Thomas me trouva assis sur une chaise, au bord de la terrasse, je regardais les bois, le ciel, je buvais de l'eau-de-vie au goulot, à petits coups. La balustrade surélevée me cachait le jardin, mais la pensée de ce que j'y avais vu me minait doucement l'esprit. Un ou deux jours devaient s'être écoulés, ne me demandez pas comment je les ai passés. Thomas avait contourné la maison par le flanc: je n'avais rien entendu, ni bruit de moteur, ni appel. Je lui tendis la bouteille: «Salut et fraternité. Bois». J'étais sans doute un peu ivre. Thomas regarda autour de lui, but un peu, mais ne me rendit pas la bouteille. «Qu'est-ce que tu fous?» demanda-t-il enfin. Je lui souris niaisement. Il contempla la façade de la maison. «Tu es seul?» – «Je pense, oui». Il s'approcha de moi, me regarda, répéta: «Qu'est-ce que tu fous? Ton congé a expiré voilà une semaine. Grothmann est furieux, il parle de te faire passer en conseil de guerre pour désertion. Ces jours-ci, les conseils de guerre durent cinq minutes». Je haussai les épaules et fis un geste vers la bouteille qu'il tenait toujours à la main. Il l'éloigna. «Et toi? demandai-je. Qu'est-ce que tu fais ici?» – «Piontek m'a dit où tu étais. C'est lui qui m'a amené. Je suis venu te chercher». – «Il faut partir, alors?» fis-je tristement. – «Oui. Va t'habiller». Je me levai, montai à l'étage. Dans la chambre d'Una, au lieu de me vêtir, je m'assis sur son divan en cuir et allumai une cigarette. Je pensais à elle, avec difficulté, des pensées étrangement vides et creuses. La voix de Thomas, dans l'escalier, me tira de ma rêverie: «Dépêche-toi! Merde!» Je m'habillai, enfilant mes vêtements un peu au hasard, mais avec un certain bon sens, car il faisait froid, des sous-vêtements longs, des chaussettes en laine, un pull-over à col roulé sous mon uniforme de bureau. L'éducation sentimentale traînait sur le secrétaire: je glissai le volume dans la poche de ma tunique. Puis je commençai à ouvrir les fenêtres pour tirer les volets. Thomas apparut dans l'encadrement de la porte: «Mais qu'est-ce que tu fais?» – «Eh bien, je ferme. On ne va quand même pas laisser la maison grande ouverte». Sa mauvaise humeur éclata alors: «Tu ne sembles pas te rendre compte de ce qui se passe. Les Russes attaquent tout le long du front depuis une semaine. Ils peuvent arriver d'une minute à l'autre». Il me prit sans ménagement par le bras: «Allez, viens». Dans le grand hall, je me dégageai vivement de sa poigne et allai chercher la grosse clef de la porte d'entrée. J'enfilai mon manteau et mis ma casquette. En sortant je verrouillai soigneusement la porte. Dans la cour devant la maison, Piontek frottait le phare d'une Opel. Il se redressa pour me saluer et nous montâmes dans le véhicule, Thomas à côté de Piontek, moi à l'arrière. Dans la longue allée, entre les cahots, Thomas demandait à Piontek: «Tu crois qu'on peut repasser par Tempelburg?» – «Je ne sais pas, Herr Standartenführer. Ça avait l'air tranquille, on peut essayer». Sur la route principale Piontek vira à gauche. Dans Alt Draheim, quelques familles chargeaient encore des chariots attelés à de petits chevaux poméraniens. La voiture contourna le vieux fort et commença à monter la longue côte de l'isthme. Un char apparut au sommet, bas et trapu. «Merde! s'exclama Thomas. Un T-34!» Mais Piontek avait déjà pilé et engagé une marche arrière. Le char abaissa son canon et tira vers nous, mais il ne pouvait pointer aussi bas et l'obus nous passa au-dessus et explosa à côté de la route, à l'entrée du village. Le char s'avança dans un ferraillement de chenilles pour tirer plus bas; Piontek reculait rapidement la voiture en travers de la route et repartait à toute allure en direction du village; le second coup frappa assez près, faisant éclater une vitre, à gauche, puis nous avions contourné le fort et étions à l'abri. Au village les gens avaient entendu les détonations et couraient dans tous les sens. Nous traversâmes sans nous arrêter et reprîmes vers le nord. «Ils n'ont quand même pas pu prendre Tempelburg! rageait Thomas. On est passés il y a deux heures!» – «Ils ont peut-être contourné par les champs», suggéra Piontek. Thomas examinait une carte: «Bon, va jusqu'à Bad Polzin. On se renseignera là. Même si Stargard est tombé on peut faire Schivelbein-Naugard puis rejoindre Stettin». Je ne prêtais pas trop attention à ses propos, je regardais le paysage par la vitre fracassée dont j'avais déblayé les derniers débris. De hauts peupliers espacés bordaient la longue route droite et au-delà s'étendaient des champs enneigés et silencieux, le ciel gris où voletaient quelques oiseaux, des fermes isolées, closes, muettes. À Klaushagen, un petit village propre, triste et digne, quelques kilomètres plus bas, un barrage de Volkssturm en costumes civils avec des brassards fermait la route, entre un petit lac et un bois. Anxieusement, ces paysans nous demandèrent des nouvelles: Thomas leur conseilla de partir avec leurs familles vers Polzin, mais ils hésitaient, tortillaient leurs moustaches et tripotaient leurs vieilles pétoires et les deux Panzerfäuste qu'on leur avait attribués. Certains avaient accroché à leurs vestes leurs médailles de la Grande Guerre. Les Schupo en uniforme vert bouteille qui les encadraient ne semblaient pas plus à l'aise qu'eux, les hommes palabraient avec ce parler lent des conseils municipaux, presque solennels d'angoisse.
À l'entrée de Bad Polzin, les défenses paraissaient plus solidement organisées. Des Waffen-SS gardaient la route et une pièce de PAK, positionnée sur une hauteur, couvrait l'approche. Thomas sortit de la voiture pour conférer avec l'Untersturmführer qui commandait la section, mais celui-ci ne savait rien et nous renvoya à son supérieur, en ville, au PC installé dans le vieux château. Les véhicules et les chariots encombraient les rues, l'atmosphère était tendue, des mères criaient après leurs enfants, des hommes tiraient brutalement les longes des chevaux, houspillaient les travailleurs agricoles français qui chargeaient les matelas et les sacs de provisions. Je suivis Thomas dans le PC et restai derrière lui à écouter. L'Obersturmführer ne savait pas grand-chose, non plus; son unité était rattachée au Xe corps SS, on l'avait envoyé ici à la tête d'une compagnie pour tenir les axes; et il pensait que les Russes viendraient du sud ou de l'est – la 2e armée, autour de Danzig et Gotenhafen, était déjà coupée du Reich, les Russes avaient percé jusqu'à la Baltique sur l'axe Neustettin-Köslin, cela il en était à peu près sûr – mais il supposait les voies vers l'ouest encore libres. Nous prîmes la route de Schivelbein. C'était une chaussée en dur, les longs chariots de réfugiés en occupaient tout un côté, un déversement continu, le même triste spectacle qu'un mois auparavant sur l'autostrade de Stettin à Berlin. Lentement, au pas des chevaux, l'Est allemand se vidait. Il y avait peu de trafic militaire, mais beaucoup de soldats, armés ou non, marchaient seuls parmi les civils, des Rückkämpfer qui cherchaient à rejoindre leurs unités ou à en retrouver une autre. Il faisait froid, un vent fort soufflait par la vitre brisée de la voiture, charriait une neige mouillée. Piontek doublait les chariots en klaxonnant, des hommes à pied, des chevaux, du bétail congestionnaient la route, s'écartaient avec lenteur. Nous longions des champs, puis de nouveau la route passait par une forêt de sapins. Devant nous les chariots s'arrêtaient, il y avait de l'agitation, j'entendis un bruit énorme, incompréhensible, les gens criaient et couraient vers la forêt. «Les Russes!» braillait Piontek. -»Dehors, dehors!» ordonna Thomas. Je sortis sur la gauche avec Piontek: à deux cents mètres devant nous, un char avançait rapidement dans notre direction, écrasant sur son passage chariots, chevaux, fuyards retardataires. Épouvanté, je courus à toutes jambes avec Piontek et des civils me cacher dans la forêt; Thomas avait traversé la colonne pour filer de l'autre côté. Les charrettes, sous les chenilles du char, éclataient comme des allumettes; les chevaux mouraient dans des hennissements terribles coupés net par le grondement métallique. Notre voiture fut harponnée de front, repoussée, balayée, et, dans un vacarme de tôle broyée, projetée en bas du fossé, sur le flanc. Je distinguais le soldat perché sur le char, juste devant moi, un Asiatique au visage camus noir d'huile de moteur; sous son casque de tankiste en cuir, il portait de petites lunettes hexagonales de femme aux verres teintés en rose, et tenait dans une main une grosse mitrailleuse à chargeur rond, de l'autre, perchée sur son épaule, une ombrelle d'été, bordée de guipure; jambes écartées, appuyé contre la tourelle, il chevauchait le canon comme une monture, absorbant les impacts du char avec l'aisance d'un cavalier scythe dirigeant des talons un petit cheval nerveux. Deux autres chars avec des matelas ou des sommiers fixés à leurs flancs suivaient le premier, achevant sous leurs chenilles les mutilés qui gigotaient parmi les débris. Leur passage dura une dizaine de secondes, tout au plus, ils continuaient vers Bad Polzin, avec dans leur sillage une large bande d'éclats de bois mêlés de sang et de bouillie de chair dans des flaques d'entrailles de chevaux. De longues traînées laissées par les blessés qui avaient tenté de ramper à l'abri rougissaient la neige des deux côtés de la route; çà et là, un homme se tordait, sans jambes, en beuglant, sur la route c'étaient des torses sans tête, des bras dépassant d'une pâtée rouge et immonde. Je tremblais de tous mes membres, Piontek dut m'aider à regagner la route. Autour de moi les gens hurlaient, gesticulaient, d'autres restaient immobiles et en état de choc, et les enfants poussaient des cris stridents, sans fin. Thomas me rejoignit tout de suite et fouilla dans les débris de la voiture pour en retirer la carte et un petit sac. «Il va falloir continuer à pied», dit-il. J'esquissai un geste hébété: «Et les gens…?» – «Il faudra qu'ils se débrouillent, coupa-t-il. On ne peut rien faire. Viens». Il me fit retraverser la route, suivi de Piontek. Je veillais à ne pas mettre les pieds dans des restes humains, mais il était impossible d'éviter le sang, mes bottes laissèrent de grandes traces rouges dans la neige. Sous les arbres, Thomas déplia la carte, «Piontek, ordonna-t-il, va fouiller les chariots, trouve-nous de quoi manger». Puis il étudia la carte. Lorsque Piontek revint avec quelques provisions serrées dans une taie d'oreiller, Thomas nous la montra. C'était une carte à grande échelle de la Poméranie, elle indiquait les routes et les villages, mais guère plus. «Si les Russes sont venus de là, c'est qu'ils ont pris Schivelbein. Ils doivent aussi être en train de monter vers Kolberg. On va aller au nord, essayer de rejoindre Belgarde. Si les nôtres y sont encore, c'est bon, sinon on avisera. En évitant les routes on devrait être tranquilles: s'ils sont allés si vite, c'est que l'infanterie est encore loin derrière». Il m'indiqua un village sur la carte, Gross Rambin: «Là, c'est la voie ferrée. Si les Russes n'y sont pas encore, on y trouvera peut-être quelque chose».
Nous traversâmes rapidement la forêt et prîmes par les champs. La neige fondait sur la terre labourée, on s'y enfonçait jusqu'aux mollets; entre chaque lopin couraient des rigoles remplies d'eau et longées de clôtures en fil de fer barbelé, basses mais pénibles à franchir. Puis nous passions sur de petits chemins en terre battue, boueux eux aussi, mais plus faciles, que nous quittions toutefois aux abords des villages. C'était fatigant mais l'air était vif et la campagne déserte et tranquille; sur les routes, nous marchions d'un bon pas, un peu ridicules, Thomas et moi, dans nos uniformes noirs de fonction aux jambes maculées de boue. Piontek portait les provisions; nos seules armes étaient nos deux pistolets de service, des Lüger parabellum. Vers la fin de l'après-midi, nous arrivâmes à la hauteur de Rambin: une petite rivière filait à notre droite, nous fîmes halte dans un bois étroit de hêtres et de frênes. Il neigeait de nouveau, une neige humide et collante que le vent nous envoyait au visage. Sur la gauche, un peu plus loin, on distinguait la voie ferrée et les premières maisons. «On va attendre la nuit», dit Thomas. Je m'adossai à un arbre, tirant les pans de mon manteau sous moi, et Piontek nous distribua des œufs durs et de la saucisse.
«J'ai pas trouvé de pain», dit-il tristement. Thomas tira de son sac la petite bouteille d'eau-de-vie qu'il m'avait prise et offrit une rasade à chacun. Le ciel s'assombrissait, les bourrasques recommençaient. J'étais fatigué et je m'endormis contre l'arbre. Lorsque Thomas me réveilla mon manteau était saupoudré de neige et j'étais raidi par le froid. Il n'y avait pas de lune, aucune lumière ne venait du village. Nous suivîmes le bord du bois jusqu'à la voie ferrée, puis marchâmes dans le noir, l'un derrière l'autre le long du talus. Thomas avait sorti son pistolet et je l'imitai, sans trop savoir ce que j'en ferais si nous étions surpris. Nos pas crissaient sur le gravier enneigé du ballast. Les premières maisons apparurent à droite de la voie, près d'un grand étang, sombres, silencieuses; la petite gare, à l'entrée du village, était fermée à clef; nous restâmes sur la voie pour traverser le bourg. Enfin nous pûmes ranger nos pistolets et marcher plus à l'aise. Le ballast glissait, roulait sous nos pas, mais l'espacement des traverses ne permettait pas non plus de prendre une allure normale sur la voie; enfin nous redescendîmes un par un du talus pour marcher dans la neige vierge. Un peu plus loin, la voie ferrée passait de nouveau par une grande forêt de pins. Je me sentais fatigué, cela faisait des heures que nous marchions, je ne pensais à rien, ma tête restait vide de toute idée et de toute image, tous mes efforts allaient a mes pas. Je respirais lourdement et avec le crissement de nos bottes sur la neige mouillée c'était un des seuls sons que j'entendais, un bruit obsédant. Quelques heures plus tard, la lune se leva derrière les pins, pas tout à fait pleine, elle jetait des morceaux de lumière blanche sur la neige à travers les arbres. Plus tard encore, nous atteignîmes la lisière de la forêt. Au-delà d'une grande plaine, à quelques kilomètres devant nous, une lumière jaune dansait dans le ciel et l'on devinait des crépitements, des détonations creuses et sourdes. La lune illuminait la neige sur la plaine et je distinguais le trait noir de la voie ferrée, les buissons, les petits bois éparpillés. «Ils doivent se battre autour de Belgarde, dit Thomas. Dormons un peu. Si on approche maintenant, on se fera tirer par les nôtres». Dormir dans la neige, cela ne me disait guère; avec Piontek, je rassemblai quelques branches mortes pour me composer une litière, je m'y roulai en boule et m'endormis.
Un coup rude sur ma botte me réveilla. Il faisait encore sombre. Plusieurs formes se tenaient autour de nous, je voyais luire l'acier des mitrailleuses. Une voix chuchotait brusquement: «Deutsche? Deutsehe?» Je me redressai sur mon séant et la forme recula: «Pardon, \ Herr Offizier», fit une voix avec un fort accent. Je me mis debout, Thomas s'était déjà redressé. «Vous êtes des soldats allemands?» demanda-t-il, à voix basse aussi. – «Jawohl, Herr Offizier». Mes yeux s'habituaient à l'obscurité: je distinguais sur les manteaux de ces hommes des insignes S S et des écussons bleu blanc rouge. «Je suis SS-Obersturmbannführer», dis-je en français. Une voix s'exclama: «T'as vu, Roger, il parle français!» Le premier soldat me répondit: «Nos excuses, Herr Obersturmbannführer. On vous avait mal vus dans le noir. On vous prenait pour des déserteurs». – «Nous sommes du SD, dit Thomas, en français aussi, avec son accent autrichien. Nous avons été coupés par les Russes et essayons de rejoindre nos lignes. Et vous?» – «Oberschütze Lanquenoy, 3e compagnie, 1re section, zu Befehl, Herr Standartenführer. On est avec la division "Charlemagne". On a été séparés de notre régiment». Ils étaient une dizaine. Lanquenoy, qui semblait les mener, nous expliqua la situation en quelques mots: on leur avait donné l'ordre de quitter leur position plusieurs heures auparavant et de se replier vers le sud. Le gros du régiment, qu'ils essayaient de rejoindre, devait se trouver un plus à l'est, vers la Persante. «C'est l'Oberfuhrer Puaud qui commande. Il y a encore des types de la Wehrmacht à Belgarde, mais ça chauffe sec là-bas». – «Pourquoi ne vous dirigez-vous pas vers le nord? demanda sèchement Thomas. Vers Kolberg?» – «On sait pas, Herr Standartenführer, dit Lanquenoy. On sait rien. Y'a des Russkofs partout». -»La route doit être coupée», fit une autre voix. – «Nos troupes tiennent toujours Körlin?» demanda Thomas. – «On sait pas», fit Lanquenoy. – «Nous tenons toujours Kolberg?» – «On sait pas, Herr Standartenführer. On sait rien». Thomas demanda une lampe de poche et se fit montrer le terrain sur la carte par Lanquenoy et un autre soldat. «Nous allons tenter de passer par le nord et de rejoindre Körlin ou, à défaut, Kolberg, déclara enfin Thomas. Vous voulez venir avec nous? En petit groupe, nous pourrons passer les lignes russes, s'il le faut. Ils ne doivent tenir que les routes, peut-être quelques villages». – «C'est pas qu'on voudrait pas, Herr Standartenführer. Nous on voudrait bien, je crois. Mais on doit rejoindre les copains». – «Comme vous voulez». Thomas se fit donner une arme et des munitions, qu'il confia à Piontek. Le ciel pâlissait peu à peu, une épaisse couche de brouillard emplissait les creux de la plaine, vers la rivière. Les soldats français nous saluèrent et s'éloignèrent dans la forêt. Thomas me dit: «On va profiter du brouillard pour contourner Belgarde, vite. De l'autre côté de la Persante, entre la boucle de la rivière et la route, il y a une forêt. On passera par là jusqu'à Körlin. Après, on verra». Je ne dis rien, je ne me sentais pas la moindre volonté. Nous retournâmes le long de la voie ferrée. Les explosions, devant nous et sur notre droite, résonnaient dans le brouillard, accompagnant notre avance. Lorsque le chemin de fer croisait une route, nous nous cachions, attendions quelques minutes, puis traversions en courant Parfois aussi on entendait le bruit métallique de harnais, de cantines, de gourdes qui cliquetaient: des hommes en armes nous croisaient dans le brouillard; et nous restions tapis, aux aguets, attendant qu'ils s'éloignent, sans jamais savoir s'il s'agissait des nôtres. Au sud, dans notre dos, des canonnades commençaient aussi à se faire entendre; devant nous, les bruits se précisaient, mais c'étaient des coups de feu et des rafales isolées, quelques détonations seulement, les combats devaient prendre fin. Le temps d'atteindre la Persante, un vent se levait et commençait à dissiper le brouillard. Nous nous éloignâmes de la voie ferrée et nous cachâmes dans les roseaux pour observer. Le pont métallique du chemin de fer avait été dynamité et gisait, tordu, dans les eaux grises et épaisses de la rivière. Nous restâmes environ un quart d'heure à l'observer, le brouillard s'était presque levé maintenant, un soleil froid luisait dans le ciel gris; derrière, sur la droite, Belgarde brûlait. Le pont ruiné ne semblait pas gardé. «En faisant attention, on peut passer sur les poutres», murmura Thomas. Il se leva et Piontek le suivit, le pistolet-mitrailleur des Français braqué. De la rive, le passage paraissait facile mais une fois sur le pont les poutrelles se montrèrent traîtres, humides et glissantes. Il fallait s'accrocher à l'extérieur du tablier, juste au-dessus de l'eau. Thomas et Piontek passèrent sans encombre. À quelques mètres de la rive, mon reflet attira mon regard; il était brouillé, déformé par les mouvements de la surface; je me penchai pour mieux le distinguer, mon pied dérapa et je tombai à sa rencontre. Empêtré dans mon lourd manteau, je sombrai un instant dans l'eau froide. Ma main rencontra une barre métallique, je me rattrapai, me hissai à la surface; Piontek, revenu, me tira par la main sur la berge où je restai couché, dégoulinant, toussant, furieux. Thomas riait et ce rire ajoutait à ma colère. Ma casquette, que j'avais glissée dans mon ceinturon avant de traverser, était sauve; je dus enlever mes bottes pour en vider l'eau, et Piontek m'aida à essorer tant bien que mal mon manteau. «Dépêchez-vous, chuchotait Thomas, toujours hilare. Il ne faut pas rester ici». Je tâtai mes poches, ma main rencontra le livre que j'avais emporté puis oublié. La vue des pages trempées et gondolées me souleva le cœur. Mais il n'y avait rien à faire, Thomas me pressait, je le remis dans ma poche, jetai mon manteau mouillé sur mes épaules et repris la marche.
Le froid traversait mes vêtements trempés et je frissonnais, mais nous marchions vite et cela me réchauffa un peu. Derrière nous, les incendies de la ville crépitaient, une épaisse fumée noircissait la grisaille du ciel et voilait le soleil. Pendant quelque temps, une dizaine de chiens affamés et affolés nous harcelèrent, ils fonçaient sur nos talons en aboyant furieusement, Piontek dut couper un bâton et leur infliger une volée pour les faire reculer. Près de la rivière, le sol était marécageux, la neige avait déjà fondu, quelques plaques, seules, indiquaient les endroits secs. Nos bottes s'enfonçaient jusqu'aux chevilles. Une longue digue herbeuse et saupoudrée de neige se formait, longeant la Persante; à notre droite, au pied du talus, les marécages s'épaississaient, puis commençaient des bois, marécageux eux aussi; et bientôt nous étions bloqués sur cette digue, mais ne voyions personne, ni Allemands, ni Russes. D'autres toutefois étaient passés avant nous: çà et là, affaissé dans le bois, le pied ou un bras pris dans les branchages, ou alors couché la tête en bas sur le flanc de la digue, on apercevait un cadavre, un soldat ou bien un civil qui s'était traîné là pour mourir. Le ciel s'éclaircissait, le soleil pâle de fin d'hiver dispersait peu à peu la grisaille. Marcher sur la digue était facile, nous avancions vite, Belgarde avait déjà disparu. Sur les eaux brunes de la Persante flottaient des canards, certains à tête verte, d'autres noirs et blancs, ils s'arrachaient brusquement à notre approche en poussant des sons de trompette plaintifs et s'envolaient un peu plus loin. En face, au-delà de la rive, s'étirait une grande forêt de pins, très hauts et sombres; sur notre droite, après le petit cours d'eau qui isolait la digue, on voyait surtout des bouleaux, avec quelques chênes. J'entendis un bourdonnement lointain: au-dessus de nous, très haut dans le ciel vert clair, un avion solitaire tournoyait. La vue de cet appareil inquiéta Thomas et il nous attira vers le petit canal; un tronc abattu nous permit de le franchir et d'arriver sous les arbres; mais là, la terre ferme disparaissait sous l'eau. Nous traversâmes un petit pré couvert d'une longue herbe épaisse, détrempée et couchée; au-delà, s'étendaient encore des plans d'eau; il y avait une petite cabane de chasseur cadenassée, elle aussi plantée dans l'eau. La neige avait entièrement disparu. Se coller aux arbres ne servait à rien, nos bottes s'enfonçaient dans l'eau et la boue, le sol trempé était couvert de feuilles pourries qui cachaient des fondrières. Çà et là un îlot de terre ferme nous redonnait courage. Mais, plus loin, cela redevenait tout à fait impossible, les arbres poussaient sur des mottes isolées ou dans l'eau même, les langues de terre entre les pièces d'eau étaient elles aussi inondées, nous pataugions lamentablement, il fallut renoncer et regagner la digue. Enfin elle s'ouvrit sur des champs, humides et couverts de neige mouillée, mais où l'on pouvait avancer. Puis l'on repassait dans un bois de pins de coupe, fins et droits et hauts avec des troncs rouges. Le soleil filtrait entre les arbres, éparpillant des taches de lumière sur le sol noir, presque nu et parsemé de plaques de neige ou de mousse verte et froide. Des troncs abattus et abandonnés et des branches cassées encombraient le passage entre les arbres; mais il était encore plus difficile de marcher dans la boue noire, retournée par les roues des chariots, des chemins de bûcheron qui serpentaient par la pinède. Je m'essoufflais, j'avais faim aussi, Thomas accepta enfin de faire halte. Grâce à la chaleur dégagée par la marche, mes sous-vêtements étaient presque secs, j'ôtai ma tunique, mes bottes et mon pantalon, et les étendis avec mon manteau au soleil, sur un stère de billots de pins, empilés en carré et proprement calés au bord du chemin. J'y déposai aussi le Flaubert, ouvert, pour faire sécher les pages gondolées. Puis je me perchai sur un stère voisin, grotesque dans mes sous-vêtements longs; au bout de quelques minutes j'avais de nouveau froid et Thomas me passa en riant son manteau. Piontek distribua quelques provisions et je mangeai. J'étais recru de fatigue, je voulais me coucher sur mon manteau à la faible lueur du soleil et m'endormir. Mais Thomas exigeait que nous arrivions à Körlin, il espérait toujours rejoindre Kolberg le jour même. Je repassai mes vêtements humides, empochai le Flaubert et le suivis. Peu après le bois apparut un petit hameau niché dans la courbe de la rivière. Nous l'observâmes quelque temps, il aurait fallu faire un long détour pour le contourner; j'entendais aboyer des chiens, hennir des chevaux, mugir des vaches, avec ce long son douloureux qu'elles ont quand elles ne sont pas traites et que les pis gonflent. Mais c'était tout. Thomas se décida à avancer. C'étaient de grandes vieilles bâtisses de ferme en brique, croulantes, aux larges toits couvrant des greniers généreux; les portes étaient défoncées, le chemin jonché de carrioles renversées, de meubles brisés, de draps déchirés; de loin en loin, on enjambait un cadavre de fermier ou une vieille femme, criblés à bout portant; une étrange petite tempête de neige soufflait par les ruelles, des bourrasques de duvet soulevées des édredons et des matelas crevés et emportées par le vent. Thomas envoya Piontek chercher à manger dans les maisons et en l'attendant me traduisit un écriteau hâtivement badigeonné en russe, passé au cou d'un paysan ligoté à un chêne, en hauteur, les boyaux dégoulinant de son ventre fendu, à moitié arrachés par les chiens: Tu avais une maison, des vaches, des boîtes de conserve. Qu'est-ce que tu es venu foutre chez nous, pridourak? L'odeur des tripes me donnait la nausée, j'avais soif et je bus à la pompe d'un puits qui fonctionnait encore. Piontek nous rejoignit: il avait trouvé du lard, des oignons, des pommes, quelques conserves que nous répartîmes dans nos poches; mais il était blême et sa mâchoire tremblait, il ne voulait pas nous dire ce qu'il avait vu dans la maison, et son regard passait avec angoisse de l'éventré aux chiens qui se rapprochaient en grognant, à travers les volutes de duvet. Nous quittâmes ce hameau le plus vite possible. Au-delà s'étalaient de grands champs ondulés, jaune pâle et beiges sous la neige encore sèche. Le chemin contournait un petit affluent, montait une crête, passait sous une ferme désertée, cossue et adossée à un bois. Puis il redescendait vers la Persante. Nous suivions la berge, assez haute; de l'autre côté de l'eau c'était encore des bois. Un affluent nous barra le chemin, il fallut ôter nos bottes et nos chaussettes et traverser à gué, l'eau était glaciale, j'en bus et m'en aspergeai le cou avant de continuer. Ensuite s'étendaient encore des champs enneigés, avec, loin sur la droite, en hauteur, la lisière d'une forêt; juste au milieu, vide, se dressait une tour en bois gris, pour chasser le canard ou peut-être tirer les corbeaux à l'époque des récoltes. Thomas voulut couper par ces champs, devant nous la forêt descendait rejoindre la rivière, mais s'éloigner des chemins n'était pas facile, le sol devenait traître, il fallait passer des clôtures de barbelés, et nous nous repliâmes vers la rivière que nous retrouvâmes un peu plus loin. Deux cygnes dérivaient sur l'eau, nullement effarouchés par notre présence; ils s'arrêtèrent près d'un îlot, relevèrent et étirèrent en un long geste suave leurs cous démesurés, puis entreprirent leur toilette. Ensuite recommençaient les bois. Ici c'était surtout des pins, des arbres jeunes, une forêt qui avait été soigneusement gérée pour la coupe, ouverte et aérée. Les chemins rendaient la marche plus facile. À deux reprises, le bruit de nos pas fit s'enfuir de petits daims, on les apercevait bondissant entre les arbres. Thomas nous égarait le long de divers sentiers sous la haute voûte calme et régulièrement retrouvait la Persante, notre fil conducteur. Un chemin coupait par un petit bois de chênes, pas très hauts, un entrelacs touffu et gris de pousses et de branches nues. Le sol sous la neige était tapissé de feuilles mortes, sèches, brunes. Lorsque la soif me reprenait, je descendais à la Persante, mais souvent, au bord, l'eau stagnait. Nous nous approchions de Körlin, mes jambes étaient lourdes, j'avais mal au dos, mais là encore les chemins restaient faciles. À Körlin, les combats faisaient rage. Tapis à l'orée du bois, nous regardions des chars russes dispersés sur une route un peu surélevée canonner sans discontinuer des positions allemandes. Des fantassins couraient autour des chars, se couchaient dans les fossés. Il y avait beaucoup de cadavres, des taches brunes éparpillées sur la neige ou le sol noirâtre. Nous reculâmes dans la forêt, prudemment. Un peu plus haut nous avions repéré un petit pont de pierre sur la Persante, intact; nous y retournâmes pour le traverser puis, cachés dans une hêtraie, nous nous glissâmes vers la grande route de Plathe. Dans ces bois, aussi, il y avait des corps partout, russes et allemands mêlés, on avait dû s'y battre furieusement; de nombreux morts allemands portaient l'écusson français; maintenant, tout était calme. En fouillant leurs poches nous trouvâmes quelques objets utiles, des canifs, un compas, du poisson séché dans la musette d'un Russe. Sur la route, au-dessus, des blindés soviétiques roulaient à toute allure vers Körlin. Thomas avait décidé que nous attendrions la nuit, puis que nous tenterions de traverser pour voir plus loin qui, des Russes ou des nôtres, tenait la chaussée de Kolberg. Je m'assis derrière un buisson, le dos à la route, et croquai un oignon que je fis passer avec de l'eau-de-vie, puis je tirai de ma poche L'éducation sentimentale, dont la reliure en cuir était toute gonflée et déformée, décollai délicatement quelques pages, et me mis à lire. Le long flot étale de la prose m'emporta rapidement, je n'entendais plus le cliquètement des chenilles ni le grondement des moteurs, les cris saugrenus en russe, «Davaï! Davaï!», ni les explosions, un peu plus loin; seules les pages gondolées et collantes gênaient ma lecture. La tombée du jour m'obligea à refermer le livre et à le ranger. Je dormis un peu. Piontek dormait aussi, Thomas restait assis, il regardait les bois. Lorsque je me réveillai, j'étais couvert d'une grosse neige poudreuse; elle tombait dru, en flocons épais qui tournoyaient entre les arbres avant de se poser. Sur la route un char passait de temps en temps, les phares allumés, la lumière trouant les volutes de neige; tout le reste était silencieux. Nous nous rapprochâmes de la route et attendîmes. Du côté de Körlin, cela tirait toujours. Deux chars arrivèrent, suivis d'un camion, un Studebaker frappé de l'étoile rouge: dès qu'ils furent passés, nous traversâmes la chaussée au pas de course pour débouler de l'autre côté dans un bois. Quelques kilomètres plus loin, il fallut répéter l'opération pour traverser la petite route menant à Gross-Jestin, un village voisin; là aussi les chars et les véhicules encombraient la route. La neige épaisse nous cachait lorsque nous traversions les champs, il n'y avait pas de vent et elle tombait presque à la verticale, assourdissant les sons, détonations, moteurs, cris. De temps en temps, nous entendions des bruits métalliques ou des éclats de voix russes, nous nous cachions rapidement, à plat ventre dans un fossé ou derrière un buisson; une patrouille passa juste devant nos nez sans nous apercevoir. De nouveau la Persante nous barrait le chemin. La route de Kolberg se trouvait de l'autre côté; nous suivions la berge vers le nord et Thomas dénicha enfin une barque, cachée dans des roseaux. Il n'y avait pas de rames, Piontek coupa de longues branches pour la manœuvrer et la traversée se fit assez facilement. Sur la chaussée régnait une circulation intense, dans les deux sens: les blindés russes et les camions roulaient tous feux allumés, comme sur une autostrade. Une longue colonne de chars filait en direction de Kolberg, spectacle féerique, chaque engin drapé de dentelle, de grandes pièces blanches fixées aux canons et aux tourelles et dansant sur les flancs, et dans les tourbillons de neige illuminés par leurs phares ces machines sombres et tonitruantes prenaient un aspect léger, presque aérien, elles paraissaient flotter sur la route, à travers la neige qui se confondait avec ces voilures. Nous reculâmes lentement pour nous enfoncer dans les bois. «On va repasser la Persante, chuchota la voix tendue de Thomas, désincarnée dans le noir et la neige. Pour Kolberg, c'est foutu. Il faudra aller jusqu'à l'Oder, sans doute». Mais la barque avait disparu et nous dûmes marcher un moment avant de trouver un passage guéable, indiqué par des piquets et une sorte de passerelle tendue sous l'eau, à laquelle tenait accroché par un pied, flottant sur le ventre, le cadavre d'un Waffen-SS français. L'eau froide nous monta jusqu'aux cuisses, je tenais mon livre à la main pour lui épargner un nouveau bain; de gros flocons tombaient sur l'eau pour y disparaître instantanément. Nous avions ôté nos bottes mais nos pantalons restèrent mouillés et froids toute la nuit et puis encore la matinée, lorsque nous nous endormîmes, tous les trois, sans monter la garde, dans une petite cabane de forestier au fond d'un bois. Cela faisait presque trente-six heures que nous marchions, nous étions épuisés; maintenant, il faudrait marcher davantage. Nous avancions la nuit; le jour, nous nous cachions dans les bois; alors je dormais ou lisais Flaubert, je parlais peu à mes compagnons. Une colère impuissante sourdait en moi, je ne comprenais pas pourquoi j'avais quitté la maison près d'Alt Draheim, je m'en voulais de m'être laissé entraîner pour errer comme un sauvage dans les bois, plutôt que d'être resté tranquille. La barbe rongeait nos visages, la boue séchée raidissait nos uniformes et sous le tissu rêche les crampes tenaillaient nos jambes. Nous mangions mal, il n'y avait que ce qu'on pouvait trouver dans les fermes abandonnées ou les débris de convois de réfugiés; je ne me plaignais pas, mais je trouvais le lard cru immonde, le gras restait longtemps collé à l'intérieur de la bouche, il n'y avait jamais de pain pour le faire passer. Nous avions toujours froid et ne faisions pas de feu. Néanmoins, j'aimais bien cette campagne grave et tranquille, le silence amical des bois de bouleaux ou des futaies, le ciel gris à peine agité par le vent, le crissement feutré des dernières neiges de l'année. Mais c'était une campagne morte, déserte: vides les champs et vides les fermes. Partout les désastres de la guerre imposaient leurs traces. Tous les bourgs de quelque dimension, que nous contournions de loin, la nuit, étaient occupés par les Russes; depuis les abords, dans le noir, on entendait les soldats ivres chanter et tirer des rafales en l'air. Il restait parfois des Allemands, dans ces villages, on discernait leurs voix apeurées mais patientes entre les exclamations et les jurons russes, les cris n'étaient pas rares non plus, surtout des cris de femme. Mais cela valait encore mieux que les villages incendiés où la faim nous poussait: le bétail crevé empuantissait les rues, les maisons exhalaient, mêlée à celle du brûlé, une odeur de charogne, et comme il fallait y entrer pour trouver à se nourrir, nous ne pouvions éviter de voir les cadavres distordus de femmes, souvent dénudées, même des vieilles ou des gamines de dix ans, avec du sang entre les jambes. Mais rester dans les bois n'aidait pas à fuir les morts: aux carrefours, les branches immenses des chênes centenaires portaient des grappes de pendus, le plus souvent des Volkssturm, mornes ballots victimes de Feldgendarmes zélés; les corps parsemaient les clairières, comme ce jeune homme nu, couché dans la neige avec une jambe repliée, aussi serein que le pendu de la XIIe carte du Tarot, effrayant d'étrangeté; et plus loin encore, dans les forêts, les cadavres polluaient les étangs pâles que nous longions en retenant notre soif. Dans ces bois et ces forêts, on trouvait aussi des vivants, des civils terrorisés, incapables de nous fournir la moindre information, des soldats isolés ou en petits groupes qui tentaient comme nous de se faufiler à travers les lignes russes. Waffen-SS ou Wehrmacht, jamais ils ne voulaient rester avec nous; ils devaient avoir peur, en cas de capture, de se retrouver avec de hauts gradés SS. Cela fit réfléchir Thomas et il m'obligea comme lui à détruire mon livre de paie et mes papiers et à arracher mes insignes, au cas où nous tomberions aux mains des Russes; mais par peur des Feldgendarmes, il décida, assez irrationnellement, que nous garderions nos beaux uniformes noirs, un peu incongrus pour cette partie de campagne. Toutes ces décisions, c'était lui qui les prenait; j'acceptais sans réfléchir et je suivais, fermé à tout sauf à ce qui me tombait sous les yeux, dans le lent déploiement de la marche. Lorsque quelque chose suscitait en moi une réaction, c'était pire encore. La deuxième nuit après Körlin, vers l'aube, nous entrâmes dans un hameau, quelques fermes entourant un manoir. Un peu sur le côté se dressait une église en brique, adossée à un clocher pointu et coiffée d'un toit en ardoise grise; la porte était ouverte, et il en sortait de la musique d'orgue; Piontek était déjà parti fouiller les cuisines; suivi de Thomas, j'entrai dans l'église. Un vieillard, près de l'autel, jouait L'art de la fugue, le troisième contrepoint, je pense, avec ce beau roulement de la basse qu'à l'orgue on rend à la pédale. Je m'approchai, m'assis sur un banc et écoutai. Le vieil homme acheva le morceau et se tourna vers moi: il portait un monocle et une petite moustache blanche bien taillée, et un uniforme d'Oberstleutnant de l'autre guerre, avec une croix au cou. «Ils peuvent tout détruire, me dit-il tranquillement, mais pas ça. C'est impossible, ça restera toujours: ça continuera même quand je m'arrêterai de jouer». Je ne dis rien et il attaqua le contrepoint suivant Thomas se tenait toujours debout. Je me relevai aussi. J'écoutais. La musique était magnifique, l'orgue n'avait pas une grande puissance mais il résonnait dans cette petite église de famille, les lignes du contrepoint se croisaient, jouaient, dansaient l'une avec l'autre. Or au lieu de m'apaiser cette musique ne faisait qu'attiser ma rage, je trouvais cela insoutenable. Je ne pensais à rien, ma tête était vide de tout sauf de cette musique et de la pression noire de ma rage. Je voulais lui crier d'arrêter, mais je laissai passer la fin du morceau et le vieil homme entama tout de suite le suivant, le cinquième. Ses longs doigts aristocratiques voletaient sur les touches du clavier, tiraient ou repoussaient les registres. Lorsqu'il les referma d'un coup sec, à la fin de la fugue, je sortis mon pistolet et lui tirai une balle dans la tête. Il s'effondra en avant sur les touches, ouvrant la moitié des tuyaux dans un mugissement désolé et discordant. Je rangeai mon pistolet, m'approchai et le tirai en arrière par le col; le son cessa pour ne laisser que celui du sang gouttant de sa tête sur les dalles. «Tu es devenu complètement fou! siffla Thomas. Qu'est-ce qui te prend!?» Je le regardai froidement, j'étais blême mais ma voix, saccadée, ne tremblait pas: «C'est à cause des ces junkers corrompus que l'Allemagne perd la guerre. Le national-socialisme s'effondre et eux jouent du Bach. Ça devrait être interdit». Thomas me dévisageait, il ne savait pas quoi dire. Puis il haussa les épaules: «Après tout, tu as peut-être raison. Mais ne recommence pas. Allons-y». Piontek, dans la grande cour, s'inquiétait du coup de feu et braquait son pistolet-mitrailleur. Je proposai de dormir dans le manoir, dans un vrai lit, avec des draps; mais Thomas, je crois, m'en voulait, il décida que nous dormirions encore dans les bois, pour me vexer je pense. Mais je ne voulais plus me mettre en colère, et puis, c'était mon ami; j'obéis, je le suivis sans protester. Le temps était changeant, il s'adoucissait subitement; dès que le froid disparaissait, il faisait tout de suite chaud, et je suais copieusement dans mon manteau, la terre grasse des champs me collait aux pieds. Nous restions au nord de la route de Plathe; insensiblement, pour éviter les espaces trop ouverts, pour rester collés aux forêts, nous nous trouvions déportés plus encore au nord. Alors que nous pensions traverser la Rega dans la région de Greifenberg, nous l'atteignîmes près de Treptow, à moins de dix kilomètres de la mer. Entre Treptow et l'embouchure, d'après la carte de Thomas, toute la rive gauche était marécageuse; mais au bord de la mer s'étendait une grande forêt, où nous pourrions marcher en sûreté jusqu'à Horst ou Rewahl; si ces stations balnéaires se trouvaient encore en des mains allemandes, nous pourrions passer les lignes; sinon, nous retournerions vers l'intérieur des terres. Cette nuit-là, nous passâmes la voie ferrée qui relie Treptow à Kolberg, puis la route de Deep, attendant pendant une heure le passage d'une colonne soviétique. Après la route, nous étions quasiment à découvert, mais il n'y avait là aucun village, nous suivions de petits chemins isolés dans la boucle de la Rega, nous rapprochant de la rivière. La forêt, en face, devenait visible dans l'obscurité, un grand mur noir devant la muraille claire de la nuit. Nous pouvions déjà sentir l'odeur de la mer. Mais nous ne voyions aucun moyen de passer la rivière qui allait s'élargissant vers l'embouchure. Plutôt que de rebrousser chemin, nous continuâmes vers Deep. Contournant la ville où dormaient, buvaient, chantaient les Russes, nous descendîmes vers la plage et les installations balnéaires. Un garde soviétique dormait sur une chaise longue et Thomas l'assomma avec le manche métallique d'un parasol; le bruit du ressac étouffait tous les sons. Piontek fit sauter la chaîne qui retenait les pédalos. Un vent glacial soufflait sur la Baltique, d'ouest en est, le long de la côte, les eaux noires étaient fortement agitées; nous tirâmes le pédalo sur le sable jusqu'à l'embouchure de la rivière; là, c'était plus calme, et je me lançai sur les flots avec une bouffée de joie; en pédalant, je me remémorais les étés sur les plages d'Antibes ou de Juan-les-Pins, où ma sœur et moi-même suppliions Moreau de nous louer un pédalo puis partions seuls sur la mer, aussi loin que nos petites jambes pouvaient nous pousser, avant de dériver avec bonheur au soleil. Nous traversâmes assez rapidement, Thomas et moi pédalant de toutes nos forces, Piontek, couché entre nous, surveillant la rive avec son arme; sur l'autre berge, j'abandonnai notre engin presque à regret. La forêt commençait aussitôt, de petits arbres trapus de toutes sortes, tordus par le vent qui balaie sans cesse cette longue côte morne. Marcher dans ces bois n'est pas facile: il y a peu de chemins, de jeunes pousses, de bouleaux surtout, envahissent le sol entre les arbres, il faut se frayer un passage parmi elles. La forêt avançait jusqu'au sable de la plage et surplombait la mer, tout contre les grandes dunes qui, s'affaissant sous le vent, venaient verser entre les arbres et les enterrer jusqu'à mi-tronc.
Derrière cette barrière tonnait sans fin le ressac de la mer invisible. Nous marchâmes jusqu'à l'aube; plus loin, c'était surtout des pins; on avançait plus vite. Lorsque le ciel s'éclaira, Thomas rampa sur une dune pour regarder la plage. Je le suivis. Une ligne ininterrompue de débris et de cadavres jonchait le sable froid et pâle, des épaves de véhicules, des pièces d'artillerie abandonnées, des charrettes renversées et fracassées. Les corps gisaient là où ils étaient tombés, sur le sable ou la tête dans l'eau, à moitié recouverts par l'écume blanche, d'autres encore flottaient plus loin, bousculés par les vagues. Les eaux de la mer semblaient lourdes, presque sales sur cette plage beige et claire, d'un gris-vert de plomb, dur et triste. De grosses mouettes volaient à ras le sable ou planaient au-dessus de la houle grondante, face au vent, comme suspendues, avant de filer plus loin d'un coup d'aile précis. Nous dévalâmes la dune pour fouiller hâtivement quelques carcasses à la recherche de provisions. Parmi les morts, il y avait de tout, des soldats, des femmes, de petits enfants. Mais nous ne trouvâmes pas grand-chose de comestible et regagnâmes vite la forêt. Dès que je m'éloignai de la plage, le calme des bois me recouvrit, laissant résonner au fond de ma tête le fracas du ressac et du vent. Je voulais dormir sur le dos de la dune, le sable froid et dur m'attirait, mais Thomas craignait les patrouilles, il m'entraîna plus loin dans la forêt. Je dormis quelques heures sur des aiguilles de pin et ensuite lus mon livre tout déformé jusqu'au soir, trompant ma faim grâce à la description somptueuse des banquets de la monarchie bourgeoise. Puis Thomas donna le signal du départ. En deux heures de marche, nous atteignîmes la lisière de la forêt, une courbe surplombant un petit lac séparé de la Baltique par une digue de sable gris, surmontée de jolies villas côtières abandonnées, et qui descendait vers la mer en une longue et douce plage parsemée de débris. Nous nous faufilâmes de maison en maison, épiant les chemins et la plage. Horst se trouvait un peu plus loin: une ancienne station balnéaire, fréquentée en son temps, mais vouée depuis quelques années aux invalides et aux convalescents. Sur la plage, l'entassement d'épaves et de corps s'épaississait, une grande bataille avait eu lieu ic i. Plus loin, on apercevait des lumières, on entendait des bruits de moteurs, ce devait être les Russes. Nous avions déjà dépassé le petit lac; d'après la carte, nous n'étions plus qu'à vingt, vingt-deux kilomètres de l'île de Wollin. Dans une des maisons nous trouvâmes un blessé, un soldat allemand frappé au ventre par un éclat de shrapnel. Il s'était tapi sous un escalier mais nous appela lorsqu'il nous entendit chuchoter. Thomas et Piontek le portèrent sur un canapé éventré en lui tenant la bouche pour qu'il ne crie pas; il voulait boire, Thomas mouilla un tissu et le lui serra entre les lèvres à quelques reprises. Il gisait là depuis des jours, et ses paroles, entre les halètements, étaient à peine perceptibles. Les restes de plusieurs divisions, encadrant des dizaines de milliers de civils, avaient formé une poche à Horst, Rewahl, Hoff; il était arrivé là avec les débris de son régiment, depuis Dramburg. Puis ils avaient tenté une percée en force vers Wollin. Les Russes tenaient les falaises au-dessus de la plage et tiraient méthodiquement sur la masse désespérée qui passait sous eux. «C'était du tir au pigeon». II avait été blessé presque tout de suite et ses camarades l'avaient abandonné. Dans la journée, la plage grouillait de Russes qui venaient dépouiller les morts. Il savait qu'ils tenaient Kammin et contrôlaient sans doute toute la rive du Haff. «La région doit fourmiller de patrouilles, commenta Thomas. Les Rouges vont chercher les survivants de la percée». L'homme continuait à marmonner en gémissant, il suait; il réclamait de l'eau, mais nous ne lui en donnions pas, cela l'aurait fait hurler; et nous n'avions pas de cigarettes à lui offrir non plus. Avant de nous laisser repartir, il nous demanda un pistolet; je lui abandonnai le mien, avec le fond de la bouteille d'eau-de-vie. Il promit d'attendre que nous soyons loin pour tirer. Alors nous reprîmes vers le sud: après Gross Justin, Zitzmar, il y avait des bois. Sur les routes, la circulation était incessante, des jeeps ou des Studebaker américains à étoile rouge, des motos, encore des blindés; sur les chemins, c'étaient maintenant des patrouilles à pied de cinq ou six hommes, et il fallait toute son attention pour les éviter. À dix kilomètres de la côte, on retrouvait de la neige dans les champs et dans les bois. Nous nous dirigions vers Gülzow, à l'ouest de Greifenberg; ensuite, expliquait Thomas, nous continuerions et tenterions de passer l'Oder du côté de Gollnow. Avant l'aube, nous trouvâmes une forêt, une cabane, mais il y avait des traces de pas et nous quittâmes le chemin pour aller dormir plus loin, dans les pins près d'une clairière, enroulés dans nos manteaux, sur la neige.
Je me réveillai entouré d'enfants. Ils formaient un grand cercle autour de nous, il y en avait des dizaines et ils nous regardaient en silence. Ils étaient en haillons, sales, les cheveux ébouriffés; beaucoup d'entre eux portaient des morceaux d'uniforme allemand, une vareuse, un casque, un manteau grossièrement découpé; certains serraient entre leurs mains des outils agricoles, houes, râteaux, pelles; d'autres, des fusils et des pistolets-mitrailleurs faits de fil de fer ou taillés dans du bois ou du carton. Leurs regards étaient fermés et menaçants. La plupart paraissaient avoir entre dix et treize ans; certains n'en avaient pas six; et derrière eux se tenaient des filles. Nous nous mîmes debout et Thomas leur dit poliment bonjour. Le plus grand d'entre eux, un garçon blond et efflanqué qui portait un manteau d'officier d'état-major aux revers de velours rouge par-dessus une veste noire de tankiste, s'avança d'un pas et aboya: «Qui êtes-vous?» Il parlait allemand avec un épais accent de Volksdeutscher, de Ruthénie ou peut-être même du Banat. «Nous sommes des officiers allemands, répondit posément Thomas. Et vous?» – «Kampfgruppe Adam. C'est moi Adam, Generalmajor Adam, c'est mon commandement». Piontek pouffa de rire. «Nous sommes de la S S», dit Thomas. – «Où sont vos insignes? cracha le garçon. Vous êtes des déserteurs!» Piontek ne riait plus. Thomas ne se laissa pas démonter, il gardait les mains dans le dos et dit: «Nous ne sommes pas des déserteurs. Nous avons été obligés de retirer nos insignes de peur de tomber aux mains des bolcheviques». – «Herr Standartenführer! cria Piontek, pourquoi vous discutez avec ces morveux? Vous voyez pas qu'ils sont toqués? Il faut leur foutre une raclée!» -»Tais-toi, Piontek», dit Thomas. Je ne disais rien, l'épouvante me gagnait devant le regard fixe et insane de ces enfants. «Non mais je vais leur montrer, moi!» brailla Piontek en cherchant le pistolet-mitrailleur dans son dos. Le garçon en manteau d'officier fit un signe et une demi-douzaine d'enfants se ruèrent sur Piontek, le frappant avec leurs outils et le traînant au sol. Un garçon leva une houe et la lui ficha dans la joue, lui écrasant les dents et projetant un œil hors de l'orbite Piontek hurlait encore; un coup de gourdin lui défonça le front et il se tut. Les enfants continuèrent à frapper jusqu'à ce que sa tête ne soit plus qu'une bouillie rouge dans la neige. J'étais pétrifié, saisi d'une terreur incontrôlable. Thomas non plus ne bougeait pas un muscle. Lorsque les enfants abandonnèrent le cadavre, le plus grand cria encore une fois: «Vous êtes des déserteurs et nous allons vous pendre comme des traîtres!» – «Nous ne sommes pas des déserteurs, répéta froidement Thomas. Nous sommes en mission spéciale pour le Führer derrière les lignes russes et vous venez de tuer notre chauffeur». – «Où sont vos papiers pour le prouver?» insistait le garçon. – «Nous les avons détruits. Si les Rouges nous capturent, s'ils devinaient qui nous sommes, ils nous tortureraient et nous feraient parler». – «Prouvez-le-moi!» – «Escortez-nous jusqu'aux lignes allemandes et vous verrez bien». – «Nous avons autre chose à faire qu'escorter des déserteurs, siffla l'enfant. Je vais appeler mes supérieurs». – «Comme vous voulez», dit calmement Thomas. Un petit garçon d'environ huit ans traversa le groupe, une boîte sur l'épaule. C'était une caisse à munitions en bois, avec des marquages russes, sur le fond de laquelle étaient fixées plusieurs vis et cloués des cercles de carton coloriés. Une boîte de conserve, reliée à la caisse par un fil de fer, pendait accrochée sur le côté; des attaches maintenaient en l'air une longue tige métallique; autour du cou, le garçon portait un vrai casque de radiophoniste. Il ajusta les écouteurs sur ses oreilles, prit la caisse sur ses genoux, fit tourner les cercles de carton, joua avec les vis, approcha la boîte de conserve de sa bouche et appela: «Kampfgruppe Adam pour le QG! Kampfgruppe Adam pour le QG! Répondez!» Il répéta cela plusieurs fois puis libéra une oreille des écouteurs, bien trop gros pour lui. «Je les ai en ligne, Herr Generalmajor, dit-il au grand garçon blond. Qu'est-ce que je dois dire?» Celui-ci se tourna vers Thomas: «Votre nom et votre grade!» – «SS-Standartenführer Hauser, rattaché à la Sicherheitspolizei». Le garçon se retourna vers le petit à la radio: «Demande-leur s'ils confirment la mission du Standartenführer Hauser de la Sipo». Le petit répéta le message dans sa boîte de conserve et attendit. Puis il déclara: «Ils ne savent rien, Herr Generalmajor». – «Ce n'est pas surprenant, dit Thomas avec son calme hallucinant. «Nous rendons compte directement au Führer. Laissez-moi appeler Berlin et il vous le confirmera en personne». – «En personne?» demanda le garçon qui commandait, une lueur étrange dans les yeux. -»En personne», répéta Thomas. Je restais pétrifié; l'audace de Thomas me glaçait. Le garçon blond fit un signe et le petit ôta le casque et le passa avec la boîte de conserve à Thomas. «Parlez. Dites: "À vous" à chaque fin de phrase». Thomas approcha les écouteurs d'une oreille et prit la boîte. Puis il appela dans la boîte: «Berlin, Berlin. Häuser pour Berlin, répondez». Il répéta cela plusieurs fois, puis dit: «Standartenführer Hauser, en mission commandée, au rapport. Je dois parler au Führer. À vous… Oui, j'attendrai. À vous». Les enfants qui nous entouraient gardaient leurs yeux rivés sur lui; la mâchoire de celui qui se faisait appeler Adam tressaillait légèrement. Puis Thomas se raidit, claqua les talons, et cria dans la boîte de conserve: «Heil Hitler! Standartenführer Hauser de la Geheime Staatspolizei, au rapport, mein Führer! À vous». Il fit une pause et continua. «L'Obersturmbannführer Aue et moi-même rentrons de notre mission spéciale, mein Führer! Nous avons rencontré le Kampfgruppe Adam et demandons confirmation de notre mission et de notre identité. À vous». Il fit une autre pause puis dit: «Jawohl, mein Führer. Sieg Heil!» Il tendit les écouteurs et la boîte au garçon en manteau d'officier. «Il veut vous parler, Herr Generalmajor». -»C'est le Führer?» fit celui-ci d'une voix sourde. -»Oui. N'ayez pas peur. C'est un homme bon». Le garçon prit lentement les écouteurs, les colla à ses oreilles, se raidit, lança un bras en l'air et cria dans la boîte: «Heil Hitler! Generalmajor Adam, zu Befehl, mein Führer! À vous!» Puis ce fut: «Jawohl, mein Führer! Jawohl! Jawohl! Sieg Heil!» Lorsqu'il ôta les écouteurs pour les rendre au petit, ses yeux étaient humides. «C'était le Führer, dit-il solennellement. Il confirme votre identité et votre mission. Je suis désolé pour votre chauffeur, mais il a eu un geste malheureux et on ne pouvait pas savoir. Mon Kampfgruppe est à votre disposition. De quoi avez-vous besoin?» – «Nous devons rejoindre nos lignes sains et saufs pour transmettre des informations secrètes d'une importance vitale pour le Reich. Pouvez-vous nous aider?» Le garçon se retira avec plusieurs autres et conféra avec eux. Puis il revint: «Nous sommes venus par ici pour détruire une concentration de forces bolcheviques. Mais on peut vous raccompagner jusqu'à l'Oder. Au sud, il y a une forêt, on passera sous le nez de ces brutes. Nous vous aiderons». Ainsi nous nous mîmes en marche avec cette horde d'enfants en guenilles, laissant là le corps du pauvre Piontek. Thomas prit son pistolet-mitrailleur et je me chargeai du sac de provisions. Le groupe comptait en tout presque soixante-dix gamins, dont une dizaine de fillettes. La plupart, comme nous le comprîmes peu à peu, étaient des Volksdeutschen orphelins, certains venaient de la région de Zamosc et même de la Galicie ou des marches d'Odessa, cela faisait des mois qu'ils erraient ainsi derrière les lignes russes, vivant de ce qu'ils pouvaient trouver, recueillant d'autres enfants, tuant impitoyablement Russes et Allemands isolés, qu'ils considéraient tous comme des déserteurs. Comme nous, ils marchaient de nuit et se reposaient le jour, cachés dans les forêts. En route ils avançaient en ordre militaire, avec des éclaireurs devant, puis le gros de la troupe, les filles au milieu. Par deux fois, nous les vîmes massacrer de petits groupes de Russes endormis: la première fois, ce fut facile, les soldats, ivres, cuvaient leur vodka dans une ferme et furent égorgés ou déchiquetés dans leur sommeil; la seconde fois, un gamin fracassa le crâne d'un garde avec une pierre, puis les autres se ruèrent sur ceux qui ronflaient autour d'un feu, près de leur camion en panne. Curieusement, ils ne leur prenaient jamais leurs armes: «Nos propres armes allemandes sont mieux», nous expliqua le garçon qui les commandait et qui disait se nommer Adam. Nous les vîmes aussi attaquer une patrouille avec une ruse et une sauvagerie inouïes. La petite unité avait été repérée par les éclaireurs; le gros du groupe se retira dans les bois, et une vingtaine de garçons s'avancèrent sur le chemin vers les Russes, clamant: «Russki! Davaïf Khleb, khleb!» Les Russes ne se méfièrent pas et les laissèrent approcher, certains riaient même et sortaient du pain de leur besace. Lorsque les enfants les eurent entourés, ils les attaquèrent avec leurs outils et leurs couteaux, ce fut une boucherie insensée, je vis un petit de sept ans grimper sur le dos d'un soldat et lui planter un gros clou dans l'œil. Deux des soldats parvinrent néanmoins à lâcher des rafales avant de succomber: trois enfants furent tués sur le coup, et cinq blessés. Après le combat, les survivants, couverts de sang, ramenèrent les blessés qui pleuraient, hurlaient de douleur. Adam les salua et acheva lui-même au couteau ceux qui étaient atteints aux jambes ou au ventre; les deux autres furent confiés aux filles, et Thomas et moi tentâmes tant bien que mal de nettoyer leurs blessures et de les panser avec des lambeaux de chemises. Entre eux ils se comportaient presque aussi brutalement qu'avec les adultes. À l'arrêt, nous avions le loisir de les observer: Adam se faisait servir par une des filles les plus âgées, puis l'entraînait dans les bois; les autres se battaient pour des morceaux de pain ou de saucisse, les plus petits devaient courir piquer dans les sacs tandis que les grands leur distribuaient des taloches ou même des coups de pelle; ensuite, deux ou trois des garçons prenaient une fillette par les cheveux, la jetaient à terre et la violaient devant les autres en lui mordant la nuque comme des chats; des garçons se branlaient ouvertement en les regardant; d'autres frappaient celui qui était sur la petite fille, le jetaient de côté pour prendre sa place, la petite essayait de fuir, on la rattrapait et la renversait d'un coup de pied au ventre, le tout au milieu des cris, de hurlements stridents; plusieurs de ces fillettes à peine pubères paraissaient d'ailleurs enceintes. Ces scènes ébranlaient profondément mes nerfs, je supportais très mal cette compagnie démente. Certains des enfants, surtout les plus grands, parlaient à peine allemand; alors que, jusqu'à l'année précédente au moins, tous avaient dû être scolarisés, il ne semblait rester aucune trace de leur éducation, à part la conviction inébranlable d'appartenir à une race supérieure, ils vivaient comme une tribu primitive ou une meute, coopérant habilement pour tuer ou trouver à manger, puis se disputant vicieusement le butin. L'autorité d'Adam, qui était physiquement le plus grand, paraissait incontestée; je le vis frapper contre un arbre, jusqu'au sang, la tête d'un garçon qui avait tardé à lui obéir. Peut-être, me disais-je, fait-il tuer tous les adultes qu'il rencontre pour rester l'aîné.
Cette marche avec les enfants dura plusieurs nuits. Je me sentais par paliers perdre le contrôle de moi-même, je devais fournir un immense effort intérieur pour ne pas les frapper à mon tour. Thomas restait d'un calme olympien, il suivait notre progression à la carte et à la boussole, conférait avec Adam sur la direction à prendre. Avant Gollnow, il fallut traverser la voie ferrée de Kammin, puis, en plusieurs groupes compacts, la route. Au-delà il n'y avait plus qu'une immense forêt épaisse, désertée, mais dangereuse à cause des patrouilles qui, heureusement, s'en tenaient aux chemins. Nous commencions aussi à rencontrer de nouveau des soldats allemands, seuls ou en groupes, qui comme nous se dirigeaient vers l'Oder. Thomas empêchait Adam de tuer les isolés; deux d'entre eux se joignirent à nous, dont un S S belge, les autres partaient de leur côté, préférant tenter leur chance seuls. Après une autre route, la forêt se mua en marécage, nous n'étions plus très loin de l'Oder; au sud, d'après la carte, ces marais donnaient sur un affluent, l'Ihna. Le passage devenait difficile, on s'enfonçait jusqu'aux genoux, parfois la taille, des enfants manquaient de se noyer dans les fondrières. Il faisait maintenant tout à fait doux, même dans la forêt la neige avait disparu, je quittai enfin mon manteau, toujours trempé et pesant. Adam décida de nous escorter jusqu'à l'Oder avec une troupe réduite et laissa une partie de son groupe, les filles et les plus petits sous la garde des deux blessés, sur une langue de terre sèche. Franchir ces marécages désolés prit la meilleure partie de la nuit; il fallait parfois faire des détours considérables, mais la boussole de Thomas servait à nous guider. Enfin ce fut l'Oder, noire et luisante sous la lune. Une ligne de longs îlots semblait s'étendre entre nous et la rive allemande. Nous ne pûmes trouver de barque.
«Tant pis, décréta Thomas, on traversera à la nage». – «Je ne sais pas nager», fit le Belge. C'était un Wallon, il avait bien connu Lippert dans le Caucase et m'avait raconté sa mort à Novo Buda. «Je t'aiderai», lui dis-je. Thomas se retourna vers Adam: «Vous ne voulez pas traverser avec nous? Rejoindre l'Allemagne?» – «Non, fit le garçon. Nous avons notre propre mission». Nous ôtâmes nos bottes pour les passer dans nos ceinturons et je serrai ma casquette sous ma tunique; Thomas et le soldat allemand, qui se prénommait Fritz, gardèrent leurs pistolets-mitrailleurs au cas où l'île ne serait pas déserte. À cet endroit la rivière devait avoir trois cents mètres de large, mais avec le printemps elle avait grossi et le courant était vif; le Belge, que je tenais par le menton en nageant sur le dos, me ralentissait, je fus vite emporté et faillis dépasser l'île; dès que je parvins à prendre pied, je lâchai le soldat et le tirai par le col, jusqu'à ce qu'il puisse marcher seul dans l'eau. Sur la berge, j'eus un coup de fatigue et dus m'asseoir un moment. En face, les marécages bruissaient à peine, les enfants avaient déjà disparu; l'îlot sur lequel nous nous trouvions était boisé, et je n'entendais rien ic i non plus, sauf le murmure de l'eau. Le Belge alla retrouver Thomas et le soldat allemand, qui avaient abordé plus haut, puis revint me dire que l'île paraissait déserte. Lorsque je pus me lever je traversai le bois avec lui. De l'autre côté, la rive était aussi muette et noire. Mais sur la plage, un poteau peint en rouge et blanc indiquait l'emplacement d'un téléphone de campagne, protégé sous une bâche, dont le fil disparaissait dans l'eau. Thomas prit le combiné et sonna. «Bonsoir, fit-il. Oui, nous sommes des militaires allemands». Ils prononça nos noms et nos grades. Puis: «Très bien». Il raccrocha, se redressa, me regarda avec un grand sourire. «Ils nous disent de nous placer en rang et d'écarter nos bras». Nous eûmes à peine le temps de nous disposer: un puissant projecteur s'alluma sur la rive allemande et se braqua sur nous. Nous restâmes ainsi plusieurs minutes. «Bien imaginé, leur système», commenta Thomas. Un bruit de moteur monta dans la nuit. Un canot en caoutchouc s'approchait et accosta près de nous; trois soldats nous examinaient en silence, armes au poing jusqu'à ce qu'ils se fussent assurés que nous étions bien allemands; toujours sans un mot, ils nous firent embarquer, le canot fila en tanguant à travers les eaux noires.
Sur la berge, dans l'obscurité, des Feldgendarmes attendaient. Leurs grandes plaques métalliques brillaient à la lueur de la lune. On nous mena dans un bunker devant un Hauptmann de la police qui nous réclama nos papiers; aucun de nous n'en avait. «Dans ce cas, fit l'officier, je dois vous envoyer sous escorte à Stettin. Je suis désolé, mais toutes sortes de personnes essayent de s'infiltrer». Pendant que nous attendions, il nous distribua des cigarettes et Thomas discuta plaisamment avec lui: «Vous avez beaucoup de passage?» – «Dix à quinze par nuit. Sur tout notre secteur, des douzaines. L'autre jour, plus de deux cents hommes sont arrivés d'un coup, encore armés. La plupart finissent ici à cause des marais, où les Russes patrouillent peu, comme vous avez pu le constater». – «L'idée du téléphone est ingénieuse»., – «Merci. L'eau a monté et plusieurs hommes se sont noyés en essayant de traverser à la nage. Le téléphone nous épargne les mauvaises surprises… on l'espère, du moins, ajouta-t-il en souriant. Il paraît que les Russes ont des traîtres, avec eux». Vers l'aube, on nous fit monter dans un camion avec trois autres Rückkämpfer et une escorte armée de Feldgendarmes. Nous avions traversé la rivière juste au-dessus de Pölitz; mais la ville était sous le feu de l'artillerie russe et notre camion fît un assez long détour avant de parvenir à Stettin. Là aussi, des obus tombaient, des immeubles flambaient gaiement; dans les rues, par la ridelle du camion, je ne voyais presque que des soldats. On nous mena à un PC de la Wehrmacht où nous fûmes tout de suite séparés des soldats, puis un Major sévère nous interrogea, rapidement rejoint par un représentant de la Gestapo en civil. Je laissai parler Thomas, il raconta notre histoire en détail; je ne parlais que lorsqu'on m'interrogeait directement. Sur la suggestion de Thomas, l'homme de la Gestapo accepta enfin de téléphoner à Berlin. Huppenkothen, le supérieur de Thomas, n'était pas là, mais nous pûmes joindre un de ses adjoints qui nous identifia tout de suite L'attitude du Major et de l'homme de la Gestapo changea immédiatement, ils se mirent à nous appeler par nos grades et à nous offrir du schnaps. Le fonctionnaire de la Gestapo sortit en promettant de nous trouver un moyen de transport pour Berlin; en l'attendant, le Major nous donna des cigarettes et nous installa sur un banc, dans le couloir. Nous fumions sans parler: depuis le début de la marche, nous n'avions presque pas fumé et cela nous grisait. Un calendrier sur le bureau du Major portait la date du 21 mars, notre équipée avait duré dix-sept jours et cela d'ailleurs se voyait à notre apparence: nous puions, nos visages étaient envahis par la barbe, la boue crottait nos uniformes déchirés. Mais nous n'étions pas les premiers à arriver dans cet état et cela ne semblait choquer personne. Thomas se tenait droit, une jambe passée par-dessus l'autre, il paraissait très heureux de notre équipée; j'étais plutôt affaissé, les jambes écartées droit devant moi dans une pose fort peu militaire; un Oberst affairé qui passait devant nous, une serviette sous le bras, me jeta un regard de dédain. Je le reconnus tout de suite, je me levai d'un bond et le saluai chaleureusement: c'était Osnabrugge, le démolisseur de ponts. Il mit quelques instants à me reconnaître puis ses yeux s'écarquillèrent: «Obersturmbannführer! Dans quel état vous êtes». Je lui racontai brièvement notre aventure. «Et vous? Vous dynamitez des ponts allemands, maintenant?» Son visage s'allongea: «Hélas, oui. J'ai fait sauter celui de Stettin il y a deux jours, lorsque nous avons évacué Altdamm et Finkenwalde. C'était horrible, le pont était couvert de pendus, des fuyards rattrapés par la Feldgendarmerie. Trois sont restés accrochés après l'explosion, juste à l'entrée du pont, tout verts. Mais, reprit-il en se ressaisissant, nous n'avons pas tout cassé. L'Oder devant Stettin a cinq branches et nous avons décidé de ne démolir que le dernier pont. Cela laisse toutes ses chances à la reconstruction». – «C'est bien, commentai-je, vous songez à l'avenir, vous gardez le moral». Nous nous séparâmes sur ces paroles: quelques têtes de pont, plus au sud, ne s'étaient pas encore repliées, Osnabrugge devait aller inspecter les préparatifs de démolition. Peu après, l'homme de la Gestapo locale revint et nous fit monter dans une voiture avec un officier S S qui devait aussi se rendre à Berlin et ne semblait pas le moins du monde gêné par notre odeur. Sur l'autostrade, le spectacle était encore plus épouvantable qu'en février: un flot continu de réfugiés hagards et de soldats épuisés et meurtris, des camions bondés de blessés, les débris de la débâcle. Je m'endormis presque aussitôt, on dut me réveiller pour une attaque de Sturmovik, je me rendormis dès que je pus remonter dans le véhicule. À Berlin, nous eûmes un peu de mal à nous justifier, mais moins que je ne m'y attendais: les simples soldats, eux, on les pendait ou les fusillait sur un soupçon, sans ménagements. Avant même de se raser ou de se laver, Thomas alla se présenter à Kaltenbrunner, qui siégeait maintenant à la Kurfürstenstrasse, dans les anciens locaux d'Eichmann, un des derniers bâtiments du RSHA à peu près debout Comme je ne savais pas où me rendre au rapport – même Grothmann avait quitté Berlin – j'y allai avec lui. Nous étions convenus d'un récit à peu près plausible: je profitais de mon congé pour tenter d'évacuer ma sœur et son mari, et l'offensive russe m'avait pris de court avec Thomas, venu m'aider; Thomas, d'ailleurs, avait eu la prévoyance de se munir d'un ordre de mission de Huppenkothen avant de partir. Kaltenbrunner nous écouta en silence puis nous renvoya sans commentaires, m'indiquant que le Reichsführer, qui s'était démis la veille de son commandement du groupe d'armées Vistule, se trouvait à Hohenlychen. J'eus vite fait de rendre compte de la mort de Piontek, mais dus remplir de nombreux formulaires pour justifier la perte du véhicule. Le soir venu, nous nous rendîmes chez Thomas, à Wannsee: la maison était intacte, mais il n'y avait ni électricité, ni eau courante, et nous ne pûmes faire qu'une toilette sommaire à l'eau froide, et nous raser péniblement avant de nous coucher. Le lendemain matin, vêtu d'un uniforme propre, je gagnai Hohenlychen et montai me présenter à Brandt. Dès qu'il me vit, il m'ordonna de me doucher, de me faire couper les cheveux, et de revenir lorsque j'aurais une apparence convenable. L'hôpital disposait de douches chaudes, j'y passai presque une heure sous le jet, voluptueusement; puis je me rendis chez le coiffeur et j'en profitai pour me faire raser à l'eau chaude et asperger d'eau de Cologne. Presque dispos, je retournai voir Brandt. Il écouta sévèrement mon récit, me tança sèchement pour avoir coûté au Reich, par mon imprudence, plusieurs semaines de mon travail, puis m'informa qu'entre-temps on m'avait fait porter disparu; mon bureau était dissous, mes collègues réaffectés, et mes dossiers archivés. Pour le moment, le Reichsführer n'avait plus besoin de mes services; et Brandt m'ordonna de retourner à Berlin me mettre à la disposition de Kaltenbrunner. Son secrétaire, après l'entretien, me fit passer dans son bureau et me remit mon courrier personnel, transmis par Asbach lors de la fermeture du bureau d'Oranienburg: il y avait surtout là des factures, un petit mot d'Ohlendorf au sujet de ma blessure de février, et une lettre d'Hélène, que j'empochai sans l'ouvrir. Puis je rentrai à Berlin. À la Kurfürstenstrasse régnait une ambiance chaotique: le bâtiment abritait maintenant l'état-major du RSHA et de la Staatspolizei, ainsi que de nombreux représentants du SD; tout le monde manquait de place, peu de gens savaient ce qu'ils avaient à faire, ils erraient dans les couloirs sans but, cherchant à se donner une contenance. Comme Kaltenbrunner ne pouvait me recevoir avant le soir, je m'installai dans un coin sur une chaise et repris ma lecture de L'éducation sentimentale, qui avait encore souffert du passage de l'Oder, mais que je tenais à finir. Kaltenbrunner me fit appeler juste avant que Frédéric ne rencontre Madame Arnoux pour la dernière fois; c'était frustrant. Il aurait pu attendre un peu, d'autant qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait faire de moi. Il finit, presque au hasard, par me nommer officier de liaison avec l'OKW. Mon travail consistait en ceci: trois fois par jour, je devais me rendre à la Bendlerstrasse et en rapporter des dépêches sur la situation au front; le reste du temps, je pouvais tranquillement rêvasser. Le Flaubert fut vite achevé, mais je trouvai d'autres livres. J'aurais aussi pu me promener mais ce n'était pas recommandé. La ville était en mauvais état. Partout, les fenêtres béaient; régulièrement, on entendait s'écrouler un pan d'immeuble dans un immense fracas. Dans les rues, des équipes déblayaient inlassablement les décombres et les empilaient en tas espacés pour que les rares voitures puissent circuler, en zigzaguant, mais souvent ces piles s'effondraient à leur tour, et il fallait recommencer. L'air du printemps était acre, chargé de fumée noire et de poussière de brique qui crissait entre les dents. Le dernier raid majeur remontait à trois jours avant notre retour: à cette occasion, la Luftwaffe avait sorti sa nouvelle arme, des appareils à réaction étonnamment rapides, et qui avaient infligé quelques pertes à l'ennemi; depuis, ce n'était plus que des attaques de harcèlement de Mosquito. Le dimanche suivant notre arrivée fut le premier beau jour de printemps de l'année 1945: dans le Tiergarten, les arbres bourgeonnaient, de l'herbe apparaissait sur les amas de débris et verdissait les jardins. Mais nous avions peu d'occasions de profiter du beau temps. Les rations alimentaires, depuis la perte des territoires de l'Est, se réduisaient au strict minimum; même les bons restaurants n'avaient plus grand-chose. On vidait le personnel des ministères pour remplumer la Wehrmacht, mais avec la destruction de la plupart des fichiers de cartes et la désorganisation des postes, la majorité des hommes ainsi libérés attendaient des semaines qu'on les appelle. À la Kurfürstenstrasse, on avait installé un bureau qui délivrait de faux papiers de la Wehrmacht ou d'autres organismes aux responsables du RSHA considérés comme compromis. Thomas s'en fit faire plusieurs jeux, tous différents, et me les montra en riant: ingénieur de Krupp, Hauptmann de la Wehrmacht, fonctionnaire du ministère de l'Agriculture. Il voulait que je fasse la même chose mais je ne cessais de remettre la décision; à la place, je me fis refaire un livre de paie et une carte du SD, pour remplacer ceux que j'avais détruits en Poméranie. De temps en temps, je voyais Eichmann qui traînait toujours là, très abattu. Il était très nerveux, il savait que si nos ennemis lui mettaient la main dessus, il était fini, il se demandait ce qu'il allait devenir. Il avait envoyé sa famille à l'abri et voulait les rejoindre; je le vis un jour dans un couloir se disputer avec acrimonie, sans doute à ce sujet, avec Biobel, qui lui aussi errait sans savoir quoi faire, presque constamment ivre, hargneux, rageur. Quelques jours auparavant, Eichmann avait rencontré le Reichsführer à Hohenlychen, il était revenu de cet entretien fortement déprimé; il m'invita dans son bureau boire du schnaps et l'écouter parler, il semblait garder une certaine considération pour moi et me traitait presque comme son confident, sans que je puisse comprendre d'où cela venait. Je buvais en silence et le laissai s'épancher. «Je ne comprends pas, disait-il plaintivement, en repoussant ses lunettes sur son nez. Le Reichsführer m'a dit: "Eichmann, si je devais recommencer, j'organiserais les camps de concentration comme le font les Britanniques." Voilà ce qu'il m'a dit. Il a ajouté: "J'ai fait une erreur, là." Qu'est-ce qu'il a bien pu vouloir dire? Je ne comprends pas. Vous comprenez, vous? Peut-être qu'il a voulu dire que les camps auraient dû être, je ne sais pas, moi, plus élégants, plus esthétiques, plus polis». Moi non plus je ne comprenais pas ce que le Reichsführer avait voulu dire, mais cela m'était en vérité égal. Je savais par Thomas, qui s'était tout de suite replongé dans ses intrigues, que Himmler, aiguillé par Schellenberg et son masseur finlandais Kersten, continuait à faire des gestes – plutôt incohérents à vrai dire – en direction des Anglo-Américains: «Schellenberg a réussi à lui faire dire: "Je protège le trône. Ça ne veut pas forcément dire celui qui est assis dessus." C'est un grand progrès», m'expliquait Thomas, – «Certes. Dis-moi, Thomas, pourquoi restes-tu à Berlin?» Les Russes s'étaient arrêtés sur l'Oder, mais tout le monde savait que ce n'était qu'une question de temps. Thomas sourit: «Schellenberg m'a demandé de rester. Pour garder un œil sur Kaltenbrunner et surtout Müller. Ils font un peu n'importe quoi» Tout le monde, en fait, faisait un peu n'importe quoi, Himmler le premier, Schellenberg, Kammler qui avait maintenant son propre accès direct au Führer et n'écoutait plus le Reichsführer; Speer, disait-on, courait la Ruhr et tentait, face à l'avancée américaine, de contrer les ordres de destruction du Führer. La population, elle, perdait tout espoir, et la propagande de Goebbels n'arrangeait pas les choses: en guise de consolation, elle promettait que le Führer, dans sa grande sagesse, préparait en cas de défaite une mort facile, par le gaz, au peuple allemand. C'était là bien encourageant et, comme disaient les mauvaises langues: «Qu'est-ce que c'est qu'un lâche? C'est un type qui est à Berlin et qui s'engage sur le front». La seconde semaine d'avril, l'orchestre philharmonique donna un dernier concert. Le programme, exécrable, était tout à fait dans le goût de cette période – le dernier aria de Brünnhilde, le Götterdämmerung bien entendu, et pour finir la Symphonie romantique de Bruckner – mais j'y allai quand même. La salle, glaciale, était intacte, les lustres brillaient de tous leurs feux, j'aperçus Speer, de loin, avec l'amiral Dönitz dans le box d'honneur; à la sortie, des Hitlerjugend en uniforme munis de paniers offraient aux spectateurs des capsules de cyanure: cela me tenta presque d'en avaler une sur place, par dépit. Flaubert, j'en étais sûr, se serait étouffé devant un tel étalage de bêtise. Ces démonstrations ostentatoires de pessimisme alternaient avec des effusions extatiques de joie optimiste: le jour même de ce fameux concert, Roosevelt mourait, et Goebbels, confondant Truman avec Pierre III, lançait dès le lendemain le mot d'ordre La tsarine est morte. Des soldats affirmaient avoir aperçu le visage de «l'oncle Fritz» dans les nuages, et on promettait une contre-offensive décisive et la victoire pour l'anniversaire de notre Führer, le 20 avril. Thomas, au moins, même s'il ne renonçait pas à ses manœuvres, ne perdait pas le nord; il avait réussi à faire passer ses parents en Haute-Autriche, du côté d'Innsbruck, dans une zone qui serait certainement occupée par les Américains: «C'est Kaltenbrunner qui s'en est chargé. Par la Gestapo de Vienne». Et, lorsque je montrai un peu de surprise: «C'est un homme compréhensif, Kaltenbrunner. Il a une famille aussi il sait ce que c'est». Thomas avait tout de suite repris sa vie sociale effrénée et me traînait de fête en fête, où je buvais à m'abasourdir tandis qu'il narrait avec outrance notre vagabondage poméranien à des demoiselles émoustillées. Des fêtes, il y en avait tous les soirs, un peu partout, on ne faisait presque plus attention aux raids de Mosquito ni aux consignes de la propagande. Sous la Wilhelmplatz, un bunker avait été transformé en boîte de nuit, très gaie, où l'on servait du vin, des alcools, des cigares de marque, des hors-d'œuvre de luxe; l'endroit était fréquenté par des gradés de l'OKW, de la SS ou du RSHA, des civils huppés et des aristocrates, ainsi que des actrices et des jeunes filles coquettes, superbement parées. Nous passions presque tous les soirs à l'Adlon, où le maître d'hôtel, solennel et impassible, nous accueillait en queue-de-pie pour nous introduire dans le restaurant illuminé et nous faire servir, par des garçons en frac, des tranches violettes de chou-rave dans des assiettes en argent. Le bar de la cave était toujours bondé, on y retrouvait les derniers diplomates, italiens, japonais, hongrois ou français. J'y croisai un soir Mihaï, vêtu de blanc, avec une chemise en soie jaune serin. «Toujours à Berlin? me lança-t-il avec un sourire. Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vu». Il se mit à me draguer ostensiblement, devant plusieurs personnes. Je le pris par le bras, et, serrant très fort, le tirai de côté: «Arrête», grinçai-je. – «Arrête quoi?» fit-il en souriant. Ce sourire fat et calculateur me mit hors de moi. «Viens», dis-je, et je le poussai discrètement vers les W-C. C'était une grande salle blanche, carrelée, avec des éviers et des urinoirs massifs, brillamment éclairée. Je vérifiai les cabines: elles étaient vides. Puis je fermai le loquet de la porte. Mihaï me regardait en souriant, une main dans la poche de son veston blanc, près des lavabos aux gros robinets en étain. Il s'avança vers moi, toujours avec son sourire gourmand; lorsqu'il leva la tête pour m'embrasser, j'ôtai ma casquette et le frappai très fort au visage avec mon front. Son nez, sous la violence du coup, éclata, du sang jaillit, il hurla et tomba au sol. Je l'enjambai, la casquette toujours à la main, et allai me regarder dans le miroir: j'avais du sang sur le front, mais mon col et mon uniforme n'étaient pas tachés. Je me rinçai soigneusement le visage et remis ma casquette. Par terre, Mihaï se tordait de douleur en se tenant le nez, et gémissait pitoyablement: «Pourquoi tu as fait ça?» Sa main trouva le bas de mon pantalon; j'écartai mon pied et regardai la pièce. Un balai-serpillière était appuyé dans un coin, dans un seau en métal galvanisé. Je pris ce balai, posai le manche en travers du cou de Mihaï, et montai dessus; un pied de chaque côté de son cou, j'imprimai au manche un léger balancement. Le visage de Mihaï, sous moi, devint rouge, écarlate, puis violacé; sa mâchoire tressaillait convulsivement, ses yeux exorbités me fixaient avec terreur, ses ongles griffaient mes bottes; derrière moi, ses pieds battaient le carrelage. Il voulait parler mais aucun son ne sortait de sa bouche d'où dépassait une langue gonflée et obscène. Il se vida avec un bruit mou et l'odeur de la merde emplit la pièce; ses jambes frappèrent le sol une dernière fois, puis retombèrent. Je descendis du balai, le reposai, tapotai la joue de Mihaï de la pointe de ma botte. Sa tête inerte roula, retrouva sa place. Je le pris par les aisselles, le tirai dans une des cabines, et l'assis sur la cuvette, plaçant les pieds bien droit. Ces cabines avaient des loquets qui pivotaient sur une vis: en tenant la patte relevée de la pointe de mon canif, je pus tirer la porte et faire retomber le loquet de manière à fermer la cabine de l'intérieur. Un peu de sang avait coulé sur le carrelage; je me servis de la serpillière pour le nettoyer, puis la rinçai, frottai le manche avec mon mouchoir, et la rangeai dans le seau où je l'avais trouvée. Enfin je sortis. J'allai au bar prendre un verre; des gens entraient et sortaient des W-C, personne ne semblait rien remarquer. Une connaissance vint me demander: «Tu as vu Mihaï?» Je regardai autour de moi: «Non, il doit être par là». J'achevai mon verre et allai bavarder avec Thomas. Vers une heure du matin, il y eut une perturbation: on avait trouvé le corps. Des diplomates poussaient des exclamations horrifiées, la police vint, on nous interrogea, comme tous les autres je dis que je n'avais rien vu. Je n'entendis plus parler de cette histoire. L'offensive russe démarrait enfin: le 16 avril, dans la nuit, ils attaquèrent les hauteurs de Seelow, le verrou de la ville. Le temps était couvert, il pleuvotait; je passai la journée puis une partie de la nuit à porter des dépêches de la Bendlerstrasse à la Kurfürstenstrasse, un court trajet compliqué par les raids de Sturmovik. Vers minuit, je retrouvai Osnabrugge à la Bendlerstrasse: il avait l'air désemparé, anéanti. «Ils veulent faire sauter tous les ponts de la ville». Il en pleurait presque. «Eh bien, fis-je, si l'ennemi avance, c'est normal, non?» – «Vous ne vous rendez pas compte de ce que cela veut dire! Il y a neuf cent cinquante ponts à Berlin. Si on les fait sauter, la ville meurt! Pour toujours. Plus de ravitaillement, plus d'industrie. Pire encore, tous les câbles d'électricité, toutes les conduites d'eau passent dans ces ponts. Vous vous imaginez? Les épidémies, les gens mourant de faim dans les ruines?» Je haussai les épaules: «On ne peut pas simplement livrer la ville aux Russes». – «Mais ce n'est pas une raison pour tout démolir! On peut choisir, détruire seulement les ponts des axes principaux». Il s'essuyait le front «Moi, en tout cas, je vous dis ceci, faites-moi fusiller si vous le voulez, mais c'est la dernière fois. Quand toute cette folie sera finie, je me fous de savoir pour qui je travaille, je vais construire. Il faudra bien qu'ils reconstruisent, non?» – «Sans doute. Vous sauriez encore construire un pont?» – «Sans doute, sans doute», fit-il en s'éloignant, dodelinant de la tête. Plus tard, cette même nuit, je retrouvai Thomas à la maison de Wannsee. Il ne dormait pas, il était assis seul dans le salon, en chemise, il buvait. «Alors?» me demanda-t-il. – «On tient toujours la redoute de Seelow. Mais au sud, leurs chars passent la Neisse». Il fit une grimace: «Oui. De toute façon c'est kaputt». J'ôtai ma casquette et mon manteau mouillés et me versai un verre. «C'est vraiment fini, alors?» – «C'est fini», confirma Thomas. – «La défaite, de nouveau?» – «Oui, de nouveau, la défaite». – «Et après?» – «Après? On verra. L'Allemagne ne sera pas effacée de la carte, n'en déplaise à Herr Morgenthau. L'alliance contre-nature de nos ennemis tiendra jusqu'à leur victoire, mais pas beaucoup plus. Les puissances occidentales auront besoin d'un bastion contre le Bolchevisme. Je leur donne trois ans, au plus». Je buvais, j'écoutais. «Je ne parlais pas de ça», dis-je enfin. – «Ah. Nous, tu veux dire?» – «Oui, nous. Il y aura des comptes à rendre». – «Pourquoi tu ne t'es pas fait faire des papiers?» – «Je ne sais pas. Je n'y crois pas trop. Qu'est-ce qu'on en ferait, de ces papiers? Tôt ou tard, ils nous trouveront. Alors ça sera la corde ou la Sibérie». Thomas fit tournoyer le liquide dans son verre: «C'est clair qu'il faudra partir un certain temps. Aller se mettre au vert, le temps que les esprits se calment. Après, on pourra revenir. La nouvelle Allemagne, quelle qu'elle soit, aura besoin de talents». – «Partir? Où? Et comment?» Il me regarda en souriant: «Tu crois qu'on n'y a pas songé? Il y a des filières, en Hollande, en Suisse, des gens prêts à nous aider, par conviction ou par intérêt. Les meilleures filières sont en Italie. À Rome. L'Église n'abandonnera pas ses agneaux dans la détresse». Il leva son verre comme pour trinquer et but. «Schellenberg, Wolfie aussi, ont reçu de bonnes garanties. Bien sûr, ça ne sera pas facile. Les fins de partie sont toujours délicates». – «Et après?» – «On verra. L'Amerique du Sud, le soleil, la pampa, ça ne te dit pas? Ou, si tu préfères, les pyramides. Les Anglais vont partir, ils auront besoin de spécialistes, là-bas». Je me resservis et bus encore: «Et si Berlin est encerclé? Comment comptes-tu sortir? Tu restes?» – «Oui, je reste. Kaltenbrunnei et Müller nous donnent toujours des soucis. Ils ne sont vraiment pas raisonnables. Mais j'y ai pensé. Viens voir». Il me mena à sa chambre, ouvrit son armoire, en tira des habits qu'il étendit sur le lit: «Regarde». C'étaient des vêtements de travail grossiers, en toile bleue, souillés d'huile et de graisse. «Regarde les étiquettes». Je regardai. c'étaient des vêtements français. «J'ai aussi les chaussures, le béret, le brassard, tout. Et les papiers. Tiens». Il me montra les papiers: c'étaient ceux d'un travailleur français du STO. «Bien sûr, en France, j'aurai du mal à passer, mais ça suffira pour les Russes. Même si je tombe sur un officier qui parle français, il y a peu de chances qu'il tique sur mon accent. Je pourrai toujours dire que je suis alsacien». – «Ce n'est pas idiot, fis-je. Où est-ce que tu as trouvé tout ça?» Il tapota du doigt le rebord de son verre et sourit: «Tu crois qu'on compte les travailleurs étrangers, aujourd'hui, à Berlin? Un de plus, un de moins»… Il but. «Tu devrais y penser. Avec ton français, tu pourrais passer jusqu'à Paris». Nous redescendîmes au salon. Il me servit encore un verre et trinqua avec moi. «Ça ne sera pas sans risques, dit-il en riant. Mais qu'est-ce qui l'est? On s'est bien sortis de Stalingrad. Il faut être malin, c'est tout. Tu sais qu'il y a des types de la Gestapo qui cherchent à se procurer des étoiles et des papiers juifs?» Il rit encore. «Ils ont du mal. Il n'y en a plus beaucoup sur le marché».
Je dormis peu et retournai de bonne heure à la Bendlerstrasse. Le ciel s'était dégagé et il y avait des Sturmovik partout. Le jour suivant, il fit encore plus beau, les jardins, dans les ruines, fleurissaient. Je ne vis pas Thomas, il s'était empêtré dans une histoire entre Wolff et Kaltenbrunner, je ne sais pas trop, Wolff était venu d'Italie discuter des possibilités de reddition, Kaltenbrunner s'était fâché et voulait l'arrêter ou le faire pendre, comme d'habitude cela finit devant le Führer qui laissa repartir Wolff. Lorsque je retrouvai enfin Thomas, le jour de la chute des hauteurs de Seelow, il était furieux, il enrageait contre Kaltenbrunner, sa bêtise, son étroitesse d'esprit. Moi-même je ne comprenais pas du tout à quoi jouait Kaltenbrunner, à quoi cela pouvait lui servir de se retourner contre le Reichsführer, d'intriguer avec Bormann, de manœuvrer pour devenir le nouveau favori du Führer. Kaltenbrunner n'était pas idiot, il devait savoir, mieux que quiconque, que le jeu prenait fin; mais au lieu de se positionner pour l'après, il se dépensait en querelles stériles et futiles, un simulacre de jusqu'au-boutisme qu'il n'aurait jamais, c'était évident pour qui le connaissait, le courage de pousser à sa conclusion logique. Kaltenbrunner était loin d'être le seul à perdre le sens de la mesure. Partout, dans Berlin, surgissaient des Sperrkommandos, des unités de blocage issues du SD et de la police, des Feldgendarmes, des organisations du Parti, qui administraient une justice plus que sommaire à ceux qui, plus raisonnables qu'eux, ne voulaient que vivre, parfois même à certains qui n'avaient rien à voir avec tout ça mais avaient juste eu le malheur de se trouver là. Les petits fanatiques de la «Liebstandarte» sortaient les soldats blessés des caves pour les exécuter. Partout, des vétérans fatigués de la Wehrmacht, des civils récemment appelés, des gamins de seize ans décoraient, le visage violacé, lampadaires, arbres, ponts, voies aériennes du S-Bahn, tout endroit où l'on peut accrocher un homme, et avec toujours l'invariable panneau au cou: JE SUIS ICI POUR AVOIR QUITTÉ MON POSTE SANS ORDRES. Les Berlinois avaient une attitude résignée: «Plutôt que de me faire pendre, je préfère croire à la victoire,» Moi-même j'avais des problèmes avec ces enragés, car je circulais beaucoup, mes papiers se faisaient constamment éplucher, je songeais à prendre une escorte armée pour me défendre. En même temps, j'avais presque pitié de ces hommes ivres de fureur et d'amertume, dévorés par une haine impuissante qu'ils retournaient, ne pouvant plus la diriger contre l'ennemi, contre les leurs, des loups frappés de rage qui s'entredévorent, À la Kurftüstenstrasse, un jeune Obersturmführer de la Staatspolizei, Gersbach, ne s'était pas présenté un matin; il n'avait plus de travail, soit, mais cela s'était remarqué; des policiers l'avaient trouvé chez lui ivre mort; Müller avait attendu qu'il ait dessoûlé, puis l'avait fait abattre d'une balle dans la nuque devant les officiers réunis dans la cour de l'immeuble. Après, on avait jeté son cadavre sur l'asphalte, et une jeune recrue S S, presque hystérique, avait vidé le chargeur de son pistolet-mitrailleur dans le corps de cet infortuné.
Les nouvelles que je convoyais plusieurs fois dans la journée étaient rarement bonnes. Jour après jour, les Soviétiques avançaient, entraient dans Lichtenberg et Pankow, prenaient Weissensee, Les réfugiés traversaient la ville en grandes colonnes, on en pendait beaucoup, au hasard, comme déserteurs. Les bombardements de l'artillerie russe faisaient encore des victimes: depuis le jour de l'anniversaire du Führer, ils étaient à portée de canon de la ville. C'avait été une très belle journée, un vendredi tiède, ensoleillé, l'odeur des lilas embaumait les jardins abandonnés. Çà et là on avait accroché des drapeaux à croix gammée sur les ruines, ou de grandes pancartes d'une ironie que j'espérais inconsciente, comme celle qui dominait les décombres de la Lützowplatz: NOUS REMERCIONS NOTRE FÜHRER POUR TOUT. DR. GOEBBELS. Le cœur, à vrai dire, n'y était pas. Au milieu de la matinée, les Anglo-Américains avaient lancé un de leurs raids massifs, plus de mille appareils en deux heures, suivis de Mosquito; après leur départ, l'artillerie russe avait pris la relève. Ce fut certainement un beau feu d'artifice mais peu l'apprécièrent, de notre côté du moins. Goebbels tenta bien de faire distribuer des rations supplémentaires en l'honneur du Führer, mais même cela tourna court: l'artillerie causa de nombreuses victimes parmi les civils qui faisaient la queue; le lendemain, malgré la forte pluie, ce fut pire encore, un obus frappa une file d'attente devant le grand magasin Karstadt, la Hermannplatz était pleine de cadavres ensanglantés, de morceaux de membres éparpillés, d'enfants secouant en hurlant le corps inerte de leur mère, je le vis moi-même. Le dimanche, il fit un soleil splendide, printanier, puis venaient des averses, puis de nouveau le soleil qui brillait sur les décombres et les ruines détrempées. Des oiseaux chantaient; partout fleurissaient des tulipes et des lilas, les pommiers, les pruniers et les cerisiers, et dans le Tiergarten des rhododendrons. Mais ces bonnes odeurs de fleur ne pouvaient masquer l'odeur de pourriture et de brique recuite qui planait sur les rues. Une lourde fumée stagnante voilait le ciel; lorsqu'il pleuvait, cette fumée s'épaississait encore, prenait les gens à la gorge. Dans les rues, malgré les frappes d'artillerie, il y avait de l'animation: aux barricades antichars, des enfants avec des casques en papier, perchés sur les obstacles, agitaient des épées en bois; je croisais des vieilles dames qui poussaient des landaus remplis de briques, puis, en traversant le Tiergarten vers le bunker du Zoo, des soldats chassant devant eux un troupeau de vaches beuglantes. Le soir, il pleuvait de nouveau; et les Rouges, à leur tour, fêtaient l'anniversaire de Lénine dans une débauche brutale d'artillerie.
Les services publics fermaient un à un, leur personnel évacuait. Le général Reynmann, le Kommandant de la ville, avait distribué à des responsables du NSDAP, un jour avant d'être limogé, deux mille laissez-passer pour quitter Berlin. Ceux qui n'avaient pas eu la chance d'en recevoir pouvaient toujours acheter leur porte de sortie: à la Kurfürstenstrasse, un officier de la Gestapo m'expliqua qu'un jeu complet de papiers en règle allait chercher dans les 80 000 reichsmarks. Le U-Bahn fonctionna jusqu'au 23 avril, le S-Bahn jusqu'au 25, le téléphone interurbain jusqu'au 26 (on raconte qu'un Russe réussit à joindre Goebbels à son bureau depuis Siemensstadt). Kaltenbrunner était parti pour l'Autriche tout de suite après l'anniversaire du Führer, mais Müller était resté, et je continuais mes liaisons pour lui. Je passais le plus souvent par le Tiergarten, parce que les rues au sud de la Bendlerstrasse, du côté du Landwehrkanal, étaient obstruées; dans la Neue Siegesallee, les explosions répétées avaient fracassé les statues des souverains de la Prusse et du Brandebourg, têtes et membres de Hohenzollern jonchaient la rue; la nuit, les fragments de marbre blanc brillaient à la lumière de la lune. À l'OKW, où s'était maintenant installé le Kommandant de la ville (un certain Käther avait remplacé Reynmann, puis deux jours plus tard Käther avait été démis à son tour pour faire place à Weidling), on me faisait souvent attendre des heures avant de me livrer une information tout à fait incomplète. Pour éviter d'être trop gênant, je patientais avec mon chauffeur dans ma voiture, sous un auvent en béton dans la cour, je regardais courir devant moi des officiers surexcités et hagards, des soldats épuisés qui traînaient pour ne pas retourner trop vite au feu, des Hitlerjugend avides de gloire venus mendier des Panzerfäuste, des Volkssturm désemparés qui attendaient des ordres. Un soir, je fouillais mes poches à la recherche d'une cigarette, je tombai sur la lettre d'Hélène, rangée là à Hohenlychen et oubliée depuis. Je déchirai l'enveloppe et lus la lettre en fumant. C'était une déclaration, brève et directe: elle ne comprenait pas mon attitude, écrivait-elle, elle ne cherchait pas à la comprendre, elle voulait savoir si je souhaitais la rejoindre, elle demandait si je comptais l'épouser. L'honnêteté et la franchise de cette lettre me bouleversèrent; mais il était bien trop tard, et je jetai la feuille froissée dans une flaque, par la vitre baissée de la voiture.
L'étau se resserrait. L'Adlon avait fermé ses portes; ma seule distraction était de boire du schnaps à la Kurfürstenstrasse, ou à Wannsee avec Thomas qui, en rigolant, me narrait les dernières péripéties. Müller, maintenant, cherchait une taupe: un agent ennemi, apparemment dans l'entourage d'un haut dignitaire SS. Schellenberg y voyait un complot pour déstabiliser Himmler, et Thomas devait donc suivre les développements de l'affaire. La situation dégénérait en vaudeville: Speer, qui avait perdu la confiance du Führer, était revenu, se faufilant entre les Sturmovik pour venir poser son coucou sur l'axe Est-Ouest, retrouver la grâce; Göring, pour avoir anticipé un peu hâtivement la mort de son seigneur et maître, avait été déchu de toutes ses fonctions et placé aux arrêts en Bavière; les plus sobres, von Ribbentrop et les militaires, se tenaient cois ou évacuaient en direction des Américains; les innombrables candidats au suicide peaufinaient leur scène finale. Nos militaires continuaient à se faire tuer consciencieusement, un régiment de Français de la «Charlemagne» trouva le moyen d'entrer dans Berlin le 24 pour venir renforcer la division «Nordland», et le centre administratif du Reich n'était presque plus défendu que par des Finlandais, des Estoniens, des Hollandais, et des petites frappes parisiennes. Ailleurs, on gardait la tête froide: une puissante armée était, disait-on, en route pour sauver Berlin et rejeter les Russes au-delà de l'Oder, mais à la Bendlerstrasse mes interlocuteurs restaient parfaitement vagues quant à la position et à la progression des divisions, et l'offensive annoncée de Wenck tardait autant à se matérialiser que celle des Waffen-S S de Steiner, quelques jours auparavant. Quant à moi, à vrai dire, le Götterdämmerung me tentait peu, et j'aurais bien voulu être ailleurs, pour réfléchir calmement à ma situation. Ce n'est pas tant que je craignais de mourir, vous pouvez me croire, j'avais peu de raisons de rester en vie, après tout, mais l'idée de me faire tuer ainsi, un peu au hasard des événements, par un obus ou une balle perdue, me déplaisait fortement, j'aurais souhaité m'asseoir et contempler les choses plutôt que de me laisser emporter ainsi par ce noir courant. Mais un tel choix ne m'était pas offert, je devais servir, comme tout le monde, et puisqu'il le fallait je le faisais loyalement, je recueillais et transmettais ces informations si inutiles qui ne semblaient servir qu'un but, me garder à Berlin. Nos ennemis, eux, ignoraient souverainement tout ce remue-ménage et avançaient. Bientôt il fallut aussi évacuer la Kurfürstenstrasse. Les officiers qui restaient furent dispersés; Müller se replia sur son QG d'urgence, dans la crypte de la Dreifaltigkeitskirche dans la Mauerstrasse. La Bendlerstrasse se trouvait pratiquement sur la ligne de front, les liaisons devenaient très compliquées: pour rejoindre le bâtiment, je devais filer entre les décombres jusqu'au bord du Tiergarten, puis continuer à pied, guidé à travers caves et ruines par des Kellerkinder, de petits orphelins crasseux qui en connaissaient chaque recoin. Le fracas des bombardements était comme une chose vivante, un assaut multiforme et infatigable sur l'ouïe; mais c'était pis lorsque descendait l'immense silence des pauses. Des pans entiers de la ville brûlaient, des gigantesques incendies de phosphore qui aspiraient l'air et provoquaient des tempêtes violentes qui, à leur tour, venaient nourrir les flammes. Les grosses pluies violentes et brèves éteignaient parfois quelques foyers, mais contribuaient surtout à accroître l'odeur du roussi. Quelques avions tentaient encore d'atterrir sur l'axe Est-Ouest; douze Ju-52 transportant des cadets S S furent abattus sur l'approche, l'un après l'autre. L'armée de Wenck, d'après les informations qu'on voulait bien me transmettre, semblait s'être évanouie dans la nature quelque part au sud de Potsdam. Le 27 avril, il faisait très froid, et après un violent assaut soviétique sur la Potsdamer Platz, repoussé par la «Liebstandarte AH», il y eut plusieurs heures de calme. Lorsque je retournai a l'église dans la Mauerstrasse rendre compte à Müller, on m'informa qu'il se trouvait dans une des annexes du ministère de l'Intérieur, et que je devais l'y rejoindre. Je l'y retrouvai dans une grande salle presque sans meubles, aux murs tachés d'humidité, en compagnie de Thomas et d'une trentaine d'officiers du SD et de la Staatspolizei. Müller nous fit attendre une demi-heure mais seuls cinq hommes de plus arrivèrent (il en avait fait convoquer cinquante en tout). Alors on nous mit en rangs, au repos, le temps d'un bref discours: la veille, après une discussion par téléphone avec l'Obergruppenführer Kaltenbrunner, le Führer avait décidé d'honorer le RSHA pour ses services et sa loyauté indéfectible. Il avait demandé à décorer de la Croix allemande en or dix officiers restant à Berlin qui s'étaient particulièrement distingués durant la guerre. La liste avait été établie par Kaltenbrunner; ceux qui ne se verraient pas nommés ne devaient pas être déçus, l'honneur retombait sur eux aussi. Puis Müller lut la liste, en tête de laquelle il se trouvait lui-même; je ne fus pas surpris d'y voir figurer Thomas; mais à mon grand étonnement, Müller me nomma aussi, à l'avant-dernière place. Qu'avais-je donc bien pu faire pour être ainsi remarqué? Je n'étais pourtant pas en odeur de sainteté avec Kaltenbrunner, loin de là. Thomas, à travers la salle, me lança un rapide clin d'œil; déjà nous nous regroupions pour nous rendre à la chancellerie. Dans la voiture, Thomas m'expliqua l'affaire: parmi ceux qu'on avait encore pu trouver à Berlin, j'étais un des rares, avec lui, à avoir servi au front, c'est cela qui avait compté. Le passage jusqu'à la chancellerie, le long de la Wilhelmstrasse, devenait difficile, des canalisations avaient crevé, la rue était inondée, des cadavres flottaient dans l'eau et remuaient doucement au passage de nos voitures; il fallut finir à pied, mouillés jusqu'au genou. Müller nous fit pénétrer dans les décombres de l'Auswärtiges Amt: de là, un tunnel souterrain menait au bunker du Führer. Dans ce tunnel aussi l'eau coulait, nous en avions jusqu'aux chevilles. Des Waffen-SS de la «Liebstandarte» gardaient l'entrée du bunker: ils nous laissèrent passer, mais prirent nos armes de service. On nous mena à travers un premier bunker puis, par un escalier en vis ruisselant d'eau, à un second, encore plus profond. Nous pataugions dans le courant venu de l'AA, en bas des marches il venait tremper les tapis rouges du large couloir où l'on nous fit asseoir, le long d'un mur, sur des chaises d'écolier en bois. Un général de la Wehrmacht, devant nous, criait à un autre qui portait des épaulettes de Generaloberst: «Mais on va tous se noyer, ic i!» Le Generaloberst, lui, tentait de le calmer et l'assurait qu'on faisait venir une pompe. Une abominable odeur d'urine empestait le bunker, mêlée à des effluves moites de renfermé, de sueur, et de laine mouillée, qu'on avait en vain tenté de masquer avec du désinfectant. On nous fit attendre un certain temps; des officiers allaient et venaient, traversant avec de grands floc les tapis imbibés d'eau pour disparaître dans une autre salle, au fond, ou remonter l'escalier en colimaçon; la salle résonnait du vrombissement continu d'un générateur Diesel. Deux officiers jeunes et élégants passèrent en discutant avec animation; derrière eux déboucha mon vieil ami, le docteur Hohenegg. Je me levai d'un bond et lui saisis le bras, exalté de le revoir là. Il me prit par la main et me mena dans une pièce où plusieurs Waffen-SS jouaient aux cartes ou dormaient sur des lits superposés. «J'ai été envoyé ici comme médecin auxiliaire du Führer», m'expliqua-t-il d'un ton lugubre. Son crâne chauve et suant luisait sous l'ampoule jaunâtre. «Et comment va-t-il?» – «Oh, pas très bien. Mais je ne m'occupe pas de lui, on m'a confié les enfants de notre cher ministre de la Propagande. Ils sont dans le premier bunker», ajouta-t-il en désignant le plafond du doigt. Il regarda autour de lui et reprit à voix basse: «C'est un peu une perte de temps: dès que je retrouve leur mère seule, elle me jure ses grands dieux qu'elle va tous les empoisonner avant de se suicider elle-même. Les pauvres petits ne se doutent de rien, ils sont charmants, ça me brise le cœur, je peux vous le dire. Mais notre Méphistophélès boiteux est fermement résolu à former une garde d'honneur pour accompagner son maître en enfer. Tant mieux pour lui». – «On en est donc là?» – «Certainement. Le gros Bormann, à qui cette idée ne plaît guère, a bien tenté de le faire partir, mais il a refusé. À mon humble avis, il n'y en a plus pour longtemps». – «Et vous, cher docteur?» demandai-je en souriant. J'étais vraiment très heureux de le revoir. «Moi? Carpe diem, comme disent les public school boys anglais. Nous organisons une fête, ce soir. En haut, dans la chancellerie, pour ne pas le déranger. Venez, si vous pouvez. Ce sera plein de jeunes vierges fougueuses qui préfèrent offrir leur pucelage à un Allemand, quelle que soit son apparence, plutôt qu'à un Kalmouk hirsute et puant». Il frappa plusieurs fois de la main son ventre rebondi: «À mon âge, des offres pareilles, ça ne se refuse pas. Après,» – ses sourcils se haussèrent comiquement sur son crâne en forme d'œuf – «après on verra bien». – «Docteur, dis-je d'un ton solennel, vous êtes plus sage que moi». – «Je n'en ai jamais douté un instant, Obersturmbannführer. Mais je n'ai pas votre chance insensée». – «En tout cas, croyez-moi, je suis ravi de vous revoir.» – «Moi aussi, moi aussi!» Déjà nous nous retrouvions dans le couloir. «Venez, si vous pouvez!» me lança-t-il avant de filer sur ses pattes trapues.
Peu après, on nous fit passer dans la salle du fond. Nous repoussâmes nous-mêmes les tables couvertes de cartes et l'on nous aligna contre un mur, les pieds dans la moquette humide. Les deux généraux qui tout à l'heure criaient au sujet de l'eau allèrent se poster devant une porte en face de nous; sur une des tables, un adjudant préparait les boîtes avec les médailles. Puis la porte s'ouvrit et le Führer apparut. Tous, simultanément, nous nous raidîmes, lançâmes nos bras en l'air et beuglâmes notre salut. Les deux généraux se tenaient aussi au garde-à-vous. Le Führer tenta de lever son bras en réponse mais celui-ci tremblait trop. Puis il s'avança d'un pas hésitant, saccadé, instable. Bormann, sanglé dans un uniforme brun, sortait de la pièce derrière lui. Jamais je n'avais vu le Führer d'aussi près. Il portait un simple uniforme gris et une casquette; son visage paraissait jaune, hagard, gonflé, les yeux restaient fixes, inertes, puis se mettaient à ciller violemment; une goutte de bave perlait au coin de sa bouche. Lorsqu'il chancelait Bormann tendait sa patte velue et le soutenait par le coude. Il s'appuya sur le coin d'une table et prononça un bref discours assez décousu où il était question de Frédéric le Grand, de gloire éternelle, et des Juifs. Ensuite il vint vers Müller. Bormann le suivait comme une ombre; l'adjudant tenait ouvert auprès de lui un coffret avec une médaille. Le Führer la prit lentement entre ses doigts, la plaça sans l'épingler sur la poche droite de Müller, lui serra la main en l'appelant «Mon bon Müller, mon fidèle Müller» et lui tapota le bras. Je gardais la tête droite mais observais du coin de l'œil. La cérémonie se répéta pour le suivant: Müller aboya son nom, son grade et son service, puis le Führer le décora. Thomas fut décoré à son tour. Au fur et à mesure que le Führer se rapprochait de moi – j'étais presque en bout de ligne – mon attention se fixait sur son nez. Je n'avais jamais remarqué à quel point ce nez était large et mal proportionné. De profil, la petite moustache distrayait moins l'attention et cela se voyait plus clairement: il avait une base épaisse et des ailes plates, une petite cassure de l'arête en relevait le bout; c'était clairement un nez slave ou bohémien, presque mongolo-ostique. Je ne sais pas pourquoi ce détail me fascinait, je trouvais cela presque scandaleux. (Le Führer se rapprochait et je continuais à l'observer. Puis il fut devant moi. Je constatai avec étonnement que sa casquette m'arrivait à peine au niveau des yeux; et pourtant je ne suis pas grand. Il marmottait son compliment et cherchait la médaille à tâtons. Son haleine acre, fétide, acheva de me vexer: c'était vraiment trop à supporter. Avec un petit sourire sévère je tendis la main et lui pinçai le nez entre deux doigts repliés, lui secouant doucement la tête, comme on fait à un enfant qui s'est mal conduit. Aujourd'hui encore je serais incapable de vous dire pourquoi j'ai fait cela: je n'ai simplement pas pu me retenir. Le Führer poussa un cri strident et bondit en arrière dans les bras de Bormann. Il y eut un moment où personne ne bougea. Puis plusieurs hommes me tombèrent dessus à bras raccourcis. Je fus frappé, projeté au sol; roulé en boule sur le tapis trempé, je tentais de me protéger le mieux possible des coups de botte. On criait, le Führer braillait. Enfin on me remit sur mes pieds. Ma casquette était tombée, je voulais au moins ajuster ma cravate, mais on me tenait fermement les bras. Bormann poussait le Führer vers sa chambre et hurlait: «Fusillez-le!» Thomas, derrière la foule, m'observait en silence, l'air à la fois déçu et railleur. On m'entraîna vers une porte au fond de la salle. Puis Müller intervint de sa grosse voix dure: «Attendez! Je veux l'interroger d'abord. Emmenez-le à la crypte».
Trevor-Roper, je le sais bien, n'a pas soufflé mot de cet épisode, Bullock non plus, ni aucun autre des historiens qui se sont penchés sur les derniers jours du Führer. Pourtant, je vous l'assure, cela a eu lieu. Le silence des chroniqueurs sur ce point est d'ailleurs compréhensible. Müller a disparu, tué ou passé aux Russes quelques jours plus tard; Bormann est certainement mort en essayant de fuir Berlin; les deux généraux devaient être Krebs et Burgdorf, qui se sont suicidés; l'adjudant doit être mort aussi. Quant aux officiers du RSHA témoins de l'incident, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus; mais on peut facilement concevoir, vu leurs états de service, que ceux qui ont survécu à la guerre n'ont pas dû se vanter d'avoir été décorés par le Führer en personne à trois jours de sa mort. Ainsi il est tout à fait possible que cet incident mineur ait échappé à l'attention des enquêteurs (mais peut-être en reste-t-il une trace dans les archives soviétiques?). Je fus traîné à la surface par un long escalier qui débouchait sur les jardins de la chancellerie. Le magnifique bâtiment gisait en ruine, écrasé par les bombes, mais une belle odeur de jasmin et de jacinthes embaumait l'air frais. Je fus brutalement poussé dans une voiture et conduit à l'église toute proche; là, on me fit descendre dans le bunker et l'on me jeta sans ménagements dans une pièce en béton, nue et humide. Des flaques constellaient le sol; les murs suintaient; et la fermeture de la lourde porte métallique me plongea dans un noir absolu, utérin: j'avais beau écarquiller les yeux, pas le moindre rayon ne filtrait. Je restai plusieurs heures ainsi, j'étais mouillé, j'avais froid. Puis l'on vint me chercher. On m'attacha à une chaise, je cillais, la lumière me faisait mal; Müller en personne m'interrogeait; on me frappait avec des matraques, sur les côtes, les épaules et les bras, Müller aussi venait m'administrer des coups de ses gros poings de paysan. J'essayai d'expliquer que mon geste inconsidéré ne signifiait rien, que je ne l'avais pas prémédité, qu'il s'était agi d'un moment d'absence, mais Müller ne me croyait pas, il y voyait un complot longuement mûri, il voulait que je nomme mes complices. J'avais beau protester, il n'en démordait pas: Müller, lorsqu'il s'y mettait, savait être têtu. Enfin on me rejeta dans ma cellule où je restai couché dans les flaques à attendre que la douleur des coups veuille bien s'appaiser. Je dus m'endormir ainsi, la tête à moitié dans l'eau. Je me réveillai transi et pris de crampes; la porte s'ouvrait, on poussait vers moi un autre homme avec des bourrades. J'eus juste le temps d'apercevoir un uniforme d'officier S S, sans médailles ni insignes. Dans le noir, je l'entendais jurer dans un dialecte bavarois: «Y'a pas un endroit de sec, ici?» – «Essayez près des murs», murmurai-je poliment – «T'es qui, toi?» fusa vulgairement sa voix, au ton pourtant cultivé. – «Moi? Moi je suis l'Obersturmbannführer Dr. Aue, du SD. Et vous?» Sa voix se calma: «Mes excuses, Obersturmbannführer. Moi, je suis le Gruppenführer Fegelein. L'ex-Gruppenführer Fegelein», ajouta-t-il avec une ironie assez appuyée. Je le connaissais de nom: il avait remplacé Wolff comme officier de liaison du Reichsführer auprès du Führer; avant, il commandait une division de cavalerie S S en Russie, il pourchassait les partisans et les Juifs dans les marécages du Pripet. À la Reichsführung, on le disait ambitieux, joueur, hâbleur, beau gosse. Je me redressai sur mes coudes: «Et qu'est-ce qui vous amène ici, Herr ex-Gruppenführer?» – «Oh, c'est un malentendu. J'avais un peu bu et j'étais chez moi, avec une fille; les excités du bunker ont cru que je voulais déserter. Encore un coup de Bormann, je parie. Ils sont tous devenus fous, là-bas; leurs histoires de Walhalla, très peu pour moi, merci. Mais ça devrait se régler, ma belle-sœur va arranger ça». Je ne savais pas de qui il voulait parler, mais je ne dis rien. Ce ne fut qu'en lisant Trevor-Roper, des années plus tard, que je compris: Fegelein avait épousé la sœur d'Eva Braun, dont à cette époque, comme à peu près tout le monde, j'ignorais l'existence. Ce mariage fort diplomatique, hélas, ne lui fut pas d'un grand secours: Fegelein, malgré ses alliances, son charme, et sa langue facile, fut exécuté le lendemain soir dans les jardins de la chancellerie (cela aussi, je ne l'appris que bien plus tard). «Et vous, Obersturmbannführer?» demandait Fegelein. Alors je lui contai ma mésaventure. «Ah! s'exclama-t-il. C'est malin. Voilà pourquoi ils sont tous de si mauvaise humeur. J'ai cru que ce Müller allait m'arracher la tête, la brute». – «Ah, il vous a frappé aussi?» – «Oui. Il s'est mis dans le crâne que la fille avec qui j'étais est une espionne anglaise. Je ne sais pas ce qui lui prend, tout à coup». – «C'est vrai», dis-je en me souvenant des paroles de Thomas: «Le Gruppenführer Müller cherche un espion, une taupe». – «C'est possible, marmonna-t-il. Mais moi, je n'ai rien à voir avec tout ça». – «Excusez-moi, l'interrompis-je, savez-vous l'heure?» – «Pas précisément. Il doit être minuit, une heure?» – «Alors, nous ferions mieux de dormir», suggérai-je plaisamment. – «J'aurais préféré mon lit», grogna Fegelein. – «Je vous comprends bien». Je me traînai sur le sol contre le mur et m'assoupis; j'avais encore les hanches dans l'eau, mais cela valait mieux que la tête. Le sommeil était doux et je fis des rêves agréables; j'en sortis à regret, mais on me décochait des coups de pied dans les côtes.
«Debout!» criait une voix. Je me levai péniblement. Fegelein se tenait assis près de la porte, les bras autour des genoux; lorsque je sortis, il me sourit timidement avec un petit signe de la main. On me mena dans l'église: deux hommes en civil m'attendaient, des policiers, l'un d'eux tenait un revolver à la main; avec eux se trouvaient aussi des S S en uniforme. Le policier au revolver me prit par le bras, me tira dans la rue et m'enfourna dans une Opel; les autres montèrent aussi. «Où va-t-on?» demandai-je au policier qui me poussait le canon de son revolver contre les côtes. «Ta gueule!» aboya-t-il. La voiture démarra, entra dans la Mauerstrasse, fit environ cent mètres; j'entendis un vrillement aigu; une énorme explosion souleva le véhicule et le projeta sur le flanc. Le policier, sous moi, tira, je crois: je me souviens d'avoir eu l'impression que son coup tua un des hommes à l'avant. L'autre policier, tout ensanglanté, était retombé inerte sur moi. À grands coups de pieds et de coudes, je m'extirpai du véhicule retourné par la vitre arrière, me coupant un peu au passage. D'autres obus tombaient tout près et projetaient de grandes gerbes de briques et de terre. J'étais assourdi, mes oreilles résonnaient. Je m'affalai sur le trottoir et restai là un instant, sonné. Le policier dégringolait derrière moi et roula lourdement sur mes jambes. De la main je trouvai une brique et le frappai à la tête. Nous roulions ensemble dans les débris, couverts de poussière rouge de brique et de boue; je le frappais de toutes mes forces, mais il n'est pas facile d'assommer un homme à coups de brique, surtout si cette brique a déjà brûlé. Au troisième ou quatrième coup, elle vola en poussière dans ma main. Je me mis à en chercher une autre, ou une pierre, mais l'homme me renversa et entreprit de m'étrangler. Il roulait des yeux de fou au-dessus de moi, le sang qui coulait de son front traçait des sillons boueux dans la poussière rouge qui recouvrait son visage. Ma main trouva enfin un pavé et je frappai vers le haut, en arc de cercle. Il s'effondra sur moi. Je me dégageai et lui cognai la tête avec le pavé jusqu'à ce que la boîte crânienne éclatât, répandant de la cervelle mélangée à de la poussière et des cheveux. Puis je me redressai, encore étourdi. Je cherchai des yeux son revolver mais il avait dû rester dans la voiture, dont une roue tournait encore en l'air. Les trois autres, à l'intérieur, paraissaient morts. Pour le moment les obus ne tombaient plus. Je me mis péniblement à courir dans la Mauerstrasse. Il fallait que je me cache. Autour de moi, il n'y avait que des ministères ou des bâtiments officiels, presque tous en ruine. Je tournai dans la Leipzigerstrasse et entrai dans le hall d'un immeuble d'habitation. Des pieds nus ou, en chaussettes flottaient devant moi, tournoyant lentement. Je levai la tête: plusieurs personnes, dont des enfants et des femmes, pendaient à la balustrade de l'escalier, les bras ballants. Je trouvai l'entrée de la cave et l'ouvrit: une bouffée de putréfaction, de merde et de vomi m'assaillit, la cave était remplie d'eau et de cadavres gonflés. Je refermai la porte et tentai de monter à l'étage: après le premier palier, l'escalier s'ouvrait sur le vide. Je redescendis en contournant les pendus et ressortis. Il s'était mis à pleuvoir légèrement, des détonations éclataient de tous côtés. Devant moi s'ouvrait une bouche de métro, la station Stadtmitte, sur la ligne C. Je courus et dévalai les marches. Je passai les portiques et continuai à descendre dans l'obscurité, me guidant de la main sur le mur. Le carrelage était humide, l'eau sourdait du plafond et coulait le long de la voûte. Des bruits de voix sourds montaient du quai. Il était encombré de corps, je ne pouvais pas voir s'ils étaient morts, endormis ou simplement couchés, je trébuchais dessus, des gens clamaient, des enfants pleuraient ou geignaient Un wagon de métro aux vitres cassées, illuminé par des bougies vacillantes, stationnait sur le quai: à l'intérieur, des Waffen-SS avec des écussons français se tenaient rangés au garde-à-vous, et un grand Brigadeführer en manteau de cuir noir, qui me tournait le dos, leur distribuait solennellement des décorations. Je ne voulus pas les déranger, je passai doucement auprès d'eux puis sautai sur la voie, atterrissant dans une eau froide qui m'arrivait aux mollets. Je voulais me diriger vers le nord, mais j'étais désorienté; j'essayai de me remémorer la direction des rames, à l'époque où je prenais ce métro, mais je ne savais même pas sur quel quai j'avais atterri, tout se brouillait. D'un côté, dans le tunnel, il y avait un peu de lumière: je pris par là avançant péniblement dans l'eau qui cachait les rails, trébuchant sur des obstacles invisibles. Au bout se trouvaient alignées plusieurs rames de métro, elles aussi éclairées à la bougie, un hôpital de fortune, bondé de blessés qui criaient, juraient, gémissaient. Je longeai ces wagons sans que l'on fasse attention à moi et continuai à tâtons, me guidant grâce au mur. L'eau montait, m'arrivait à mi-mollet. Je m'arrêtai et y plongeai la main: elle paraissait lentement couler vers moi. Je continuai. Un corps flottant vint buter contre mes jambes. Je sentais à peine mes pieds engourdis par le froid Devant, il me semblait percevoir une lueur, entendre d'autres bruits que le clapotement de l'eau. Enfin j'arrivai à une station éclairée par unt, unique bougie. L'eau maintenant m'arrivait aux genoux. Là aussi il y avait du monde. J'appelai: «Quelle est cette station, s'il vous plaît?»
«Kochstrasse», me répondit-on assez aimablement. Je m'étais trompé de direction, je me dirigeais vers les lignes russes. Je rebroussai chemin et m'enfonçai de nouveau dans le tunnel vers Stadtmitte. Devant moi je pouvais discerner les lueurs du métro-hôpital. Sur la voie, à côté du dernier wagon, se dressaient deux figures humaines, l'une assez grande, l'autre plus petite. Une lampe de poche s'alluma et m'aveugla; tandis que je me cachais les yeux, une voix familière grogna: «Salut, Aue. Comment ça va?» – «Tu tombes bien, fit une seconde voix plus fluette. Justement, on te cherchait». C'étaient Clemens et Weser. Une seconde lampe de poche s'alluma et ils s'avancèrent; je reculai en pataugeant. «On voulait te parler, dit Clemens. De ta maman». – «Ah, meine Herren! m'exelamai-je. Pensez-vous que ce soit le moment?» – «C'est toujours le moment de parler de choses importantes», fit la voix un peu rêche et aiguë de Weser. Je reculai encore, mais me retrouvai appuyé à la paroi; une eau froide filtrait du béton et venait me glacer les épaules. «Qu'est-ce que vous me voulez encore? glapis-je. Mon dossier est clos depuis longtemps!» – «Par des juges corrompus, malhonnêtes», lança Clemens. – «Tu t'en es sorti jusqu'ici par des intrigues, dit Weser. Maintenant, c'est fini, ça». – «Vous ne pensez pas que c'est au Reichsführer, ou à l'Obergruppenführer Breithaupt d'en juger?» Ce dernier était le chef de la SS-Gericht. – «Breithaupt s'est tué il y a quelques jours dans un accident de voiture, dit flegmatiquement Clemens. Quant au Reichsführer, il est loin».
«Non, ajouta Weser, maintenant, c'est vraiment toi et nous». – «Mais qu'est-ce que vous voulez donc?» – «On veut la justice», dit froidement Clemens. Ils s'étaient rapprochés et m'encadraient, braquant leurs lampes de poche sur mon visage; j'avais déjà constaté qu'ils tenaient des automatiques au poing.
«Écoutez, bafouillai-je, tout ceci est une vaste méprise. Je suis innocent». -»Innocent? me coupa sèchement Weser. On va voir ça». – «On va te raconter comment ça s'est passé», commença Clemens. La lumière puissante des lampes-torches m'éblouissait, sa grosse voix semblait émaner de cette lumière crue. «Tu as pris le train de nuit de Paris à Marseille. À Marseille, le 26 avril, tu t'es fait délivrer un laissez-passer pour la zone italienne. Le lendemain, tu t'es rendu à Antibes. Là, tu t'es présenté à la maison et on t'a accueilli comme un fils, comme le vrai fils que tu es. Le soir, vous avez dîné en famille et après, toi, tu as dormi dans une des chambres du haut, à côté de celle des jumeaux, en face de la chambre de Herr Moreau et de ta mère. Ensuite c'était le 28». – «Tiens, interrompit Weser. Justement, on est le 28 avril, aujourd'hui. Quelle coïncidence». – «Meine Herren, lançai-je en crânant un peu, vous délirez». – «Ta gueule, barrit Clemens. Je continue. La journée, on ne sait pas trop ce que tu as fait. On sait que tu as coupé du bois, que tu as laissé la hache dans la cuisine au lieu de la remettre dans la réserve. Puis tu t'es promené en ville et tu as acheté ton billet de retour. Tu étais habillé en civil, on ne t'a pas remarqué. Ensuite tu es revenu». Weser prit à son tour la parole: «Après, il y a des choses dont on n'est pas sûrs. Peut-être tu discutais avec Herr Moreau, avec ta mère. Peut-être vous avez eu des mots. On n'est pas sûrs. On n'est pas sûrs de l'heure non plus. Mais on sait que tu t'es retrouvé seul avec Herr Moreau. Alors tu as pris la hache dans la cuisine, là où tu l'avais laissée, et tu es retourné dans le salon et tu l'as tué». – «On veut même bien croire que tu n'y pensais pas quand tu as laissé la hache, reprit Clemens, que tu as laissé la hache par hasard, que tu n'avais rien prémédité, que ça c'est passé comme ça. Mais une fois que tu as commencé, tu n'y es pas allé de main morte». Weser continua: «Ça c'est sûr. Il a dû être assez surpris quand tu lui as envoyé la hache en travers de la poitrine. Elle est entrée avec un bruit de bois écrasé et il est tombé en gargouillant, la bouche pleine de sang, entraînant la hache avec lui. Tu as posé ton pied sur son épaule pour prendre appui et tu as arraché la hache et tu as frappé de nouveau, mais tu avais mal calculé l'angle et la hache a rebondi, lui cassant seulement quelques côtes. Alors tu as reculé, tu as visé plus soigneusement, et tu as abattu la hache sur sa gorge. Elle est passée par la pomme d'Adam et tu as entendu le craquement quand elle lui a brisé la colonne vertébrale. Il a eu un dernier grand sursaut et il a vomi un flot de sang noir, partout sur toi, ça jaillissait de son cou aussi et tu en étais couvert, et puis devant toi ses yeux se sont voilés et il s'est vidé de son sang par son cou à moitié tranché, tu regardais ses yeux s'éteindre comme ceux d'un mouton auquel on a coupé la gorge sur l'herbe». – «Meine Herren, dis-je avec force, vous êtes complètement déments». Clemens reprit la parole: «On ne sait pas si les jumeaux ont vu ça. En tout cas, ils t'ont vu monter. Tu as laissé le corps et la hache et tu es monté à l'étage, couvert de sang». – «On ne sait pas pourquoi tu ne les as pas tués, eux, dit Weser. Tu aurais pu, et facilement. Mais tu ne l'as pas fait. Peut-être tu n'as pas voulu, peut-être tu as voulu, mais trop tard, et ils se sont enfuis. Peut-être tu as voulu puis tu as changé d'avis. Peut-être tu savais déjà que c'étaient les enfants de ta sœur». – «On est repassés chez elle, en Poméranie, grogna Clemens. On a trouvé des lettres, des documents. Il y avait des choses très intéressantes, entre autres les papiers des petits. Mais on savait déjà qui c'était». J'eus un petit rire hystérique: «J'étais là, vous savez. J'étais dans les bois, je vous ai vus». – «À vrai dire, reprit imperturbablement Weser, on s'en est doutés. Mais on n'a pas voulu insister. On s'est dit qu'on te retrouverait bien un jour. Et tu vois, on t'a retrouvé, en effet». – «Continuons l'histoire, dit Clemens. Tu es monté, couvert de sang. Ta mère t'attendait debout, soit au sommet des escaliers, soit devant la porte de sa chambre. Elle portait une chemise de nuit, ta vieille mère. Elle t'a parlé en te regardant dans les yeux. Ce qu'elle a dit, on ne le sait pas. Les jumeaux ont tout écouté, mais ils ne l'ont pas raconté. Elle a dû te rappeler comment elle t'avait porté dans son ventre, puis nourri au sein, comment elle t'avait torché et lavé alors que ton père courait la gueuse Dieu sait où. Peut-être qu'elle t'a montré son sein». – «Peu probable, crachai-je avec un ricanement amer. J'étais allergique à son lait, je n'ai jamais tété». – «Dommage pour toi, reprit Clemens sans sourciller. Peut-être alors elle t'a caressé le menton, la joue, elle t'a appelé son enfant. Mais toi, ça ne t'a pas ému: tu lui devais ton amour, mais tu ne songeais qu'à ta haine. Tu as fermé les yeux pour ne plus voir les siens et tu as pris son cou dans tes mains et tu as serré». – «Vous êtes fous! hurlai-je. Vous racontez n'importe quoi!» – «Pas tant que ça, fit sournoisement Weser. Bien sûr, c'est une reconstitution. Mais ça colle avec les faits». – «Après, continua Clemens de sa calme voix de basse, tu es allé dans la salle de bains et tu t'es déshabillé. Tu as jeté tes vêtements dans la baignoire, tu t'es lavé, tu as nettoyé tout le sang, tu es retourné dans ta chambre, tout nu». – «Là, on peut pas dire, commenta Weser. Peut-être tu t'es livré à des actes pervers, peut-être tu as juste dormi. À l'aube, tu t'es levé, tu as mis ton uniforme, tu es parti. Tu as pris le bus, puis le train, tu es rentré à Paris puis à Berlin. Le 30 avril, tu as envoyé un télégramme à ta sœur. Elle est allée à Antibes, a enterré votre mère et son mari, puis elle est repartie au plus vite, avec les petits. Peut-être avait-elle déjà deviné». – «Écoutez, balbutiai-je, vous avez perdu l'esprit. Les juges ont dit que vous n'aviez aucune preuve.
Pourquoi aurais-je fait cela? Quel serait le mobile? Il faut toujours un mobile».
«On ne sait pas, dit calmement Weser. Mais en vérité ça nous est égal. Peut-être tu voulais le fric de Moreau. Peut-être tu es un détraqué sexuel. Peut-être c'est ta blessure qui t'a bousillé la tête. Peut-être que c'était juste une vieille haine de famille, comme on en voit tant, et que tu as voulu profiter de la guerre pour régler tes comptes en douce, en pensant que ça se remarquerait à peine parmi tant d'autres morts. Peut-être tu es tout simplement devenu fou». – «Mais qu'est-ce que vous cherchez, à la fin?» hurlai-je encore une fois. – «On te l'a dit, murmura Clemens: on veut la justice». – «La ville est en feu! m'écriai-je.
Il n'y a plus de tribunal! Tous les juges sont morts ou partis. Comment voulez-vous me juger?» – «On t'a déjà jugé, fit Weser d'une voix si basse que j'entendais couler l'eau. On t'a jugé coupable». – «Vous? ricanai-je. Vous êtes des flics. Vous n'avez pas le droit de juger». «Vu les circonstances, roula la grosse voix de Clemens, on l'a pris, le droit. – «Alors, dis-je tristement, même si vous avez raison, vous ne valez pas mieux que moi».
À ce moment, j'entendis un vacarme du côté de la Kochstrasse. Des gens hurlaient, couraient dans des clapotements effrénés. Un homme passa en criant: «Les Russes! Les Russes sont dans le tunnel!» «Merde», éructa Clemens. Lui et Weser braquèrent leurs torches en direction de la station; des soldats allemands refluaient en tirant au hasard; au fond, on apercevait les flammes des bouches des mitrailleuses, des balles sifflaient, crépitaient contre les parois ou frappaient l'eau avec des petits flac mous. Des hommes criaient, tombaient dans l'eau. Clemens et Weser, éclairés par leurs torches, levèrent posément leurs pistolets et se mirent à tirer coup après coup vers l'ennemi. Tout le tunnel résonnait de cris, de coups de feu, de bruits d'eau. En face, des mitrailleuses ripostaient par rafales. Clemens et Weser voulurent éteindre leurs lampes; juste à ce moment, dans un éclat fugitif de lumière, je vis Weser recevoir une balle sous le menton, se soulever, retomber en arrière de tout son long dans un grand éclaboussement.
Clemens brailla: «Weser! Merde!» Mais sa torche s'était éteinte et, retenant ma respiration, je plongeai sous l'eau. Me guidant par les rails plus que je ne nageais, je me dirigeai vers les wagons du métro-hôpital. Lorsque je ressortis la tête de l'eau les balles sifflaient autour de moi, les patients de l'hôpital beuglaient de panique, j'entendais des voix françaises, des ordres brefs. «Tirez pas, les gars!» hurlai-je en français. Une main me saisit par le col, me traîna, ruisselant, vers le quai. «T'es du pays, toi?» me lança une voix gouailleuse. Je respirais avec difficulté, je toussais, j'avais avalé de l'eau. «Non, non, Allemand», fis-je. Le type tira une rafale à côté de ma tête, m'assourdissant juste alors que retentissait la voix de Clemens: «Aue! Salopard! Je t'aurai!» Je me hissai sur le quai, et, frappant des mains et des coudes les réfugiés pris de panique pour me frayer un chemin, filai vers les escaliers que je montai quatre à quatre. La rue était déserte, sauf trois S S étrangers qui galopaient en direction de la Zimmerstrasse avec une mitrailleuse lourde et des Panzerfäuste, sans faire attention à moi ni aux autres civils qui fuyaient la bouche de l'U-Bahn. Je partis au pas de course dans la direction opposée, remontant la Friedrichstrasse vers le nord, entre les immeubles en flammes, les cadavres, les véhicules détruits. J'arrivai à Unter den Linden. Une grande fontaine d'eau jaillissait d'une canalisation défoncée et venait arroser les corps et les décombres. Juste au coin marchaient deux vieillards mal rasés qui semblaient ne prêter aucune attention au fracas des obus de mortier et de l'artillerie lourde. L'un d'eux portait le brassard des aveugles, l'autre le guidait. «Où allez-vous?» demandai-je en pantelant. – «Nous ne savons pas», répondit l'aveugle. – «D'où venez-vous?» demandai-je encore. – «Nous ne le savons pas non plus». Ils s'assirent sur une caisse parmi les ruines et les tas de gravats. L'aveugle s'appuya sur sa canne. L'autre regardait autour de lui avec des yeux déments, tiraillant la manche de son ami. Je leur tournai le dos et continuai. L'avenue, aussi loin que je pusse voir, paraissait entièrement déserte. En face se dressait l'immeuble qui abritait les bureaux du Dr. Mandelbrod et de Herr Leland. Il avait reçu des coups mais ne semblait pas détruit. Une des portes d'entrée pendait sur un gond, je la repoussai d'un coup d'épaule et pénétrai dans le hall, encombré de plaques de marbre et de moulures tombées des murs. Des soldats avaient dû camper ici: je remarquai des traces de feu de camp, des boîtes de conserve vides, des étrons presque secs. Mais le hall était désert. Je poussai la porte des escaliers de secours et montai en courant. Au dernier étage, l'escalier s'ouvrait sur un couloir qui donnait sur la belle salle de réception précédant le bureau de Mandelbrod. Deux des amazones se tenaient assises là, l'une sur le divan, l'autre dans un fauteuil, leurs têtes penchées de côté ou en arrière, les yeux grands ouverts, un mince filet de sang coulant de leurs tempes et des commissures de leurs lèvres; à la main, chacune tenait un petit pistolet automatique à poignée nacrée. Une troisième fille gisait en travers de la double porte capitonnée. Glacé d'horreur, j'allai les regarder de près, j'approchai mon visage des leurs, sans les toucher. Elles étaient parfaitement mises, les cheveux tirés en arrière, du gloss transparent faisait briller leurs lèvres pleines, le mascara dessinait encore une couronne de longs cils noirs autour de leurs yeux vides, leurs ongles, sur la crosse des pistolets, étaient soigneusement taillés et laqués. Aucun souffle ne soulevait leurs poitrines sous les tailleurs repassés. J'avais beau scruter leurs jolis visages, j'étais incapable de les distinguer l'une de l'autre, de reconnaître Hilde de Helga ou de Hedwig; pourtant, ce n'étaient pas des jumelles. J'enjambai celle qui était couchée en travers de la porte et entrai dans le bureau. Trois autres filles reposaient mortes sur le canapé et la moquette; Mandelbrod et Leland se tenaient tout au fond, devant la grande baie vitrée fracassée, auprès d'une montagne de valises et de malles en cuir. Dehors, derrière eux, un incendie rugissait, ils ne prêtaient aucune attention aux volutes de fumée qui envahissaient la pièce. J'allai jusqu'à eux, regardai les bagages, et demandai: «Vous comptez partir en voyage?» Mandelbrod, qui tenait un chat sur ses genoux et le caressait, sourit légèrement dans les flots de graisse qui noyaient ses traits. «Précisément, dit-il de sa si belle voix. Voudrais-tu venir avec nous?» Je comptai les malles et les valises à haute voix: «Dix-neuf, fis-je, pas mal. Vous allez loin?» – «Pour commencer, Moscou, dit Mandelbrod. Après, nous verrons». Irland, vêtu d'un long imperméable bleu marine, était assis sur une petite chaise aux côtés de Mandelbrod; il fumait une cigarette, avec un cendrier en verre posé sur les genoux; il me regardait sans rien dire. «Je vois, fis-je. Et vous pensez vraiment que vous pourrez emporter tout ça?» – «Oh, bien sûr, sourit Mandelbrod. C'est déjà arrangé. Nous attendons seulement qu'ils viennent nous chercher». – «Les Russes? Les nôtres tiennent encore le quartier, je vous signale». – «Nous le savons, dit Leland en rejetant une longue bouffée de fumée. Les Soviétiques nous ont dit qu'ils seraient là demain, sans doute». – «Un colonel très cultivé, ajouta Mandelbrod. Il nous a dit de ne pas nous en faire, qu'il prendrait personnellement soin de nous. C'est que, vois-tu, nous avons encore beaucoup de travail». – «Et les filles?» demandai-je en agitant la main vers les corps. – «Ah, les pauvrettes n'ont pas voulu venir avec nous. Leur attachement à la mère patrie était trop fort. Elles n'ont pas voulu comprendre qu'il y a des valeurs encore plus importantes». – «Le Führer a échoué, prononça froidement Leland. Mais la guerre ontologique qu'il a commencée n'est pas terminée. Qui d'autre que Staline pourrait achever le travail?» – «Lorsque nous leur avons proposé nos services, susurra Mandelbrod en caressant son chat, ils ont tout de suite été très intéressés. Ils savent qu'ils auront besoin d'hommes comme nous, après cette guerre, qu'ils ne pourront pas se permettre de laisser les puissances occidentales rafler la crème. Si tu viens avec nous, je peux te garantir un bon poste, avec tous les avantages». – «Tu continueras à faire ce que tu sais si bien faire», dit Leland. – «Vous êtes fous! m'exclamai-je. Vous êtes tous fous! Tout le monde est devenu fou dans cette ville». Déjà je reculais vers la porte, passais les corps gracieusement affaissés des filles. «Sauf moi!» criai-je avant de m'enfuir. Les dernières paroles de Leland m'atteignirent à la porte: «Si tu changes d'avis, reviens nous voir!» Unter den Linden était toujours vide; çà et là, un obus frappait une façade, un tas de décombres. Mes oreilles résonnaient encore de la rafale du Français. Je me mis à courir vers la porte de Brandebourg. Il fallait à tout prix que je sorte de la ville, elle était devenue un piège monstrueux. Mes informations étaient déjà vieilles d'un jour, mais je savais que la seule issue était de passer par le Tiergarten puis par l'axe Est-Ouest jusqu'à la Adolf Hitler Platz; ensuite, on aviserait. La veille, ce côté de la ville n'était toujours pas fermé, des Hitlerjugend tenaient encore le pont sur le Havel, Wannsee demeurait entre nos mains. Si je parviens chez Thomas, me dis-je, je suis sauvé. La Pariser Platz, devant la Porte encore relativement intacte, était jonchée de véhicules renversés, déchiquetés, carbonisés; dans les ambulances, les cadavres calcinés portaient encore aux extrémités des bracelets blancs de plâtre de Paris, qui ne brûle pas. J'entendis un puissant grondement: un blindé russe passait derrière moi, balayant les carcasses devant lui; plusieurs Waffen-SS se tenaient perchés dessus, ils avaient dû le capturer. Il s'arrêta juste à côté de moi, tira, puis repartit dans un fracas de chenilles; un des Waffen-S S me regardait avec un air indifférent. Il tourna à droite dans la Wilhelmstrasse et disparut. Un peu plus loin, sur Unter den Linden, entre les lampadaires et les moignons d'arbrisseaux en rang, j'aperçus à travers la fumée une forme humaine, un homme en civil avec un chapeau. Je repris ma course et, louvoyant entre les obstacles, franchis la Porte noire de fumée, criblée de balles et d'éclats. Au-delà, c'était le Tiergarten. Je quittai la chaussée et m'enfonçai entre les arbres. À part le vrombissement des mortiers en vol et les détonations lointaines, le parc était étrangement silencieux. Les Nebelkrähe, ces corbeaux dont le cri rauque résonne toujours à travers le Tiergarten, étaient tous partis, fuyant le bombardement constant pour un lieu plus sûr: pas de Sperrkommando dans le ciel, pas de cour martiale volante pour les oiseaux. Quelle chance ils ont, et ils ne le savent même pas. Des cadavres gisaient, affalés entre les arbres; et le long des allées, sinistres, se balançaient les pendus. Il se remit à pleuvoir, une pluie légère à travers laquelle perçait encore le soleil. Les buissons des parterres avaient fleuri, l'odeur des rosiers se mêlait à celle des cadavres. De temps en temps je me retournais: entre les arbres, il me semblait entrapercevoir la silhouette qui me suivait. Un soldat mort tenait encore son Schmeisser; je le pris, le braquai vers cette silhouette, appuyai sur la détente; mais l'arme était enrayée et je la jetai rageusement dans un buisson. J'avais pensé ne pas trop m'éloigner de la chaussée centrale, mais de ce côté-là je vis du mouvement, des véhicules, et je m'engageai plus avant dans le parc. À ma droite, la colonne de la Victoire dépassait des arbres, cachée par des caissons de protection et toujours obstinément debout. Devant moi plusieurs plans d'eau bloquaient le chemin: plutôt que de me rapprocher de la chaussée, je choisis de les contourner en direction du canal, là où j'allais autrefois, il y avait bien longtemps, rôder la nuit en quête de plaisir. De là, me disais-je, je couperai par le Zoo et irai me perdre dans Charlottenburg. Je passai le canal par le pont où j'avais eu cette curieuse altercation avec Hans P., un soir. Au-delà, le mur du Zoo s'était effondré en plusieurs endroits et je me hissai sur les gravats. Des tirs nourris venaient du côté du grand bunker, des coups de canon léger et des rafales de mitrailleuses.
Cette partie du Zoo se trouvait entièrement inondée: les bombardements avaient éventré la Maison de la Mer et les aquariums crevés s'étaient répandus tout autour, déversant des tonnes d'eau, éparpillant par les allées des poissons morts, des langoustes, des crocodiles, des méduses, un dauphin pantelant qui, couché sur le flanc, me contemplait d'un œil inquiet. Je progressais en pataugeant, je contournai l'île aux Babouins où des petits agrippaient de leurs mains minuscules les ventres de leurs mères affolées, je louvoyais entre des perroquets, des singes morts, une girafe dont le long cou pendait par-dessus une grille, des ours ensanglantés. J'entrai dans un bâtiment à moitié détruit: dans une grande cage, un immense gorille noir se tenait assis, mort, une baïonnette fichée dans la poitrine. Une rivière de sang noir coulait entre les barreaux et se mêlait aux flaques d'eau. Ce gorille avait un air surpris, étonné; son visage ridé, ses yeux ouverts, ses énormes mains me parurent effroyablement humains, comme s'il était sur le point de me parler. Au-delà de ce bâtiment s'étendait un large étang fermé: un hippopotame flottait dans l'eau, mort, le stabilisateur d'un obus de mortier planté dans le dos; un second gisait sur une plate-forme, criblé d'éclats, et agonisait dans un grand souffle lourd. L'eau qui débordait de l'étang venait imbiber les vêtements de deux Waffen-SS couchés là; un troisième reposait, adossé à une cage, l'œil terne, sa mitrailleuse posée en travers des jambes. Je voulus continuer mais j'entendis des éclats de voix russes, mêlés au barrissement d'un éléphant affolé. Je me cachai derrière un buisson puis rebroussai chemin pour contourner les cages par une sorte de petit pont. Clemens me barrait le chemin, les pieds dans une flaque à l'extrémité de la passerelle, son chapeau mou dégoulinant encore d'eau de pluie, son automatique au poing. Je levai les mains, comme au cinéma. «Tu m'as fait courir, haletait Clemens. Weser est mort. Mais je t'ai eu». – «Kriminalkommissar Clemens, sifflai-je, essoufflé par la course, ne soyez pas ridicule. Les Russes sont à cent mètres. Ils vont entendre votre coup de feu». – «Je devrais te noyer dans le bassin, ordure, éructa-t-il, te coudre dans un sac et te noyer. Mais je n'ai pas le temps». – «Vous n'êtes même pas rasé, Kriminalkommissar Clemens, braillai-je, et vous voulez me faire justice!» Il eut un gros rire sec. Un coup de feu claqua, son chapeau lui passa sur le visage, et il tomba comme un bloc en travers du pont, la tête dans une flaque d'eau. Thomas apparut derrière une cage, une carabine entre les mains, un grand sourire ravi aux lèvres. «Comme d'habitude, j'arrive à temps», me lança-t-il avec joie. Il jeta un coup d'œil au corps massif de Clemens. «Qu'est-ce qu'il te voulait, celui-là?» -»C'était un de ces deux flics. Il voulait me tuer». – «Tenace, le bougre. Toujours pour cette histoire?» – «Oui. Je ne sais pas, ils sont devenus fous». – «Toi non plus, tu n'as pas été très malin, me dit-il sévèrement. On te cherche partout. Müller est furieux». Je haussai les épaules et regardai autour de moi. Il ne pleuvait plus, le soleil brillait à travers les nuages et faisait scintiller les feuilles détrempées des arbres, les nappes d'eau sur les allées. Je saisis encore quelques bribes de voix russes: ils devaient se trouver un peu plus loin, derrière l'enclos des singes. L'éléphant barrissait de nouveau. Thomas, sa carabine posée contre la balustrade du petit pont, s'était accroupi auprès du corps de Clemens, empochait son automatique, lui fouillait les poches. Je passai derrière lui et regardai de ce côté-là, mais il n'y avait personne. Thomas s'était retourné vers moi et agitait une épaisse liasse de reichsmarks:
«Regarde ça, fit-il en riant. Riche trouvaille, ton flic «. Il mit les billets dans sa poche et continua à fouiller. Près de lui, je remarquai un gros barreau de fer, arraché à une cage toute proche par une explosion. Je le soulevai, le soupesai, puis l'abattis à toute force sur la nuque de Thomas. J'entendis craquer ses vertèbres et il bascula en avant, foudroyé, en travers du corps de Clemens. Je laissai tomber le barreau et contemplai les corps. Puis je retournai Thomas dont les yeux étaient encore ouverts et déboutonnai sa tunique. Je dégrafai la mienne et fis rapidement l'échange avant de le retourner de nouveau sur le ventre. J'inspectai les poches: en plus de l'automatique et des billets de banque de Clemens, il y avait les papiers de Thomas, ceux du Français du STO, et des cigarettes. Je trouvai les clefs de sa maison dans la poche de son pantalon; mes propres papiers étaient restés dans ma veste. Les Russes étaient partis plus loin. Dans l'allée arrivaient en trottant vers moi un petit éléphant, suivi de trois chimpanzés et d'un ocelot. Ils contournèrent les corps et passèrent le pont sans ralentir l'allure, me laissant seul. J'étais fébrile, mon esprit se morcelait. Mais je me souviens encore parfaitement des deux corps couchés l'un sur l'autre dans les flaques, sur la passerelle, des animaux qui s'éloignaient. J'étais triste, mais sans trop savoir pourquoi. Je ressentais d'un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l'hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.