comme un petit chat avide. Dans notre délire souverain, nous avions inventé un code qui nous permettait, devant notre mère et Moreau, de nous proposer ouvertement des gestes, des actes précis. C'était l'âge de la pure innocence, faste, magnifique. La liberté possédait nos petits corps étroits, minces, bronzés, nous nagions comme des otaries, filions à travers les bois comme des renards, roulions, nous tordions ensemble dans la poussière, nos corps nus indissociables, ni l'un ni l'autre spécifiquement la fille ou le garçon, mais un couple de serpents entrelacés. La nuit, la fièvre montait, je tremblais sur mon lit, au-dessus de celui de Thomas, blotti sous les couvertures, dévoré par les poux, dominé par ces images lointaines. Lorsque l'école reprit, après l'été, presque rien ne changea. Séparés, nous rêvions l'un de l'autre, nous attendions le moment qui nous réunirait. Nous avions notre vie publique, vécue ouvertement comme celle de tous les enfants, et notre vie privée, qui n'appartenait qu'à nous seuls, un espace plus vaste que le monde, limité seulement par les possibilités de nos esprits unis. Au fil du temps, les décors changeaient, mais la pavane de notre amour continuait à marquer son rythme, élégant ou furieux. Pour les vacances d'hiver, Moreau nous emmena à la montagne; c'était à l'époque bien plus rare que de nos jours. Il loua un chalet qui avait appartenu à un noble russe: ce Moscovite avait transformé une annexe en pièce à vapeur, ce qu'aucun de nous n'avait jamais vu, mais le propriétaire nous en montra le fonctionnement et Moreau, en particulier, se prit de passion pour cette invention. En fin d'après-midi, après que nous étions rentrés du ski ou de la luge ou de la marche à pied, il y passait une bonne heure à suer; il n'avait pas, toutefois, le courage de sortir et de se rouler dans la neige, comme nous le faisions vêtus, hélas, de la tête aux pieds d'un maillot de bain, que notre mère nous obligeait à porter. Elle, de son côté, n'aimait pas cette chambre à vapeur et l'évitait. Mais lorsque nous nous retrouvions seuls à la maison, soit dans la journée, lorsqu'ils sortaient pour une promenade en ville, soit le soir, lorsqu'ils dormaient, nous réoccupions la pièce refroidie et quittions enfin nos vêtements, et nos petits corps devenaient un miroir l'un pour l'autre. Nous nous nichions aussi dans les longs placards vides construits sous le grand toit en pente du chalet, où nous ne pouvions nous tenir debout, mais où nous restions assis ou couchés, rampant, nous blottissant, peau contre peau, esclaves l'un de l'autre et maîtres de tout.

Le jour, je cherchais à retrouver mon assise fragile, au sein de cette ville dévastée; mais la fièvre et les diarrhées me minaient, me détachaient de la réalité pourtant lourde et riche de peine qui m'environnait. Je souffrais aussi de l'oreille gauche, une douleur sourde, pressante, juste sous la peau, à l'intérieur du pavillon. Je tentais en vain de la soulager en frottant cet endroit de mon petit doigt. Distrait, je passais ainsi de longues heures grises dans mon bureau, enveloppé dans ma pelisse souillée, à fredonner une petite mélodie mécanique et sans ton, et à essayer de retrouver les vieux sentiers perdus. L'ange ouvrait la porte de mon bureau et entrait, porteur du charbon ardent qui brûle tous les péchés; mais au lieu d'en toucher mes lèvres, il l'enfonçait entier dans ma bouche; et si alors je sortais dans la rue, au contact de l'air frais, je brûlais vif. Je restais debout, je ne souriais pas, mais mon regard, je le sais, demeurait tranquille, oui, alors même que les flammes me mordaient les paupières, me creusaient les narines, m'emplissaient la mâchoire et me voilaient les yeux. Ces conflagrations éteintes, je voyais des choses surprenantes, inouïes. Dans une rue légèrement en pente, bordée de voitures et de camions détruits, je remarquai un homme sur le trottoir, appuyé d'une main à un lampadaire. C'était un soldat, sale, mal rasé, vêtu de guenilles tenues par des ficelles et des épingles, la jambe droite sectionnée sous le genou, une blessure fraîche et ouverte d'où coulaient des flots de sang; l'homme tenait une boîte de conserve ou un gobelet en étain sous le moignon et essayait de recueillir ce sang et de le boire rapidement, pour éviter d'en perdre trop. Il accomplissait ces gestes méthodiquement, avec précision, et l'horreur me saisissait à la gorge. Je ne suis pas médecin, me disais-je, je ne peux pas intervenir. Heureusement nous nous trouvions près du théâtre, et je me ruai à travers les longues caves sombres et encombrées, faisant fuir les rats qui couraient sur les blessés: «Un docteur! Il me faut un docteur!» criai-je; les infirmiers me regardaient avec un air terne et éteint, personne ne répondait. Enfin je trouvai un médecin assis sur un tabouret près d'un poêle, buvant lentement du thé. Il mit un certain temps à répondre à mon agitation, il semblait fatigué, légèrement énervé par mon insistance; mais il finit par me suivre. Dans la rue, l'homme à la jambe coupée était tombé. Il restait calme et impassible, mais il faiblissait visiblement. Le moignon moussait maintenant d'une substance blanchâtre qui se mêlait au sang, peut-être du pus; l'autre jambe aussi saignait et semblait vouloir se détacher en partie. Le médecin s'agenouilla près de lui et commença à s'occuper de ses blessures atroces avec des gestes froids et professionnels; sa contenance m'ébahissait, non seulement sa capacité à toucher ces foyers d'horreur mais à y travailler sans émotion ni révulsion; quant à moi, cela me rendait malade.

Tout en travaillant, le médecin me regardait et je comprenais son regard: l'homme n'allait pas durer longtemps, il n'y avait rien à faire que paraître l'aider pour adoucir un peu son angoisse et les derniers moments de sa vie fuyante. Tout ceci est réel, croyez-le. Ailleurs, Ivan m'avait mené à un grand immeuble, pas très loin du front, sur la Prospekt Respublikanskii, où un déserteur russe était censé se cacher. Je ne le trouvai pas; je visitais des pièces, regrettant d'être venu, lorsque le rire aigu d'un enfant fusa dans le couloir. Je sortis de l'appartement et ne vis rien; mais quelques instants plus tard l'escalier fut envahi par une horde de fillettes sauvages et impudiques, qui me frôlaient et filaient entre mes jambes avant de relever leurs jupes pour me montrer leurs derrières crasseux et disparaître à l'étage en bondissant; puis elles redégringolaient en tas, avec des éclats de rire. Elles ressemblaient à de petites rates avides, prises de frénésie sexuelle: l'une d'elles se campa sur une marche au niveau de ma tête et écarta les jambes, exhibant sa vulve nue et lisse; une autre me mordit les doigts; je la saisis par les cheveux et la tirai à moi pour la gifler, mais une troisième fillette me glissa la main entre les jambes par-derrière tandis que celle que je tenais se tordait, s'arrachait, et s'évanouissait dans un couloir. Je courus après elle mais le couloir était déjà vide. Je regardai un instant les portes fermées des appartements, bondis, en ouvris une: je dus me rejeter en arrière pour ne pas choir dans le vide, il n'y avait rien derrière cette porte, et je la refermai en la claquant, juste avant qu'une rafale de mitraillette russe vienne la cribler de trous. Je me jetai au sol: un obus antichar explosa sur la cloison, m'assourdissant et me recouvrant de plâtre et de fragments de bois et de vieux journaux. Je rampai furieusement et roulai dans un appartement, de l'autre côté du couloir, qui n'avait plus de porte d'entrée. Dans le salon, haletant pour reprendre mon souffle, j'entendis distinctement du piano; pistolet-mitrailleur au poing, j'ouvris la porte de la chambre à coucher: à l'intérieur, un cadavre soviétique était couché sur le lit défait, et un Hauptmann en chapka, assis les jambes croisées sur un tabouret, écoutait un disque sur un gramophone posé au sol. Je ne reconnus pas l'air et lui demandai ce que c'était. Il attendit la fin du morceau, une pièce légère avec une petite ritournelle obsédante, et souleva le disque pour regarder l'étiquette: «Daquin. Le coucou». Il remonta la manivelle du gramophone, sortit un autre disque d'une pochette en papier orangé, et posa l'aiguille. «Ça, vous allez reconnaître». En effet, c'était le Rondo à la turque de Mozart, dans une interprétation rapide et allègre mais en même temps imbue de gravité romantique; un pianiste slave, certainement «Qui joue?» demandai-je. – «Rachmaninov, le compositeur. Vous connaissez?» – «Un peu. Je ne savais pas qu'il jouait aussi». Il me tendit une pile de disques. «Ce devait être un sacré mélomane, notre ami, fit-il en indiquant le lit Et il devait avoir de bons contacts au Parti, vu la provenance des disques». J'examinai les étiquettes: elles étaient imprimées en anglais, ces disques provenaient des États-Unis; Rachmaninov y interprétait Gluck, Scarlatti, Bach, Chopin, ainsi qu'une de ses propres pièces; les enregistrements dataient de la première moitié des années 20, mais semblaient récemment édités. Il y avait aussi des disques russes. La pièce de Mozart prit fin et l'officier mit le Gluck, une transcription d'une mélodie d'Orfeo ed Euridice, délicate, lancinante, affreusement triste. Du menton je fis signe en direction du lit: «Pourquoi vous ne vous débarrassez pas de lui?» – «Pour quoi faire? Il est très bien là où il est». J'attendis la fin du morceau pour lui demander: «Dites, vous n'avez pas vu une petite fille?» – «Non, pourquoi, il vous en faut une? La musique, c'est mieux». Je lui tournai le dos et ressortis de l'appartement J'ouvris la porte suivante: la fillette qui m'avait mordue pissait, accroupie sur un tapis. Lorsqu'elle me vit elle me regarda avec des yeux brillants, se frotta l'entrecuisse de la main, et plongea entre mes jambes avant que je ne puisse réagir, filant de nouveau dans l'escalier en riant. J'allai m'asseoir sur le canapé et contemplai la tache mouillée sur le tapis à fleurs; j'étais encore sonné par l'explosion de l'obus, la musique du piano tintait dans mon oreille infectée qui me faisait souffrir. Je la touchai délicatement du doigt et le ramenai couvert d'un pus jaunâtre, que j'essuyai distraitement sur le tissu du canapé. Puis je me mouchai dans les rideaux et ressortis; tant pis pour la fillette, quelqu'un d'autre devrait lui administrer la correction qu'elle méritait. Dans la cave de l'Univermag, j'allai consulter un médecin: il me confirma l'infection, la nettoya tant bien que mal et me posa un bandage sur l'oreille, mais ne put rien me donner de plus, car il n'avait plus rien. Je ne saurais dire quel jour c'était, je ne saurais même pas dire si la grande offensive russe à l'ouest du Kessel avait débuté; j'avais perdu toute notion du temps et des détails techniques de notre agonie collective. Lorsqu'on me parlait, ces paroles me parvenaient comme de très loin, une voix sous l'eau, et je ne comprenais rien de ce qu'elles cherchaient à me dire. Thomas devait s'apercevoir que je perdais rapidement pied et il faisait des efforts pour me guider, pour me ramener sur des chemins moins ouvertement divagants. Mais lui aussi avait du mal à maintenir un sens de la continuité et de l'importance des choses. Pour m'occuper, il me sortait: certains des lc qu'il fréquentait gardaient encore une bouteille de cognac arménien ou de schnaps, et tandis qu'il discutait avec eux je sirotais un verre et me renfonçais dans mon bourdonnement intérieur. En revenant d'une telle expédition, j'aperçus au coin d'une rue une bouche de métro: je ne savais pas que Stalingrad avait un métro. Pourquoi ne m'en avait-on jamais montré un plan? Je pris Thomas par la manche en lui désignant les marches qui disparaissaient dans l'obscurité et lui dis: «Viens, Thomas, allons donc voir ce métro de plus près». Il me répondit très gentiment mais fermement: «Non, Max, pas maintenant. Viens». J'insistai: «S'il te plaît. Je veux le voir». Ma voix se faisait plaintive, une angoisse sourde affluait en moi, cette bouche m'attirait irrésistiblement, mais Thomas refusait toujours. J'allais me mettre à pleurer comme un enfant à qui on refuse un jouet. À ce moment-là un obus d'artillerie explosa près de nous et le souffle me renversa. Lorsque la fumée se dégagea, je me rassis et secouai la tête; Thomas, je le vis, restait couché dans la neige, son long manteau éclaboussé de sang mêlé à des débris de terre; ses intestins se répandaient de son ventre en de longs serpents gluants, glissants, fumants. Tandis que je le regardais, stupéfait, il se redressa avec des mouvements saccadés, mal coordonnés, comme ceux d'un bébé qui apprend juste à marcher, et enfonça sa main gantée dans son ventre pour en retirer des morceaux de shrapnel acérés qu'il jetait dans la neige. Ces éclats étaient encore presque incandescents et, malgré le gant, lui brûlaient les doigts, qu'il suçait tristement après chaque morceau; lorsqu'ils touchaient la neige, ils y disparaissaient en grésillant, dégageant un petit nuage de vapeur. Les quelques derniers éclats devaient être logés assez profondément, car Thomas dut enfoncer son poing entier pour les extraire. Tout en commençant à réunir ses entrailles, les tirant doucement à lui et les enroulant autour d'une main, il eut un sourire de travers: «Il reste encore quelques bouts, je crois. Mais ils sont trop petits». Il enfonçait les boucles d'intestins et repoussait par-dessus les plis de chair de son ventre. «Est-ce que je pourrais emprunter ton écharpe?» me demanda-t-il; toujours dandy, il ne portait, lui, qu'un pull-over à col roulé. Livide, je lui tendis mon écharpe sans un mot. La passant sous les lambeaux de son uniforme, il l'enroula soigneusement autour de son ventre et en fit un nœud serré à l'avant. Puis, maintenant fermement son œuvre d'une main, il se hissa debout en titubant, s'appuyant sur mon épaule. «Merde, marmonnait-il, oscillant, ça fait mal, ça». Il se dressa sur ses doigts de pieds et rebondit plusieurs fois, puis se risqua à sautiller. «Bon, on dirait que ça va tenir». Avec toute la dignité dont il était capable, il ramena autour de lui les bribes de son uniforme et les tira sur son ventre. Le sang poisseux les collait et les tenait plus ou moins en place. «Tout ce dont j'avais besoin. Bien entendu, trouver un fil et une aiguille, ici, autant oublier». Son petit rire éraillé se mua en grimace de douleur. «Quel bordel, soupira-t-il. Mon Dieu, ajouta-t-il en apercevant mon visage, tu as l'air un peu vert, toi». Je n'insistai plus pour prendre le métro, mais raccompagnai Thomas à l'Univermag, en attendant la fin. L'offensive russe, à l'ouest du Kessel, avait complètement enfoncé nos lignes. Quelques jours plus tard, on évacuait Pitomnik dans un chaos indescriptible qui laissa des milliers de blessés éparpillés à travers la steppe gelée; troupes et PC refluaient vers la ville, même l'AOK, à Goumrak, préparait son repli, et la Wehrmacht nous expulsa du bunker de l'Univermag, pour nous reloger provisoirement dans les anciens locaux du NKVD, autrefois un bel immeuble, avec une grande coupole en verre maintenant fracassée et un sol en granité poli, mais dont les caves étaient déjà occupées par une unité médicale, ce qui nous força à nous rabattre sur des bureaux démolis au premier étage, qu'il nous fallut d'ailleurs contester à l'état-major de Seydlitz (comme dans un hôtel avec vue sur la mer, tout le monde voulait être d'un côté, pas de l'autre). Mais tous ces événements frénétiques me restaient indifférents, c'était à peine si je notai les derniers changements avec détachement, car j'avais fait une trouvaille merveilleuse, une édition de Sophocle. Le livre était déchiré en deux le long de la tranche, quelqu'un avait dû vouloir le partager, et ce n'était hélas que des traductions, mais il restait Electre, ma préférée. Oubliant les frissons de fièvre qui secouaient mon corps, le pus qui suintait de sous mon bandage, je me perdais bienheureusement dans les vers. À l'internat où ma mère m'avait fait enfermer, pour fuir la brutalité ambiante je m'étais réfugié dans les études, et j'aimais particulièrement le grec, grâce à notre professeur, ce jeune prêtre dont j'ai déjà parlé. Je n'avais pas quinze ans mais je passais mes heures libres à la bibliothèque, à déchiffrer l'Iliade ligne par ligne, avec une passion et une patience sans bornes. À la fin de l'année scolaire, notre classe organisa la représentation d'une tragédie, Electre justement, dans le gymnase de l'école, aménagé pour l'occasion; et je fus choisi pour le rôle principal. Je portais une longue robe blanche, des sandales, et une perruque dont les boucles noires dansaient sur mes épaules: lorsque je me regardai dans le miroir, je crus voir Una, et faillis m'évanouir. Nous étions séparés depuis presque un an. Lorsque j'entrai en scène j'étais à ce point possédé par la haine et l'amour et la sensation de mon corps de jeune vierge que je ne voyais rien, n'entendais rien; et lorsque je gémis ô mon Oreste, ta mort me tue, les larmes me coulaient des yeux. Oreste réapparu, possédée par l'Érinye, je criais, vociférais mes injonctions dans cette langue si belle et souveraine, Va donc, encore un coup, si tu t'en sens la force, hurlais-je, je l'encourageais, le poussais au meurtre, Tue-le au plus vite, puis expose son corps: il aura de la sorte les fossoyeurs qui lui reviennent. Et quand ce fut fini, je n'entendais pas les applaudissements, n'entendis pas les paroles du père Labourie qui me félicitait, je sanglotais, et la boucherie dans le palais des Atrides était le sang dans ma propre maison.

Thomas, qui semblait tout à fait remis de son accident, me grondait amicalement, mais je n'y prêtais aucune attention. Pour le taquiner, quand je sortais le nez de mon Sophocle, je lui citais Joseph de Maistre: Qu'est-ce qu'une bataille perdue? C'est une bataille qu'on croit avoir perdue. Thomas, ravi, fit peindre une pancarte avec ces mots qui fut affichée dans notre couloir: il reçut, paraît-il, les félicitations de Moritz, et le nouveau slogan remonta jusqu'au général Schmidt qui voulut l'adopter comme devise pour l'armée; mais Paulus, rapporta-t-on, s'y opposa. Ni Thomas ni moi, d'un commun accord, ne parlions plus d'évacuation; pourtant, tout le monde savait que ce n'était qu'une question de jours, et les heureux élus de la Wehrmacht partaient déjà. Je sombrais dans une indifférence sordide; seule la hantise du typhus me secouait de temps à autre et, non content de scruter mes yeux et mes lèvres, je me déshabillais pour chercher des taches noires sur mon torse. Les diarrhées, je n'y pensais même plus, au contraire, accroupi dans les latrines puantes, je retrouvais une certaine tranquillité, et j'aurais bien aimé, comme lorsque j'étais enfant, m'y enfermer des heures pour lire, mais il n'y avait pas de lumière, ni de porte, et je devais me contenter d'une cigarette, une de mes dernières. Ma fièvre, presque permanente maintenant, était devenue comme un cocon chaud dans lequel je pouvais me recroqueviller, et je jouissais follement de ma crasse, de ma sueur, de ma peau desséchée, de mes yeux rongés. Je ne me rasais plus depuis des jours et une fine barbe rousse contribuait à mon voluptueux sentiment de saleté et de négligence. Mon oreille malade suppurait, résonnait par moments comme une cloche ou une sirène assourdie; parfois, je n'entendais rien du tout. La chute de Pitomnik avait été suivie d'une accalmie de quelques jours; puis, vers le 20 janvier, l'écrasement méthodique du Kessel reprit (pour ces dates, je cite les livres, non pas mon souvenir, car le calendrier était devenu pour moi une notion abstraite, souvenir fugace d'un monde révolu). La température, après le bref réchauffement du début de l'année, avait catastrophiquement chuté, il devait faire -25° ou -30°. Les maigres feux allumés dans des fûts de pétrole vides ne suffisaient pas pour réchauffer les blessés; même en ville, les soldats devaient s'entourer la verge de tissu pour pisser, une loque puante, précieusement gardée en poche; et d'autres profitaient de ces occasions pour tendre leurs mains gonflées d'engelures sous le jet tiède. Tous ces détails m'étaient rapportés par les mécanismes somnambuliques de l'armée; tout aussi somnambuliquement, je lisais et classais ces rapports, après leur avoir attribué un numéro de dossier; mais cela faisait un certain temps déjà que je n'en rédigeais plus moi-même. Lorsque Moritz voulait des informations, je raflais au hasard quelques rapports de l'Abwehr et les lui apportais; peut-être Thomas lui avait-il expliqué que j'étais malade, il me regardait étrangement mais ne disait rien. Thomas, pour parler encore de lui, ne m'avait jamais rendu mon écharpe, et lorsque je sortais prendre l'air j'avais froid au cou: mais je sortais, la puanteur touffue des bâtiments devenait insupportable. La guérison rapide de Thomas m'intriguait: il avait déjà l'air tout à fait bien portant, et lorsque je lui demandais, en haussant les sourcils de manière significative et en regardant son ventre: «Alors, ça va?», il prenait un air interloqué et répondait: «Oui, ça va très bien, pourquoi ça n'irait pas?» Moi, mes plaies et mes fièvres ne guérissaient pas, j'aurais bien voulu connaître son secret. Un de ces jours-là, le 20 ou le 21 sans doute, je sortis fumer dans la rue et peu après Thomas me rejoignit. Le ciel était clair, dégagé, le froid coupant, le soleil, fusant de partout à travers les ouvertures béantes des façades, se reflétait sur la neige sèche, éclatait, éblouissait, et là où il ne pouvait passer projetait des ombres d'acier. «Tu entends?» demanda Thomas, mais mon oreille folle sonnait, je n'entendais rien. «Viens». Il me tira par la manche. Nous contournâmes le bâtiment et découvrîmes un spectacle insolite: deux ou trois Landser, emmitouflés dans des capotes ou des couvertures, se tenaient près d'un piano droit au milieu de la ruelle. Un soldat, perché sur une petite chaise, jouait, et les autres paraissaient l'écouter attentivement, mais moi, je n'entendais rien, c'était curieux, et cela m'attristait: moi aussi, j'aurais voulu écouter cette musique, je pensais y avoir droit autant que n'importe qui. Quelques Ukrainiens se dirigeaient vers nous; je reconnus Ivan, qui me fit un petit signe de la main. Mon oreille me démangeait affreusement, je n'entendais plus rien: même les paroles de Thomas, juste à côté de moi, ne me parvenaient plus que comme un gargouillis indistinct. J'avais l'horrible et angoissante impression de vivre un film muet. Exaspéré, j'arrachai mon bandage et enfonçai mon petit doigt dans le conduit; quelque chose céda, un flot de pus jaillit sur ma main et coula sur le col de ma pelisse. Cela me soulagea un peu mais je n'entendais toujours presque rien; le piano, si je tournais mon oreille dans sa direction, semblait émettre un bruit d'eau; l'autre oreille ne fonctionnait pas mieux; déçu, je me détournai et m'éloignai lentement. La lumière du soleil était vraiment splendide, elle ciselait chaque détail des façades dentelées. Derrière moi, je crus percevoir de l'agitation: je me retournai, Thomas et Ivan me faisaient de grands signes, les autres me regardaient. Je ne savais pas ce qu'ils voulaient, mais j'avais honte de me faire remarquer ainsi, je leur fis un petit signe amical et continuai à marcher. Je leur jetai encore un coup d'œil: Ivan courait vers moi, mais je fus distrait par un léger heurt sur mon front: un morceau de gravier, peut-être, ou un insecte, car lorsque je me tâtai, une petite goutte de sang perlait sur mon doigt. Je l'essuyai et continuai mon chemin vers la Volga, qui devait se trouver de ce côté. C'était un secteur où je savais que nos forces tenaient la berge; or je ne l'avais toujours pas vue, cette fameuse Volga, et je m'engageai résolument dans cette direction, pour la contempler au moins une fois avant de quitter cette ville. Les rues se devinaient entre un chamboulement de ruines tranquilles et désertes, illuminées par le soleil froid de janvier, c'était très calme et je trouvais cela extraordinairement agréable; s'il y avait des tirs, je ne les entendais pas. L'air glacial me revigorait. Le pus ne coulait plus de mon oreille, ce qui me laissait espérer que le foyer d'infection était définitivement percé; je me sentais dispos et plein de forces. Après les derniers immeubles, dressés au sommet des falaises qui surplombent la grande rivière, une voie ferrée passait, à l'abandon, les rails déjà mordus par la rouille. Au-delà s'étendait la surface blanche du fleuve pris dans la glace, puis au-delà encore l'autre rive, celle que nous n'avions jamais atteinte, entièrement plate et blanche aussi et comme vide de toute vie. Autour de moi, il n'y avait personne, je ne voyais pas de tranchées ni de positions, les lignes devaient se trouver plus haut. Enhardi, je dévalai l'abrupt talus sablonneux et me retrouvai au bord du fleuve. Avec hésitation d'abord, puis plus confiant, je posai un pied sur la glace saupoudrée de neige, puis un autre: je marchais sur la Volga, et cela me rendait heureux comme un enfant. Les flocons soulevés de la glace par un léger vent dansaient au soleil, un petit jeu follet autour de mes pieds. Devant moi, un trou sombre s'ouvrait dans la glace, assez large, sans doute percé par un obus de gros calibre tombé court; au fond du trou, l'eau coulait rapidement, presque verte sous le soleil, fraîche, attirante; je me penchai et y trempai la main, elle ne semblait pas froide: la recueillant à deux mains, je me rinçai le visage, l'oreille, la nuque, puis bus à plusieurs reprises. J'ôtai ma pelisse, la pliai soigneusement, la posai avec ma casquette sur la glace, puis, inspirant profondément, je plongeai. L'eau était claire et accueillante, d'une tiédeur maternelle. Le courant rapide créait des tourbillons qui me déportèrent rapidement sous la glace. Toutes sortes de choses passaient près de moi, que je distinguais nettement dans cette eau verte des chevaux dont le courant mouvait les pattes comme s'ils galopaient, de gros poissons presque plats mangeurs de déchets, des cadavres russes au visage gonflé, enlacés dans leurs curieuses capes brunes, des morceaux de vêtements et d'uniformes, des étendards troués flottant sur leurs hampes, une roue de chariot qui, sans doute trempée dans du pétrole, flambait encore en tournoyant sous l'eau. Un corps me heurta, puis continua son chemin; celui-ci portait un uniforme allemand; tandis qu'il s'éloignait j'aperçus son visage et ses boucles blondes dansantes, c'était Voss, souriant. Je tentai de le rattraper mais un remous nous sépara davantage et, lorsque j'eus rétabli ma position, il avait disparu. Au-dessus de moi, la glace formait un écran opaque, mais l'air durait dans mes poumons, je ne m'inquiétais pas et continuai à nager, passant des barges coulées remplies de beaux jeunes hommes assis en rang, l'arme encore à la main, de petits poissons se faufilant dans leurs chevelures agitées par le courant. Puis lentement devant moi l'eau s'éclaira, des colonnes de lumière verte plongeaient depuis des trous dans la glace, devenaient une forêt puis se fondaient les unes dans les autres au fur et à mesure que les blocs de glace s'espaçaient. Je remontai enfin reprendre mon souffle. Un petit iceberg me heurta, je replongeai, me redressai en brassant, remontai à nouveau. Ici, la rivière ne charriait presque pas de glace. En amont, à ma gauche, une navette russe dérivait dans le courant, couchée sur le flanc, brûlant doucement. Malgré le soleil, il tombait quelques gros flocons de neige lumineux, qui s'évanouissaient dès qu'ils touchaient l'eau. Pagayant des mains, je me retournai: la ville, étendue tout le long de la berge, disparaissait derrière un épais rideau de fumée noire. Au-dessus de ma tête, des goélands tournoyaient en criaillant, me jetaient des coups d'œil intrigués, ou peut-être calculateurs, puis partaient se poser sur un bloc de glace; la mer pourtant était encore loin; seraient-ils remontés depuis Astrakhan? Des moineaux aussi virevoltaient et frôlaient la surface de l'eau. Je me mis à nager posément vers la rive gauche. Enfin je pris pied et émergeai de l'eau. La grève, sur cette rive-là, était faite d'un sable fin qui montait doucement, formant des petites dunes; au-delà, tout était plat. Logiquement j'aurais dû me trouver au niveau de la Krasnaïa Sloboda, mais je ne voyais rien, pas d'artillerie rangée, pas de tranchées, pas de village, pas de soldats, personne. Quelques arbres mesquins décoraient le sommet des dunes ou s'inclinaient vers la Volga qui coulait derrière moi avec vigueur; quelque part, une linotte chantait; une couleuvre se faufila entre mes pieds et disparut dans le sable. J'escaladai les dunes et regardai: devant moi s'étalait une steppe presque nue, une terre couleur de cendre légèrement saupoudrée de neige, avec çà et là une herbe brune, rase, drue, et quelques touffes d'armoise; au sud, une rangée de peupliers barrait l'horizon, bordant sans doute un canal d'irrigation; il n'y avait rien d'autre à voir. Je fouillai dans la poche de ma vareuse et en tirai mon paquet de cigarettes, mais elles étaient trempées. Mes vêtements mouillés me collaient à la peau, mais je n'avais pas froid, l'air était doux et clément. Je ressentis alors un accès de fatigue, sans doute les effets de la nage: je tombai à genoux et piochai des doigts dans la terre sèche, encore prise par l'hiver. Je finis enfin par en dégager quelques mottes que j'enfonçai avidement dans ma bouche. Cela avait un goût un peu acre, minéral, mais en se mêlant à ma salive cette terre dégageait des sensations presque végétales, une vie fibreuse, néanmoins décevante; j'aurais voulu qu'elle soit molle, chaude et grasse, qu'elle fonde dans ma bouche, et que je puisse m'y enfoncer de mon corps entier, m'y couler comme dans une tombe. Au Caucase, les peuples montagnards ont une curieuse façon de creuser les tombes: ils pratiquent d'abord une fosse verticale, profonde de deux mètres; ensuite, au fond, ils ouvrent sur tout un côté une niche au ciel oblique; le mort, sans cercueil, enroulé dans un linceul blanc, est déposé sur le flanc dans ce renfoncement, le visage tourné vers La Mecque; puis l'on mure l'alcôve avec des briques, ou des planches si la famille est pauvre, et ensuite on remplit la fosse, la terre excédentaire formant un monticule oblong; or le mort ne repose pas sous ce monticule, mais juste à côté. Voilà, m'étais-je dit lorsqu'on m'avait décrit cette coutume, une tombe qui me conviendrait, au moins l'horreur froide de la chose est claire, et puis ça doit être plus confortable, plus intime peut-être. Mais ici il n'y avait personne pour m'aider à creuser et je n'avais aucun outil, pas même un couteau: alors je me mis à marcher, plus ou moins en direction du levant. C'était une vaste plaine où nul ne se trouvait, ni vivant sur la terre, ni mort sous la terre; et je marchais longtemps sous un ciel sans teint, de manière que je ne pouvais pas juger de l'heure (ma montre, réglée comme toutes celles de la Wehrmacht sur l'heure de Berlin, n'avait pas résisté au bain et marquait un éternel midi moins treize). Ici et là poussait un coquelicot rouge vif, seules taches de couleur dans ce morne paysage; mais lorsque j'essayai d'en cueillir un, il vira au gris et s'effrita en une légère bouffée de cendres. Enfin, au loin, j'aperçus des formes. En me rapprochant je constatai qu'il s'agissait d'un long dirigeable blanc, qui flottait au-dessus d'un grand kourgane. Plusieurs figures se promenaient sur les flancs du tumulus: trois d'entre elles se détachèrent du groupe et vinrent vers moi. Lorsqu'elles furent assez proches je vis qu'elles étaient vêtues de blouses blanches par-dessus des complets, avec de hauts faux cols un peu démodés et des cravates noires; l'une d'entre elles portait de surcroît un chapeau melon. «Guten Tag, meine Herren», fis-je poliment lorsqu'elles furent devant moi. – «Bonjour, monsieur», répondit en français celui qui portait un chapeau. Il me demanda ce que je faisais là et, répondant dans la même langue, je le lui expliquai du mieux que je pus. Les deux autres hochaient la tête. Lorsque j'eus achevé mon récit, l'homme au chapeau dit: «Dans ce cas, vous devez venir avec nous; le docteur voudra vous parler». – «Si vous le souhaitez. Qui est ce docteur?» – «Le Dr. Sardine, le chef de notre expédition». Ils me menèrent au pied du kourgane; trois gros câbles ancraient le dirigeable, un zeppelin qui oscillait lentement dans la brise à plus d'une cinquantaine de mètres au-dessus de nos têtes, sa longue masse ovale portant une nacelle métallique à deux étages. Un autre câble, plus fin, semblait fournir une liaison téléphonique un des hommes parla brièvement dans un combiné posé sur une table pliante. Sur le kourgane, les autres bonshommes creusaient, sondaient, mesuraient Je levai de nouveau la tête: une sorte de panier descendait lentement de la nacelle, tanguant largement sous l'effet du vent. Lorsqu'il arriva près du sol deux hommes s'en saisirent et le guidèrent. Ce grand panier était fait de montants ronds et d'osier tressé; l'homme au chapeau melon ouvrit une portière et me fit signe d'y prendre place; puis il se joignit à moi et referma. Le câble commença à remonter et avec un lourd sursaut le panier s'arracha du sol; lesté par notre poids, il tanguait moins, mais cela me donnait quand même un peu le mal de mer et je m'agrippai au rebord; mon chaperon, lui, tenait la main posée sur son chapeau. Je regardai la steppe: aussi loin que je pouvais voir, pas un arbre, pas une maison, tout juste, à l'horizon, une sorte de bosse, sans doute un autre kourgane.

Le panier entrait par une trappe dans une salle de la nacelle; de là, mon accompagnateur me fit monter par un escalier en spirale, puis descendre un long corridor. Tout, ici, était en aluminium, en étain, en laiton, en bois dur et bien poli: une fort belle machine, en vérité. Arrivé à une porte capitonnée, l'homme sonna à un petit bouton. La porte s'ouvrit, il me fit signe d'entrer, et ne me suivit pas.

C'était une grande pièce, bordée par une banquette et une longue baie vitrée, et meublée d'étagères, avec au centre une longue table recouverte d'un bric-à-brac invraisemblable: livres, cartes, globes, animaux empaillés, maquettes de véhicules fantastiques, instruments d'astronomie, d'optique, de navigation. Un chat blanc aux yeux vairons se faufilait silencieusement entre ces objets. Un petit homme, lui aussi en blouse blanche, se tenait recroquevillé sur une chaise à l'extrémité de la table; à mon entrée il se retourna en faisant pivoter son siège Ses cheveux, striés de gris et peignés en arrière, avaient un aspect sale et filandreux; une paire de lunettes à grosse monture les retenait, posée sur le sommet du front. Son visage un peu affaissé était mal rasé et revêtait une expression hargneuse, désagréable.

«Entrez! Entrez»…, grinça-t-il d'une voix éraillée. Il indiqua la longue banquette: «Asseyez-vous». Je contournai la table et m'assis en croisant les jambes. Il postillonnait en parlant; des restes de repas maculaient sa blouse. «Vous êtes bien jeune!»… s'exclamait-il. Je tournai légèrement la tête et contemplai la steppe nue par la baie, puis regardai de nouveau l'homme. «Je suis le Hauptsturmführer Dr. Maximilien Aue, à votre service», fis-je enfin en inclinant poliment la tête. – «Ah! croassa-t-il, un docteur! un docteur! Docteur en quoi?» – «En droit, monsieur». – «Un avocat!» Il bondit de sa chaise. «Un avocat! Engeance hideuse… maudite! Vous êtes pires que les Juifs! Pires que les banksters! Pires que les royalistes!»… – «Je ne suis pas avocat, monsieur. Je suis juriste, expert en droit constitutionnel, et officier de la Schutzstaffel». Il se calma subitement et se rassit en un bond: ses jambes, trop courtes pour sa chaise, pendaient à quelques centimètres du sol. «C'est à peine mieux»… Il réfléchit. «Moi aussi je suis docteur. Mais… en choses utiles. Sardine, je suis Sardine, le Dr. Sardine». – «Enchanté, docteur». – «Moi pas encore. Que faites-vous ici?» – «Dans votre aéronef? Vos collègues m'ont invité à y monter». – «Invité… invité… un grand mot. Je veux dire ic i, dans cette région». – «Eh bien, je marchais». – «Vous marchiez… soit! Mais dans quel but?» – «Je marchais au hasard. À vrai dire je me suis un peu perdu». Il se pencha avec un air méfiant, agrippant de ses deux mains les accoudoirs de sa chaise: «En êtes-vous bien sûr?… N'aviez-vous pas un but précis?!» – «Je dois vous avouer que non». Mais il marmonnait toujours: «Avouez, avouez… ne cherchez-vous pas quelque chose… n'êtes-vous pas justement… sur ma trace! envoyé par mes concurrents jaloux!»… Il s'excitait tout seul

«Comment donc justement nous avez-vous trouvés?» – «Votre appareil se voit de loin, dans cette plaine». Mais il ne démordait pas: «N'êtes-vous pas un affidé de Finkelstein…! de Krasschild! Ces youtres envieux… gonflés de leur propre importance… des outres! des nains! des cireurs de bottes! des falsificateurs de diplômes et de résultats»… – «Permettez-moi de vous faire remarquer, docteur, que vous ne devez pas souvent lire les journaux. Sinon vous sauriez qu'un Allemand, et à plus forte raison un officier S S, se met rarement au service de Juifs. Je ne connais pas les messieurs dont vous parlez, mais si je les rencontrais, il serait plutôt de mon devoir de les arrêter». «Oui… oui…, fit-il en se frottant la lèvre inférieure, cela se peut, en effet…» Il fouilla dans la poche de sa blouse et en tira une petite bourse en cuir; avec des doigts jaunis par la nicotine, il y pécha une pincée de tabac et se mit à rouler une cigarette. Comme il ne semblait pas disposé à m'en offrir, je repris mon propre paquet: il avait séché, et en roulant et en tassant un peu une de mes cigarettes, je pus en faire quelque chose de convenable. Mes allumettes, par contre, étaient gâchées; je regardai la table, mais n'en vis pas d'autres au milieu du fouillis. «Avez-vous du feu, docteur?» demandai-je. – «Un instant, jeune homme, un instant»… Il acheva de rouler sa cigarette, prit sur la table un assez gros cube en étain, introduisit sa cigarette dans un trou, et appuya sur un petit bouton. Puis il attendit Au bout de quelques minutes que je trouvai assez longues, un petit ping se fit entendre; il retira la cigarette, dont l'extrémité rougeoyait, et aspira de petites bouffées: «Ingénieux, non?» – «Très. Mais un peu lent, peut-être». – «C'est la résistance qui met du temps à chauffer. Donnez-moi votre cigarette». Je la lui tendis et il répéta l'opération tout en crachotant de la fumée par petits coups; cette fois-ci, le ping résonna un peu plus vite. «C'est mon seul vice…, marmottait-il, le seul! Tout le reste… fini! L'alcool… un poison…

Quant aux fornications… Toutes ces femelles avides! peinturlurées! syphilitiques! prêtes à sucer le génie d'un homme… à lui circoncire l'âme!… Sans parler du danger de la procréation… omniprésent… Quoi qu'on fasse, on n'y échappe pas, elles se débrouillent toujours… une abomination! Hideurs entétonnées! frétillantes! coquettes marranes, qui attendent de porter le coup de grâce! Le rut permanent! Les odeurs! à longueur d'année! Un homme de science doit savoir tourner le dos à tout cela. Se bâtir une carapace d'indifférence… de volonté… Noli me längere». En fumant, il laissait tomber ses cendres au sol, comme je ne voyais pas de cendrier, je faisais de même. Le chat blanc se frottait la nuque contre un sextant. Brusquement, Sardine rabattit ses lunettes devant ses yeux et se pencha pour me scruter: «Vous aussi, vous cherchez le bout du monde?» – «Pardon?» – «Le bout du monde! Le bout du monde! Ne faites pas l'innocent. Quoi d'autre aurait pu vous amener ici?» – «Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, docteur». Il eut un rictus, bondit de sa chaise, contourna la table, saisit un objet et me le lança à la tête. Je l'attrapai de justesse. C'était un cône, monté sur un support, peint comme un globe avec les continents déroulés dessus; la base plate était grise et portait la mention: TERRA INCOGNITA. «Ne me dites pas que vous n'avez jamais vu cela?» Sardine avait regagné sa place et se roulait une autre cigarette. «Jamais, docteur, répondis-je. Qu'est-ce que c'est?» – «C'est la Terre! Abruti! Hypocrite! Faux-derche!» – «Je suis vraiment désolé, docteur. À l'école, on m'a enseigné que la Terre était ronde». Il émit un grognement féroce: «Sornettes! Balivernes!… Théories médiévales… éculées… Superstition! Voilà!» hurla-t-il en désignant de sa cigarette le cône que je tenais toujours, «Voilà! Voilà la vérité. Et je vais le prouver! En ce moment, nous nous dirigeons vers le Bord». En effet, je remarquais que la cabine vibrait doucement. Je regardai par la baie: le dirigeable avait levé l'ancre et prenait lentement de l'altitude. «Et quand nous y arriverons, demandai-je précautionneusement, votre appareil passera par-dessus?» – «Ne faites pas l'imbécile! L'ignare. Vous êtes un homme instruit, dites-vous… Réfléchissez! Il va sans dire qu'au-delà du Bord, il n'y a pas de champ gravitationnel. Sinon, cela ferait longtemps que l'évidence aurait été prouvée!» – «Mais alors comment comptez-vous faire?»… – «C'est là tout mon génie, répliqua-t-il malicieusement. Cet appareil en cache un autre». Il se leva et vint s'asseoir à mes côtés. «Je vais vous le dire. De toute façon vous allez rester avec nous. Vous, l'Incrédule, vous serez le Témoin. Au Bord du monde, nous nous poserons, nous dégonflerons le ballon, là, au-dessus, qui sera replié et rangé dans un compartiment prévu à cet effet. En dessous, il y a des\pattes dépliables, articulées, huit en tout, qui se terminent par de fortes pinces». En parlant, il mimait les pinces avec ses doigts. «Ces pinces peuvent s'agripper à n'importe quel sol. Ainsi, nous passerons le Grand Bord à la manière d'un insecte, d'une araignée. Mais nous le passerons! Je ne suis pas peu fier… Vous imaginez-vous?! Les difficultés… en temps de guerre… pour construire un engin pareil?… Les tractations avec l'occupant? Avec ces ânes bâtés de Vichy, saoulés à l'eau minérale? Avec les factions… Toute cette soupe d'alphabet, peuplée de crétins, microcéphales, arrivistes? Et même avec les Juifs! Oui, monsieur l'officier allemand, les Juifs aussi!

Un homme de science ne peut pas avoir de scrupules… Il doit être prêt à pactiser avec le diable s'il le faut». Une sirène résonna quelque part à l'intérieur du vaisseau, l'interrompant. Il se redressa: «Je dois y aller. Attendez-moi ici». À la porte, il se retourna: «Ne touchez à rien!» Seul, je me levai aussi et fis quelques pas. Je tendis les doigts pour caresser le chat aux yeux vairons, mais il se hérissa et siffla en découvrant les dents. Je regardai encore les objets entassés sur la longue table, en tripotai un ou deux, feuilletai un livre, puis allai m'agenouiller sur la banquette et contemplai la steppe. Une rivière la traversait, serpentant doucement, miroitant au soleil. Je crus distinguer un objet sur l'eau. Au fond de la salle, une longue-vue en étain, montée sur trépied, se dressait devant la baie vitrée. J'y collai un œil, tournai la molette pour faire la mise au point, et cherchai la rivière; lorsque je l'eus localisée, je suivis son cours pour trouver l'objet. C'était une barque avec des figures. J'ajustai encore la distance focale. Une jeune femme nue était assise au centre de la barque, des fleurs dans les cheveux; devant et derrière elle, deux affreuses créatures, à forme humaine et nues elles aussi, pagayaient. La femme avait de longs cheveux noirs. Le cœur soudain battant, je tentai de discerner son visage, mais j'avais du mal à distinguer ses traits. Peu à peu, cette certitude se fit jour en moi: c'était Una, ma sœur. Où donc allait-elle? D'autres canots suivaient le sien, couverts de fleurs, cela ressemblait à une procession nuptiale. Il fallait que je la rejoigne. Mais comment? Je me ruai hors de la cabine, dévalai l'escalier en spirale dans la pièce au panier, il y avait un homme. «Le docteur? haletai-je. Où est-il? Je dois le voir». Il me fit signe de le suivre et me mena vers l'avant du vaisseau, m'introduisant dans la cabine de contrôle où, devant une vaste baie circulaire, des hommes en blouses blanches s'affairaient. Sardine trônait sur un fauteuil surélevé devant un tableau de commandes. «Que voulez-vous?» demanda-t-il abruptement en me voyant. – «Docteur… je dois descendre. C'est une question de vie ou de mort». – «Impossible! cria-t-il d'une voix stridente. Impossible! Je comprends tout. Vous êtes un espion! Un affidé!» Il se tourna vers celui qui m'avait amené là. «Arrêtez-le! Mettez-le aux fers!» L'homme me posa la main sur le bras; sans réfléchir, je lui décochai un uppercut au menton et bondis vers la porte. Plusieurs hommes se ruèrent sur moi, mais la porte était trop étroite pour qu'ils puissent tous passer, cela les retarda. Je remontai l'escalier en spirale en prenant les marches trois par trois et me postai au sommet: lorsque la première tête apparut derrière moi, couronnée d'un chapeau melon, je lui assenai un coup de pied qui propulsa l'homme en arrière; il dégringola les marches, entraînant ses collègues à sa suite dans un énorme fracas. J'entendais hurler Sardine. J'ouvrais des portes au hasard: c'étaient des cabines, une salle de cartes, un réfectoire. Au fond du couloir je tombai sur un cagibi avec une échelle qui montait; la trappe à son sommet devait s'ouvrir sur l'intérieur de la coque, pour les réparations; il y avait là des placards métalliques, je les ouvris, ils contenaient des parachutes. Mes poursuivants se rapprochaient; j'en enfilai un et commençai à grimper. La trappe s'ouvrait facilement: au-dessus, une immense cage cylindrique en toile cirée tendue sur des arceaux s'élevait à travers le corps du dirigeable. Une lumière diffuse traversait le tissu, il y avait aussi des ampoules fixées à intervalles; par des hublots en caoutchouc transparent, on distinguait les formes molles des ballonnets à hydrogène. J'entamai l'ascension. Le puits, maintenu en place par de solides armatures, faisait bien quelques douzaines de mètres, et je m'essoufflai vite. Je risquai un coup d'œil sous mes pieds: le premier chapeau melon apparaissait par la trappe, suivi du corps de l'homme. Je vis qu'il brandissait un pistolet et repris mon ascension. Il ne tira pas, sans doute craignait-il de percer les ballonnets. D'autres hommes le suivaient; ils montaient aussi lentement que moi. Tous les quatre mètres un palier ouvert coupait le puits, pour permettre de se reposer, mais je ne pouvais pas m'arrêter, je continuai à monter, barreau après barreau, pantelant Je ne levais pas les yeux et il me semblait que cette échelle démesurée ne finirait jamais. Enfin ma tête cogna contre la trappe au sommet Sous moi résonnaient les bruits métalliques des hommes qui montaient Je tournai la manivelle de l'écoutille, la repoussai, et sortis la tête: un vent froid me frappa au visage. J'étais au sommet de la carène du dirigeable, une grande surface courbe, assez rigide, semblait-il. Je me hissai dehors et me mis debout; hélas, pas moyen de fermer la trappe de l'extérieur. Avec le vent et les vibrations de l'aéronef mon équilibre était assez instable. Je me dirigeai en titubant vers la queue tout en vérifiant les fixations du parachute. Une tête apparut à la trappe et je me mis à courir; la surface de la coque était légèrement élastique et rebondissait sous mes pieds; un coup de feu résonna et une balle siffla à côté de mon oreille; je trébuchai, roulai, mais plutôt que d'essayer de me retenir je me laissai emporter. J'entendis un autre coup de feu. La pente devenait de plus en plus raide, je glissais rapidement, essayant de placer mes pieds en avant, puis cela devint presque vertical et je chutai dans le vide comme un pantin désarticulé, agitant mes bras et mes jambes dans le vent. La steppe brune et grise montait vers moi comme un mur. Je n'avais jamais sauté en parachute mais je savais qu'il fallait tirer sur une corde; avec un effort, je ramenai mes bras près de mon corps, trouvai la manette, et tirai; le choc fut si brusque que je me fis mal à la nuque. Je descendais maintenant bien plus lentement, pieds vers le bas; j'attrapai les suspentes et levai la tête; la corolle blanche du parachute emplissait le ciel, me masquant le dirigeable. Je cherchai des yeux la rivière: elle semblait se trouver à quelques kilomètres. Le cortège de barques brillait au soleil et je calculai mentalement le chemin à prendre pour pouvoir le rejoindre. Le sol approchait et je tendis mes jambes jointes, un peu inquiet. Puis je ressentis un choc violent qui me traversa tout le corps, je basculai, me fis traîner par le parachute emporté par le vent, enfin je parvins à me rétablir puis à me relever. Je défis les sangles et laissai là le parachute, qui bouffait au vent et roulait sur le sol terreux. Je regardai le ciel: le dirigeable s'éloignait impassiblement. Je pris mes repères et me mis à trotter vers la rivière. Le dirigeable disparut. La steppe me paraissait monter imperceptiblement: je fatiguais, mais je me forçai à continuer. Mes pieds trébuchaient sur les mottes d'herbe sèche. Haletant, j'arrivai à la rivière; mais je me trouvais, je le vis seulement alors, au sommet d'une haute falaise abrupte qui la dominait d'environ une vingtaine de mètres; en bas, l'eau coulait avec des remous rapides; impossible de sauter, impossible aussi d'escalader cette falaise. Il m'aurait fallu atterrir sur l'autre rive: là, la berge presque plate descendait doucement jusqu'à l'eau. À ma gauche, en amont, je voyais arriver la procession des barques. Des musiciens parés de guirlandes, qui suivaient la gondole sculptée portant ma sœur, jouaient une musique stridente et solennelle sur des flûtes, des instruments à cordes et des tambours. Je distinguais nettement ma sœur, hautaine entre les deux créatures qui ramaient; elle se tenait assise en tailleur et ses longs cheveux noirs tombaient sur ses seins. Je mis mes mains en porte-voix et hurlai son nom, à plusieurs reprises. Elle leva la tête et me regarda, mais sans changer d'expression ni rien dire, son regard rivé au mien tandis que la barque passait lentement; je criais son nom comme un fou, mais elle ne réagissait pas; enfin elle se détourna. La procession s'éloignait lentement vers l'aval tandis que je restais là, effondré. Alors je voulus me lancer à sa poursuite; mais à ce moment des crampes virulentes me saisirent à l'estomac; fébrilement, je défis mon pantalon et m'accroupis; or, plutôt que de la merde, ce furent des abeilles, des araignées et des scorpions vivants qui jaillirent de mon anus. Cela brûlait atrocement, mais il fallait bien les évacuer; je poussais, les araignées et les scorpions se dispersaient en courant, les abeilles s'envolaient, je devais serrer la mâchoire pour ne pas hurler de douleur.

J'entendis quelque chose et tournai la tête: deux jeunes garçons, des jumeaux identiques, me regardaient en silence. D'où diable étaient-ils donc sortis? Je me redressai et me reculottai; mais déjà ils avaient fait demi-tour et s'en allaient. Je bondis derrière eux en les hélant. Mais je ne pouvais les rattraper. Je les poursuivis longtemps.

Dans la steppe, il y avait encore un kourgane. Les deux garçons l'escaladèrent puis descendirent de l'autre côté. Je fis le tour en courant, mais ils avaient disparu. «Où êtes-vous, garçons?» criai-je. Je me rendis compte que, même du sommet du kourgane, j'avais perdu de vue la rivière; la grisaille du ciel cachait le soleil, je ne savais comment m'orienter; ainsi, je m'étais laissé distraire comme un idiot! Il fallait retrouver ces garçons. Je refis le tour du kourgane et découvris une dépression: je la palpai et une porte apparut. Je frappai, elle s'ouvrit et j'entrai; un long couloir s'étendait devant moi, avec, au fond, une autre porte. Je frappai encore et elle s'ouvrit de même. Il y avait là une vaste salle, très haute, éclairée par des lampes à huile: de l'extérieur, pourtant, le kourgane ne m'avait pas semblé si grand. À l'arrière de la salle se dressait comme un dais couvert de tapis et de coussins, avec un nain ventripotent qui jouait à un jeu; debout à côté se tenait un homme long et maigre, avec un triangle noir sur un œil; une vieille femme ratatinée, en foulard, touillait dans un immense chaudron décoré, suspendu au plafond dans un coin. Des deux enfants il n'y avait aucune trace. «Bonjour, fis-je avec politesse. Vous n'auriez pas vu deux garçons? Des jumeaux», précisai-je. – «Ah! s'écria le nain, un visiteur! Sais-tu jouer au nardil» Je m'approchai du dais et vis qu'il jouait au trictrac, en faisant jouer sa main droite contre sa main gauche: chacune à tour de rôle roulait les dés puis avançait des pièces, rouges ou blanches. «En fait, dis-je, je cherche ma sœur. Une très belle jeune femme aux cheveux noirs. On l'emmenait dans une barque». Le nain, sans cesser de jouer, regarda le borgne, puis se retourna vers moi: «Cette fille, on l'amène ici. Nous allons l'épouser, mon frère et moi. J'espère qu'elle est aussi belle qu'on le dit». Il eut une grimace lubrique et enfonça prestement une main dans son pantalon. «Si tu es son frère, alors nous allons être beaux-frères. Assieds-toi et bois du thé». Je pris place sur un coussin, jambes croisées, face au jeu; la vieille m'apporta un bol de bon thé chaud, du vrai thé et non pas de l'ersatz, que je bus avec plaisir. «Je préférerais que vous ne l'épousiez pas», dis-je enfin. Le nain continuait à faire jouer une main contre l'autre. «Si tu ne veux pas que nous l'épousions, joue avec moi. Personne ne veut jouer avec moi». – «Pourquoi cela?» – «C'est à cause de mes conditions». – «Et quelles sont vos conditions? demandai-je aimablement. Dites-les-moi, je ne les connais pas». – «Si je gagne, je te tue, si je perds, je te tue». – «Bon, ça ne fait rien, jouons». Je regardais comment il jouait: cela ne ressemblait pas au trictrac que je connaissais. Au début de la partie, les pièces, au lieu d'être disposées par colonnes de deux, trois et cinq, étaient toutes placées aux extrémités de la planche; et au cours de la partie, elles ne pouvaient pas être mangées, mais bloquaient la place qu'elles occupaient «Ce ne sont pas les règles du trictrac, ça», fis-je remarquer. – «Dis voir, garçon, tu n'es plus à Munich, ici». – «Je ne suis pas de Munich». – «Berlin, alors. Nous jouons au nardu» Je regardais encore: le principe ne semblait pas difficile à saisir, mais il devait y avoir des subtilités. «Bon, jouons, alors». En effet, c'était plus compliqué que cela en avait l'air, mais je compris vite et gagnai la partie. Le nain se leva, sortit un long couteau et dit: «Bon, je vais te tuer». – «Calmez-vous. Si j'avais perdu, vous auriez pu me tuer, mais j'ai gagné, donc pourquoi me tueriez-vous?» Il réfléchit et se rassit: «Tu as raison. Rejouons». Cette fois-ci, ce fut le nain qui gagna «Que dis-tu maintenant? Je vais te tuer». – «Bon, je ne dis plus rien, j'ai perdu, tuez-moi. Mais ne pensez-vous pas que nous devrions d'abord jouer une troisième partie pour nous départager?» – «Tu as raison». Nous jouâmes encore une fois et je gagnai. «Maintenant, dis-je, vous devez me rendre ma sœur». Le nain se leva d'un bond, me tourna le dos, se pencha et me lâcha un énorme pet au visage, «Ah, mais c'est immonde!» m'exclamai-je. Le nain faisait une série de bonds sur place et lâchait un pet à chaque saut en chantonnant: «Je suis un Dieu, fais ce que veux, je suis un Dieu, fais ce que veux. Maintenant, ajouta-t-il en s'interrompant, je vais te tuer». – «Décidément, il n'y a rien à faire avec vous, vous êtes trop mal élevé». Je me levai, fis demi-tour et sortis. Au loin, je voyais apparaître un grand nuage de poussière. Je montai sur le kourgane pour mieux voir: c'étaient des cavaliers. Ils s'approchèrent, se divisèrent en deux files et vinrent se ranger, face à face, de part et d'autre de l'entrée du kourgane pour former comme une longue allée. J'apercevais clairement les plus proches; les chevaux paraissaient comme montés sur roues. En regardant de plus près, je vis qu'on les avait empalés à l'avant et à l'arrière sur de grosses poutres qui reposaient sur un socle muni de roues; les pattes pendaient librement; et les cavaliers aussi étaient empalés, je voyais la pointe des pieux dépasser de leurs têtes ou de leurs bouches: du travail plutôt bâclé, à vrai dire. Chaque chariot ou assemblage était poussé par quelques esclaves nus qui lorsqu'ils l'eurent mis en position allèrent s'asseoir en groupe un peu plus loin. Je dévisageai les cavaliers empalés et crus reconnaître les Ukrainiens de Moritz. Eux aussi étaient donc arrivés jusqu'ici, et avaient subi le sort qui les attendait? Mais peut-être était-ce une fausse impression. Le grand borgne maigre m'avait rejoint. «Ce n'est pas convenable, le tançai-je, de dire que, perdant ou gagnant, vous tuerez tous ceux qui jouent avec vous». – «Tu as raison. C'est que nous ne recevons pas beaucoup d'hôtes. Mais je ferai cesser cette pratique à mon frère». Un léger vent s'était de nouveau levé et balayait la poussière soulevée par les chars.

«Qu'est-ce que c'est?» demandai-je en les indiquant. – «C'est la garde d'honneur. Pour notre mariage». – «Oui, mais j'ai gagné deux parties sur trois. Vous allez donc me rendre ma sœur». L'homme me dévisageait tristement de son œil unique: «Tu ne pourras jamais reprendre ta sœur». Une angoisse mauvaise me montait à la gorge. «Pourquoi?» m'écriai-je. -»Ce n'est pas convenable», répondit-il. Au loin, je voyais approcher des figures à pied qui soulevaient beaucoup de poussière, vite déportée par le vent. Ma sœur marchait au milieu, toujours nue, escortée par les deux affreuses créatures et les musiciens. «Est-il convenable qu'elle marche comme ça, nue, devant tous?» demandai-je rageusement. Son œil unique ne me quittait pas: «Pourquoi pas? Ce n'est plus une vierge, après tout. Pourtant, nous la prenons quand même». Je voulus descendre du kourgane pour la rejoindre mais les deux jumeaux, qui avaient réapparu, me barraient le chemin. Je cherchai à les contourner mais ils se déplaçaient pour m'en empêcher. Pris de colère, je levai la main sur eux. «Ne les frappe pas!» aboya le borgne. Je me retournai vers lui, hors de moi: «Que me sont-ils donc?» lançai-je avec fureur. Il ne répondit rien. Au fond de l'allée, entre les rangs de cavaliers empaillés sur leurs montures, ma sœur avançait d'un pas égal.

v.

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