Pourquoi tout était-il si blanc? La steppe n'avait pas été si blanche. Je reposais dans une étendue de blancheur. Peut-être avait-il neigé, peut-être gisais-je comme un soldat abattu, un étendard couché dans la neige. En tout cas, je n'avais pas froid. À vrai dire, difficile d'en juger, je me sentais entièrement détaché de mon corps. De loin, j'essayai d'identifier une sensation concrète: dans ma bouche, un goût de boue. Mais cette bouche flottait là, sans même une mâchoire pour la soutenir. Quant à ma poitrine, elle semblait écrasée sous plusieurs tonnes de pierre; je les cherchai des yeux, mais les apercevoir, impossible. Décidément, me dis-je, me voilà bien dispersé. Oh, mon pauvre corps. Je voulais me blottir dessus, comme on se blottit sur un enfant chéri, la nuit, dans le froid. En ces contrées blanches, sans fin, une boule de feu tournoyait, me crevait le regard. Mais ses flammes étrangement ne donnaient aucune chaleur à la blancheur. Impossible de la fixer, impossible de s'en détourner aussi, elle me poursuivait de sa présence désagréable. La panique me dominait; et si je ne retrouvais jamais mes pieds, comment alors la maîtriser? Que tout cela était difficile. Combien de temps passai-je ainsi? Je ne saurais le dire, une année gravidique au moins. Cela me donnait du temps pour observer les choses et c'est ainsi que lentement je constatai que tout ce blanc n'était pas uniforme; il y avait des gradations, aucune sans doute n'aurait mérité l'appellation de gris pâle, mais des variations quand même; pour les décrire, il aurait fallu un nouveau vocabulaire, aussi subtil et précis que celui des Inuits, pour décrire les états de la glace. Ce devait aussi être une question de texture; mais ma vue, sur ce point, semblait aussi peu sensible que mes doigts inertes. De lointains grondements me parvenaient. Je résolus de m'accrocher à un détail, une discontinuité du blanc, jusqu'à ce qu'il se livre à moi. Je consacrai encore au moins un siècle ou deux à cet effort immense, mais enfin je compris de quoi il retournait: c'était un angle droit. Allez, encore un effort. En étendant cet angle, je finis par en découvrir un autre, puis un autre encore; ainsi, eurêka, c'était d'un cadre qu'il s'agissait, maintenant cela allait plus vite, je découvrais d'autres cadres, mais tous ces cadres étaient blancs, et hors les cadres c'était blanc, et à l'intérieur des cadres aussi: peu d'espoir, désespérai-je, que j'en vienne à bout de sitôt. Sans doute fallait-il procéder par hypothèses. Serait-ce de l'art moderne? Mais ces cadres réguliers étaient parfois brouillés par d'autres formes, blanches également mais floues, molles. Ah, quel labeur d'interprétation, quel travail sans fin. Mais mon obstination me livrait continuellement de nouveaux résultats: la surface blanche qui s'étendait au loin était en fait striée, vallonnée, une steppe peut-être vue d'avion (mais pas d'un dirigeable, cela n'avait pas le même aspect). Quel succès! Je n'étais pas peu fier de moi. Encore un dernier effort, me semblait-il, et je viendrais à bout de ces mystères. Mais une catastrophe imprévue mit brutalement fin à mes recherches: la boule de feu mourut, et je fus plongé dans l'obscurité, une ténèbre épaisse, asphyxiante. Se débattre était vain; je hurlais, mais aucun son ne sortait de mes poumons écrasés. Je savais que je n'étais pas mort, car la mort elle-même ne pouvait être aussi noire; c'était bien pire que la mort, un cloaque, un marécage opaque; et l'éternité ne semblait qu'un instant en regard du temps que j'y passais. Enfin, la sentence fut levée: lentement, la noirceur sans fin du monde se défit. Et avec le retour magique de la lumière, je voyais les choses plus clairement; alors, nouvel Adam, la capacité de nommer les choses me fut rendue (ou peut-être simplement donnée): le mur, la croisée, le ciel laiteux derrière les vitres. Je contemplai ce spectacle extraordinaire avec émerveillement; puis je détaillai tout ce que mon regard pouvait rencontrer: la porte, la poignée de la porte, la faible ampoule sous son abat-jour, le pied du lit, les draps, des mains veinées, sans doute les miennes. La porte s'ouvrit et une femme apparut, vêtue de blanc; mais avec elle une couleur fit irruption dans ce monde, une forme rouge, vive comme le sang sur la neige, et cela m'affligea au-delà de toute mesure, et j'éclatai en sanglots. «Pourquoi pleurez-vous?» dit-elle d'une voix mélodieuse, et ses doigts pâles et frais me caressèrent la joue. Peu à peu je me calmai. Elle dit encore quelque chose que je ne distinguai pas; je la sentis manipuler mon corps; terrifié, je fermai les yeux, ce qui me donna enfin une mesure de pouvoir sur ce blanc aveuglant. Plus tard, un homme d'âge mûr apparut à son tour, ce devait être ce qu'on appelle entrer, donc, un homme d'âge mur, aux cheveux blancs, entra à son tour: «Ah, vous êtes donc réveillé!» s'écria-t-il sur un ton enjoué. Pourquoi disait-il cela? Cela faisait une éternité que je veillais; le sommeil, j'en avais oublié jusqu'au nom. Mais peut-être lui et moi ne pensions-nous pas à la même chose. Il s'assit près de moi, me retroussa sans ménagement la paupière, me ficha une lumière dans l'oeil: «Très bien, très bien», répétait-il, satisfait de son tour cruel. Enfin il partit aussi.
Je mis quelque temps encore à relier ces impressions fragmentaires et à comprendre que j'étais tombé aux mains de représentants de la profession médicale. Je dus prendre patience et apprendre à me laisser triturer: non seulement les femmes, des infirmières, prenaient avec mon corps des libertés inouïes, mais les médecins, hommes graves et sérieux, aux voix paternelles, entraient à tout moment, entourés d'une nuée de jeunes gens, tous en blouses, et, me soulevant sans vergogne, ils me déplaçaient la tête et discouraient sur mon compte, comme s'il se fût agi d'un mannequin. Je trouvais cela fort peu aimable, mais ne pouvais protester: l'articulation des sons, à l'instar d'autres facultés, me faisait encore défaut. Mais le jour où je pus enfin traiter distinctement un de ces messieurs de cochon, il ne se fâcha pas; au contraire, il sourit et applaudit: «Bravo hravo». Encouragé, je m'enhardis et repris lors des visites suivantes: «Ordure, salope, puant, Juif, enculé». Les médecins hochaient gravement la tête, les jeunes gens prenaient des notes sur des feuillets posé sur des planchettes; enfin, une infirmière me fit des remontrances «Vous pourriez être plus poli, quand même». – «Oui, c'est vrai, vous avez raison. Dois-je vous appeler meine Dame?» Elle agita une jolie petite main nue devant mes yeux: «Mein Fräulein», répondit-elle légèrement, et elle s'éclipsa. Pour une jeune fille, cette infirmière avait une poigne ferme et habile: lorsque je devais me soulager, elle me retournait, m'assistait, puis me torchait avec une efficacité réfléchie, les gestes sûrs et plaisants, libres de tout dégoût, d'une mère qui nettoie son enfant; comme si, elle peut-être encore vierge, elle avait fait ça toute sa vie. J'y prenais sans doute du plaisir, et me complaisais à lui demander ce service. Elle ou d'autres me nourrissaient aussi, me glissant des cuillerées de bouillon entre les lèvres; j'aurais préféré un bifteck saignant, mais n'osais en demander, ce n'était pas après tout un hôtel, mais, je l'avais enfin compris, un hôpital: et être un patient, c'est cela aussi, le mot veut dire précisément ce qu'il veut dire. Ainsi, sans doute, j'avais eu un accident de santé, dans des circonstances qui m'échappaient encore; et à en croire la fraîcheur des draps et le calme, la propreté des lieux, je ne devais plus me trouver à Stalingrad; ou alors les choses avaient bien changé. Effectivement, je me trouvais non plus à Stalingrad, mais, comme je l'appris enfin, à Hohenlychen, au nord de Berlin, à l'hôpital de la Croix-Rouge allemande. Comment j'étais arrivé là, nul ne pouvait me le dire; j'avais été livré dans un fourgon, on leur avait dit de s'occuper de moi, ils ne posaient pas de questions, ils s'occupaient de moi, et moi, je n'avais pas à poser de questions non plus, je devais me remettre sur pied.
Un jour, il y eut un brouhaha: la porte s'ouvrit, ma petite chambre s'emplit de monde, la plupart, cette fois, non pas en blanc mais en noir. Le plus petit d'entre eux, je le reconnus après un effort, ma mémoire me revenait tout à fait: c'était le Reichsführer-SS, Heinrich Himmler. Il était entouré d'autres officiers S S; à ses côtés se tenait un géant que je ne connaissais pas, au visage chevalin comme taillé à la serpe et barré de cicatrices. Himmler se planta auprès de moi et prononça une brève allocution de sa voix nasillarde et professorale; de l'autre côté du lit, des hommes photographiaient et filmaient la scène- Je compris peu de choses aux propos du Reichsführer: des termes isolés barbotaient à la surface de ses paroles, officier héroïque, honneur de la SS, rapports lucides, courageux, mais cela ne formait certes pas une narration où j'aurais pu me reconnaître, j'avais du mal à m'appliquer ces mots; et pourtant, le sens de la scène était clair, c'était bien de moi qu'on parlait, c'était à cause de moi que tous ces officiers et ces dignitaires rutilants se trouvaient réunis dans cette chambrette exiguë. Dans la foule, au fond, je reconnus Thomas; il me fit un geste amical, mais je ne pouvais hélas pas lui parler. Son discours terminé, le Reichsführer se tourna vers un officier aux lunettes rondes, assez grandes, à montures noires, qui lui tendit quelque chose d'un air empressé; puis il se pencha vers moi, et je vis avec une panique croissante se rapprocher son pince-nez, sa petite moustache grotesque, ses doigts gras et courts aux ongles sales; il voulait me poser quelque chose sur la poitrine, j'aperçus une épingle, j'étais terrifié à l'idée qu'il me pique; puis son visage descendit encore plus bas, il ne faisait absolument pas attention à mon angoisse, son haleine de verveine m'étouffait, et il me déposa un baiser humide sur le visage. Il se redressa et lança son bras en l'air en braillant; toute l'audience l'imitait, et mon lit était entouré d'une forêt de bras dressés, noirs, blancs, bruns; timidement, pour ne pas me faire remarquer, je levai aussi mon bras; cela eut son effet, car tout le monde se retourna et se pressa vers la porte; la foule s'écoula rapidement, et je restai seul, épuisé, incapable d'ôter cette curieuse chose froide qui pesait sur ma poitrine.
Je pouvais maintenant faire quelques pas, si l'on me soutenait; c'était pratique, cela me permettait d'aller aux W-C. Mon corps, si je me concentrais, recommençait à obéir à mes ordres, d'abord rétif, puis avec plus de docilité; seule la main gauche continuait à se tenir à l'écart du concert général; je pouvais en agiter les doigts, mais en aucun cas ils n'acceptaient de se fermer, de former un poing. Dans un miroir, je regardai pour la première fois mon visage: à vrai dire, je n'y reconnaissais rien, je ne voyais pas comment cet assemblage de traits si divers tenait ensemble, et plus je les considérais, plus ils me devenaient étrangers. Les bandes blanches qui entouraient mon crâne l'empêchaient au moins d'éclater, c'était déjà quelque chose et même de considérable, mais cela ne faisait pas avancer mes spéculations, ce visage ressemblait à une collection de pièces bien ajustées, mais provenant de puzzles différents. Enfin, un médecin vint me dire que j'allais partir: j'étais guéri, m'expliqua-t-il, ils ne pouvaient plus rien faire pour moi, on allait m'envoyer ailleurs reprendre des forces. Guéri! Quel mot étonnant, je ne savais même pas que j'avais été blessé. En fait, j'avais eu la tête traversée par une balle. Par un hasard moins rare qu'on ne le pense, m'expliqua-t-on patiemment, j'avais non seulement survécu, mais n'en garderais aucune séquelle; la raideur de ma main gauche, un léger trouble neurologique, persisterait encore quelque temps, mais disparaîtrait aussi. Cette précise information scientifique m'emplit de stupeur: ainsi, ces sensations inhabituelles et mystérieuses avaient donc une cause, explicable et rationnelle; or, même avec un effort, je ne parvenais pas à les rapporter à cette explication, elle me semblait creuse, controuvée; si la raison c'était cela, moi aussi, tel Luther, j'aurais voulu la traiter de Hure, de putain; et en effet, obéissant aux ordres calmes et patients des médecins, la raison relevait pour moi sa jupe, révélant qu'en dessous il n'y avait rien. D'elle, j'aurais pu dire la même chose que de ma pauvre tête un trou est un trou est un trou. L'idée qu'un trou puisse aussi être un tout ne me serait pas venue à l'esprit. Les bandages ôtés, je pus constater par moi-même qu'il n'y avait là presque rien à voir: sur mon front, une toute petite cicatrice ronde, juste au-dessus de l'œil droit; à l'arrière du crâne, à peine visible m'assurait-on, une bosse; entre les deux, mes cheveux qui repoussaient cachaient déjà les traces de l'opération que j'avais subie. Mais, à en croire ces médecins si sûrs de leur science, un trou me traversait la tête, un étroit corridor circulaire, un ouits fabuleux, fermé, inaccessible à la pensée, et si cela était vrai alors plus rien n'était pareil, comment aurait-ce pu l'être? Ma pensée du monde devait maintenant se réorganiser autour de ce trou. Mais tout ce que je pouvais dire de concret était: Je me suis réveillé, et plus rien ne sera jamais pareil. Tandis que je réfléchissais à cette impressionnante question, on vint me chercher et on me déposa sur un brancard dans un véhicule hospitalier; une des infirmières avait gentiment glissé dans ma poche l'écrin avec ma médaille, celle que m'avait donnée le Reichsführer. On m'amena en Poméranie, sur l'île d'Usedom près de Swinemünde; là, au bord de la mer, il y avait une maison de repos de la S S, une belle et spacieuse demeure; ma chambre, très claire, donnait sur la mer, et le jour, poussé en chaise roulante par une infirmière, je pouvais venir me placer devant une grande baie vitrée et contempler les eaux lourdes et grises de la Baltique, le jeu strident des mouettes, le sable froid, mouillé de la plage, tacheté de galets. Les couloirs et les salles communes étaient régulièrement lavés au phénol, et j'aimais cette odeur acre et équivoque, qui me rappelait avec âpreté les déchéances si savoureuses de mon adolescence les longues mains, presque bleues à force d'être translucides, des infirmières, des filles du Nord blondes et délicates, sentaient aussi le phénol, et les convalescents, entre eux, les appelaient les Karbol Mäuschen. Ces odeurs et ces sensations fortes me donnaient des érections, surprenantes tellement elles semblaient détachées de moi-même; l'infirmière qui me lavait en souriait et les épongeait avec la même indifférence que le reste; parfois, elles duraient, avec une patience résignée; j'aurais été incapable de me soulager. Qu'il y ait le jour était devenu pour moi une chose inattendue, folle, impossible à déchiffrer; un corps, c'était encore bien trop complexe pour moi, il fallait prendre les choses petit à petit.
J'aimais bien la vie réglée sur cette belle île froide et nue, toute de gris, de jaunes et de bleus pâles; il y avait là juste assez d'aspérités à quoi se raccrocher, pour ne pas être emporté par le vent, mais pas trop, on ne risquait pas de s'y écorcher. Thomas vint me voir; il m'apportait des cadeaux, une bouteille de cognac français et une belle édition reliée de Nietzsche; or, je n'avais pas le droit de boire, et lire, j'en aurais été bien incapable, le sens fuyait, l'alphabet se moquait de moi; je le remerciai et serrai ses cadeaux dans une commode. L'insigne de col de son bel uniforme noir portait maintenant, en sus des quatre losanges brodés en fil argenté, deux barres, et un chevron ornait le centre de ses épaulettes: il avait été promu S S-Obersturmbannführer, et moi aussi, m'informa-t-il, j'avais été promu, le Reichsführer me l'avait expliqué lors de la remise de médaille, mais je n'avais pas retenu ce détail. J'étais maintenant un héros allemand, le Schwarz Korps avait publié un article sur moi; ma décoration, que je n'avais jamais regardée, c'était la Croix de Fer, 1re classe (du coup j'avais aussi reçu la 2e classe, rétroactivement). Je n'avais aucune idée de ce que j'avais bien pu faire pour mériter cela, mais Thomas, gai et volubile, se répandait déjà en informations et commérages: Schellenberg avait enfin pris la place de Jost à la tête de l'Amt VI, Best s'était fait virer de France par la Wehrmacht mais le Führer l'avait nommé plénipotentiaire au Danemark; et le Reichsführer s'était finalement décidé à nommer un remplaçant à Heydrich, l'Obergruppenführer Kaltenbrunner, le grand ogre balafré que j'avais aperçu à ses côtés dans ma chambre. Le nom ne me disait presque rien, je savais qu'il avait été HSSPF-Danube et qu'on le considérait généralement comme un homme insignifiant; Thomas, lui, se montrait ravi du choix, Kaltenbrunner était presque son «pays», parlait le même dialecte que lui, et l'avait déjà invité à dîner. Lui-même s'était vu nommer Gruppenleiter adjoint du IV A, sous Panzinger, le substitut de Müller. Ces détails éveillaient à vrai dire fort peu d'intérêt en moi, mais j'avais réappris à être poli, et je le félicitai, car il avait l'air très content, et de son sort, et de sa personne. Il me narra avec beaucoup d'humour les funérailles grandioses de la 6e armée; officiellement, tout le monde, de Paulus au dernier Gefreiter, avait résisté jusqu'à la mort; en fait, seul un général, Hartmann, avait été tué au feu, et un seul (Stempel) avait jugé bon de se suicider; les vingt-deux autres, dont Paulus, avaient fini aux mains des Soviétiques. «Ils vont les retourner comme des gants, dit allègrement Thomas. Tu vas voir». Pendant trois jours, toutes les radios du Reich avaient suspendu leurs émissions pour passer de la musique funèbre. «Le pire, c'était Bruckner. La septième. Sans arrêt. Impossible d'y échapper. J'ai cru devenir fou». Il me raconta encore, mais presque en passant, comment j'étais arrivé là: j'écoutai son récit avec attention, et je puis donc le rapporter, mais moins encore que le reste je ne pouvais le raccorder à rien, cela restait un récit, véridique à n'en pas douter, mais un récit néanmoins, guère plus qu'une suite de phrases agencées selon un ordre mystérieux et arbitraire, régies par une logique qui avait peu à voir avec celle qui me permettait, à moi, de respirer l'air salé de la Baltique, de sentir lorsqu'on me sortait le vent sur mon visage, d'amener des cuillerées de soupe du bol à ma bouche, puis d'ouvrir mon anus lorsque le moment venait d'en évacuer les déchets. Selon ce récit, auquel je ne modifie rien, je me serais éloigné du voisinage de Thomas et des autres, en direction des lignes russes, d'une zone exposée, sans prêter la moindre attention à leurs cris; avant qu'ils puissent me rattraper, il y avait eu un coup de feu, un seul, et j'étais tombé comme une masse. Ivan s'était courageusement exposé pour tirer mon corps à l'abri, il avait aussi essuyé un coup de feu, mais la balle avait traversé sa manche sans le toucher. Moi – et en ceci la version de Thomas recoupait les explications du médecin de Hohenlychen -, le coup m'avait frappé à la tête; mais, à la surprise de ceux qui se pressaient autour de moi, je respirais encore. On m'avait porté à un point de secours; là, le médecin déclara qu'il ne pouvait rien faire, mais puisque je m'obstinais à respirer, il me dirigea sur Goumrak, où se trouvait le meilleur bloc chirurgical du Kessel. Thomas avait réquisitionné un véhicule et m'y porta lui-même, puis, estimant avoir fait tout le possible, il me laissa. Le soir même il avait reçu ses ordres de départ. Mais le lendemain Goumrak, piste principale depuis la chute de Pitomnik, devait aussi évacuer devant l'avancée russe. Il monta donc à Stalingradski, d'où partaient encore quelques avions; tandis qu'il attendait, par désœuvrement, il visita l'hôpital de fortune installé sous des tentes et me trouva là, inconscient, la tête bandée, mais respirant toujours comme un soufflet de forge. Un infirmier, pour une cigarette, lui raconta qu'on m'avait opéré à Goumrak, il ne savait pas trop, il y avait eu une altercation, et puis un peu plus tard le chirurgien avait été tué par un obus de mortier tombé sur le bloc, mais moi j'étais toujours vivant, et en tant qu'officier j'avais droit à des égards; à l'évacuation, on m'avait placé dans un véhicule et amené ici. Thomas avait voulu me faire mettre dans son avion, mais les Feldgendarmes refusèrent, car les contours rouges de mon étiquette VERWUNDETE signifiaient «Intransportable». «Je ne pouvais pas attendre, parce que mon avion partait. Et puis ça a recommencé à canarder. Alors j'ai trouvé un type bien esquinté mais avec une étiquette ordinaire et je l'ai échangée contre la tienne. De toute façon, il ne s'en serait pas sorti. Puis je t'ai laissé avec les blessés au bord de la piste et je suis parti. Ils t'ont chargé sur l'avion suivant, un des tout derniers. Tu aurais dû voir leurs visages, à Mélitopol, lorsque je suis arrivé. Personne ne voulait me serrer la main, ils avaient trop peur des poux. Sauf Manstein, lui il serrait la main à tout le monde. À part moi il n'y avait presque que des officiers des panzers. Ce n'est pas étonnant, vu que c'est Hube qui dressait les listes pour Milch. On ne peut faire confiance à personne». Je me laissai aller sur les coussins et fermai les yeux. «À part nous, qui d'autre s'en est sorti?» – «À part nous? Seulement Weidner, tu te souviens? de la Gestapostelle. Moritz a aussi reçu des ordres, mais on n'a jamais retrouvé sa trace. On n'est même pas sûrs qu'il ait pu partir». – «Et le petit, là? Ton collègue, celui qui s'était pris un éclat et qui était si content?» – «Vopel? Il a été évacué avant même que tu sois blessé, mais son Heinkel s'est fait descendre au décollage par un Sturmovik». – «Et Ivan?» Il produisit un porte-cigarette en argent: «Je peux fumer? Oui? Ivan? Eh bien, il est resté, bien sûr. Tu ne crois quand même pas qu'on allait donner la place d'un Allemand à un Ukrainien?» – «Je ne sais pas. Lui aussi, il se battait pour nous». Il tira sur sa cigarette et dit en souriant: «Tu fais de l'idéalisme déplacé. Je vois que ton coup dans la tête ne t'a pas arrangé. Tu devrais t'estimer heureux d'être vivant» Heureux d'être vivant? Cela me semblait aussi incongru que d'être né.
Tous les jours, de nouveaux blessés affluaient: ils arrivaient de Koursk, de Rostov, de Kharkov, reprises une à une par les Soviétiques, de Kasserine aussi; et quelques mots échangés avec les derniers venus en disaient bien plus long que les communiqués militaires. Ces communiqués, qu'on nous passait dans les salles communes sur de petits haut-parleurs, étaient introduits par l'ouverture de la cantate de Bach Eine Feste Burg ist unser Gott; or la Wehrmacht se servait de l'arrangement de Wilhelm Friedmann, le fils dissolu de Johann Sebastian, qui avait ajouté trois trompettes et une timbale à l'orchestration épurée de son père; prétexte amplement suffisant, selon moi, pour fuir la salle à chaque reprise, évitant ainsi de me saouler du flot d'euphémismes lénifiants, qui durait parfois vingt bonnes minutes. Je n'étais pas le seul à manifester une certaine aversion pour ces communiqués; une infirmière que je retrouvais souvent, à ces moments-là, ostensiblement occupée sur une terrasse, m'expliqua un jour que la plupart des Allemands avaient appris l'encerclement de la 6e armée en même temps que sa destruction, ce qui avait peu fait pour tempérer le choc moral. Il n'avait pas été sans conséquences pour la vie de la Volksgemeinschaft; les gens parlaient et critiquaient, ouvertement; un semblant de révolte estudiantine s'était même déclaré à Munich. Cela, bien entendu, je ne l'avais appris ni à la radio, ni par les infirmières, ni par les patients, mais par Thomas, maintenant bien placé pour être informé de ce type d'événement. On avait distribué des tracts subversifs, peint des slogans défaitistes sur les murs; la Gestapo avait dû intervenir vigoureusement, et l'on avait déjà condamné et exécuté les meneurs, pour la plupart de jeunes égarés. Parmi les conséquences annexes de la catastrophe pouvait également se compter, hélas, le retour fracassant sur le devant de la scène politique du Dr. Goebbels: sa déclaration de guerre totale, au Sportspalast, nous avait été intégralement retransmise à la radio, sans possibilité d'y échapper; dans une maison de repos de la SS, on prenait malheureusement ce genre de chose au sérieux.
Les beaux Waffen-SS qui remplissaient les chambrées se trouvaient pour la plupart en piteux état: souvent, il leur manquait des morceaux de bras ou de jambes, voire une mâchoire, l'ambiance n'était pas toujours très gaie. Mais je notais avec intérêt que presque tous, en dépit de ce que pouvaient suggérer la plus banale considération des faits ou l'étude d'une carte, gardaient entière leur foi en l'Endsieg et leur vénération du Führer. Ce n'était pas le cas de tout le monde, certains, en Allemagne, commençaient lucidement, à partir des faits et des cartes, à tirer objectivement des conclusions; j'en avais discuté avec Thomas; et il m'avait même laissé entendre qu'il y en avait, comme Schellenberg, pour réfléchir aux conséquences logiques de leurs conclusions, et pour songer à agir sur ces bases. De tout cela, bien entendu, je ne discutais pas avec mes camarades de malheur: les démoraliser encore plus, leur ôter à la légère ce qui faisait le fond de leurs vies meurtries, cela n'aurait eu aucun sens. Je reprenais des forces: je pouvais maintenant m'habiller, marcher seul sur la plage, dans le vent et le cri rauque des mouettes; ma main gauche commençait enfin à m'obéir. Vers la fin du mois (tout ceci se passait en février 1943), le médecin-chef de l'établissement, après m'avoir examiné, me demanda si je me sentais capable de partir avec tout ce qui arrivait, ils manquaient de place, et je pourrais tout aussi bien achever ma convalescence en famille. Je lui expliquai aimablement que retourner dans ma famille n'était pas à l'ordre du jour, mais que s'il le souhaitait, je partirais, j'irais en ville, à l'hôtel. Les papiers qu'il me délivra me donnaient trois mois de congé. Ainsi, je pris le train et me transportai à Berlin. Là, je louai une chambre dans un bon hôtel, l'Eden, dans la Budapesterstrasse: une suite spacieuse, avec un salon, une chambre à coucher, et une belle salle de bain carrelée; l'eau chaude, ici, n'était pas rationnée, et tous les jours je me coulais dans la baignoire, j'en ressortais une heure plus tard avec la peau rouge vif, et m'effondrais nu sur mon lit, le cœur battant la chamade. Il y avait aussi une porte-fenêtre et un étroit balcon donnant sur le Zoo: le matin, en me levant et en buvant mon thé, je regardais les gardiens faire leurs rondes et nourrir les bêtes, j'y prenais un grand plaisir. Bien sûr, tout cela coûtait assez cher; mais j'avais touché d'un coup ma solde accumulée depuis vingt et un mois; avec les primes, cela faisait une somme coquette, je pouvais bien m'amuser à dépenser un peu. Je commandai ainsi chez le tailleur de Thomas un magnifique uniforme noir, sur lequel je fis coudre mes nouveaux galons de Sturmbannführer et fixai mes médailles (en sus de la Croix de Fer et de ma Croix du Service de guerre, j'avais reçu des médailles mineures: pour ma blessure, pour la campagne d'hiver 41-42, avec un peu de retard, et une médaille du NSDAP qu'on donnait à peu près à n'importe qui); moi qui n'aime pas trop les uniformes, je devais reconnaître que j'avais fière allure, et c'était une joie d'aller ainsi flâner en ville, la casquette un peu de travers, les gants négligemment tenus à la main; à me voir, qui aurait songé que je n'étais au fond qu'un bureaucrate? La ville, depuis mon départ, avait quelque peu changé d'aspect. Partout les mesures prises contre les raids aériens des Anglais la défiguraient: une énorme tente de cirque, faite de filets camouflés avec des bouts de tissu et des branches de sapin, recouvrait la Charlottenburgstrasse depuis la porte de Brandebourg jusqu'au fond du Tiergarten, obscurcissant l'avenue même en plein jour; la colonne de la Victoire avait perdu sa feuille d'or en faveur d'une affreuse peinture brune et de filets; sur l'Adolf-Hitler Platz et encore ailleurs, on avait édifié des immeubles factices, vastes décors de théâtre sous lesquels circulaient les autos et les tramways; et une construction fantastique dominait le Zoo près de mon hôtel, comme tirée d'un rêve d'angoisse, un immense fortin médiéval en béton, hérissé de canons censés protéger humains et animaux des Luftmörder britanniques: je n'étais pas peu curieux de voir cette monstruosité à l'œuvre. Mais il faut reconnaître que les attaques, à cette époque, pour autant qu'elles terrifiaient la population, avaient peu de chose à voir avec ce qui viendrait plus tard. Presque tous les bons restaurants avaient été fermés pour cause de mobilisation totale; Gering avait bien tenté de protéger Horcher, son établissement favori, et avait fait poster une garde, mais Goebbels, en sa qualité de Gauleiter de Berlin, avait organisé une manifestation spontanée de la colère du peuple, au cours de laquelle on avait brisé toutes les fenêtres; et Göring avait dû plier. Thomas et moi ne fûmes pas les seuls à ricaner de cet incident: à défaut d'un régime «Stalingrad», un peu d'abstinence ne ferait pas de mal au Reichsmarschall. Thomas, heureusement, connaissait des clubs privés, exemptés des nouvelles régulations: on pouvait s'y gaver de homard ou d'huîtres, qui coûtaient cher mais n'étaient pas rationnés, et y boire du vin de Champagne, strictement contrôlé en France même, mais pas en Allemagne; le poisson, malheureusement, restait introuvable, tout comme la bière. Ces endroits faisaient parfois montre d'un esprit curieux, vu l'ambiance générale au Fer à Cheval Doré, il y avait une hôtesse noire, et les clientes pouvaient monter à cheval sur une petite piste de cirque, pour exposer leurs jambes; au Jockey Club, l'orchestre jouait de la musique américaine; on ne pouvait pas danser, mais le bar restait décoré de portraits photographiques de stars de Hollywood, et même de Leslie Howard. Je me rendis rapidement compte que la gaieté qui m'avait saisi en arrivant à Berlin restait plaquée en surface; dessous, cela se fragilisait, effroyablement, je me sentais fait d'une substance friable, qui se désagrégeait au moindre souffle. Partout où je portais mon regard, le spectacle de la vie ordinaire, la foule dans les tramways ou le S-Bahn, le rire d'une femme élégante, le froissement satisfait d'un journal, me heurtaient comme le contact avec une lamelle de verre tranchante. J'avais le sentiment que le trou dans mon front s'était ouvert sur un troisième œil, un œil pinéal, non tourné vers le soleil, capable de contempler la lumière aveuglante du soleil, mais dirigé vers les ténèbres, doué du pouvoir de regarder le visage nu de la mort, et de le saisir, ce visage, derrière chaque visage de chair, sous les sourires, à travers les peaux les plus blanches et les plus saines, les yeux les plus rieurs. Le désastre était déjà là et ils ne s'en rendaient pas compte, car le désastre, c'est l'idée même du désastre à venir, qui ruine tout bien avant l'échéance. Au fond, me répétai-je avec une vaine amertume, il n'y a que les neuf premiers mois où l'on est tranquille, et après l'archange à l'épée de feu vous chasse à tout jamais par la porte marquée Lasciate ogni speranza, et l'on ne voudrait plus qu'une chose, revenir en arrière, alors que le temps continue à vous pousser impitoyablement en avant et qu'au bout il n'y a rien, strictement rien. Ces pensées, elles n'avaient rien d'original, elles étaient à la portée du moindre soldat perdu dans les neiges de l'Est, qui sait, lui, en écoutant le silence, que la mort est proche, et qui perçoit la valeur infinie de chaque inspiration, de chaque battement de cœur, de l'odeur froide et cassante de l'air, du miracle de la lumière du jour. Mais la distance depuis le front est comme une couche de graisse morale, et à regarder ces gens satisfaits j'en avais parfois le souffle court, je voulais crier. J'allai chez le coiffeur: là, soudain, devant le miroir, incongrue, la peur. C'était une pièce blanche, propre, stérile, moderne, un salon discrètement cher; un ou deux clients occupaient les autres chaises. Le coiffeur m'avait affublé d'une longue blouse noire, et sous cette robe mon cœur battait la chamade, mes entrailles sombraient dans un froid humide, la panique noyait mon corps entier, le bout de mes doigts picotait. Je regardai mon visage: il était calme, mais derrière ce calme la peur avait tout effacé. Je fermai les yeux: snip, snip, faisaient dans mon oreille les petits ciseaux patients du coiffeur. En rentrant, j'eus cette pensée: Oui, continue à te répéter que tout ira bien, on ne sait jamais, tu finiras peut-être par te convaincre. Mais je n'arrivais pas à me convaincre, je vacillais. Pourtant, je n'avais aucun symptôme physique, comme ceux que j'avais connus en Ukraine ou à Stalingrad: je n'étais pas pris de nausées, je ne vomissais pas, ma digestion restait parfaitement réglée. Simplement, dans la rue, j'avais l'impression de marcher sur du verre prêt, à tout moment, à éclater sous mes pieds. Vivre demandait une attention soutenue aux choses, qui m'épuisait Dans une des petites rues tranquilles près du Landwehrkanal, je trouvai, sur le rebord d'une fenêtre, au rez-de-chaussée, un long gant de femme en satin bleu. Sans réfléchir je le pris et continuai à marcher. Je voulus l'essayer; bien sûr, il était trop petit, mais la texture du satin m'excitait. J'imaginai la main qui devait porter ce gant: cette pensée me troubla. Je n'allais pas le garder; seulement voilà, pour m'en débarrasser, il me fallait une autre fenêtre, avec un petit rail en fer forgé autour du rebord, et de préférence dans un immeuble ancien; or, dans cette rue, il n'y avait que des échoppes, aux devantures muettes et closes. Enfin, juste avant mon hôtel, je trouvai la fenêtre qui convenait. Les volets étaient tirés; je déposai doucement le gant au milieu du rebord, telle une offrande. Deux jours plus tard les volets restaient toujours fermés, et le gant demeurait là, signe opaque, discret, qui cherchait certainement à me dire quelque chose, mais quoi? Thomas devait commencer à deviner mon état d'esprit, car passé les premiers jours je ne l'appelais plus, je ne sortais plus dîner avec lui; à vrai dire, je préférais errer dans la ville, ou bien contempler de mon balcon les lions, les girafes et les éléphants du Zoo, ou encore flotter dans ma luxueuse baignoire, gaspillant l'eau chaude sans la moindre honte. Dans le louable souci de me distraire, Thomas me demanda de sortir avec une jeune femme, une secrétaire du Führer qui passait sa permission à Berlin et y connaissait peu de monde; par politesse, je ne voulus pas refuser. Je l'emmenai dîner à l'hôtel Kempinski: même si les plats y étaient affublés de noms patriotiques idiots, la cuisine restait excellente, et à la vue de mes médailles on ne m'y tracassait pas trop avec les histoires de rationnement. La jeune fille, qui se nommait Grete V., se rua avec avidité sur les huîtres, les faisant glisser l'une après l'autre entre ses rangées de dents: à Rastenburg, apparemment, on mangeait médiocrement. «Et encore! s'exclamait-elle. Heureusement, on n'est pas obligés de manger la même chose que le Führer». Tandis que je lui resservais du vin, elle me raconta que Zeitzler, le nouveau chef d'état-major de l'OKH, scandalisé par les mensonges grossiers de Göring concernant le ravitaillement aérien du Kessel, avait ouvertement commencé en décembre à se faire servir, au casino, la même ration que les soldats de la 6e armée. Il avait rapidement perdu du poids et le Führer avait dû l'obliger à cesser ces démonstrations maladives; en revanche, on avait interdit le Champagne et le cognac. Tandis qu'elle parlait, je l'observais: son apparence était peu ordinaire. Elle avait la mâchoire forte, très longue; son visage cherchait la normalité mais semblait masquer un désir lourd, secret, qui sourdait par la biffure sanglante de son rouge à lèvres. Ses mains étaient très animées, ses doigts rougis par une mauvaise circulation; elle avait des articulations d'oiseau, fines, osseuses, aiguës; des marques étranges lui coupaient le poignet gauche, comme une trace de bracelets ou de cordelettes. Je la trouvais élégante et animée, mais voilée par une fausseté niuette. Comme le vin la rendait volubile, je la fis parler de l'intimité du Führer, qu'elle décrivit avec un manque surprenant de pudeur: chaque soir, il discourait durant des heures, et ses monologues étaient si répétitifs, si ennuyeux, si stériles, que les secrétaires, les assistants et les adjudants avaient établi un système de rotation pour l'écouter; ceux dont c'était le tour ne se couchaient qu'à l'aube. «Bien entendu, ajouta-t-elle, c'est un génie, le sauveur de l'Allemagne. Mais cette guerre l'épuise». Le soir, vers cinq heures, après les conférences mais avant le dîner, les films et le thé nocturne, il y avait un café pour les secrétaires; là, entouré uniquement de femmes, il était bien plus cordial – avant Stalingrad du moins -, il plaisantait, taquinait les filles, et l'on ne parlait pas politique. «Est-ce qu'il flirte avec vous?» demandai-je avec amusement. Elle prit un air sérieux: «Oh, non, jamais!» Elle m'interrogea sur Stalingrad; je lui en donnai une description féroce et grinçante, qui la fit d'abord rire aux larmes, mais ensuite la mit si mal à l'aise qu'elle coupa court. Je la raccompagnai à son hôtel, près de la Anhalter Banhof; elle m'invita à monter prendre un verre, mais je refusai gracieusement; ma courtoisie avait des limites. Dès que je la quittai, je fus envahi par un sentiment fébrile, inquiet: à quoi cela me servait-il de perdre ainsi mon temps? Que pouvaient me faire, à moi, les commérages et les ragots de couloir sur notre Führer? Quel intérêt de me pavaner ainsi devant une greluche peinturlurée, qui n'attendait de moi, au fond, qu'une chose? Mieux valait être tranquille. Mais même à mon hôtel, pourtant de première classe, la tranquillité me fuyait: à l'étage du dessous se tenait une fête bruyante, et la musique, les cris, les rires montaient par le plancher et me prenaient à la gorge. Couché sur mon lit dans l'obscurité, je songeais aux hommes de la 6e armée: cette soirée dont je parle se déroulait début mars, cela faisait plus d'un mois que les dernières unités s'étaient rendues; les survivants, pourris de vermine et de fièvre, devaient se trouver en route pour la Sibérie ou le Kazakhstan, là, en ce même moment où je respirais si péniblement l'air nocturne de Berlin, et pour eux, pas de musique, pas de rires, des cris d'un tout autre genre. Et il n'y avait pas qu'eux, c'était partout, le monde entier se tordait de douleur, et tout cela, ce n'était pas pour que les gens s'amusent, pas tout de suite en tout cas, il faudrait attendre un peu, un temps décent devait s'écouler. Une angoisse fétide, méchante, montait et m'étouffait. Je me levai, fouillai dans le tiroir du bureau, en tirai mon pistolet de service, vérifiai qu'il était chargé, le remis en place. Je regardai ma montre: deux heures du matin. J'enfilai ma veste d'uniforme (je ne m'étais pas déshabillé) et descendis sans la boutonner. À la réception, je demandai le téléphone et appelai Thomas à l'appartement qu'il louait: «Désolé de te déranger si tard». – «Non, ce n'est rien. Qu'y a-t-il?» Je lui expliquai mes poussées homicides. À ma surprise, il ne réagit pas ironiquement, mais me dit très sérieusement: «C'est normal. Ces gens sont des salauds, des profiteurs. Mais si tu tires dans le tas, tu auras quand même des ennuis». – «Que suggères-tu, alors?» – «Va leur parler. S'ils ne se calment pas, on avisera. J'appellerai des amis». – «Bien, je vais y aller.» Je raccrochai et remontai à l'étage en dessous du mien; je trouvai facilement la bonne porte et frappai. Une belle grande femme en tenue de soirée un peu négligée m'ouvrit, les yeux brillants. «Oui?» Derrière elle, la musique rugissait, j'entendais des tintements de verres, des rires affolés. «C'est votre chambre?» demandai-je, le cœur battant. – «Non. Attendez». Elle se retourna: «Dicky! Dicky! Un officier te demande». Un homme en veston, un peu ivre, vint vers la porte; la femme nous regardait sans cacher sa curiosité. «Oui, Herr Sturmbannführer? fit-il. Que puis-je pour vous?» Sa voix affectée, cordiale, presque brouillée traduisait l'aristocrate de vieille souche. Je m'inclinai légèrement et débitai d'un ton le plus neutre possible: «J'habite la chambre au-dessus de la vôtre. Je reviens de Stalingrad où j'ai été grièvement blessé et où presque tous mes camarades sont morts. Vos festivités me dérangent. J'ai voulu descendre vous tuer, mais j'ai téléphoné à un ami, qui m'a conseillé de venir vous parler d'abord. Alors, voilà, je suis venu vous parler. Il vaudrait mieux pour nous tous que je n'aie pas à redescendre». L'homme avait blêmi: «Non, non»… Il se retourna: «Gofi! Coupe la musique! Coupe!» Il me regarda. «Excusez-nous. Nous allons arrêter tout de suite». – «Merci». Alors que je remontais, vaguement satisfait, je l'entendis crier: «Tout le monde dehors! C'est fini. Dégagez!» J'avais touché un nerf, et ce n'était pas une question de peur: lui aussi, subitement, il avait compris, et il avait eu honte. Dans ma chambre, tout était tranquille maintenant; les seuls bruits étaient le passage occasionnel d'une voiture, le barrissement d'un éléphant insomniaque. Pourtant, je ne me calmais pas: mon action m'apparaissait comme une mise en scène, mue par un sentiment vrai et obscur, mais ensuite faussée, déviée en une rage de parade, conventionnelle. Mais là justement se situait le problème: à m'observer ainsi, en permanence, avec ce regard extérieur, cette caméra critique, comment pouvais-je prononcer la moindre parole vraie, faire le moindre geste vrai? Tout ce que je faisais devenait un spectacle pour moi-même; ma réflexion elle-même n'était qu'une autre façon de me mirer, pauvre Narcisse qui faisais continuellement le beau pour moi-même, mais qui n'en étais pas dupe. L'impasse dans laquelle je m'étais enfoncé depuis la fin de mon enfance, c'était cela: il n'y avait eu qu'Una, avant, pour me tirer hors de moi-même, me faire m'oublier un peu, et depuis que je l'avais perdue, je ne cessais de me regarder avec un regard qui se confondait en pensée avec le sien mais restait, sans échappatoire aucune, le mien. Sans toi, je ne suis pas moi: et cela, c'était la terreur pure, mortelle, sans rapport aucun avec les terreurs délicieuses de l'enfance, un arrêt sans appel, sans jugement aussi. Ce fut aussi durant ces premières journées de mars 1943 que le Dr. Mandelbrod m'invita à prendre le thé.
Je connaissais Mandelbrod et son associé, Herr Leland, depuis un certain temps. Autrefois, après la Grande Guerre – et peut-être même avant, mais je n'ai aucun moyen de le vérifier -, mon père avait travaillé pour eux (il semblerait que mon oncle leur ait aussi servi d'agent à l'occasion). Leurs rapports, d'après ce que j'avais peu à peu compris, dépassaient la simple relation d'employeur à employé: après la disparition de mon père, le Dr. Mandelbrod et Herr Leland avaient assisté ma mère dans ses recherches, et l'avaient peut-être aussi soutenue financièrement, mais c'est moins sûr. Et ils avaient continué à jouer un rôle dans ma vie; en 1934, lorsque je préparais ma rupture avec ma mère, pour venir en Allemagne, je pris contact avec Mandelbrod, qui était depuis longtemps déjà une figure respectée au sein du Mouvement; il m'encouragea, m'offrit son aide; c'est lui aussi qui m'a poussé – mais pour l'Allemagne, maintenant, non plus pour la France – à poursuivre mes études, et qui organisa mon inscription à Kiel ainsi qu'à la SS. Malgré son nom à consonance juive, c'était, comme le ministre Rosenberg, un pur Allemand de vieille souche prussienne, avec peut-être une goutte de sang slave; Herr Leland, lui, était d'origine britannique, mais ses convictions germanophiles l'avaient poussé à renier son pays natal bien avant ma naissance. C'étaient des industriels, mais leur position exacte serait malaisée à définir. Ils siégeaient dans plusieurs conseils d'administration, notamment celui d'IG Farben, et participaient financièrement à d'autres entreprises encore, sans que leurs noms restent associés à l'une d'elles en particulier; on les disait très influents dans le secteur chimique (ils siégeaient tous deux au Reichsgruppe pour l'industrie chimique) et aussi dans le secteur des métaux. En outre, ils étaient proches du Parti depuis le Kampfzeit, et avaient contribué à le financer à ses débuts; d'après Thomas, avec qui j'en avais une fois discuté avant la guerre, ils détenaient des postes à la chancellerie du Führer, mais sans être tout à fait subordonnés à Philipp Bouhler; et ils avaient leurs entrées auprès des plus hautes sphères de la chancellerie du Parti. Enfin, le Reichsführer-SS en avait fait des S S-Gruppenführer honoraires, et des membres du Freundeskreis Himmler; mais Thomas, mystérieusement, affirmait que cela ne donnait à la S S aucune influence sur eux, et que si influence il y avait, c'était plutôt dans l'autre sens. Il s'était montré très impressionné lorsque je lui appris mes relations avec eux, et visiblement il m'enviait même un peu d'avoir de tels protecteurs. Pourtant, leur intérêt pour ma carrière avait varié selon les époques lorsque je m'étais pour ainsi dire retrouvé sur une voie de garage, après mon rapport de 1939, j'avais cherché à les voir; mais c'était une période mouvementée, j'avais mis plusieurs mois à obtenir une réponse, et ce ne fut qu'au moment de l'invasion de la France qu'ils m'invitèrent à dîner: Herr Leland, à son habitude, était resté plutôt taciturne, et le Dr. Mandelbrod se préoccupait surtout de la situation politique; mon travail n'avait pas été évoqué, et je n'avais pas osé aborder le sujet moi-même. Je ne les avais pas revus depuis. L'invitation de Mandelbrod me prit donc au dépourvu: que pouvait-il me vouloir? Pour l'occasion je mis mon uniforme neuf et toutes mes décorations. Leurs bureaux particuliers occupaient les deux derniers étages d'un bel immeuble sur Unter den Linden, à côté de l'Académie des sciences et du siège du Reichsvereinigung Kohle, l'Association pour le charbon où ils jouaient d'ailleurs aussi un rôle. L'entrée ne portait aucune plaque. Dans le hall, mes papiers furent vérifiés par une jeune femme aux longs cheveux châtains tirés en arrière, qui portait des vêtements anthracite sans insignes, mais taillés comme un uniforme, avec une culotte d'homme et des bottes plutôt qu'une jupe. Satisfaite, elle m'escorta jusqu'à un ascenseur privé, qu'elle actionna avec une clef suspendue à son cou par une longue chaînette, et m'accompagna jusqu'au dernier étage, sans un mot. Je n'étais jamais venu ici: dans les années 30, ils avaient une autre adresse, et de toute façon je les rencontrais la plupart du temps au restaurant ou dans l'un des grands hôtels. L'ascenseur s'ouvrit sur une large salle de réception meublée en bois et en cuir sombre, sertis d'éléments décoratifs en étain poli et en verre opaque, élégants et discrets. La femme qui m'escortait me laissa là; une autre, vêtue à l'identique, me prit mon manteau et alla l'accrocher dans une penderie. Elle me pria aussi de lui remettre mon arme de service, et, la tenant avec un naturel étonnant dans ses beaux doigts soigneusement manucurés, elle la rangea dans un tiroir qu'elle ferma à clef. On ne me fit pas patienter et elle m'introduisit par une double porte capitonnée. Le Dr. Mandelbrod m'attendait au fond d'une immense pièce, derrière un large bureau en acajou aux reflets rougeâtres, dos à une longue baie vitrée elle aussi opaque, qui laissait filtrer une lumière pâle, laiteuse. Il me paraissait encore plus obèse qu'à notre dernière rencontre. Plusieurs chats flânaient sur les tapis ou dormaient sur les meubles en cuir et sur son bureau. Il m'indiqua de ses doigts boudinés un canapé disposé sur la gauche devant une table basse: «Bonjour, bonjour. Assieds-toi, j'arrive». Je n'avais jamais pu comprendre comment une voix si belle et si mélodieuse pouvait émaner de tant de couches de graisse; cela me surprenait toujours. Casquette sous le bras, je traversai la pièce et pris place sur le siège, déplaçant un chat mi-blanc, mi-tigré, qui ne m'en tint pas rigueur mais se glissa sous la table pour aller se réinstaller ailleurs. J'examinai la pièce: tous les murs étaient capitonnés de cuir, et à part des éléments stylistiques comme ceux de l'antichambre il n'y avait aucune décoration, pas de tableaux ni de photographies, pas même un portrait du Führer. La surface de la table basse par contre était composée d'une superbe marqueterie, un labyrinthe complexe en bois précieux, protégé par une épaisse plaque de verre. Seuls les poils de chats collés aux meubles et aux tapis déparaient ce décor discret, feutré. Il régnait une odeur vaguement désagréable. Un des chats se frotta contre mes bottes en ronronnant, la queue dressée; je tentai de le chasser du bout du pied, mais il n'y prêtait pas attention. Mandelbrod, entre-temps, avait dû appuyer sur un bouton caché: une porte presque invisible s'ouvrit dans le mur à la droite de son bureau et une autre femme entra, vêtue comme les deux premières, mais avec des cheveux tout à fait blonds. Elle passa derrière Mandelbrod, le tira en arrière, le fit pivoter, et le poussa le long de son bureau dans ma direction. Je me levai. Mandelbrod avait en effet grossi; alors qu'auparavant il circulait dans une chaise roulante ordinaire, il était maintenant installé dans un vaste fauteuil circulaire monté sur une petite plate-forme, comme une énorme idole orientale, élé-phantesque, impavide. La femme poussait cet appareil massif sans aucun effort visible, sans doute en actionnant et contrôlant un système électrique. Elle vint le placer devant la table basse que je contournai pour lui serrer la main; il m'effleura à peine le bout des doigts tandis que la femme repartait par où elle était venue. «Assieds-toi, je t'en prie», murmura-t-il de sa belle voix. Il était vêtu d'un épais costume de laine brune; sa cravate disparaissait sous un plastron de chair qui lui pendait du cou. Un bruit grossier se fit entendre sous lui et une odeur épouvantable monta jusqu'à moi; je fis un effort pour rester impassible. En même temps un chat lui sautait sur les genoux et il éternua, puis se mit à le caresser, avant d'éternuer encore: chaque éternuement venait comme une petite explosion qui faisait sursauter le chat. «Je suis allergique à ces pauvres créatures, renifla-t-il, mais je les aime trop». La femme réapparut avec un plateau: elle vint jusqu'à nous d'un pas égal et assuré, disposa un service à thé sur la table basse, fixa une tablette à l'accoudoir du fauteuil de Mandelbrod, nous versa deux tasses et disparut à nouveau, tout cela aussi discrètement, aussi silencieusement que les chats. «Il y a du sucre et du lait, dit Mandelbrod. Sers-toi. Moi, je n'en prends pas». Il me scruta quelques instants: une lueur malicieuse pétillait dans ses petits yeux presque noyés au fond des plis de graisse. «Tu as changé, déclara-t-il. L'Est t'a fait du bien. Tu as mûri. Ton père aurait été fier». Ces paroles me touchèrent au vif: «Vous croyez?»
«Certainement. Tu as fait un travail remarquable: le Reichsführer lui-même a pris note de tes rapports. Il nous a montré l'album que tu as préparé à Kiev: ton chef a voulu se donner tout le crédit, mais nous savions que l'idée venait de toi. De toute façon c'était une bagatelle. Mais les rapports que tu as rédigés, surtout ces derniers mois, étaient excellents. À mon avis, tu as un avenir brillant devant toi». Il se tut et me contempla: «Comment va ta blessure?» demanda-t-il enfin. -»Bien, Herr Doktor. C'est guéri, il faut juste que je me repose encore un peu». – «Et après?» – «Je reprendrai le service, bien sûr». «Et que comptes-tu faire?» – «Je ne sais pas, au juste. Cela dépendra de ce qu'on me propose». – «Il ne dépend que de toi de te faire proposer ce que tu veux. Si tu fais le bon choix, les portes s'ouvriront, je te l'assure». – «À quoi songez-vous, Herr Doktor?» Lentement, il souleva sa tasse de thé, souffla dessus, et but bruyamment. Je bus aussi un peu. «En Russie, je crois savoir que tu t'es surtout occupé de la question juive, n'est-ce pas?» – «Oui, Herr Doktor, fis-je, légèrement gêné. Mais pas seulement de ça,» Mandelbrod continuait déjà de sa voix égale et mélodieuse: «De la position où tu te trouvais, tu ne pouvais certainement pas apprécier l'ampleur ni du problème, ni de la solution qui y est apportée. Tu as sans doute entendu des rumeurs: elles sont vraies. Depuis la fin de 1941, cette solution a été étendue à tous les pays d'Europe, dans la mesure du possible. Le programme est opérationnel depuis le printemps de l'année dernière. On a déjà enregistré des succès considérables, mais il est loin d'être achevé. Il y a de la place, là, pour des hommes énergiques et dévoués comme toi». Je me sentis rougir: «Je vous remercie pour votre confiance, Herr Doktor. Mais je dois vous le dire: cet aspect de mon travail, je l'ai trouvé extrêmement difficile, au-delà de mes forces. Je souhaiterais maintenant me concentrer sur quelque chose qui corresponde mieux à mes talents et à mes connaissances, comme le droit constitutionnel ou même les relations juridiques avec les autres pays européens. La construction de la nouvelle Europe est un champ qui m'attire beaucoup». Durant ma tirade, Mandelbrod avait achevé son thé; l'amazone blonde avait réapparu et traversé la pièce, lui avait versé une autre tasse, et était repartie. Mandelbrod but à nouveau. «Je comprends tes hésitations, dit-il enfin. Pourquoi se charger des tâches pénibles, s'il y en a d'autres pour le faire? C'est l'esprit du temps. Durant l'autre guerre, c'était différent. Plus une tâche était difficile ou dangereuse, plus il y avait d'hommes à se presser pour l'accomplir. Ton père, par exemple, considérait que la difficulté en elle-même était une raison de faire une chose, et de la faire à la perfection. Ton grand-père était un homme de la même trempe. De nos jours, malgré tous les efforts du Führer, les Allemands sombrent dans la mollesse, l'indécision, le compromis». Je ressentis l'insulte indirecte comme une gifle; mais autre chose dans ce qu'il avait dit m'importait davantage: «Excusez-moi, Herr Doktor. J'ai cru comprendre que vous avez connu mon grand-père?» Mandelbrod posa sa tasse: «Bien sûr. Lui aussi a travaillé avec nous, à nos débuts. Un homme étonnant». Il tendit sa main gonflée vers son bureau. «Va voir, là». J'obéis. «Tu vois le porte-document en maroquin? Apporte-le-moi». Je revins près de lui et le lui remis. Il le posa sur ses genoux, l'ouvrit, et en tira une photographie qu'il me tendit «Regarde». C'était une vieille photo en sépia, un peu jaunie: trois figures côte à côte, sur un fond d'arbres tropicaux. La femme, au milieu, avait un petit visage poupin, encore marqué par les rondeurs de l'adolescence; les deux hommes portaient des costumes clairs d'été: celui de gauche, aux traits étroits et un peu flous et au front barré par une mèche, portait aussi une cravate; le col de l'homme de droite était ouvert sous un visage angulaire, comme gravé dans de la pierre précieuse; même une paire de lunettes teintées ne parvenait pas à cacher l'intensité joyeuse et cruelle de ses yeux. «Lequel est mon grand-père?» demandai-je, fasciné, angoissé aussi. Mandelbrod me désigna l'homme à la cravate. Je l'examinai à nouveau: au contraire de l'autre homme, il avait des yeux secrets, transparents presque. «Et la femme?» demandai-je encore, devinant déjà. – «Ta grand-mère. Elle s'appelait Eva. Une femme superbe, magnifique». Je ne connaissais en vérité ni l'un ni l'autre: ma grand-mère était morte bien avant ma naissance, et les rares visites à mon grand-père, lorsque j'étais tout petit, ne m'avaient laissé aucun souvenir. Il était mort peu de temps après la disparition de mon père. «Et qui donc est l'autre homme?» Mandelbrod me regarda avec un sourire séraphique. «Tu ne devines pas?» Je le regardai: «Ce n'est pas possible!» m'exclamai-je. Il ne se départit pas de son sourire:
«Pourquoi? Tu ne penses tout de même pas que j'ai toujours eu cet aspect?» Confus, je bafouillai:
«Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire, Herr Doktor! Mais votre âge… Sur la photo, on dirait que vous avez le même âge que mon grand-père». Un autre chat, qui se promenait sur le tapis, sauta lestement sur le dos du fauteuil et monta sur son épaule, se frottant contre son énorme tête. Mandelbrod éternua encore. «En fait, dit-il entre deux éternuements, j'étais plus vieux que lui. Mais je me conserve bien». Je détaillais toujours la photo, avidement: que de choses pouvait-elle donc m'apprendre! Timidement, je demandai: «Puis-je la garder, Herr Doktor?» – «Non». Déçu, je la lui rendis; il la rangea dans le porte-document et m'envoya le replacer sur son bureau. Je revins m'asseoir. «Ton père était un authentique national-socialiste, déclara Mandelbrod, et avant même que le Parti n'existe. Les hommes de cette époque-là vivaient sous l'emprise d'idées fausses: pour eux, le nationalisme voulait dire un patriotisme aveugle et étroit, un patriotisme de clocher, doublé d'une immense injustice interne; le socialisme, pour leurs adversaires, signifiait une fausse égalité internationale de classe, et une lutte entre les classes au sein de chaque nation. En Allemagne, ton père fut parmi les premiers à comprendre qu'il fallait un rôle égal, avec un respect mutuel, pour tous les membres de la nation, mais seulement au sein de la nation. À leur manière, toutes les grandes sociétés de l'histoire ont été nationales et socialistes. Regarde Temüdjin, l'exclu: ce n'est que lorsqu'il a pu imposer cette idée-là, et unifier les tribus sur cette base, que les Mongols ont pu conquérir le monde, au nom de ce déclassé devenu Empereur Océanique, Gengis Khan. J'ai fait lire au Reichsführer un livre sur lui, il en a été très impressionné. Avec une immense et féroce sagesse, les Mongols ont tout rasé devant eux, pour reconstruire ensuite sur des bases saines. Toute l'infrastructure de l'Empire russe, toutes les fondations sur lesquelles les Allemands ont ensuite bâti, chez eux, sous des tsars de fait aussi allemands, ce sont les Mongols qui les leur ont apportées: les routes, l'argent, la poste, les douanes, l'administration. Ce n'est que lorsque les Mongols ont compromis leur pureté, en prenant génération après génération des femmes étrangères, souvent d'ailleurs parmi les nestoriens, c'est-à-dire les plus juifs des chrétiens, que leur empire s'est dissous et effondré. Les Chinois présentent un cas contraire mais également instructif: ils ne sortent pas de leur Empire du Milieu, mais absorbent et sinisent irrémédiablement tout peuple qui y entre, aussi puissant soit-il, ils le noient dans un océan sans bornes de sang chinois. Ils sont très forts. D'ailleurs, lorsque nous en aurons fini avec les Russes, nous aurons toujours les Chinois devant nous. Les Japonais ne leur résisteront jamais, même s'ils ont l'air de tenir le haut du pavé aujourd'hui. Si ce n'est pas tout de suite, de toute façon il faudra se confronter à eux un jour, dans cent, deux cents ans. Autant alors les garder faibles, les empêcher si possible de comprendre le national-socialisme et de l'appliquer à leur propre situation. Sais-tu, d'ailleurs, que le terme même de "national-socialisme" a été forgé par un Juif, un précurseur du sionisme, Moïse Hess? Lis son livre, un jour, Rome et Jérusalem, tu verras. C'est très instructif. Et ce n'est pas un hasard: quoi de plus völkisch que le Sionisme? Comme nous, ils ont reconnu qu'il ne peut y avoir de Volk et de Blut sans Boden, sans terre, et donc qu'il faut ramener les Juifs à la terre, Eretz Israël pure de toute autre race. Bien sûr, ce sont d'anciennes idées juives. Les Juifs sont les premiers vrais nationaux-socialistes, depuis près de six mille ans déjà, depuis que Moïse leur a donné une Loi pour les séparer à jamais des autres peuples. Toutes nos grandes idées viennent des Juifs, et nous devons avoir la lucidité de le reconnaître: la Terre comme promesse et comme accomplissement, la notion du peuple choisi entre tous, le concept de la pureté du sang. C'est pour cela que les Grecs, abâtardis, démocrates, voyageurs, cosmopolites, les haïssaient tant, et c'est pour cela qu'ils ont d'abord essayé de les détruire, puis, par le biais de Paul, de corrompre leur religion de l'intérieur, en la détachant du sol et du sang, en la rendant catholique, c'est-à-dire universelle, en supprimant toutes les lois qui servaient de barrière pour maintenir la pureté du sang juif: les interdits alimentaires, la circoncision. Et c'est donc pour cela que les Juifs sont, de tous nos ennemis, les pires de tous, les plus dangereux; les seuls qui valent vraiment la peine d'être haïs. Ce sont nos seuls vrais concurrents, en fait. Nos seuls rivaux sérieux. Les Russes sont faibles, une horde privée de centre malgré les tentatives de ce Géorgien arrogant de leur imposer un "national-communisme". Et les insulaires, britanniques ou américains, sont pourris, gangrenés, corrompus. Mais les Juifs! Qui donc, à l'époque scientifique, a redécouvert, en se fondant sur l'intuition millénaire de son peuple, humilié mais invaincu, la vérité de la race? Disraeli, un Juif. Gobineau a tout appris chez lui! Tu ne me crois pas? Va voir». Il désigna les étagères à côté de son bureau: «Là, va voir». Je me levai de nouveau et allai aux étagères: plusieurs livres de Disraeli y côtoyaient ceux de Gobineau, Vacher de Lapouge, Drumont, Chamberlain, Herzl, et d'autres encore. «Lequel, Herr Doktor? Il y en a plusieurs». – «N'importe, n'importe. Ils disent tous la même chose. Prends Coningsby, tiens. Tu lis l'anglais, n'est-ce pas? Page 203. Commence avec But Sidonia and his brethren… Lis à haute voix». Je trouvais le passage et lus: «Mais Sidonia et ses frères pouvaient se réclamer d'une distinction que le Saxon et le Grec, et le reste des nations caucasiennes, avaient abandonnée, L'Hébreu est une race sans mélanges… Une race sans mélanges, d'une organisation de première classe, est l'aristocratie de la Nature». – «Très bien! Page 231, maintenant. The fact is, you cannot destroy… Il parle des Juifs, bien sûr». – «Oui. Le fait est qu'on ne peut détruire une pure race d'organisation caucasienne. C'est un fait physiologique; une simple loi de la nature, qui a mis en échec les rois égyptiens et assyriens, les empereurs romains, et les inquisiteurs chrétiens. Aucune loi pénale, aucune torture physique, ne peut faire qu'une race supérieure soit absorbée par une inférieure, ou détruite par elle. Les races persécutrices mélangées disparaissent; la pure race persécutée demeure». – «Voilà! Songe que cet homme, ce Juif a été Premier ministre de la reine Victoria! Qu'il a fondé l'Empire britannique! Lui qui, encore inconnu, avançait des thèses pareilles devant un Parlement chrétien! Reviens ici. Sers-moi du thé, tiens». Je revins près de lui et lui versai une autre tasse. «Par amour et par respect pour ton père, Max, je t'ai aidé, j'ai suivi ta carrière, je t'ai soutenu quand je l'ai pu. Tu te dois de lui faire honneur, et à sa race et à la tienne. Il n'y a de place sur cette terre que pour un seul peuple choisi, appelé à dominer les autres: ou ce sera eux, comme le veulent le Juif Disraeli et le Juif Herzl, ou ee sera nous. Et nous devons donc les abattre jusqu'au dernier, extirper leur souche. Car qu'il n'en reste que dix, un quorum intact, qu'il n'en reste que deux, un homme et une femme, dans cent ans nous aurons le même problème, et tout sera à refaire». – «Puis-je vous poser une question, Herr Doktor?» – «Fais, fais, mon petit». – «Quel est votre rôle dans tout ceci, au juste?» – «À Leland et moi, tu veux dire? C'est un peu difficile à expliquer. Nous n'avons pas une position bureaucratique. Nous… nous nous tenons aux côtés du Führer. Vois-tu, le Führer a eu le courage et la lucidité de prendre cette décision historique, fatale; mais, bien entendu, le côté pratique des choses ne le concerne pas. Or entre cette décision et sa réalisation, qui a été confiée au Reichsführer-SS, il y a un espace immense. Notre tâche à nous consiste à réduire cet espace. Dans ce sens, nous ne répondons même pas au Führer, mais plutôt à cet espace». – «Je ne suis pas certain de tout à fait comprendre. Mais qu'attendez-vous donc de moi?» – «Rien, si ce n'est que tu suives le chemin que tu t'es toi-même tracé, et jusqu'au bout». – «Je ne suis pas vraiment sûr de ce qu'est mon chemin, Herr Doktor. Je dois réfléchir». – «Oh, réfléchis! Réfléchis. Et puis appelle-moi. Nous en rediscuterons». Un autre chat essayait de monter sur mes genoux, laissant des poils blancs sur le tissu noir avant que je ne le chasse. Mandelbrod, sans même ciller, toujours aussi impassible, presque sommeillant, émit une autre énorme flatulence. L'odeur me prit à la gorge et je respirai à petits coups entre les lèvres. L'entrée principale s'ouvrit et la jeune femme qui tenait la réception entra, apparemment insensible à l'odeur. Je me levai:
«Merci, Herr Doktor. Mes respects à Herr Leland. À bientôt, donc». Mais Mandelbrod semblait déjà presque endormi; seule une de ses énormes mains, qui caressait lentement un chat, montrait le contraire. J'attendis un instant, mais il ne paraissait plus vouloir rien dire, et je sortis, suivi de la fille qui referma les portes sans un bruit. Lorsque j'avais parlé au Dr. Mandelbrod de mon intérêt pour les problèmes des relations européennes, je ne mentais pas, mais je n'avais pas tout dit non plus: en fait, j'avais une idée en tête, une idée précise de ce que je voulais. Je ne sais pas au juste comment cela m'était venu: pendant une nuit de semi-insomnie à l'hôtel Eden, sans doute. Moi aussi, m'étais-je dit, il est temps que je fasse quelque chose pour moi, que je songe à moi-même. Et ce que me proposait Mandelbrod ne correspondait pas à cette idée que j'avais eue. Mais je n'étais pas sûr de savoir m'y prendre pour la mettre en œuvre. Deux ou trois jours après mon entretien dans les bureaux de Unter den Linden, je téléphonai à Thomas qui m'invita à passer le voir. Plutôt que de me retrouver à son bureau, dans la Prinz-Albrechtstrasse, il me donna rendez-vous à la direction de la SP et du SD, dans la Wilhelmstrasse avoisinante. Situé un peu plus bas que le ministère de l'Aviation de Göring – une immense structure angulaire en béton, d'un néoclassicisme stérile et pompeux – le Prinz-Albrecht-Palais en était tout le contraire: un élégant petit palazzo classique du XVIIIe siècle, rénové au XIXe par Schinkel, mais avec goût et délicatesse, et loué à la S S par l'État depuis 1934 Je le connaissais bien; mon département, avant mon départ pour la Russie, s'y trouvait logé, et j'avais passé là bien des heures à flâner dans les jardins, un petit chef-d'œuvre de dissymétrie et de tranquille variété dû à Lenné. De la rue, une grande colonnade et des arbres cachaient la façade; les gardes, dans leurs kiosques rouge et blanc, me saluèrent au passage, mais une autre équipe, plus discrète, vérifia mes papiers dans une petite officine à côté du parterre, avant de me faire escorter jusqu'à la réception. Thomas m'attendait: «Si on allait dans le parc? Il fait doux». Le jardin, auquel on accédait par quelques marches bordées de pots de fleurs en grès, s'étendait du palais jusqu'à l'Europahaus, un gros cube moderniste planté sur l'Askanischer Platz et contrastant singulièrement avec les volutes calmes et sinueuses des allées tracées entre les parterres retournés, les petits bassins ronds et les arbres encore nus sur lesquels pointaient les premiers bourgeons. Il n'y avait personne. «Kaltenbrunner ne vient jamais ici, commenta Thomas, alors c'est calme». Heydrich, lui, aimait s'y promener; mais alors personne d'autre ne pouvait y avoir accès, sauf ceux qu'il y conviait. Nous déambulâmes entre les arbres et je rapportai à Thomas l'essentiel de ma conversation avec Mandeibrod. «Il exagère, trancha-t-il lorsque j'eus fini. Les Juifs sont effectivement un problème et il faut s'en occuper, mais ce n'est pas une fin en soi. L'objectif n'est pas de tuer des gens, c'est de gérer une population; l'élimination physique fait partie des outils de gestion. Il ne faut pas en faire une obsession, il y a d'autres problèmes également sérieux. Tu penses vraiment qu'il croit tout ce qu'il dit?» – «C'est l'impression que cela m'a fait. Pourquoi?» Thomas réfléchit un instant; le gravier crissait sous nos bottes. «Vois-tu, reprit-il enfin, pour beaucoup, l'antisémitisme est un instrument. Comme c'est un sujet qui tient le Führer particulièrement à cœur, c'est devenu un des meilleurs moyens de se rapprocher de lui: si tu arrives à jouer un rôle par rapport à la solution de la question juive, ta carrière avancera beaucoup plus vite que si tu t'occupes, disons, des Témoins de Jéhovah ou des homosexuels. Dans ce sens, on peut dire que l'antisémitisme est devenu la devise du pouvoir de l'État national-socialiste. Tu te souviens de ce que je te disais en novembre 38, après la Reichskristallnacht?» Oui, je m'en souvenais. J'avais retrouvé Thomas le lendemain du déchaînement des SA, mû d'une rage froide. «Les cons! avait-il aboyé en se glissant dans l'alcôve du bar où je l'attendais..Les pauvres cons». – «Qui, les S A?» – «Ne sois pas idiot. Les SA n'ont pas fait ça tout seuls». – «Qui a donné les ordres, alors?» – «Goebbels, cet infect petit boiteux. Ça fait des années qu'il bave d'envie de fourrer son nez dans la question juive Mais là, il a merdé». – «Quand même, tu ne penses pas qu'il était temps qu'on fasse quelque chose de concret? Après tout»… II avait eu un rire bref et amer: «Bien sûr qu'il faut faire quelque chose. Les Juifs boiront leur calice, et jusqu'à la lie. Mais pas comme ça. Ça, c'est simplement idiot. Est-ce que tu as la moindre idée de ce que ça va coûter?» Mon regard vide avait dû l'encourager car il continua presque sans pause. «À ton avis, toutes ces vitrines fracassées, elles appartiennent à qui? Aux Juifs? Les Juifs louent leurs boutiques. Et c'est toujours le propriétaire qui est responsable en cas de dommages. Et puis il y a les compagnies d'assurances. Des compagnies allemandes, qui vont devoir rembourser des propriétaires d'immeubles allemands, et même les propriétaires juifs. Sinon, c'est la fin de l'assurance allemande. Et puis il y a le verre. Du vitrage comme ça, vois-tu, on n'en produit pas en Allemagne. Tout vient de Belgique. On est encore en train d'estimer les dégâts, mais ça fait déjà plus de la moitié de leur production annuelle totale. Et ça devra être payé en devises. Juste au moment où la nation tendait toutes ses forces vers l'autarcie et le réarmement. Oh, oui, il y a en vérité des crétins achevés dans ce pays». Ses yeux brillaient tandis qu'il crachait les mots: «Mais laisse-moi te dire. Tout ça, c'est fini maintenant. Le Führer vient officiellement de confier la question au Reichsmarschall. Mais en fait le gros va tout nous déléguer, à Heydrich et à nous. Et aucun de ces abrutis du Parti ne pourra plus s'en mêler. Dorénavant, les choses seront faites correctement. Ça fait des années qu'on pousse pour une solution globale. Maintenant, on pourra la mettre en œuvre. Proprement, efficacement. Rationnellement. On va enfin pouvoir faire les choses comme il faut».
Thomas s'était assis sur un banc et, les jambes croisées, me tendait son étui en argent pour m'offrir une cigarette de luxe, à bout doré. J'en pris une et lui allumai aussi la sienne, mais je restai debout. «La solution globale dont tu parlais, à l'époque, c'était l'émigration. Les choses ont bien évolué depuis». Thomas rejeta une longue bouffée de fumée avant de répondre: «C'est vrai. Et c'est vrai aussi qu'il faut évoluer avec son temps. Ça ne veut pas dire qu'il faut devenir crétin. La rhétorique, elle est en grande partie pour les seconds couteaux, voire les troisièmes». – «Ce n'est pas de ça que je parle. Ce que je veux dire c'est qu'on n'est pas forcément obligés de s'en mêler». – «Tu voudrais faire autre chose?» – «Oui. Ça me fatigue». Ce fut à mon tour de tirer longuement sur la cigarette. Elle était délicieuse, un tabac riche et fin. «J'ai toujours été impressionné par ton manque redoutable d'ambition, dit enfin Thomas. Je connais dix hommes qui égorgeraient père et mère pour obtenir un entretien privé avec un homme comme Mandelbrod. Songe qu'il déjeune avec le Führer! Et toi tu fais le difficile. Tu sais ce que tu veux, au moins?» – «Oui. Je voudrais retourner en France». – «En France!» Il réfléchit. «C'est vrai, avec tes contacts, ta connaissance de la langue, c'est pas bête. Mais ça ne sera pas évident. C'est Knochen qui est BdS, je le connais bien, mais les places chez lui sont limitées et fort prisées». – «Je connais aussi Knochen. Mais je ne veux pas être chez le BdS. Je veux un poste où je puisse m'occuper de relations politiques». – «Ça, ça veut dire un poste à l'ambassade ou chez le Militärbefehlshaber. Mais j'ai entendu dire que depuis le départ de Best la S S n'est plus très bien vue à la Wehrmacht, et chez Abetz non plus. On pourrait peut-être trouver quelque chose qui te conviendrait chez Oberg, le HSSPF. Mais pour ça, l'Amt I ne peut pas faire grand-chose: il faut passer directement par le SS-Personal Hauptamt, et là, je ne connais personne». -»Si une proposition émanait de l'Amt I, ça pourrait marcher?» – «Possible». Il tira une dernière bouffée et jeta négligemment son mégot dans le parterre. «Si c'avait encore été Streckenbach, aucun problème. Mais il est comme toi, il pense trop et il en a eu marre». – «Où est-il, maintenant?» – «À la Waffen-SS. Il commande une division lettone au front, la XIXe». – «Et qui l'a remplacé? Je ne me suis même pas renseigné». – «Schulz». – «Schulz? Lequel?» – «Tu ne te souviens pas? Le Schulz qui dirigeait un Kommando, au groupe C, et qui a demandé à partir, tout à fait au début. Le foireux, avec une petite moustache ridicule». – «Ah, lui! Mais je ne l'ai jamais rencontré. Il paraît que c'est un type correct». – «Sans doute, mais je ne le connais pas personnellement, et entre le Gruppenstab et lui ça s'est mal passé. C'était un banquier, avant, tu vois le genre. Alors que Streckenbach, j'ai servi avec lui en Pologne. Et puis Schulz vient juste d'être nommé, alors il va faire du zèle. Surtout qu'il a de quoi se faire pardonner. Conclusion: si tu fais une demande officielle, on t'enverra n'importe où, sauf en France». – «Qu'est-ce que tu me suggères, alors?» Thomas s'était redressé et nous avions repris notre marche. «Écoute, je vais voir. Mais ça ne va pas être facile. De ton côté, tu ne peux pas voir aussi? Tu connaissais bien Best: il passe régulièrement à Berlin, va lui demander son avis. Tu peux le contacter facilement par l'Auswärtiges Amt. Mais si j'étais toi, j'essayerais de penser à d'autres options. Et puis, c'est la guerre. On n'a pas toujours le choix». Avant de me quitter, Thomas m'avait demandé un service: «Je voudrais que tu voies quelqu'un. Un statisticien». – «De la S S?» – «Officiellement, il est inspecteur pour les statistiques auprès du Reichs-fuhrer-SS. Mais c'est un fonctionnaire, il n'est même pas membre de l'Allgemeine-SS» – «Cest curieux, non?» – «Pas tant que ça. Le Reichsführer voulait certainement quelqu'un de l'extérieur». – «Et qu'est-ce que tu voudrais que je lui raconte, à ton statisticien?» – «Il prépare actuellement un nouveau rapport pour le Reichsführer. Une vue d'ensemble de la diminution de la population juive. Mais il conteste les chiffres des rapports des Einsatzgruppen. Je l'ai déjà vu, mais ça serait bien que tu discutes avec lui. Tu étais plus près du terrain que moi». Il griffonna une adresse et un numéro de téléphone sur un calepin et arracha la page: «Son bureau se trouve juste à côté, à la SS-Haus, mais il est tout le temps fourré au IV B 4, chez Eichmann, tu vois qui c'est? C'est là qu'on archive tout ce qui concerne cette question. Ils ont un immeuble entier, maintenant» Je regardai l'adresse, c'était dans la Kurfürstenstrasse: «Ah, c'est près de mon hôtel. Très bien». La conversation avec Thomas m'avait déprimé, j'avais l'impression de sombrer dans un marécage. Mais je ne voulais pas me laisser couler, il fallait que je me reprenne en main. Je fis l'effort de téléphoner à ce statisticien, le Dr. Korherr. Son assistant me fixa un rendez-vous. Le bâtiment où siégeait le IV B 4 était un bel immeuble de quatre étages, en pierre de taille, de la fin du siècle dernier: aucune autre section de la Staatspolizei, à ma connaissance, ne disposait de tels bureaux, leurs activités devaient être colossales. On accédait au hall principal, une salle caverneuse et mal éclairée, par un grand escalier en marbre; Hofmann, l'assistant, m'attendait pour me conduire auprès de Korherr. «C'est énorme, ici», commentai-je en montant avec lui un autre escalier. – «Oui C'est une ancienne loge judéo-maçonnique, confisquée bien sûr». Il m'introduisit dans le bureau de Korherr, une pièce minuscule encombrée de caisses et de dossiers: «Excusez le désordre, Herr Sturmbannführer. C'est un bureau temporaire». Le Dr. Korherr, un petit homme maussade, était vêtu en civil et me serra la main au lieu de saluer. «Asseyez-vous, je vous en prie», fit-il tandis que Hofmann se retirait. Il tenta de dégager une partie des papiers sur un bureau, puis se résigna et laissa les choses telles quelles. «L'Obersturmbannführer a été très généreux avec sa documentation, marmonna-t-il, mais il n'y a vraiment aucun ordre». Il cessa de farfouiller, ôta ses lunettes et se frotta les yeux.
«L'Obersturmbannführer Eichmann est ici?» demandai-je. – «Non, il est en mission. Il reviendra dans quelques jours. L'Obersturmbannführer Hauser vous a expliqué ce que je fais?»
«En gros». – «De toute façon, vous venez un peu tard. J'ai presque achevé mon rapport, que je dois rendre dans quelques jours».
«Que puis-je faire pour vous, alors?» rétorquai-je avec une pointe d'agacement. – «Vous étiez dans l'Einsatz, c'est ça?» – «Oui. D'abord dans un Kommando»… – «Lequel?» interrompit-il. – «Le 4a». – «Ah oui. Blobel. Beau score». Je n'arrivais pas à discerner s'il parlait sérieusement ou ironiquement. «Ensuite, j'ai servi au Gruppen stab D, au Caucase». Il fit une moue: «Oui, cela, ça m'intéresse moins. Les chiffres sont infimes. Parlez-moi du 4a». – «Que voulez-vous savoir?» Il se pencha derrière son bureau et resurgit avec une caisse en carton qu'il posa devant moi. «Voici les rapports du groupe C. Je les ai épluchés minutieusement, avec mon adjoint le Dr. Plate. Or, on constate des choses curieuses: parfois, il y a des chiffres extrêmement précis, 281, 1472, ou 33 771, comme à Kiev; d'autres fois, ce sont des chiffres ronds. Y compris pour un même Kommando. On trouve aussi des chiffres contradictoires. Par exemple, une ville où sont censés vivre 1200 Juifs, mais où les rapports font état de 2 000 personnes convoyées aux mesures spéciales. Et ainsi de suite. Ce qui m'intéresse, donc, ce sont les méthodes de comptage. Je veux dire les méthodes pratiques, sur place». – «Vous auriez dû vous adresser directement au Standarten führer Blobel. Je pense qu'il aurait été mieux placé pour vous renseigner que moi». – «Malheureusement le Standartenführer Blobel est de nouveau dans l'Est et n'est pas joignable. Mais, vous savez, de toute façon j'ai mon idée. Votre témoignage ne fera que la confirmer, je pense.
Parlez-moi de Kiev, par exemple. Un chiffre aussi énorme mais précis, c'est curieux». – «Pas du tout. Au contraire, plus l'Aktion était grande et plus on disposait de moyens, plus il était facile d'obtenir un décompte précis. À Kiev, il y avait des cordons très serrés. Juste avant le site même de l'opération, les… les patients, enfin les condamnés, étaient divisés en groupes égaux, toujours un chiffre rond, vingt ou trente, je ne me souviens plus. Un sous-officier préposé comptait le nombre de groupes qui passaient devant sa table et les notait. Le premier jour, on s'est arrêtés à 20000 pile». – «Et tous ceux qui passaient devant la table étaient soumis au traitement spécial?» – «En principe, oui. Bien sûr, quelques-uns ont pu, disons, faire semblant, puis s'enfuir à la faveur de la nuit. Mais ce serait tout au plus une poignée d'individus». – «Et les petites actions?» – «Elles étaient sous la responsabilité d'un Teilkommandoführer qui était chargé de compter et de faire remonter les chiffres au Kommandostab. Le Standartenführer Blobel insistait toujours sur des comptages précis. Pour le cas dont vous avez parlé, je veux dire celui où l'on enlevait plus de Juifs qu'il n'y en avait au départ, je crois pouvoir vous fournir une explication: à notre arrivée, beaucoup de Juifs fuyaient dans les bois ou la steppe. Le Teil-kommando traitait de manière appropriée ceux qu'il trouvait sur place, puis partait. Mais les Juifs ne pouvaient pas rester cachés: les Ukrainiens les chassaient des villages, les partisans, parfois, les tuaient. Alors, petit à petit, poussés par la faim, ils revenaient dans leurs villes ou leurs villages, souvent avec d'autres réfugiés. Quand on l'apprenait, on faisait une seconde opération qui encore une fois en supprimait un certain nombre. Mais de nouveau d'autres revenaient. Certains villages ont été déclarés judenfrei trois, quatre, cinq fois, mais chaque fois, il en réapparaissait d'autres». – «Je vois. C'est une explication intéressante». – «Si je comprends bien, lançai-je, un peu piqué, vous croyez que les groupes ont gonflé leurs chiffres?» -»Pour être franc avec vous, oui. Pour plusieurs raisons, sans doute, l'avancement n'en étant qu'une. Il y a aussi des automatismes bureaucratiques. En statistique, on a l'habitude de voir des organismes se fixer sur un chiffre, personne ne sait trop comment, et ensuite ce chiffre est repris et retransmis comme un fait, sans aucune critique ni modification dans le temps. On appelle ça un chiffre maison. Mais ça diffère aussi de groupe à groupe et de Kommando à Kommando. Le pire cas est visiblement celui de l'Einsatzgruppe B. Il y a aussi de grosses irrégularités parmi certains Kommandos du groupe D». – «En 41 ou 42?» – «1941 surtout. Au début, puis en Crimée aussi». – «J'ai été brièvement en Crimée, mais je n'avais rien à voir avec les actions à ce moment-là». – «Et dans votre expérience du 4a?» Je réfléchis un instant avant de répondre: «Je pense que les officiers étaient tous honnêtes. Mais au début, les choses étaient mal organisées, et certains chiffres sont peut-être un peu arbitraires». – «De toute façon ce n'est pas très grave, dit sentencieusement Korherr. Les Einsatzgruppen ne représentent qu'une fraction des chiffres globaux. Même une déviation de 10 % affecterait à peine les résultats d'ensemble». Je sentis quelque chose se serrer au niveau de mon diaphragme. «Vous avez des chiffres pour toute l'Europe, Herr Doktor?» – «Oui, absolument. Jusqu'au 31 décembre 1942». – «Vous pouvez me dire combien ça fait?» Il me contempla à travers ses petites lunettes: «Bien sûr que non. C'est un secret, Herr Sturmbannführer». Nous discutâmes encore un peu du travail du Kommando; Korherr posait des questions précises, méticuleuses. À la fin, il me remercia. «Mon rapport ira directement au Reichsführer, m'expliqua-t-il. Si vos attributions l'exigent, vous en prendrez alors connaissance». Il me raccompagna jusqu'à l'entrée de l'immeuble. «Bonne chance! Et Heil Hitler».
Pourquoi lui avais-je posé cette question, idiote et inutile? En quoi est-ce que cela me concernait? Ça n'avait été qu'une curiosité morbide, et je le regrettais. Je ne voulais plus m'intéresser qu'aux choses positives: le national-socialisme avait encore beaucoup à construire, voilà où je souhaitais porter mes efforts. Or les Juifs, unser Unglück, me poursuivaient comme un mauvais rêve en début de matinée, collé au fond de la tête. Pourtant, à Berlin, il n'en restait plus beaucoup: tous les travailleurs juifs soi-disant «protégés» dans les usines d'armements venaient d'être raflés. Mais il était dit que je devais les retrouver dans les endroits les plus incongrus.
Le 21 mars, jour du Souvenir des Héros, le Führer prononçait un discours. C'était sa première apparition en public depuis la défaite de Stalingrad et, comme tout le monde, j'attendais ses paroles avec impatience et angoisse: qu'allait-il dire, quel air aurait-il? L'onde de choc de la catastrophe se faisait encore vivement ressentir, les rumeurs les plus diverses couraient bon train. Je voulais assister à ce discours. Je n'avais vu le Führer en personne qu'une seule fois, une dizaine d'années auparavant (je l'avais depuis bien souvent entendu à la radio et regardé aux actualités); c'avait été lors de mon premier voyage de retour en Allemagne, à l'été 1930 avant la Prise du Pouvoir. J'avais extorqué ce voyage à ma mère et à Moreau, en échange de mon consentement à poursuivre les études qu'ils exigeaient. Mon baccalauréat passé (mais sans mention, ce qui m'obligeait à suivre une classe préparatoire pour passer le concours de l'ELSP), ils me laissèrent partir. Ce fut un voyage merveilleux dont je revins séduit, ébloui. J'étais parti en compagnie de deux camarades de lycée, Pierre et Fabrice; et nous qui ne savions même pas ce qu'étaient les Wandervogel, nous suivîmes comme instinctivement leurs traces, nous dirigeant vers les forêts, marchant durant le jour, discutant, la nuit, autour de petits feux de camp, dormant à la dure sur les aiguilles de pins. Puis nous descendîmes visiter les villes du Rhin, pour finir à Munich, où je passai de longues heures à la Pinacothèque ou bien à errer par les ruelles. L'Allemagne, cet été-là, redevenait tumultueuse: le contrecoup du krach américain de l'année précédente se faisait durement ressentir; des élections au Reichstag, prévues pour septembre, devaient décider de l'avenir de la Nation. Tous les partis politiques faisaient de l'agitation, avec des discours, des parades, parfois des coups de main ou des rixes assez violentes. À Munich, un parti se détachait nettement des autres: le NSDAP, dont j'entendais alors parler pour la première fois. J'avais déjà vu les fascistes italiens aux actualités, et ces nationaux-socialistes semblaient s'inspirer de leur style; mais leur message était spécifiquement allemand, et leur chef, un soldat de ligne vétéran de la Grande Guerre, parlait d'un renouveau allemand, de la gloire allemande, d'un futur allemand riche et vibrant. C'était pour cela, me disais-je en les regardant défiler, que mon père s'était battu quatre longues années durant, pour être finalement trahi, lui et tous ses camarades, et pour perdre sa terre, sa maison, notre maison. C'était aussi tout ce que Moreau, ce bon radical et patriote français, qui chaque année, pour leurs anniversaires, buvait à la santé de Clemenceau, Foch et Pétain, exécrait. Le chef du NSDAP devait donner un discours dans un Braukeller: je laissai mes amis français à notre petit hôtel. Je me retrouvai au fond, derrière la foule, j'entendais à peine les intervenants; quant au Führer, je me souviens seulement de ses gestes rendus frénétiques par l'émotion et de la façon dont sa mèche n'arrêtait pas de retomber sur son front. Mais il disait, je le savais avec une certitude absolue, les choses que mon père aurait dites, s'il avait été présent; s'il avait encore été là, il se serait certainement trouvé sur l'estrade, un des proches de cet homme, un de ses premiers compagnons, il aurait même pu, si tel avait été son sort, qui sait, se trouver à sa place. Le Führer, d'ailleurs, lorsqu'il se tenait immobile, lui ressemblait. Je rentrai de ce voyage avec pour la première fois l'idée qu'autre chose était possible que le chemin étroit et mortifère tracé pour moi par ma mère et son mari, et que mon avenir se trouvait là, avec ce peuple malheureux, le peuple de mon père, mon peuple aussi.
Depuis, bien des choses avaient changé. Le Führer conservait toute la confiance du Volk, mais la certitude en la victoire finale, parmi les masses, commençait à s'éroder. Les gens blâmaient le Haut Commandement, les aristocrates prussiens, Göring et sa Luftwaffe; mais je savais aussi qu'au sein de la Wehrmacht on blâmait les ingérences du Führer. À la SS, on chuchotait que, depuis Stalingrad, il faisait une dépression nerveuse, qu'il ne parlait plus à personne; que lorsque Rommel, au début du mois, avait essayé de le convaincre d'évacuer l'Afrique du Nord, il l'avait écouté sans comprendre. Les rumeurs publiques, elles, dans les trains, les tramways, les files d'attente, devenaient franchement délirantes: d'après les rapports SD que recevait Thomas, on disait que la Wehrmacht avait assigné le Führer à domicile à Berchtesgaden, qu'il avait perdu la raison et se trouvait gardé, drogué, dans un hôpital SS, que le Führer qu'on voyait n'était qu'un double. Le discours devait être prononcé dans le Zeughaus, l'ancien arsenal au bout d'Unter den Linden, tout à côté du canal de la Spree. En tant que vétéran de Stalingrad, blessé et décoré, je n'eus aucune peine à obtenir une invitation; je proposai à Thomas de venir, mais il me répondit en riant: «Je ne suis pas en congé, moi, j'ai du travail». J'y allai donc seul. On avait déployé des précautions de sécurité considérables; l'invitation précisait que les armes de service seraient interdites. La possibilité d'un raid britannique en effrayait certains: en janvier, les Anglais avaient pris un malin plaisir à lancer une attaque de Mosquito le jour anniversaire de la Prise du Pouvoir, faisant de nombreuses victimes; pourtant on avait installé les chaises dans la cour du Zeughaus, sous la grande coupole en verre. Je me trouvai assis vers le milieu, entre un Oberstleutnant couvert de décorations et un civil arborant le Badge d'or du Parti sur son revers. Après les discours d'introduction, le Führer fit son apparition. J'écarquillai les yeux: sur la tête et les épaules, par-dessus son simple uniforme feldgrau, il me semblait apercevoir le grand châle rayé bleu et blanc des rabbins. Le Führer s'était tout de suite lancé, de sa voix rapide et monotone. Je scrutai la verrière: se pouvait-il que ce soit un jeu de la lumière? Je voyais nettement sa casquette; mais en dessous, je croyais distinguer de longues papillotes, déroulées le long de ses tempes pardessus ses revers, et sur son front, les phylactères et le tefillin, la petite boîte en cuir contenant des versets de la Torah. Lorsqu'il leva le bras, je crus discerner à sa manche d'autres phylactères de cuir; et sous son veston, n'étaient-ce pas les franges blanches de ce que les Juifs nomment le petit talit qui pointaient? Je ne savais que penser. J'examinai mes voisins: ils écoutaient le discours avec une attention solennelle, le fonctionnaire hochait studieusement la tête. Ne remarquaient-ils donc rien? Étais-je le seul à voir ce spectacle inouï? Je détaillai la tribune officielle: derrière le Führer, je reconnaissais Göring, Goebbels, Ley, le Reichsführer, Kaltenbrunner, d'autres dirigeants connus, des hauts gradés de la Wehrmacht; tous contemplaient le dos du Führer ou bien la salle, impassibles. Peut-être, me dis-je, affolé, que c'est l'histoire de l'empereur nu: tout le monde voit ce qu'il en est, mais le cache, comptant sur son voisin pour faire de même. Non, me raisonnai-je, sans doute suis-je en train d'halluciner, avec une blessure comme la mienne c'est tout à fait possible. Or je me sentais sain d'esprit. J'étais assez loin de l'estrade, et le Führer était éclairé de biais; peut-être était-ce simplement une illusion d'optique? Pourtant, je le voyais toujours. Peut-être mon «œil pinéal» me jouait-il un tour? Mais cela n'avait rien de la qualité des rêves. Il se pouvait aussi que je sois devenu fou. Le discours fut bref et je me retrouvai debout au milieu de la foule en train de se presser vers la sortie, piétinant dans mes pensées. Le Führer devait maintenant se rendre dans les salles du Zeughaus pour visiter une exposition de trophées de guerre pris aux bolcheviques, avant d'aller inspecter une garde d'honneur et de poser une gerbe au Neue Wache; j'aurais dû l'y suivre, mon carton m'y invitait, mais j'étais bien trop ébranlé et confus, je me dégageai au plus vite de la foule et remontai l'avenue en direction de la station de S-Bahn. Je traversai l'avenue et allai m'asseoir dans un café, sous l'arcade de la Kaiser Gallerie, où je commandai un schnaps que j'avalai d'une traite, puis un autre. Il fallait que je réfléchisse, mais le sens de la réflexion m'échappait, j'avais du mal à respirer, je dégrafai mon col et je bus encore. Il y avait un moyen d'en avoir le cœur net: le soir, au cinéma, les actualités montreraient des extraits du discours; alors je pourrais être fixé. Je me fis apporter un journal avec la liste des séances: à dix-neuf heures, pas très loin, on donnait Le président Krüger. Je commandai un sandwich puis allai marcher dans le Tiergarten. Il faisait encore froid et peu de gens se promenaient sous les arbres nus. Les interprétations s'entrechoquaient dans ma tête, j'avais hâte que le film commence, même si la perspective de ne rien y voir n'était pas plus rassurante que le contraire. À dix-huit heures, je me dirigeai vers le cinéma et pris place dans la file pour acheter mon billet. Devant moi, un groupe discutait du discours, qu'ils avaient dû entendre à la radio; je les écoutai avidement. «Il a encore tout mis sur le dos des Juifs, disait un monsieur assez maigre, avec un chapeau. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'il n'y a plus de Juifs en Allemagne, alors comment est-ce que ça peut être leur faute?» – «Mais non, Dummkopf, répondit une femme assez vulgaire, aux cheveux décolorés et arrangés en une permanente élaborée, c'est les Juifs internationaux». – «Oui, rétorqua l'homme, mais si ces Juifs internationaux sont si puissants, pourquoi n'ont-ils pas pu sauver leurs frères de race, ici?» – «Ils nous punissent en nous bombardant, dit une autre femme un peu grise, filandreuse. Vous avez vu ce qu'ils ont fait à Münster, l'autre jour? C'est juste pour nous faire souffrir. Comme si on ne souffrait pas déjà assez avec tous nos hommes au front». – «Moi, ce que j'ai trouvé scandaleux, affirma un homme rubicond, bedonnant, vêtu d'un complet gris à rayures, c'est qu'il ne mentionne même pas Stalingrad. C'est une honte». – «Oh, ne me parlez pas de Stalingrad, dit la fausse blonde. Ma pauvre sœur avait son fils Hans là-bas, dans la 76e division. Elle est comme folle, elle ne sait même pas s'il est vivant ou mort». – «A la radio, dit la femme grisâtre, ils ont dit qu'ils étaient tous morts. Qu'ils se sont battus jusqu'à la dernière cartouche, ils ont dit». – «Et tu crois tout ce qu'ils racontent à la radio, ma pauvre?, lança l'homme au chapeau. Mon cousin, qui est Oberst, lui, dit qu'il y a eu beaucoup de prisonniers. Des milliers. Peut-être même une centaine de milliers». – «Alors Hansi est peut-être prisonnier?» demanda la blonde. – «C'est possible». – «Pourquoi est-ce qu'ils n'écrivent pas, alors? demanda le gros bourgeois. Nos prisonniers en Angleterre ou en Amérique écrivent, eux, ça passe même par la Croix-Rouge». – «C'est vrai, ça», dit la femme au visage de souris. – «Comment voulez-vous qu'ils écrivent s'ils sont tous officiellement morts? Ils écrivent, mais les nôtres ne transmettent pas les lettres». – «Permettez, intervint un autre, mais ça, c'est vrai. Ma belle-sœur, la sœur de ma femme, elle a reçu une lettre du front, c'était juste signé: Un patriote allemand, qui lui disait que son mari, qui est Leutnant dans les panzers, est encore vivant. Les Russes ont lancé des feuillets sur nos lignes, près de Smolensk, avec des listes de noms et d'adresses, imprimés tout petit, et des messages aux familles. Alors les soldats qui les ramassent écrivent des lettres anonymes, ou envoient même le feuillet entier». Un homme à la coupe de cheveux militaire se joignit à la conversation: «De toute façon, même s'il y a des prisonniers, ils ne survivront pas longtemps. Les bolcheviques les enverront en Sibérie et leur feront creuser des canaux jusqu'à ce qu'ils meurent. Il n'en reviendra pas un. Et puis, après ce qu'on leur a fait, ça ne sera que justice». – «Qu'est-ce que vous voulez dire, après ce qu'on leur a fait?» dit vivement le gros. La fausse blonde m'avait remarqué et examinait mon uniforme. L'homme au chapeau parla avant le militaire: «Le Führer a dit qu'on a eu 542 000 morts depuis le début de la guerre. Vous y croyez, à ça? Moi je crois qu'il ment, simplement». La blonde lui décocha un coup de coude et lança les yeux dans ma direction. L'homme suivit son regard, rougit et bredouilla: «Enfin, on ne lui donne peut-être pas tous les chiffres»… Les autres me regardaient aussi et se taisaient. Je gardais un regard neutre, absent. Puis le gros voulut relancer la conversation sur un autre sujet, mais la file s'était mise en branle en direction du guichet. Je pris un billet et allai m'asseoir. Bientôt les lumières s'éteignirent et on projeta les actualités, qui s'ouvraient par le discours du Führer. Le film était granuleux, il tressautait et se voilait par à-coups, on avait dû le développer et tirer les copies à la hâte. Il me semblait toujours voir le grand châle rayé sur la tête et les épaules du Führer, je ne distinguais rien d'autre, à part sa moustache, impossible d'être sûr de quoi que ce soit. Ma pensée fuyait dans tous les sens, comme un banc de poissons devant un plongeur, je remarquai à peine le film principal, une bêtise anglophobe, je songeais toujours à ce que j'avais vu, cela n'avait aucun sens. Que ce fût réel me paraissait impossible, mais je ne pouvais accepter de croire que j'hallucinais. Qu'avait donc fait cette balle à ma tête? M'avait-elle irrémédiablement brouillé le monde, ou m'avait-elle réellement ouvert un troisième œil, celui qui voit à travers l'opacité des choses? Dehors, à la sortie, il faisait nuit, il était l'heure du dîner, mais je ne voulais pas manger. Je rentrai à mon hôtel et m'enfermai dans ma chambre. Durant trois jours je ne sortis pas. On frappa et j'ouvris la porte: un chasseur venait m'annoncer que l'Obersturmbannführer Häuser avait laissé un message. Je lui fis emporter les restes du repas que je m'étais fait livrer la veille, et pris le temps de me doucher et de me peigner avant de descendre à la réception pour rappeler Thomas. Werner Best était à Berlin, m'informait-il, il acceptait de me voir, le soir même au bar de l'hôtel Adlon. «Tu y seras?» Je remontai me faire couler un bain, le plus chaud possible, et m'y plongeai jusqu'à ce que mes poumons me parussent s'écraser. Puis je demandai qu'un coiffeur monte me raser. À l'heure indiquée j'étais à l'Adlon, jouant nerveusement avec le pied d'un verre à Martini, contemplant les Gauleiter, les diplomates, les S S de haut rang, les aristocrates fortunés qui se retrouvaient là ou y logeaient lorsqu'ils étaient de passage à Berlin. Je songeai à Best Comment un homme comme Werner Best réagirait-il si je lui disais que je croyais avoir vu le Führer drapé dans le châle des rabbins? Sans doute m'indiquerait-il l'adresse d'un bon médecin. Mais peut-être aussi m'expliquerait-il froidement pourquoi il fallait qu'il en soit ainsi. Un type curieux. Je l'avais rencontré à l'été 1937, après qu'il m'eut aidé, par l'entremise de Thomas lors de mon arrestation au Tiergarten; il n'y avait jamais fait allusion par la suite. Après mon recrutement, alors que j'étais d'au moins dix ans son cadet, il parut s'intéresser à moi et m'invita plusieurs fois à dîner, généralement en compagnie de Thomas et d'un ou deux autres officiels du SD, une fois avec Ohlendorf, qui but beaucoup de café et parla peu, et parfois aussi seul à seul. C'était un homme extraordinairement précis, froid et objectif, et en même temps voué avec passion à ses idéaux. Alors que je le connaissais à peine, il me semblait évident que Thomas Häuser imitait son style, et je vis plus tard que c'était le cas pour la plupart des jeunes officiers SD, qui l'admiraient certainement plus que Heydrich. Best, à cette époque-là, aimait encore prêcher ce qu'il appelait le réalisme héroïque: «Ce qui compte, affirmait-il en citant Jünger, qu'il lisait avidement, ce n'est pas ce pour quoi on se bat, mais comment on se bat». Pour cet homme, le national-socialisme n'était pas une opinion politique, mais bien plutôt un mode de vie, dur et radical, qui mêlait une capacité d'analyse objective à une aptitude à agir. La plus haute moralité, nous expliquait-il, consiste à surmonter les inhibitions traditionnelles dans la recherche du bien du Volk. En cela, la Kriegsjugendgeneration, la «génération de la jeunesse de guerre», à laquelle il appartenait aussi bien qu'Ohlendorf, Six, Knochen et aussi Heydrich, se distinguait nettement de la génération précédente, la junge Frontgeneration, la «jeunesse du front» qui avait connu la guerre. La plupart des Gauleiter et des chefs du Parti, tels Himmler et Hans Frank et aussi Goebbels et Darré, appartenaient à cette génération, mais Best les jugeait trop idéalistes, trop sentimentaux, naïfs et peu réalistes. Les Kriegsjugend, trop jeunes pour avoir connu la guerre ou même les combats des Freikorps, avaient grandi durant les années troubles de Weimar, et contre ce chaos s'étaient forgé une approche völkisch et radicale des problèmes de la Nation. Ils avaient rejoint le NSDAP non pas parce que son idéologie différait de celle des autres partis völkisch des années 20, mais parce qu'au lieu de s'embourber dans les idées, les querelles d'élites, les débats stériles et sans fin, il s'était concentré sur l'organisation, la propagande de masse et l'activisme, et avait ainsi naturellement émergé pour prendre une position de guide. Le SD incarnait cette approche dure, objective, réaliste. Quant à notre génération – Best, dans ces discussions, voulait dire par là celle de Thomas et la mienne -, elle ne s'était pas encore pleinement définie: elle était arrivée à l'âge d'homme sous le national-socialisme, mais ne s'était pas encore confrontée à ses vrais défis. C'était pour cela que nous devions nous préparer, cultiver une discipline sévère, apprendre à nous battre pour notre Volk et si nécessaire détruire nos adversaires, sans haine et sans animosité, pas comme ces pontes teutoniques qui se croyaient encore vêtus de peaux de bêtes, mais d'une manière systématique, efficiente, raisonnée. Voilà tout à fait l'humeur du S D de cette époque, celle, par exemple, du Prof. Dr. Alfred Six, mon premier chef de département, qui dirigeait en même temps la faculté d'économie étrangère à l'Université: c'était un homme amer, plutôt désagréable, et qui parlait bien plus souvent de politique racialo-biologique que d'économie; mais il préconisait les mêmes méthodes que Best, et il en était ainsi pour tous les jeunes gens recrutés au fil des années par Höhn, les jeunes loups du SD, Schellenberg, Knochen, Behrends, d'Alquen, Ohlendorf bien sûr, mais aussi des hommes moins connus maintenant comme Melhorn, Gurke qui fut tué au feu en 1943, Lemmel, Taubert. C'était une race à part, peu appréciée au sein du Parti, mais lucide, agissante, disciplinée, et après mon entrée au SD je n'avais aspiré à rien d'autre qu'à devenir l'un d'eux. Maintenant, je ne savais plus trop. J'avais l'impression, après mes expériences à l'Est, que les idéalistes du SD s'étaient fait déborder par les policiers, les fonctionnaires de la violence. Je me demandais ce que Best pensait de l'Endlösung. Mais je n'avais aucun intention de le lui demander, ni même d'aborder le sujet, et encore moins celui de mon étrange vision.
Best arriva avec une demi-heure de retard, vêtu d'un extraordinaire uniforme noir à double rangée de boutons dorés et avec d'immenses revers croisés en velours blanc. Après un échange formel de saluts, il me serra vigoureusement la main en s'excusant pour son retard: «J'étais chez le Führer. Je n'ai pas eu le temps de me changer». Tandis que nous nous félicitions pour nos promotions respectives, un maître d'hôtel s'avança, salua Best, et nous mena à une alcôve réservée. Je commandai un second Martini et Best un verre de vin rouge. Puis il me questionna sur ma carrière en Russie: je répondis sans entrer dans les détails; de toute façon, Best savait mieux que quiconque ce qu'était un Einsatzgruppe. «Et maintenant?» Alors je lui exposai mon idée. Il m'écoutait patiemment, en hochant la tête; son haut front bombé, luisant sous les lustres, portait encore la marque rouge de sa casquette qu'il avait posée sur la banquette. «Oui, je me souviens, fit-il enfin. Vous commenciez à vous intéresser au droit international. Pourquoi n'avez-vous rien publié?» – «Je n'en ai jamais vraiment eu la possibilité. Au RSHA, après votre départ, on ne me confiait que des questions de droit constitutionnel et policier, et après, sur le terrain, c'était impossible. En revanche, j'ai acquis une bonne expérience pratique de nos méthodes d'occupation». – «Je ne suis pas sûr que l'Ukraine soit le meilleur exemple». – «Certainement pas, fis-je. Personne au RSHA ne comprend comment on laisse Koch se déchaîner comme ça. C'est une catastrophe». – «C'est un des dysfonctionnements du national-socialisme. Sur ce point-là, Staline est bien plus rigoureux que nous. Mais les hommes comme Koch, je l'espère, n'ont aucun avenir. Vous avez lu le Festgabe que nous avons fait éditer pour le quarantième anniversaire du Reichsführer?» Je secouai la tête: «Malheureusement non». – «Je vous en ferai parvenir un exemplaire. Ma contribution y développait une théorie du Grossraum fondée sur une base völkisch; votre ancien professeur Höhn a écrit un article sur le même sujet, ainsi que Stuckart, du ministère de l'Intérieur. Lemmel, vous vous souvenez de lui, a aussi publié sur ces concepts, mais ailleurs. Il s'agissait à la fois d'achever notre lecture critique de Carl Schmitt et en même temps de mettre en avant la S S comme force motrice pour la construction du Nouvel Ordre européen. Le Reichsführer, entouré d'hommes comme nous, aurait pu en être l'architecte principal. Mais il a laissé filer sa chance». – «Que s'est-il passé, alors?» – «C'est difficile à dire. Je ne sais pas si le Reichsführer était obnubilé par ses plans pour la reconstruction de l'Est allemand, ou s'il a été débordé par des tâches trop nombreuses. Certainement l'implication de la S S dans les processus d'aménagement démographique, à l'Est, a joué un rôle. C'est un peu pour cela que j'ai choisi de quitter le RSHA». Cette dernière assertion, je le savais, manquait de franchise. À l'époque où j'avais achevé ma thèse (elle portait sur la réconciliation du droit étatique positif avec la notion de Volksgemeinschaft) et entrais à plein temps au SD, pour l'aider à rédiger des opinions juridiques, Best commençait déjà à avoir des problèmes, notamment avec Schellenberg. Schellenberg, en privé et aussi par écrit, accusait Best d'être trop bureaucratique, trop coincé, un avocat académique, un coupeur de cheveux en quatre. Cela, d'après la rumeur, était aussi l'opinion de Heydrich; du moins Heydrich avait-il lâché la bride à Schellenberg. Best, de son côté, critiquait la «désofficialisation» de la police: concrètement, il soutenait que tous les employés du SD détachés à la SP, comme Thomas et moi-même, devaient être soumis aux règles et aux procédures ordinaires de l'administration d'État; les chefs de service devaient tous avoir une formation juridique. Mais Heydrich se moquait de ce jardin d'enfants pour contrôleurs et Schellenberg lançait bordée sur bordée. Best, à ce sujet, m'avait un jour fait une remarque frappante: «Vous savez, malgré toute ma haine pour 1793, je me sens parfois proche de Saint-Just, qui disait: Je crains moins l'austérité ou le délire des uns que la souplesse des autres». Tout cela se passait au cours du dernier printemps avant la guerre; j'ai déjà parlé de ce qui s'ensuivit à l'automne, le départ de Best, mes propres soucis: mais je comprenais bien que Best préférait voir le côté positif de ces développements. «En France et maintenant au Danemark, disait-il, j'ai essayé de travailler sur les aspects pratiques de ces théories». – «Et comment cela se passe-t-il?» – «En France, l'idée d'une administration supervisée était bonne. Mais il y avait trop d'interférences de la Wehrmacht, qui poursuivait sa propre politique, et de Berlin, qui gâchait un peu les choses avec ces histoires d'otages. Et puis, bien sûr, le 11 novembre a mis fin à tout ça. C'était à mon avis une erreur grossière. Mais bon! J'ai par contre tout espoir de faire du Danemark un Protektorat modèle». – «On ne dit que du bien de votre travail». – «Oh, j'ai aussi mes critiques! Et puis, vous savez, je ne fais que commencer. Mais au-delà de ces enjeux précis, ce qui compte, c'est de s'atteler à développer une vision globale pour l'après-guerre. Pour le moment, toutes nos mesures sont ad hoc et incohérentes. Et le Führer émet des signaux contradictoires quant à ses intentions. Ainsi, c'est très difficile de faire des promesses concrètes».
– «Je vois tout à fait ce que vous voulez dire». Je lui parlai brièvement de Lippert, des espoirs qu'il avait soulevés lors de notre conversation à Maïkop. «Oui, c'est un bon exemple, fit Best. Mais voyez-vous, d'autres personnes promettent les mêmes choses aux Flamands. Et puis maintenant le Reichsführer, poussé par l'Obergruppenführer Berger, est en train de lancer sa propre politique, avec la création de légions Waffen-SS nationales, ce qui est incompatible ou en tout cas pas coordonné avec la politique de l'Auswärtiges Amt. Tout le problème est là: tant que le Führer n'intervient pas en personne, chacun mène sa politique personnelle. Il n'y a aucune vue d'ensemble et donc aucune politique réellement völkisch. Les vrais nationaux-socialistes sont incapables de faire leur travail, qui est d'orienter et de guider le Volk; à la place, ce sont les Parteigenossen, les hommes du Parti, qui se taillent des fiefs puis les gouvernent comme cela les amuse». – «Vous ne pensez pas que les membres du Parti soient d'authentiques nationaux-socialistes?» Best leva un doigt: «Attention. Ne confondez pas membre du Parti et homme du Parti. Tous les membres du Parti, comme vous et moi, ne sont pas forcément des "PG". Un national-socialiste doit croire à sa vision. Et forcément comme la vision est unique, tous les vrais nationaux-socialistes ne peuvent travailler que dans une seule direction, qui est celle du Volk. Mais croyez-vous que tous ces gens-là» -il fit un geste large en direction de la salle – «soient d'authentiques nationaux-socialistes? Un homme du Parti, c'est quelqu'un qui doit sa carrière au Parti, qui a une position à défendre au sein du Parti, et qui donc défend les intérêts du Parti dans les controverses avec les autres hiérarchies, quels que soient les intérêts réels du Volk. Le Parti, au départ, était conçu comme un mouvement, un agent de mobilisation du Volk; maintenant, c'est devenu une bureaucratie comme les autres. Pendant longtemps, certains d'entre nous espéraient que la S S pourrait prendre la relève. Et il n'est pas encore trop tard. Mais la S S aussi succombe à de dangereuses tentations». Nous bûmes un peu; je voulais revenir au sujet qui me préoccupait. «Que pensez-vous de mon idée? demandai-je enfin. Il me semble qu'avec mon passé, ma connaissance du pays et des divers courants d'idées français, c'est en France que je pourrais être le plus utile».
– «Peut-être avez-vous raison. Le problème, comme vous le savez, c'est qu'à part le terrain strictement policier la S S est un peu hors jeu, en France. Et je ne pense pas que mon nom vous serait très utile chez le Militärbefehlshaber. Avec Abetz je ne peux rien non plus, il est très jaloux de sa boutique. Mais si vous y tenez vraiment, contactez Knochen. Il devrait se souvenir de vous». – «Oui, c'est une idée», dis-je à contrecœur. Ce n'était pas cela que je voulais. Best continuait: «Vous pourrez lui dire que je vous ai recommandé. Et le Danemark? Ça ne vous dirait rien? Je pourrais sans doute vous y trouver un bon poste». J'essayai de ne pas trop montrer ma gêne croissante: «Je vous remercie beaucoup pour cette proposition. Mais j'ai des idées précises concernant la France et je voudrais les creuser si c'est possible». – «Je vous comprends. Mais si vous changez d'avis, recontactez-mol» – «Bien entendu». Il regarda sa montre. «Je dîne avec le ministre et il faut vraiment que je me change. Si je pense à autre chose, pour la France, ou si j'entends parler d'un poste intéressant, je vous le ferai savoir». – «Je vous en serais reconnaissant. Je vous remercie encore d'avoir pris le temps de me voir». Il acheva son verre et répliqua: «C'était un plaisir. Voilà ce qui me manque le plus, depuis que j'ai quitté le RSHA: la possibilité de discuter ouvertement d'idées avec des hommes de convictions. Au Danemark, je dois être tout le temps sur mes gardes. Allez, bonne soirée!» Je le raccompagnai et le quittai dans la rue, devant l'ancienne ambassade de Grande-Bretagne. Je regardai sa voiture filer dans la Wilhelmstrasse puis me dirigeai vers la porte de Brandebourg et le Tiergarten, troublé par ses dernières paroles. Un homme de convictions? Autrefois, sans doute, j'en avais été un, mais maintenant, où se tenait-elle, la clarté de mes convictions? Ces convictions, je pouvais les apercevoir, elles voltigeaient doucement autour de moi: mais si je tentais d'en saisir une, elle me filait entre les doigts, comme une anguille nerveuse et musclée.
Thomas, lui, était certainement un homme de convictions; convictions, visiblement, entièrement compatibles avec la poursuite de ses ambitions et du plaisir. De retour à l'hôtel, je trouvai un mot de lui m'invitant au ballet. Je lui téléphonai pour m'excuser; sans m'en laisser le temps, il me lança: «Alors, comment ça s'est passé?», puis il se mit à m'expliquer pourquoi de son côté il n'arrivait à rien. J'écoutai patiemment et à la première occasion tentai de refuser son invitation. Mais il ne voulut rien entendre: «Tu deviens sauvage. Ça te fera du bien de sortir». L'idée à vrai dire m'ennuyait profondément, mais je finis par céder. Tous les Russes étant bien entendu proscrits, on donnait des divertissements de Mozart, les ballets d'Idomeneo suivis d'une Gavotte et des Petits riens. L'orchestre était dirigé par Karajan, alors jeune étoile montante dont la gloire n'éclipsait pas encore celle de Furtwängler. Je retrouvai Thomas près de l'entrée des artistes: un de ses amis lui avait procuré une loge privée. Tout était superbement organisé. Des ouvreuses empressées prirent nos manteaux et nos casquettes et nous conduisirent à un buffet, où l'on nous servit l'apéritif en compagnie de musiciens et de starlettes des studios de Goebbels aussitôt charmées par la verve et la belle allure de Thomas. Lorsqu'on nous mena à notre loge, située au pied de la scène, au-dessus de l'orchestre, je chuchotai: «Tu n'essayes pas d'en inviter une?» Thomas haussa les épaules: «Tu plaisantes! Pour passer après le bon docteur, il faut au moins être Gruppenführer». Cette taquinerie, je l'avais lancée mécaniquement, sans conviction; je restais renfermé en moi-même, clos, hostile à tout; mais dès que le spectacle commença je fus ravi. Les danseurs se trouvaient juste à quelques mètres de moi, et en les regardant je me sentais pauvre et hâve et misérable, comme si je n'avais pas encore secoué de mon corps le froid et la peur du front. Eux, splendides, et comme pour marquer une infranchissable distance, bondissaient dans leurs costumes brillants, et leurs corps rutilants et somptueux me pétrifiaient et me rendaient fou d'excitation (mais c'était une excitation vaine, sans but, désemparée). L'or, le cristal des lustres, le tulle, la soie, les bijoux opulents, les dents étincelantes des artistes, leurs muscles resplendissants m'accablaient. Au premier entracte, suant sous mon uniforme, je me ruai au bar et bus plusieurs verres, puis je rapportai la bouteille avec moi dans la loge. Thomas me regardait avec amusement et buvait aussi, plus lentement. De l'autre côté du théâtre, assise dans une loge à l'étage, une femme me lorgnait à travers des jumelles de spectacle. Elle se trouvait trop loin, je n'arrivais pas à discerner ses traits et je n'avais pas moi-même de jumelles, mais visiblement elle me fixait, et ce petit jeu en vint à m'énerver prodigieusement; au second entracte, je ne fis aucune tentative pour aller la trouver, je me réfugiai au buffet privé et continuai à boire avec Thomas; mais dès que le ballet reprit, je fus comme un enfant. J'applaudissais, je songeais même à faire envoyer des fleurs à l'une des danseuses, mais je ne savais pas laquelle choisir, et puis je ne connaissais pas leurs noms, et je ne savais pas m'y prendre, et j'avais peur de me tromper. La femme continuait à me lorgner mais je m'en moquais. Je bus encore, je ris. «Tu avais raison, dis-je à Thomas, c'était une bonne idée». Tout m'émerveillait et m'effrayait. Je ne parvenais pas à comprendre la beauté des corps des danseurs, une beauté presque abstraite, asexuée, sans distinction aucune entre les hommes et les femmes: cette beauté me scandalisait presque. Après le ballet, Thomas me conduisit dans une petite rue de Charlottenburg; à mon horreur, en entrant, je vis qu'il s'agissait d'une maison close, mais il était trop tard pour faire marche arrière. Je bus encore et mangeai des sandwiches tandis que Thomas dansait avec les filles dévêtues, qui visiblement le connaissaient bien. Il y avait là d'autres officiers et quelques civils. Un gramophone jouait des disques américains, un jazz frénétique et crispant, que traversait le rire cassant et perdu des putes. La plupart ne portaient que des sous-vêtements de soie colorée, et leurs chairs molles, fades, endormies, que Thomas empoignait à pleine main, me dégoûtaient. Une fille tenta de s'asseoir sur mes genoux, je la repoussai doucement, ma main sur son ventre nu, mais elle insistait, et je l'envoyai promener brutalement, elle s'offusqua. J'étais blême, défait, tout brillait, cliquetait et me faisait mal. Thomas vint me verser un autre verre en riant: «Si elle ne te plaît pas, pas la peine d'en faire un scandale, il y en a d'autres». Il agitait la main, le visage rouge. «Choisis, choisis, c'est moi qui invite». Je n'en avais aucune envie, mais il insistait; finalement, pour qu'il me laisse tranquille, je saisis par le col la bouteille que je buvais et montai avec une des filles, désignée au hasard. Dans sa chambre, c'était plus calme. Elle m'aida à ôter ma tunique; mais lorsqu'elle voulut me déboutonner la chemise, je l'arrêtai et la fis asseoir. «Comment t'appelles-tu?» lui demandai-je. – «Emilie», répondit-elle, utilisant la forme française du nom. – «Raconte-moi une histoire, Emilie». – «Quel genre d'histoire, Herr Offizier?» – «Raconte-moi ton enfance». Ses premières paroles me glacèrent: «J'avais une sœur jumelle. Elle est morte à dix ans. On avait toutes les deux la même maladie, des rhumatismes articulaires aigus, et puis elle est morte d'urémie, l'eau qui montait, montait… Elle est morte étouffée». Elle fouilla dans un tiroir et en tira deux photographies encadrées. La première montrait les deux jumelles, côte à côte, avec de grands yeux et des rubans dans les cheveux, vers l'âge de dix ans; l'autre, la morte dans son cercueil, entourée de tulipes. «À la maison, on a accroché cette photo-là. À partir de ce jour ma mère n'a plus supporté les tulipes, l'odeur des tulipes. Elle disait: J'ai perdu l'ange et gardé le diable. Après ça, quand je me voyais par hasard dans une glace, je croyais voir ma sœur morte. Et si je revenais de l'école en courant, ma mère piquait des crises de nerfs folles, elle croyait voir ma sœur, alors je me forçais à toujours rentrer de l'école calmement» – «Et comment as-tu fini ici?» demandai-je. Mais la fille, prise de fatigue, s'était endormie sur le divan. Je m'accoudai à la table et la regardai, buvant de temps en temps. Elle se réveilla: «Oh, pardon, je me déshabille tout de suite». Je souris et lui répondis: «Ce n'est pas la peine». Je m'assis sur le canapé, pris sa tête sur mes genoux et lui caressai les cheveux. «Allez, dors encore un peu». Un nouveau message m'attendait à l'hôtel Eden: «Frau von ÜxkülL, m'expliqua le portier. Voici le numéro où vous pourrez la rappeler». Je montai et m'assis sur mon divan sans même dégrafer ma tunique, effondré. Pourquoi me contacter comme cela, après toutes ces années? Pourquoi maintenant? J'aurais été incapable de dire si je souhaitais la revoir; mais je savais que si elle le souhaitait, ne pas la revoir me serait aussi impossible que m'arrêter de respirer. Cette nuit-là, je ne dormis pas, ou peu. Les souvenirs affluaient brutalement; à la différence de ceux qui se pressaient en grandes vagues, à Stalingrad, ce n'étaient plus les souvenirs solaires, éclatants, de la force du bonheur, mais des souvenirs déjà teintés de la froide lumière de la pleine lune, blanche et amère. Au printemps, de retour des sports d'hiver, nous avions repris nos jeux dans le grenier, nus, brillant dans la lumière chargée de poussière, parmi les poupées et les piles de malles et les portemanteaux surchargés de vieux vêtements derrière lesquels nous nous nichions. Après l'hiver, j'étais pâle, et encore sans un poil; quant à elle, l'ombre d'une touffe apparaissait entre ses jambes, et des seins minuscules commençaient à déformer sa poitrine que j'aimais si plate et lisse. Mais il n'y avait aucun moyen de revenir en arrière. Il faisait encore froid, nos peaux étaient tendues et hérissées. Elle monta sur moi mais déjà un filet de sang lui coulait le long de l'intérieur des cuisses. Elle pleurait: «Ça commence, la déchéance commence». Je la pris dans mes bras maigres et pleurai avec elle. Nous n'avions pas treize ans. Ce n'était pas juste, je voulais être comme elle; pourquoi ne pouvais-je pas saigner aussi, partager cela avec elle? Pourquoi ne pouvions-nous pas être pareils? Je n'avais pas encore d'éjaculations, nos jeux continuaient; mais peut-être maintenant nous observions-nous l'un l'autre, nous observions-nous nous-mêmes un peu plus, et cela introduisait une distance déjà, sans doute infime, mais qui nous obligeait peut-être à parfois forcer les choses. Puis ce fut l'inévitable: un jour, la crème blanchâtre sur ma main, mes cuisses. Je le dis à Una et lui montrai. Cela la fascinait, mais elle prit peur, on lui avait expliqué les lois de la mécanique. Et pour la première fois le grenier nous semblait morne, poussiéreux, encombré de toiles d'araignées. Je voulais lui embrasser le sein, rond maintenant, mais cela ne l'intéressait pas, et elle se mit à genoux, me présentant ses étroites fesses d'adolescente. Elle avait apporté de la cold-cream prise dans la salle de bains de notre mère: «Tiens, expliqua-t-elle. Là, il ne peut rien arriver». Plus encore que de la sensation, je me souviens de l'odeur acre et entêtante de la crème. Nous étions entre l'Âge d'Or et la Chute.
Lorsque je l'appelai, à la fin de la matinée, sa voix était parfaitement calme. «Nous sommes au Kaiserhof». – «Tu es libre?» – «Oui. On peut se voir?» – «Je passe te prendre». Elle m'attendait dans le hall d'entrée et se leva en me voyant. J'ôtai ma casquette et elle m'embrassa délicatement sur la joue. Puis elle fit un pas en arrière et me contempla. Elle tendit un doigt et tapota du bout de l'ongle un des boutons à croix gammée de ma tunique: «Ça te va plutôt bien, cet uniforme». Je la regardai sans rien dire: elle n'avait pas changé, un peu mûri sans doute, mais elle était toujours aussi belle. «Que fais-tu ic i?» demandai-je. – «Berndt avait des affaires à régler avec son notaire. Je me suis dis que tu étais peut-être à Berlin, et j'ai eu envie de te voir». – «Comment m'as-tu trouvé?» – «Un ami de Berndt à l'OKW a téléphoné Prinz-Albrechtstrasse et ils lui ont dit où tu logeais. Qu'est-ce que tu veux faire?» -
«Tu as du temps?» – «La journée entière». – «Allons à Potsdam, alors. On mangera et on ira se promener dans le parc».
C'était une des toutes premières belles journées de l'année. L'air tiédissait, les arbres bourgeonnaient sous un soleil encore pâle. Dans le train nous échangeâmes peu de mots; elle semblait distante, et pour tout dire j'étais terrifié. Le visage tourné vers la vitre, elle regardait passer les arbres encore nus de la forêt de Grunewald; et moi, je regardais ce visage. Sous ses lourds cheveux de jais, il paraissait presque translucide, de longues veines bleues se dessinaient clairement sous la peau laiteuse. L'une d'elles partait de la tempe, touchait le coin de l'œil, puis allait en une longue courbe traverser la joue comme une balafre. Je m'imaginais le sang puisant lentement sous cette surface aussi épaisse et profonde que les huiles opalescentes d'un maître flamand. À la base du cou, un autre réseau de veines prenait naissance, se déployait par-dessus la délicate clavicule, et partait sous son tricot, je le savais, comme deux grandes mains ouvertes irriguer ses seins. Quant à ses yeux, je les voyais reflétés dans la vitre, sur le fond brun des troncs serrés, sans couleur, lointains, absents. À Potsdam, je connaissais un petit restaurant près de la Garnisonskirche. Les cloches du carillon sonnaient leur petit air mélancolique, sur une mélodie de Mozart. Le restaurant était ouvert: «Les idées fixes de Goebbels n'ont pas cours à Potsdam», commentai-je; mais même à Berlin la plupart des restaurants rouvraient déjà. Je commandai du vin et demandai à ma sœur des nouvelles de la santé de son mari. «Ça va», répondit-elle laconiquement. Ils n'étaient à Berlin que pour quelques jours; après cela, ils iraient dans un sanatorium en Suisse, où von Üxküll devait faire une cure. Hésitant, je voulus la faire parler de sa vie en Poméranie.
«Je n'ai pas à me plaindre, affirma-t-elle en me regardant de ses grands yeux clairs. Les fermiers de Berndt nous apportent de quoi manger, nous avons tout ce qu'il nous faut. On arrive même à avoir du poisson. Je lis beaucoup, je me promène. La guerre me semble très loin». – «Elle se rapproche», dis-je durement. – «Tu ne crois quand même pas qu'ils vont arriver jusqu'en Allemagne?» Je haussai les épaules: «Tout est possible.» Nos paroles restaient froides, empruntées, je le voyais, mais je ne savais comment rompre cette froideur à laquelle elle paraissait indifférente. Nous bûmes et mangeâmes un peu. Enfin, plus doucement, elle hasarda: «J'ai entendu dire que tu as été blessé. Par des amis militaires de Berndt. Nous vivons une vie assez retirée, mais il garde des contacts. Je n'ai pas eu de détails et je me suis inquiétée. Mais à te voir, cela ne devait pas être trop sérieux». Alors, posément, je lui racontai ce qui s'était passé et lui montrai le trou. Elle lâcha ses couverts et blêmit; elle leva la main, puis la reposa. «Excuse-moi. Je ne savais pas». Je tendis les doigts et touchai le dos de sa main; elle la retira lentement. Je ne disais rien. De toute façon je ne savais pas quoi dire: tout ce que j'aurais voulu dire, tout ce qu'il aurait fallu que je dise, je ne pouvais pas le dire. Il n'y avait pas de café; nous achevâmes notre repas et je payai. Les rues de Potsdam étaient tranquilles: des militaires, des femmes avec des landaus, peu de véhicules. Nous nous dirigeâmes vers le parc, sans parler. Le Marlygarten, par où on entrait, prolongeait en l'épaississant encore le calme des rues; de loin en loin, on apercevait un couple ou quelques blessés convalescents, avec des béquilles, des chaises roulantes. «C'est terrible, murmura Una. Quel gâchis». – «C'est nécessaire», dis-je. Elle ne répliqua pas: nous parlions toujours l'un à côté de l'autre. Des écureuils peu farouches filaient sur l'herbe; à notre droite, l'un d'eux courait prendre des morceaux de pain dans la main d'une petite fille, reculait, revenait grignoter, et la fillette partait d'un rire joyeux. Sur les pièces d'eau, des colverts et d'autres canards nageaient ou venaient se poser: juste avant l'impact, ils battaient rapidement des ailes, inclinées à la verticale, pour freiner, et braquaient leurs pattes palmées vers l'eau; dès qu'ils touchaient la surface, ils repliaient leurs pattes et finissaient sur leur ventre bombé, dans un petit jet d'eau. Le soleil brillait à travers les pins et les branches nues des chênes; aux carrefours des allées se dressaient sur des piédestaux de petits angelots ou des nymphes en pierre grise, superflus et dérisoires. Au Mohrenrondell, un cercle de bustes adossés à des buissons taillés sous des terrasses étagées de vignes et de serres, Una tira à elle sa jupe et s'assit sur un banc, lestement comme une adolescente. J'allumai une cigarette, elle me l'emprunta et en tira quelques bouffées avant de me la rendre. «Parle-moi de la Russie». Je lui expliquai, en phrases courtes et sèches, en quoi consistait le travail de sécurité sur les arrières du front. Elle écouta sans rien dire. À la fin elle demanda: «Et toi, tu as tué des gens?»
– «Une fois, j'ai dû administrer des coups de grâce. La plupart du temps je m'occupais de renseignement, j'écrivais des rapports». – «Et quand tu tirais sur ces gens, qu'est-ce que tu ressentais?» Je répondis sans hésiter: «La même chose qu'en regardant d'autres tirer. Dès le moment où il faut le faire, peu importe qui le fait. Et puis, je considère que regarder engage autant ma responsabilité que faire». – «Mais est-ce qu'il faut le faire?» -»Si on veut gagner cette guerre, oui, sans doute». Elle considéra cela puis dit: «Je suis heureuse de ne pas être un homme». – «Et moi, j'ai souvent souhaité avoir ta chance». Elle tendit le bras et me passa la main sur la joue, pensive: je crus que le bonheur m'étoufferait, que je me blottirais dans ses bras, comme un enfant. Mais elle se leva et je la suivis. Elle gravissait posément les terrasses en direction du petit château jaune. «Tu as eu des nouvelles de maman?» demanda-t-elle par-dessus son épaule. -«Aucune. On ne s'écrit plus depuis des années. Qu'est-ce qu'elle devient?»
– «Elle est toujours à Antibes, avec Moreau. Il faisait des affaires avec l'armée allemande. Maintenant, ils sont sous contrôle italien: il paraît qu'ils se comportent très bien, mais Moreau est furieux parce qu'il est convaincu que Mussolini veut annexer la Côte d'Azur». Nous étions arrivés à la dernière terrasse, une étendue de gravier donnant jusqu'à la façade du château. De là, on dominait le parc, les toits et les clochers de Potsdam se profilaient derrière les arbres. «Papa aimait beaucoup cet endroit», dit tranquillement Una. Le sang me monta au visage et je lui saisis le bras: «Comment sais-tu cela?» Elle haussa les épaules: «Je le sais, c'est tout.» – «Tu n'as jamais»… Elle me regarda avec tristesse: «Max, il est mort. Tu dois te mettre ça dans la tête». – «Toi aussi, tu dis ça», crachai-je haineusement. Mais elle resta calme: «Oui, moi aussi je dis ça». Et elle récita ces vers en anglais: «Füll fathom five thy father lies; Of his bones are coral made; Those are pearls that were his eyes. Nothing of him that doth fade, But doth suffer a sea-change Into something rieh and stränge».
Dégoûté, je me détournai et m'éloignai. Elle me rattrapa et me prit le bras. «Viens. On va visiter le château». Le gravier crissant sous nos pas, nous contournâmes le bâtiment et passâmes sous la rotonde. À l'intérieur, je contemplai d'un œil distrait les dorures, les petits meubles précieux, les tableaux voluptueux du XVIIIe siècle; ma pensée fut seulement remuée dans la salle de musique, lorsque je regardai le piano-forte et me demandai si c'était celui même sur lequel le vieux Bach avait improvisé pour le roi la future Offrande musicale, le jour où il était venu là: n'était le garde, j'aurais tendu la main et frappé ces touches, qui avaient peut-être senti les doigts de Bach. Le fameux tableau de von Menzel, qui représente Frédéric II, éclairé par des cathédrales de bougies, jouant, tout comme le jour où il avait reçu Bach, de sa flûte traversière, avait été décroché, sans doute par peur des bombardements. Un peu plus loin, la visite passait par la chambre d'hôte dite chambre de Voltaire, avec un lit minuscule, où le grand homme aurait, dit-on, dormi durant les années où il enseignait à Frédéric les Lumières et la haine des Juifs; en vérité il logeait, paraît-il, au château de la ville de Potsdam. Una étudiait avec amusement les décorations frivoles: «Pour un roi qui ne pouvait même plus enlever ses bottes, encore moins sa culotte, il appréciait les femmes nues. Le palais entier semble érotisé». – «C'est pour se rappeler ce qu'il avait oublié». À la sortie, elle désigna la colline où se découpaient des ruines artificielles dues à la lubie de ce prince un peu fantasque: «Tu veux monter là-haut?» – «Non. Allons plutôt vers l'orangerie». Nous déambulions paresseusement, sans trop regarder ce qui nous entourait. Nous nous assîmes un moment sur la terrasse de l'orangerie, puis descendîmes les marches qui encadrent les grands bassins et les parterres en une ordonnance régulière, classique, parfaitement symétrique. Après recommençait le parc et nous continuâmes au hasard, par une des longues allées «Est-ce que tu es heureux?» me demanda-t-elle. – «Heureux? Moi? Non. Mais j'ai connu le bonheur. Maintenant, ce qu'il y a, j'en suis satisfait, je ne me plains pas. Pourquoi me demandes-tu cela?» – «Comme ça. Sans raison». Un peu plus loin, elle reprit: «Tu peux me dire pourquoi on ne s'est pas parlé depuis plus de huit ans?» – «Tu t'es mariée», ripostai-je en retenant une bouffée de rage, – «Oui, mais ça, c'était plus tard. Et puis, ce n'est pas une raison». – «Pour moi c'en est une. Pourquoi l'as-tu épousé?» Elle s'arrêta et me regarda attentivement: «Je n'ai pas de comptes à te rendre. Mais si tu veux savoir, je l'aime». Je la regardai à mon tour «Tu as changé». – «Tout le monde change. Toi aussi tu as changé». Nous reprîmes notre marche. «Et toi, tu n'as aimé personne?» demanda-t-elle- – «Non. Je tiens mes promesses, moi». -
«Je ne t'en ai jamais fait». – «C'est vrai», reconnus-je. – «De toute manière, continua-t-elle, l'attachement obstiné à des promesses anciennes n'est pas une vertu. Le monde change, il faut savoir changer avec. Toi, tu restes prisonnier du passé». – «Je préfère parler de loyauté, de fidélité». -»Le passé est fini, Max». – «Le passé n'est jamais fini». Nous étions arrivés au pavillon chinois. Un mandarin, sous son parasol, trônait au sommet de la coupole, bordée d'un auvent bleu et or soutenu par des colonnes dorées en forme de palmier. Je jetai un coup d'œil à l'intérieur: une salle ronde, des peintures orientales. Dehors, au pied de chaque palmier, siégeaient des figures exotiques, elles aussi dorées. «Une vrai folie, commentai-je. Voilà à quoi rêvaient les grands, autrefois. C'est un peu ridicule,» – «Pas plus que les délires des puissants d'aujourd'hui, répondit-elle calmement Moi, j'aime beaucoup ce siècle. C'est le seul dont on peut au moins dire que ce ne fut pas un siècle de foi». – «De Watteau à Robespierre», rétorquai-je ironiquement. Elle fit une moue: «Robespierre, c'est déjà le XIXe. C'est presque un romantique allemand. Tu aimes toujours autant cette musique française, Rameau, Forqueray, Couperin?» Je sentis mon visage s'assombrir: sa question m'avait brutalement rappelé Yakov, le petit pianiste juif de Jitomir. «Oui, répondis-je enfin. Mais je n'ai pas eu l'occasion de les écouter depuis un bon moment». – «Berndt en joue de temps en temps. Surtout Rameau. Il dit que ce n'est pas mal, qu'il y a des choses qui valent presque Bach, au clavier». – «C'est ce que je pense aussi». J'avais eu presque la même conversation avec Yakov. Je ne dis plus rien. Nous nous trouvions à la limite du parc; nous fîmes demi-tour puis, d'un commun accord, obliquâmes vers la Friedenskirche et la sortie. «Et toi? demandai-je. Tu es heureuse, dans ton trou poméranien?» – «Oui. Je suis heureuse». – «Tu ne t'ennuies pas? Tu dois te sentir un peu seule, parfois». Elle me regarda de nouveau, longuement, avant de répondre: «Je n'ai besoin de rien». Cette parole me glaça. Nous prîmes un omnibus jusqu'à la gare. En attendant le train, j'achetai le Völkische Beobachter; Una rit en me voyant revenir. «Pourquoi ris-tu?» – «Je pensais à une blague de Berndt. Le VB, il l'appelle le Verblödungsblatt, la Feuille d'abrutissement». Je me rembrunis: «Il devrait faire attention à ce qu'il dit». – «Ne t'inquiète pas. Il n'est pas idiot, et ses amis sont des hommes intelligents». – «Je ne m'inquiétais pas. Je te mettais en garde, c'est tout». Je regardai la première page: les Anglais avaient encore bombardé Cologne, faisant de nombreuses victimes civiles. Je lui montrai l'article: «Ces Luftmörder n'ont vraiment aucune honte, fis-je. Ils disent qu'ils défendent la liberté et ils tuent des femmes et des enfants». – «Nous aussi, nous tuons des femmes et des enfants», répliqua-t-elle avec douceur. Ses paroles me firent honte, mais immédiatement ma honte se mua en colère: «Nous tuons nos ennemis, pour défendre notre pays». -
«Eux aussi, ils défendent leur pays». – «Ils tuent des civils innocents!» Je devenais rouge, mais elle restait calme. «Les gens que vous exécutiez, vous ne les avez pas tous pris les armes à la main. Vous aussi, vous avez tué des enfants». La rage m'étouffait, je ne savais pas lui expliquer; la différence me semblait évidente, mais elle, elle faisait l'obstinée, elle prétendait ne pas la voir. «Tu me traites d'assassin!» m'écriai-je. Elle me prit la main: «Mais non. Calme-toi». Je me calmai et sortis fumer; puis nous montâmes dans le train. Comme à l'aller, elle regardait passer le Grunewald, et en la regardant je basculai, avec lenteur d'abord, puis vertigineusement, dans le souvenir de notre dernière rencontre. C'était en 1934, juste après notre vingt et unième anniversaire. J'avais enfin pris ma liberté, j'avais annoncé à ma mère que je quittais la France; en route pour l'Allemagne, je fis un détour par Zurich; je louai une chambre dans un petit hôtel et allai trouver Una, qui suivait des études dans cette ville. Elle se montra étonnée de me voir: pourtant, elle était déjà au courant de la scène de Paris, avec Moreau et notre mère, et de ma décision. Je l'emmenai dîner dans un restaurant assez modeste mais tranquille. Elle était contente à Zurich, m'expliqua-t-elle, elle avait des amis, Jung était un homme magnifique. Ces dernières paroles me hérissèrent, ce devait être quelque chose dans le ton, mais je me tus. «Et toi?» me demanda-t-elle. Je lui révélai alors mes espérances, mon inscription à Kiel, mon adhésion au NSDAP aussi (qui datait déjà de mon second voyage en Allemagne, en 1932). Elle m'écoutait en buvant du vin; je buvais aussi, mais plus lentement. «Je ne suis pas certaine de partager ton enthousiasme pour ce Hitler, commenta-t-elle. Il me semble névrosé, bourrelé de complexes non résolus, de frustrations et de ressentiments dangereux». – «Comment peux-tu dire cela!» Je me lançai dans une longue tirade. Mais elle se renfrognait, se refermait sur elle-même. Je m'arrêtai tandis qu'elle se resservait un verre et lui pris la main sur la nappe à carreaux. «Una. C'est ce que je veux faire, c'est ce que je dois faire. Notre père était allemand. Mon avenir est en Allemagne, pas avec la bourgeoisie corrompue de France». – «Tu as peut-être raison. Mais j'ai peur que tu perdes ton âme avec ces hommes». Je rougis de colère et frappai la table. «Una!» C'était la première fois que je haussais le ton avec elle. Sous le choc, son verre se renversa, roula, et s'écrasa à ses pieds, éclatant dans une flaque de vin rouge. Un garçon se précipita avec un balai et Una, qui jusque-là gardait les yeux baissés, les leva sur moi. Son regard était clair, presque transparent. «Tu sais, dis-je, j'ai enfin lu Proust. Tu te souviens de ce passage?» Je récitai, la gorge serrée: «Ce verre sera, comme dans le Temple, le symbole de notre union indestructible». Elle agita la main. «Non, non. Max, tu ne comprends rien, tu n'as jamais rien compris». Elle était rouge, elle devait avoir beaucoup bu. «Tu as toujours pris les choses trop au sérieux. C'était des jeux, des jeux d'enfants. Nous étions des enfants». Mes yeux, ma gorge se gonflaient. Je fis un effort pour maîtriser ma voix. «Tu te trompes, Una. C'est toi qui n'as rien compris». Elle but encore. «Il faut grandir, Max». Cela faisait alors sept ans que nous étions séparés. «Jamais, articulai-je, jamais». Et cette promesse, je l'ai tenue, même si elle ne m'en a pas su gré.
Dans le train de Potsdam, je la regardais, dominé par le sentiment de la perte, comme si j'avais coulé et n'étais jamais remonté. Et elle, à quoi songeait-elle? Son visage n'avait pas changé depuis cette nuit à Zurich, il s'était simplement un peu rempli; mais il me restait fermé, inaccessible; derrière, il y avait une autre vie. Nous passions entre les élégantes demeures de Charlottenburg; puis ce furent le Zoo et le Tiergarten. «Tu sais, dis-je, depuis mon arrivée à Berlin je ne suis pas encore allé au Zoo». – «Pourtant, tu aimais bien les zoos». – «Oui. Il faudrait que j'aille m'y promener». Nous descendîmes à la Lehrter Hauptbahnhof et je pris un taxi pour la raccompagner jusqu'à la Wilhelmplatz. «Veux-tu dîner avec moi?» lui demandai-je devant l'entrée du Kaiserhof. – «Volontiers, répondit-elle, mais maintenant je dois aller voir Berndt». Nous convînmes de nous retrouver deux heures plus tard et je rentrai à mon hôtel me baigner et me changer. Je me sentais épuisé. Ses paroles se confondaient avec mes souvenirs, mes souvenirs avec mes rêves, et mes rêves avec mes pensées les plus folles. Je me remémorai sa cruelle citation de Shakespeare: avait-elle donc, elle aussi, rejoint le camp de notre mère? C'était sans doute l'influence de son mari, le baron balte. Je me dis avec rage: Elle aurait dû rester vierge, comme moi. L'inconséquence de cette pensée me fit éclater de rire, un long rire sauvage; en même temps, je voulais pleurer. À l'heure dite, je me retrouvai au Kaiserhof. Una me rejoignit dans le hall, parmi de confortables fauteuils carrés et les petits palmiers en pots; elle portait les mêmes vêtements que l'après-midi. «Berndt se repose», me dit-elle. Elle aussi se sentait fatiguée et nous décidâmes de rester manger à l'hôtel. Depuis que les restaurants rouvraient, une nouvelle directive de Goebbels enjoignait de proposer aux clients des Feldküchengerichte, de la cuisine de campagne, en solidarité avec les troupes au front; le regard du maître d'hôtel, lorsqu'il nous expliqua cela, restait accroché à mes médailles, et mon expression le fit bafouiller; le rire joyeux d'Una coupa court à son embarras: «Je crois que mon frère en a déjà suffisamment mangé». – «Oui, bien sûr, s'empressa-t-il de dire. Nous avons aussi de la venaison de la Forêt-Noire. Avec une sauce aux prunes. C'est excellent» – «Très bien, fis-je. Et du vin français». – «Du bourgogne, avec la venaison?» Pendant le repas nous discutâmes de choses et d'autres, tournant autour de ce qui nous concernait le plus. Je lui parlai de nouveau de la Russie, non pas des horreurs, mais de mes expériences plus humaines: la mort de Hanika, et de Voss surtout: «Tu l'aimais bien». -
«Oui. C'était un chic type». Elle me parlait, elle, des matrones qui l'agaçaient depuis son arrivée à Berlin. Avec son mari, elle s'était rendue à une réception et dans quelques dîners mondains; là, des femmes de hauts dignitaires du Parti décriaient les déserteurs sur le front de la reproduction, les femmes sans enfants coupables de trahison contre la nature pour leur grève du ventre. Elle rit: «Bien sûr, personne n'a eu le culot de m'attaquer directement, tout le monde peut voir dans quel état est Berndt. Heureusement d'ailleurs car je les aurais giflées. Mais elles mouraient de curiosité, elles venaient rôder autour de moi sans oser me demander franchement s'il peut fonctionner». Elle rit encore et but un peu de vin. Je restais silencieux; moi aussi, je m'étais posé la même question. «Il y en a même une, imagine-toi la scène, une grosse épouse de Gauleiter dégoulinant de diamants, avec une permanente un peu bleue, qui a eu le front de me suggérer – si un jour cela s'avérait nécessaire – d'aller trouver un beau S S pour me faire féconder. Un homme, comment est-ce qu'elle a dit?, décent, dolichocéphale, porteur d'une volonté völkisch, physiquement et psychiquement sain. Elle m'a expliqué qu'il y avait un bureau S S qui se chargeait comme cela d'assistance eugénique et que je pouvais m'y adresser. C'est vrai, ça?» – «On le dit. C'est un projet du Reichsführer qui s'appelle Lebensborn. Mais je ne sais pas comment ça fonctionne». – «Ils sont vraiment devenus malades. Tu es sûr que ce n'est pas juste un bordel pour S S et femmes du monde?» – «Non, non, c'est autre chose». Elle secoua la tête. «Bref, tu vas adorer la chute: Vous n'allez pas recevoir votre enfant du Saint-Esprit, elle m'a dit. J'ai dû me retenir de lui répondre qu'en tout cas je ne connaissais aucun S S assez patriotique pour l'engrosser, elle». Elle rit de nouveau et continua à boire. Elle avait à peine touché son plat mais avait déjà bu à elle seule presque une bouteille de vin; toutefois son regard restait clair, elle n'était pas saoule. Au dessert, le maître d'hôtel nous proposa du pamplemousse: je n'en avais pas goûté depuis le début de la guerre. «Ils viennent d'Espagne», précisa-t-il. Una n'en voulait pas; elle me regarda préparer le mien et le déguster; je lui en fis goûter quelques morceaux, légèrement sucrés. Puis je la raccompagnai dans le hall d'entrée. Je la regardai avec dans la bouche toujours le goût suave du pamplemousse: «Tu partages sa chambre?» – «Non, répondit-elle, ce serait trop compliqué». Elle hésita, puis me toucha le dos de la main de ses ongles ovales: «Si tu veux, monte prendre un verre. Mais ne fais pas l'idiot. Après, tu dois partir». Dans la chambre, je posai ma casquette sur un meuble et m'assis dans un fauteuil. Una se déchaussa et, traversant la moquette en bas de soie, me versa du cognac; puis elle s'installa sur le lit, les pieds croisés, et alluma une cigarette. «Je ne savais pas que tu fumais». – «De temps en temps, répondit-elle. Lorsque je bois.» Je la trouvais plus belle que tout au monde. Je lui parlai de mon projet de poste en France, et des difficultés que je rencontrais à l'obtenir. «Tu devrais demander à Berndt, dit-elle. Il a beaucoup d'amis haut placés dans la Wehrmacht, ses camarades de l'autre guerre. Peut-être qu'il pourra quelque chose pour toi». Ces paroles achevèrent de déchaîner ma colère rentrée: «Berndt! Tu ne parles que de lui». – «Calme-toi, Max. C'est mon mari». Je me levai et me mis à arpenter la chambre. «Je m'en fous! C'est un intrus, il n'a rien à faire entre nous». – «Max». Elle continuait à parler doucement, ses yeux restaient sereins. «Il n'est pas entre nous. Le nous dont tu parles, ça n'existe pas, ça n'existe plus, ça s'est défait. Berndt, c'est ma vie de tous les jours, tu dois le comprendre». Ma rage était à ce point mêlée à mon désir que je ne savais plus où commençait l'un et où finissait l'autre. Je m'approchai et lui pris les deux bras: «Embrasse-moi». Elle secoua la tête; pour la première fois, je lui vis un regard dur. «Tu ne vas pas recommencer». Je me sentais mal, j'étouffais; effondré, je tombai à côté du lit, ma tête posée contre ses genoux comme sur un billot. «À Zurich, tu m'as embrassé», sanglotais-je. – «À Zurich j'étais ivre». Elle se déplaça et posa la main sur la couverture. «Viens. Couche-toi auprès de moi». Toujours botté, je montai sur le lit et me couchai en boule contre ses jambes. Je croyais sentir son odeur à travers les bas. Elle me caressa les cheveux. «Mon pauvre petit frère», murmura-t-elle. Riant à travers mes larmes, je parvins à dire: «Tu m'appelles comme ça parce que tu es née un quart d'heure avant moi, parce que c'est à ton poignet qu'on a attaché le fil rouge». – «Oui, mais il y a une autre différence: maintenant, je suis une femme, et toi, tu restes un petit garçon.» À Zurich, les choses s'étaient passées autrement. Elle avait beaucoup bu, moi aussi j'avais bu. Après le repas nous étions sortis. Dehors, il faisait froid et elle frissonna; elle titubait un peu, je la pris sous le bras et elle s'accrocha à moi. «Viens avec moi, lui avais-je dis. À mon hôtel» Elle protesta d'une voix un peu épaisse: «Ne sois pas bête, Max. Nous ne sommes plus des enfants». – «Viens, insistai-je. Pour parler un peu». Mais nous étions en Suisse et même dans ce genre d'hôtel les concierges faisaient des difficultés: «Je suis désolé, mein Herr. Seuls les hôtes de l'établissement sont admis dans les chambres. Vous pouvez aller au bar, si vous le souhaitez». Una se tourna dans la direction qu'il indiquait mais je la retins. «Non. Je ne veux pas voir des gens. Allons chez toi». Elle ne résista pas et me mena à sa chambre d'étudiante, petite, encombrée de livres, glaciale. «Pourquoi tu ne chauffes pas plus?» demandai-je en raclant l'intérieur du fourneau pour préparer un feu. Elle haussa les épaules et me montra une bouteille de vin blanc, du fendant de Genève. «C'est tout ce que j'ai. Ça te va?» – «Tout me va». J'ouvris la bouteille et remplis à ras bord deux gobelets qu'elle tenait en riant Elle but, puis s'assit sur le lit. Je me sentais tendu, crispé; j'allai à la table et détaillai la tranche des livres empilés. La plupart des noms m'étaient inconnus. J'en pris un au hasard, Una le vit et rit encore, un rire aigu, qui me fit grincer les nerfs. «Ah, Rank! Rank, c'est bien». – «C'est qui?» – «Un ancien disciple de Freud, un ami de Ferenezi, Il a écrit un beau livre sur l'inceste». Je me tournai vers elle et la fixai. Elle cessa de rire. «Pourquoi prononces-tu ce mot?» dis-je enfin. Elle haussa les épaules et tendit son verre. «Arrête avec tes bêtises, dit-elle. Ressers-moi plutôt du vin». Je posai le livre et pris la bouteille: «Ce ne sont pas des bêtises». Elle haussa de nouveau les épaules. Je versai du vin dans son verre et elle but Je m'approchai d'elle, la main tendue pour lui toucher les cheveux, ses beaux cheveux noirs et épais. «Una»… Elle écarta ma main. «Arrête, Max». Elle oscillait légèrement et je passai ma main sous ses cheveux, lui caressai la joue, le cou. Elle se raidit mais ne repoussa pas ma main, elle but encore. «Qu'est-ce que tu veux, Max?» – «Je veux que tout soit comme avant», fis-je doucement, le cœur battant. – «C'est impossible». Elle claquait un peu des dents et but à nouveau. «Déjà avant ce n'était pas comme avant. Avant, ça n'a jamais existé». Elle divaguait, ses yeux se fermaient. «Sers-moi du vin». – «Non». Je lui pris le verre et me penchai pour lui embrasser les lèvres. Elle me repoussa durement mais le geste lui fit perdre l'équilibre et elle bascula en arrière sur le lit. Je posai son verre et me rapprochai d'elle. Elle ne bougeait plus, ses jambes gainées de bas pendaient hors du lit, sa jupe avait remonté au-dessus de ses genoux. Le sang battait dans mes tempes, j'étais bouleversé, à ce moment-là je l'aimais plus que jamais, plus même que je ne l'avais aimée dans le ventre de notre mère, et elle, elle devait m'aimer aussi, ainsi et pour toujours. Je me penchai sur elle, elle ne résista pas. J'avais dû m'endormir; lorsque je me réveillai, la chambre était sombre. Je ne savais plus où j'étais, Zurich ou Berlin Aucune lumière ne filtrait par les rideaux noirs de la défense passive. Je distinguais vaguement une forme à côté de moi: Una s'était glissée sous les draps et dormait. Je passai un long moment à écouter sa respiration douce et égale. Puis, avec une lenteur infinie, j'écartai une mèche de son oreille et me penchai sur son visage. Je restai là sans la toucher, à humer sa peau et son souffle encore teinté d'une odeur de cigarette. Enfin je me levai et, marchant à petits pas sur le tapis, je sortis. Dans la rue je me rendis compte que j'avais oublié ma casquette, mais je ne remontai pas, je demandai au portier de me faire venir un taxi. Dans ma chambre, à l'hôtel, les souvenirs continuaient d'affluer, de nourrir mon insomnie, mais c'étaient maintenant des souvenirs brutaux, troubles, hideux. Adultes, nous visitions une espèce de musée des Tortures; il y avait là toutes sortes de fouets, de pinces, une «vierge de Nuremberg», et une guillotine, dans la salle du fond. À la vue de cet instrument ma sœur s'empourpra:
«Je veux me coucher là». La salle était vide; j'allai voir le gardien et lui glissai un billet: «Voilà pour nous laisser seuls vingt minutes». – «Bien, monsieur», acquiesça-t-il avec un léger sourire. Je fermai la porte et l'entendis tourner la clef. Una s'était allongée sur la bascule; j'ouvris la lunette, lui fis passer la tête, et la refermai sur son long cou, après avoir soigneusement levé ses lourds cheveux. Elle haletait. Je lui liai les mains dans le dos avec ma ceinture, puis lui remontai la jupe. Je ne pris même pas la peine de baisser sa culotte, je repoussai la dentelle de côté et lui écartai les fesses à pleines mains: dans la raie, niché dans les poils, son anus se contractait doucement. Je crachai dessus. «Non», protestait-elle. Je sortis ma verge, m'allongeai sur elle et m'enfonçai. Elle eut un long hurlement étouffé. Je l'écrasais de tout mon poids; à cause de la position incommode – le pantalon entravait mes jambes -je ne pouvais bouger que par à-coups. Penché par-dessus la lunette, mon propre cou sous la lame, je lui murmurais: «Je vais tirer la manette, je vais lâcher le couperet». Elle me suppliait: «Je t'en prie, baise ma chatte». – «Non». Je jouis d'un coup, une secousse qui me vida la tête comme une cuiller qui racle l'intérieur d'un œuf à la coque. Mais ce souvenir est douteux, depuis notre enfance nous ne nous étions vus qu'une seule fois, à Zurich justement, et à Zurich il n'y avait pas eu de guillotine, je ne sais pas, c'est sans doute un rêve, un vieux rêve peut-être dont, dans ma confusion, seul dans ma chambre obscure à l'hôtel Eden, je me suis souvenu, ou même un rêve rêvé cette nuit-là, pendant un bref moment de sommeil, presque inaperçu. J'étais fâché, car cette journée, malgré tout mon désarroi, était restée pour moi traversée de pureté, et maintenant ces images mauvaises venaient la souiller. Cela me répugnait mais en même temps me troublait, parce que je savais que, souvenir ou image ou fantaisie ou rêve, cela aussi vivait en moi, et que mon amour devait être fait de ça aussi. Le matin, vers dix heures, un garçon d'étage vint frapper à ma porte «Herr Sturmbannführer, un appel pour vous». Je descendis à la réception et pris le combiné; la voix joyeuse d'Una retentit à l'autre bout du fil: «Max! Tu viens déjeuner avec nous? Dis oui. Berndt voudrait te connaître». – «D'accord. Où ça?» – «Chez Borchardt. Tu connais? Dans la Französischestrasse. À treize heures. Si tu arrives avant nous, donne notre nom, j'ai réservé une table». Je remontai me raser et me doucher. Comme je n'avais plus ma casquette je m'habillai en civil, avec ma Croix de Fer sur la poche de mon veston. J'arrivai en avance et demandai le Freiherr von Üxküll: on me mena à une table un peu en retrait et je commandai un verre de vin. Pensif, encore attristé par les images de la nuit, je songeai à l'étrange mariage de ma sœur, à son étrange mari. Il avait eu lieu en 1938, alors que je finissais mes études. Ma sœur, depuis la nuit de Zurich, ne m'écrivait que rarement; cette année-là, au printemps, j'avais reçu d'elle une longue lettre. Elle me racontait qu'à l'automne 1935, elle était tombée très malade. Elle avait suivi une analyse, mais sa dépression n'avait fait qu'empirer, et on l'avait envoyée dans un sanatorium près de Davos se reposer et reprendre des forces. Elle y était restée plusieurs mois et au début de 1936 y avait rencontré un homme, un compositeur. Ils s'étaient depuis régulièrement revus et allaient se marier. J'espère que tu seras heureux pour moi, écrivait-elle.
Cette lettre m'avait laissé prostré durant plusieurs jours. Je n'allais plus à l'Université, je ne quittais pas ma chambre, je restais sur le lit, face au mur. Voilà, me disais-je, voilà à quoi ça en vient. Elles vous parlent d'amour mais à la première occasion, la perspective d'un bon mariage bourgeois, hop, elles se roulent sur le dos et écartent les jambes. Oh, mon amertume était immense. Cela me semblait la fin inévitable d'une histoire ancienne, qui me poursuivait sans répit: mon histoire de famille, qui depuis toujours ou presque s'obstinait à détruire toute trace d'amour dans ma vie. Je ne m'étais jamais senti aussi seul. Lorsque je me remis un peu, je lui écrivis une lettre raide et conventionnelle, la félicitant et lui souhaitant le plus grand bonheur.
À cette époque-là, je commençais à me lier d'amitié avec Thomas, nous en étions déjà au du, et je lui demandai de se renseigner sur le fiancé, Karl Berndt Egon Wilhelm, Freiherr von Üxküll. Il était nettement plus âgé qu'elle; et cet aristocrate, un Balte allemand, était paralytique. Je ne comprenais pas. Thomas me rapporta des détails: il s'était distingué durant la Grande Guerre, qu'il avait terminée Oberst avec la Pour le Mérite; ensuite, il avait mené un régiment de la Landeswehr en Courlande contre les Lettons rouges. Là, dans ses terres, il avait reçu une balle dans la colonne vertébrale, et de son brancard, avant d'être forcé à se replier, il avait fait mettre le feu à sa demeure ancestrale, pour que les bolcheviques ne la souillent pas de leurs débauches et de leur merde. Son dossier SD était assez épais: sans être précisément considéré comme un opposant, il était vu d'un mauvais œil, semblait-il, par certaines autorités. Durant les années de Weimar, il avait acquis une notoriété européenne comme compositeur de musique moderne, on le savait ami et partisan de Schönberg, et il avait correspondu avec des musiciens et des écrivains en Union soviétique. Après la Prise du Pouvoir, en outre, il avait repoussé l'invitation de Strauss de s'inscrire à la Reichsmusikkammer, ce qui avait de fait mis fin à sa carrière publique, et il avait aussi refusé de devenir membre du Parti. Il vivait en reclus dans le domaine de la famille de sa mère, un manoir en Poméranie où il avait emménagé après la défaite de l'armée de Bermondt et l'évacuation de la Courlande. Il ne le quittait que pour suivre des cures en Suisse; les rapports du Parti et du S D local disaient qu'il recevait peu et sortait encore moins, évitant de se mêler à la société du Kreis. «Un type bizarre, résuma Thomas. Un aristo aigri et coincé, un dinosaure. Et pourquoi est-ce que ta sœur épouse un estropié? Elle a un complexe d'infirmière?» En effet, pourquoi? Lorsque je reçus une invitation pour le mariage qui allait être célébré en Poméranie, je répondis que mes études m'empêcheraient de venir. Nous avions alors vingt-cinq ans. et il me semblait que tout ce qui avait réellement été nôtre mourait. Le restaurant se remplissait: un garçon poussait la chaise roulante de von Üxküll, et Una tenait ma casquette sous son bras. «Tiens! dit-elle gaiement en m'embrassant sur la joue. Tu as oublié ça». – «Oui, merci», dis-je en rougissant. Je serrai la main de von Üxküll tandis que le garçon ôtait une chaise, et je déclarai assez solennellement: «Freiherr, ravi de faire votre connaissance». – «Moi de même, Sturmbannführer. Moi de même». Una le poussa à sa place et je me rassis en face de lui; Una vint s'asseoir entre nous. Von Üxküll avait un visage sévère,. des lèvres très fines, les cheveux gris coupés en brosse: mais ses yeux bruns semblaient parfois curieusement rieurs, avec des pattes-d'oie. Il était vêtu simplement, d'un costume de laine grise avec une cravate tricotée, sans médailles, et son seul bijou était une chevalière en or, que je remarquai lorsqu'il posa la main sur celle d'Una: «Que veux-tu boire, ma chère?» – «Du vin». Una paraissait très gaie, heureuse; je me demandais si elle se forçait. La raideur de von Üxküll, elle, lui était de toute évidence entièrement naturelle. On apporta du vin et von Üxküll me posa des questions sur ma blessure et ma convalescence. Il but en écoutant ma réponse, mais très lentement, à petites gorgées. Puis, comme je ne savais trop quoi dire, je lui demandai s'il avait été au concert depuis son arrivée à Berlin. «Il n'y a rien qui m'intéresse, répondit-il. Ce jeune Karajan ne me plaît pas beaucoup. Il est encore trop imbu de lui-même, trop arrogant». -»Vous préférez Furtwängler, alors?» – «On a rarement des surprises avec Furtwängler. Mais il est très solide. Malheureusement, on ne le laisse plus diriger les opéras de Mozart et c'est ce qu'il fait de mieux. Il semblerait que Lorenzo Da Ponte fût un demi-Juif, et La flûte enchantée un opéra maçonnique». – «Vous ne le croyez pas?» – «Peut-être, mais je vous défie de me présenter un spectateur allemand qui sache s'en rendre compte tout seul. Ma femme m'a dit que vous aimez la vieille musique française?» – «Oui, surtout les œuvres instrumentales». -»Vous avez bon goût. Rameau et le grand Couperin sont encore trop négligés. Il y a aussi tout un trésor de musique pour viole de gambe du XVIIe, encore inexploré mais dont j'ai pu consulter quelques manuscrits. C'est superbe. Mais le premier XVIIIe français, c'est vraiment un sommet. On ne sait plus écrire comme ça. Les romantiques ont tout gâché, on peine encore à en sortir». – «Tu sais que justement Furtwängler dirigeait, cette semaine, intervint Una. À l'Admiralpalast. Il y avait cette petite Tania Lemnitz, qui n'est pas mal du tout. Mais nous n'y sommes pas allés. C'était du Wagner, et Berndt n'aime pas Wagner».
«C'est peu dire, reprit celui-ci. Je le déteste. Techniquement, il y a des trouvailles extraordinaires, des choses vraiment nouvelles, objectives, mais tout ça se perd dans l'emphase, le gigantisme et aussi la manipulation grossière des émotions, comme la plus grande partie de la musique allemande depuis 1815. C'est écrit pour des gens dont la référence musicale majeure reste, au fond, la fanfare militaire. Lire les partitions de Wagner me fascine, mais l'écouter, je ne pourrais pas». – «Il n'y a aucun compositeur allemand qui trouve grâce à vos yeux?» «Après Mozart et Beethoven? Quelques pièces de Schubert, des passages de Mahler. Et encore, je suis indulgent. Au fond, il n'y a presque que Bach… et maintenant, bien entendu, Schönberg». -»Excusez-moi, Freiherr, mais il me semblerait qu'on peut difficilement qualifier la musique de Schönberg de musique allemande». – «Jeune homme, rétorqua sèchement von Üxküll, n'essayez pas de me donner des leçons d'antisémitisme. J'étais antisémite avant que vous ne soyez né, même si je reste assez vieux jeu pour croire que le sacrement du baptême est assez puissant pour laver la tare du Judaïsme. Schönberg est un génie, le plus grand depuis Bach. Si les Allemands n'en veulent pas, c'est leur problème». Una partit d'un éclat de rire cristallin: «Même le VB parle encore de Berndt comme d'un des meilleurs représentants de la culture allemande. Mais s'il était écrivain, il serait soit aux États-Unis avec Schönberg et les Mann, soit à Sachsenhausen». – «C'est pour cela que vous n'avez rien donné depuis dix ans?» demandai-je. Von Üxküll agita sa fourchette en répondant: «D'abord, comme je ne suis pas membre de la Musikkammer, je ne peux pas. Et je refuse de faire jouer ma musique à l'étranger si je ne peux pas la présenter dans mon propre pays». – «Et pourquoi ne vous inscrivez-vous pas, alors?» – «Par principe. À cause de Schönberg, justement. Quand ils l'ont viré de l'Académie et qu'il a dû quitter l'Allemagne, ils m'ont offert sa place: je les ai envoyés se faire foutre. Strauss est venu me voir en personne. Il venait de prendre la place de Bruno Walter, un grand chef d'orchestre. Je lui ai dit qu'il devrait avoir honte, que c'était un gouvernement de gangsters et de prolétaires aigris et qu'il ne durerait pas. D'ailleurs ils ont fait sauter Strauss deux ans plus tard, à cause de sa belle-fille juive». Je me forçai à sourire: «Je ne vais pas entrer dans une discussion politique. Mais j'ai du mal, en écoutant vos opinions, à comprendre comment vous pouvez vous considérer comme un antisémite». – «C'est pourtant simple, répondit von Üxküll avec hauteur. Je me suis battu contre les Juifs et les Rouges en Courlande et à MemeL J'ai milité pour l'exclusion des Juifs des universités allemandes, de la vie politique et économique allemande. J'ai bu à la santé des hommes qui ont tué Rathenau. Mais la musique, c'est autre chose. Il suffit de fermer les yeux et d'écouter pour tout de suite savoir si c'est bon ou pas. Ça n'a rien à voir avec le sang, et toutes les grandes musiques se valent, qu'elles soient allemandes, françaises, anglaises, italiennes, russes ou juives. Meyerbeer ne vaut rien, non pas parce qu'il était juif, mais parce qu'il ne vaut rien. Et Wagner, qui haïssait Meyerbeer parce qu'il était juif et qu'il l'avait aidé, ne vaut guère plus à mon goût» – «Si Max répète ce que tu racontes à ses collègues, dit Una en riant, tu vas avoir des ennuis,» – «Tu m'as dit que c'était un homme intelligent, répliqua-t-il en la regardant-Je te fais l'honneur de te croire sur parole,» – «Je ne suis pas musicien, dis-je, et il est donc difficile pour moi de vous répondre. Ce que j'ai pu entendre de Schönberg, je l'ai trouvé inaudible. Mais une chose est sûre: vous n'êtes certainement pas au diapason de l'humeur de votre pays». – «Jeune homme, rétorqua-t-il en haussant la tête, je ne cherche pas à l'être. Je ne me mêle plus de la chose publique depuis longtemps, et je compte bien que la chose publique ne se mêlera pas de moi». On n'a pas toujours le choix, voulais-je répliquer; mais je tins ma langue. À la fin du repas, poussé par Una, j'avais parlé à von Üxküll de mon désir d'obtenir un poste en France. Una avait ajouté: «Tu ne peux pas l'aider?» Von Üxküll avait réfléchi: «Je peux voir. Mais mes amis de la Wehrmacht ne portent pas la S S dans leur cœur». Cela, je commençais à le comprendre; et je me disais parfois qu'au fond c'était Blobel, perdant la tête à Kharkov, qui avait raison. Toutes mes pistes semblaient donner sur des culs-de-sac: Best m'avait bien envoyé son Festgabe, mais sans mentionner la France; Thomas essayait de rester rassurant, mais n'arrivait à rien pour moi. Et moi, entièrement absorbé par la présence et la pensée de ma sœur, je ne tentais plus rien, je m'enlisais dans mon abattement, raide, pétrifié, une triste statue de sel sur les rives de la mer Morte. Ce soir-là, ma sœur et son mari étaient invités à une réception, et Una me proposa de venir; je refusai: je ne voulais pas la voir comme ça, au milieu d'aristocrates légers, arrogants, ivres, buvant du Champagne et plaisantant sur tout ce que je tenais pour sacré. Au milieu de ces gens, c'était certain, je me sentirais impuissant, honteux, un gamin abruti; leurs sarcasmes me blesseraient, et mon angoisse m'empêcherait d'y répondre; leur monde restait fermé à des gens comme moi et ils savaient bien le faire comprendre. Je me cloîtrai dans ma chambre; je tentai de feuilleter le Festgabe, mais les mots n'avaient aucun sens pour moi. Alors je m'abandonnai au doux bercement des illusions folles: Una, prise de remords, quittait sa soirée, venait à mon hôtel, la porte s'ouvrait, elle me souriait, et le passé, à ce moment-là, était rédimé. Tout cela était parfaitement idiot et je le savais, mais plus le temps passait, plus je parvenais à me convaincre que cela allait arriver, là, maintenant. Je restais dans le noir, assis sur le divan, mon cœur bondissait à chaque bruit dans le couloir, chaque tintement de l'ascenseur, j'attendais. Mais c'était toujours une autre porte qui s'ouvrait et se refermait, et le désespoir montait comme une eau noire, comme cette eau froide et sans pitié qui enveloppe les noyés et leur vole le souffle, l'air si précieux de la vie. Le lendemain, Una et von Üxküll partaient pour la Suisse.
Elle me téléphona le matin, juste avant de prendre le train. Sa voix était douce, tendre, chaude. La conversation fut brève, je ne faisais pas réellement attention à ce qu'elle disait, j'écoutais cette voix, accroché au combiné, perdu dans ma détresse. «On peut se revoir, disait-elle. Tu peux venir chez nous». – «On verra», répondit l'autre qui parlait par ma bouche. J'étais de nouveau pris de haut-le-cœur, je crus que j'allais vomir, j'avalai convulsivement ma salive en respirant par le nez et parvins à me retenir. Puis elle raccrocha et je fus de nouveau seul.
Thomas, en fin de compte, était parvenu à me ménager un entretien avec Schulz. «Vu que ça n'avance pas beaucoup, je pense que ça vaut la peine. Essaye de le prendre avec délicatesse». Je n'eus pas trop à me forcer: Schulz, un petit homme malingre qui marmonnait dans sa moustache, la bouche barrée par une mauvaise cicatrice de duel, s'exprimait en périphrases parfois difficiles à suivre, et, tout en feuilletant obstinément mon dossier, ne me laissait pas beaucoup d'ouvertures pour parler. Je parvins à placer deux mots sur mon intérêt pour la politique étrangère du Reich, mais il ne sembla pas le relever. Il ressortit de cet entretien qu'on s'intéressait à moi en haut lieu et qu'on verrait à la fin de ma convalescence. C'était peu encourageant et Thomas confirma mon interprétation: «Il faut qu'on te demande là-bas, pour un poste précis. Sinon, si on t'envoie quelque part, ce sera en Bulgarie. C'est tranquille, d'accord, mais le vin n'est pas fameux». Best m'avait suggéré de contacter Knochen, mais les paroles de Thomas me donnèrent une meilleure idée: après tout, j'étais en congé, rien ne m'obligeait à rester à Berlin. Je pris l'express de nuit et arrivai à Paris peu après l'aube. Les contrôles ne posèrent aucun problème. Devant la gare je contemplai avec plaisir la pierre pâle et grise des immeubles, l'agitation des rues; à cause des restrictions, peu de véhicules circulaient, mais les chaussées étaient encombrées de bicyclettes et de triporteurs, à travers lesquels les autos allemandes se frayaient un chemin avec difficulté. Pris de gaieté, j'entrai dans le premier café et bus une fine, debout au comptoir. J'étais en civil, et personne n'avait de raison pour me prendre pour autre chose qu'un Français, j'y prenais un plaisir curieux. Je marchai tranquillement jusqu'à Montmartre et m'installai dans un petit hôtel discret, sur le flanc ouest de la butte, au-dessus de Pigalle; je connaissais cet endroit: les chambres étaient simples et propres, et le patron dépourvu de curiosité, ce qui me convenait. Pour ce premier jour, je ne voulais voir personne. J'allai me promener. On était en avril, le printemps se devinait partout, dans le bleu léger du ciel, les bourgeons et les fleurs pointant sur les branches, une certaine allégresse ou du moins un allégement dans le pas des gens. La vie, je le savais, était dure ici, le teint jaunâtre de nombreux visages trahissait les difficultés du ravitaillement. Mais rien ne semblait avoir changé depuis ma dernière visite, à part la circulation et les graffitis: sur les murs, on apercevait maintenant STALINGRAD OU 1918, le plus souvent effacés et parfois remplacés par 1763, sans doute une brillante initiative de nos services. Je descendis en flânant vers la Seine, puis allai fouiller chez les bouquinistes le long des quais: à ma surprise, à côté de Céline, Drieu, Mauriac, Bernanos ou Montherlant, on vendait ouvertement Kafka, Proust et même Thomas Mann; le laxisme semblait de règle. Presque tous les vendeurs avaient un exemplaire du livre de Rebatet, Les décombres, paru l'année précédente: je le feuilletai avec curiosité, mais en remis l'achat à plus tard. Je me décidai enfin pour un recueil d'essais de Maurice Blanchot, un critique de la NRF dont j'avais apprécié certains articles avant la guerre; c'étaient des épreuves brochées, sans doute revendues par un journaliste, et portant le titre Faux pas; le bouquiniste m'expliqua que la publication du livre avait été retardée par le manque de papier, tout en m'assurant que c'était encore ce qui s'était écrit de mieux récemment, à moins que je n'aime Sartre, mais lui n'aimait pas Sartre (je n'avais alors jamais entendu parler de Sartre). Place Saint-Michel, près de la fontaine, je m'installai à une terrasse et commandai un sandwich et un verre de vin. Le précédent propriétaire du livre n'en avait découpé que le premier cahier; je me fis apporter un couteau et en attendant le sandwich coupai les pages restantes, un rituel lent, placide, que je savourais toujours. Le papier était de très mauvaise qualité; je devais faire attention à ne pas déchirer les feuilles en travaillant trop vite. Après avoir mangé je montai vers le Luxembourg. J'avais toujours aimé ce parc froid, géométrique, lumineux, traversé d'une agitation tranquille. Autour du grand cercle du bassin central, le long des allées en faisceau, entre les arbres et les parterres encore nus, les gens marchaient, bourdonnaient, conversaient, lisaient, ou, les yeux clos, se doraient au soleil pâle, une longue et paisible rumeur. Je m'installai sur une chaise en métal, à la peinture verte écaillée, et lus quelques essais au hasard, celui sur Oreste d'abord, qui d'ailleurs traitait plutôt de Sartre; ce dernier avait apparemment écrit une pièce où il se servait de la figure du malheureux parricide pour exposer des idées sur la liberté de l'homme dans le crime; Blanchot le jugeait sévèrement, et je ne pouvais qu'approuver. Mais je fus surtout séduit par un article sur le Moby Dick de Melville, où Blanchot parlait de ce livre impossible, qui avait marqué un moment de ma jeunesse, de cet équivalent écrit de l'univers, mystérieusement, comme d'une œuvre qui garde le caractère ironique d'une énigme et ne se révèle que par l'interrogation qu'elle propose. À vrai dire, je ne comprenais pas grand-chose à ce qu'il écrivait là. Mais cela éveillait en moi la nostalgie d'une vie que j'aurais pu avoir: le plaisir du libre jeu de la pensée et du langage, plutôt que la rigueur pesante de la Loi; et je me laissais porter avec bonheur par les méandres de cette pensée lourde et patiente, qui se creusait une voie dans les idées comme une rivière souterraine se fraye lentement un chemin à travers la pierre. Enfin je fermai le livre et repris ma marche, d'abord vers l'Odéon, où les inscriptions murales proliféraient, puis par le boulevard Saint-Germain, presque vide, vers l'Assemblée nationale. Chaque endroit éveillait en moi des souvenirs précis, de mes années de prépa et d'après, lorsque j'étais entré à l'ELSP; je devais alors avoir été assez tourmenté, et je me souvenais de la montée rapide de ma haine pour la France, mais ces souvenirs, avec la distance, m'arrivaient comme apaisés, presque heureux, nimbés d'une lumière sereine, sans doute déformante. Je continuai vers l'esplanade des Invalides, où les passants s'attroupaient pour contempler les travailleurs qui, avec des chevaux de trait, retournaient le gazon afin de semer des légumes; plus loin, près d'un char léger de fabrication tchèque, frappé de la croix gammée, des enfants indifférents jouaient au ballon Puis je traversai le pont Alexandre-III. Au Grand Palais, les affiches annonçaient deux expositions: l'une intitulée Pourquoi le Juif a-t-il voulu la guerre?, l'autre une collection d'œuvres grecques et romaines. Je ne ressentais aucun besoin de parfaire mon éducation antisémite, mais l'Antiquité m'attirait, je payai mon billet et entrai. Il y avait là nombre de pièces superbes, la plupart sans doute empruntées au Louvre. J'admirai longtemps la beauté froide, calme, inhumaine d'un Apollon citharède de Pompéi, un grand bronze maintenant verdâtre. Il avait un corps gracile, pas tout à fait formé, avec un sexe d'enfant et des fesses étroites et rebondies. Je me promenais d'un bout à l'autre de l'exposition, mais je ne cessais de revenir devant lui: sa beauté me fascinait. Ce n'aurait pu être qu'un adolescent exquis et banal, mais le vert-de-gris qui lui rongeait la peau par grandes plaques lui conférait une profondeur stupéfiante. Un détail me frappa: quel que fût l'angle sous lequel je regardais ses yeux, peints de manière réaliste à même le bronze, lui ne me regardait jamais dans les yeux; impossible de capter son regard, noyé, perdu dans le vide de son éternité. La lèpre métallique lui boursouflait le visage, la poitrine, les fesses, lui dévorait presque la main gauche, celle qui devait tenir l'instrument disparu. Son visage semblait vain, presque fat. À le regarder, je me sentais pris de désir, de l'envie de le lécher; et lui se décomposait devant moi avec une lenteur tranquille et infinie. Après cela, évitant les Champs-Elysées, je me promenai par les petites rues silencieuses du huitième arrondissement, puis remontai lentement vers Montmartre. Le soir tombait, l'air sentait bon. À l'hôtel, le patron m'indiqua un petit restaurant de marché noir où je pouvais manger sans tickets: «C'est plein de mécréants, mais la cuisine est bonne». La clientèle paraissait en effet composée de collaborateurs, d'affairistes du marché noir et de miliciens; on me servit de la bavette aux échalotes avec des haricots verts, et du bon bordeaux en carafe; pour le dessert, une tarte Tatin avec de la crème fraîche, et, luxe suprême, du vrai café. Mais l'Apollon du Grand Palais avait réveillé d'autres envies. Je descendis vers Pigalle et retrouvai un petit bar que je connaissais bien: assis au comptoir, je commandai un cognac et attendis. Ce ne fut pas long, et je ramenai le garçon à mon hôtel. Sous sa casquette, il avait les cheveux bouclés, désordonnés; un duvet léger lui couvrait le ventre et brunissait en boucles sur sa poitrine; sa peau mate éveillait en moi une envie furieuse de bouche et de cul. Il était comme je les aimais, taciturne et disponible. Pour lui, mon cul s'ouvrit comme une fleur, et lorsque enfin il m'enfila, une boule de lumière blanche se mit à grandir à la base de mon épine dorsale, remonta lentement mon dos, et annula ma tête. Et ce soir-là, plus que jamais, il me semblait que je répondais ainsi directement à ma sœur, me l'incorporant, qu'elle l'acceptât ou non. Ce qui se passait dans mon corps, sous les mains et la verge de ce garçon inconnu, me bouleversait. Lorsque ce fut fini, je le renvoyai mais je ne m'endormis pas, je restai couché là sur les draps froissés, nu et étalé comme un gosse anéanti de bonheur. Le lendemain, je passai à la rédaction de Je Suis Partout. Presque tous mes amis parisiens y travaillaient ou gravitaient autour. Cela remontait assez loin. Lorsque j'étais monté à Paris pour faire mes classes préparatoires, à dix-sept ans, je n'y connaissais personne. J'étais entré à Janson-de-Sailly comme interne; Moreau m'avait alloué une petite somme mensuelle, à condition que j'aie de bonnes notes, et j'étais relativement libre; après le cauchemar carcéral des trois années précédentes, il en aurait fallu moins pour me tourner la tête. Pourtant, je me tenais bien, je ne faisais pas de bêtises. Après les cours, je filais vers la Seine farfouiller chez les bouquinistes, ou je rejoignais mes camarades dans un petit troquet du quartier Latin, pour boire du gros rouge et refaire le monde. Mais ces camarades de classe, je les trouvais plutôt ternes. Presque tous appartenaient à la haute bourgeoisie et se préparaient à suivre aveuglément les traces de leurs pères. Ils avaient de l'argent, et on leur avait appris très tôt comment était fait le monde et quelle y serait leur place: la dominante. Envers les ouvriers, ils ne ressentaient que du mépris, ou de la peur; les idées que j'avais ramenées de mon premier voyage en Allemagne, que les ouvriers faisaient autant partie de la Nation que la bourgeoisie, que l'ordre social devait être arrangé organiquement à l'avantage de tous et pas seulement de quelques nantis, que les travailleurs devaient se voir non pas réprimer mais bien plutôt offrir une vie digne et une place dans cet ordre afin de contrer les séductions du Bolchevisme, tout cela leur restait étranger. Leurs opinions politiques étaient aussi étroites que leur sentiment des bienséances bourgeoises, et il me paraissait encore plus inutile d'essayer de discuter avec eux du fascisme ou du national-socialisme allemand (qui venait juste, en septembre de cette année-là, de remporter une victoire électorale écrasante, devenant ainsi le second parti du pays et envoyant des ondes de choc à travers l'Europe des vainqueurs) que des idéaux des mouvements de jeunesse prêchés par Hans Blüher. Freud, pour eux (s'ils en avaient entendu parler), était un érotomane, Spengler un Prussien fou et ratiocinant, Jünger un belliciste flirtant dangereusement avec le Bolchevisme; même Péguy leur était suspect. Seuls quelques boursiers de province semblaient un peu différents, et ce fut surtout autour d'eux que je gravitai. Un de ces garçons, Antoine F., avait un frère aîné à l'ENS, là où j'avais rêvé de faire mes études, et ce fut lui qui m'y mena pour la première fois, y boire du grog et discuter de Nietzsche et de Schopenhauer, que je découvrais, avec son frère et ses camarades de thurne. Ce Bertrand F. était un carré, c'est-à-dire un étudiant de seconde année; les meilleures thurnes, avec divans, gravures au mur et poêle, étaient pour la plupart occupées par les cubes, les étudiants de troisième année. Un jour, passant devant une de celles-ci, je remarquai une inscription grecque peinte sur le linteau: «Dans cette thurne travaillent six beaux et bons (hex kaloi kagathoï) – et un certain autre (kai tis allos)». La porte était ouverte, je la poussai et demandai en grec: «Et qui donc est cet autre?» Un jeune homme au visage rond leva ses lunettes épaisses de son livre et répondit dans la même langue:
«Un Hébreu, qui ne sait pas le grec. Et toi, qui es-tu?» – «Un autre aussi, mais fait d'un meilleur métal que ton Hébreu: un Allemand». – «Un Allemand qui sait le grec?» – «Quelle meilleure langue pour parler avec un Français?» Il éclata de rire et se présenta: c'était Robert Brasillach. Je lui expliquai que j'étais en fait à moitié français, et vivais en France depuis 1924; il me demanda si j'étais retourné en Allemagne depuis, et je lui parlai de mon voyage de l'été; bientôt nous causions du national-socialisme. Il écouta attentivement mes descriptions et mes explications. «Repasse quand tu veux, dit-il à la fin. J'ai des amis qui seront heureux de te rencontrer». Par lui, je découvris un autre monde, qui n'avait rien à voir avec celui des futurs commis de l'État. Ces jeunes gens-là cultivaient des visions de l'avenir de leur pays et de l'Europe dont ils disputaient âprement, tout en les nourrissant d'une riche étude du passé. Leurs idées et leurs intérêts fusaient dans toutes les directions. Brasillach, avec son futur beau-frère Maurice Bardèche, étudiait avec passion le cinéma et me le fit découvrir, pas seulement celui de Chaplin ou de René Clair, mais aussi Eisenstein, Lang, Pabst, Dreyer. Il m'introduisit dans les bureaux de L'Action française, à leur imprimerie, rue Montmartre, une belle maison étroite avec un escalier Renaissance, pleine du fracas des rotatives. Je vis quelques fois Maurras, il n'arrivait que tard, vers onze heures du soir, à moitié sourd, amer, mais toujours prêt à ouvrir son cœur et en déverser la bile contre les marxistes, les bourgeois, les républicains, les Juifs. Brasillach, à cette époque-là, était encore complètement sous sa coupe, mais la haine obstinée de Maurras pour l'Allemagne formait pour moi un obstacle incontournable, et Robert et moi nous querellions souvent à ce sujet. Si Hitler parvenait au pouvoir, affirmai-je, et unissait le travailleur allemand à la classe moyenne, contrant définitivement le péril rouge, et si la France faisait de même, et si les deux réunis parvenaient à éliminer l'influence pernicieuse des Juifs, alors le cœur de l'Europe, à la fois nationaliste et socialiste, formerait, avec l'Italie, un bloc d'intérêts communs invincible. Mais les Français pataugeaient encore dans leurs intérêts de petits courtiers et leur revanchisme attardé. Bien entendu, Hitler balayerait les clauses iniques de Versailles, c'était une pure nécessité historique; mais si les forces saines de la France pouvaient de leur côté liquider la République corrompue et ses marionnettistes juifs, alors une alliance franco-allemande ne serait pas seulement une possibilité, mais deviendrait une réalité inévitable, une nouvelle Entente européenne qui rognerait les ailes des ploutocrates et des impérialistes britanniques, et qui serait bientôt prête à affronter les bolcheviques et à ramener la Russie au sein du concert des nations civilisées (comme on le voit, mon voyage d'Allemagne avait bien servi mon éducation intellectuelle; Moreau aurait été épouvanté s'il avait su le parti que je tirais de son argent). Brasillach, en général, était d'accord avec moi: «Oui, disait-il, l'après-guerre est déjà finie. Nous devons faire vite si nous voulons éviter une autre guerre. Ce serait un désastre, la fin de la civilisation européenne, le triomphe des barbares». La plupart des jeunes disciples de Maurras pensaient de même. L'un des plus brillants et corrosifs d'entre eux était Lucien Rebatet, qui tenait la critique littéraire et cinématographique de L'Action française sous le nom de François Vinneuil. Il avait dix ans de plus que moi, mais nous nous liâmes rapidement, rapprochés par son attirance pour l'Allemagne. Il y avait aussi Maxence, Blond, Jacques Talagrand qui devint Thierry Maulnier, Jules Supervielle, et beaucoup d'autres. Nous nous retrouvions à la brasserie Lipp, lorsque quelqu'un avait les poches pleines, sinon à un restaurant pour étudiants du quartier Latin. Nous discutions fiévreusement de littérature et cherchions à définir une littérature «fasciste»: Rebatet proposait Plutarque, Corneille, Stendhal. «Le fascisme, lança un jour Brasillach, est la poésie même du XXe siècle», et je ne pouvais qu'être d'accord avec lui: fasciste, fascio, fascination (mais plus tard, devenu plus sage ou prudent, il décernerait le même titre au communisme). Au printemps 1932, lorsque je réussis mon concours, la plupart de mes amis normaliens terminaient leurs études; après l'été, ils se dispersèrent à travers la France, qui pour faire son service militaire, qui pour prendre le poste d'enseignant qu'on lui avait attribué. Je passai de nouveau les vacances en Allemagne, alors en pleine effervescence: la production allemande était tombée à la moitié du niveau de 1929, et Brüning gouvernait, avec le soutien de Hindenburg, à coups de décrets d'urgence. Une telle situation ne pouvait perdurer. Ailleurs aussi, l'ordre établi vacillait En Espagne, la monarchie avait été renversée par une cabale de francs-maçons, de révolutionnaires et de curés. L'Amérique était presque à genoux. En France, les effets directs de la crise se faisaient moins sentir, mais la situation n'était pas rose, et les communistes menaient discrètement et obstinément leur travail de sape. Sans le dire à personne, je posai ma candidature au NSDAP, section Ausland (pour les Reichsdeutschen vivant à l'étranger), et fus rapidement accepté. Lorsque j'entrai à l'ELSP, à l'automne, je continuai à voir mes amis de Normale et de l'Action française, qui montaient régulièrement passer le week-end à Paris. Mes camarades de classe restaient à peu près les mêmes qu'à Janson, mais à ma surprise je trouvais les cours intéressants. C'est aussi vers cette époque, sans doute sous l'influence de Rebatet et de son nouvel ami Louis Destouches, à peine célèbre (le Voyage venait de sortir, mais l'enthousiasme n'avait pas dépassé le cercle des initiés, et Céline se plaisait encore à fréquenter les jeunes gens), que je me passionnai pour la musique française pour clavier, qu'on commençait à redécouvrir et à jouer; avec Céline, j'allai écouter Marcelle Meyer; et je regrettais plus amèrement que jamais ma paresse et ma légèreté, elles qui m'avaient fait si vite abandonner le piano. Après le Nouvel An, le président Hindenburg invita Hitler à former un gouvernement Mes camarades de classe tremblaient, mes amis attendaient de voir, j'exultais. Mais tandis que le Parti écrasait les Rouges, balayait les ordures de la plouto-démocratie, et pour finir dissolvait les partis bourgeois, je restais bloqué en France. Il s'agissait, devant nos yeux et à notre époque, d'une véritable révolution nationale, et je ne pouvais que la suivre de loin, par les journaux et les actualités au cinéma. En France cela bouillonnait aussi. Beaucoup allèrent voir sur place, tous écrivaient et rêvaient d'un pareil redressement pour leur pays. On prenait contact avec les Allemands, des Allemands officiels maintenant, qui appelaient de leurs vœux un rapprochement franco-allemand; Brasillach me présenta à Otto Abetz, l'homme de von Ribbentrop (à cette époque encore conseiller au Parti pour les Affaires étrangères): ses idées ne différaient pas de celles que j'exposais depuis mon premier retour d'Allemagne. Mais, pour beaucoup, Maurras restait un obstacle; seuls les meilleurs reconnaissaient qu'il était temps de dépasser ses vaticinations hypocondriaques, et même eux, son charisme, la fascination qu'il exerçait les tenaient, ils hésitaient. En même temps l'affaire Stavisky révélait au grand jour les dessous policiers de la corruption au pouvoir et redonnait à l'Action française une autorité morale qu'elle n'avait plus connue depuis 1918. Tout cela prit fin le 6 février 1934. En vérité ce fut une affaire confuse: j'étais aussi dans la rue, avec Antoine F. (entré en même temps que moi à l'ELSP), Blond, Brasillach, quelques autres. Des Champs-Elysées, nous entendîmes vaguement des coups de feu; plus bas, au niveau de la Concorde, des gens couraient. Nous passâmes le reste de la nuit à marcher dans les rues, scandant des slogans quand nous croisions d'autres jeunes gens. Nous n'apprîmes que le lendemain qu'il y avait eu des morts. Maurras, vers qui tout le monde s'était instinctivement tourné, avait baissé les bras. Toute l'affaire n'avait été qu'un pétard mouillé. «Inaction française!» écumait Rebatet, qui ne pardonna jamais à Maurras. Moi, ça m'était égal: ma décision était en train de prendre forme, et je ne me voyais plus d'avenir en France.
Ce fut justement sur Rebatet que je tombai à Je Suis Partout. «Tiens! Un revenant». – «Comme tu me vois, rétorquai-je. Il paraît que tu es célèbre, maintenant». Il écarta les bras et fit une moue: «Je n'y comprends rien. Pourtant je me suis creusé la tête pour être sûr de n'oublier personne dans mes invectives. Au début d'ailleurs ça marchait: Grasset m'a refusé le bouquin parce que j'insultais trop d'amis de la maison, comme il a dit, et Gallimard voulait y faire des coupes sombres. Finalement c'est ce Belge qui me l'a pris, tu te souviens, celui qui imprimait Céline? Résultat: il a fait fortune et moi aussi. À Rive gauche, quand je suis allé faire des dédicaces, on aurait cru que j'étais une star de cinéma. En fait, il n'y a que les Allemands qui n'ont pas aimé». Il me jeta un regard soupçonneux: «Tu l'as lu? – «Pas encore, j'attends que tu me l'offres. Pourquoi? Tu m'insultes aussi?» Il rit: «Pas autant que tu le mérites, salope de Boche. De toute façon, tout le monde te croyait mort au champ d'honneur. On va boire un coup?» Rebatet avait rendez-vous un peu plus tard, près de Saint Germain, et m'amena au Flore. «Ça m'amuse toujours d'aller mater la sale gueule de nos antifascistes de service, surtout quand ils me voient». Lorsqu'il entra, en effet, on lui darda des regards noirs; mais plusieurs personnes aussi se levèrent pour le saluer. Lucien, visiblement, jouissait de son succès. Il portait un costume clair, de bonne coupe, et un nœud papillon à pois un peu de travers; une crête de cheveux ébouriffés couronnait son visage étroit et mobile. Il choisit une table sur la droite, sous les vitres, un peu à l'écart, et je commandai du vin blanc. Lorsqu'il sortit de quoi se rouler une cigarette, je lui en offris une hollandaise, qu'il accepta avec plaisir. Mais même lorsqu'il souriait, ses yeux demeuraient soucieux. «Alors, raconte», lança-t-il. On ne s'était pas vus depuis 1939, il savait simplement que j'étais à la S S: je lui parlai rapidement de la campagne de Russie, sans entrer dans les détails. Il écarquilla les yeux: «T'étais à Stalingrad, alors? Eh bien merde». Il avait un regard étrange, un mélange de crainte et d'envie peut-être. «T'as été blessé? Fais voir». Je lui montrai le trou et il eut un long sifflement: «On peut dire que t'es verni, dis donc,» Je ne répondis rien. «Robert va en Russie, bientôt, continua-t-il. Avec Jeantet. Mais c'est pas la même chose». – «Qu'est-ce qu'ils vont faire?» – «C'est un voyage officiel. Ils accompagnent Doriot et Brinon, ils vont inspecter la Légion des volontaires français, du côté de Smolensk je crois,» – «Et comment va Robert?» -»Justement, on est un peu fâchés, ces jours-ci. Il est devenu carrément pétainiste. S'il continue comme ça, on va le foutre hors de JSP». – «C'est à ce point-là?» II commanda deux nouveaux verres et je lui donnai une autre cigarette. «Écoute, cracha-t-il avec hargne, ça fait un moment que tu n'es pas venu en France; crois-moi, ça a bien changé. Ils sont tous comme des chiens affamés, à se disputer les bouts du cadavre de la République. Pétain est sénile, Laval se comporte pire qu'un Juif, Déat veut faire du social-fascisme, Doriot du national-bolchevisme. Une chienne n'y retrouverait plus ses chiots. Ce qui nous a manqué, c'est un Hitler. Voilà le drame». – «Et Maurras?» Rebatet fit une moue de dégoût: «Maurras? C'est l'Action marrane. Je l'ai bien arrangé, dans mon bouquin; paraît qu'il en était vert. Et puis je vais te dire autre chose: depuis Stalingrad, c'est la débandade. Les rats se barrent T'as vu les graffitis? Pas un vichyste qui n'ait un résistant ou un Juif chez lui, comme assurance-vie.» – «On n'est pas finis, pourtant». – «Oh, je le sais bien. Mais que veux-tu? C'est un monde de lâches. Moi, j'ai fait mon choix, et je ne le renierai pas. Si le bateau coule, je coule avec». – «À Stalingrad, j'ai interrogé un commissaire, qui m'a cité Mathilde de la Mole, tu te souviens, dans Le rouge et le noir, vers la fin?» Je lui répétai la phrase et il partit d'un grand éclat de rire: «Ah, ça c'est raide. Il te l'a sorti en français?» -»Non, en allemand. C'était un vieux bolchevique, un militant, un type très fort. Il t'aurait plu». -
«Qu'est-ce que vous en avez fait?» Je haussai les épaules. «Excuse-moi, dit-il. Question idiote. Mais il avait raison. Moi, tu sais, j'admire les bolcheviques. Eux, c'est pas de la soupe aux cafards. C'est un système d'ordre. Tu te plies ou tu crèves, Staline, c'est un type extraordinaire. S'il n'y avait pas Hitler, je serais peut-être communiste, qui sait?» Nous bûmes un peu et je regardai les gens qui entraient et sortaient. À une table vers le fond de la salle, plusieurs personnes fixaient Rebatet en chuchotant, mais je ne les connaissais pas. «Tu t'occupes toujours de cinéma?» lui demandai-je. – «Plus trop, non. Je m'intéresse à la musique, maintenant». -»Ah oui? Tu connais Berndt von Üxküll?» – «Bien sûr. Pourquoi?» – «C'est mon beau-frère. Je l'ai rencontré l'autre jour, pour la première fois». -»Sans blague! T'as des relations. Qu'est-ce qu'il devient?» – «Pas grand-chose, d'après ce que j'ai compris. Il boude chez lui, en Poméranie». – «Dommage. C'était bien, ce qu'il faisait». – «Je ne connais pas sa musique. On a eu une grande discussion sur Schönberg, qu'il défend». – «Ça ne me surprend pas. Aucun compositeur sérieux ne pourrait penser autrement». -»Ah, toi aussi tu t'y mets?» Il haussa les épaules: «Schönberg ne s'est jamais mêlé de politique. Et puis ses plus grands disciples, comme Webern ou Üxküll, sont bien des Aryens, non? Ce que Schönberg a trouvé, la série, c'est une potentialité des sons qui était toujours là, une rigueur cachée si tu veux par le flou des échelles tempérées, et après lui, n'importe qui peut s'en servir pour faire ce qu'il veut. C'est la première avancée sérieuse en musique depuis Wagner». – «Justement, von Üxküll déteste Wagner». – «C'est impossible! s'écria-t-il sur un ton horrifié. Impossible!» – «Pourtant, c'est vrai». Et je lui citai les propos de von Üxküll. «C'est absurde, rétorqua Rebatet. Bach, bien sûr… il n'y a rien qui s'approche de Bach. Il est intouchable, immense. Ce qu'il a réalisé, c'est la synthèse définitive de l'horizontal et du vertical, de l'architecture harmonique avec la poussée mélodique. Avec ça, il met fin à tout ce qui le précède, et pose un cadre auquel tout ce qui le suit essaye d'une manière ou d'une autre d'échapper, jusqu'à ce qu'enfin Wagner le fasse exploser. Comment un Allemand, un compositeur allemand peut-il ne pas être à genoux devant Wagner?» – «Et la musique française?» Il fit une moue: «Ton Rameau? C'est amusant». – «Tu ne disais pas toujours ça». – «On grandit, n'est-ce pas?» Il acheva son verre, pensif. Je songeai un instant à lui parler de Yakov, puis me ravisai. «Et dans la musique moderne, à part Schönberg, qu'est-ce qui te plaît?» demandai-je. «Beaucoup de choses. Depuis trente ans, là, la musique se réveille, ça devient follement intéressant. Stravinsky, Debussy, c'est fabuleux». – «Et Milhaud, Satie?» – «Ne sois pas idiot». À ce moment-là, Brasillach entra. Rebatet l'appela à la cantonade: «Ohé, Robert! Regarde qui est là!» Brasillach nous examina à travers ses épaisses lunettes rondes, nous fit un petit signe de la main, et alla s'asseoir à une autre table. «Il devient vraiment insupportable, marmonna Rebatet. Il veut même plus être vu avec un Boche. Pourtant, t'es pas en uniforme, que je sache». Mais ce n'était pas tout à fait ça et je le savais. «Je me suis disputé avec lui, la dernière fois que j'étais à Paris», dis-je pour apaiser Rebatet. Un soir, après une petite fête où il avait bu un peu plus que de coutume, Brasillach avait trouvé le courage de m'inviter chez lui, et je l'avais suivi. Mais c'était ce genre d'inverti honteux qui n'aime rien tant que de se branler mollement en contemplant son eromenes avec langueur; moi, je trouvais ça ennuyeux et même légèrement répugnant, et j'avais assez sèchement coupé court à ses émois. Cela dit, je pensais que nous étions restés amis. Sans doute l'avais-je blessé sans m'en rendre compte, et à un de ses endroits les plus vulnérables: Robert n'avait jamais su faire face à la réalité sordide et amère du désir; et il était resté, à sa manière, le grand boy-scout du fascisme. Pauvre Brasillach! si lestement fusillé, une fois tout fini, afin que tant de bonnes gens, la conscience tranquille, puissent rentrer dans le rang. Je me suis souvent demandé, d'ailleurs, si ses penchants y avaient été pour quelque chose: la collaboration, après tout, restait une histoire de famille, alors que la pédérastie, c'était encore autre chose, pour de Gaulle comme pour les bons ouvriers du jury. Brasillach, quoi qu'il en soit, aurait certainement préféré mourir pour ses idées plutôt que pour ses goûts. Mais n'était-ce pas lui qui avait décrit la collaboration par cette phrase inoubliable: Nous avons couché avec l'Allemagne, et le souvenir nous en restera doux? Rebatet, lui, nonobstant son admiration pour Julien Sorel, a été plus malin: il a eu sa condamnation, et sa grâce avec; il ne s'est pas fait communiste; et il a trouvé le temps après tout ça d'écrire une belle Histoire de la musique, et de se faire un peu oublier. Il me quitta en proposant de me retrouver, le soir, avec Cousteau, du côté de Pigalle. En sortant, je passai serrer la main à Brasillach, qui était assis avec une femme que je ne connaissais pas; il fit comme s'il ne m'avait pas reconnu et m'accueillit avec un sourire, mais ne me présenta pas à sa compagne. Je lui demandai des nouvelles de sa sœur et de son beau-frère; il s'enquit poliment des conditions de vie en Allemagne; nous convînmes vaguement de nous revoir, sans préciser de rendez-vous. Je rentrai à ma chambre d'hôtel, passai mon uniforme, rédigeai un mot à l'intention de Knochen, et allai le déposer avenue Foch. Puis je retournai me remettre en civil et sortis me promener jusqu'à l'heure convenue. Je retrouvai Rebatet et Cousteau au Liberty, une boîte à tantes, place Blanche. Cousteau, pourtant peu suspect de ce côté-là, connaissait le patron, Tonton, et visiblement au moins la moitié des folles, qu'il tutoyait; plusieurs d'entre elles, fières et saugrenues avec leurs perruques, leur fard et leurs bijoux en verre, échangeaient des quolibets avec lui et Rebatet tandis que nous buvions des kirs. «Celle-là, vois-tu, m'indiquait Cousteau, je l'ai baptisée la Pompe-Funèbre. Parce qu'elle suce à mort» – «T'as pillé ça chez Maxime Du Camp, enflure», rétorquait Rebatet avec une moue, avant de plonger dans son vaste savoir littéraire pour essayer de le surpasser. «Et toi, chéri, qu'est-ce que tu fais?» me lança une des folles en braquant vers moi un fume-cigarette d'une longueur impressionnante, «C'est un gestapiste», ironisa Cousteau. La tante posa des doigts gantés de dentelle sur ses lèvres et laissa échapper un long «Ooooh»… Mais Cousteau s'était déjà lancé dans une longue anecdote sur les gars de Doriot qui allaient tailler des pipes aux soldats allemands dans les tasses du Palais-Royal; les flics parisiens qui effectuaient régulièrement des descentes dans ces vespasiennes, ou celles du bas des Champs-Elysées, y avaient parfois de mauvaises surprises; mais si la Préfecture râlait, le Majestic semblait s'en moquer éperdument. Ces propos ambigus me mettaient mal à l'aise: à quoi jouaient-ils donc, ces deux-là? D'autres camarades, je le savais, crânaient moins et pratiquaient plus. Mais aucun d'eux n'avait le moindre scrupule à publier des dénonciations anonymes dans les colonnes de Je Suis Partout; et si quelqu'un n'avait pas le malheur d'être juif, on pouvait tout aussi bien en faire un homosexuel; plus d'une carrière, voire d'une vie, s'était vue ainsi ruinée. Cousteau et Rebatet, songeai-je, cherchaient à démontrer que leur radicalisme révolutionnaire surmontait tous les préjugés (sauf ceux qui étaient scientifiques et raciques, comme devait l'être la pensée française); au fond, eux aussi cherchaient juste à épater le bourgeois, comme les surréalistes et André Gide, qu'ils exécraient tant. «Sais-tu, Max, me lança Rebatet, que le phallus bénéfique que les Romains promenaient pour les Liberalia, au printemps et aux vendanges, s'appelait un fascinus? Mussolini s'en est peut-être souvenu». Je haussai les épaules: tout cela me semblait faux, un pauvre théâtre, une mise en scène, alors que partout les gens mouraient pour de vrai. Moi, j'avais réellement envie d'un garçon, mais pas pour la montre, juste pour la chaleur de sa peau, l'âcreté de sa sueur, la douceur de son sexe blotti entre ses jambes comme un petit animal. Rebatet, lui, avait peur de son ombre, des hommes comme des femmes, de la présence de sa propre chair, de tout sauf des idées abstraites qui ne pouvaient lui opposer aucune résistance. Plus que jamais, je voulais être tranquille, mais il semblait que ce fût impossible: je m'écorchais la peau sur le monde comme sur du verre brisé; je ne cessais d'avaler délibérément des hameçons, puis d'être étonné lorsque je m'arrachais les entrailles par la bouche.
Mon entretien avec Helmut Knochen, le lendemain, ne fit que renforcer ce sentiment. Il me reçut avec un curieux mélange de camaraderie ostentatoire et de hauteur condescendante. À l'époque où il travaillait au SD, je ne le fréquentais pas en dehors du bureau; bien entendu, il devait savoir que je voyais alors souvent Best (mais peut-être n'était-ce plus là une recommandation). Quoi qu'il en fût, je lui dis que j'avais vu Best à Berlin et il me demanda de ses nouvelles. Je mentionnai aussi que j'avais servi, comme lui, sous le commandement du Dr. Thomas; il me fit alors parler de mes expériences en Russie, tout en me faisant subtilement ressentir la distance entre nous: lui, le Standartenführer chargé d'un pays entier, moi, un convalescent à l'avenir incertain. Il m'avait reçu dans son bureau, autour d'une table basse décorée d'un vase de fleurs séchées; il s'était installé dans le canapé, croisant ses longues jambes gainées d'une culotte de cheval, me laissant tassé au fond d'un petit fauteuil trop bas: de là où j'étais, son genou me cachait presque son visage et le vague de ses yeux. Je ne savais pas comment aborder le sujet qui me préoccupait. Enfin, je lui racontai un peu au hasard que je préparais un livre sur l'avenir des relations internationales de l'Allemagne, brodant sur les idées que j'avais glanées au hasard dans le Festgabe de Best (et au fur et à mesure que je parlais, je m'emballais et en venais à me convaincre que j'avais réellement l'intention d'écrire un tel livre, qui frapperait les esprits et assurerait mon avenir). Knochen écoutait poliment en hochant la tête. Enfin je glissai que je pensais accepter un poste en France pour y recueillir des expériences concrètes, susceptibles de compléter celles de Russie. «On vous a proposé quelque chose? fit-il avec une lueur de curiosité. Je ne suis pas au courant». – «Pas encore, Herr Standartenführer, c'est en cours de discussion. Ça ne pose pas de problèmes de principe, mais il faudrait qu'un poste approprié se libère ou soit créé». – «Chez moi, vous savez, il n'y a rien pour le moment. C'est dommage, le poste de spécialiste aux Affaires juives était vacant en décembre, mais il a été pourvu». Je me forçai à sourire: «Ce n'est pas ce que je recherche». – «Pourtant, vous avez acquis une bonne expérience en ce domaine, à ce qui me semble. Et la question juive, en France, touche de très près à nos relations diplomatiques avec Vichy. Mais il est vrai que votre grade est trop élevé. c'est au plus un poste pour Hauptsturmführer. Et chez Abetz? Vous êtes allé voir? Si je me souviens bien, vous aviez des contacts personnels chez les protofascistes parisiens. Ça devrait intéresser l'ambassadeur».
Je me retrouvai sur le large trottoir presque désert de l'avenue Foch dans un état de découragement profond: j'avais la sensation d'être confronté à un mur, mais à un mur mou, insaisissable, flou, et néanmoins aussi infranchissable qu'une haute muraille de pierre de taille. En haut de l'avenue, l'arc de Triomphe cachait encore le soleil du matin et jetait de longues ombres sur le pavé. Aller chez Abetz? Vrai, j'aurais pu sans doute me recommander de notre brève rencontre de 1933, ou me faire introduire par quelqu'un de l'entourage de Je Suis Partout. Mais je ne m'en sentais pas le courage. Je pensais à ma sœur, en Suisse: peut-être une position en Suisse me conviendrait-elle mieux? Je pourrais la revoir de temps en temps, lorsqu'elle accompagnerait son mari au sanatorium. Mais il n'y avait quasiment pas de postes SD en Suisse, et on se les arrachait. Le Dr. Mandelbrod aurait sans doute pu lever tous les obstacles, pour la France comme pour la Suisse; mais le Dr. Mandelbrod, je l'avais compris, nourrissait sa propre idée en ce qui me concernait. Je rentrai me mettre en civil puis me rendis au Louvre: là, au moins, entouré de ces figures immobiles et sereines, je me sentais plus calme. Je m'assis longtemps devant le Christ couché de Philippe de Champaigne; mais ce fut surtout un petit tableau de Watteau qui me retint, L'indifférent: un personnage paré pour une fête qui avance en dansant, presque avec un entrechat, les bras balancés comme attendant la première note d'une ouverture, féminin, mais visiblement bandant sous sa culotte de soie vert pistache, et avec un visage indéfinissablement triste, presque perdu, ayant déjà tout oublié et ne cherchant peut-être même plus à se souvenir pourquoi ou pour qui il posait ainsi. Cela me frappait comme un commentaire assez pertinent de ma situation, et il n'y avait pas jusqu'au titre qui n'y apportât son contrepoint: indifférent? non, je n'étais pas indifférent, il me suffisait de passer devant un tableau de femme aux lourds cheveux noirs pour ressentir comme un coup de hache de l'imagination; et même lorsque les visages ne ressemblaient en rien au sien, sous les riches oripeaux de la Renaissance ou de la Régence, sous ces tissus bariolés, chargés de couleurs et de pierreries, aussi épais que l'huile ruisselante des peintres, c'était son corps que je devinais, ses seins, son ventre, ses hanches, purs, coulés sur les os ou légèrement rebondis, renfermant la seule source de vie que je savais où trouver. Rageusement, je quittai le musée, mais cela ne suffisait plus, car chaque femme que je croisais ou voyais rire derrière une vitre me faisait le même effet. Je buvais coup sur coup au hasard des cafés mais plus je buvais, plus il me semblait devenir lucide, mes yeux s'ouvraient et le monde s'y engouffrait, rugissant, sanglant, vorace, m'éclaboussant l'intérieur de la tête d'humeurs et d'excréments. Mon œil pinéal, vagin béant au milieu de mon front, projetait sur ce monde une lumière crue, morne, implacable, et me permettait de lire chaque goutte de sueur, chaque bouton d'acné, chaque poil mal rasé des visages criards qui m'assaillaient comme une émotion, le cri d'angoisse infini de l'enfant à tout jamais prisonnier du corps atroce d'un adulte maladroit et incapable, même en tuant, de se venger du fait de vivre. Enfin, c'était déjà tard dans la nuit, un garçon m'aborda dans un bistro pour me demander une cigarette: là, peut-être, pourrais-je me noyer quelques instants. Il accepta de monter dans ma chambre. Encore un, me disais-je en grimpant les escaliers, encore un, mais ça ne suffira jamais. Chacun de nous se déshabilla d'un côté du lit; grotesquement, il garda ses chaussettes et sa montre. Je lui demandai de me prendre debout, appuyé sur la commode, face à l'étroit miroir qui dominait la chambre. Lorsque le plaisir me saisit, je gardai les yeux ouverts, je scrutai mon visage empourpré et hideusement gonflé, cherchant à y voir, vrai visage emplissant mes traits par-derrière, les traits du visage de ma sœur. Mais alors il se passa ceci d'étonnant: entre ces deux visages et leur fusion parfaite vint se glisser, lisse, translucide comme une feuille de verre, un autre visage, le visage aigre et placide de notre mère, infiniment fin mais plus opaque, plus dense que le plus épais des murs. Saisi d'une rage immonde, je rugis et fracassai le miroir d'un coup de poing; le garçon, pris de peur, bondit en arrière et s'affala sur le lit tandis qu'il jouissait à grands traits. Moi aussi je jouissais, mais par réflexe, sans le sentir, débandant déjà. Le sang dégouttait de mes doigts sur le plancher. J'allai à la salle de bains, rinçai ma main, en ôtai un morceau de verre, l'enveloppai dans une serviette. Lorsque je ressortis le garçon se rhabillait, visiblement inquiet. Je fouillai dans la poche de mon pantalon et lui jetai quelques billets sur le lit: «Casse-toi». Il saisit l'argent et fila sans demander son reste. Je voulais me coucher mais tout d'abord je ramassai soigneusement les morceaux de verre brisé, les jetant dans la corbeille à papier et scrutant le plancher pour être sûr de ne pas en avoir oublié, puis je frottai les gouttes de sang et allai me laver. Enfin je pus m'allonger; mais le lit était pour moi un crucifix, un chevalet de torture. Que venait-elle faire ici, la chienne odieuse? N'avais-je donc pas assez souffert à cause d'elle? Fallait-il que de nouveau elle me persécute ainsi? Je m'assis en tailleur sur les draps et fumai cigarette sur cigarette en réfléchissant. La lueur d'un réverbère, blafarde, filtrait par les volets fermés. Ma pensée emballée, affolée, s'était muée en vieil assassin sournois; nouvelle Macbeth, elle égorgeait mon sommeil. Il me semblait être perpétuellement sur le point de comprendre quelque chose, mais cette compréhension restait au bout de mes doigts lacérés, se moquant de moi, reculant imperceptiblement, au fur et à mesure que j'avançais. Enfin, une pensée se laissa saisir: je la contemplai avec dégoût, mais comme aucune autre ne voulait venir prendre sa place, je dus bien lui accorder son dû. Je la posai sur la table de nuit telle une lourde et vieille pièce de monnaie: si je tapais dessus de l'ongle, elle sonnait juste, mais si je tirais à pile ou face, elle ne me présentait jamais que le même visage impassible. Au matin, très tôt, je payai ma note et pris le premier train pour le Sud. Les Français devaient réserver leurs places des jours, voire des semaines à l'avance; mais les compartiments pour Allemands étaient toujours à moitié vides. Je descendis jusqu'à Marseille, à la limite de la zone allemande. Le train s'arrêtait fréquemment; dans les gares, tout comme en Russie, des paysannes se pressaient pour proposer aux passagers des aliments, œufs durs, cuisses de poulets, pommes de terre bouillies et salées; et lorsque j'avais faim, je prenais quelque chose au hasard, par la fenêtre. Je ne lisais pas, je regardais distraitement défiler le paysage et agaçais mes phalanges écorchées, ma pensée errait, détachée du passé comme du présent. À Marseille, je me rendis à la Gestapostette pour me renseigner sur les conditions de passage en zone italienne. Un jeune Obersturmführer me reçut: «Les relations sont un peu délicates, en ce moment. Les Italiens manquent de compréhension en ce qui concerne nos efforts pour résoudre la question juive. Leur zone est devenue un véritable paradis pour Juifs. Quand on leur a demandé d'au moins les interner, ils les ont logés dans les meilleures stations de ski des Alpes». Mais je n'avais cure des problèmes de cet Obersturmführer. Je lui expliquai ce que je voulais: il prit un air inquiet mais je l'assurai que je le déchargeais de toute responsabilité. Finalement, il accepta de me rédiger une lettre demandant aux autorités italiennes de faciliter mes déplacements pour raisons personnelles. Il se faisait tard et je pris une chambre pour la nuit, sur le Vieux Port. Le lendemain matin, je montai dans un autocar à destination de Toulon; à la ligne de démarcation, les bersaglieri, avec leurs grotesques chapeaux à plumes, nous firent passer sans contrôle. À Toulon, je changeai de car, puis de nouveau à Cannes; enfin, dans l'après-midi, j'arrivai à Antibes. L'autocar me laissa sur la grande place; mon sac sur l'épaule, je contournai le port Vauban, passai la masse trapue du fort Carré, et commençai à remonter la route du bord de mer. Une petite brise salée venait de la baie, des vaguelettes léchaient la bande de sable, le cri des mouettes résonnait par-dessus le ressac et le bruit des rares véhicules; à part quelques soldats italiens, la plage était déserte. Avec mon costume civil, personne ne faisait attention à moi: un policier italien me héla, mais pour me demander du feu. La maison se trouvait à quelques kilomètres du centre. Je marchais posément, je ne me sentais pas pressé; la vue et l'odeur de la Méditerranée me laissaient indifférent, mais je ne ressentais plus aucune angoisse, je restais calme. J'arrivai enfin au chemin de terre battue qui menait à la propriété. Le petit vent courait dans les branches des pins parasols, le long du chemin, et leur odeur se mêlait à celle de la mer. La grille, à la peinture écaillée, était entrouverte. Une longue allée coupait à travers un beau parc planté de pins noirs; je ne la suivis pas, je me glissai le long de l'intérieur du mur vers le fond du parc; là, je me déshabillai et passai mon uniforme. Il était un peu froissé d'être resté plié dans mon sac de voyage, je le lissai de la main, cela irait. Le sol sablonneux, entre les arbres espacés, était tapissé d'aiguilles de pin; par-delà les longs troncs élancés, on apercevait le flanc ocre de la maison, avec la terrasse; le soleil, derrière le mur d'enceinte, brillait à travers les crêtes ondulantes des arbres, confusément. Je revins vers la grille et remontai l'allée; à la porte principale, je sonnai. Je perçus comme un rire étouffé sur ma droite, parmi les arbres: je regardai, mais ne vis rien. Puis une voix d'homme appela de l'autre côté de la maison: «Ohé! Par ici». Je reconnus tout de suite la voix de Moreau. Il attendait devant l'entrée du salon, sous la terrasse, une pipe éteinte à la main; il portait un vieux gilet tricoté et un nœud papillon, et me parut lamentablement vieux. Il fronça les sourcils en voyant mon uniforme: «Que voulez-vous? Qui cherchez-vous?» J'avançai en ôtant ma casquette: «Vous ne me reconnaissez pas?» Il écarquilla les yeux et sa bouche s'ouvrit; puis il fit un pas en avant et me serra vigoureusement la main, en me tapant sur l'épaule. «Bien sûr, bien sûr!» Il recula de nouveau et me contempla, gêné: «Mais qu'est-ce que c'est que cet uniforme?» – «Celui sous lequel je sers». Il se retourna et appela dans la maison: «Héloïse! Viens voir qui est là!» Le salon était plongé dans la pénombre; je vis une forme s'avancer, légère, grise; puis une vieille femme apparut derrière Moreau et me contempla en silence. C'était donc ça, ma mère? «Ta sœur nous a écrit que tu as été blessé, dit-elle enfin. Tu aurais pu nous écrire aussi. Tu aurais au moins dû nous prévenir que tu arrivais». Sa voix, en comparaison de son visage jauni et de ses cheveux gris sévèrement tirés en arrière, semblait encore jeune; mais pour moi, c'était comme si les temps les plus anciens se mettaient à parler, d'une voix immense qui me rapetissait, me réduisait presque à rien, malgré la protection de mon uniforme, talisman dérisoire. Moreau dut s'apercevoir de mon trouble: «Bien entendu, fit-il rapidement, nous sommes contents de te voir. Tu es toujours chez toi, ic i». Ma mère me fixait encore avec un air énigmatique. «Eh bien, avance, prononça-t-elle enfin. Viens embrasser ta mère». Je posai mon sac, allai jusqu'à elle, et, me penchant, l'embrassai sur la joue. Puis je la pris dans mes bras et la serrai contre moi. Je la sentis se raidir; elle était comme une branche dans mes bras, un oiseau que j'aurais facilement pu étouffer. Ses mains montèrent et se posèrent sur mon dos. «Tu dois être fatigué. Viens, on va t'installer». Je la lâchai et me redressai. De nouveau, derrière moi, j'entendis un léger rire. Je me retournai et vis deux petits jumeaux identiques, habillés en culottes courtes et en vestes assorties, qui, debout l'un à côté de l'autre, me fixaient avec de grands yeux curieux et amusés. Ils devaient avoir sept ou huit ans. «Qui êtes-vous?» leur demandai-je. – «Les enfants d'une amie, répondit ma mère. Nous les gardons pour le moment». L'un d'eux leva la main et me désigna d'un doigt:
«Et lui, c'est qui?» – «C'est un Allemand, dit l'autre. Tu ne vois pas?» – «C'est mon fils, déclara ma mère. Il s'appelle Max. Venez dire bonjour». – «Votre fils est un soldat allemand, tante?» demanda le premier. – «Oui. Serrez-lui la main». Ils hésitèrent, puis avancèrent ensemble et me tendirent leurs petites mains «Comment vous appelez-vous?» demandai-je. Ils ne répondirent pas. «Je te présente Tristan et Orlando, dit ma mère. Mais je les confonds toujours. Eux, ils adorent se faire passer l'un pour l'autre. On n'est jamais très sûr». – «C'est parce qu'il n'y a pas de différence entre nous, tante, dit l'un des petits. Un nom suffirait pour les deux». – «Je vous préviens, dis-je, je suis policier. Pour nous, les identités sont très importantes». Leurs yeux s'agrandirent: «Oh, chic», dit l'un. – «Vous êtes venu arrêter quelqu'un?» demanda l'autre. – «Peut-être», dis-je. – «Arrête de raconter des bêtises», dit ma mère. Elle m'installa dans ma vieille chambre: mais il n'y avait là plus rien qui pût m'aider à reconnaître ma chambre. Mes affiches, les quelques affaires laissées là avaient disparu; on avait changé le lit, la commode, le papier peint. «Où sont mes affaires?» demandai-je. – «Au grenier, répondit-elle. J'ai tout gardé. Tu pourras aller voir après». Elle me regardait, les deux mains posées devant elle sur sa robe.
«Et la chambre d'Una?» continuai-je. – «Pour le moment, on y a installé les jumeaux». Elle sortit et j'allai dans la grande salle de bains me rincer le visage et la nuque. Puis je revins dans la chambre et me changeai de nouveau, rangeant mon uniforme dans le placard. En sortant, j'hésitai un instant devant la porte d'Una, puis continuai mon chemin. Je passai sur la terrasse. Le soleil baissait derrière les grands pins, projetant de longues ombres à travers le parc, déposant une belle et riche teinte safranée sur les murs de pierre de la maison. Je vis passer les jumeaux: ils couraient sur le gazon, puis disparurent dans les arbres. Un jour, de cette terrasse, fâché pour une broutille, j'avais tiré une flèche (à pointe mouchetée, quand même) sur ma sœur, la visant au visage; elle l'avait frappée juste au-dessus de l'œil, manquant de l'aveugler. À y réfléchir, il me semblait que j'avais ensuite été sévèrement puni par mon père: s'il se trouvait encore là, c'est que l'incident s'était passé à Kiel, et non ici Mais à Kiel il n'y avait pas de terrasse à notre maison, et je croyais nettement me souvenir, en relation avec ce geste, des gros pots de fleurs en grès dispersés autour de l'aire en gravier où Moreau et ma mère venaient de m'accueillir. Je ne m'y retrouvais plus et, contrarié par cette incertitude, je fis demi-tour et rentrai dans la maison. Je me promenai dans les couloirs, humant l'odeur de cire des boiseries, ouvrant des portes au hasard. Peu de choses, à part ma chambre, paraissaient avoir changé. Je parvins au pied de l'escalier qui montait au grenier; là aussi, j'hésitai, puis je fis demi-tour. Je descendis le grand escalier de l'entrée et sortis par la porte principale. Quittant rapidement l'allée, je pénétrai de nouveau sous les arbres, effleurant leurs troncs gris et rugueux, les coulées de sève durcie mais encore épaisse, collante, et décochant des coups de pied dans les pommes de pin tombées au sol. L'odeur aiguë, enivrante du pin embaumait l'air, je voulais fumer mais y renonçai pour continuer à sentir. Là, le sol était nu, sans herbe, sans buissons, sans fougères: pourtant, cela me ramenait puissamment à la mémoire la forêt, près de Kiel, où je jouais à mes curieux jeux d'enfant. Je cherchai à m'adosser à un arbre, mais le tronc était poisseux, et je restai là debout, les bras ballants, virevoltant follement dans mes pensées. Le dîner se passa en paroles brèves, contraintes, presque perdues dans le cliquetis des couverts et des plats. Moreau se plaignait de ses affaires et des Italiens, et insistait pathétiquement sur ses bons rapports avec l'administration économique allemande, à Paris. Il essayait de mener une conversation, et moi, de mon côté, poliment, je le harcelais de petites pointes agressives. «Ton grade, là, sur ton uniforme, qu'est-ce que c'est?» me demanda-t-il. – «SS-Sturmbannführer. C'est l'équivalent d'un major, dans votre armée». – «Ah, major, ça c'est bien, tu as pris du grade, félicitations». En retour, je lui demandai où il avait servi, avant juin 40; sans s'apercevoir du ridicule, il lança les bras au ciel: «Ah, mon garçon! J'aurais bien voulu servir. Mais on ne m'a pas pris, on a dit que j'étais trop vieux. Bien sûr, s'empressa-t-il d'ajouter, les Allemands nous ont battus loyalement Et j'approuve tout à fait la politique de collaboration du Maréchal». Ma mère ne disait rien; elle suivait ce petit jeu avec des yeux alertes. Les jumeaux mangeaient joyeusement; mais de temps en temps ils changeaient entièrement d'expression, comme si un voile de gravité descendait sur eux. «Et vos amis juifs, là? Comment s'appelaient-ils? Les Benahum, je crois. Que sont-ils devenus?» Moreau rougit. «Ils sont partis, répondit sèchement ma mère. En Suisse». – «Ça a dû être gênant pour vos affaires, continuai-je à l'intention de Moreau. Vous étiez associés, non?» – «J'ai racheté sa part», dit Moreau. – «Ah, très bien. À un prix juif, ou un prix aryen? J'espère que vous ne vous êtes pas fait avoir». – «Ça suffit, dit ma mère. Les affaires d'Aristide ne te concernent pas. Raconte-nous plutôt tes expériences. Tu étais en Russie, c'est ça?» – «Oui, fis-je, subitement humilié. Je suis allé combattre le Bolchevisme». – «Ah! Ça c'est louable», commenta sentencieusement Moreau. – «Oui, mais les Rouges avancent, maintenant», dit ma mère. – «Oh, ne t'inquiète pas! s'exclama Moreau. Ils n'arriveront pas jusqu'ici». – «Nous avons eu des revers, dis-je. Mais c'est temporaire. Nous préparons de nouvelles armes. Et nous les écraserons». – «Excellent, excellent, souffla Moreau en hochant la tête. J'espère que vous vous occuperez des Italiens, après». -»Les Italiens sont nos frères de combat de la première heure, rétorquai-je. Lorsque la nouvelle Europe se fera, ils seront les premiers à avoir leur part.» Moreau prit cela très au sérieux et se fâcha: «Ce sont des lâches! Ils nous ont déclaré la guerre alors qu'on était déjà battus, pour pouvoir nous piller. Mais je suis certain que Hitler respectera l'intégrité de la France. On dit qu'il admire le Maréchal». Je haussai les épaules: «Le Führer traitera la France comme elle le mérite». Moreau devint tout rouge. «Max, ça suffit, dit de nouveau ma mère. Prends du dessert». Après le dîner, ma mère me fit monter dans son boudoir. C'était une pièce contiguë à sa chambre, qu'elle avait décorée avec goût; personne n'y entrait sans son autorisation. Elle n'y alla pas par quatre chemins. «Qu'est-ce que tu es venu faire ic i? Je te préviens, si c'est juste pour nous embêter, ce n'était pas la peine». De nouveau, je me sentais rapetisser; devant cette voix impérieuse, ces yeux froids, je perdais tous mes moyens, je redevenais un enfant craintif, plus petit que les jumeaux. Je tentai de me maîtriser, mais c'était peine perdue. «Non, parvins-je à articuler, je voulais vous voir, c'est tout. J'étais en France pour mon travail, et j'ai pensé à vous. Et puis, j'ai failli être tué, tu sais, maman. Je ne survivrai peut-être pas à cette guerre. Et nous avons tant de choses à réparer». Elle s'adoucit un peu et me toucha le dos de la main, du même geste que ma sœur: doucement, j'ôtai ma main, mais elle ne sembla pas le remarquer. «Tu as raison. Tu aurais pu écrire, tu sais; ça ne t'aurait rien coûté. Je sais que tu désapprouves mes choix. Mais disparaître comme ça, quand on est l'enfant de quelqu'un, ça ne se fait pas. C'est comme si on était mort. Tu peux le comprendre?» Elle réfléchit, puis continua, en se hâtant, comme si le temps allait lui manquer. «Je sais que tu m'en veux à cause de la disparition de ton père. Mais c'est à lui que tu dois en vouloir, pas à moi. Il m'a abandonnée avec vous, il m'a laissée seule; pendant plus d'un an, je n'ai pas dormi, ta sœur me réveillait toutes les nuits, elle pleurait dans ses cauchemars. Toi tu ne pleurais pas mais c'était presque pire. J'ai dû m'occuper de vous seule, vous nourrir, vous habiller, vous éduquer. Tu ne peux pas imaginer comme c'était dur. Alors, lorsque j'ai rencontré Aristide, pourquoi est-ce que j'aurais dit non? C'est un homme bon, il m'a aidée. Qu'est-ce que je devais faire, selon toi? Ton père, où était-il? Même quand il était encore là il n'était jamais là. C'est moi qui devais tout faire, vous torcher, vous laver, vous nourrir. Ton père, il passait vous voir un quart d'heure par jour, il jouait un peu avec vous, puis il retournait à ses livres ou à son travail. Mais c'est moi que tu hais». L'émotion me nouait la gorge: «Mais non, maman. Je ne te hais pas». – «Si, tu me hais, je le sais, je le vois. Tu es venu dans cet uniforme pour me dire combien tu me hais.» – «Pourquoi mon père est-il parti?» Elle inspira longuement: «Ça, personne ne le sait, sauf lui. Peut-être par ennui, tout simplement». – «Je ne le crois pas! Qu'est-ce que tu lui as fait?» – «Je ne lui ai rien fait, Max. Je ne l'ai pas chassé. Il est parti, c'est tout. Peut-être que je le fatiguais. Peut-être que c'est vous qui le fatiguiez». L'angoisse me gonflait le visage: «Non! C'est impossible. Il nous aimait!» – «Je ne sais pas s'il a jamais su ce qu'aimer veut dire, répondit-elle avec une grande douceur. S'il nous avait aimés, s'il vous avait aimés, il aurait au moins écrit. Ne serait-ce que pour dire qu'il ne reviendrait pas. Il ne nous aurait pas tous laissés dans le doute, dans l'angoisse». – «Tu l'as fait déclarer mort». – «Je l'ai fait en grande partie pour vous. Pour protéger vos intérêts. Il n'a jamais donné signe de vie, il n'a jamais touché à son compte en banque il a laissé toutes ses affaires en plan, j'ai dû tout régler, les comptes étaient bloqués, j'ai eu beaucoup de mal. Et je ne voulais pas que vous soyez dépendants d'Aristide. L'argent avec lequel tu es parti en Allemagne, tu crois qu'il venait d'où? C'était son argent, tu le sais bien, et tu l'as pris et tu t'en es servi. Sans doute est-il vraiment mort, quelque part». – «C'est comme si tu l'avais tué». Mes paroles la faisaient souffrir, je le voyais, mais elle restait calme. «Il s'est tué lui-même, Max. C'était son choix. Cela, tu dois le comprendre».
Mais je ne voulais pas le comprendre. Cette nuit-là, je tombai dans le sommeil comme dans une eau sombre, épaisse, agitée, mais sans rêves. Le rire des jumeaux, montant du parc, me réveilla. Il faisait jour, le soleil brillait par les fentes des volets. En me lavant et m'habillant, je songeais aux paroles de ma mère. L'une d'elles m'avait péniblement frappé: mon départ de France, ma rupture avec ma mère, tout cela en effet avait été rendu possible par l'héritage de mon père, un petit capital qu'Una et moi-même devions nous partager à notre majorité. Or je n'avais jamais, à cette époque, fait le lien entre les démarches si odieuses de ma mère et cet argent qui m'avait permis de m'affranchir d'elle. J'avais longuement préparé ce départ. Dans les mois qui avaient suivi l'émeute de février 1934, j'avais pris contact avec le Dr. Mandelbrod pour lui demander assistance et soutien; et, comme je l'ai dit, il me les avait fournis généreusement; à mon anniversaire, tout était organisé. Ma mère et Moreau montèrent à Paris pour les formalités concernant mon héritage: au dîner, les papiers du notaire en poche, je leur annonçai ma décision de quitter l'ELSP pour l'Allemagne. Moreau avait ravalé sa colère et était resté silencieux tandis que ma mère tentait de me raisonner. Dans la rue, Moreau s'était tourné vers ma mère: «Tu ne vois pas que c'est devenu un petit fasciste, ton fils? Qu'il aille défiler au pas de l'oie, si ça lui plaît». J'étais trop heureux pour me fâcher, et ie les quittai sur le boulevard Montparnasse. Il avait fallu neuf ans et la guerre pour que je les revoie.
En bas, je trouvai Moreau assis sur une chaise de jardin, dans un carré de soleil, devant la porte vitrée du salon. Il faisait assez frais. «Bonjour, me dit-il de son air rusé. Bien dormi» – «Oui, merci. Ma mère est levée?» – «Elle est réveillée, mais elle se repose encore. Il y a du café et des tartines, sur la table». -
«Merci». J'allai me servir puis revins près de lui, une tasse de café à la main. Je regardai le parc. Je n'entendais plus les jumeaux. «Où sont les petits?» demandai-je à Moreau. – «À l'école. Ils reviennent dans l'après-midi» Je bus un peu de café. «Tu sais, reprit-il, ta mère est contente que tu sois venu». -
«Oui, c'est possible», dis-je. Mais il continuait placidement sa pensée: «Tu devrais écrire plus souvent. Les temps vont être durs. Tout le monde va avoir besoin de la famille. La famille, c'est la seule chose sur laquelle on peut compter». Je ne dis rien, je le regardais distraitement; lui contemplait le jardin. «Tiens, le mois prochain, c'est la Fête des mères. Tu pourrais lui envoyer tes vœux». – «Qu'est-ce que c'est que cette fête?» Il me jeta un coup d'œil interloqué: «C'est le Maréchal qui l'a instituée, il y a deux ans. Pour honorer la Maternité. C'est en mai, cette année ça tombe le 30». Il me regardait toujours: «Tu pourrais envoyer une carte». – «Oui, j'essayerai.» Il se tut et se retourna vers le jardin. «Si tu as le temps, dit-il au bout d'un long moment, est-ce que tu pourrais aller couper du bois dans la remise, pour le fourneau? Je me fais vieux». Je le regardai de nouveau, tassé sur sa chaise: en effet, il avait vieilli. «Si vous voulez», répondis-je. Je retournai dans la maison, posai la tasse vide sur la table, grignotai une biscotte et montai à l'étage; cette fois, j'allai droit au grenier. Je fermai la trappe derrière moi et marchai doucement entre les meubles et les caisses, faisant craquer les lattes du plancher sous mes pas. Mes souvenirs se dressaient autour de moi, devenus tactiles avec l'air, l'odeur, la lumière, la poussière: et je plongeai dans ces sensations comme j'avais plongé dans la Volga, avec un abandon total. Il me semblait apercevoir l'ombre de nos corps dans les recoins, l'éclat de nos peaux blanches. Puis je me secouai et trouvai les cartons contenant mes affaires. Je les traînai dans un grand espace vide, près d'un pilier, m'accroupis et commençai à fouiller. Il y avait là des voitures en étain, des carnets de notes et des cahiers de cours, des livres de jeunesse, des photographies dans des enveloppes épaisses, d'autres enveloppes encore, scellées, contenant des lettres de ma sœur, tout un passé, étranger et brutal. Je n'osais pas regarder les photos, ouvrir les enveloppes, je sentais croître en moi une terreur animale; même les objets les plus anodins, les plus innocents, portaient l'empreinte du passé, de ce passé-là, et le fait même de ce passé me glaçait jusqu'à la moelle; chaque objet nouveau, mais si familier, m'inspirait un mélange de répulsion et de fascination, comme si j'avais tenu entre mes mains une mine amorcée. Pour me calmer je détaillai les livres: c'était la bibliothèque de n'importe quel adolescent de mon époque, Jules Verne, Paul de Kock, Hugo, Eugène Sue, les Américains E.R. Burroughs et Marc Twain, les aventures de Fantômas ou de Rouletabille, des récits de voyage, quelques biographies de grands hommes. L'envie me prit d'en relire quelques-uns et, après réflexion, je mis de côté les trois premiers volumes de la série martienne de Burroughs, ceux qui avaient excité mes fantaisies dans la salle de bains de l'étage, curieux de voir s'ils répondraient encore à l'intensité de mes souvenirs. Puis je revins aux enveloppes scellées. Je les soupesai, les retournai entre mes doigts. Au début, après le scandale et notre envoi au collège, ma sœur et moi avions encore le droit de nous écrire; quand je recevais une de ses lettres, je devais l'ouvrir devant l'un des curés et la lui donner à lire avant de pouvoir le faire moi-même; elle aussi, je m'imagine, devait faire de même de son côté. Ses lettres, curieusement rédigées à la machine à écrire, étaient longues, édifiantes et solennelles: Mon cher frère: Tout va bien ici, on me traite avec douceur. Je m'éveille à un renouveau spirituel, etc. Mais la nuit, je m'enfermai dans les W-C avec un morceau de bougie, tremblant d'angoisse et d'excitation, et je tenais la lettre au-dessus de la flamme jusqu'à ce qu'apparaisse un second message, griffonné entre les lignes avec du lait: AU SECOURS! SORS-MOI D'ICI, JE T'EN SUPPLIE! Nous avions eu cette idée en lisant, en cachette bien entendu, une vie de Lénine, trouvée chez un bouquiniste, près de la mairie. Ces messages désespérés me jetèrent dans la panique et je décidai de m'enfuir et de la sauver. Mais ma tentative était mal préparée, je fus vite repris. On me punit sévèrement, j'eus droit à la canne et à une semaine au pain sec, et les exactions des garçons plus âgés ne firent qu'empirer, mais tout ça m'était égal; seulement, on m'avait interdit de recevoir des lettres, et cela me plongeait dans la rage et le désespoir. Je ne savais même plus si j'avais conservé ces dernières missives, si elles aussi se trouvaient dans ces enveloppes; et je ne souhaitais pas les ouvrir pour vérifier. Je rangeai tout dans les cartons, pris les trois livres, et redescendis.
Poussé par une force muette, j'entrai dans l'ancienne chambre d'Una. Il y avait là maintenant un lit double, en bois peint en rouge et bleu, et des jouets bien alignés, parmi lesquels je reconnus avec colère certains des miens. Tous les vêtements étaient pliés et rangés dans des tiroirs et dans la penderie. Je fouillai rapidement à la recherche d'indices, de lettres, mais ne trouvai rien. Le nom de famille inscrit sur les carnets de notes m'était inconnu, et paraissait aryen. Ces carnets de notes remontaient à quelques années: ainsi, cela faisait un bon moment qu'ils vivaient là. J'entendis ma mère derrière moi: «Qu'est-ce que tu fais?» – «Je regarde», dis-je sans me retourner. – «Tu ferais mieux de descendre et d'aller couper le bois comme Aristide te l'a demandé. Je vais préparer à manger». Je me retournai; elle se tenait sur le pas de la porte, sévère, impassible. «Ces enfants, qui sont-ils?» – «Je te l'ai dit: les enfants d'une amie proche. Nous les avons recueillis quand elle a été incapable de s'en occuper. Ils n'avaient pas de père». – «Ils sont là depuis quand?» – «Depuis un certain temps. Toi aussi, tu es parti depuis un certain temps, mon petit». Je regardai autour de moi, puis la contemplai de nouveau: «Ce sont des petits Juifs, c'est ça? Avoue-le. Ils sont juifs, hein?» Elle ne se laissa pas démonter: «Cesse de déraisonner. Ce ne sont pas des Juifs. Si tu ne me crois pas, tu n'as qu'à aller les voir quand ils prennent leur bain. C'est comme ça que vous faites, non?» – «Oui. Parfois c'est comme ça qu'on fait». – «De toute façon, si c'était des Juifs, ça changerait quoi? Que leur ferais-tu?» – «Je ne leur ferais rien du tout». – «Qu'en faites-vous, des Juifs? continua-t-elle. On raconte toute sorte d'horreurs. Même les Italiens disent que ce n'est pas acceptable, ce que vous faites». Je me sentis soudainement vieux, fatigué: «On les envoie travailler, à l'Est. Ils construisent des routes, des maisons, ils travaillent dans des usines». Elle n'en démordait pas: «Les enfants aussi, vous les envoyez construire des routes? Vous prenez aussi les enfants, non?» – «Les enfants, ils vont dans des camps spéciaux. Ils restent avec les mères qui ne peuvent pas travailler.» – «Pourquoi faites-vous ça?» Je haussai les épaules: «Il fallait bien que quelqu'un le fasse. Les Juifs sont des parasites, des exploiteurs: maintenant, ils servent ceux qu'ils ont exploit tés. Les Français, je te signale, nous aident bien: en France, c'est la police française qui les arrête et qui nous les remet. C'est la loi française qui en décide. Un jour, l'histoire jugera que nous avons eu raison». – «Vous êtes complètement fous. Va couper le bois». Elle fit demi-tour et se dirigea vers l'escalier de service. J'allai ranger les trois livres de Burroughs dans mon sac, puis je me rendis à la remise. J'ôtai ma veste, pris la hache, posai une bûche sur le billot, et commençai à couper. C'était assez difficile, je n'avais pas l'habitude de ce genre de travail, je dus m'y reprendre à plusieurs reprises. En coupant, je songeai aux paroles de ma mère; ce n'était pas son manque de compréhension politique qui me travaillait, c'était le regard qu'elle portait sur moi: que voyait-elle, lorsqu'elle me regardait? J'éprouvais à quel point je peinais sous le poids du passé, des blessures reçues ou imaginées, des fautes irréparables, de l'irrémédiabilité du temps. Se débattre ne servait à rien. Lorsque j'eus découpé quelques bûches j'empilai les morceaux sur mes bras et les portai à la cuisine. Ma mère pelait des pommes de terre. Je posai le bois sur le tas, près du fourneau, et ressortis sans un mot en couper encore. Je fis ainsi plusieurs trajets. En travaillant, je pensais: au fond, le problème collectif des Allemands, c'était le même que le mien; eux aussi, ils peinaient à s'extraire d'un passé douloureux, à en faire table rase pour pouvoir commencer des choses neuves. C'est ainsi qu'ils en étaient venus à la solution radicale entre toutes, le meurtre, l'horreur pénible du meurtre.
Mais le meurtre était-il une solution? Je pensais aux nombreuses conversations que j'avais eues à ce sujet: en Allemagne, je n'étais pas le seul à douter. Et si le meurtre n'était pas une solution définitive, et si au contraire ce nouveau fait, encore moins réparable que les précédents, ouvrait à son tour de nouveaux abîmes? Alors, que restait-il comme issue? Dans la cuisine, je m'aperçus que j'avais gardé la hache. La pièce était vide: ma mère devait se trouver au salon. Je regardai le tas de bois, il semblait y en avoir assez. J'étais en nage; je posai la hache dans le coin, à côté du bois, et montai me laver et changer de chemise. Le repas se déroula dans un silence morne. Les jumeaux déjeunaient à l'école, nous n'étions que trois. Moreau tentait de commenter les dernières nouvelles – les Anglo-Américains avançaient rapidement sur Tunis; à Varsovie, des troubles avaient éclaté – mais je gardais obstinément le silence. Je le regardais, je me disais: C'est un homme rusé, il doit aussi garder le contact avec les terroristes, les aider un peu; si les choses empirent, il dira qu'il a toujours été de leur côté, qu'il n'a travaillé avec les Allemands que comme couverture. Quoi qu'il se passe, il saura faire son nid, ce vieux lion lâche et édenté. Même si les jumeaux n'étaient pas juifs, j'étais certain qu'il avait caché des Juifs: trop belle occasion, à si peu de frais (avec les Italiens, il ne risquait rien), de se donner un alibi pour la suite. Mais, venait alors cette pensée rageuse, nous lui montrerons, à lui et à ses semblables, ce que l'Allemagne a dans le ventre; nous ne sommes pas encore à terre. Ma mère aussi se taisait. Après le repas je déclarai que j'allais me promener. Je traversai le parc, passai la grille toujours entrebâillée et descendis jusqu'à la plage. Dans le chemin l'odeur de sel de la mer venait se mêler fortement à celle des pins, et de nouveau le passé se levait en moi, le passé heureux qui avait baigné dans ces odeurs, le passé malheureux aussi. À la plage, je pris à droite, vers le port et la ville. Au pied du fort Carré, sur une bande de terre surplombant la mer et entourée de pins parasols, s'étendait un terrain de sport où des enfants jouaient au ballon. Petit, j'étais un enfant chétif, je n'aimais pas le sport, je préférais lire; mais Moreau, qui me trouvait malingre, avait conseillé à ma mère de m'inscrire à un club de football; ainsi, j'avais moi aussi joué sur ce terrain. Ce ne fut pas un grand succès. Comme je n'aimais pas courir, on m'institua gardien de but; un jour, un autre enfant m'envoya le ballon si fort dans la poitrine que je fus projeté au fond de la cage. Je me souviens d'être resté couché là, regardant à travers le filet de la cage les têtes des pins agités dans la brise, jusqu'à ce que le moniteur vienne enfin voir si j'avais été assommé. Un peu plus tard eut lieu notre premier match contre un autre club. Le capitaine de l'équipe ne voulait pas que je joue; enfin, à la deuxième mi-temps, il me laissa sortir sur le terrain. Je me retrouvai, je ne sais trop comment, avec le ballon dans les pieds et me mis à courir vers le but. Devant moi, le terrain vide s'ouvrait grand, les spectateurs hurlaient, sifflaient, je ne voyais plus rien sauf ce but, le gardien impuissant qui s'efforçait de m'arrêter en agitant les bras, je triomphais de tout et je marquai, mais c'était le goal de ma propre équipe: dans les vestiaires, je fus roué de coups par les autres garçons, et je laissai là le football. Passé le fort s'incurve le port Vauban, une grande crique naturelle aménagée, où clapotaient des barques de pêche et des avisos de la marine italienne. Je m'assis sur un banc et allumai une cigarette, regardant les mouettes tournoyer autour des bateaux de pêche. Là aussi, j'étais souvent venu. Il y avait eu une promenade, en 1930, juste avant mon baccalauréat, durant les vacances de Pâques. Cela faisait près d'un an que j'évitais Antibes, depuis le mariage de ma mère avec Moreau, mais ces vacances-là, elle usa d'un tour adroit: elle m'écrivit, sans aucune allusion à ce qui s'était passé, ni à ma lettre d'injures, pour me dire qu'Una rentrait pour les fêtes et serait ravie de me revoir. Cela faisait trois ans que l'on nous gardait séparés: Les salauds, me dis-je, mais je ne pouvais pas refuser, et ils s'en doutaient bien. Nos retrouvailles furent embarrassées, nous parlions peu; bien entendu ma mère et Moreau ne nous laissaient pratiquement jamais seuls. À mon arrivée, Moreau m'avait pris par le bras: «Pas de cochonneries, hein? Je t'ai à l'œil». Pour lui, bourgeois épais qu'il était, il semblait évident que je l'avais séduite. Je ne dis rien, mais lorsqu'elle fut enfin là, je sus que je l'aimais plus que jamais. Quand, au milieu du salon, elle me frôla en passant, le dos de sa main touchant la mienne pendant une fraction de seconde, ce fut comme si un choc électrique me rivait au plancher, je dus me mordre la lèvre pour ne pas crier. Et puis nous étions allés nous promener autour du port. Notre mère et Moreau marchaient devant nous, là, à quelques pas de l'endroit où je me tenais assis et me remémorais ce moment; je parlai à ma sœur de mon école, des prêtres, de la corruption et des mœurs dépravées de mes camarades de classe. Je lui dis aussi que j'étais allé avec des garçons. Elle sourit doucement et me donna un rapide baiser sur la joue. Ses propres expériences n'avaient pas été trop dissemblables, même si la violence restait plus morale que physique. Les bonnes sœurs, me déclara-t-elle, étaient toutes névrosées, inhibées et frigides. Je ris et lui demandai où elle avait appris ces mots; les petites filles en pension, me répondit-elle avec un léger rire de joie, ne soudoyaient plus les concierges pour qu'ils leur passent en cachette des volumes de Voltaire et de Rousseau, mais plutôt Freud, Spengler et Proust, et si je ne les avais pas encore lus, il était grand temps de m'y mettre. Moreau s'arrêta pour nous acheter des cornets. Mais lorsqu'il eut rejoint notre mère, nous reprîmes la conversation: cette fois, je parlai de notre père. «Il n'est pas mort», chuchotai-je avec passion. – «Je sais, dit-elle. Et même s'il l'est, ce n'est pas à eux de l'enterrer». – «Ce n'est pas une question d'enterrement. C'est comme s'ils l'avaient assassiné. Assassiné avec du papier. Quelle ignominie! Pour leurs désirs honteux». – «Tu sais, dit-elle alors, je crois qu'elle l'aime». – «Je m'en fous! sifflai-je. Elle a épousé notre père et elle est sa femme. La vérité, c'est ça. Un juge ne peut rien y changer». Elle s'arrêta et me regarda: «Tu as sans doute raison». Mais déjà notre mère nous appelait et nous avancions vers elle, léchant nos cornets de glace à la vanille.
En ville, je pris un verre de blanc à un comptoir, je pensais toujours à ces choses, et je me dis que j'avais vu ce que j'étais venu voir, même si je ne savais toujours pas ce que c'était; déjà, je songeais à partir. Je passai au guichet, près de l'arrêt des cars, et achetai un billet pour le lendemain, à destination de Marseille; à la gare, juste à côté, on me vendit le billet de train pour Paris, la correspondance était rapide, j'y serais avant le soir. Puis je rentrai chez ma mère. Le parc, autour de la maison, s'étendait tranquille et silencieux, parcouru par la douce rumeur des aiguilles caressées par la brise de mer. La porte vitrée du salon était restée ouverte: je m'approchai et appelai, mais personne ne répondit. Peut-être, me dis-je, font-ils la sieste. Moi aussi je me sentais fatigué, c'était sans doute le vin et le soleil; je contournai la maison et montai par l'escalier principal, sans rencontrer personne. Ma chambre était sombre, fraîche. Je me couchai et m'endormis. Lorsque je me réveillai la lumière avait changé, il faisait très sombre: sur le pas de ma porte, je distinguai les deux jumeaux, debout côte à côte, qui me regardaient fixement de leurs grands yeux ronds. «Qu'est-ce que vous voulez?» demandai-je. À ces mots, ils reculèrent d'un même pas et filèrent J'entendais leurs petits pas résonner sur le plancher puis dévaler le grand escalier. La porte principale claqua et ce fut de nouveau le silence. Je m'assis sur le rebord du lit et me rendis compte que j'étais nu; pourtant, je n'avais aucun souvenir de m'être relevé pour me déshabiller. Mes doigts blessés me faisaient mal et je les suçai distraitement. Puis je tournai le commutateur de la lampe, et, clignant des yeux, cherchai l'heure: ma montre, sur la table de nuit, s'était arrêtée. Je regardai autour de moi mais ne vis pas mes vêtements. Où donc avaient-ils bien pu passer? Je pris du linge frais dans mon sac et sortis mon uniforme du placard. Ma barbe râpait un peu mais je décidai de me raser plus tard et m'habillai. Je descendis par l'escalier de service. La cuisine était vide le fourneau froid. J'allai à l'entrée des fournisseurs. dehors, du côté de la mer, l'aube commençait à poindre et rosissait à peine le bas du ciel. Curieux que les jumeaux soient levés si tôt, me dis-je. Avais-je donc dormi pendant le dîner? Je devais être plus fatigué que je ne le pensais. Mon car partait de bonne heure, il fallait que je me prépare. Je fis demi-tour en fermant la porte, montai les trois marches qui menaient au salon et y entrai, me dirigeant à tâtons vers la porte vitrée. Dans la pénombre je butai sur quelque chose de mou, couché sur le tapis. Ce contact me glaça. Je reculai jusqu'au commutateur du lustre, passai la main derrière moi sans me retourner, et le tournai. La lumière jaillit de plusieurs lampes, vive, crue, presque blafarde.
Je regardai la forme que j'avais heurtée: c'était un corps, comme je l'avais instinctivement senti, et maintenant je vis que le tapis était imbibé de sang, que je marchais dans une mare de sang qui débordait du tapis et s'étalait sur les dalles de pierre, sous la table et jusqu'à la porte vitrée. L'horreur, l'effroi me donnaient une envie panique de fuir, de me cacher dans un endroit obscur; je fis un effort pour me maîtriser et dégainai mon arme de poing, accrochée à mon ceinturon. Je cherchai du doigt à défaire le cran de sûreté. Puis je m'approchai du corps. Je voulais éviter de marcher dans le sang mais c'était impossible. Lorsque je fus plus près je constatai qu'il s'agissait, mais cela je le savais déjà, de Moreau, la poitrine défoncée, le cou à moitié tranché, les yeux encore ouverts. La hache que j'avais laissée à la cuisine gisait dans le sang à côté du corps; ce sang presque noir trempait ses vêtements, éclaboussait son visage un peu penché, sa moustache grisonnante. Je regardai autour mais ne vis rien. La porte vitrée semblait fermée. Je retournai à la cuisine, ouvris le débarras, il n'y avait personne. Mes bottes laissaient de grandes traînées de sang sur le carrelage: j'ouvris la porte de service, sortis, et les essuyai sur l'herbe, tout en scrutant le fond du parc, sur le qui-vive. Mais il n'y avait rien. Le ciel pâlissait, les étoiles commençaient à disparaître. Je contournai la maison, ouvris la porte principale et montai. Ma chambre était vide; celle des jumeaux aussi. Le pistolet toujours au poing, je me retrouvai devant la porte de la chambre de ma mère. Je tendis la main gauche vers le bouton de la porte: mes doigts tremblaient. Je m'en saisis et ouvris. Les volets étaient fermés, il faisait sombre; sur le lit, je pouvais distinguer une forme grise. «Maman?» murmurai-je. Cherchant à tâtons, mon arme braquée, je trouvai le bouton du commutateur et allumai. Ma mère, en chemise de nuit à col en dentelle, gisait en travers du lit; ses pieds dépassaient un peu, l'un portait encore un chausson rose, l'autre, qui pendait, était nu. Pétrifié d'horreur, je n'oubliai pas de regarder derrière la porte et de me baisser rapidement pour vérifier sous le lit: à part le chausson tombé, il n'y avait rien. Tremblant, je m'approchai. Ses bras reposaient sur le couvre-lit, la chemise de nuit, proprement tirée jusqu'aux pieds, n'était pas froissée, elle ne paraissait pas s'être défendue. Je me penchai et plaçai mon oreille tout près de sa bouche ouverte: il n'y avait aucun souffle. Je n'osais pas la toucher. Elle avait les yeux exorbités et des marques rouges sur son cou décharné. Seigneur, me dis-je, on l'a étranglée, on a étranglé ma mère. J'examinai la chambre. Rien n'était bouleversé, les tiroirs des meubles étaient tous fermés, les placards aussi. Je passai dans le boudoir, il était vide, tout paraissait en place, je revins dans la chambre. Sur le couvre-lit, sur le tapis, sur sa chemise de nuit, je le vis alors, il y avait des taches de sang: l'assassin avait dû d'abord tuer Moreau, puis monter. L'angoisse m'étouffait, je ne savais pas quoi faire. Fouiller la maison? Retrouver les jumeaux et les interroger? Appeler la police? Je n'avais pas le temps, je devais prendre mon car. Doucement, tout doucement, je pris le pied qui pendait et le replaçai sur le lit. J'aurais dû lui remettre le chausson tombé mais je n'avais pas le courage de toucher ma mère de nouveau. Je sortis de la chambre, presque à reculons. Dans ma chambre, j'enfournai mes quelques affaires dans mon sac, et je quittai la maison, en refermant la porte d'entrée. Mes bottes portaient encore des traces de sang, je les rinçai dans une bassine abandonnée avec un peu d'eau de pluie. Je ne voyais aucun signe des jumeaux: ils avaient dû s'enfuir. De toute façon ces enfants ne me concernaient pas.
Le voyage se déroula comme un film, je ne pensais pas, les moyens de transport se suivaient, je tendais mes billets lorsqu'on me les demandait, les autorités ne me faisaient aucun problème. En quittant la maison, sur le chemin de la ville, le soleil était maintenant pleinement levé sur la mer qui grondait doucement, j'avais croisé une patrouille italienne qui jeta un regard curieux sur mon uniforme, mais ne dit rien; juste avant de monter dans l'autocar, un policier français accompagné de deux bersaglieri m'accosta pour me demander mes papiers: lorsque je lui montrai et lui traduisis la lettre de l'Einsatzkommando de Marseille, il salua et me laissa partir. Cela valait mieux, j'aurais été incapable de discuter, j'étais pétrifié d'angoisse, mes pensées comme figées. Dans le car je me rendis compte que j'avais oublié mon costume, tous mes vêtements de la veille. À la gare de Marseille je dus patienter une heure, je commandai un café et le bus au comptoir, dans le brouhaha du grand hall. Il fallait que je raisonne un peu. Il avait dû y avoir des cris, du bruit; comment était-il possible que je ne me sois pas réveillé? Je n'avais bu qu'un verre de vin. Et puis l'homme n'avait pas tué les jumeaux, ils avaient dû hurler. Pourquoi n'étaient-ils pas venus me chercher? Que faisaient-ils là, muets, lorsque je m'étais réveillé? L'assassin n'avait pas dû fouiller la maison, en tout cas il n'était pas entré dans ma chambre. Et qui était-il? Un bandit, un voleur? Mais rien ne semblait avoir été touché, déplacé, bouleversé. Peut-être les jumeaux l'avaient-ils surpris, et il s'était enfui. Mais cela n'avait pas de sens, ils n'avaient pas crié, ils n'étaient pas venus me chercher. Le tueur était-il seul? Mon train partait, je montai, m'assis, je ratiocinais toujours. Si ce n'était pas un voleur, ou des voleurs, alors quoi? Un règlement de comptes? Une affaire de Moreau qui avait mal tourné? Les terroristes du maquis, venus faire un exemple? Mais les terroristes ne massacraient pas les gens à la hache, comme des sauvages, ils les emmenaient dans une forêt pour un simulacre de procès, puis les fusillaient. Et, encore une fois, je ne m'étais pas éveillé, moi qui ai le sommeil si léger, je ne comprenais pas, l'angoisse me tordait le corps, je suçais mes doigts à demi cicatrisés, mes pensées vaticinaient, dérapaient follement, prises dans le rythme saccadé du train, je n'étais sûr de rien, rien ne faisait sens. À Paris, j'attrapai sans problème l'express de minuit pour Berlin; en arrivant, je repris une chambre dans le même hôtel. Tout était tranquille, silencieux, quelques voitures passaient, les éléphants, que je n'étais toujours pas allé voir, barrissaient dans la lumière du petit matin. J'avais dormi quelques heures dans le train, un sommeil noir, sans rêves; j'étais encore épuisé, mais impossible de me recoucher. Ma sœur, me dis-je enfin, il faut que j'avertisse Una. Je me rendis au Kaiserhof: le Freiherr von Üxküll avait-il laissé une adresse? «Nous ne pouvons pas communiquer les adresses de nos clients, Herr Sturmbannführer» fut la réponse. Mais ils pouvaient au moins expédier un télégramme? Il s'agissait d'une urgence familiale. Cela oui, c'était possible. Je demandai un formulaire et le rédigeai sur le comptoir de la réception: MAMAN MORTE ASSASSINÉE STOP MOREAU AUSSI STOP SUIS À BERLIN TÉLÉPHONE-MOI STOP, suivi du numéro de l'hôtel Eden. Je le tendis au réceptionniste avec un billet de dix reichsmarks; il le lut d'un air grave et me dit en inclinant légèrement la tête: «Mes condoléances, Herr Sturmbannführer». – «Vous l'envoyez tout de suite?» – «J'appelle la poste à l'instant, Herr Sturmbannführer». Il me rendit la monnaie et je rentrai à l'Eden, laissant des instructions pour qu'on vienne me chercher immédiatement en cas d'appel, quelle que soit l'heure. Je dus attendre jusqu'au soir. Je pris l'appel dans une cabine à côté de la réception, heureusement isolée. Una avait une voix paniquée: «Que s'est-il passé?» J'entendais qu'elle avait pleuré. Je commençai le plus calmement possible: «J'étais à Antibes, je suis allé leur rendre visite. Hier matin»… Ma voix trébucha. Je me raclai la gorge et repris: «Hier matin je me suis réveillé…» Ma voix se brisa et je ne pus continuer. J'entendais ma sœur appeler: «Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qui s'est passé?» – «Attends», dis-je durement et je baissai le combiné au niveau de ma cuisse tandis que j'essayais de me reprendre. Cela ne m'était jamais arrivé, de perdre ainsi le contrôle de ma voix; même dans les pires moments, j'avais toujours su rendre compte de manière réglée et précise. Je toussai, puis encore, puis ramenai le combiné au niveau de mon visage et lui expliquai en peu de mots ce qui s'était passé. Elle n'eut qu'une question, frénétique, affolée: «Et les jumeaux? Où sont les jumeaux?» Et là je devins comme fou, je ruai dans la cabine, frappant les parois du dos, du poing, du pied, hurlant dans le combiné: «Qui sont ces jumeaux?! Ces putains de mômes, ils sont à qui?» Un chasseur, alerté par le vacarme, s'était arrêté devant la cabine et me regardait à travers la vitre. Je me calmai avec un effort. Ma sœur, au bout du fil, restait muette. Je respirai et dis dans le combiné: «Ils sont vivants. Je ne sais pas où ils sont passés». Elle ne disait rien, je croyais entendre sa respiration à travers le grésillement de la ligne internationale. «Tu es là?» Aucune réponse. «Ils sont à qui?» demandai-je encore, doucement. Elle ne parlait toujours pas. «Merde!» hurlai-je, et je raccrochai d'un coup sec. Je sortis en trombe de la cabine et me plantai devant la réception. Je pris mon carnet d'adresses, trouvai un numéro, le griffonnai sur un morceau de papier et le tendis au concierge.
Au bout de quelques instants le téléphone sonna dans la cabine. Je décrochai le combiné et entendis une voix de femme. «Bonsoir, dis-je. Je voudrais parler au Dr. Mandelbrod. C'est le Sturmbannführer Aue». – «Je suis désolé, Herr Sturmbannführer. Le Dr. Mandelbrod n'est pas disponible. Puis-je prendre un message?» – «Je voudrais le voir». Je laissai le numéro de l'hôtel et remontai dans ma chambre. Une heure plus tard un garçon d'étage vint m'apporter un mot: le Dr. Mandelbrod me recevrait le lendemain, à dix heures. Les mêmes femmes, ou d'autres semblables, m'introduisirent. Dans le grand bureau clair, parcouru de chats, Mandelbrod attendait devant la table basse; Herr Leland, droit et maigre dans un costume croisé à rayures, était assis à côté de lui. Je leur serrai la main et m'assis à mon tour. Cette fois, on ne servit pas de thé. Mandelbrod prit la parole: «Je suis ravi de te voir. As-tu passé un bon congé?» Il semblait sourire dans sa graisse, «As-tu eu le temps de réfléchir à ma proposition?» – «Oui, Herr Doktor. Mais je souhaiterais autre chose. Je voudrais être versé dans la Waffen-SS et partir au front» Mandelbrod eut un léger mouvement, comme s'il haussait les épaules. Leland me fixait d'un regard dur, froid, lucide. Je savais qu'il avait un œil de verre, mais n'avais jamais pu distinguer lequel. Ce fut lui qui répondit, d'une voix rocailleuse avec une infime trace d'accent: «C'est impossible. Nous avons vu tes états médicaux: ta blessure est considérée comme une invalidité sérieuse, et tu as été classé pour le travail de bureau». Je le regardai et balbutiai: «Ils ont besoin d'hommes, enfin. On recrute partout». -»Oui, dit Mandelbrod, mais on ne prend quand même pas n'importe qui. Les règles sont les règles». – «On ne te reprendra jamais pour le service actif», martela Leland. – «Oui, continua Mandelbrod, et pour la France il y a peu d'espoir aussi. Non, tu devrais nous faire confiance». Je me levai: «Meine Herren, merci de m'avoir reçu. Je suis désolé de vous avoir dérangés». – «Mais il n'y a aucun problème, mon petit, susurra Mandelbrod. Prends ton temps, réfléchis encore». – «Mais souviens-toi, ajouta sévèrement Leland: un soldat au front ne peut pas choisir sa place. Il doit faire son devoir, quel que soit son poste».
De l'hôtel, j'envoyai un télégramme à Werner Best, au Danemark, lui disant que j'étais disposé à accepter une place dans son administration. Puis j'attendis. Ma sœur ne rappelait pas, je ne cherchai pas non plus à la contacter. Trois jours plus tard, on me porta un pli de l'Auswärtiges Amt; c'était la réponse de Best: la situation au Danemark avait changé, et il n'avait rien à me proposer pour le moment. Je froissai le pli et le jetai. L'amertume, la peur montaient, il fallait que je fasse quelque chose, sous peine de sombrer. Je rappelai le bureau de Mandelbro et laissai un message.
VI