Le Reichsführer, entouré d'une nuée silencieuse d'officiers et flanqué de Rudolf Brandt, fit son apparition vers trois heures de l'après-midi, peu après notre retour au Schloss. Brandt me remarqua et me fit un petit signe de tête; il portait déjà ses nouveaux galons, mais ne me laissa pas le temps de le féliciter lorsque je m'approchai: «Après le discours du Reichsführer, nous partons pour Cracovie. Vous viendrez avec nous». – «Bien, Herr Standartenführer». Himmler s'était assis au premier rang, à côté de Bormann. On nous servit d'abord un discours de Dönitz, qui justifia la cessation temporaire de la guerre sous-marine, tout en espérant qu'elle reprendrait bientôt; de Milch, qui espérait que les nouvelles tactiques de la Luftwaffe mettraient bientôt fin aux raids terroristes sur nos villes; et de Schepmann, le nouveau chef d'état-major de la S A, qui n'espérait rien que j'aie retenu. Vers cinq heures et demie, le Reichsführer monta à la tribune. Des drapeaux rouge sang et les casques noirs de la garde d'honneur encadraient, sur cette haute estrade, sa petite silhouette; les hauts tubes des microphones cachaient presque son visage; la lumière de la salle jouait sur ses lunettes. L'amplification donnait une tonalité fortement métallique à sa voix. Des réactions de l'assistance, j'ai déjà parlé; je regrettais, me trouvant au fond de la salle, de devoir contempler les nuques plutôt que les visages. Malgré ma frayeur et ma surprise, je pourrais ajouter que certaines de ses paroles, personnellement, m'ont touché, notamment celles qui portaient sur l'effet de cette décision sur ceux chargés de l'exécuter, du danger qu'ils encouraient dans leur esprit de devenir cruels et indifférents et de ne plus respecter la vie humaine, ou de s'amollir et de succomber à la faiblesse et aux dépressions nerveuses – oui, cette voie atrocement étroite entre Charybde et Scylla, je la connaissais bien, ces paroles auraient pu m'être adressées, et dans une certaine mesure, en toute modestie, elles l'étaient, à moi et à ceux qui comme moi étaient affligés de cette épouvantable responsabilité, par notre Reichsführer qui comprenait bien ce que nous endurions. Non pas qu'il se laissât aller à la moindre sentimentalité; comme il le dit si brutalement, vers la fin du discours: Beaucoup vont pleurer, mais cela ne fait rien; il y a beaucoup de pleurs déjà, paroles, à mon oreille, d'un souffle shakespearien, mais peut-être était-ce dans l'autre discours, celui que j'ai lu plus tard, je ne suis pas sûr, peu importe. Après le discours, il devait être dix-neuf heures, le Reichsleiter Bormann nous convia à un buffet dans une salle voisine. Les dignitaires, surtout les Gauleiter les plus âgés, prirent le bar d'assaut; comme je devais voyager avec le Reichsführer, je m'abstins de boire. Je le vis dans un coin, debout devant Mandelbrod, avec Bormann, Goebbels et Leland; il tournait le dos à la salle et ne prêtait pas la moindre attention à l'effet qu'avaient produit ses paroles. Les Gauleiter buvaient coup sur coup et discutaient à voix basse; de temps en temps l'un d'entre eux aboyait une platitude; ses collègues hochaient solennellement la tête et buvaient encore. Je dois avouer que j'étais, pour ma part, malgré l'effet du discours, plus préoccupé par la petite scène de midi: je sentais clairement que Mandelbrod était en train de me placer, mais comment et par rapport à qui, je ne le voyais pas encore; j'en savais trop peu sur ses relations avec le Reichsführer, ou avec Speer d'ailleurs, pour en juger, et cela m'inquiétait, je sentais que ces enjeux me dépassaient. Je me demandais si Hilde, ou Hedwig, aurait pu m'éclairer; en même temps je savais très bien que, même au lit, elles ne m'auraient rien dit que Mandelbrod ne souhaitât pas que je sache. Et Speer? Pendant longtemps, j'avais cru me souvenir, mais sans y réfléchir, que lui aussi discutait avec le Reichsführer lors de cette collation. Puis un jour, il y a quelque temps, dans un livre, j'ai appris que depuis des années il nie énergiquement avoir été là, qu'il affirme être parti à l'heure du déjeuner avec Rohland, et ne pas avoir assisté au discours du Reichsführer. Tout ce que je peux en dire, c'est que c'est possible: pour ma part, après notre échange à la réception de midi, je n'ai plus fait spécialement attention à lui, j'étais plutôt concentré sur le Dr. Mandelbrod et sur le Reichsführer, et puis, il y avait vraiment beaucoup de monde; pourtant, je pensais l'avoir vu le soir, et lui-même a décrit la beuverie effrénée des Gauleiter, à la fin de laquelle, d'après son propre livre, plusieurs d'entre eux durent être portés au train spécial, à ce moment-là j'étais déjà parti avec le Reichsführer, cela je ne l'ai donc pas vu moi-même, mais lui le décrit comme s'il avait été là, c'est donc difficile à dire, et de toute façon c'est une argutie un peu vaine: qu'il eût ou non entendu ce jour-là les paroles du Reichsführer, le Reichsminister Speer savait, comme tout le monde; à tout le moins, à cette époque-là, il en savait assez pour savoir qu'il valait mieux ne pas en savoir plus, pour citer un historien, et je puis affirmer qu'un peu plus tard, lorsque je l'ai mieux connu, il savait tout, y compris pour les femmes et les enfants qu'après tout on n'aurait pas pu stocker sans qu'il le sache, même s'il n'en parlait jamais, c'est vrai, et même s'il n'était pas au courant de tous les détails techniques, qui ne concernaient pas son domaine de compétence spécifique, après tout. Je ne nie pas qu'il aurait sans doute préféré ne pas savoir; le Gauleiter von Schirach, que je vis ce soir-là affalé sur une chaise, la cravate défaite et le col ouvert, buvant cognac sur cognac, aurait certainement préféré ne pas savoir non plus, et beaucoup d'autres avec lui, soit que le courage de leurs convictions leur ait manqué, soit qu'ils aient craint déjà les représailles des Alliés, mais il faut ajouter que ces hommes-là, les Gauleiter, ont peu fait pour l'effort de guerre, et l'ont même gêné dans certains cas, alors que Speer, tous les spécialistes maintenant l'affirment, a donné au moins deux ans de plus à l'Allemagne nationale-socialiste, plus que quiconque il a contribué à prolonger l'affaire, et il l'aurait prolongée encore s'il l'avait pu, et certainement il voulait la victoire, il s'est démené comme un beau diable pour la victoire, la victoire de cette Allemagne nationale-socialiste qui détruisait les Juifs, femmes et enfants compris, et les Tsiganes aussi et beaucoup d'autres par ailleurs, et c'est pourquoi je me permets de trouver un tant soit peu indécents, malgré l'immense respect que j'ai pour ce qu'il a accompli en tant que ministre, ses regrets si publiquement affichés après la guerre, regrets qui lui ont sauvé la peau, certes, alors qu'il ne méritait ni plus ni moins la vie que d'autres, Sauckel par exemple, ou Jodl, et qui l'ont ensuite obligé, pour maintenir la pose, à des contorsions de plus en plus baroques, alors qu'il aurait été si simple, surtout après avoir purgé sa peine, de dire: Oui, je savais, et alors? Comme l'a si bien énoncé mon camarade Eichmann, à Jérusalem, avec toute la simplicité directe des hommes simples «Les regrets, c'est bon pour les enfants».
Je quittai la réception vers vingt heures, sur ordre de Brandt, sans avoir pu saluer le Dr. Mandelbrod absorbé par ses discussions. Avec plusieurs autres officiers, on me conduisit à l'hôtel Posen pour que je prenne mes affaires, puis à la gare où nous attendait le train spécial du Reichsführer. De nouveau, je disposais d'une cabine privée, mais de dimensions bien plus modestes que dans le wagon du Dr. Mandelbrod, avec une couchette exiguë. Ce train, baptisé Heinrich, était extra ordinairement bien conçu: à l'avant se trouvaient, outre les wagons blindés personnels du Reichsführer, des wagons aménagés en bureaux et en centre de communications mobile, le tout protégé par des plates-formes équipées de pièces antiaériennes; la Reichsführung-SS entière, si nécessaire, pouvait travailler en déplacement. Je ne vis pas monter le Reichsführer; quelque temps après notre arrivée, le train s'ébranla cette fois, il y avait une vitre à ma cabine, je pouvais éteindre la lumière et, assis dans le noir, contempler la nuit, une belle et claire nuit d'automne, illuminée par les étoiles et un croissant de lune qui versait une fine lueur métallique sur le pauvre paysage de Pologne. De Posen à Cracovie, il y a environ 400 kilomètres; avec les nombreux arrêts imposés par les alertes ou les encombrements, l'arrivée se fit bien après l'aube; déjà réveillé, assis sur ma couchette, je regardais doucement rosir les plaines grises et les champs de patates. À la gare de Cracovie, une garde d'honneur nous attendait, General-Gouverneur en tête, avec tapis rouge et fanfare; de loin, je vis Frank, entouré de jeunes Polonaises en costume national portant des paniers de fleurs de serre, lancer au Reichsführer un salut allemand qui fit presque craquer les coutures de son uniforme, puis échanger avec lui quelques paroles animées avant de s'engouffrer dans une énorme berline. On nous attribua des chambres dans un hôtel au pied du Wawel; je me baignai, me rasai soigneusement, et envoyai un de mes uniformes au lavage. Puis je me dirigeai, en flânant par les belles vieilles rues ensoleillées de Cracovie, vers les bureaux du HSSPF, d'où j'envoyai un télex à Berlin, pour prendre des nouvelles de l'état d'avancement de mon projet. À la mi-journée, je participai au déjeuner officiel en tant que membre de la délégation du Reichsführer; j'étais assis à une table avec plusieurs officiers de la S S et de la Wehrmacht, ainsi que des fonctionnaires mineurs du General-Gouvernement; à la table de tête, Bierkamp côtoyait le Reichsführer et le General-Gouverneur, mais je n'eus aucune occasion d'aller le saluer. La discussion porta surtout sur Lublin, les hommes de Frank nous confirmaient la rumeur qui, au GG, voulait que Globocnik ait sauté pour ses homériques malversations: selon une version, le Reichsführer aurait même souhaité le faire arrêter et juger, pour l'exemple, mais Globocnik avait prudemment accumulé un grand nombre de documents compromettants, et s'en était servi pour se négocier une retraite presque dorée sur sa côte natale. Après les agapes il y avait des discours, mais je n'attendis pas et retournai en ville faire mon rapport à Brandt, qui s'était installé chez le HSSPF. Il n'y avait pas grand-chose à dire: à part le D III, qui avait tout de suite dit oui, nous attendions toujours l'avis des autres départements ainsi que du RSHA. Brandt me chargea d'accélérer les choses dès mon retour: le Reichsführer voulait que le projet soit prêt pour le milieu du mois.
Pour la réception du soir, Frank n'avait pas lésiné sur les moyens. Une garde d'honneur, épées à la main, uniformes ruisselant de galons dorés, formait une haie en diagonale de la grande cour du Wawel; dans l'escalier, d'autres soldats présentaient les armes toutes les trois marches; à l'entrée de la salle de bal, Frank lui-même, en uniforme SA et flanqué de sa femme, une matrone aux chairs blanches débordant d'une monstrueuse confection en velours vert, accueillait ses invités. Le Wawel brillait de tous ses feux: depuis la ville on le voyait resplendir au sommet de sa falaise; des guirlandes d'ampoules électriques décoraient les hautes colonnades entourant la cour, des soldats, postés derrière la haie d'honneur, tenaient à la main des flambeaux; et si l'on sortait de la salle de bal pour se promener par les loggias, la cour paraissait comme cerclée d'anneaux flamboyants, un puits de lumière au fond duquel rugissaient doucement les rangées parallèles de torches; de l'autre côté du palais, depuis l'immense balcon accroché à son flanc, la ville, sous les pieds des invités, s'étalait noire et silencieuse. Sur une estrade, au fond de la salle principale, un orchestre jouait des valses viennoises; les hommes en poste au G G avaient amené leurs femmes, quelques couples dansaient, les autres buvaient, riaient, piochaient des hors-d'œuvre sur les tables surchargées, ou, comme moi, étudiaient la foule. À part quelques collègues de la délégation du Reichsführer, je connaissais peu de monde.
Je détaillai le plafond à caissons, en bois précieux de toutes les couleurs, avec une tête sculptée et peinte sertie dans chaque compartiment, des soldats barbus, des bourgeois à chapeau, des courtisans emplumés, des femmes coquettes, toutes contemplant à la verticale, impassibles, ces étranges envahisseurs que nous étions. Par-delà l'escalier principal, Frank avait fait ouvrir d'autres salles, chacune avec un buffet, des fauteuils, des divans, pour ceux qui souhaitaient se reposer ou rester tranquilles. De grands et beaux tapis anciens rompaient les perspectives harmonieuses du dallage à losanges noir et blanc, assourdissant les pas qui, ailleurs, résonnaient sur le marbre. Deux gardes casqués, l'épée tirée et dressée devant leur nez comme des horse-guards anglais, flanquaient chaque porte menant d'une salle à l'autre. Un verre de vin à la main, j'errai à travers ces pièces, admirant les frises, les plafonds, les tableaux; les Polonais, hélas, avaient emporté au début de la guerre les fameuses tapisseries flamandes de Sigismond Auguste: on les disait en Angleterre, ou même au Canada, et Frank avait souvent dénoncé ce qu'il considérait comme un pillage du patrimoine culturel polonais. Lassé, je me joignis enfin à un groupe d'officiers S S qui bavardaient au sujet de la chute de Naples et des exploits de Skorzeny. Je les écoutais distraitement, car un bruit curieux était venu capturer mon attention, une sorte de frottement rythmique. Cela se rapprochait, je regardai autour de moi; je sentis un choc contre ma botte et baissai les yeux: une automobile à pédales multicolore, conduite par un bel enfant blond, venait de me heurter. L'enfant me regardait avec un air sévère, sans rien dire, ses petites mains potelées agrippées au volant; il devait avoir quatre ou cinq ans, et portait un joli petit costume pied-de-poule. Je souris, mais il ne disait toujours rien. Alors je compris et m'écartai avec une courbette; toujours muet, il se remit à pédaler furieusement, filant vers une pièce voisine et disparaissant entre les gardes caryatides. Quelques minutes plus tard je l'entendis revenir: il fonçait tout droit, sans faire attention aux gens, qui devaient s'écarter sur son chemin. Arrivé à la hauteur du buffet, il s'arrêta et s'extirpa de son véhicule pour aller prendre un morceau de gâteau; mais son petit bras était trop court, il avait beau se hisser sur la pointe des pieds, il ne pouvait rien atteindre. Je le rejoignis et lui demandai: «Lequel veux-tu?» Toujours muet, il désigna du doigt une Sacher Torte. «Est-ce que tu parles allemand?» lui demandai-je. Il prit un air indigné: «Bien sûr que je parle allemand!» – «Alors on a dû t'apprendre à dire bitte». II secoua la tête: «Moi, je n'ai pas besoin de dire bitte!» – «Et pourquoi cela?» – «Parce que mon papa, c'est le roi de Pologne, et tout le monde ici doit lui obéir!» Je hochai la tête: «Ça, c'est très bien. Mais tu dois apprendre à reconnaître les uniformes. Moi, je ne sers pas ton père, je sers le Reichsführer-SS. Donc, si tu veux du gâteau, tu dois me dire bitte». L'enfant, les lèvres pincées, hésitait; il ne devait pas avoir l'habitude d'une telle résistance. Finalement il céda: «Je peux avoir le gâteau, bitte?» Je pris un morceau de Torte et le lui tendis. Tandis qu'il mangeait, se barbouillant de chocolat le pourtour de la bouche, il examinait mon uniforme. Puis il tendit un doigt vers ma Croix de Fer: «Vous êtes un héros?» – «En quelque sorte, oui». – «Vous avez fait la guerre?» – «Oui». – «Mon papa il commande, mais il ne fait pas la guerre». – «Je sais. Tu habites ici tout le temps?» Il fit signe que oui. «Et ça te plaît d'habiter dans un château?» Il haussa les épaules: «Ça va. Mais il n'y a pas d'autres enfants». – «Tu as des frères et des sœurs, quand même?» Il hocha la tête: «Oui. Mais je ne joue pas avec eux». -»Pourquoi?» – «Sais pas. C'est comme ça». Je voulais lui demander son nom, mais un grand remue-ménage se fit à l'entrée de la salle: une foule se dirigeait vers nous, Frank et le Reichsführer en tête. «Ah, te voilà! s'exclama Frank à l'intention du petit. Viens, viens avec nous. Vous aussi, Sturmbannführer». Frank prit son fils dans ses bras et m'indiqua la voiture: «Vous pourriez la porter?» Je soulevai la voiture et les suivis. La foule traversa toutes les salles et se massa devant une porte que Frank se fit ouvrir. Puis il s'effaça pour laisser passer Himmler: «Après vous, mon cher Reichsführer. Entrez, entrez». Il posa son fils et le poussa devant lui, hésita, me chercha des yeux, puis me chuchota: «Vous n'avez qu'à laisser ça dans un coin. Nous la reprendrons après». Je les suivis dans la salle et allai déposer la voiture. Au centre de la pièce se trouvait une grande table avec quelque chose dessus, sous un drap noir. Frank, le Reichsführer à ses côtés, attendait les autres invités et les disposait autour de la table, qui mesurait au moins trois mètres sur quatre. Le petit, de nouveau, se tenait contre la table, dressé sur la pointe des pieds, mais il arrivait à peine à la hauteur du plateau. Frank regarda autour de lui, me vit un peu en retrait, et m'appela: «Excusez-moi, Sturmbannführer. Vous êtes déjà amis, je vois. Cela vous gênerait de le porter pour qu'il puisse voir?» Je me baissai et pris l'enfant dans mes bras; Frank me fit une place près de lui et, tandis que les derniers convives entraient, il se passait les bouts pointus de ses doigts dans les cheveux et tripotait une de ses médailles; il semblait à peine se contenir d'impatience. Lorsque tout le monde fut là, Frank se tourna vers Himmler et déclara d'une voix solennelle: «Mon cher Reichsführer, ce que vous allez maintenant voir est une idée qui occupe mes heures perdues depuis un certain temps. C'est un projet qui, je l'espère, illustrera après la guerre la ville de Cracovie, capitale du General-Gouvernement de Pologne, et en fera une attraction pour toute l'Allemagne. Je compte, lorsqu'il sera réalisé, le dédier au Führer pour son anniversaire. Mais puisque vous nous faites le plaisir de nous rendre visite, je ne veux pas le garder secret plus longtemps». Son visage bouffi, aux traits faibles et charnels, brillait de plaisir; le Reichsführer, les mains croisées dans le dos, le contemplait à travers son pince-nez d'un air mi-sarcastique, mi-ennuyé. Moi, j'espérais surtout qu'il se dépêcherait: l'enfant commençait à me peser. Frank fit un signe et quelques soldats tirèrent le drap, révélant une large maquette architecturale, une sorte de parc, avec des arbres et des chemins en courbe, tracés entre des maisons de styles différents, entourées d'enclos. Tandis que Frank se rengorgeait, Himmler scrutait la maquette. «Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il enfin. On dirait un zoo». – «Presque, mon cher Reichsführer, gloussa Frank, les pouces passés dans les poches de sa tunique. C'est, pour parler comme les Viennois, un Menschengarten, un jardin anthropologique que je souhaite établir ici, à Cracovie». Il fit un geste large au-dessus de la maquette. «Vous vous souvenez, mon cher Reichsführer, dans notre jeunesse, avant la guerre, de ces Volherschauen de Hagenbeck? Avec des familles de Samoas, de Lapons, de Soudanais? Il en était passé une à Munich, mon père m'y a emmené; vous avez dû la voir aussi. Et puis il y en avait à Hambourg, à Francfort, à Bâle, cela avait un grand succès». Le Reichsführer se frottait le menton: «Oui, oui, je me souviens. C'étaient des expositions ambulantes, n'est-ce pas?» – «Oui. Mais celle-ci sera permanente, comme un zoo. Et ce ne sera pas un amusement public, mon cher Reichsführer, mais un outil pédagogique et scientifique. Nous réunirons des spécimens de tous les peuples disparus ou en voie de disparition en Europe, pour en préserver ainsi une trace vivante. Les écoliers allemands viendront en autocar s'instruire ici! Regardez, regardez.» Il désigna une des maisons: elle était à moitié ouverte, en coupe; à l'intérieur, on voyait de petites figurines assises autour d'une table, avec un chandelier à neuf branches. «Pour le Juif, par exemple, j'ai choisi celui de Galicie comme le plus représentatif des Ostjuden. La maison est typique de leur habitat crasseux; bien entendu, il faudra régulièrement désinfecter, et soumettre les spécimens au contrôle médical, pour éviter de contaminer les visiteurs. Pour ces Juifs, j'en veux des pieux, de très pieux, on leur donnera un Talmud et les visiteurs pourront les voir marmonner leurs prières, ou regarder la femme préparer des aliments casher. Ici, ce sont des paysans polonais de Mazurie; là, des kolkhoziens bolchevisés; là, des Ruthènes, et là-bas, des Ukrainiens, voyez, avec les chemises brodées. Ce grand bâtiment, là, abritera un institut de recherches anthropologiques; je doterai moi-même une chaire; des savants pourront venir y étudier, sur place, ces peuples autrefois si nombreux. Ce sera pour eux une occasion unique». -»Fascinant, murmura le Reichsführer. Et les visiteurs ordinaires?» – «Ils pourront se promener librement autour des enclos, regarder les spécimens travailler dans les jardins, battre les tapis, étendre le linge. Puis il y aura des visites guidées et commentées des maisons, ce qui leur permettra d'observer l'habitat et les coutumes». – «Et comment maintiendrez-vous l'institution dans la durée? Car vos spécimens vont vieillir, certains mourront». – «C'est justement là, mon cher Reichsführer, que j'aurais besoin de votre appui. Pour chaque peuple, il nous faudrait en fait quelques dizaines de spécimens. Ils se marieront entre eux et se reproduiront. Une seule famille à la fois sera exposée; les autres serviront à les remplacer s'ils tombent malades, à procréer, à enseigner aux enfants les coutumes, les prières et le reste. J'envisageais qu'ils soient gardés à proximité dans un camp, sous surveillance SS». – «Si le Führer l'autorisait, ce serait possible. Mais nous devrons en discuter. Il n'est pas sûr qu'il soit souhaitable de préserver certaines races de l'extinction, même ainsi. Cela pourrait être dangereux». – «Bien entendu, toutes les précautions seront prises. À mon avis, une telle institution se révélera précieuse et irremplaçable pour la science. Comment voulez-vous que les générations futures comprennent l'ampleur de notre œuvre, si elles ne peuvent avoir aucune idée des conditions qui régnaient avant?» – «Vous avez certainement raison, mon cher Frank. C'est une très belle idée. Et comment songez-vous à financer ce… Völkerschauplatz?» – «Sur une base commerciale. Seul l'institut de recherches bénéficiera de subsides. Pour le jardin lui-même, nous créerons une A G pour lever des capitaux par souscription. Une fois l'investissement initial amorti, les entrées couvriront les frais d'entretien. Je me suis documenté sur les expositions de Hagenbeck: elles dégageaient des bénéfices considérables. Le Jardin d'acclimatation, à Paris, perdait régulièrement de l'argent jusqu'à ce que son directeur, en 1877, organise des expositions ethnologiques de Nubiens et d'Esquimaux. La première année, ils ont eu un million d'entrées payantes. Ça a continué jusqu'à la Grande Guerre». Le Reichsführer hochait la tête: «Belle idée». Il examinait de près la maquette; Frank lui signalait de temps en temps un détail. Le petit garçon s'était mis à gigoter et je l'avais posé à terre: il remonta dans son auto à pédales et fila par la porte. Les convives sortaient aussi. Dans une des salles, je retrouvai Bierkamp, toujours mielleux, avec qui je discutai un peu. Ensuite, je sortis fumer sous la colonnade, admirant la splendeur baroque des illuminations, et de cette garde martiale et barbare qui semblait inventée pour mettre en valeur les formes gracieuses du palais.
«Bonsoir, fit une voix à mes côtés. C'est impressionnant, n'est-ce pas?» Je me retournai et reconnus Osnabrugge, cet aimable ingénieur des Ponts et Chaussées que j'avais rencontré à Kiev. «Bonsoir! Quelle bonne surprise.» – «Ah, il en a coulé, de l'eau, sous les ponts détruits du Dniepr». Il tenait à la main un verre de vin rouge et nous trinquâmes à nos retrouvailles. «Alors, demanda-t-il, qu'est-ce qui vous amène au Frank-Reich?» – «J'accompagne le Reichsführer. Et vous?» Son bon visage ovale prit un air à la fois malicieux et affairé: «Secret d'État!» Il plissa les yeux et sourit: «Mais à vous, je peux le dire: je suis en mission pour l'OKH. Je prépare des programmes de démolition des ponts des districts de Lublin et de la Galicie». Je le regardai, interloqué: «Mais pour quelle diable de raison?» – «En cas d'avancée soviétique, voyons». – «Mais les bolcheviques sont sur le Dniepr!» Il frotta son nez camus; son crâne, je remarquai, s'était fortement dégarni. «Ils l'ont passé aujourd'hui, dit-il enfin. Ils ont aussi pris Nevel». – «Quand même, c'est encore loin. On les arrêtera bien avant. Vous ne trouvez pas que vos préparatifs ont un côté défaitiste?» «Pas du tout: c'est de la prévoyance. Qualité encore prisée par les militaires, je vous le signale. Moi, de toute façon, je fais ce qu'on me dit. J'ai fait la même chose à Smolensk au printemps et en Biélorussie pendant l'été». – «Et en quoi consiste un programme de démolition de ponts, si vous pouvez me l'expliquer?» Il prit un air attristé: «Oh, ce n'est pas bien compliqué. Les ingénieurs locaux font une étude pour chaque pont à démolir; je les revois, les approuve, et après on calcule le volume d'explosifs nécessaire pour l'ensemble du district, le nombre de détonateurs, etc., puis on décide où et comment les stocker, sur place; enfin, on définit des phases qui ensuite permettront aux commandants locaux de savoir précisément quand ils doivent poser les charges, quand ils doivent installer les détonateurs, et à quelles conditions ils peuvent appuyer sur le bouton. Un plan, quoi. Ça évite, en cas d'imprévu, de devoir laisser des ponts à l'ennemi parce qu'on n'a pas sous la main de quoi les faire sauter». – «Et vous n'en avez toujours pas construit?» – «Hélas, non! Ma mission en Ukraine a été ma perte: mon rapport sur les démolitions soviétiques a tellement plu à l'ingénieur en chef de l'OKHG Sud qu'il l'a fait suivre à l'OKH. J'ai été rappelé à Berlin et promu responsable au département des Démolitions pour les ponts uniquement, il y a d'autres sections qui s'occupent des usines, des voies ferrées, des routes; les aérodromes, c'est la Luftwaffe, mais de temps en temps on fait des conférences communes. Bref, depuis, je ne fais plus que ça. Tous les ponts du Manytch et du bas Don, c'est moi. Le Donets, la Desna, l'Oka, c'est moi aussi. J'en ai déjà fait sauter des centaines. C'est à pleurer. Ma femme est contente, parce que je prends du grade» – il tapota ses épaulettes: effectivement, il avait été promu plusieurs fois depuis Kiev – «mais à moi ça me fend le cœur. Chaque fois, j'ai l'impression d'assassiner un enfant». – «Vous ne devriez pas le prendre comme ça, Herr Oberst. Après tout, ce sont encore des ponts soviétiques». – «Oui, mais si ça continue, un jour ce seront des ponts allemands». Je souris: «Ça, c'est réellement du défaitisme». – «Excusez-moi. Parfois je suis envahi par le découragement.
Même quand j'étais petit, j'aimais construire, alors que tous mes camarades de classe ne voulaient que casser». – «Il n'y a pas de justice. Venez, allons remplir nos verres». Dans la grande salle, l'orchestre jouait du Liszt et quelques couples dansaient encore. Frank occupait un coin de table avec Himmler et son Staatsekretär Bühler, ils discutaient avec animation et buvaient du café et du cognac; même le Reichsführer, qui fumait un gros cigare, avait, contrairement à son habitude, un verre plein devant lui. Frank se portait en avant, son regard humide déjà embué par l'alcool; Himmler fronçait les sourcils avec un air pincé: il devait désapprouver la musique. Je trinquai de nouveau avec Osnabrugge tandis que le morceau s'achevait. Lorsque l'orchestre s'arrêta, Frank, son verre de cognac à la main, se leva. Regardant Himmler, il déclara d'une voix forte mais trop aiguë: «Mon cher Reichsführer vous devez connaître ce vieux quatrain populaire: Clarum regnum Polonorum / Est cœlwn Nobiliorum / Paradisum Judeorum / Et infernum Rusticorum. Les nobles ont voilà longtemps disparu, et grâce à nos efforts, les Juifs aussi; la paysannerie, à l'avenir, ne fera que s'enrichir et nous bénira; et la Pologne sera le Ciel et le Paradis du peuple allemand, Cœlum et Paradisum Germanorium». Son latin hésitant fit pouffer une femme qui se tenait là; Frau Frank, vautrée non loin de son mari comme une idole hindoue, la fusilla du regard. Impassible, ses yeux froids et inscrutables derrière son petit pince-nez, le Reichsführer leva son verre et y trempa ses lèvres. Frank contourna la table, traversa la salle, et sauta d'un pas presque leste sur l'estrade. Le pianiste se redressa d'un bond et s'effaça; Frank se glissa à sa place et, avec une inspiration profonde, secoua ses longues mains blanches et potelées au-dessus du clavier, puis se mit à jouer un Nocturne de Chopin. Le Reichsführer soupira; il cillait rapidement et tira avec force sur son cigare qui menaçait de s'éteindre. Osnabrugge se pencha vers moi: «À mon avis, le General-Gouverneur fait exprès de taquiner votre Reichsführer. Vous ne croyez pas?» – «Ce serait un peu enfantin, non?» – «Il est vexé. On dit qu'il a encore essayé de démissionner le mois dernier, et que le Führer a de nouveau refusé». – «Si j'ai bien compris, il ne contrôle pas grand-chose, ici». – «D'après mes collègues de la Wehrmacht, rien du tout. La Pologne est un Frankreich ohne Reich. Ou ohne Frank plutôt». – «En somme, un petit prince plutôt qu'un roi». Cela dit, à part le choix du morceau – quitte à jouer Chopin, il y a quand même mieux que les Nocturnes -, Frank jouait plutôt bien, mais sans doute avec trop d'emphase. Je regardai sa femme, dont les épaules et la poitrine, grasses et cramoisies, luisaient de sueur dans le décolleté de sa robe: ses petits yeux, renfoncés dans son visage, brillaient de fierté. Le garçon, lui, semblait avoir disparu, je n'entendais plus le roulement obsédant de sa voiture à pédales depuis quelque temps. Il se faisait tard, des invités prenaient congé; Brandt s'était rapproché du Reichsführer et, contemplant calmement la scène de son visage attentif d'oiseau, se tenait à sa disposition. Je griffonnai sur un calepin mes numéros de téléphone arrachai la feuille, et la donnai à Osnabrugge. «Tenez. Si vous êtes à Berlin, appelez-moi, nous irons boire un verre». – «Vous partez?» J'indiquai Himmler du menton et Osnabrugge haussa les sourcils: «Ah. Bonsoir, alors. C'était un plaisir de vous revoir». Sur la scène, Frank concluait son morceau en dodelinant de la tête. Je fis une moue: même pour Chopin, cela n'allait pas, le General-Gouverneur abusait vraiment du legato.
Le Reichsführer repartait le lendemain matin. Dans le Warthegau, une pluie d'automne avait détrempé les champs retournés, laissant des flaques de la taille de petits étangs, ternes et comme ayant absorbé toute lumière sous le ciel immuable. Les bois de pins, qui me semblaient toujours cacher des actes affreux et obscurs, noircissaient ce paysage boueux, fuyant; seuls, çà et là, rares en ces contrées, des bouleaux couronnés de flammes dressaient encore une dernière protestation contre la venue de l'hiver. À Berlin, il pleuvait, les gens se hâtaient dans leurs vêtements mouillés; sur les trottoirs crevés par les bombes, l'eau formait parfois des étendues infranchissables, les piétons devaient rebrousser chemin et prendre une autre rue. Dès le jour suivant je montai à Oranienburg pousser mon affaire. J'étais convaincu que ce serait le Sturmbannführer Burger, le nouvel Amtchef du D IV, qui me donnerait le plus de mal; mais Bürger, après m'avoir écouté quelques minutes, déclara simplement: «Si c'est financé, ça m'est égal», et ordonna à son adjudant de me rédiger une lettre de soutien. Maurer, en revanche, me fit beaucoup de difficultés. Loin d'être content du progrès que représentait mon projet pour l'Arbeitseinsatz, il estimait qu'il n'allait pas assez loin, et me déclara franchement qu'en l'approuvant il avait peur de fermer la porte à toute amélioration future. Pendant plus d'une heure j'usai sur lui tous mes arguments, lui expliquant que sans l'accord du RSHA on ne pourrait rien faire, et que le RSHA ne soutiendrait pas un projet trop généreux, de peur de favoriser les Juifs et les autres ennemis dangereux. Mais sur ce sujet il était particulièrement difficile de s'entendre avec lui: il s'embrouillait, il n'arrêtait pas de répéter que justement, pour les Juifs, à Auschwitz, les chiffres ne collaient pas, que d'après les statistiques à peine 10 % d'entre eux travaillaient, où passaient donc les autres? Ce n'était quand même pas possible que tant d'entre eux soient inaptes au travail. Il envoyait à ce sujet lettre sur lettre à Höss, mais ce dernier répondait vaguement, ou pas du tout. Il cherchait visiblement une explication, mais je jugeai que ce n'était pas mon rôle de lui en fournir; je me contentai de lui suggérer qu'une inspection sur place clarifierait peut-être les choses. Mais Maurer n'avait pas le temps de mener des inspections. Je finis par lui arracher un consentement limité: il ne s'opposerait pas à la classification, mais demanderait de son côté que les échelles soient augmentées. De retour à Berlin, je rendis compte à Brandt Je lui indiquai que d'après mes informations le RSHA devait approuver le projet, même si je n'en avais pas encore confirmation écrite. Il m'ordonna de lui transmettre le rapport, avec copie à Pohl; le Reichsführer prendrait une décision finale ultérieurement, mais cela servirait entre-temps de base de travail. Quant à moi, il me demanda de prendre connaissance des rapports SD sur les travailleurs étrangers, et de commencer à réfléchir à cette question aussi. C'était le jour de mon anniversaire: mon trentième. J'avais, comme à Kiev, invité Thomas à dîner, je ne souhaitais voir personne d'autre. À vrai dire, j'avais à Berlin beaucoup de connaissances, des anciens camarades d'université ou du SD, mais personne à part lui que je considérais comme un ami. Depuis ma convalescence je m'étais résolument isolé; plongé dans mon travail, je n'avais, à part des relations professionnelles, presque aucune vie sociale, et aucune vie affective ou sexuelle. Je n'en ressentais d'ailleurs aucun besoin; et lorsque je songeais à mes excès de Paris, cela me mettait mal à l'aise, je ne souhaitais pas retomber dans ces aventures troubles de sitôt. Je ne pensais pas à ma sœur, ni d'ailleurs à ma défunte mère; du moins, je ne me souviens pas d'y avoir beaucoup pensé. Peut-être qu'après l'affreux choc de ma blessure (bien qu'elle fût pleinement guérie, elle me terrifiait chaque fois que j'y pensais, m'ôtait tous mes moyens, comme si j'étais fait de verre, de cristal, et risquais de voler en éclats au moindre heurt) et les ébranlements du printemps, mon esprit aspirait à un calme monotone, et rejetait tout ce qui aurait pu le troubler. Or ce soir-là -j'étais arrivé au rendez-vous en avance, pour avoir le temps de réfléchir un peu, et je buvais un cognac au bar -je songeais de nouveau à ma sœur: c'était après tout son trentième anniversaire à elle aussi. Où pouvait-elle bien le fêter: en Suisse, dans un sanatorium plein d'étrangers? dans son obscure demeure de Poméranie? Cela faisait bien longtemps que nous n'avions pas célébré notre anniversaire ensemble. J'essayai de me remémorer la dernière fois: ce devait être dans notre enfance, à Antibes, mais à mon grand désarroi, j'avais beau me concentrer, j'étais incapable de m'en souvenir, de revoir la scène. Je pouvais calculer la date: logiquement, c'était en 1926, puisqu'en 1927 nous étions déjà au collège; nous avions donc treize ans, j'aurais dû pouvoir m'en souvenir, mais impossible, je ne voyais rien. Peut-être y avait-il des photographies de cette fête dans les cartons ou les boîtes du grenier à Antibes? Je regrettais de ne pas les avoir mieux fouillés. Plus je réfléchissais à ce détail somme toute idiot, plus les carences de ma mémoire me désolaient. Heureusement, Thomas arriva pour me tirer de mon spleen. Je l'ai sans doute dit, mais je peux le répéter: ce que j'aimais chez Thomas, c'était son optimisme spontané, sa vitalité, son intelligence, son cynisme tranquille; ses commérages, son bavardage piqué de sous-entendus me réjouissaient toujours, car il me semblait avec lui pénétrer les dessous de la vie, cachés aux regards profanes qui ne voient que les actions évidentes des hommes, mais comme retournés au soleil par sa connaissance des connections dissimulées, des liaisons secrètes, des discussions à portes closes. Il pouvait déduire un réalignement des forces politiques du simple fait d'une rencontre, même s'il ne savait pas ce qui s'était dit; et s'il se trompait parfois, son avidité à recueillir de nouvelles informations lui permettait de corriger continuellement les constructions hasardeuses qu'il échafaudait de la sorte. En même temps il n'avait aucune fantaisie, et j'avais toujours pensé, malgré sa capacité à brosser un tableau complexe en quelques lignes, qu'il aurait fait un piètre romancier: dans ses raisonnements et ses intuitions, son pôle Nord restait toujours l'intérêt personnel; et si, en s'y tenant, il se trompait rarement, il était incapable d'envisager une autre motivation aux actes et aux paroles des hommes. Sa passion – en cela le contraire de Voss (et je me rappelais mon anniversaire précédent, et regrettais cette amitié si brève) – sa passion n'était pas une passion de la connaissance pure, de la connaissance pour elle-même, mais uniquement de la connaissance pratique, pourvoyeuse d'outils pour l'action. Ce soir-là, il me parla beaucoup de Schellenberg, mais d'une manière curieusement allusive, comme si je devais comprendre par moi-même: Schellenberg avait des doutes, Schellenberg réfléchissait à des alternatives, mais sur quoi portaient ces doutes, en quoi consistaient ces alternatives, il ne voulait pas le dire. Je connaissais un peu Schellenberg, mais je ne peux pas dire que je l'appréciais. Au RSHA, il avait une position un peu à part, grâce surtout, je pense, à sa relation privilégiée avec le Reichsführer. Pour moi, je ne le considérais pas comme un véritable national-socialiste, mais plutôt comme un technicien du pouvoir, séduit par le pouvoir en soi et non par son objet. En me relisant je me rends compte que, d'après mes propos, vous pouvez penser la même chose de Thomas; mais Thomas, c'était différent; même s'il avait une sainte horreur des discussions théoriques et idéologiques – ce qui expliquait, par exemple, son aversion pour Ohlendorf – et même s'il prenait toujours grand soin de veiller à son avenir personnel, ses moindres actions étaient comme guidées par un national-socialisme instinctif. Schellenberg, lui, était une girouette, et je n'avais aucun mal à l'imaginer travaillant pour le Secret Service britannique ou l'OSS, ce qui dans le cas de Thomas était impensable. Schellenberg avait l'habitude de traiter les gens qu'il n'aimait pas de putes, et ce terme lui convenait bien, et, à y réfléchir, c'est vrai que les insultes que les gens préfèrent, qui leur viennent le plus spontanément aux lèvres, révèlent en fin de compte souvent leurs propres défauts cachés, car ils haïssent naturellement ce à quoi ils ressemblent le plus. Cette idée ne me quitta pas de la soirée et de retour chez moi, tard dans la nuit, un peu gris peut-être, je pris sur une étagère une anthologie des discours du Führer qui appartenait à Frau Gutknecht et me mis à feuilleter, cherchant les passages les plus virulents, surtout sur les Juifs, et en les lisant je me demandais si, en vociférant: Les Juifs manquent de capacités et de créativité dans tous les domaines de la vie sauf un: mentir et tricher, ou bien Le bâtiment entier du Juif s'effondrera si on refuse de le suivre, ou encore Ce sont des menteurs, des faussaires, des fourbes. Ils ne sont arrivés là où ils sont que grâce à la naïveté de ceux qui les entourent, ou encore Nous pouvons vivre sans le Juif. Mais lui-même ne peut vivre sans nous, le Führer, sans le savoir, il ne se décrivait pas lui-même. Or cet homme ne parlait jamais en son propre nom, les accidents de sa personnalité comptaient peu: son rôle était presque celui d'un foyer optique, il captait et concentrait la volonté du Volk pour la diriger sur un point, toujours le plus juste. Ainsi, s'il parlait là de lui-même, ne parlait-il pas de nous tous? Mais cela, c'est seulement maintenant que je peux le dire. Au cours du dîner, Thomas m'avait encore une fois reproché mon insociabilité et mes horaires impossibles: «Je sais bien que chacun doit donner son maximum, mais tu vas te ruiner la santé, à force. Et puis l'Allemagne, veux-tu que je te dise, ne perdra pas la guerre si tu prends tes soirées et tes dimanches. On en a encore pour un moment, trouve ton rythme, sinon tu vas t'effondrer. D'ailleurs regarde, tu prends même du ventre». C'était vrai: je ne grossissais pas, mais mes abdominaux se relâchaient «Viens au moins faire du sport, insistait Thomas. Deux fois par semaine, je fais de l'escrime, et le dimanche je vais à la piscine. Tu verras, ça te fera du bien». Comme toujours, il avait raison. Je repris vite goût à l'escrime, que j'avais un peu pratiquée à l'université; je me mis au sabre, j'aimais bien le côté vif et nerveux de cette arme. Ce qui me plaisait, dans ce sport, c'était que, malgré son agressivité, ce n'est pas un sport de brute: tout autant que les réflexes et la souplesse qu'exige le maniement de l'arme comptent le travail mental avant la passe, l'anticipation intuitive des mouvements de l'autre, le calcul rapide des réponses possibles, jeu d'échecs physique où l'on doit prévoir plusieurs coups, car, une fois la partie engagée, on n'a plus le temps de réfléchir, et l'on peut souvent dire que la passe est gagnée ou perdue avant même de débuter, selon que l'on ait vu juste ou non, les bottes elles-mêmes ne venant que confirmer ou démentir le calcul. Nous tirions dans la salle d'armes du RS H A, au Prinz-Albrecht-Palais; mais pour la natation nous fréquentions une piscine publique, à Kreuzberg, plutôt que celle de la Gestapo: d'abord, point capital pour Thomas, il y avait là des femmes (autres que les sempiternelles secrétaires); ensuite, elle était plus grande et, après avoir nagé, on pouvait aller s'asseoir, en peignoir, à des tables en bois sur un large balcon, à l'étage, et boire de la bière fraîche en contemplant les nageurs dont les cris de joie et les écla-boussements résonnaient à travers la vaste salle. La première fois que j'y allai, j'eus un choc violent qui me jeta, pour le reste de la journée, dans une angoisse pénible. Nous nous déshabillions au vestiaire: je regardai Thomas et constatai qu'une large cicatrice fourchue lui barrait le ventre. «Où est-ce que tu as eu ça?» m'exclamai-je. Thomas me regarda, interloqué: «Eh bien, à Stalingrad. Tu ne te souviens pas? Tu étais là». Un souvenir, oui, j'en avais un, et je l'ai écrit avec les autres, mais je l'avais rangé au fond de ma tête, au grenier des hallucinations et des rêves; maintenant, cette cicatrice venait tout bouleverser, j'avais subitement l'impression de ne plus pouvoir être sûr de rien. Je fixais toujours le ventre de Thomas; il se frappa les abdominaux du plat de la main, en souriant à pleines dents: «Ça va, ne t'en fais pas, ça s'est bien remis. Et puis les filles, ça les rend folles, ça doit les exciter». Il ferma un œil et pointa un doigt vers ma tête, le pouce relevé, comme un enfant qui joue au cow-boy: «Pan!» Je sentis presque le coup sur mon front, mon angoisse grandissait comme une chose grise et flasque et sans limites, un corps monstrueux qui occupait l'espace restreint des vestiaires et m'empêchait de bouger, Gulliver terrifié coincé dans une maison de Lilliputiens. «Ne fais pas cette tête-là, s'écriait joyeusement Thomas, viens nager!» L'eau, chauffée mais néanmoins un peu fraîche, me fit du bien; fatigué après quelques longueurs – je m'étais décidément laissé aller -, je m'allongeai sur une chaise longue tandis que Thomas s'ébattait, se laissant en beuglant enfoncer la tête sous l'eau par des jeunes femmes pleines d'entrain. Je regardais ces gens qui se dépensaient, s'amusaient, prenaient plaisir à leurs propres forces; je m'en sentais bien loin. Les corps, même les plus beaux, ne me paniquaient plus, comme quelques mois auparavant ceux des danseurs du ballet; ils me laissaient indifférent, tant ceux des garçons que des filles. Je pouvais admirer avec détachement le jeu des muscles sous les peaux blanches, la courbe d'une hanche, le ruissellement de l'eau sur une nuque: l'Apollon en bronze rongé de Paris m'avait bien plus excité que toute cette jeune musculature insolente, qui se déployait avec insouciance, comme en se moquant des chairs flasques et jaunies des quelques vieillards qui fréquentaient ce lieu. Mon attention fut attirée par une jeune femme qui tranchait sur les autres par son calme; alors que ses amies couraient ou s'ébrouaient autour de Thomas, elle restait immobile, les deux bras repliés sur le rebord de la piscine, le corps flottant dans l'eau, et la tête, ovale sous un élégant bonnet de caoutchouc noir, appuyée sur les avant-bras, ses grands yeux sombres tranquillement dirigés sur moi. Je ne pouvais juger si elle me regardait vraiment; sans bouger, elle paraissait contempler avec plaisir tout ce qui se trouvait dans son champ de vision; au bout d'un long moment, elle leva les bras et se laissa lentement couler. J'attendis qu'elle remonte, mais les secondes passaient; enfin, elle réapparut à l'autre extrémité de la piscine, qu'elle avait traversée sous l'eau, aussi calmement que j'avais autrefois traversé la Volga. Je me laissai aller dans la chaise longue et fermai les yeux, me concentrant sur la sensation de l'eau chlorée qui s'évaporait lentement sur ma peau. Mon angoisse, ce jour-là, fut lente à relâcher son étreinte asphyxiante. Le dimanche suivant, je retournai néanmoins avec Thomas à la piscine.
Entre-temps, j'avais de nouveau été convoqué par le Reichsführer. Il me demanda de lui expliquer comment nous étions arrivés à nos résultats; je me lançai dans une explication détaillée, car il y avait là des points techniques peu aisés à synthétiser; il me laissa parler, l'air froid et peu avenant, et quand j'eus fini il me demanda sèchement: «Et le Reichsicherheitshauptamt?» – «Leur spécialiste est en principe d'accord, mon Reichsführer. Il attend toujours la confirmation du Gruppenführer Müller». – «Il faut faire attention, Sturmbannführer, très attention», martela-t-il de sa voix la plus doctorale. Une nouvelle révolte juive, je le savais, venait d'avoir lieu dans le GG, à Sobibor cette fois; de nouveau, des S S avaient été tués, et malgré une immense battue une partie des évadés n'avaient pu être repris; or, il s'agissait de
Geheimnisträger, témoins des opérations d'extermination: s'ils parvenaient à rejoindre les partisans du Pripet, il y avait de bonnes chances qu'ils soient ensuite récupérés par les bolcheviques. Je comprenais l'inquiétude du Reichsführer, mais il fallait qu'il se décide. «Vous avez je crois rencontré le Reichsminister Speer?» dit-il subitement. – «Oui, mon Reichsführer. J'ai été présenté par le Dr. Mandelbrod». – «Vous lui avez parlé de votre projet?» – «Je ne suis pas entré dans les détails, mon Reichsführer. Mais il sait que nous travaillons pour améliorer l'état de santé des Häftlinge». – «Et qu'en dit-il?» – «Il en paraissait satisfait, mon Reichsführer». Il feuilleta quelques papiers sur son bureau: «Le Dr. Mandelbrod m'a écrit une lettre. Il me dit que le Reichsminister Speer a paru vous apprécier. Est-ce que c'est vrai?» – «Je ne sais pas, mon Reichsführer». – «Le Dr. Mandelbrod et Herr Leland veulent à tout prix que je me rapproche de Speer. En principe, ce n'est pas une mauvaise idée, car nous avons des intérêts en commun. Tout le monde pense toujours que Speer et moi sommes en conflit. Mais ce n'est pas ça du tout. Déjà, en 1937, j'ai créé la Dest et établi des camps spécialement pour lui, pour lui fournir les matériaux de construction, les briques et le granité pour la nouvelle capitale qu'il allait bâtir pour le Führer. À cette époque-là, l'Allemagne entière ne pouvait lui fournir que 4 % de ses besoins en granité. Il était très satisfait de mon aide et ravi de coopérer. Mais, bien entendu, il faut se méfier de lui. Ce n'est pas un idéaliste et il ne comprend pas la SS. J'ai voulu en faire un de mes Gruppenführer et il a refusé. L'année dernière, il s'est permis de critiquer notre organisation du travail auprès du Führer: il voulait obtenir la juridiction sur nos camps. Aujourd'hui encore, il rêve d'un droit de regard sur notre fonctionnement interne. Néanmoins, il reste important de coopérer avec lui. Vous avez consulté son ministère, pour la préparation de votre projet?» – «Oui, mon Reichsführer. Un de leurs fonctionnaires est venu nous faire une présentation». Le Reichsführer hocha lentement la tête: «Bien, bien»… Puis il sembla se décider: «Nous n'avons pas trop de temps à perdre. Je dirai à Pohl que j'approuve le projet. Vous, envoyez-en un double au Reichsminister Speer, directement, avec une note personnelle signée par vous lui rappelant votre rencontre et lui signalant que le projet sera appliqué. Et envoyez bien entendu une copie au Dr. Mandelbrod». – «Zu Befehl, mon Reichsführer. Et pour les travailleurs étrangers, que voulez-vous que je fasse?» – «Pour le moment, rien. Étudiez la question, sous l'angle de la nutrition et de la productivité, mais tenez-vous-en là. Nous verrons comment les choses évoluent. Et si Speer ou un de ses associés reprennent contact avec vous, informez Brandt et réagissez favorablement».
Je suivis à la lettre les instructions du Reichsführer. Je ne sais pas ce que Pohl fit de notre projet, que j'avais pourtant si amoureusement conçu: quelques jours plus tard, vers la fin du mois, il envoyait un nouvel ordre à tous les KL, leur enjoignant de diminuer la mortalité et la morbidité de 10 %, mais sans la moindre instruction concrète; à ma connaissance, les rations d'Isenbeck ne furent jamais appliquées. Je reçus néanmoins une lettre très flatteuse de Speer, qui se félicitait de l'adoption du projet, preuve concrète de notre nouvelle coopération récemment inaugurée. Il finissait ainsi: J'espère avoir l'occasion de vous revoir bientôt pour discuter de ces problèmes. Vôtre, Speer. Je fis suivre cette lettre à Brandt. Début novembre, j'en reçus une seconde: le Gauleiter du Westmark avait écrit à Speer pour exiger que cinq cents travailleurs juifs livrés par la S S à une usine d'armement en Lorraine soient retirés sur-le-champ: Par mes soins, la Lorraine est Judenfrei et le restera, écrivait le Gauleiter. Speer me demandait de transmettre cette lettre à l'instance compétente pour régler le problème. Je consultai Brandt; quelques jours plus tard, il m'envoyait une note interne, me demandant de répondre moi-même au Gauleiter au nom du Reichsführer, et négativement. Ton: sec, écrivait Brandt. Je m'en donnai à cœur joie: Cher camarade du parti Bürckel!
Votre demande est inopportune et ne peut être acceptée. En cette heure difficile pour l'Allemagne, le Reichsführer est conscient du besoin d'utiliser au maximum la force de travail des ennemis de notre Nation. Les décisions d'affectation des travailleurs sont prises en consultation avec le RMfRuK, seule instance compétente aujourd'hui pour traiter cette question. L'interdiction actuellement en vigueur d'employer des travailleurs détenus juifs ne concernant que l'Altreich et l'Autriche, je ne peux me défaire de l'impression que votre requête découle surtout de votre désir d'assurer que vous soyez consulté dans le cadre du règlement global de la question juive. Heil Hitler! Vôtre, etc.
1 J'en envoyai une copie à Speer, qui me fit remercier. Petit a petit, cela se répéta: Speer me faisait transmettre des demandes et des requêtes irritantes, et j'y répondais au nom du Reichsführer; pour des cas plus compliqués, j'en référais au SD, en passant par des connaissances plutôt que par la voie officielle, pour accélérer les choses. Je revis ainsi Ohlendorf, qui m'invita à dîner, et m'infligea une longue tirade contre le système d'autogestion de l'industrie mis en place par Speer, qu'il considérait comme une simple usurpation des pouvoirs de l'État par des capitalistes sans la moindre responsabilité envers la communauté. Si le Reichsführer l'approuvait, selon lui, c'était qu'il ne comprenait rien à l'économie, et qu'en outre il était influencé par Pohl, lui-même un pur capitaliste obsédé par l'expansion de son empire industriel S S. À vrai dire, moi non plus je ne comprenais pas grand-chose à l'économie, ni d'ailleurs aux raisonnements féroces d'Ohlendorf en ce domaine. Mais c'était toujours un plaisir que de l'écouter: sa franchise et son honnêteté intellectuelle rafraîchissaient comme un verre d'eau froide, et il avait raison de souligner que la guerre avait causé ou accentué de nombreuses dérives; après, il faudrait réformer les structures de l'État en profondeur. Je commençais à reprendre goût à la vie en dehors du travail: peut-être les effets bénéfiques du sport, peut-être autre chose, je ne sais pas. Un jour, je me rendis compte que Frau Gutknecht m'était depuis longtemps insupportable; le lendemain, je me mis à la recherche d'un autre appartement. Ce fut un peu compliqué, mais enfin Thomas m'aida à trouver quelque chose: un petit meublé pour célibataire, au dernier étage d'un immeuble de construction récente. Il appartenait à un Hauptsturmführer qui venait de se marier et partait en poste en Norvège. Je m'entendis vite avec lui sur un loyer raisonnable, et en un après-midi, avec l'aide de Piontek, et sous le feu des piailleries et des implorations de Frau Gutknecht, j'y transportai mes quelques affaires. Cet appartement n'était pas bien grand: deux pièces carrées séparées par une double porte, une petite cuisine et une salle de bains; mais il y avait un balcon, et comme le salon faisait l'angle de l'immeuble, les fenêtres s'ouvraient sur deux côtés; le balcon donnait sur un petit parc, je pouvais regarder les enfants jouer, et puis c'était tranquille, je n'étais pas dérangé par les bruits de voiture; de mes fenêtres, j'avais une belle vue sur un paysage de toits, un enchevêtrement de formes réconfortant, constamment changeant avec le temps et la lumière. Les jours où il faisait beau, l'appartement était illuminé du matin au soir: le dimanche, je voyais le soleil se lever de ma chambre, et se coucher du salon. Pour l'éclaircir encore plus, je fis avec la permission du propriétaire arracher les vieux papiers peints fanés et peindre les murs en blanc; à Berlin, c'était peu habituel, mais j'avais connu de tels appartements à Paris, et cela me plaisait, avec le parquet c'était presque ascétique, cela correspondait à mon état d'esprit: fumant tranquillement dans mon divan, je me demandais bien pourquoi je n'avais pas songé à déménager plus tôt Le matin, je me levais de bonne heure, avant le lever du soleil, en cette saison, je mangeais quelques tartines et buvais du vrai café noir; Thomas s'en faisait envoyer de Hollande par une connaissance, et il m'en revendait une partie. Pour aller au travail je prenais le tramway. J'aimais voir défiler les rues, contempler les visages de mes voisins à la lumière du jour, tristes, fermés, indifférents, fatigués, mais aussi parfois étonnamment heureux, et si vous y faites attention, vous savez qu'il est rare de voir un visage heureux dans la rue ou dans un tramway, mais lorsque cela arrivait, j'en étais heureux aussi, je sentais que je rejoignais la communauté des hommes, ces gens pour lesquels je travaillais mais dont j'avais été tant séparé. Plusieurs jours de suite, dans le tramway, je remarquai une belle femme blonde qui prenait la même ligne que moi. Elle avait un visage tranquille et grave, dont je notai d'abord la bouche, surtout la lèvre supérieure, deux ailes musclées et agressives. Sentant mon regard, elle m'avait regardé: sous des sourcils en arche haute et fine, elle avait les yeux foncés, presque noirs, asymétriques et assyriens (mais sans doute cette dernière comparaison m'est-elle simplement venue à l'esprit par assonance). Debout, elle se tenait à une courroie, et me fixait avec un regard calme, sérieux. J'avais l'impression de l'avoir déjà aperçue quelque part, à tout le moins son regard, mais je ne pouvais me rappeler où. Le lendemain, elle m'adressa la parole: «Bonjour. Vous ne vous souvenez pas de moi, ajouta-t-elle, mais nous nous sommes déjà vus. À la piscine». Il s'agissait de la jeune femme appuyée sur le rebord du bassin. Je ne la voyais pas tous les jours; lorsque je la voyais, je la saluais aimablement, et elle souriait, doucement Le soir, je sortais plus souvent: j'allais dîner avec Hohenegg, que je présentai à Thomas, je revoyais d'anciens camarades d'université, je me laissais inviter à des soupers et des petites fêtes où je buvais et bavardais avec plaisir, sans horreur, sans angoisse. C'était la vie normale, la vie de tous les jours, et après tout, cela aussi valait la peine d'être vécu.
Peu de temps après mon souper avec Ohlendorf, j'avais reçu une invitation du Dr. Mandelbrod à venir passer le week-end dans une propriété de campagne appartenant à l'un des directeurs de l'IG Farben, au nord du Brandebourg. La lettre précisait qu'il s'agissait d'une partie de chasse et d'un dîner informel. Massacrer des volatiles, cela ne me tentait guère, mais je n'étais pas obligé de tirer, je pourrais simplement marcher dans les bois. Le temps était pluvieux: Berlin s'enfonçait dans l'automne, les belles journées d'octobre avaient pris fin, les arbres achevaient de se dénuder; parfois, néanmoins, le temps s'éclaircissait, on pouvait sortir, profiter de l'air déjà frais. Le 18 novembre, à l'heure du dîner, les sirènes se déchaînèrent et la Flak se mit à tonner, pour la première fois depuis la fin août. J'étais au restaurant avec des amis, dont Thomas, nous venions de sortir de notre séance d'escrime, il fallut descendre à la cave, sans même avoir mangé; l'alerte dura deux heures, mais on nous fit servir du vin, et le temps se passa en plaisanteries. Le raid causa des dommages sérieux au centre-ville; les Anglais avaient envoyé plus de quatre cents appareils: ils s'étaient décidés à braver nos nouvelles tactiques. Cela se passait le jeudi soir; le samedi matin, je me fis conduire par Piontek en direction de Prenzlau, jusqu'au village indiqué par Mandelbrod. La maison se situait à quelques kilomètres de là, au fond d'une longue allée bordée de chênes anciens mais dont une bonne partie manquait, décimés par les maladies ou les orages; c'était un ancien manoir, racheté par ce directeur, accoté à une forêt mixte dominée par des pins mélangés de hêtres et d'érables, et entouré d'un beau parc dégagé puis, plus loin, de grands champs vides et boueux. Il avait pleuvassé durant le trajet, mais le ciel, fouetté par un petit vent pinçant du nord, s'était éclairci. Sur le gravier, devant le perron, plusieurs berlines étaient garées côte à côte, et un chauffeur en uniforme lavait la boue des pare-chocs. Je fus accueilli sur les marches par Herr Leland; il avait ce jour-là un air très militaire malgré son veston de tricot en laine brune: le propriétaire était absent, m'expliqua-t-il, mais on leur avait prêté la maison; Mandelbrod n'arriverait que le soir, après la partie de chasse. Sur son conseil, je renvoyai Piontek à Berlin: les invités rentreraient ensemble, il y aurait certainement de la place dans une des voitures. Une servante en uniforme noir, avec un tablier en dentelle, me montra ma chambre. Un feu ronronnait dans la cheminée; dehors, il avait doucement recommencé à pleuvoir. Comme l'avait suggéré l'invitation, je ne portais pas mon uniforme mais une tenue de campagne, une culotte en laine avec des bottes et une veste autrichienne sans col, aux boutons en os, faite pour résister à la pluie; pour la soirée, j'avais apporté un costume d'intérieur que je dépliai, brossai, et rangeai dans la penderie avant de descendre. Au salon, plusieurs invités buvaient du thé ou discutaient avec Leland; Speer, assis devant une croisée, me reconnut tout de suite et se leva avec un sourire amical pour venir me serrer la main. «Sturmbannführer, quel plaisir de vous revoir. Herr Leland m'avait dit que vous viendriez. Venez, je vais vous présenter ma femme». Margret Speer était assise près de la cheminée avec une autre femme, une certaine Frau von Wrede, l'épouse d'un général qui allait nous rejoindre; arrivé devant elles, je claquai des talons et lançai un salut allemand que Frau von Wrede me rendit; Frau Speer, elle, ne fît que me tendre une petite main gantée, élégante: «Enchantée, Sturmbannführer. J'ai entendu parler de vous: mon mari me dit que vous lui êtes d'un grand secours, à la S S». – «Je fais mon possible, meine Dame». C'était une femme mince, blonde, d'une beauté très nordique, avec une forte mâchoire carrée et des yeux d'un bleu très clair sous des sourcils blonds; mais elle paraissait fatiguée et cela donnait une teinte un peu jaune à sa peau. On me servit du thé et je bavardai un peu avec elle tandis que son mari rejoignait Leland. «Vos enfants ne sont pas venus?» demandai-je poliment. – «Oh! Si je les avais amenés, ce ne serait pas un congé. Ils sont restés à Berlin. J'ai déjà tellement de mal à arracher Albert à son ministère, pour une fois qu'il accepte, je ne veux pas qu'il soit dérangé. Il a tant besoin de repos». La conversation tourna sur Stalingrad, car Frau Speer savait que j'en étais revenu; Frau von Wrede, elle, y avait laissé un cousin, un Generalmajor qui commandait une division et se trouvait sans doute aux mains des Russes: «Ça devait être terrible!» Oui, confirmai-je, cela avait été terrible; je n'ajoutai pas, par courtoisie, que néanmoins cela l'avait sans doute moins été pour un général de division que pour un homme de troupe comme le frère de Speer, qui, si par miracle il vivait encore, ne devait pas bénéficier du traitement préférentiel que les bolcheviques, fort peu égalitaires en cela, accordaient d'après nos renseignements aux officiers supérieurs. «Albert a été très affecté par la perte de son frère, dit rêveusement Margret Speer. Il ne le montre pas, mais je le sais. Il a donné son nom à notre dernier-né». Petit à petit, on me présenta aux autres convives: des industriels, des officiers supérieurs de la Wehrmacht ou de la Luftwaffe, un collègue de Speer, d'autres hauts fonctionnaires. J'étais le seul membre de la S S et aussi le plus subalterne de l'assemblée; mais personne ne semblait y faire attention, et Herr Leland me présentait comme le «Dr. Aue», ajoutant parfois que je remplissais «des fonctions importantes auprès du Reichsführer-SS»; ainsi, l'on me traitait tout à fait cordialement, et ma nervosité, assez forte au début, diminuait peu à peu. Vers midi, on nous servit des Sandwiches, du pâté de foie et de la bière. «Une collation légère, déclara Leland, pour ne pas vous fatiguer». La chasse commençait après; on nous versa du café, puis chacun reçut une gibecière, du chocolat suisse et une flasque de brandy. Il avait cessé de pleuvoir, une faible lueur semblait vouloir percer la grisaille; d'après un général qui disait s'y connaître, c'était un temps parfait. Nous allions chasser le grand tétras, privilège apparemment fort rare en Allemagne.
«Cette maison a été rachetée après la guerre par un Juif, expliquait Leland à ses hôtes. Il voulait se donner des airs de grand seigneur et il a fait venir des tétras de Suède. Le bois convenait très bien et le propriétaire actuel limite sévèrement les chasses». Je n'y connaissais rien, et n'avais aucune intention de m'initier; par politesse, je m'étais toutefois décidé à accompagner les chasseurs plutôt que de partir seul de mon côté. Leland nous réunit sur le perron et des serviteurs nous distribuèrent fusils, munitions, et chiens. Le grand tétras se chassant seul ou à deux, nous serions répartis en petits groupes; pour éviter les accidents, chacun se verrait assigner un secteur de la forêt, et ne devait pas en dévier; en outre, les départs seraient échelonnés. Le général amateur partit en premier, seul avec un chien, puis après lui quelques paires d'hommes. Margret Speer, à ma surprise, s'était jointe au groupe et avait aussi pris un fusil; elle se mit en chemin avec le collègue de son mari, Hettlage. Leland se tourna vers moi: «Max, si tu accompagnais le Reichsminister? Prenez par là. Moi, j'irai avec Herr Ströhlein». J'écartai les mains:
«Comme vous le souhaitez». Speer, son fusil déjà sous le bras, me sourit: «Bonne idée! Venez». Nous prîmes par le parc en direction du bois. Speer portait une veste bavaroise en cuir, à revers arrondis, et un chapeau; j'avais aussi emprunté de quoi me couvrir. À l'orée du bois, Speer chargea son arme, un fusil à double canon. Je gardai le mien à l'épaule, déchargé. Le chien qu'on nous avait confié frétillait, posté à la lisière du bois, la langue pendante, braqué. «Vous avez déjà chassé le grand tétras?» me demanda Speer – «Jamais, Herr Reichsminister. En fait, je ne chasse pas. Si cela ne vous dérange pas, je ne ferai que vous accompagner». Il eut un air étonné: «Comme vous le souhaitez». Il indiqua la forêt: «Si j'ai bien compris, nous devons marcher un kilomètre jusqu'à un ruisseau et le traverser. Tout ce qui se trouve au-delà, jusqu'au bord de la forêt, est à nous. Herr Leland restera de ce côté-ci». Il s'engagea dans le sous-bois. C'était assez touffu, il fallait contourner des buissons, impossible de marcher droit; les gouttes d'eau coulaient des feuilles et venaient s'écraser sur nos chapeaux ou nos mains; au sol, les feuilles mortes, trempées, exhalaient une forte odeur de terre et d'humus, très belle, riche et vivifiante, mais qui me rappelait des souvenirs malheureux. Une bouffée d'amertume m'envahit: Voilà ce qu'ils ont fait de moi, me disais-je, un homme qui ne peut voir une forêt sans songer à une fosse commune. Une branche morte se brisa sous ma botte. «C'est surprenant que vous n'aimiez pas la chasse», commenta Speer. Tout à mes pensées, je répondis sans réfléchir: «Je n'aime pas tuer, Herr Reichsminister». Il me jeta un regard curieux et je précisai: «Il est parfois nécessaire de tuer par devoir, Herr Reichsminister. Tuer pour le plaisir, c'est un choix». Il sourit: «Moi, grâce à Dieu, je n'ai jamais tué que pour le plaisir. Je n'ai pas connu la guerre». Nous marchâmes encore un peu en silence, parmi les craquements de branches et les bruits d'eau, doux et discrets. «Que faisiez-vous en Russie, Sturmbannführer? demanda Speer. Vous serviez dans la Waffen-SS?» – «Non, Herr Reichsminister. J'étais avec le SD. Pour les fonctions de sécurité». – «Je vois». Il hésita. Puis il dit d'une voix posée, détachée: «On entend beaucoup de rumeurs sur le sort des Juifs, à l'Est. Vous devez en savoir quelque chose?» – «Je connais les rumeurs, Herr Reichsminister. Le SD les recueille et j'ai lu des rapports. Elles ont toutes sortes de provenances». – «Vous devez bien avoir une idée de la vérité, avec votre position». Curieusement, il ne faisait aucune allusion au discours de Posen du Reichsführer (j'étais alors convaincu qu'il y avait assisté, mais peut-être était-il en effet parti avant). Je répondis avec courtoisie: «Herr Reichsminister, pour toute une partie de mes fonctions, je suis astreint au secret. Je pense que vous pouvez le comprendre. Si vous souhaitez vraiment des précisions, puis-je vous suggérer de vous adresser au Reichsführer ou au Standartenführer Brandt? Je suis certain qu'ils seront heureux de vous faire parvenir un rapport détaillé». Nous étions arrivés au ruisseau: le chien, heureux, gambadait dans l'eau peu profonde. «C'est ici», dit Speer. Il désigna une zone, un peu plus loin: «Vous voyez, là, dans le creux, la forêt change. Il y a des résineux et moins d'aulnes, et des arbrisseaux à baies. C'est le meilleur endroit pour débusquer des tétras. Si vous ne tirez pas, restez derrière moi». Nous traversâmes le ruisseau à grandes enjambées; au-dessus du creux, Speer referma son fusil, qu'il portait ouvert sous le bras, et l'épaula. Puis il se mit à avancer, aux aguets. Le chien restait près de lui, la queue dressée. Après quelques minutes j'entendis un grand bruit et vis une large forme brune filer entre les arbres; au même moment, Speer tira, mais il dut rater son coup car à travers l'écho j'entendais encore le bruit des ailes. Une épaisse fumée et l'odeur acre de la cordite emplirent le sous-bois. Speer n'avait pas baissé son fusil; mais tout était silencieux maintenant. De nouveau, il y eut ce grand bruit d'ailes parmi les branches humides, mais Speer ne tira pas; je n'avais rien vu non plus. Le troisième oiseau décolla juste sous notre nez, je l'aperçus très clairement, il avait les ailes assez épaisses, un cou avec des plumes bouffantes, et virait entre les arbres avec une agilité étonnante pour sa masse, accélérant en tournant; Speer tira, mais l'oiseau était trop rapide, il n'avait pas eu le temps de traverser et le coup se perdit. Il ouvrit son fusil, éjecta les douilles, souffla pour chasser la fumée, et tira deux cartouches de la poche de sa veste. «Le tétras est très difficile à chasser, commenta-t-il. C'est bien pour ça que c'est intéressant. Il faut bien choisir son arme. Celle-ci est équilibrée, mais un peu trop longue à mon goût». Il me regarda en souriant: «Au printemps, c'est très beau, durant la saison des amours. Les coqs claquent du bec, ils se rassemblent dans des clairières pour parader et chanter, ils étalent leurs couleurs. Les femelles sont très ternes, comme c'est souvent le cas». Il acheva de charger son fusil puis épaula avant de repartir. Dans les endroits touffus, il se frayait un chemin entre les branches avec le canon du fusil, sans jamais le baisser. Lorsqu'il délogea un autre oiseau, il tira tout de suite, un peu devant lui; j'entendis l'oiseau s'abattre et en même temps le chien bondir et disparaître dans les broussailles. Il réapparut quelques instants après, l'oiseau dans la gueule, tête pendante. Il le déposa aux pieds de Speer qui le rangea dans sa gibecière. Un peu plus loin, nous débouchâmes sur une ouverture dans le bois, couverte de touffes d'herbe jaunissantes et qui donnait sur les champs. Speer sortit sa tablette de chocolat: «Vous en voulez?» – «Non, merci. Cela vous dérange si je prends le temps de fumer une cigarette?» – «Pas du tout. C'est un bon endroit pour se reposer». Il ouvrit son fusil, le posa, et s'assit au pied d'un arbre, grignotant son chocolat. Je bus une lampée de brandy, lui tendis la flasque, et allumai une cigarette. L'herbe, sous mes fesses, mouillait mon pantalon, mais cela m'était égal: chapeau sur les genoux, je reposai ma tête contre l'écorce rugueuse du pin auquel j'étais adossé et contemplai la tranquille étendue d'herbe et les bois silencieux. «Vous savez, dit Speer, je comprends tout à fait les impératifs de la sécurité. Mais, de plus en plus, ils se trouvent en conflit avec les besoins de l'industrie de guerre. Trop de travailleurs potentiels ne sont pas déployés». J'exhalai la fumée avant de répondre: «C'est possible, Herr Reichsminister. Mais dans cette situation, avec nos difficultés, je pense que les conflits de priorité sont inévitables». – «Il faut pourtant bien les résoudre». – «Certes. Mais en définitive, Herr Reichsminister, c'est au Führer de trancher, n'est-ce pas? Le Reichsführer ne fait qu'obéir à ses directives». Il croqua encore dans sa barre de chocolat: «Vous ne pensez pas que la priorité, pour le Führer comme pour nous, est de gagner la guerre?» – «Certainement, Herr Reichsminister». – «Alors pourquoi nous priver de ressources précieuses? Toutes les semaines, la Wehrmacht vient se plaindre à moi qu'on leur ôte des travailleurs juifs. Et ils ne sont pas redéployés ailleurs, sinon je le saurais. C'est grotesque! En Allemagne, la question juive est résolue, et ailleurs, quelle importance pour le moment? Gagnons d'abord la guerre; après, il sera toujours temps de résoudre les autres problèmes». Je choisis mes mots avec soin: «Peut-être, Herr Reichsminister, que certains se disent que si la guerre tarde tant à être gagnée, certains problèmes doivent être résolus tout de suite»… Il tourna la tête vers moi et me fixa de ses yeux aigus: «Vous croyez?» – «Je ne sais pas. C'est une possibilité. Puis-je vous demander ce qu'en dit le Führer lorsque vous lui en parlez?» Il mâchonna sa langue d'un air pensif: «Le Führer ne parle jamais de ces choses-là. Avec moi du moins». Il se releva et brossa son pantalon. «On continue?» Je jetai ma cigarette, pris encore un peu de brandy et rangeai la flasque: «Par où?» -»C'est une bonne question. J'ai peur, si on passe de l'autre côté, de tomber sur un de nos amis». Il regarda vers le fond de l'ouverture, à droite: «Si on prend par là, on devrait retomber sur le ruisseau. Ensuite on pourra retourner en arrière». Nous nous remîmes en marche, longeant la lisière du bois; le chien nous suivait à quelques coudées d'écart, dans l'herbe mouillée du pré. «Au fait, dit Speer, je ne vous ai pas encore remercié pour vos interventions. Je les apprécie beaucoup». – «C'est un plaisir, Herr Reichsminister. J'espère que c'est utile. Est-ce que vous êtes satisfait de votre nouvelle coopération avec le Reichsführer?» – «À vrai dire, Sturmbannführer, je m'attendais à plus de sa part. Je lui ai déjà envoyé plusieurs rapports sur des Gauleiter qui refusent de fermer des entreprises inutiles en faveur de la production de guerre. Mais d'après ce que je vois, le Reichsführer se contente de faire suivre ces rapports au Reichsleiter Bormann. Et Bormann bien sûr donne toujours raison aux Gauleiter. Le Reichsführer semble accepter cela assez passivement». Nous étions arrivés au fond de la clairière et entrions dans le bois. Il se remit à pleuvoir, une pluie fine, légère, qui imbibait nos vêtements. Speer s'était tu et marchait fusil levé, concentré sur les broussailles devant lui. Nous avançâmes ainsi pendant une demi-heure, jusqu'au ruisseau, puis rebroussâmes chemin en diagonale, avant de retourner encore vers le ruisseau. De temps à autre, plus loin, j'entendais un coup de feu isolé, un son mat dans la pluie. Speer tira encore quatre fois et abattit un tétras noir qui avait un très beau collier de plumes aux reflets métalliques. Trempés jusqu'aux os, nous repassâmes le ruisseau en direction de la maison. Un peu avant le parc, Speer s'adressa de nouveau à moi: «Sturmbannführer, j'ai une requête. Le Brigadeführer Kammler est en train de faire construire une installation souterraine, dans le Harz, pour la production de fusées. Je voudrais visiter ces installations, voir où en sont les travaux. Pourriez-vous m'arranger ça?» Pris de court, je répondis: «Je ne sais pas, Herr Reichsminister. Je n'en ai pas entendu parler. Mais je ferai la demande». Il rit: «Il y a quelques mois, l'Obergruppenführer Pohl m'a envoyé une lettre pour se plaindre que je n'avais visité qu'un seul camp de concentration et que j'avais formé mon opinion sur l'exploitation du travail des détenus avec trop peu d'informations. Je vous en enverrai une copie. Si on vous fait des difficultés, vous n'aurez qu'à montrer ça».
J'étais fatigué, mais de cette longue fatigue heureuse après l'exercice. Nous avions marché assez longtemps. À l'entrée du manoir, je rendis fusil et gibecière, raclai la boue de mes bottes et montai à ma chambre. Quelqu'un avait remis des bûches sur le feu, il faisait bon; j'ôtai mes habits mouillés et allai inspecter la salle de bains contiguë: non seulement il y avait l'eau courante, mais elle était chaude; cela me semblait un miracle, à Berlin l'eau chaude était une rareté; le propriétaire avait dû faire installer une chaudière. Je me fis couler un bain presque brûlant et me glissai dedans: je dus serrer les dents, mais une fois habitué, couché de tout mon long, c'était doux et bon comme le liquide amniotique. J'y restai aussi longtemps que possible; en sortant, j'ouvris en grand les fenêtres et me tins nu devant elles, comme on fait en Russie, jusqu'à ce que ma peau soit marbrée de rouge et de blanc; puis je bus un verre d'eau froide et m'étendis à plat ventre sur le lit.
Au début de la soirée, j'enfilai mon costume, sans cravate, et descendis. Il y avait peu de monde au salon mais le Dr. Mandelbrod se trouvait dans son grand fauteuil devant la cheminée, de biais, comme s'il voulait chauffer un côté mais pas l'autre. Il avait les yeux fermés et je ne le dérangeai pas. Une de ses assistantes, en tenue campagnarde sévère, vint me serrer la main: «Bonsoir, Doktor Aue. C'est un plaisir de vous revoir». Je scrutai son visage: rien à faire, elles se ressemblaient vraiment toutes. «Excusez-moi: vous êtes Hilde ou Hedwig?» Elle eut un petit rire cristallin: «Ni l'une, ni l'autre! Vous êtes vraiment un piètre physionomiste. Je m'appelle Heide. Nous nous sommes vus aux bureaux du Dr. Mandelbrod». Je m'inclinai avec un sourire et présentai mes excuses. «Vous n'étiez pas là pour la chasse?» – «Non. Nous sommes arrivés il y a peu». – «C'est dommage. Je vous imagine tout à fait avec un fusil sous le bras. Une Artémis allemande». Elle me toisa avec un petit sourire: «J'espère que vous n'allez pas pousser la comparaison trop loin, Doktor Aue.» Je me sentis rougir: décidément, Mandelbrod recrutait de bien curieuses assistantes. À n'en pas douter, celle-ci aussi allait me demander de l'engrosser. Heureusement, Speer arrivait avec sa femme. «Ha! Sturmbannführer, s'exclama-t-il joyeusement Nous sommes de bien piètres chasseurs. Margret a rapporté cinq oiseaux, Hettlage trois». Frau Speer rit légèrement: «Oh! Tu devais être occupé à parler travail». Speer alla se verser du thé à une grande bouilloire ouvragée, semblable à un samovar russe; je pris un verre de cognac. Le Dr. Mandelbrod ouvrit les yeux et appela Speer, qui alla le saluer. Leland entra et les rejoignit. Je retournai discuter avec Heide; elle avait, elle, une solide formation de philosophie et m'entretint de manière presque claire des théories de Heidegger, que je connaissais encore très mal. Les autres invités arrivaient un par un. Un peu plus tard, Leland nous invita tous à passer dans une autre salle où les oiseaux abattus avaient été disposés sur une longue table, en groupes, comme une nature morte flamande. Frau Speer détenait le record; le général amateur de chasse, lui, n'en avait tué qu'un, et se plaignait avec mauvaise grâce du secteur de bois qu'on lui avait assigné. Je pensais qu'au moins nous allions manger les victimes de cette hécatombe, mais non: on devait laisser les bêtes se faisander, et Leland s'engagea à les faire livrer aux uns et aux autres lorsqu'elles seraient prêtes. Le dîner fut néanmoins varié et succulent, de la venaison avec des sauces aux baies, des pommes de terre rôties à la graisse d'oie, des asperges et des courgettes, le tout arrosé de vin de Bourgogne d'un excellent millésime. Je m'étais retrouvé en face de Speer, près de Leland; Mandelbrod tenait le haut de la table. Herr Leland, pour la première fois depuis que je le connaissais, se montrait fort loquace: tout en buvant verre sur verre, il parlait de son passé d'administrateur colonial en Afrique du Sud-Ouest. Il avait connu Rhodes, pour qui il professait une admiration sans bornes, mais restait vague sur son passage aux colonies allemandes. «Rhodes, une fois, a dit: Le colonisateur ne peut rien faire de mal, ce qu'il fait devient juste. C'est son devoir de faire ce qu'il veut. C'est ce principe, strictement appliqué, qui a valu à l'Europe ses colonies, la domination des peuples inférieurs. Ce n'est que lorsque les démocraties corrompues y ont voulu mêler, pour se donner bonne conscience, des principes de morale hypocrites, que la décadence a commencé. Vous le verrez: quelle que soit l'issue de la guerre, la France et la Grande-Bretagne perdront leurs colonies. Leurs doigts se sont desserrés, ils ne sauront plus refermer le poing. C'est l'Allemagne, maintenant, qui a repris le flambeau. En 1907 j'ai travaillé avec le général von Trotha. Les Hereros et les Namas s'étaient soulevés, mais von Trotha était un homme qui avait compris l'idée de Rhodes dans toute sa force. Il le disait franchement: J'écrase les tribus rebelles avec des rivières de sang et des rivières d'argent. Ce n'est qu'après un tel nettoyage que quelque chose de neuf pourra émerger. Mais déjà à cette époque l'Allemagne s'affaiblissait, et von Trotha a été rappelé. J'ai toujours pensé que c'était un signe annonciateur de 1918. Heureusement, le cours des choses s'est inversé. Aujourd'hui, l'Allemagne domine le monde d'une tête. Notre jeunesse n'a peur de rien. Notre expansion est un processus irrésistible». – «Pourtant, intervint le général von Wrede, qui était arrivé un peu avant Mandelbrod, les Russes»… Leland tapota sur la table du bout du doigt: «Précisément, les Russes. C'est le seul peuple aujourd'hui qui nous vaille. C'est pour cela que notre guerre avec eux est si terrible, si impitoyable. Seul l'un des deux survivra. Les autres ne comptent pas. Pouvez-vous imaginer les Yankees, avec leur corned-beef et leur chewing-gum, supportant un dixième des pertes russes? Un centième? Ils plieraient bagages et rentreraient chez eux, et que l'Europe aille se faire foutre. Non, ce qu'il faut, c'est montrer aux Occidentaux qu'une victoire bolchevique n'est pas dans leur intérêt, que Staline prendra la moitié de l'Europe en guise de butin, si ce n'est pas le tout. Si les Anglo-Saxons nous aidaient à en finir avec les Russes, nous pourrions leur laisser des miettes, ou bien, lorsque nous aurions repris des forces, les écraser à leur tour, tranquillement. Regardez ce que notre Parteigenosse Speer a accompli en moins de deux ans! Et ce n'est qu'un début. Imaginez si nos mains étaient désentravées, si toutes les ressources de l'Est étaient à notre disposition. Le monde alors pourrait être refait comme il devrait». Après le dîner je jouai aux échecs avec Hettlage, le collaborateur de Speer. Heide nous regardait jouer, en silence; Hettlage gagna facilement. Je pris un dernier cognac et bavardai un peu avec Heide. Les invités montaient se coucher. Enfin elle se leva, et, aussi directement que ses collègues, me dit: «Je dois aller aider le Dr. Mandelbrod, maintenant. Si vous ne souhaitez pas rester seul, ma chambre se trouve à deux portes à gauche de la vôtre. Vous pouvez venir prendre un verre, un peu plus tard». – «Merci, répondis-je. Je verrai». Je montai dans ma chambre, pensif, me déshabillai et me couchai. Les restes du feu braisoyaient ians la cheminée. Allongé là, dans l'obscurité, je me disais: Après tout, pourquoi pas? C'était une belle femme, elle avait un corps superbe, qu'est-ce qui m'empêchait d'en profiter? Il n'était pas question de relations suivies, c'était une proposition simple et nette. Et même si je n'en avais qu'une pratique limitée, le corps des femmes ne me déplaisait pas, cela devait être agréable, aussi, doux et moelleux, on devait pouvoir s'y oublier comme dans un oreiller. Mais il y avait cette promesse, et si je n'étais rien d'autre, j'étais un homme qui tenait ses promesses. Tout n'était pas encore réglé.
Le dimanche fut une journée tranquille. Je dormis tard, jusqu'à environ neuf heures – je me levais d'habitude à cinq heures et demie – et descendis déjeuner. Je m'assis devant l'une des grandes croisées et feuilletai une vieille édition de Pascal, en français, que j'avais trouvée dans la bibliothèque. À la fin de la matinée, j'accompagnai Frau Speer et Frau von Wrede faire une promenade dans le parc; le mari de cette dernière, lui, jouait aux cartes avec un industriel connu pour avoir bâti son empire à coups d'habiles aryanisations, le général chasseur, et Hettlage. L'herbe, encore mouillée, luisait, des flaques ponctuaient les allées de gravier et de terre battue; l'air humide était frais, vivifiant, et nos haleines formaient de petits nuages devant nos visages. Le ciel restait uniformément gris. À midi, je pris un café avec Speer, qui venait de faire son apparition. Il me parla en détail de la question des travailleurs étrangers et de ses problèmes avec le Gauleiter Sauckel; puis la conversation vira sur le cas d'Ohlendorf, que Speer semblait considérer comme un romantique. Mes notions d'économie étaient trop lacunaires pour que je puisse plaider les thèses d'Ohlendorf; Speer, lui, défendait avec vigueur son principe d'autoresponsabilité de l'industrie. «En fin de compte, il n'y a qu'un argument: ça marche. Après la guerre, le Dr. Ohlendorf pourra réformer comme il l'entend, si on veut bien l'écouter; mais en attendant, comme je vous l'ai dit hier, gagnons la guerre».
Leland ou Mandelbrod, quand je me trouvais près d'eux, discutaient avec moi de choses et d'autres, mais ni l'un ni l'autre ne semblait avoir quelque chose de particulier à me dire. Je commençais à me demander pourquoi ils m'avaient fait venir: ce n'était certainement pas pour me faire profiter des charmes de Fräulein Heide. Mais lorsque je réfléchis de nouveau à la question, à la fin de l'après-midi, dans la voiture des von Wrede qui me ramenaient à Berlin, la réponse me parut évidente: c'était pour me mettre en rapport avec Speer, pour me rapprocher de lui. Et cela semblait avoir eu son effet, Speer, au moment du départ, m'avait salué très cordialement, et m'avait promis que nous nous reverrions. Mais une question me troublait: à qui cela devait-il servir? Dans l'intérêt de qui Herr Leland et le Dr. Mandelbrod me faisaient-ils ainsi monter? Car il n'y avait aucun doute qu'il s'agissait d'une ascension programmée: les ministres, d'habitude, ne passent pas leur temps à bavarder ainsi avec de simples majors. Cela m'inquiétait, car je ne disposais pas des éléments pour juger des relations précises entre Speer, le Reichsführer, et mes deux protecteurs; ceux-ci, visiblement, manœuvraient, mais dans quelle direction, et au profit de qui? Je voulais bien jouer le jeu; mais lequel? Si ce n'était pas celui de la S S, ce serait très dangereux. Je devais rester discret, faire très attention; je faisais sans doute partie d'un plan; si celui-ci échouait, il faudrait un fusible Je connaissais assez bien Thomas pour savoir sans le lui demander ce qu'il m'aurait conseillé: Couvre-toi. Le lundi matin, je demandai un entretien à Brandt, il me l'accorda dans la journée. Je lui décrivis mon week-end et lui rapportai mes conversations avec Speer, dont j'avais déjà noté l'essentiel dans un aide-mémoire que je lui remis. Brandt ne paraissait pas désapprouver. «Il vous a demandé de lui faire visiter Dora, alors?» C'était le nom de code de l'installation dont Speer m'avait parlé, officiellement désignée Mittelbau, «constructions centrales». «Son ministère a déposé une requête. Nous n'avons pas encore répondu». – «Et qu'en pensez-vous, Herr Standartenführer?» – «Je ne sais pas. C'est au Reichsführer de décider. Cela dit, vous avez bien fait de m'en rendre compte». Il discuta aussi un peu de mon travail et je lui exposai les premières synthèses qui se dégageaient des documents que j'avais étudiés. Lorsque je me levai pour partir, il me dit: «Je pense que le Reichsführer est satisfait du cours des choses. Continuez ainsi».
Après cet entretien je retournai travailler à mes bureaux. Il pleuvait à verse, j'apercevais à peine les arbres du Tiergarten à travers les trombes d'eau qui fouettaient les branches effeuillées. Vers dix-sept heures, je laissai partir Fräulein Praxa; Walser et l'Obersturmführer Elias, un autre spécialiste envoyé par Brandt, partirent vers dix-huit heures avec Isenbeck. Une heure plus tard, j'allai trouver Asbach, qui travaillait toujours: «Vous venez, Untersturmführer? Je vous invite à prendre un verre». Il regarda sa montre: «Vous ne pensez pas qu'ils vont revenir? Ça va bientôt être leur heure». Je regardai par la fenêtre: il faisait noir et il pleuvait encore un peu. «Pensez-vous. Avec ce temps?» Mais dans le hall d'entrée le portier nous arrêta: «Luftgefahr 15, meine Herren», un raid sérieux en prévision. On avait dû détecter les avions en route. Je me tournai vers Asbach et lui dis joyeusement: «Vous aviez raison, après tout. Qu'est-ce qu'on fait? On se risque dehors, ou on attend ici?» Asbach avait l'air un peu inquiet: «C'est que j'ai ma femme»… – «À mon avis, vous n'avez pas le temps de rentrer. Je vous aurais donné Piontek, mais il est déjà parti». Je réfléchis. «On ferait mieux d'attendre ici que ça passe, vous pourrez rentrer après. Votre femme se mettra à l'abri, ça ira». Il hésita: «Écoutez, Herr Sturmbannführer, je vais lui téléphoner. Elle est enceinte, j'ai peur qu'elle ne s'inquiète». – «Très bien. Je vous attends». Je sortis sur le perron et allumai une cigarette. Les sirènes se mirent à hurler et les passants sur la Königsplatz pressèrent le pas, filant à la recherche d'un abri. Je n'étais pas inquiet: cette annexe du ministère disposait d'un excellent bunker. J'achevai ma cigarette alors que la Flak se déchaînait et rentrai dans le hall. Asbach dévalait les escaliers: «C'est bon, elle va chez sa mère. C'est à côté». – «Vous avez ouvert les fenêtres?» lui demandai-je. Nous descendîmes dans l'abri, un bloc de béton solide et bien éclairé, avec des chaises, des lits pliants, et de grands fûts pleins d'eau. Il n'y avait pas grand monde: la plupart des fonctionnaires rentraient tôt, à cause des queues devant les magasins et des raids. Au loin, cela commençait à tonner. Puis j'entendis des détonations espacées, massives: elles se rapprochaient une par une, comme des pas monumentaux de géant. À chaque coup la pression de l'air augmentait, appuyait douloureusement sur les oreilles. Il y eut un fracas immense, tout proche, je sentais les murs du bunker trembler. Les lumières vacillèrent, puis s'éteignirent d'un coup, plongeant l'abri dans le noir. Une fille glapit de terreur. Quelqu'un actionna une lampe-torche, plusieurs autres grattèrent des allumettes. «Il n'y a pas de générateur de secours?» commença une autre voix, mais il fut interrompu par une détonation assourdissante, des gravats pleuvaient du plafond, plusieurs personnes criaient. Je sentais de la fumée, l'odeur de la poudre me mordait le nez: le bâtiment avait dû être frappé. Les explosions s'éloignaient; à travers le tintement de mes oreilles, j'entendais faiblement le vrombissement des escadrilles. Une femme pleurait; une voix d'homme grognait des injures; j'allumai mon briquet et me dirigeai vers la porte blindée. Avec le portier, j'essayai de l'ouvrir: elle était bloquée, l'escalier devait être obstrué par des débris. À trois, nous nous ruâmes dessus à coups d'épaule et parvînmes à la dégager, suffisamment pour nous glisser dehors. Des briques s'entassaient dans l'escalier; je les escaladai jusqu'au rez-de-chaussée, suivi d'un fonctionnaire: la grande porte de l'entrée avait été soufflée de ses gonds et projetée dans le hall; des flammes léchaient les lambris et la loge du portier. Je montai l'escalier en courant, pris un couloir encombré de portes arrachées et de cadres de fenêtres, puis montai un autre étage vers mes bureaux: je voulais essayer de récupérer les dossiers les plus importants. La balustrade en fer des escaliers était pliée: la poche de ma tunique s'accrocha à un morceau de métal tordu et se déchira. En haut, les bureaux brûlaient et je dus rebrousser chemin. Dans le couloir, un fonctionnaire portait une pile de dossiers; un autre nous rejoignit, son visage pâle sous les traces noires de fumée ou de poussière: «Laissez ça! L'aile ouest est en train de flamber. Une mine est passée par le toit». J'avais cru l'attaque finie, mais de nouveau les escadrons grondaient dans le ciel; une série de détonations se rapprochait à une vitesse effrayante, nous courûmes à la cave, une explosion massive me souleva et me projeta dans l'escalier. Je dus rester un moment sonné; je revins à moi aveuglé par une lumière blanche, crue, qui se révéla en fait celle d'une petite lampe de poche; j'entendais Asbach crier: «Sturmbannführer! Sturmbannführer!» – «Ça va», maugréai-je en me relevant. À la lueur de l'incendie de l'entrée, j'examinai ma tunique: la pointe de métal avait coupé le tissu, elle était fichue. «Le ministère brûle, fit une autre voix. Il faut sortir». Avec plusieurs hommes, je déblayai tant bien que mal l'entrée du bunker pour permettre à tout le monde de monter. Les sirènes gémissaient encore mais la Flak s'était tue, les derniers avions s'éloignaient. Il était vingt heures trente, le raid avait duré une heure. Quelqu'un nous indiqua des seaux et nous entreprîmes de former une chaîne pour lutter contre l'incendie: c'était dérisoire, en vingt minutes nous avions épuisé l'eau stockée dans la cave. Les robinets ne fonctionnaient pas, les bombes avaient dû crever les canalisations; le portier essaya d'appeler les pompiers, mais le téléphone était coupé. Je récupérai mon pardessus dans l'abri et sortis sur la place examiner les dégâts. L'aile est paraissait intacte, à part les fenêtres béantes, mais une partie de l'aile ouest s'était effondrée, et les fenêtres voisines vomissaient une épaisse fumée noire. Nos bureaux devaient brûler aussi. Asbach me rejoignit, le visage couvert de sang. «Qu'avez-vous?» demandai-je. – «Ce n'est rien. Une brique». J'étais encore assourdi, mes oreilles rugissaient douloureusement. Je regardai vers le Tiergarten: les arbres, illuminés par plusieurs foyers d'incendie, avaient été fracassés, brisés, renversés, cela ressemblait à un bois des Flandres après un assaut, dans les livres que je lisais, enfant. «Je vais rentrer», dit Asbach. L'angoisse déformait son visage ensanglanté. «Je veux retrouver ma femme». -
«Allez-y. Faites attention aux chutes de murs». Deux camions de pompiers arrivaient et se mettaient en position, mais il semblait y avoir un problème d'eau. Les employés du ministère sortaient; beaucoup portaient des dossiers qu'ils allaient déposer à l'écart, sur les trottoirs: pendant une demi-heure, je les aidai à porter des classeurs et des papiers; mes propres bureaux étaient de toute façon inaccessibles. Un vent puissant s'était levé et au nord, à l'est, et plus loin au sud, au-delà du Tiergarten, le ciel nocturne rougeoyait. Un officier passa nous dire que les feux s'étendaient, mais le ministère et les bâtiments avoisinants me semblaient protégés, par la courbe de la Spree d'un côté, le Tiergarten et la Königsplatz de l'autre. Le Reichstag, sombre et fermé, n'apparaissait pas endommagé. J'hésitai. J'avais faim, mais trouver de quoi manger, il ne fallait pas y compter. Chez moi, j'avais de quoi grignoter, mais je ne savais pas si mon appartement existait encore. Je décidai enfin de me rendre à la SS-Haus et de me mettre à disposition. Je descendis la Friedensallee au pas de course: devant moi, la porte de Brandebourg se dressait sous ses filets de camouflage, intacte. Mais derrière elle, presque tout Unter den Linden semblait la proie des flammes. L'air était dense de fumée et de poussière, épais et chaud, je commençais à avoir du mal à respirer. Des nuées d'étincelles jaillissaient en crépitant des bâtiments en feu. Le vent soufflait, de plus en plus fort. De l'autre côté de la Pariser Platz, le ministère de l'Armement brûlait, partiellement écrasé sous les impacts. Des secrétaires portant des casques en fer de la défense civile s'activaient dans les décombres pour, là aussi, évacuer les dossiers. Une Mercedes à fanion était garée sur le côté; parmi la foule des employés, je reconnus Speer, décoiffé, le visage noir de suie. J'allai le saluer et lui proposer mon aide; lorsqu'il me vit, il me cria quelque chose que je ne compris pas. «Vous brûlez!» répéta-t-il. – «Quoi?» Il vint vers moi, me prit par le bras, me retourna et me battit le dos du plat de la main. Des étincelles avaient dû mettre le feu à mon pardessus, je n'avais rien senti. Confus, je le remerciai et lui demandai ce que je pouvais faire. «Rien, vraiment. Je crois qu'on a sorti ce qu'on a pu. Mon bureau personnel a pris un coup direct. Il n'y a plus rien». Je regardai autour de moi: l'ambassade de France, l'ancienne Ambassade de Grande-Bretagne, l'hôtel Bristol, les bureaux d'IG Farben, tout était lourdement endommagé ou brûlait. Les élégantes façades des maisons de maître de Schinkel, à côté de la Porte, se découpaient sur un fond d'incendie. «Quel malheur», murmurai-je. – «C'est terrible à dire, fit pensivement Speer, mais il vaut mieux qu'ils se concentrent sur les villes». -
«Que voulez-vous dire, Herr Reichsminister?» – «Durant l'été, quand ils s'en sont pris à la Ruhr, j'ai tremblé. En août, ils ont attaqué Schweinfurt, où toute notre production de roulements à billes est concentrée. Puis de nouveau en octobre. On est descendu à 67 % de notre production. Vous ne vous en doutez peut-être pas, Sturmbannführer, mais pas de roulements à billes, pas de guerre. S'ils se concentrent sur Schweinfurt, nous capitulons dans deux mois, trois au plus. Ici» – il agita la main vers les incendies – «ils tuent des gens, gaspillent leurs ressources sur nos monuments culturels.» Il eut un rire sec et dur: «De toute façon, on allait tout reconstruire. Ha!» Je le saluai: «Si vous n'avez pas besoin de moi, Herr Reichsminister, je vais continuer. Mais je voulais vous dire que votre requête est à l'étude. Je vous contacterai prochainement pour vous informer de ce qu'il en est». Il me serra la main: «Bien, bien. Bonne soirée, Sturmbannführer». J'avais trempé mon mouchoir dans un seau et le tenais sur ma bouche pour avancer; je m'étais aussi fait asperger les épaules et ma casquette. Dans la Wilhelmstrasse, le vent rugissait entre les ministères et fouettait les flammes qui léchaient les fenêtres vides. Des soldats et des pompiers couraient de part et d'autre, avec peu de résultats. l'Auswärtiges Amt semblait sévèrement touché, mais la chancellerie, un peu plus loin, s'en était mieux tirée. Je marchais sur un tapis de verre brisé: dans toute la rue il n'y avait plus une vitre intacte. Sur la Wilhelmplatz quelques corps avaient été allongés près d'un camion renversé de la Luftwaffe; des civils effarés sortaient encore de la station d'U-Bahn et regardaient autour d'eux, l'air épouvanté, perdu; de temps à autre on entendait une détonation, une bombe à retardement, ou bien le mugissement sourd d'un bâtiment qui s'effondrait. Je regardais les corps: un homme sans pantalon, les fesses sanglantes grotesquement exposées; une femme aux bas intacts, mais sans tête. Je trouvai particulièrement obscène qu'on les laisse là comme ça, mais personne ne semblait s'en soucier. Un peu plus loin, on avait posté des gardes devant le ministère de l'Aviation: des passants leur criaient des insultes ou lançaient des sarcasmes sur Göring, mais sans s'arrêter, il n'y avait pas d'attroupement; je montrai ma carte du SD et passai le cordon. J'arrivai enfin à l'angle de la Prinz-Albrechtstrasse: la SS-Haus n'avait plus une vitre, mais ne paraissait pas autrement endommagée. Dans le hall, des hommes de troupe balayaient les débris; des officiers posaient des planches ou des matelas devant les fenêtres béantes. Je trouvai Brandt qui donnait des instructions d'une voix calme et mate dans un couloir: il se préoccupait surtout de faire rétablir le téléphone. Je le saluai et rendis compte de la destruction de mes bureaux. Il hocha la tête: «Bon. On verra ça demain». Comme il ne semblait pas y avoir grand-chose à faire, je passai à côté, à la Staatspolizei; là, on reclouait tant bien que mal des portes arrachées; quelques bombes avaient frappé assez près, un énorme cratère défigurait la rue, un peu plus loin, laissant échapper l'eau d'une canalisation crevée. Je trouvai Thomas dans son bureau, buvant du schnaps avec trois autres officiers, débraillé, noir de crasse, hilare. «Tiens! s'exclama-t-il. Tu as fière allure, toi. Bois. Tu étais où?» Je lui narrai brièvement mes expériences au ministère. «Ha! Moi, j'étais déjà chez moi, je suis descendu à la cave avec les voisins. Une mine est passée par le toit et l'immeuble a pris feu. On a dû casser les murs des caves voisines, plusieurs de suite, pour sortir au bout de la rue. Toute la rue a brûlé et la moitié de mon immeuble, mon appartement compris, s'est effondré. Pour comble, j'ai retrouvé mon pauvre cabriolet sous un autobus. Bref, je suis sur la paille». Il me versa un autre verre. «Puisque le malheur nous accable, buvons, comme disait ma grand-mère Ivona». Pour finir je passai la nuit à la Staatspolizei. Thomas se fit livrer des Sandwiches, du thé et de la soupe. Il me prêta un de ses uniformes de rechange, un peu trop grand pour moi, mais plus présentable que mes loques; une dactylo souriante se chargea de l'échange des galons et des insignes. On avait installé des lits pliants dans le gymnase pour environ une quinzaine d'officiers sinistrés; je retrouvai là Eduard Holste, que j'avais brièvement connu comme Leiter IV/V du groupe D, à la fin 1942; il avait tout perdu et pleurait presque d'amertume. Malheureusement les douches ne fonctionnaient toujours pas et je pus juste me laver les mains et le visage. Ma gorge me faisait mal, je toussais, mais le schnaps de Thomas avait un peu coupé le goût de cendres. Dehors, on entendait toujours des détonations. Le vent mugissait, déchaîné et obsédant. Très tôt le matin, sans attendre Piontek, je pris la voiture au garage et me rendis chez moi. Les rues, obstruées de tramways calcinés ou renversés, d'arbres abattus, de décombres, étaient difficilement praticables. Un nuage de fumée noir et acre voilait le ciel et de nombreux passants tenaient encore des serviettes ou des mouchoirs mouillés sur leur bouche. Il pleuvotait toujours. Je dépassai des files de gens poussant des landaus ou de petits chariots pleins d'affaires, ou bien portant ou tirant péniblement des valises. Partout, l'eau fuyait des canalisations, je devais passer par des flaques où des débris risquaient à chaque moment de lacérer mes pneus. Néanmoins, beaucoup de voitures circulaient, la plupart sans vitres et certaines même sans portes, mais bondées: ceux qui avaient de la place prenaient des sinistrés et je fis de même pour une mère épuisée, avec deux jeunes enfants, qui voulait aller voir ses parents. Je coupai par le Tiergarten dévasté; la colonne de la Victoire, encore debout comme par défiance, se dressait au milieu d'un grand lac formé par l'eau des canalisations crevées, et je dus faire un détour considérable pour le contourner. Je laissai la femme dans les décombres de la Händelallee et continuai vers mon appartement Partout, des équipes s'affairaient pour réparer les dégâts; devant les immeubles détruits, des sapeurs injectaient de l'air dans les caves effondrées et creusaient pour dégager des survivants, assistés de prisonniers italiens avec les lettres KGF peintes en rouge sur leur dos, ceux qu'on n'appelait plus que les «Badoglios». La station du S-Bahn dans la Bruckenallee gisait en ruine; j'habitais un peu plus loin dans la Flensburgerstrasse; mon immeuble paraissait miraculeusement intact: cent cinquante mètres plus loin, ce n'étaient que gravats et façades béantes. L'ascenseur, bien entendu, ne fonctionnait pas, je montai les huit étages à pied, mes voisins balayaient la cage d'escalier ou reclouaient tant bien que mal leurs portes. Je trouvai la mienne arrachée à ses gonds et posée de travers; à l'intérieur, une épaisse couche de verre brisé et de plâtre recouvrait tout; il y avait des traces de pas et mon gramophone avait disparu, mais on semblait n'avoir rien pris d'autre. Un vent froid et coupant soufflait par les fenêtres. Je remplis rapidement une valise, puis descendis m'entendre avec la voisine qui venait de temps en temps faire le ménage pour qu'elle monte nettoyer; je lui donnai de l'argent pour faire réparer la porte le jour même, et les fenêtres dès que ce serait possible; elle promit de me contacter à la SS-Haus quand ce serait à peu près habitable. Je sortis à la recherche d'un hôtel: je rêvais par-dessus tout d'un bain. Le plus proche était encore l'hôtel Eden, où j'avais déjà logé quelque temps. J'avais de la chance, toute la Budapesterstrasse paraissait rasée, mais l'Eden gardait ses portes ouvertes. La réception était prise d'assaut, des riches sinistrés et des officiers se disputaient les chambres. Lorsque j'eus invoqué mon grade, mes médailles, mon invalidité, et menti en exagérant l'état de mon appartement, le gérant, qui m'avait reconnu, accepta de me donner un lit, à condition que je partage la chambre. Je tendis un billet au garçon d'étage pour qu'il me fasse monter de l'eau chaude: enfin, vers dix heures, je pus me couler dans un bain plutôt tiède mais délicieux. L'eau devint tout de suite noire, mais je m'en moquais. Je trempais encore quand on fit entrer mon voisin de chambre. Il s'excusa fort poliment à travers la porte fermée de la salle de bains, et me dit qu'il attendrait en bas que je sois prêt. Dès que je me fus habillé je descendis le chercher: c'était un aristocrate géorgien, très élégant, qui avait fui son hôtel en feu avec ses affaires et avait échoué ici.
Mes collègues avaient tous eu l'idée de se donner rendez-vous à la S S-Haus. J'y retrouvai Piontek, imperturbable; Fräulein Praxa, coquettement mise, bien que sa garde-robe eût flambé; tout gaillard parce que son quartier avait à peine été touché, Walser; et, un peu secoué, Isenbeck, dont la vieille voisine était morte d'une crise cardiaque à côté de lui, pendant l'alerte, sans qu'il s'en aperçoive, dans le noir. Weinrowski était retourné depuis quelque temps à Oranienburg. Quant à Asbach, il avait envoyé un mot: sa femme était blessée, il viendrait dès qu'il le pourrait. Je dépêchai Piontek lui dire de prendre quelques jours s'il en avait besoin: de toute façon, il y avait peu de chances qu'on puisse reprendre le travail tout de suite. Je renvoyai Fräulein Praxa chez elle et en compagnie de Walser et d'Isenbeck me rendis au ministère voir ce qui pouvait encore être sauvé. L'incendie était maîtrisé, mais l'aile ouest demeurait fermée; un pompier nous escorta à travers les décombres. La plus grande partie du dernier étage avait brûlé, ainsi que les combles: de nos bureaux, il ne restait qu'une pièce avec une armoire à documents, qui avait survécu à l'incendie, mais avait été inondée par les lances à eau des sapeurs-pompiers. Par un pan de mur effondré, on apercevait une partie du Tiergarten ravagé; en me penchant, je constatai que la Lehrter Bahnhof avait aussi souffert, mais l'épaisse fumée qui pesait sur la ville empêchait de voir plus loin; au fond, toutefois, les lignes des avenues incendiées se distinguaient encore. J'entrepris avec mes collègues de déménager les dossiers rescapés, ainsi qu'une machine à écrire et un téléphone. C'était une tâche délicate car l'incendie avait par endroits troué le plancher, et les couloirs étaient obstrués de décombres qu'il fallait dégager. Lorsque Piontek nous rejoignit, nous remplîmes la voiture et je l'envoyai porter le tout à la S S-Haus. Là, on m'attribua un placard de rangement temporaire, mais rien de plus; Brandt était toujours trop débordé pour s'occuper de moi. Comme je n'avais plus rien à faire, je renvoyai Walser et Isenbeck et me fis déposer par Piontek à l'hôtel Eden, après être convenu avec lui qu'il passerait me reprendre le lendemain matin: sans famille, il pouvait aussi bien dormir au garage. Je descendis au bar et commandai un cognac. Mon voisin de chambre, le Géorgien, affublé d'un feutre et d'une écharpe blanche, jouait du Mozart au piano, avec un toucher remarquablement acéré. Lorsqu'il s'arrêta, je lui offris un verre et bavardai un peu avec lui. Il était vaguement affilié à l'un de ces groupes d'émigrés qui s'agitaient en vain dans les officines de l'Auswärtiges Amt et de la S S; le nom de Micha Kedia, qu'il prononça, me disait confusément quelque chose. Lorsqu'il apprit que j'avais été dans le Caucase, il bondit d'enthousiasme, commanda une autre tournée, porta (bien que je n'eusse jamais mis les pieds de son côté des montagnes) un toast solennel et interminable, m'obligea à vider le verre d'une traite, et m'invita sur-le-champ, lorsque nos forces l'auraient libérée, à venir séjourner, à Tiflis, dans sa demeure ancestrale. Petit à petit le bar s'emplissait. Vers sept heures, les conversations s'effilochèrent, les gens commençaient à lorgner l'horloge au-dessus du bar: dix minutes plus tard, les sirènes se déclenchaient, puis la Flak, violente et proche. Le gérant était venu nous assurer que le bar servait aussi d'abri, tous les clients de l'hôtel descendaient, il n'y eut bientôt plus de place. L'ambiance devint assez gaie et animée: tandis que les premières bombes se rapprochaient, le Géorgien se remit au piano et attaqua un jazz; des femmes en tenue de soirée se levèrent pour danser, les murs et les lustres tremblaient, des verres tombaient du bar et se fracassaient, on entendait à peine la musique sous les détonations, la pression de l'air devenait insoutenable, je buvais, des femmes, hystériques, riaient, une autre tenta de m'embrasser, puis éclata en sanglots. Quand ce fut fini, le gérant offrit une tournée générale. Je sortis: le Zoo avait été frappé, des pavillons brûlaient, on voyait de nouveau des incendies un peu partout; je fumai une cigarette, regrettant de ne pas être allé voir les animaux alors qu'il était encore temps. Un pan de mur s'était renversé; je m'approchai, des hommes couraient en tous sens, certains portaient des fusils, on parlait de lions et de tigres en liberté. Plusieurs bombes incendiaires étaient tombées et au-delà de l'avalanche de briques, je voyais flamber les galeries; le grand temple indien était éventré; dedans, m'expliqua un type qui passait près de moi, on avait trouvé des cadavres d'éléphants déchiquetés par les bombes, ainsi qu'un rhinocéros en apparence intact mais également mort, de peur peut-être. Derrière moi, une bonne partie des immeubles de la Budapesterstrasse brûlaient aussi. J'allai prêter main-forte aux pompiers; des heures durant, j'aidai à déblayer les décombres; toutes les cinq minutes, sur un coup de sifflet, les travaux cessaient pour que les sauveteurs puissent écouter les coups sourds des gens pris au piège, et on en sortait un certain nombre vivants, blessés et même indemnes. Vers minuit, je retournai à l'Eden; la façade était abîmée, mais la structure avait échappé à une frappe directe; au bar, la fête continuait. Mon nouvel ami géorgien me força à boire plusieurs verres d'affilée; l'uniforme que m'avait prêté Thomas était couvert de crasse et de suie, mais cela n'empêchait pas des femmes du meilleur monde de flirter avec moi; peu d'entre elles, de toute évidence, souhaitaient passer la nuit seules. Le Géorgien fit tant et si bien que je devins parfaitement ivre: le lendemain matin, je me réveillai sur mon lit, sans aucun souvenir d'être monté dans ma chambre, la tunique et la chemise ôtées, mais pas les bottes. Le Géorgien ronflait dans le lit voisin. Je me décrassai tant bien que mal, enfilai un de mes propres uniformes et donnai celui de Thomas à laver; laissant là mon voisin endormi, j'avalai un mauvais café, me fis donner un cachet pour mon mal de tête, et retournai à la Prinz-Albrechtstrasse. Les officiers de la Reichsführung avaient tous l'air un peu hagards: nombre d'entre eux n'avaient pas dormi de la nuit; beaucoup se retrouvaient sinistrés, et plusieurs avaient perdu quelqu'un de leur famille. Dans le hall d'entrée et dans les escaliers, des détenus en rayé, gardés par des «SS-Totenkopf», balayaient le sol, clouaient des planches, repeignaient les murs. Brandt me demanda d'aider quelques officiers à établir pour le Reichsführer, en contactant les autorités municipales, un bilan provisoire des dégâts. Le travail était assez simple: chacun de nous choisissait un secteur – victimes, bâtiments d'habitation, bâtiments gouvernementaux, infrastructure, industrie – et contactait les autorités compétentes pour prendre note de leurs chiffres. On me casa dans un bureau avec un téléphone et un annuaire; quelques lignes marchaient encore, et j'y installai Fräulein Praxa – qui avait déniché quelque part une nouvelle tenue – pour qu'elle appelle les hôpitaux. Je décidai, pour ne pas l'avoir dans les pattes, d'envoyer Isenbeck rejoindre son patron Weinrowski à Oranienburg, avec les dossiers récupérés, et demandai à Piontek de l'y conduire. Walser n'était pas venu. Lorsque Fräulein Praxa arrivait à joindre un hôpital, je demandais le nombre de morts et de blessés qu'ils avaient reçus; quand elle avait accumulé une liste de trois ou quatre institutions injoignables, j'envoyais un chauffeur et une ordonnance recueillir les données. Asbach arriva vers midi, les traits tirés, faisant un effort visible sur lui-même pour se donner bonne contenance. Je l'emmenai au mess prendre des Sandwiches et du thé. Lentement, entre deux bouchées, il me raconta ce qui s'était passé: le premier soir, l'immeuble où sa femme avait rejoint sa mère avait reçu un impact direct et s'était effondré sur l'abri, qui n'avait tenu qu'en partie. La belle-mère d'Asbach avait apparemment été tuée sur le coup ou du moins était morte assez rapidement; sa femme avait été enterrée vivante et on n'avait pu la dégager que le lendemain matin, indemne à part un bras cassé, mais incohérente; elle avait fait une fausse couche durant la nuit, et n'avait toujours pas retrouvé ses esprits, elle passait d'un babillage enfantin à des pleurs hystériques. «Je vais être obligé d'enterrer sa mère sans elle, dit tristement Asbach en buvant son thé à petites gorgées. J'aurais voulu attendre un peu, qu'elle se remette, mais les morgues sont pleines à craquer et les autorités médicales ont peur des épidémies. Il paraît que tous les corps non réclamés sous vingt-quatre heures seront enterrés dans des fosses communes. C'est affreux». J'essayai de le consoler de mon mieux, mais, je dois le reconnaître, je n'ai pas un grand talent pour ce genre de chose: j'avais beau évoquer son futur bonheur conjugal, ça cela devait sonner assez creux. Néanmoins cela sembla le réconforter. Je le renvoyai chez lui avec un chauffeur de la Reichsführung, lui promettant d'arranger une camionnette pour les funérailles du lendemain.
Le raid de mardi, même s'il n'avait impliqué que la moitié du nombre d'appareils de celui de lundi, promettait de se révéler encore plus désastreux. Les quartiers ouvriers, notamment Wedding, avaient été durement touchés. À la fin de l'après-midi, nous avions rassemblé assez d'informations pour établir un bref rapport: on comptait quelque 2000 morts, en plus des centaines encore sous les décombres; 3000 immeubles incendiés ou détruits; et 175 000 sinistrés, dont 100 000 avaient déjà pu quitter la ville, pour gagner soit des villages des alentours, soit d'autres villes d'Allemagne. Vers six heures on renvoya tous ceux qui n'effectuaient pas un travail essentiel; je restai un peu plus longtemps, et me trouvais encore en route, avec un chauffeur du garage, lorsque les sirènes se remirent à gémir. Je décidai de ne pas continuer jusqu'à l'Eden: le bar-abri m'inspirait peu confiance, et je préférais éviter une répétition de la beuverie de la nuit précédente.
J'ordonnai au chauffeur de contourner le Zoo pour rejoindre le grand bunker. Une foule se pressait aux portes, trop étroites et trop peu nombreuses; des voitures venaient se garer au pied de la façade de béton; devant elles, sur une aire réservée, des dizaines de poussettes se déployaient en faisceaux concentriques. À l'intérieur, des soldats et des policiers aboyaient des ordres pour faire monter les gens; à chaque étage se formait un attroupement, personne ne voulait monter plus haut, des femmes criaient, tandis que leurs enfants couraient parmi la foule en jouant à la guerre. On nous dirigea vers le second étage, mais les bancs, alignés comme à l'église, étaient déjà bondés, et j'allai m'adosser au mur en béton. Mon chauffeur avait disparu dans la foule.
Peu après les pièces de 88, sur le toit, ouvrirent le feu: l'immense structure vibrait tout entière, tanguait comme un navire en haute mer. Les gens, projetés contre leurs voisins, criaient ou geignaient. Les lumières se mirent en veilleuse mais ne s'éteignirent pas. Dans les recoins et dans l'obscurité des escaliers en spirale qui passaient entre les étages, des couples d'adolescents se collaient les uns aux autres, enlacés; certains semblaient même faire l'amour, on entendait à travers les détonations des gémissements d'une autre tonalité que ceux des ménagères affolées, des vieillards protestaient avec indignation, les Schupo braillaient, obligeaient les gens à rester assis. Je voulais fumer mais c'était interdit. Je regardai la femme assise sur le banc devant moi: elle gardait la tête baissée, je ne voyais que ses cheveux blonds, exceptionnellement épais, coupés au niveau des épaules. Une bombe explosa tout près, faisant trembler le bunker et projetant une nuée de poussière de béton. La jeune femme leva la tête et je la reconnus tout de suite: c'était elle que je croisais parfois, le matin, dans le tramway. Elle aussi me reconnut et un doux sourire éclaira son visage tandis qu'elle me tendait sa main blanche: «Bonsoir! Je m'inquiétais pour vous». – «Pourquoi cela?» Avec les tirs de la Flak et les déflagrations, on s'entendait à peine, je m'accroupis et me penchai vers elle. «Vous n'étiez pas à la piscine, dimanche, me dit-elle à l'oreille. J'ai eu peur qu'il vous soit arrivé malheur». Dimanche, c'était déjà une autre vie, me semblait-il; pourtant, cela ne faisait que trois jours. «J'étais à la campagne. La piscine existe toujours?» Elle sourit de nouveau: «Je ne sais pas». Une autre détonation, puissante, secoua la structure et elle me saisit la main et la serra fortement; quand ce fut passé elle la relâcha en s'excusant. Malgré la lumière jaunâtre et la poussière, j'avais l'impression qu'elle rougissait légèrement. «Pardonnez-moi, lui demandai-je, comment vous appelez-vous?» – «Hélène, répondit-elle. Hélène Anders». Je me présentai à mon tour. Elle travaillait au service de presse de l'Auswärtiges Amt; son bureau, comme la plus grande partie du ministère, avait été détruit le lundi soir, mais la maison de ses parents, à Alt Moabit où elle habitait, était encore debout. «Avant ce raid-ci, en tout cas. Et vous?» Je ris: «J'avais des bureaux au ministère de l'Intérieur, mais ils ont brûlé. Pour le moment, je suis à la S S-Haus». Nous continuâmes ainsi à bavarder jusqu'à la fin de l'alerte. Elle était venue à pied à Charlottenburg pour réconforter une amie sinistrée; les sirènes l'avaient surprise sur le chemin du retour, et elle s'était réfugiée là, au bunker. «Je ne pensais pas qu'ils reviendraient une troisième nuit de suite», dit-elle doucement. – «À vrai dire, moi non plus, répliquai-je, mais je suis content que cela nous ait donné l'occasion de nous revoir». Je disais cela pour être poli; mais je me rendais compte que ce n'était pas seulement pour être poli. Cette fois-ci, elle rougit visiblement; son ton resta toutefois franc et clair: «Moi aussi. Notre tramway risque d'être hors service pendant un certain temps». Lorsque les lumières revinrent, elle se leva et brossa son manteau. «Si vous voulez bien, dis-je, je peux vous raccompagner. Si j'ai encore une voiture, ajoutai-je en riant. Ne refusez pas. Ce n'est pas très loin». Je retrouvai mon chauffeur l'air fort vexé près de son véhicule celui-ci n'avait plus de vitres, et tout le côté avait été écrasé par la voiture voisine, projetée par le souffle d'une explosion. Des poussettes il ne restait que des débris éparpillés sur la place. Le Zoo brûlait de nouveau, on entendait des sons atroces, mugissements, barrissements, beuglements d'animaux agonisants. «Les pauvres bêtes, murmura Hélène, elles ne savent pas ce qui leur arrive». Le chauffeur, lui, ne songeait qu'à sa voiture. J'allai chercher quelques Schupo pour qu'ils nous aident à la dégager. La portière du passager était coincée; je fis monter Hélène à l'arrière, puis me glissai par-dessus le siège du chauffeur. Le trajet s'avéra un peu compliqué, il fallut faire un détour par le Tiergarten, à cause des rues bloquées, mais j'eus le plaisir de voir, en passant par la Flensburgerstrasse, que mon immeuble avait survécu. Alt Moabit, à part quelques bombes égarées, avait été plus ou moins épargné, et je laissai Hélène devant son petit immeuble. «Maintenant, lui dis-je en la quittant, je sais où vous habitez. Si vous le permettez, je viendrai vous rendre visite lorsque les choses se seront un peu calmées». – «J'en serai ravie», répondit-elle avec de nouveau ce très beau sourire calme qu'elle avait. Puis je retournai à l'hôtel Eden, où je ne trouvai qu'une carcasse éventrée, en proie aux flammes. Trois mines étaient passées par le toit et il ne restait plus rien. Heureusement le bar avait tenu, les résidents de l'hôtel avaient eu la vie sauve et avaient pu être évacués. Mon voisin géorgien buvait du cognac à même le goulot avec quelques autres sinistrés; dès qu'il me vit, il m'obligea à avaler une rasade. «J'ai tout perdu! Tout! Ce que je regrette le plus, ce sont les chaussures. Quatre paires neuves!» – «Vous avez où aller?» Il haussa les épaules: «J'ai des amis pas trop loin. Dans la Rauchstrasse». – «Venez, je vais vous y conduire». La maison que le Géorgien m'indiqua n'avait plus de fenêtres mais semblait encore habitée. J'attendis quelques minutes tandis qu'il allait aux renseignements. Il revint avec un air enjoué: «C'est parfait! Ils vont à Marienbad, je vais partir avec eux. Vous venez prendre un verre?» Je refusai poliment, mais il insistait: «Allez! Pour le possochok». Je me sentais vidé, épuisé. Je lui souhaitai bonne chance et partis sans demander mon reste. À la Staatspolizei, un Untersturmführer m'expliqua que Thomas avait trouvé refuge chez Schellenberg. Je mangeai un morceau, me fis dresser un lit dans le dortoir improvisé, et m'endormis. Le lendemain, jeudi, je continuai à recueillir des statistiques pour Brandt. Walser n'avait toujours pas réapparu mais je ne m'inquiétais pas trop. Pour pallier le manque de lignes téléphoniques, nous disposions maintenant d'une escouade de Hitlerjugend prêtés par Goebbels. Nous les envoyions dans tous les sens, à vélo ou à pied, transmettre ou récupérer des messages et du courrier. En ville, le travail acharné des services municipaux donnait déjà des résultats: dans certains quartiers, l'eau revenait, l'électricité aussi, on remettait en service des tronçons de lignes de tramway, et l'U-Bahn et le S-Bahn là où c'était possible. Nous savions aussi que Goebbels réfléchissait à une évacuation partielle de la ville. Partout, sur les ruines, fleurissaient des inscriptions à la craie, les gens essayaient de retrouver leurs parents, leurs amis, leurs voisins. Vers midi, je réquisitionnai une fourgonnette de la polic e et allai aider Asbach à enterrer sa belle-mère au cimetière de Plötzensee, aux côtés de son mari mort quatre ans auparavant d'un cancer. Asbach semblait aller un peu mieux: sa femme recouvrait ses sens, elle l'avait reconnu; mais il ne lui avait encore rien dit, ni pour sa mère, ni pour le bébé. Fräulein Praxa nous accompagna et se débrouilla même pour trouver des fleurs; Asbach en fut visiblement touché. À part nous il n'y avait que trois de ses amis, dont un couple, et un pasteur. Le cercueil était fait de planches grossières, mal rabotées; Asbach répétait que dès que possible il demanderait un permis d'exhumer pour donner à sa belle-mère des funérailles convenables: ils ne s'étaient jamais bien entendus, ajouta-t-il, elle ne cachait pas son mépris pour son uniforme SS, mais quand même, c'était la mère de son épouse, et Asbach aimait son épouse. Je n'enviais pas sa situation: être seul au monde est parfois un grand avantage, surtout en temps de guerre. Je le déposai à l'hôpital militaire où se trouvait sa femme et retournai à la S S-Haus. Ce soir-là, il n'y eut pas de raid; une alerte se déclencha au début de la soirée, provoquant un mouvement de panique, mais ce n'étaient que des avions de reconnaissance, venus photographier les dégâts. Après l'alerte, que je passai dans le bunker de la Staatspolizei, Thomas me mena à un petit restaurant qui avait déjà rouvert ses portes. Il était d'humeur enjouée: Schellenberg s'était arrangé pour lui faire prêter une maisonnette à Dahlem, dans un quartier chic près du Grunewald, et il allait racheter un petit cabriolet Mercedes à la veuve d'un Hauptsturmführer tué lors du premier raid et qui avait besoin d'argent. «Heureusement, ma banque est intacte. C'est ce qui compte». Je fis la moue: «Il y a quand même autre chose qui compte». – «Quoi par exemple?» – «Nos sacrifices. La souffrance des gens, ici, autour de nous, sur le front». En Russie, cela allait très mal: après avoir perdu Kiev, nous avions réussi à reprendre Jitomir, mais seulement pour perdre Tcherkassy le jour où je chassais le tétras avec Speer; à Rovno, les insurgés ukrainiens de l'UPA, aussi antiallemands qu'antibolcheviques, tiraient nos isolés comme des lapins. «Je te l'ai toujours dit, Max, reprenait Thomas, tu prends les choses trop au sérieux». – «C'est une question de Weltanschauung», fis-je en levant mon verre. Thomas eut un bref rire moqueur. «Weltanschauung par-ci, Weltanschauung par-là, disait Schnitzler. Tout le monde a une Weltanschauung ces jours-ci, le moindre boulanger ou plombier a sa Weltanschauung, mon garagiste me surfacture mes réparations de 30 % mais lui aussi il a sa Weltanschauung. Moi aussi j'en ai une»… Il se tut et but; je bus aussi. C'était un vin bulgare, un peu râpeux, mais vu les circonstances il n'y avait pas de quoi se plaindre. «Je vais te dire ce qui compte, reprit rageusement Thomas. Servir ton pays, mourir s'il le faut, mais profiter de la vie le plus possible en attendant. Ta Ritterkreuz à titre posthume consolera peut-être ta vieille mère, mais pour toi, ce sera un froid réconfort» – «Ma mère est morte», fis-je doucement. – «Je sais. Excuse-moi. Un soir, après plusieurs verres, je lui avais parlé de la mort de ma mère, sans donner trop de détails; depuis, nous n'en avions pas reparlé Thomas but encore, puis éclata de nouveau: «Sais-tu pourquoi on hait les Juifs? Je vais te le dire. On hait les Juifs parce que c'est un peuple économe et prudent, avare, non seulement d'argent et de sécurité mais de ses traditions, de son savoir et de ses livres, incapable de don et de dépense, un peuple qui ne connaît pas la guerre. Un peuple qui ne sait qu'accumuler, jamais gaspiller. À Kiev tu disais que le meurtre des Juifs était un gaspillage. Eh bien justement, en gaspillant leurs vies comme on jette du riz à un mariage, on leur a enseigné la dépense, on leur a appris la guerre. Et la preuve que ça marche, que les Juifs commencent à comprendre la leçon, c'est Varsovie, c'est Treblinka, Sobibor, Bialystok, c'est les Juifs qui redeviennent des guerriers, qui deviennent cruels, qui deviennent eux aussi des tueurs. Je trouve ça très beau. On en a refait un ennemi digne de nous. La Pour le Sémite» – il se frappa la poitrine à l'endroit du cœur, là où l'on coud l'étoile – «reprend de la valeur. Et si les Allemands ne se secouent pas comme les Juifs, au lieu de se lamenter, ils n'auront que ce qu'ils méritent. Vœ victis». Il vida son verre d'un coup, le regard lointain. Je me rendis compte qu'il était ivre. «Je vais rentrer», dit-il. J'offris de le reconduire, mais il refusa: il avait pris une voiture au garage. Dans la rue seulement à moitié déblayée, il me serra distraitement la main, claqua la porte, et démarra sur les chapeaux de roues. Je retournai me coucher à la Staatspolizei; c'était chauffé et les douches, au moins, avaient été remises en état.
Le soir suivant, il y eut un nouveau raid, le cinquième et dernier de cette série. Les dommages étaient effroyables: le centre de la ville gisait en ruine ainsi qu'une bonne partie de Wedding, on dénombrait plus de 4 000 morts et 400000 sinistrés, de nombreuses usines et plusieurs ministères avaient été détruits, les communications et les transports publics mettraient des semaines à être restaurés. Les gens vivaient dans des appartements sans fenêtres ni chauffage: une part considérable des réserves de charbon, stockées dans les jardins pour l'hiver, avait brûlé. Trouver du pain était devenu impossible, les magasins restaient vides, et la NSV avait installé des cuisines de campagne dans les rues ravagées pour servir de la soupe au chou. Dans le complexe de la Reichsführung et du RSHA, on s'en sortait moins mal: il y avait de quoi manger et dormir, on fournissait des vêtements et des uniformes à ceux qui avaient tout perdu. Lorsque Brandt me reçut, je lui proposai de transférer une partie de mon équipe à Oranienburg, dans les locaux de l'IKL, et de garder un petit bureau à Berlin pour les fonctions de liaison. L'idée lui semblait bonne mais il voulait consulter le Reichsführer. Ce dernier, m'informa-t-il, avait accepté que Speer visite Mittelbau: je devais me charger de tout organiser. «Faites en sorte que le Reichsminister soit… satisfait», précisa-t-il. Il avait une autre surprise pour moi: j'étais promu Obersturmbannführer. J'étais content, mais étonné: «Pourquoi donc?» – «Le Reichsführer en a décidé ainsi. Vos fonctions ont déjà pris une certaine importance et continueront à en prendre. À ce propos, que pensez-vous de la réorganisation d'Auschwitz?» Au début du mois, l'Obersturmbannführer Liebehenschel, l'adjoint de Glücks à l'IKL, avait troqué sa place avec Höss; depuis, Auschwitz avait été divisé en trois camps distincts: le Stammlager, le complexe de Birkenau, et Monowitz avec tous les Nebenlager. Liebehenschel restait Kommandant du I et aussi Standortälteste pour les trois, ce qui lui donnait un droit de regard sur le travail des deux autres nouveaux Kommandanten, Hartjenstein et le Hauptsturmführer Schwarz, jusque-là Arbeitskommandoführer puis Lagerführer sous Höss. «Herr Standartenführer, je pense que le réaménagement administratif est une initiative excellente: le camp était beaucoup trop grand et devenait ingérable. Quant à l'Obersturmbannführer Liebehenschel, d'après ce que j'ai pu en voir, c'est un bon choix, il a tout à fait compris les nouvelles priorités. Mais je dois vous avouer que j'ai du mal, lorsque je considère la nomination de l'Obersturmbannführer Höss à l'IKL, à saisir la politique du personnel de cette organisation. J'ai le plus grand respect pour l'Obersturmbannführer Höss; je le considère comme un excellent soldat; mais si vous voulez mon avis, il devrait être à la tête d'un régiment de Waffen-SS au front. Ce n'est pas un gestionnaire. Liebehenschel traitait la majeure partie des affaires courantes de l'IKL. Ce n'est certainement pas Höss qui s'intéressera à ces détails administratifs». Brandt me scrutait à travers ses lunettes de hibou. «Je vous remercie pour la franchise de votre opinion. Mais je ne pense pas que le Reichsführer soit d'accord avec vous. Et de toute façon, même si l'Obersturmbannführer Höss a d'autres talents que Liebehenschel, il reste toujours le Standartenführer Maurer». Je hochai la tête; Brandt partageait l'opinion commune sur Glücks. Isenbeck, lorsque je le revis la semaine suivante, me rapporta ce qui se disait à Oranienburg: tout le monde comprenait bien que Höss avait fait son temps à Auschwitz, sauf Höss lui-même; apparemment, le Reichsführer en personne l'avait informé de son transfert, lors d'une visite au camp, prétextant – c'est ce que Höss racontait à Oranienburg – les émissions de la BBC sur les exterminations; sa promotion à la tête du D I rendait cela plausible. Mais pourquoi le traitait-on avec tant de délicatesse? Pour Thomas, à qui je posai la question, il n'y avait qu'une explication: Höss avait fait de la prison avec Bormann, dans les années 20, pour un meurtre vehmique; ils avaient dû rester liés et Bormann protégeait Höss. Dès que le Reichsführer eut approuvé ma proposition, je procédai à la réorganisation de mon bureau. Toute l'unité chargée des recherches, avec Asbach à sa tête, fut transférée à Oranienburg. Asbach paraissait soulagé de quitter Berlin. Avec Fräulein Praxa et deux autres assistants je me réinstallai dans mes anciens locaux de la S S-Haus. Walser n'était jamais revenu: Piontek, que j'envoyai enfin aux renseignements, me rapporta que l'abri de son immeuble avait été frappé, le soir du mardi. On estimait à cent vingt-trois le nombre de morts, la population entière de l'immeuble, il n'y avait aucun survivant, mais la majorité des cadavres déterrés étaient méconnaissables. Par acquit de conscience, je le fis porter disparu: ainsi, la police le rechercherait dans les hôpitaux; mais j'avais peu d'espoir de le retrouver vivant. Piontek en semblait fort affligé. Thomas, son mouvement de spleen passé, débordait d'énergie; maintenant que nous étions de nouveau voisins de bureau, je le voyais plus souvent. Plutôt que de l'informer de ma promotion, j'attendis, pour lui en faire la surprise, d'avoir reçu ma notification officielle et d'avoir fait coudre mes nouveaux galons et les pattes de col. Lorsque je me présentai à son bureau, il éclata de rire, fouilla sur son bureau, tira une feuille, l'agita en l'air, et s'écria: «Ah! misérable. Tu croyais me rattraper!» Il fit un avion du document et le lança vers moi; le nez vint frapper ma Croix de Fer et je le dépliai pour lire que Müller proposait Thomas comme Standartenführer. «Et tu peux être certain que ça ne sera pas refusé. Mais, ajouta-t-il avec bonne grâce, avant que ça ne soit officiel, c'est moi qui paye les dîners».
Ma promotion fit tout aussi peu d'effet sur l'imperturbable Fräulein Praxa, mais elle ne put cacher son étonnement lorsqu'elle reçut un appel direct de Speer: «Le Reichsminister voudrait vous parler», m'informa-t-elle d'une voix émue en me tendant le combiné. Après le dernier raid, je lui avais envoyé un message pour l'informer de mes nouvelles coordonnées. «Sturmbannführer? énonça sa voix ferme et agréable. Comment allez-vous? Pas trop de casse?» – «Mon archiviste a sans doute été tué, Herr Reichsminister. Sinon, ça va. Et vous?» – «J'ai emménagé dans des bureaux temporaires et envoyé ma famille à la campagne. Alors?» – «Votre visite à Mittelbau vient d'être approuvée, Herr Reichsminister. On m'a chargé de l'organiser. Dès que possible, je contacterai votre secrétaire pour fixer une date». Pour les questions importantes, Speer m'avait demandé d'appeler sa secrétaire personnelle, plutôt qu'un assistant. «Très bien, fit-il. À bientôt». J'avais déjà écrit à Mittelbau pour les prévenir de préparer la visite. Je téléphonai à l'Obersturmbannführer Förschner, le Kommandant de Dora, pour confirmer les arrangements. «Écoutez, maugréa sa voix fatiguée au bout du fil, on fera de notre mieux». – «Je ne vous demande pas de faire de votre mieux, Obersturmbannführer. Je demande que les installations soient présentables pour la visite du Reichsminister. Le Reichsführer a personnellement insisté là-dessus. Vous m'avez compris?» – «Bien, bien. Je donnerai encore des ordres». Mon appartement avait été plus ou moins retapé. J'avais finalement réussi à trouver du verre pour deux fenêtres; les autres restaient obstruées d'une toile de bâche cirée. Ma voisine avait non seulement fait réparer la porte mais m'avait déniché des lampes à huile en attendant que le courant soit rétabli. Je m'étais fait livrer du charbon et, une fois le gros poêle en céramique lancé, il ne faisait plus froid du tout. Je me disais que prendre un appartement au dernier étage n'avait pas été très astucieux: j'avais eu une chance inouïe d'échapper aux raids de la semaine, mais s'ils revenaient, et ils n'y manqueraient pas, cela ne pourrait durer. Au fond, je refusais de m'inquiéter: mon logement ne m'appartenait pas, et j'avais peu d'affaires personnelles; il fallait garder l'attitude sereine de Thomas envers ces choses. Je m'achetai seulement un nouveau gramophone, avec des disques des Partitas de Bach au piano, ainsi que des airs d'opéra de Monteverdi. Le soir, dans la douce et archaïque lumière d'une lampe à huile, un verre de cognac et des cigarettes à portée de main, je me renversais sur mon divan pour les écouter et oublier tout le reste.
Une pensée nouvelle, toutefois, venait de plus en plus souvent occuper mon esprit. Le dimanche suivant les bombardements, vers midi, j'avais pris la voiture au garage et m'étais rendu chez Hélène Anders. Il faisait un temps froid, humide, le ciel restait couvert, mais il ne pleuvait pas. En chemin, j'avais réussi à trouver un bouquet de fleurs, vendues dans la rue par une vieille, près d'une station de S-Bahn. Arrivé à son immeuble, je me rendis compte que je ne savais pas quel appartement elle habitait. Son nom ne figurait pas sur les boîtes à lettres. Une femme assez forte, qui sortait à ce moment-là, s'arrêta et me toisa de la tête aux pieds avant de me lancer, dans un fort jargon berlinois: «Vous cherchez qui?» -»Fräulein Anders». – «Anders? Il n'y a pas d'Anders ici». Je la décrivis. «Vous voulez dire la fille des Winnefeld. Mais ce n'est pas une Fräulein». Elle m'indiqua l'appartement et je montai sonner. Une dame à cheveux blancs ouvrit, fronça les sourcils. «Frau Winnefeld?» – «Oui». Je claquai des talons et inclinai la tête. «Mes hommages, meine Dame. Je suis venu voir votre fille». Je lui tendis les fleurs et me présentai. Hélène apparut dans le couloir, un chandail sur les épaules, et son visage se colora légèrement: «Oh! sourit-elle. C'est vous». – «Je suis venu vous demander si vous comptiez nager, aujourd'hui». – «La piscine fonctionne encore?» fit-elle. – «Hélas, non». J'y étais passé avant de venir: une bombe incendiaire avait frappé la voûte de plein fouet, et le concierge qui veillait sur les ruines m'avait assuré que, vu les priorités, elle ne serait certainement pas réouverte avant la fin de la guerre. «Mais j'en connais une autre». – «Alors ce sera avec plaisir. Je vais prendre mes affaires». En bas, je la fis monter dans l'auto et démarrai. «Je ne savais pas que vous étiez une Frau», dis-je au bout de quelques instants. Elle me regarda avec un air pensif: «Je suis veuve. Mon mari a été tué en Yougoslavie l'année dernière, par des partisans. Nous étions mariés depuis moins d'un an». – «Je suis désolé». Elle regardait par la vitre. «Moi aussi», dit-elle. Elle se tourna vers moi: «Mais il faut vivre, n'est-ce pas?» Je ne dis rien. «Hans, mon mari, reprit-elle, aimait beaucoup la côte dalmate. Dans ses lettres, il parlait de s'y installer après la guerre. Vous connaissez la Dalmatie?» – «Non. J'ai servi en Ukraine et en Russie. Mais je ne voudrais pas m'y installer». – «Vous voudriez habiter où?» – «Je ne sais pas, à vrai dire. Pas à Berlin, je pense. Je ne sais pas». Je lui parlai brièvement de mon enfance en France. Elle-même était berlinoise de vieille souche: ses grands-parents déjà habitaient Moabit. Nous arrivâmes dans la Prinz-Albrechtstrasse et je me garai devant le numéro 8. «Mais c'est la Gestapo!» s'écria-t-elle d'un air effrayé. Je ris: «Mais oui. Ils ont une petite piscine chauffée au sous-sol». Elle me dévisagea: «Vous êtes policier?» – «Pas du tout». Par la vitre, je désignai l'ancien hôtel Prinz-Albrecht à côté: «Je travaille là, dans les bureaux du Reichsführer. Je suis juriste, je m'occupe de questions économiques». Cela eut l'air de la rassurer. «Ne vous inquiétez pas. La piscine sert bien plus aux dactylos et aux secrétaires qu'aux policiers, qui ont autre chose à faire». En fait, la piscine était si petite qu'il fallait s'inscrire à l'avance. Nous y retrouvâmes Thomas, déjà en maillot. «Ah, je vous connais! s'exclama-t-il en baisant galamment la main blanche d'Hélène. Vous êtes l'amie de Liselotte et de Mina Wehde». Je lui indiquai les vestiaires des femmes et allai me changer, tandis que Thomas me souriait d'un air narquois. Lorsque je ressortis, Thomas, dans l'eau, parlait avec une fille, mais Hélène n'avait pas encore réapparu. Je plongeai et fis quelques longueurs. Hélène sortit des vestiaires. Son maillot de coupe moderne moulait des formes à la fois pleines et élancées; sous les courbes, les muscles se laissaient clairement deviner. Son visage, dont le bonnet de bain n'altérait pas la beauté, était joyeux: «Des douches chaudes! Quel luxe!» Elle plongea à son tour, traversa la moitié de la piscine sous l'eau, et se mit à faire des longueurs. J'étais déjà fatigué; je sortis, enfilai un peignoir, et m'assis sur une des chaises disposées autour du bassin, pour fumer et la regarder nager. Thomas, dégoulinant, vint s'asseoir à côté de moi: «Il était temps que tu te secoues». – «Elle te plaît?» Le clapotis de l'eau résonnait sur la voûte de la salle. Hélène fit quarante longueurs sans s'arrêter, un kilomètre. Puis elle vint s'appuyer sur le rebord, comme la première fois que je l'avais aperçue, et me sourit: «Vous ne nagez pas beaucoup». -
«C'est les cigarettes. Je n'ai plus de souffle». – «C'est dommage». De nouveau, elle leva les bras et se laissa couler; mais cette fois elle remonta au même endroit et se hissa hors de la piscine d'un mouvement souple. Elle prit une serviette, s'essuya le visage et vint s'asseoir à côté de nous en ôtant son bonnet et secouant sa chevelure humide. «Et vous, lança-t-elle à Thomas, vous vous occupez aussi de questions économiques?» – «Non, répondit-il. Je laisse ça à Max. Il est bien plus intelligent que moi». – «Il est policier», ajoutai-je. Thomas fit une moue: «Disons que je suis dans la sécurité». – «Brrr…, fit Hélène. Ça doit être sinistre». – «Oh, pas tant que ça». J'achevai ma cigarette et retournai nager un peu. Hélène fit encore vingt longueurs; Thomas flirtait avec une des dactylos. Après, je me rinçai sous la douche et me changeai; laissant là Thomas, je proposai à Hélène d'aller prendre un thé. «Où ça?» -
«Bonne question. Sur Unter den Linden il n'y a plus rien. Mais on trouvera». Finalement je l'amenai à l'hôtel Esplanade, dans la Bellevuestrasse: il était un peu abîmé, mais avait survécu au pire; à l'intérieur du salon de thé, à part les planches aux fenêtres, masquées par des rideaux en brocart, on aurait pu se croire avant la guerre. «C'est un bel endroit, murmura Hélène. Je ne suis jamais venue». – «Les gâteaux sont excellents, paraît-il. Et ils ne servent pas d'ersatz». Je commandai un café et elle un thé; nous prîmes aussi un petit assortiment de gâteaux. Ils étaient en effet fameux. Lorsque j'allumai une cigarette, elle m'en demanda une. «Vous fumez?» – «Parfois». Plus tard, elle dit pensivement: «C'est dommage qu'il y ait cette guerre. Les choses auraient pu être si bien». – «Peut-être. Je dois vous avouer que je n'y pense pas». Elle me regarda: «Dites-le-moi franchement: nous allons perdre, n'est-ce pas?» – «Non! dis-je, choqué. Bien sûr que non». De nouveau, elle regardait dans le vide et tirait une dernière bouffée de sa cigarette. «Nous allons perdre», dit-elle. Je la raccompagnai chez elle. Devant l'entrée, elle me serra la main avec un air sérieux. «Merci, dit-elle. Cela m'a fait grand plaisir». – «J'espère que ce ne sera pas la dernière fois». – «Moi aussi. À bientôt». Je la regardai franchir le trottoir et disparaître dans l'immeuble. Puis je rentrai chez moi écouter Monteverdi.
Je ne comprenais pas ce que je cherchais avec cette jeune femme; mais je ne cherchais pas à le comprendre. Ce qui me plaisait, chez elle, c'était sa douceur, une douceur telle que je croyais qu'il n'en existait que dans les tableaux de Vermeer de Delft, à travers laquelle se laissait clairement sentir la force souple d'une lame d'acier. J'avais pris beaucoup de plaisir à cet après-midi, et pour le moment je ne cherchais pas plus loin, je ne voulais pas penser. Penser, je le pressentais, aurait tout de suite entraîné des questions et des exigences douloureuses: pour une fois, je n'en ressentais pas le besoin, j'étais content de me laisser porter par le cours des choses, comme par la musique à la fois souverainement lucide et émotive de Monteverdi, et puis l'on verrait bien. Au cours de la semaine qui suivit, dans les moments creux du travail, ou le soir, chez moi, la pensée de son visage grave ou de la tranquillité de son sourire me revenait, presque chaleureuse, une pensée amie, affectueuse, qui ne m'effrayait pas. Mais le passé est une chose qui, lorsqu'il a planté ses dents dans votre chair, ne vous lâche plus. Vers le milieu de la semaine qui suivit les bombardements, Fräulein Praxa vint frapper à la porte de mon cabinet. «Herr Obersturmbannführer? Il y a là deux messieurs de la Kripo qui souhaiteraient vous voir». J'étais plongé dans un dossier particulièrement touffu; agacé, je répondis: «Eh bien, qu'ils fassent comme tout le monde, qu'ils prennent rendez-vous». – «Très bien, Herr Obersturmbannführer». Elle referma la porte. Une minute plus tard elle frappa de nouveau: «Excusez-moi, Herr Obersturmbannführer. Ils insistent. Ils disent de vous dire que c'est pour une affaire personnelle. Ils disent que cela concerne votre mère». J'inspirai profondément et refermai mon dossier: «Faites-les entrer, alors».
Les deux hommes qui se poussèrent dans mon bureau étaient de vrais policiers, pas des policiers honoraires comme Thomas. Ils portaient de longs manteaux gris, en laine raide et grossière, sans doute tissée avec de la pulpe de bois, et tenaient leurs chapeaux à la main. Ils hésitèrent puis levèrent le bras en disant: «Heil Hitler!» Je leur rendis leur salut et les invitai à s'asseoir sur le divan. Ils se présentèrent: Kriminalkommissar Clemens et Kriminalkommissar Weser, du Referat V B 1, «Einsatz/Crimes capitaux». «En fait, dit l'un d'eux, peut-être Clemens, en guise d'introduction, on travaille sur requête du V A 1, qui s'occupe de la coopération internationale. Ils ont reçu une demande d'assistance judiciaire de la police française»… – «Excusez-moi, interrompis-je sèchement, puis-je voir vos papiers?» Ils me tendirent leurs cartes d'identité ainsi qu'un ordre de mission signé par un Regierungsrat Galzow, leur assignant comme tâche de répondre aux questions transmises à la justice allemande par le préfet des Alpes-Maritimes dans le cadre de l'enquête sur les meurtres de Moreau Aristide et de son épouse Moreau Héloïse, veuve Aue, née G «Donc, vous enquêtez sur la mort de ma mère, dis-je en leur rendant leurs documents. En quoi est-ce que ça concerne la police allemande? Ils ont été tués en France». – «Tout à fait, tout à fait», dit le second, sans doute Weser. Le premier tira un calepin de sa poche et le feuilleta. «C'était un meurtre très violent, apparemment, dit-il. Un fou, peut-être, un sadique. Vous avez dû être bouleversé». Ma voix resta sèche et dure: «Kriminalkommissar, je suis au courant de ce qui s'est passé. Mes réactions personnelles me concernent. Pourquoi venez-vous me voir?» – «On voudrait vous poser quelques questions», dit Weser. – «Comme témoin potentiel», ajouta Clemens. – «Témoin de quoi?» demandai-je. Il me regarda droit dans les yeux: «Vous les avez vus à cette époque-là, n'est-ce pas?» Je continuai moi aussi à le fixer: «C'est exact Vous êtes bien renseignés. Je suis allé leur rendre visite. Je ne sais pas exactement quand ils ont été tués, mais c'a été peu de temps après». Clemens examina son calepin, puis le montra à Weser. Weser reprit: «D'après la Gestapo de Marseille, on vous a délivré un laissez-passer pour la zone italienne le 26 avril. Combien de temps êtes-vous resté chez votre mère?»
– «Un jour seulement». – «Vous êtes sûr?» demanda Clemens. – «Je le pense. Pourquoi?» Weser consulta de nouveau le carnet de Clemens: «D'après la police française, un gendarme a vu un officier S S quitter Antibes en autocar le matin du 29. Il n'y avait pas beaucoup d'officiers S S dans le secteur, et ils ne se promenaient certainement pas en car». – «Il est possible que je sois resté deux nuits. J'ai beaucoup voyagé, à ce moment-là. C'est important?» -
«Peut-être. Les corps ont été découverts le 1er mai, par un laitier. Ils n'étaient déjà plus très frais. Le médecin légiste a estimé que la mort remontait à soixante ou quatre-vingt-quatre heures, soit entre le 28 au soir et le 29 au soir». – «Pour ma part, je peux vous dire que lorsque je les ai quittés ils étaient bien vivants». – «Donc, dit Clemens, si vous êtes parti le 29 au matin, ils auraient été tués dans la journée». – «C'est possible. Je ne me suis pas posé la question». – «Comment avez-vous appris leur mort?» -
«J'ai été informé par ma sœur». – «En effet, dit Weser en se penchant toujours pour voir le carnet de Clemens, elle est arrivée presque tout de suite. Le 2 mai, pour être précis. Savez-vous comment elle a appris la nouvelle?» – «Non». – «Vous l'avez revue, depuis?» demanda Clemens.
– «Non». – «Où se trouve-t-elle, maintenant?» demanda Weser. – «Elle habite avec son mari en Poméranie. Je peux vous donner l'adresse, mais je ne sais pas s'ils y sont. Ils vont souvent en Suisse». Weser prit le carnet des mains de Clemens et nota quelque chose. Clemens me demanda: «Vous n'êtes pas en relation avec elle?» – «Pas très souvent», répondis-je. -»Et votre mère, vous la voyiez souvent?» demanda Weser. Ils semblaient systématiquement parler à tour de rôle et ce petit jeu m'énervait au plus haut point. «Pas trop, non plus», répondis-je le plus sèchement possible. -»Bref, fit Clemens, vous n'êtes pas très proche de votre famille». – «Meine Herren, je vous l'ai déjà dit, je n'ai pas à vous parler de mes sentiments intimes. Je ne vois pas en quoi mes relations avec ma famille peuvent vous concerner». – «Lorsqu'il y a meurtre, Herr Obersturmbannführer dit sentencieusement Weser, tout peut concerner la police». Ils ressemblaient vraiment à une paire de flics de films américains. Mais sans doute le faisaient-ils exprès.
«Ce Herr Moreau était votre beau-père par alliance, n'est-ce pas?» reprit Weser. – «Oui. Il a épousé ma mère en… 1929, je crois. Ou peut-être 28». – «1929, c'est exact», dit Weser en étudiant son calepin. – «Êtes-vous au courant de ses dispositions testamentaires?» demanda abruptement Clemens. Je secouai la tête: «Pas du tout. Pourquoi?» – «Herr Moreau n'était pas pauvre, dit Weser. Vous héritez peut-être d'une somme coquette.» – «Ça m'étonnerait. Mon beau-père et moi ne nous entendions pas du tout». – «C'est possible, reprit Clemens, mais il n'avait pas d'enfant, ni de frères ou de sœurs. S'il est mort intestat, c'est vous et votre sœur qui vous partagerez tout» – «Je n'y avais même pas songé, dis-je sincèrement Mais, au lieu de spéculer dans le vide, dites-moi: a-t-on trouvé un testament?» Weser feuilletait le calepin: «À vrai dire, nous ne le savons pas encore». -»Moi, en tout cas, déclarai-je, personne ne m'a contacté à ce sujet» Weser griffonna une note sur le calepin. «Une autre question, Herr Obersturmbannführer: il y avait deux enfants chez Herr Moreau. Des jumeaux. Vivants». – «J'ai vu ces enfants. Ma mère m'a dit que c'était ceux d'une amie. Vous savez qui ils sont?» – «Non, grogna Clemens. Apparemment les Français ne le savent pas non plus». – «Ils ont été témoins du meurtre?» – «Ils n'ont jamais desserré les dents», dit Weser. -»C'est possible qu'ils aient vu quelque chose», ajouta Clemens. – «Mais ils ne voulaient pas parler», répéta Weser. – «Ils étaient peut-être choqués», expliqua Clemens. – «Et que sont-ils devenus?» demandai-je. – «Justement, répondit Weser, c'est ça qui est curieux. Votre sœur les a pris avec elle». – «On ne comprend pas très bien pourquoi, dit Clemens. Ni comment». – «De surcroît, ça semble hautement irrégulier», commenta Weser. – «Hautement, répéta Clemens. Mais à l'époque c'étaient les Italiens. Avec eux tout est possible». -
«Oui, vraiment tout, surenchérit Weser. Sauf une enquête dans les règles.» – «C'est la même chose avec les Français, d'ailleurs», reprit Clemens. – «Oui, eux, c'est pareil, confirma Weser. Ça n'est pas un plaisir de travailler avec eux». – «Meine Herren, finis-je par les interrompre. Tout cela est très bien, mais en quoi est-ce que cela me concerne?» Clemens et Weser se regardèrent «Voyez-vous, je suis très occupé en ce moment. À moins que vous n'ayez d'autres questions précises, je pense que nous pouvons en rester là?» Clemens hocha la tête; Weser feuilleta le calepin et le lui rendit Puis il se leva: «Excusez-nous, Herr Obersturmbannführer,» – «Oui, dit Clemens en se levant à son tour. Excusez-nous. Pour le moment, c'est tout» – «Oui, reprit Weser, c'est tout. Merci pour votre coopération». Je leur tendis la main: «Je vous en prie. Si vous avez d'autres questions, n'hésitez pas à me recontacter». Je pris des cartes de visite dans mon présentoir et leur en tendis une à chacun. «Merci», dit Weser en l'empochant. Clemens examina la sienne: «Représentant spécial du Reichsführer-SS pour l'Arbeitseinsatz, lut-il. Qu'est-ce que c'est?» – «C'est un secret d'État, Kriminalkommissar», répondis-je. – «Oh. Mes excuses». Les deux me saluèrent et se dirigèrent vers la porte. Clemens, qui avait une bonne tête de plus que Weser, l'ouvrit et sortit; Weser s'arrêta sur le pas de la porte et se retourna:
«Excusez-moi, Herr Obersturmbannführer. J'ai oublié un détail». Il se retourna: «Clemens! Le carnet». Il feuilleta de nouveau le calepin. «Ah oui, voilà: lorsque vous êtes allé rendre visite à votre mère, vous étiez en uniforme ou en civil?» – «Je ne me souviens plus. Pourquoi? C'est important?» – «Sans doute pas. L'Obersturmführer de Marseille qui vous a fait délivrer le laissez-passer pensait que vous étiez en civil». – «C'est possible. J'étais en congé». Il hocha la tête: «Merci. S'il y a autre chose, on vous appellera. Pardonnez-nous d'être venus comme ça. La prochaine fois, on prendra rendez-vous». Cette visite me laissa comme un mauvais goût dans la bouche. Que me voulaient donc ces deux caricatures? Je les avais trouvés très agressifs, insinuants. Bien sûr, je leur avais menti: mais si je leur avais dit que j'avais vu les corps, cela aurait créé toutes sortes de complications. Je n'avais pas l'impression qu'ils me soupçonnaient sur ce point-là; leur suspicion paraissait systématique, un travers professionnel sans doute. J'avais jugé fort déplaisantes leurs questions sur l'héritage de Moreau: ils semblaient suggérer que j'aurais pu avoir un mobile à sa mort, un intérêt pécuniaire, c'était grotesque. Était-il possible qu'ils me soupçonnent du meurtre? J'essayai de me remémorer la conversation et je dus reconnaître que c'était possible. Je trouvais cela effarant, mais l'esprit d'un policier de carrière devait être ainsi fait. Une autre question me préoccupait encore plus: pourquoi ma sœur avait-elle emmené les jumeaux? Quel rapport y avait-il entre eux et elle? Tout cela, je dois le dire, me troublait profondément. Je trouvais cela presque injuste: juste au moment où ma vie paraissait enfin tendre vers une forme d'équilibre, un sentiment de normalité, presque comme celle de tous les autres, ces flic s imbéciles venaient réveiller des questions, susciter des inquiétudes, des interrogations sans réponses. Le plus logique, à vrai dire, aurait été d'appeler ou d'écrire à ma sœur, pour lui demander ce qu'il en était de ces fichus jumeaux, et aussi pour être sûr, si jamais ces policiers venaient à l'interroger, que son récit ne contredise pas le mien, sur le point où j'avais jugé nécessaire de dissimuler une partie de la vérité. Mais, je ne sais pas trop pourquoi, je ne le fis pas tout de suite; ce n'est pas que quelque chose me retenait, mais plutôt que je n'avais pas envie de me presser. Téléphoner n'était pas une chose difficile, je pouvais le faire quand je le voulais, nul besoin de se hâter. En outre j'étais fort occupé. Mon équipe d'Oranienburg, qui, sous la direction d'Asbach, continuait à grandir, m'envoyait régulièrement des synthèses de ses études sur les travailleurs étrangers, ce qu'on appelait l'Ausländereinsatz. Ces travailleurs étaient répartis en de nombreuses catégories, sur des critères raciaux, avec des niveaux de traitement différents; ils comptaient aussi des prisonniers de guerre des pays occidentaux (mais pas les KGF soviétiques, une catégorie à part, entièrement sous le contrôle de l'OKW). Le lendemain de la visite des deux inspecteurs, je fus convoqué chez le Reichsführer, qui s'intéressait au sujet. Je fis une présentation assez longue, car le problème était complexe, mais complète: le Reichsführer écoutait presque sans rien dire, insondable derrière ses petites lunettes cerclées d'acier. En même temps, je devais préparer la visite de Speer à Mittelbau, et je me rendis à Lichtenfelde -depuis les raids les mauvaises langues berlinoises appelaient le quartier Trichterfelde, le «pré aux cratères» – me faire expliquer le projet par le Brigadeführer Kammler, le chef de l'Amtsgruppe C («Constructions») du WVHA. Kammler, un homme sec, nerveux, précis, dont le débit et les gestes rapides masquaient une volonté inflexible, me parla, et c'était la première fois que j'entendais à ce sujet autre chose que des rumeurs, de la fusée A-4, arme miraculeuse qui d'après lui changerait irréversiblement le cours de la guerre dès qu'elle pourrait être produite en série. Les Anglais avaient eu vent de son existence et, en août, avaient bombardé les installations secrètes où elle se trouvait en cours d'élaboration, au nord de l'île d'Usedom où s'était passée ma convalescence. Trois semaines plus tard, le Reichsführer proposait au Führer et à Speer de transférer les installations en sous-sol et d'en garantir le secret en employant à la construction uniquement des détenus de camps de concentration. Kammler lui-même avait choisi le site, des galeries souterraines du Harz utilisées par la Wehrmacht pour stocker des réserves de fuel. Une société avait été créée pour gérer le projet, la Mittelwerke GmbH, sous le contrôle du ministère de Speer; la SS, toutefois, gardait l'entière responsabilité de l'aménagement du site ainsi que de la sécurité sur place. «L'assemblage des fusées a déjà commencé, même si les installations ne sont pas achevées; le Reichsminister devrait être satisfait». – «J'espère simplement que les conditions de travail des détenus sont adéquates, Herr Brigadeführer, répliquai-je. Je sais que c'est un souci constant du Reichsminister». – «Les conditions sont ce qu'elles sont, Obersturmbannführer. C'est la guerre, après tout. Mais je peux vous assurer que le Reichsminister n'aura pas à se plaindre du niveau de productivité. L'usine est sous mon contrôle personnel, j'ai moi-même choisi le Kommandant, un homme efficace. Le RSHA ne vient pas me poser de problèmes, non plus: j'ai placé un homme à moi, le Dr. Bischoff, pour veiller à la sécurité de la production et prévenir le sabotage. Jusqu'à maintenant, il n'y a pas eu d'ennuis. De toute façon, ajouta-t-il, j'ai inspecté plusieurs KL avec des subordonnés du Reichsminister Speer, en avril et en mai; ils n'ont pas eu trop de plaintes, et Mittelbau vaut bien Auschwitz».
La visite eut lieu un vendredi de décembre. Il faisait un froid coupant. Speer était accompagné de spécialistes de son ministère. Son avion spécial, un Heinkel, nous transporta jusqu'à Nordhausen; là, une délégation du camp menée par le Kommandant Förschner nous accueillit et nous convoya jusqu'au site. La route, barrée de nombreux postes de contrôle SS, longeait le versant sud du Harz; Förschner nous expliquait que le massif tout entier était déclaré zone interdite, on avait lancé d'autres projets souterrains un peu plus au nord, dans des camps auxiliaires de Mittelbau; à Dora même, la partie nord des deux tunnels avait été affectée à la construction de moteurs d'avion Junker. Speer écoutait ses explications sans rien dire. La route débouchait sur une grande place de terre battue; sur un côté s'alignaient les baraquements des gardes S S et de la Kommandantur; en face, encombrée de piles de matériaux de construction et recouverte de filets de camouflage, renfoncée sous une crête plantée de sapins, béait l'entrée du premier tunnel. Nous y entrâmes à la suite de Förschner et de plusieurs ingénieurs de Mittelwerke. La poussière de gypse et la fumée acre des explosifs industriels me prirent à la gorge; mêlées à elles venaient d'autres odeurs indéfinissables, douces et nauséabondes, qui me rappelaient mes premières visites de camp. À mesure que nous avancions, les Häftlinge, alertés par le Spiess qui précédait la délégation, se rangeaient au garde-à-vous et arrachaient leurs calots. La plupart étaient d'une maigreur épouvantable; leurs têtes, posées en un équilibre précaire sur des cous décharnés, ressemblaient à des boules hideuses décorées d'énormes nez et d'oreilles découpés dans du carton, et dans lesquelles on aurait enfoncé une paire d'yeux immenses, vides et qui refusaient de se fixer sur vous. Près d'eux, les odeurs que j'avais remarquées en entrant devenaient une puanteur immonde qui émanait de leurs vêtements souillés, de leurs plaies, de leurs corps mêmes. Plusieurs des hommes de Speer, verts, tenaient des mouchoirs sur leur visage; Speer gardait les mains dans le dos et examinait tout avec un air fermé et tendu. Reliant les deux tunnels principaux, le A et le B, des galeries transversales s'échelonnaient tous les vingt-cinq mètres: la première d'entre elles nous découvrit des rangées de châlits en bois grossier, superposés sur quatre niveaux, desquels, sous les coups de trique d'un sous-officier SS, dévalait pour venir se mettre au garde-à-vous une horde grouillante de détenus dépenaillés, la plupart nus ou presque, certains avec les jambes tachées de merde. Les voûtes de béton nu suintaient d'humidité. Devant les couchettes, à l'intersection du tunnel principal, de grands fûts métalliques, coupés en deux dans le sens de la longueur et posés sur le côté, servaient de latrines; ils débordaient presque d'un liquide gluant, jaune, vert, brun, puant. Un des assistants de Speer s'exclama:
«Mais c'est l'enfer de Dante!»; un autre, un peu en retrait, vomissait contre le mur. Je sentais aussi revenir la vieille nausée, mais je me retenais et respirais en sifflant, entre les dents, longuement. Speer se tourna vers Förschner: «Les détenus vivent ic i?» – «Oui, Herr Reichsminister». – «Ils ne sortent jamais?» – «Non, Herr Reichsminister». Tandis que nous continuions à avancer, Förschner expliquait à Speer qu'il manquait de tout et qu'il était incapable d'assurer les conditions sanitaires requises; les épidémies décimaient les détenus. Il nous montra même quelques cadavres entassés à l'entrée de galeries perpendiculaires, nus ou sous une vague bâche, des squelettes humains à la peau ravagée. Dans l'une des galeries-dortoirs, on servait la soupe: Speer demanda à la goûter. Il avala sa cuillerée, puis me fit goûter à mon tour; je dus me forcer à ne pas recracher; c'était un brouet amer, infect; on aurait dit qu'on avait fait bouillir des herbes sauvages; même au fond du pot, il n'y avait presque aucune matière solide. Nous visitâmes ainsi la longueur du tunnel, jusqu'à l'usine Junker, pataugeant dans la gadoue et les immondices, respirant avec difficulté, au milieu de milliers de Häftlinge qui se découvraient mécaniquement les uns après les autres, le visage dénué de la moindre expression. Je détaillai leurs insignes: outre les Allemands, surtout des «verts», il y avait là des «rouges» de tous les pays d'Europe, des Français, des Belges, des Italiens, des Hollandais, des Tchèques, des Polonais, des Russes et même des Espagnols, des républicains internés en France après leur défaite (mais bien sûr il n'y avait pas de Juifs: à cette époque-là, les travailleurs juifs étaient encore interdits en Allemagne). Dans les galeries transversales, après les dortoirs, des détenus encadrés par des ingénieurs civils travaillaient sur les composantes et le montage des fusées; plus loin, dans un vacarme assourdissant et au milieu d'une poussière opaque, une véritable armée de fourmis creusait de nouvelles galeries et évacuait les pierres dans des bennes poussées par d'autres détenus sur des rails hâtivement posés. En ressortant, Speer voulut voir le Revier; c'était une installation des plus sommaires, avec de la place pour une quarantaine d'hommes tout au plus. Le médecin-chef lui montra les statistiques de mortalité et de morbidité: la dysenterie, le typhus et la tuberculose surtout faisaient des ravages. Dehors, devant toute la délégation, Speer explosa d'une rage contenue mais virulente: «Obersturmbannführer Förschner! Cette usine est un véritable scandale! Je n'ai jamais rien vu de pareil. Comment pouvez-vous espérer travailler correctement avec des hommes dans cet état-là?» Förschner, sous l'invective, s'était instinctivement mis au garde-à-vous. «Herr Reichsminister, répliqua-t-il, je suis prêt à améliorer les conditions, mais on ne m'en fournit pas les moyens. Je ne peux pas être tenu pour responsable». Speer était blanc comme un linge. «Très bien, aboya-t-il. Je vous ordonne de faire construire immédiatement un camp, ici, à l'extérieur, avec douches et sanitaires. Faites-moi tout de suite préparer les papiers d'attribution de matériaux et je les signerai avant de partir». Förschner nous mena aux baraques de la Kommandantur et donna les ordres nécessaires. Tandis que Speer discutait avec ses aides et les ingénieurs, furieux, je pris Förschner à partie: «Je vous avais expressément demandé au nom du Reichsführer de faire en sorte que le camp soit présentable. Ça, c'est une Schweinerei». Förschner ne se laissa pas démonter:
«Obersturmbannführer, vous savez aussi bien que moi qu'un ordre sans les moyens de l'exécuter ne vaut pas grand-chose. Excusez-moi, mais je n'ai pas de baguette magique. J'ai fait laver les galeries ce matin, mais je ne pouvais rien faire de plus. Si le Reichsminister nous fournit des matériaux de construction, tant mieux». Speer nous avait rejoints: «Je ferai en sorte que le camp reçoive des rations supplémentaires». Il se tourna vers un ingénieur civil qui se tenait près de lui: «Sawatsky, il va sans dire que les détenus sous vos ordres auront la priorité. On ne peut pas demander un travail de montage complexe à des malades et des mourants». Le civil hocha la tête: «Bien entendu, Herr Reichsminister. C'est surtout la rotation qui devient ingérable. On doit les remplacer si souvent qu'il est impossible de les former correctement». Speer se retourna vers Förschner: «Cela ne veut pas dire que vous devez négliger ceux qui sont affectés à la construction des galeries. Vous augmenterez aussi leurs rations, dans la mesure du possible. J'en parlerai au Brigadeführer Kammler». – «Zu Befehl, Herr Reichsminister», dit Förschner. Son expression restait opaque, fermée; Sawatsky, lui, avait l'air heureux. Dehors, quelques-uns des hommes de Speer nous attendaient, griffonnant dans des calepins et aspirant avidement l'air froid. Je frissonnai: l'hiver s'installait.
À Berlin, je me trouvai de nouveau débordé par les demandes du Reichsführer. Je lui avais rendu compte de la visite avec Speer et il ne fit qu'un commentaire: «Le Reichsminister Speer devrait savoir ce qu'il veut» Je le voyais maintenant régulièrement pour discuter des questions de main-d'œuvre: il voulait à tout prix augmenter la quantité de travailleurs disponibles dans les camps pour fournir les industries SS, les entreprises privées, et surtout les nouveaux projets de construction souterraine que voulait développer Kammler. La Gestapo multipliait les arrestations, mais de l'autre côté, avec l'avènement de l'automne puis de l'hiver, la mortalité, nettement en baisse durant l'été, augmentait de nouveau, et le Reichsführer était mécontent Toutefois quand je lui proposais des séries de mesures à mon sens réalistes, que je planifiais avec mon équipe, il ne réagissait pas, et les mesures concrètes appliquées par Pohl et l'IKL semblaient comme accidentelles et imprévisibles, ne correspondant à aucun plan. Une fois, je saisis l'occasion d'une remarque du Reichsführer pour critiquer ce que je considérais comme des initiatives arbitraires et sans lien entre elles: «Pohl sait ce qu'il fait», rétorqua-t-il sèchement. Peu de temps après, Brandt me convoqua et me passa un savon sur un ton courtois mais ferme: «Écoutez, Obersturmbannführer, vous faites du très bon travail, mais je vais vous dire ce que j'ai déjà dit cent fois au Brigadeführer Ohlendorf: au lieu d'ennuyer le Reichsführer avec des critiques négatives et stériles et des questions compliquées que de toute façon il ne comprend pas, vous feriez mieux de cultiver vos relations avec lui. Apportez-lui, je ne sais pas, moi, un traité médiéval sur la médecine des plantes, bien relié, et discutez-en un peu avec lui. Il en sera ravi, et ça vous permettra d'entrer en contact avec lui, de vous faire mieux comprendre. Cela vous facilitera beaucoup les choses. Et puis, excusez-moi, quand vous présentez vos rapports, vous êtes tellement froid et hautain, ça ne fait que l'énerver davantage. Ce n'est pas comme ça que vous allez arranger les choses». Il continua un peu dans cette veine; je ne disais rien, je réfléchissais: sans doute avait-il raison. «Encore un conseil: vous feriez bien de vous marier. Votre attitude à ce sujet agace profondément le Reichsführer». Je me raidis: «Herr Standartenführer, j'ai déjà exposé mes raisons au Reichsführer. S'il ne les approuve pas, il devrait me le signifier lui-même». Une pensée incongrue me fit réprimer un sourire. Brandt, lui, ne souriait pas et me fixait comme une chouette à travers ses grandes lunettes rondes. Leurs verres me renvoyaient ma propre image dédoublée, le reflet m'empêchait de distinguer son regard. «Vous avez tort, Obersturmbannführer, vous avez tort. Enfin, c'est votre choix». L'attitude de Brandt me donnait du ressentiment, elle était à mon avis tout à fait injustifiée: il n'avait pas à se mêler ainsi de ma vie privée. Celle-ci, justement, prenait un tour agréable; et cela faisait bien longtemps que je ne m'étais pas autant distrait. Le dimanche, j'allais à la piscine avec Hélène, parfois aussi avec Thomas et l'une ou l'autre de ses petites amies; ensuite, nous sortions prendre un thé ou un chocolat chaud, puis j'emmenais Hélène au cinéma, s'il y avait quelque chose qui en valait la peine, ou bien au concert voir Karajan ou Furtwängler, puis nous dînions, avant que je la raccompagne chez elle. Je la voyais aussi de temps à autre en semaine: quelques jours après ma visite à Mittelbau, je l'avais invitée dans notre salle d'escrime, au Prinz-Albrecht-Palais, où elle nous regarda tirer en applaudissant les bottes, puis, en compagnie de son amie Liselotte et de Thomas, qui flirtait outrageusement avec cette dernière, dans un restaurant italien. Le 19 décembre, nous étions ensemble pendant la grande attaque anglaise; dans l'abri public où nous nous étions réfugiés, elle resta assise à côté de moi sans rien dire, son épaule contre la mienne, tressaillant légèrement aux détonations les plus proches. Après le raid, je l'emmenai à l'Esplanade, le seul restaurant que je trouvai ouvert: assise en face de moi, ses longues mains blanches posées sur la table, elle me fixait en silence de ses beaux yeux sombres et profonds, un regard scrutateur, curieux, serein. Dans de pareils moments, je me disais que si les choses avaient été différentes, j'aurais pu épouser cette femme, avoir des enfants avec elle comme je l'ai fait bien plus tard avec une autre femme qui ne la valait pas. Ce n'aurait certainement pas été pour plaire à Brandt ou au Reichsführer, pour remplir un devoir, satisfaire aux conventions: cela aurait été une partie de la vie de tous les jours et de tous les hommes, simple et naturelle. Mais ma vie avait pris un autre chemin, et il était trop tard. Elle aussi, lorsqu'elle me regardait, devait avoir des pensées semblables, ou plutôt des pensées de femme, différentes de celles des hommes, dans leur tonalité et leur couleur sans doute plus que dans leur contenu, difficiles à imaginer pour un homme, même moi. Je me les représentais ainsi: Cet homme, se pourrait-il que j'entre dans son lit, que je me donne à lui? Se donner, formule curieuse dans notre langue; mais que l'homme qui n'en saisit pas la pleine portée tente à son tour de se laisser pénétrer, cela lui ouvrira les yeux. Ces pensées, en général, ne me causaient pas de regrets, plutôt un sentiment d'amertume, presque doux. Mais parfois, dans la rue, sans réfléchir, d'un geste naturel, elle me prenait le bras, et alors, oui, je me surprenais à regretter cette autre vie qui aurait pu être, si quelque chose n'avait pas été brisé si tôt. Ce n'était pas seulement la question de ma sœur; c'était plus vaste que ça, c'était le cours entier des événements, la misère du corps et du désir, les décisions qu'on prend et sur lesquelles on ne peut revenir, le sens même qu'on choisit de donner à cette chose qu'on appelle, à tort peut-être, sa vie.
Il avait commencé à neiger, une neige tiède, qui ne tenait pas. Lorsque enfin elle tenait une nuit ou deux, elle donnait une brève et étrange beauté aux ruines de la ville, puis elle fondait et venait épaissir la gadoue qui défigurait les rues bouleversées. Avec mes grosses bottes de cavalier, je passais à travers sans faire attention, une ordonnance me les nettoierait le lendemain; mais Hélène portait de simples souliers, et lorsque nous arrivions à une étendue grise et épaisse de neige fondue, je cherchais une planche que je jetais en travers, puis tenais sa main délicate pour qu'elle traverse; et si même cela était impossible, je la portais, légère dans mes bras. La veille de Noël, Thomas organisa une petite fête dans sa nouvelle maison de Dahlem, une petite villa cossue: comme toujours, il avait su se débrouiller. Schellenberg était là avec sa femme, ainsi que plusieurs autres officiers; j'avais invité Hohenegg, mais n'avais pu localiser Osnabrugge, qui devait encore se trouver en Pologne. Thomas semblait être parvenu à ses fins avec Liselotte, l'amie d'Hélène: en arrivant, elle l'embrassait avec fougue. Hélène, elle, avait mis une nouvelle robe – Dieu sait où elle avait trouvé le tissu, les restrictions se faisaient de plus en plus sévères -, elle avait un sourire charmant, elle paraissait heureuse. Tous les hommes, pour une fois, étaient en civil. Nous venions à peine d'arriver lorsque les sirènes se mirent à hurler. Thomas nous rassura en nous expliquant que les avions venant d'Italie ne lâchaient presque jamais leurs premières bombes avant Schöneberg et Tempelhof, et ceux d'Angleterre passaient au nord de Dahlem. Néanmoins on baissa les lumières; d'épais rideaux noirs masquaient les fenêtres. La Flak commença à tonner, Thomas mit un disque, un jazz américain furieux, et entraîna Liselotte dans une danse. Hélène buvait du vin blanc et les regardait danser; après, Thomas mit une musique lente, et elle m'invita à danser avec elle. Au-dessus, on entendait gronder les escadrilles; la Flak aboyait sans discontinuer, les vitres tremblaient, on entendait à peine le disque; mais Hélène dansait comme si nous étions seuls dans une salle de bal, légèrement appuyée à moi, sa main ferme dans la mienne. Ensuite elle dansa avec Thomas tandis que j'échangeais un toast avec Hohenegg. Thomas avait raison: au nord, on devinait plus qu'on ne l'entendait une immense vibration sourde, mais autour de nous il ne tombait rien. Je regardai Schellenberg; il avait pris du poids, ses succès ne l'inclinaient pas à la modération. Il discourait plaisamment avec ses spécialistes sur nos revers en Italie. Schellenberg, j'avais fini par le comprendre aux quelques remarques que Thomas laissait parfois échapper, pensait détenir la clef de l'avenir de l'Allemagne; il était convaincu que si on l'écoutait, lui et ses analyses irrécusables, il serait encore temps de sauver les meubles. Le seul fait qu'il parlât de sauver les meubles suffisait à me hérisser: mais il avait, semblait-il, l'oreille du Reichsführer, et je me demandais où il pouvait en être de ses intrigues. L'alerte finie, Thomas tenta de téléphoner au RSHA, mais les lignes étaient coupées. «Ces salopards l'ont fait exprès pour gâcher notre Noël, me dit-il. Mais on ne va pas les laisser faire». Je regardai Hélène: elle était assise auprès de Liselotte et discutait avec animation. «Elle est très bien, cette fille, déclara Thomas qui avait suivi mon regard. Pourquoi tu ne l'épouses pas?» Je souris: «Thomas, mêle-toi de ce qui te regarde». Il haussa les épaules: «Au moins, fais courir le bruit que tu es fiancé. Comme ça Brandt arrêtera de te casser les pieds». Je lui avais rapporté les commentaires de Brandt. «Et toi? rétorquai-je. Tu as un an de plus que moi. On ne t'embête pas, toi?» Il rit: «Moi? Ce n'est pas pareil. D'abord, mon incapacité congénitale à rester plus d'un mois avec la même fille est largement connue. Mais surtout» – il baissa la voix – «tu gardes ça pour toi, j'en ai envoyé deux au Lebensborn. Il paraît que le Reichsführer était ravi». Il alla remettre un disque de jazz; je me dis qu'il devait se servir dans les stocks de disques confisqués de la Gestapo. Je le suivis et invitai de nouveau Hélène à danser. À minuit, Thomas éteignit toutes les lumières. J'entendis un cri joyeux de fille, un rire assourdi. Hélène se trouvait près de moi: durant un bref instant, je sentis son haleine douce et chaude sur mon visage, et ses lèvres effleurèrent les miennes. Mon cœur battait à se rompre. Lorsque la lumière revint, elle me dit avec un air profond et tranquille: «Je dois rentrer. Je n'ai pas prévenu mes parents, avec l'alerte ils vont s'inquiéter». J'avais pris la voiture de Piontek. Nous remontâmes vers le centre par le Kurfürstendamm; sur notre droite, les incendies allumés par le bombardement rougeoyaient. Il avait commencé à neiger. Quelques bombes étaient tombées sur le Tiergarten et sur Moabit, mais les dégâts semblaient mineurs en comparaison des grands raids du mois précédent. Devant son immeuble, elle me prit la main et m'embrassa fugitivement sur la joue: «Joyeux Noël! À bientôt». Je retournai m'enivrer à Dahlem, et achevai la nuit sur la moquette, ayant cédé le canapé à une secrétaire affligée d'avoir été évincée de la chambre du maître de maison par Liselotte.
Clemens et Weser revinrent me voir quelques jours plus tard, ayant cette fois dûment pris rendez-vous auprès de Fräulein Praxa, qui les introduisit dans mon bureau en roulant des yeux. «On a essayé de contacter votre sœur, dit Clemens, le grand, en guise d'introduction. Mais elle n'est pas chez elle». -
«C'est tout à fait possible, dis-je. Son mari est invalide. Elle l'accompagne souvent en Suisse pour ses cures». – «On a demandé à l'ambassade à Berne d'essayer de la retrouver, fit méchamment Weser, en faisant rouler ses épaules étroites. On voudrait bien lui parler». – «C'est si important que ça?» demandai-je. – «C'est encore cette foutue histoire des petits jumeaux», éructa Clemens avec sa grosse voix de Berlinois. – «On ne comprend pas très bien», ajouta Weser avec un air de fouine. Clemens sortit son carnet et lut: «La polic e française a enquêté». – «Un peu tard», interrompit Weser. – «Oui, mais mieux vaut tard que jamais. Apparemment, ces jumeaux habitaient chez votre mère depuis au moins 1938, lorsqu'ils ont commencé à aller à l'école. Votre mère les présentait comme des petits-neveux orphelins. Et certains de ses voisins semblent penser qu'ils sont peut-être arrivés plus tôt, bébés, en 1936 ou 1937». – «C'est quand même curieux, dit aigrement Weser. Vous ne les aviez jamais vus avant?» – «Non, fis-je sèchement. Mais cela n'a rien de curieux. Je n'allais jamais chez ma mère». – «Jamais?» grogna Clemens. Jamais?» -»Jamais». – «Sauf précisément à ce moment, siffla Weser. Quelques heures avant sa mort violente. Vous voyez que c'est curieux». – «Meine Herren, rétorquai-je, vos insinuations sont parfaitement déplacées. Je ne sais pas où vous avez appris votre métier, mais je trouve votre attitude grotesque. De plus, vous n'avez aucune autorité pour enquêter sur moi sans un ordre de la SS-Gericht». – «C'est vrai, reconnut Clemens, mais on n'enquête pas sur vous. Pour le moment, on vous entend comme témoin». -»Oui, répéta Weser, comme témoin, c'est tout». – «C'est juste de dire, reprit Clemens, qu'il y a beaucoup de choses qu'on ne comprend pas et qu'on voudrait comprendre». – «Par exemple, cette histoire avec les jumeaux, ajouta Weser. Admettons que ce soient effectivement des petits-neveux de votre mère»… – «On n'a pas trouvé trace de frères ou de sœurs, mais admettons», coupa Clemens. – «Tiens, au fait, vous ne savez pas, vous?» demanda Weser. – «Quoi?» – «Si votre mère avait un frère ou une sœur?» – «J'ai entendu parler d'un frère, mais je ne l'ai jamais vu. Nous avons quitté l'Alsace en 1918, et après ça, à ma connaissance, ma mère n'a plus eu de contact avec sa famille restée en France». – «Admettons donc, reprit Weser, que ce soient en effet des petits-neveux. On n'a trouvé aucun papier qui le prouve, pas d'actes de naissance, rien». – «Et votre sœur, martela Clemens, n'a présenté aucun papier quand elle les a pris avec elle». – Weser souriait avec un air finaud: «Pour nous, ce sont des témoins potentiels, très importants, qui disparaissent». – «On ne sait pas où, bougonna Clemens. C'est inadmissible que la polic e française les ait laissés filer comme ça». – «Oui, dit Weser en le regardant, mais ce qui est fait est fait. Pas la peine de revenir dessus». – Clemens continuait sans s'interrompre: «Quand même, après, c'est nous qui nous retrouvons avec tous les ennuis». – «Bref, lança Weser à mon intention, si vous lui parlez, demandez-lui de nous contacter. Votre sœur, je veux dire-» Je hochai la tête. Ils semblaient n'avoir plus rien à dire et je mis fin à l'entretien. Je n'avais toujours pas cherché à joindre ma sœur; cela commençait à devenir important, car s'ils la trouvaient et que son récit contredisait le mien, leurs soupçons en seraient exacerbés; ils seraient même, songeai-je avec horreur, capables de m'accuser. Mais où la trouver? Thomas, me dis-je, doit avoir des contacts en Suisse, il pourrait demander à Schellenberg. Il fallait faire quelque chose, cette situation devenait ridicule. Et la question des jumeaux était préoccupante.
Trois jours avant le Nouvel An il neigea assez fort, et cette fois la neige tint. Inspiré par le succès de sa fête de Noël, Thomas décida de réinviter tout le monde: «Autant profiter de cette baraque avant qu'elle ne crame aussi». Je demandai à Hélène de prévenir ses parents qu'elle rentrerait tard, et ce fut une bien joyeuse fête. Un peu avant minuit, la compagnie entière s'arma de vin de Champagne et de paniers d'huîtres de la Baltique et partit à pied pour le Grunewald. Sous les arbres, la neige reposait vierge et pure; le ciel était dégagé, illuminé par une lune presque pleine, qui versait une lueur bleuâtre sur les étendues blanches. Dans une clairière, Thomas sabra le Champagne – il s'était muni d'un vrai sabre de cavalerie, décroché du mur de notre salle d'armes – et les moins maladroits s'escrimèrent à ouvrir les huîtres, art délicat et dangereux pour qui n'a pas le coup de main. À minuit, à la place de feux d'artifice, les artilleurs de la Luftwaffe allumèrent leurs projecteurs, lancèrent des fusées éclairantes, et tirèrent quelques salves de 88. Cette fois-ci, Hélène m'embrassa franchement, pas longuement, mais un baiser fort et gai qui m'envoya comme une décharge de peur et de plaisir dans les membres. Étonnant, me dis-je en buvant pour cacher mon trouble, moi qui pensais qu'aucune sensation ne m'était étrangère, voici que le baiser d'une femme me bouleverse. Les autres riaient, se lançaient des boules de neige et avalaient des huîtres à même la coquille. Hohenegg, qui gardait une chapka mitée plantée sur sa tête ovale et chauve, s'était révélé le plus adroit des écaillers: «Ça ou un thorax, c'est un peu la même chose», riait-il. Schellenberg, lui, s'était ouvert toute la base du pouce, et saignait tranquillement sur la neige en buvant du Champagne sans que personne songe à le bander. Pris de gaieté, je me mis aussi à courir et jeter des boules de neige; à mesure que nous buvions, le jeu devenait plus endiablé, nous nous plaquions les uns les autres par les jambes, comme au rugby, nous enfoncions des poignées de neige dans le cou, nos manteaux étaient trempés, mais nous ne sentions pas le froid. Je poussai Hélène dans la poudreuse, trébuchai, et m'affalai à côté d'elle; couchée sur le dos, les bras en croix dans la neige, elle riait; en tombant sa longue jupe avait remonté et sans réfléchir je portai ma main sur son genou découvert, protégé seulement par un bas. Elle tourna la tête vers moi et me regarda sans s'arrêter de rire. Puis j'ôtai ma main et l'aidai à se relever. Nous ne rentrâmes qu'après avoir vidé la dernière bouteille, il avait fallu retenir Schellenberg, qui voulait se mettre à tirer sur les vides; en marchant dans la neige, Hélène me tenait le bras. À la maison, Thomas céda galamment sa chambre ainsi que la chambre d'invités aux filles fatiguées, qui s'endormirent tout habillées à trois par lit. J'achevai la nuit en jouant aux échecs et en discutant de La Trinité d'Augustin avec Hohenegg, qui s'était passé la tête sous l'eau froide et buvait du thé. Ainsi débuta l'année 1944.
Speer ne m'avait pas recontacté depuis la visite à Mittelbau; début janvier, il m'appela pour me souhaiter la bonne année et me demander un service. Son ministère avait déposé une requête auprès du RSHA pour épargner la déportation à quelques Juifs d'Amsterdam, spécialisés en achats de métaux, ayant des contacts précieux dans les pays neutres; le RSHA avait refusé la demande, alléguant la détérioration de la situation en Hollande et le besoin de s'y montrer spécialement sévère. «C'est ridicule, me dit Speer d'une voix lourde de fatigue. Quel risque peuvent poser à l'Allemagne trois Juifs trafiquants de métaux? Leurs services nous sont précieux en ce moment». Je lui demandai de m'envoyer une copie de la correspondance en promettant de faire de mon mieux. La lettre de refus du RSHA était signée Müller mais portait la marque de dictée du IV B 4a. Je téléphonai à Eichmann et commençai par lui souhaiter une bonne année. «Merci, Obersturmbannführer, fit-il avec son curieux mélange d'accents autrichien et berlinois. Félicitations pour votre promotion, au fait». Puis je lui exposai le cas de Speer. «Je ne l'ai pas traité moi-même, dit Eichmann. C'a dû être le Hauptsturmführer Moes, il s'occupe des cas individuels. Mais bien sûr il a raison. Vous savez combien de demandes on reçoit dans ce genre? Si on disait oui chaque fois, on n'aurait plus qu'à fermer boutique, on ne pourrait plus toucher à un seul Juif». – «Je comprends très bien, Obersturmbannführer. Mais là, c'est une requête du ministre de l'Armement et de la Production de Guerre en personne». – «Ouais. Ça doit être leur type en Hollande qui fait du zèle, et puis petit à petit c'est monté au ministre. Mais ça, c'est juste des histoires de rivalité interdépartementale. Non, vous savez, on ne peut pas accepter. De plus, la situation en Hollande est pourrie. Il y a toutes sortes de groupes qui se baladent en liberté, ça ne va pas du tout». J'insistai encore mais Eichmann s'obstinait. «Non. Si on accepte, vous savez, on dira à nouveau qu'à l'exception du Führer il n'existe plus parmi les Allemands d'antisémite convaincu. C'est impossible».
Que pouvait-il bien entendre par là? De toute façon Eichmann ne pouvait pas décider par lui-même et le savait. «Écoutez, envoyez-nous ça par écrit», finit-il par dire à contrecœur. Je décidai d'écrire directement à Müller, mais Müller me répondit la même chose, on ne pouvait pas faire d'exceptions. J'hésitais à demander au Reichsführer; je me résolus à recontacter Speer, pour voir jusqu'à quel point il tenait à ces Juifs. Mais au ministère on m'informa qu'il était en congé de maladie. Je me renseignai: il avait été hospitalisé à Hohenlychen, l'hôpital S S où j'avais été soigné après Stalingrad. Je trouvai un bouquet de fleurs et allai le voir. Il avait réquisitionné toute une suite dans l'aile privée et s'y était installé avec sa secrétaire personnelle et quelques assistants. La secrétaire m'expliqua qu'une vieille inflammation du genou s'était réveillée après un voyage de Noël en Laponie; son état empirait, le Dr. Gebhardt, le fameux spécialiste du genou, pensait qu'il s'agissait d'une inflammation rhumatoïde. Je trouvai Speer d'une humeur exécrable: «Obersturmbannführer, c'est vous. Bonne année. Alors?» Je lui expliquai que le RSHA maintenait sa position; peut-être, suggérai-je, s'il voyait le Reichsführer, il pourrait lui en toucher un mot. «Je pense que le Reichsführer a d'autres chats à fouetter, répondit-il brutalement. Moi aussi. Je dois gérer mon ministère d'ici, voyez-vous. Si vous ne pouvez pas résoudre l'affaire vous-même, laissez tomber». Je restai encore quelques minutes, puis me retirai: je sentais que j'étais de trop.
Son état d'ailleurs se dégradait rapidement; lorsque je rappelai quelques jours plus tard pour avoir de ses nouvelles, sa secrétaire m'informa qu'il ne prenait pas d'appels. Je passai quelques coups de fil: on le disait dans le coma, à deux doigts de la mort. Je trouvais étrange qu'une inflammation du genou, même rhumatoïde, en arrive à ce point-là. Hohenegg, à qui j'en parlai, n'avait pas d'opinion. «Mais s'il rend l'âme, ajouta-t-il, et qu'on me laisse l'autopsier, je vous dirai ce qu'il avait». Moi aussi, j'avais d'autres chats à fouetter. Le soir du 30 janvier, les Anglais nous infligèrent leur pire raid depuis ceux de novembre; je perdis de nouveau mes vitres, et une partie de mon balcon s'effondra. Le lendemain, Brandt me convoquait et m'informait, aimablement, que la SS-Gericht avait demandé au Reichsführer la permission d'enquêter sur moi à propos du meurtre de ma mère. Je rougis et bondis hors de mon siège: «Herr Standartenführer! Cette histoire est une infamie née dans le cerveau malade de policiers carriéristes. Je suis prêt à accepter une enquête pour laver mon nom de tout soupçon. Mais dans ce cas, je demande à être mis en congé jusqu'à ce que je sois innocenté. Il serait inacceptable que le Reichsführer garde dans son état-major personnel un homme soupçonné d'une telle horreur». – «Calmez-vous, Obersturmbannführer. Aucune décision n'a encore été prise. Racontez-moi plutôt ce qui s'est passé». Je me rassis et lui narrai les événements, m'en tenant à la version que j'avais donnée aux policiers. «C'est ma visite à Antibes qui les a rendus fous. Il est vrai que ma mère et moi avons longtemps été en froid. Mais vous savez quelle blessure j'ai reçue à Stalingrad. D'être aussi près de la mort, ça fait réfléchir: je me suis dit qu'il fallait régler nos histoires une fois pour toutes. Hélas, c'est elle qui est morte, d'une manière atroce, inouïe». – «Et comment pensez-vous que ce soit arrivé?» – «Je n'en ai aucune idée, Herr Standartenführer. J'ai commencé à travailler pour le Reichsführer peu de temps après, et je ne suis pas retourné là-bas. Ma sœur, qui s'est rendue à l'enterrement, m'a parlé de terroristes, d'un règlement de comptes; mon beau-père fournissait de nombreux articles à la Wehrmacht». – «C'est malheureusement tout à fait possible. Ce genre de choses arrive de plus en plus souvent, en France.» Il pinça les lèvres et pencha la tête, faisant jouer la lumière sur ses lunettes. «Écoutez, je pense que le Reichsführer souhaitera vous parler avant de prendre une décision. En attendant, permettez-moi de vous suggérer de rendre visite au juge qui a formulé la demande. Il s'agit du juge Baumann, de la cour de la SS et de la polic e de Berlin. C'est un homme tout à fait honorable: si vraiment vous êtes la victime d'une malveillance particulière, peut-être pourrez-vous l'en convaincre vous-même».
Je pris tout de suite rendez-vous avec ce juge Baumann. Il me reçut dans son cabinet de travail à la cour: c'était un juriste d'un certain âge, en uniforme de Standartenführer, avec un visage carré et un nez de travers, un air de lutteur. J'avais mis mon meilleur uniforme et toutes mes médailles. Après que je l'eus salué, il m'invita à m'asseoir. «Merci de m'avoir reçu, Herr Richter», dis-je en me servant de l'adresse d'usage plutôt que de son grade SS. – «Je vous en prie, Obersturmbannführer. C'est la moindre des choses». Il ouvrit une chemise sur son bureau. «J'ai demandé votre dossier personnel. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur». – «Pas du tout, Herr Richter. Permettez-moi de vous dire ce que je compte dire au Reichsführer: je considère ces accusations, qui me touchent dans une question si personnelle, comme odieuses. Je suis prêt à coopérer avec vous par tous les moyens possibles pour qu'elles soient entièrement réfutées». Baumann toussota: «Vous comprenez bien que je n'ai pas encore ordonné une enquête. Je ne puis le faire sans l'accord du Reichsführer. Le dossier dont je dispose est bien mince. J'ai fait la demande sur la base d'une requête de la Kripo, qui affirme disposer d'éléments probants que ses enquêteurs souhaiteraient approfondir». – «Herr Richter, j'ai parlé deux fois à ces enquêteurs. Tout ce qu'ils m'ont fourni en matière d'éléments étaient des insinuations sans preuves et sans fondements, une construction -excusez-moi – délirante de leur esprit». – «C'est en effet possible, dit-il plaisamment. Je vois ici que vous avez fait d'excellentes études. Si vous aviez continué le droit, nous aurions pu finir collègues. Je connais très bien le Dr. Jessen, votre ancien professeur. Un très bon juriste». Il continua à feuilleter le dossier. «Pardonnez-moi, mais votre père ne se serait-il pas battu avec le Freikorps Rossbach, en Courlande? Je me souviens d'un officier nommé Aue». Il dit le prénom. Mon cœur se mit à battre violemment. «C'est effectivement le nom de mon père, Herr Richter. Mais je ne sais rien de ce que vous me demandez. Mon père a disparu en 1921, et je n'ai eu aucune nouvelle depuis. Il est possible que ce soit le même homme. Savez-vous ce qu'il est devenu?» – «Malheureusement, non. Je l'ai perdu de vue pendant la retraite, en décembre 19. Il était encore vivant, à ce moment-là. J'ai aussi entendu dire qu'il avait participé au putsch de Kapp. Beaucoup de Baltikumer en étaient». Il réfléchit. «Vous pourriez faire des recherches. Il existe toujours des associations de vétérans des Freikorps». -
«Oui, Herr Richter. C'est une excellente idée». Il toussota de nouveau et se carra dans son fauteuil.
«Bon. Revenons si vous le voulez bien à votre affaire. Que pouvez-vous me dire à ce sujet?» Je lui fis le même récit qu'à Brandt. «C'est une histoire épouvantable, fit-il finalement. Vous avez dû être bouleversé». – «Bien entendu, Herr Richter. Et je l'ai été encore plus par les accusations de ces deux défenseurs de l'ordre public qui n'ont jamais, j'en suis sûr, passé un jour au front et qui se permettent de diffamer un officier S S». Baumann se gratta le menton: «Je peux comprendre à quel point tout cela est blessant pour vous, Obersturmbannführer. Mais peut-être la meilleure solution serait-elle de faire la pleine lumière sur cette affaire». – «Je n'ai rien à craindre, Herr Richter. Je m'en remettrai à la décision du Reichsführer». – «Vous avez raison». Il se leva et me raccompagna jusqu'à la porte. «J'ai encore quelques vieilles photos de Courlande. Si vous voulez, je peux regarder, voir s'il n'y en a pas une de cet Aue». – «Herr Richter, j'en serais ravi». Dans le couloir il me serra la main: «Ne vous en faites pas, Obersturmbannführer. Heil Hitler!» Mon entretien avec le Reichsführer eut lieu dès le lendemain et fut bref et concluant. «Qu'est-ce que c'est que cette histoire ridicule, Obersturmbannführer?» – «On m'accuse d'être un assassin, mon Reichsführer. Ce serait comique si ce n'était aussi tragique,» Je lui détaillai brièvement les circonstances. Himmler se décida très vite: «Obersturmbannführer, je commence à vous connaître. Vous avez vos défauts: vous êtes, excusez-moi de vous le dire, obstiné et parfois pédant. Mais je ne vois pas en vous la moindre trace d'une tare morale. Racialement, vous êtes un spécimen nordique parfait, avec peut-être seulement une touche de sang alpin. Il n'y a que des nations racialement dégénérées, des Polonais, des Tsiganes, pour commettre un matricide. Ou alors un Italien au sang bouillant, lors d'une querelle, pas de sang-froid. Non, c'est ridicule. La Kripo manque tout à fait de discernement. Il faudra que je donne des instructions au Gruppenführer Nebe pour qu'il forme ses hommes à l'analyse raciale, ils perdraient beaucoup moins de temps. Bien entendu, je n'autoriserai pas leur enquête. Il ne manquerait plus que ça».
Baumann me téléphona quelques jours plus tard. Ce devait être vers la mi-février, car je me souviens que c'était juste après le bombardement massif au cours duquel l'hôtel Bristol fut frappé durant un banquet officiel: une soixantaine de personnes moururent écrasées sous les décombres, dont une brochette de généraux connus. Baumann semblait de bonne humeur et me félicita vivement. «Personnellement, fit sa voix au bout du fil, je trouvais toute cette affaire grotesque. Je suis content pour vous que le Reichsführer ait tranché. Ça évitera des histoires». Quant aux photographies, il en avait trouvé une où cet Aue était représenté, mais flou et peu visible; il n'était même pas sûr que ce soit bien lui, mais il me promit d'en faire tirer une copie et de me l'envoyer.
Les seuls mécontents de la décision du Reichsführer furent Clemens et Weser. Je les retrouvai un soir dans la rue devant la S S-Haus, les mains dans les poches de leurs longs manteaux, leurs épaules et leurs chapeaux couverts d'une fine neige. «Tiens, fis-je, moqueur, Laurel et Hardy. Qu'est-ce qui vous amène?» Cette fois-ci, ils ne me saluèrent pas. Weser répondit: «On voulait vous dire bonsoir, Obersturmbannführer. Mais votre secrétaire a pas voulu nous donner rendez-vous». Je ne relevai pas l'omission du Herr. «Elle a eu tout à fait raison, dis-je avec hauteur. Je pense que nous n'avons plus rien à nous dire». – «Bien, voyez-vous, Obersturmbannführer, bougonna Clemens, nous on pense justement que si.» – «Dans ce cas, meine Herren, je vous suggère d'aller demander une autorisation au juge Baumann». Weser secoua la tête: «On a bien compris, Obersturmbannführer, que le juge Baumann dira non. On a bien compris que vous êtes, pour ainsi dire, un intouchable». – «Mais quand même, reprit Clemens, la vapeur de son haleine masquant sa grosse face camuse, c'est pas normal, Obersturmbannführer, vous le voyez bien. Il doit y avoir une justice, quand même». – «Je suis parfaitement d'accord avec vous. Mais vos calomnies insensées n'ont rien à voir avec la justice». -»Calomnies, Obersturmbannführer? lança Weser en haussant les sourcils. Calomnies? Vous en êtes si sûr que ça? À mon avis, si le juge Baumann avait vraiment lu le dossier, il en serait moins certain que vous». – «Ouais, fit Clemens. Par exemple, il aurait pu se poser des questions sur les vêtements». -
«Les vêtements? De quels vêtements parlez-vous?» – Weser répondit à sa place: «Des vêtements que la police française a retrouvés dans la baignoire de la salle de bains, au premier étage. Des vêtements civils»… Il se tourna vers Clemens: «Carnet». Clemens tira le calepin d'une poche intérieure et le lui tendit. Weser le feuilleta: «Ah oui, voilà: des vêtements maculés de sang. Maculés. C'est ça le mot que je cherchais». – «Ça veut dire trempés», précisa Clemens. – «L'Obersturmbannführer sait ce que ça veut dire, Clemens, grinça Weser. L'Obersturmbannführer a fait des études. Il a un bon vocabulaire». Il se replongea dans le carnet. «Des vêtements civils, donc, maculés, jetés dans la baignoire. Il y avait aussi du sang sur le carrelage, sur les murs, dans l'évier, sur les serviettes. Et en bas, dans le salon et dans l'entrée, il y avait des traces de pas un peu partout, à cause du sang. Il y avait des traces de chaussures, ça on a trouvé les chaussures avec les vêtements, mais il y avait aussi des traces de bottes. Des grosses bottes». – «Eh bien, fis-je en haussant les épaules, l'assassin se sera changé avant de repartir, pour éviter d'attirer l'attention». – «Tu vois, Clemens, quand je te dis que l'Obersturmbannführer est un homme intelligent. Tu devrais m'écouter». Il se retourna vers moi et me regarda par-dessous son chapeau. «Ces vêtements étaient tous de marque allemande, Obersturmbannführer». Il feuilleta de nouveau le carnet: «Un complet deux pièces brun, en laine, bonne qualité, étiquette de tailleur allemand. Une chemise blanche, fabrication allemande. Une cravate en soie, fabrication allemande, une paire de chaussettes en coton, fabrication allemande, un slip, fabrication allemande. Une paire de souliers de ville en cuir brun, pointure 42, fabrication allemande». Il releva les yeux vers moi: «Vous chaussez du combien, Obersturmbannführer? Si vous me permettez la question. Quelle est votre taille de costume?» Je souris: «Meine Herren, je ne sais pas de quel trou vous êtes sortis, mais je vous conseille d'y retourner dare-dare. La vermine, en Allemagne, n'a plus droit de séjour». Clemens fronça les sourcils: «Dis donc, Weser, il nous insulte, là, non?» – «Oui. Il nous insulte. Il nous menace aussi. Finalement, tu as peut-être raison. Il est peut-être moins intelligent qu'il en a l'air, l'Obersturmbannführer». Weser mit un doigt à son chapeau: «Bonsoir, Obersturmbannführer. À bientôt, peut-être». Je les regardai s'éloigner sous la neige vers la Zimmerstrasse. Thomas, avec qui j'avais rendez-vous, m'avait rejoint. «Qui c'est?» fit-il avec un signe de tête en direction des deux silhouettes. – «Des emmerdeurs. Des fous. Tu ne peux pas les faire mettre dans un camp de concentration, pour les calmer?» Il haussa les épaules: «Si tu as une raison valable, ça peut se faire. On va manger?» Thomas, en fait, s'intéressait fort peu à mes problèmes; mais il s'intéressait beaucoup à ceux de Speer. «Ça grouille, là-bas, me dit-il au restaurant. À TOT aussi. C'est très difficile à suivre. Mais visiblement il y en a qui voient son hospitalisation comme une opportunité». – «Une opportunité?» – «Pour le remplacer. Speer s'est fait beaucoup d'ennemis. Bormann est contre lui, Sauckel aussi, tous les Gauleiter, sauf Kaufmann et peut-être Hanke». – «Et le Reichsführer?» -»Le Reichsführer l'a plus ou moins soutenu jusqu'à maintenant. Mais ça pourrait changer». – «Je dois t'avouer que je ne comprends pas très bien à quoi riment ces intrigues, dis-je lentement. Il n'y a qu'à regarder les chiffres: sans Speer, on aurait sans doute déjà perdu la guerre. Maintenant, la situation est franchement critique. Toute l'Allemagne devrait être unie devant ce péril». Thomas sourit: «Tu restes vraiment un idéaliste. C'est bien! Mais la plupart des Gauleiter ne voient pas plus loin que leurs intérêts personnels, ou ceux de leur Gau». – «Eh bien, au lieu de s'opposer aux efforts de Speer pour accroître la production, ils feraient mieux de se souvenir que si on perd, ils finiront tous, eux aussi, au bout d'une corde. J'appellerais ça leur intérêt personnel, non?» -
«Certainement. Mais tu dois voir que dans tout ça il y a autre chose. Il y a aussi une question de vision politique. Le diagnostic de Schellenberg n'est pas accepté par tout le monde, ni les solutions qu'il préconise». Nous voilà arrivés au point crucial, me dis-je. J'allumai une cigarette. «Et quel est le diagnostic de ton ami Schellenberg? Et ses solutions?» Thomas regarda autour de lui. Pour la première fois dans mon souvenir, il avait un air vaguement inquiet. «Schellenberg pense que si on continue comme ça, la guerre est perdue, quelles que soient les prouesses industrielles de Speer. Il pense que la seule solution viable est une paix séparée avec les Occidentaux». – «Et toi? Qu'est-ce que tu en penses?» Il réfléchit: «Il n'a pas tort. Je commence d'ailleurs à être assez mal vu, à la Staatspolizei, dans certains cercles, à cause de cette histoire. Schellenberg a l'oreille du Reichsführer, mais il ne l'a pas encore convaincu. Et beaucoup d'autres ne sont pas du tout d'accord, comme Müller et Kaltenbrunner. Kaltenbrunner cherche à se rapprocher de Bormann. S'il y parvient, il pourra poser des problèmes au Reichsführer. À ce niveau-là, Speer est un problème secondaire». – «Je ne dis pas que Schellenberg a raison. Mais les autres, que voient-ils, comme solution? Vu le potentiel industriel des Américains, quoi que fasse Speer, le temps joue contre nous». – «Je ne sais pas, dit rêveusement Thomas. J'imagine qu'ils croient aux armes miracles. Tu les as vues, toi. Qu'en penses-tu?» Je haussai les épaules: «Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu'elles valent». Les plats arrivaient, la conversation roula sur autre chose. Au dessert, Thomas revint sur Bormann avec un sourire malicieux. «Tu sais, Kaltenbrunner monte un dossier sur Bormann. Je m'en occupe un peu pour lui». – «Sur Bormann? Tu viens de me dire qu'il voulait s'en rapprocher». – «Ça n'est pas une raison. Bormann, lui, il a des dossiers sur tout le monde, sur le Reichsführer, sur Speer, sur Kaltenbrunner, sur toi si ça se trouve». Il avait placé un cure-dents dans sa bouche et s'amusait à le faire tourner sur sa langue. «Alors, ce que je voulais te raconter… Entre nous, hein? pour de vrai…, Kaltenbrunner, donc, il a intercepté pas mal de lettres de Bormann et de sa femme. Et là, on a trouvé des bijoux. Des morceaux d'anthologie». Il se pencha en avant, l'air gouailleur. «Bormann, il poursuivait une petite actrice. Tu sais que c'est un homme à tempérament, le premier étalon à secrétaires du Reich. Schellenberg l'appelle le Fouteur de dactylos. Bref, il l'a eue. Mais ce qui est superbe, c'est qu'il l'a écrit à sa femme, qui est la fille de Buch, tu vois, le chef de la cour du Parti? Elle lui a déjà fait neuf ou dix gosses, je ne sais plus. Et là elle répond, en gros: C'est très bien, je ne suis pas en colère, je ne suis pas jalouse. Et elle lui propose de faire venir la fille à la maison. Et puis elle écrit: Vu la baisse terrible de la production d'enfants à cause de cette guerre, nous mettrons en place un système de maternité par rotation, pour que tu aies toujours une femme en état de servir». Thomas marqua la pause avec un sourire tandis que j'éclatais de rire: «Sans blague! Elle a vraiment écrit ça?» – «Je te le jure. Une femme en état de servir. Tu imagines?» Il riait aussi. «Et Bormann, tu connais sa réponse?» demandai-je. – «Oh, il l'a félicitée, bien sûr. Puis il lui a débité des platitudes idéologiques. Je crois qu'il l'a traitée d'enfant pure du national-socialisme. Mais c'est évident qu'il disait ça pour lui faire plaisir. Bormann, lui, il ne croit en rien. À part l'élimination définitive de tout ce qui pourrait venir s'intercaler entre le Führer et lui». Je le regardais, narquois: «Et toi, en quoi tu crois?» Je ne fus pas déçu par la réponse. Se redressant sur sa banquette, il déclara: «Pour citer un écrit de jeunesse de notre illustre ministre de la Propagande: L'important n'est pas tellement ce qu'on croit; l'important c'est de croire». Je souris; Thomas, parfois, m'impressionnait. D'ailleurs je le lui dis: «Thomas, tu m'impressionnes». – «Que veux-tu? Je ne suis pas satisfait de croupir dans les officines, moi. Je suis un véritable national-socialiste, moi. Et Bormann aussi, à sa manière. Ton Speer, je n'en suis pas sûr. Il a du talent, mais je ne pense pas qu'il soit très regardant sur le régime qu'il sert». Je souris de nouveau en songeant à Schellenberg. Thomas continuait: «Plus les choses deviendront difficiles, plus on devra compter sur les seuls vrais nationaux-socialistes. Les rats, eux, vont tous commencer à fuir le navire. Tu vas voir». En effet, dans les cales du Reich, les rats s'agitaient, piaillaient, grouillaient, hérissés par une formidable inquiétude. Depuis la défection italienne, les tensions avec nos autres alliés laissaient apparaître des réseaux de fines lézardes à la surface de nos relations. Chacun, à sa manière, commençait à se chercher des portes de sortie, et ces portes n'étaient pas allemandes. Schellenberg, d'après Thomas, pensait que les Roumains négociaient avec les Soviétiques à Stockholm. Mais on parlait surtout des Hongrois. Les forces russes avaient pris Lutsk et Rovno; si la Galicie tombait entre leurs mains, ils se trouveraient aux portes de la Hongrie. Le Premier ministre Kallay, depuis plus d'un an, se forgeait consciencieusement dans les cercles diplomatiques une réputation de piètre ami de l'Allemagne. L'attitude hongroise sur la question juive posait aussi des problèmes: non seulement ils ne souhaitaient pas aller au-delà d'une législation discriminatrice particulièrement inadéquate, vu les circonstances – les Juifs de Hongrie gardaient des positions importantes dans l'industrie et des demi-Juifs, ou des hommes mariés à des Juives, dans le gouvernement – mais, possédant encore un vivier de travail juif considérable et en bonne partie spécialisé, ils refusaient toutes les requêtes allemandes de mettre à disposition une part de cette force pour l'effort de guerre. Début février déjà, au cours de conférences impliquant des experts de nombreux départements, on commençait à discuter de ces questions: j'y assistais parfois moi-même ou y envoyais un de mes spécialistes. Le RSHA préconisait un changement de gouvernement; ma participation se limitait à des études sur l'emploi possible de travailleurs juifs hongrois au cas où la situation évoluerait favorablement. Dans ce cadre, j'eus une série de consultations avec des collaborateurs de Speer. Mais leurs positions étaient souvent étrangement contradictoires, et difficiles à réconcilier. Speer lui-même restait inaccessible; on le disait au plus mal. C'était assez déroutant: j'avais l'impression de faire de la planification dans le vide, d'accumuler des études qui ne valaient guère mieux que des fictions. Pourtant, mon bureau s'étoffait, je disposais maintenant de trois officiers spécialistes et Brandt m'en avait promis un quatrième; mais l'inconfort de ma position se faisait sentir; pour faire avancer mes propositions, j'avais peu de soutien, ni, malgré mes attaches au SD, du côté du RSHA, ni au WVHA, à part Maurer parfois lorsque ça l'arrangeait. Début mars, les choses commencèrent à s'accélérer mais non à se clarifier. Speer, je l'avais appris par un coup de fil de Thomas fin février, était tiré d'affaire et, même s'il restait pour le moment à Hohenlychen, reprenait lentement en main les rênes de son ministère. Avec le Feldmarschall Milch, il avait décidé d'établir un Jägerstab, un état-major spécial pour coordonner la production des avions de chasse; d'un certain point de vue, c'était un grand pas pour unifier le dernier secteur de la production de guerre qui échappait encore à son ministère; d'un autre côté, les intrigues redoublaient, on disait que Göring s'était opposé à la création du Jägerstab, que Saur, l'adjoint de Speer nommé à sa tête, n'était pas celui qu'il aurait choisi, et autres choses encore. En outre, les hommes du ministère de Speer discutaient maintenant ouvertement d'une idée fabuleuse, démesurée: enterrer toute la production d'avions pour la mettre à l'abri des bombardiers anglo-américains. Cela impliquerait la construction de centaines de milliers de mètres carrés de galeries souterraines. Kammler, disait-on, soutenait passionnément ce projet, et ses bureaux avaient déjà presque achevé les études nécessaires: il était clair pour tout le monde que dans l'état actuel des choses, seule la S S pouvait mener à bien une conception aussi folle. Mais cela dépassait largement les capacités de la main-d'œuvre disponible: il fallait trouver de nouvelles sources, et dans la situation présente -d'autant que l'accord entre Speer et le ministre Bichelonne interdisait de nouvelles ponctions sur la main-d'œuvre française – il n'y avait plus que la Hongrie. La résolution du problème hongrois en prenait donc une urgence nouvelle. Les ingénieurs de Speer et de Kammler, insensiblement, intégraient déjà les Juifs hongrois dans leurs calculs et leurs prévisions, alors qu'aucun accord n'avait été trouvé avec le gouvernement Kallay. Au RSHA, on étudiait maintenant des solutions de rechange: je n'avais que peu de détails, mais Thomas m'informait parfois de l'évolution de la planification, afin que je puisse ajuster la mienne. Schellenberg était intimement mêlé à ces projets. En février, une sombre histoire de trafic de devises avec la Suisse avait entraîné la chute de l'amiral Canaris; l'Abwehr tout entier s'était alors vu incorporer au RSHA, fusionnant avec l'Amt VI pour former un Amt Mil sous le contrôle de Schellenberg, qui se retrouvait ainsi à la tête de tous les services de renseignements extérieurs du Reich. Il avait peu de temps pour exploiter cette position: les officiers de carrière de l'Abwehr ne portaient pas la S S dans leur cœur, et le contrôle qu'il exerçait sur eux était loin d'être assuré. La Hongrie, dans cette optique, devait lui permettre de tester les limites de son nouvel outil. Quant à la main-d'œuvre, un changement de politique ouvrirait des perspectives considérables: les optimistes parlaient de quatre cent mille travailleurs disponibles et rapidement mobilisables, dont la meilleure partie serait des ouvriers déjà qualifiés ou des spécialistes. Vu nos besoins cela représenterait un apport considérable. Mais leur affectation, je le voyais déjà, ferait l'objet de controverses acharnées: contre Kammler et Saur, j'entendais nombre d'experts, des hommes sobres et posés, me déclarer que le concept d'usines souterraines, aussi séduisant soit-il, était illusoire, car elles ne seraient jamais prêtes assez tôt pour changer le cours des événements; et entre-temps, cela représenterait un gaspillage inadmissible de main-d'œuvre, des travailleurs qui seraient bien plus utiles, formés en brigades, pour réparer les usines frappées, construire des logements pour nos ouvriers ou les sinistrés, ou aider à décentraliser certaines industries vitales. Speer, d'après ces hommes, était aussi de cet avis; moi, je n'avais pour le moment plus aucun accès à Speer. Pour ma part, ces arguments me paraissaient sensés, mais à vrai dire cela ne me concernait pas. Au fond, plus je parvenais à voir clair dans le maelström d'intrigues des hautes sphères de l'État, moins cela m'intéressait d'y participer. Avant d'arriver à ma position actuelle, j'avais, naïvement sans doute, pensé que les grandes décisions se prenaient sur la base de la justesse idéologique et de la rationalité. Je voyais maintenant que, même si cela restait partiellement vrai, beaucoup d'autres facteurs intervenaient, les conflits de préséance bureaucratique, l'ambition personnelle de certains, les intérêts particuliers. Le Führer, bien entendu, ne pouvait trancher lui-même toutes les questions; et hors son intervention, une bonne partie des mécanismes pour arriver à un consensus semblait faussée, voire viciée. Thomas, dans ces situations, était comme un poisson dans l'eau; moi, cela me mettait mal à l'aise, et pas seulement parce que je manquais de talent pour l'intrigue. Il m'avait toujours semblé que devaient se vérifier ces vers de Coventry Patmore: The truth is great, and shallprevail, / When none cares whether it prevail or not; et que le national-socialisme, ce ne pouvait être rien d'autre que la recherche en commun, de bonne foi, de cette vérité. C'était pour moi d'autant plus nécessaire que les circonstances de ma vie troublée, divisée entre deux pays, me plaçaient à l'écart des autres hommes: moi aussi, je voulais apporter ma pierre à l'édifice commun, moi aussi, je voulais pouvoir me sentir une partie du tout. Hélas, dans notre État national-socialiste, et surtout en dehors des cercles du SD, peu de gens pensaient comme moi. En ce sens, je pouvais admirer la franchise brutale d'un Eichmann: lui, il avait son idée, sur le national-socialisme, sur sa propre place, et sur ce qu'il y avait à faire, et cette idée, il n'en démordait pas, il mettait à son service tout son talent et son obstination, et tant que ses supérieurs le confirmaient dans cette idée, c'était la bonne, et Eichmann restait un homme heureux, sûr de lui, menant son service d'une main ferme. C'était loin d'être mon cas. Mon malheur, peut-être, venait de ce que l'on m'avait confié des tâches qui ne correspondaient pas à mon inclination naturelle. Depuis la Russie, déjà, je me sentais comme décalé, capable de faire ce que l'on me demandait, mais comme restreint en moi-même en termes d'initiative, car ces tâches, policières puis économiques, je les avais certes étudiées et maîtrisées, mais je n'avais pas encore réussi à me convaincre de leur justesse, je ne parvenais pas à saisir à pleines mains la nécessité profonde qui les guidait, et donc à trouver mon chemin avec la précision et la sûreté d'un noctambule, comme le Führer et comme tant de mes collègues et camarades plus doués que moi. Y aurait-il eu un autre domaine d'activité qui m'aurait mieux correspondu, où je me serais senti chez moi? C'est possible, mais c'est difficile à dire, car cela n'a pas eu lieu, et au final, seul compte ce qui a été et non pas ce qui aurait pu être. C'est dès le départ que les choses n'ont pas été comme je les aurais voulues: à cela, je m'étais fait une raison depuis longtemps (et en même temps, il me semble, je n'ai jamais accepté que les choses soient comme elles sont, si fausses et mauvaises, tout au plus ai-je enfin reconnu mon impuissance à les modifier). Il est vrai aussi que j'ai changé. Jeune, je me sentais transparent de lucidité, j'avais des idées précises sur le monde, sur ce qu'il devait être et ce qu'il était réellement, et sur ma propre place dans ce monde; et avec toute la folie et l'arrogance de cette jeunesse, j'avais pensé qu'il en serait toujours ainsi; que l'attitude induite par mon analyse ne changerait jamais; mais j'avais oublié, ou plutôt je ne connaissais pas encore la force du temps, du temps et de la fatigue. Et plus encore que mon indécision, mon trouble idéologique, mon incapacité à prendre une position claire sur les questions que je traitais et à m'y tenir, c'était cela qui me minait, qui me dérobait le sol sous les pieds. Une telle fatigue n'a pas de fin, seule la mort peut y mettre un terme, elle dure encore aujourd'hui et pour moi elle durera toujours.
Je ne parlais jamais de tout ça avec Hélène. Lorsque je la voyais, le soir ou le dimanche, nous causions des actualités, des difficultés de la vie, des bombardements, ou bien d'art, de littérature, de cinéma. À certains moments, je lui parlais de mon enfance, de ma vie; mais je ne parlais pas de tout, j'évitais les faits pénibles et difficiles. Parfois, la tentation me venait de lui parler de manière plus franche: mais quelque chose m'arrêtait. Pourquoi cela? Je ne sais pas. On pourrait dire: j'avais peur de la choquer, de l'offusquer. Mais ce n'était pas ça. Je connaissais encore assez peu cette femme, au fond, mais suffisamment pour comprendre qu'elle devait savoir écouter, écouter sans juger (en écrivant cela, je songe aux travers personnels de ma vie; ce qu'aurait pu être sa réaction en apprenant toute l'étendue et les implications de mon travail, je n'avais à cette époque-là aucun moyen de le prédire, mais de cela, de toute façon, il était exclu de parler, à cause de la règle du secret tout d'abord, mais en outre par accord tacite entre nous, je pense, une sorte de «tact» aussi). Alors, qu'est-ce qui bloquait les mots dans ma gorge quand, le soir après dîner, dans une bouffée de fatigue et de tristesse, ils venaient à monter? La peur, non pas de sa réaction, mais simplement de me mettre à nu? Ou bien tout simplement la peur de la laisser se rapprocher de moi encore plus qu'elle ne l'avait déjà fait et que je l'avais laissée faire, sans même que je l'aie voulu? Car il devenait clair que si notre relation restait celle de bons mais nouveaux amis, en elle, lentement, il se passait quelque chose, la pensée du lit et peut-être d'autre chose encore. Parfois, cela m'attristait, mon impuissance à lui offrir quoi que ce soit ou même à accepter ce qu'elle avait à offrir me débordait: elle me regardait avec ce regard long et patient qui m'impressionnait tellement, et moi, je me disais, avec une violence qui s'emballait à chaque pensée, La nuit, quand tu te couches, tu penses à moi, peut-être te touches-tu le corps, les seins, en pensant à moi, te mets-tu la main entre les jambes en pensant à moi, peut-être sombres-tu dans la pensée de moi, et moi, je n'aime qu'une personne, celle entre toutes que je ne peux avoir, celle dont la pensée ne me lâche jamais et ne quitte ma tête que pour s'immiscer dans mes os, celle qui sera toujours là entre le monde et moi et donc entre toi et moi, celle dont les baisers se moqueront toujours des tiens, celle dont le mariage même fait que jamais je ne pourrai t'épouser que pour tenter de ressentir ce qu'elle ressent dans le mariage, celle dont la simple existence fait que pour moi tu ne pourras jamais complètement exister, et pour le reste, car le reste existe aussi, je préfère encore me faire vriller le cul par des garçons inconnus, payés s'il le faut, cela me rapproche encore d'elle, à ma façon, et j'aime encore mieux la peur et le vide et la stérilité de ma pensée que de faiblir.
La planification pour la Hongrie se précisait; début mars, le Reichsführer me convoqua. La veille, les Américains avaient lancé sur Berlin leur premier raid de jour; ce fut un tout petit raid, il n'y avait qu'une trentaine de bombardiers, et la presse de Goebbels s'était gaussée du peu de dégâts, mais ces bombardiers, pour la première fois, venaient accompagnés de chasseurs à longue portée, une arme nouvelle et terrifiante dans ses implications, car nos propres chasseurs avaient été repoussés avec des pertes, et il fallait être idiot pour ne pas comprendre que ce raid n'était qu'un test, un test réussi, et que dorénavant il n'y aurait plus de répit, ni le jour, ni les nuits de pleine lune, et que le front se trouvait maintenant partout, et tout le temps. L'échec de notre Luftwaffe, incapable de monter une riposte efficace, était consommé. Cette analyse me fut confirmée par les propos secs et précis du Reichsführer: «La situation en Hongrie, m'informa-t-il sans plus de détails, va bientôt rapidement évoluer. Le Führer est décidé à intervenir, si nécessaire. De nouvelles occasions vont apparaître, qu'il faudra saisir vigoureusement L'une de ces occasions concerne la question juive. Au moment voulu, l'Obergruppenfuhrer Kaltenbrunner enverra ses hommes. Ils sauront ce qu'ils ont à faire et vous n'aurez pas à vous mêler de ça. Mais je veux que vous alliez avec eux faire valoir les intérêts de l'Arbeitseinsatz. Le Gruppenführer Kammler (Kammler venait d'être promu fin janvier) va avoir besoin d'hommes, d'énormément d'hommes. Les Anglo-Américains innovent» – du doigt, il désigna le ciel – «et nous devons réagir vite. Le RSHA doit le prendre en compte. J'ai donné des instructions en ce sens à l'Obergruppenführer Kaltenbrunner, mais je veux que vous veilliez à ce qu'elles soient rigoureusement appliquées par ses spécialistes. Plus que jamais, les Juifs nous doivent leur force de travail. Est-ce que c'est clair?» Oui, ça l'était.
Brandt, à la suite de cette réunion, me précisa les détails: le groupe d'intervention spécial serait dirigé par Eichmann, qui aurait plus ou moins carte blanche en ce qui concernait le règlement de cette question; dès que les Hongrois en auraient accepté le principe et que leur collaboration serait assurée, les Juifs seraient dirigés sur Auschwitz, qui servirait de centre de tri; de là, tous ceux qui étaient aptes au travail seraient affectés en fonction des besoins. À chaque étape, il fallait maximiser le nombre de travailleurs potentiels.
Une nouvelle tournée de conférences de préparation eut lieu au RSHA, beaucoup plus précises que celles du mois précédent; bientôt, il ne manquait plus que la date. L'excitation devenait palpable; pour la première fois depuis longtemps, les officiels concernés avaient le clan-sentiment de reprendre l'initiative. Je revis Eichmann plusieurs fois, à ces conférences et en privé. Il m'assura que les instructions du Reichsführer avaient été parfaitement comprises. «Je suis content que ce soit vous qui vous occupiez de cet aspect de la question, me dit-il en mâchonnant l'intérieur de sa joue gauche. Avec vous, on peut travailler, si vous me permettez de vous le dire. Ce qui n'est pas le cas avec tout le monde». La question de la guerre aérienne dominait toutes les pensées. Deux jours après leur premier raid, les Américains avaient envoyé plus de 800 bombardiers, protégés par environ 650 de leurs nouveaux chasseurs, pour frapper Berlin à l'heure du déjeuner. Grâce au mauvais temps, le bombardement manqua de précision et les dégâts restèrent limités; en outre, nos chasseurs et la Flak abattirent 80 appareils ennemis, un record; mais ces chasseurs étaient lourds et peu adaptés contre les nouveaux Mustang, et nos propres pertes s'élevèrent à 66 appareils, une catastrophe, les pilotes morts étant encore plus difficilement remplaçables que les avions. Nullement découragés, les Américains revinrent plusieurs jours de suite; chaque fois, la population passait des heures aux abris, tout travail était interrompu; la nuit, les Anglais envoyaient des Mosquito, qui faisaient peu de dégâts mais de nouveau forçaient les gens à se rendre aux abris, ruinaient leur repos, épuisaient leurs forces. Les pertes humaines restèrent heureusement bien moindres que celles de novembre: Goebbels s'était décidé à évacuer une bonne partie du centre, et la plupart des employés des bureaux, maintenant, venaient chaque jour au travail depuis les faubourgs; mais cela entraînait des heures de déplacements harassants. La qualité du travail s'en ressentait: dans la correspondance, nos spécialistes de Berlin, devenus insomniaques, accumulaient les bévues, je devais faire refaire les lettres trois fois, cinq fois avant de pouvoir les envoyer.
Un soir, je fus invité chez le Gruppenführer Müller. L'invitation me fut transmise après une alerte par Eichmann, dans les bureaux duquel se déroulait ce jour-là une importante conférence de planification.
«Tous les jeudis, vint-il me dire, l'Amtchef aime réunir chez lui quelques-uns de ses spécialistes, pour discuter. Il serait ravi si vous pouviez être des nôtres». Cela m'obligeait à annuler ma séance d'escrime, mais j'acceptai: je connaissais à peine Müller, il serait intéressant de le voir de près. Müller habitait un appartement de fonction un peu excentré, épargné par les bombes. Une femme assez effacée, avec un chignon et des yeux plutôt rapprochés, m'ouvrit la porte; je crus qu'il s'agissait d'une domestique, mais c'était Frau Müller. Elle était la seule femme. Müller lui-même était en civil; et plutôt que de me rendre mon salut, il me serra la main de sa poigne massive, aux gros doigts carrés; à part cette démonstration de familiarité, l'ambiance était nettement moins gemütlich que chez Eichmann. Eichmann aussi s'était mis en civil, mais la plupart des officiers étaient, comme moi, en uniforme. Müller, un homme assez court sur pattes, trapu, avec le crâne carré du paysan, mais néanmoins bien mis, presque avec recherche, portait un cardigan crocheté sur une chemise en soie au col ouvert. Il me versa du cognac et me présenta aux autres convives, presque tous des Gruppenleiter ou des Referenten de l'Amt IV: je me souviens de deux hommes du IV D, qui s'occupaient des services de la Gestapo dans les pays occupés, et d'un certain Regierungsrat Berndorff qui dirigeait le Schutzhaftreferat. Il y avait aussi un officier de la Kripo et Litzenberg, un collègue de Thomas. Thomas lui-même, arborant avec aisance ses nouveaux galons de Standartenführer, arriva un peu plus tard et fut cordialement accueilli par Müller. La conversation tournait surtout autour du problème hongrois: le RSHA avait déjà identifié des personnalités magyares disposées à coopérer avec l'Allemagne; la grande question demeurait de savoir comment le Führer s'y prendrait pour faire tomber Kâllay. Müller, quand il ne participait pas à la conversation, surveillait ses invités de ses petits yeux remuants, mobiles, pénétrants. Puis il intervenait en phrases courtes et froides, mais étirées par son gros accent bavarois en un semblant de cordialité qui masquait mal sa froideur innée. De temps à autre, toutefois, il lâchait la bonde. Avec Thomas et le Dr. Frey, un ancien du SD passé comme Thomas à la Staatspolizei, j'avais commencé à discuter des origines intellectuelles du national-socialisme. Frey faisait remarquer qu'il trouvait le nom même mal choisi, car le terme «national» pour lui se référait à la tradition de 1789, que le national-socialisme rejetait. «Que proposeriez-vous à la place?» lui demandai-je. – «À mon avis, cela aurait dû être le Völkisch-socialisme. C'est beaucoup plus précis.» L'homme de la Kripo nous avait rejoints: «Si on suit Möller van der Brück, déclara-t-il, cela pourrait être impérial-socialisme». – «Oui, enfin, cela se rapproche plutôt de la déviation de Strasser, non?» rétorqua Frey d'un air pincé. C'est alors que je remarquai Müller: il se tenait derrière nous, un verre serré dans sa grosse patte, et nous écoutait en clignant des yeux. «On devrait vraiment pousser tous les intellectuels dans une mine de charbon et la faire sauter»…, éructa-t-il d'une voix grinçante et rude. – «Le Gruppenführer a absolument raison, fit Thomas. Meine Herren, vous êtes encore pires que des Juifs. Prenez exemple: de l'action, pas des paroles». Ses yeux pétillaient de rire. Müller hochait la tête, Frey semblait confus: «Il est clair que chez nous le sens de l'initiative a toujours pris le pas sur l'élaboration théorique»…, bredouilla l'homme de la Kripo. Je m'éloignai et allai au buffet me remplir une assiette de salade et de charcuterie. Müller me suivit. «Et comment va le Reichsminister Speer?» me demanda-t-il. -»À vrai dire, Herr Gruppenführer, je ne sais pas. Je n'ai pas eu de contacts avec lui depuis le début de sa maladie. On dit qu'il va mieux». – «Il paraît qu'il va bientôt sortir». – «C'est possible. Ce serait une bonne chose. Si nous réussissons à obtenir de la main-d'œuvre en Hongrie, cela ouvrira très rapidement de nouvelles possibilités à nos industries d'armement». – «Peut-être, grogna Müller Mais ce sera surtout des Juifs, et les Juifs sont interdits sur le territoire de l'Altreich». J'avalai une petite saucisse et dis: «Alors il faudra que cette règle change. Nous sommes actuellement au maximum de notre capacité. Sans ces Juifs, nous ne pourrons pas aller plus loin». Eichmann s'était rapproché et avait écouté mes dernières paroles en buvant son cognac. Il intervint sans même laisser à Müller le loisir de répondre:
«Est-ce que vous croyez sincèrement qu'entre la victoire et la défaite, la balance tienne au travail de quelques milliers de Juifs? Et si c'était le cas, est-ce que vous voudriez que la victoire de l'Allemagne soit due aux Juifs?» Eichmann avait bu, son visage était rouge, ses yeux luisaient; il était fier de prononcer de telles paroles devant son supérieur. Je l'écoutai en piquant des rondelles de saucisson dans mon assiette, que je tenais à la main. Je restais calme, mais ses inepties m'énervaient. «Vous savez, Obersturmbannführer, répondis-je d'un ton égal, en 1941, nous avions l'armée la plus moderne du monde. Maintenant, nous sommes revenus presque un demi-siècle en arrière. Tous nos transports, au front, s'effectuent avec des chevaux. Les Russes, eux, avancent en Studebaker américains. Et aux États-Unis, des millions d'hommes et de femmes construisent ces camions jour et nuit. Et ils construisent aussi les vaisseaux pour les transporter. Nos experts affirment qu'ils produisent un navire cargo par jour. C'est bien plus que nos sous-marins ne pouvaient en couler, quand nos sous-marins osaient encore sortir. Maintenant, nous sommes dans une guerre d'attrition. Mais nos ennemis ne souffrent pas d'attrition. Tout ce que nous détruisons est remplacé, tout de suite, la centaine d'appareils que nous avons abattus cette semaine est déjà en cours de remplacement. Alors que nous, nos pertes en matériel ne sont pas comblées, sauf peut-être les tanks, et encore». Eichmann se rengorgea: «Vous êtes d'humeur bien défaitiste, ce soir!» Müller nous observait en silence, sans sourire; ses yeux mobiles voletaient entre nous. «Je ne suis pas défaitiste, rétorquai-je. Je suis réaliste. Il faut voir où sont nos intérêts.» Mais Eichmann, un peu ivre, refusait d'être logique: «Vous raisonnez comme un capitaliste, un matérialiste… Cette guerre n'est pas une question d'intérêts. Si c'était juste une question d'intérêts, on n'aurait jamais attaqué la Russie». Je ne le suivais plus, il semblait complètement dériver, mais il ne s'arrêtait pas, il poursuivait les bonds de sa pensée. «On ne fait pas la guerre pour que chaque Allemand ait un frigidaire et une radio. On fait la guerre pour purifier l'Allemagne, pour créer une Allemagne dans laquelle on voudrait vivre. Vous croyez que mon frère Helmut a été tué pour un frigidaire? Vous, vous vous êtes battu à Stalingrad pour un frigidaire?» Je haussai les épaules en souriant: dans cet état, ce n'était plus la peine de discuter avec lui. Müller lui mit la main sur l'épaule: «Eichmann, mon ami, vous avez raison». Il se tourna vers moi: «Voilà pourquoi notre cher Eichmann est si doué pour son travail: il ne voit que l'essentiel. C'est ça qui fait de lui un si bon spécialiste. Et c'est pour ça que je l'envoie en Hongrie: pour les affaires juives, c'est notre Meister,» Eichmann, devant ces compliments, rougissait de plaisir; pour ma part, je le jugeais plutôt borné, à ce moment-là. Mais cela n'empêchait pas Müller d'avoir raison: il était réellement très efficace, et en fin de compte, ce sont souvent les bornés qui sont efficaces. Müller continuait: «La seule chose, Eichmann, c'est que vous ne devez pas songer qu'aux Juifs. Les Juifs sont parmi nos grands ennemis, c'est vrai. Mais la question juive est déjà presque réglée en Europe. Après la Hongrie, il n'en restera plus beaucoup. Il faut penser à l'avenir. Et nous avons beaucoup d'ennemis». Il parlait doucement, sa voix monotone, bercée par son accent rustique, semblait couler à travers ses lèvres fines et nerveuses. «Il faut penser à ce que nous allons faire des Polonais. Éliminer les Juifs mais laisser les Polonais, ça n'a aucun sens. Et ici aussi, en Allemagne. Nous avons déjà commencé, mais il faut aller jusqu'au bout. Il faudra aussi une Endlösung der Sozialfrage, une solution finale à la question sociale. Il y a encore beaucoup trop de criminels, d'asociaux, de vagabonds, de Tsiganes, d'alcooliques, de prostituées, d'homosexuels. Il faut songer aux tuberculeux, qui contaminent les gens sains. Aux cardiaques, qui propagent un sang altéré et qui coûtent des fortunes en soins médicaux: eux, il faut au moins les stériliser. Tout ça, il faudra s'en occuper, catégorie par catégorie. Tous nos bons Allemands s'y opposent, ils ont toujours de bonnes raisons. C'est là que Staline est si fort: lui, il sait se faire obéir, et il sait aller jusqu'au bout des choses». Il me regarda: «Je connais très bien les bolcheviques. Depuis les exécutions d'otages à Munich, pendant la Révolution. Après ça, je les ai combattus pendant quatorze ans, jusqu'à la Prise du Pouvoir, et je les combats encore. Mais savez-vous, je les respecte. Ce sont des gens qui ont un sens inné de l'organisation, de la discipline, et qui ne reculent devant rien. On pourrait prendre des leçons chez eux. Vous ne pensez pas?» Müller n'attendait pas de réponse à sa question. Il prit Eichmann par le bras et l'entraîna vers une table basse où il disposa un jeu d'échecs. Je les regardai jouer de loin en achevant mon assiette- Eichmann jouait bien, mais il ne faisait pas le poids devant Müller:
Müller, je me disais, joue comme il travaille, méthodiquement, avec obstination et une brutalité froide et réfléchie. Ils firent plusieurs parties, j'eus le loisir de les observer. Eichmann tentait des combinaisons sournoises et calculées, mais Müller ne se laissait jamais prendre au piège, et ses défenses restaient toujours aussi fortes que ses attaques, systématiquement montées, se révélaient irrésistibles. Et Müller gagnait toujours.
La semaine suivante, j'assemblai une petite équipe en vue de l'Einsatz en Hongrie. Je désignai un spécialiste, l'Obersturmführer Elias; quelques commis, ordonnances, et assistants administratifs; et bien entendu Piontek. Je laissai mon bureau sous la responsabilité d'Asbach, avec des instructions précises. Sur ordre de Brandt, je me dirigeai le 17 mars vers le KL Mauthausen, où s'assemblait un Sondereinsatzgruppe de la SP et du SD, sous le commandement de l'Oberführer Dr. Achamer-Pifrader, auparavant BdS de l'Ostland. Eichmann se trouvait déjà là, à la tête de son propre Sondereinsatzkommando. Je me présentai à l'Oberführer Dr. Geschke, l'officier responsable, qui me fit installer avec mon équipe dans un baraquement. Je savais déjà en quittant Berlin que le dirigeant hongrois, Horthy, rencontrait le Führer au palais de Klessheim près de Salzbourg. Depuis la guerre, les événements de Klessheim sont connus: confronté par Hitler et von Ribbentrop, qui lui donnèrent crûment le choix entre la formation d'un nouveau gouvernement proallemand ou l'invasion de son pays, Horthy – amiral dans un pays sans marine, régent d'un royaume sans roi – se résolut, après une brève crise cardiaque, à éviter le pire. À l'époque toutefois nous ne savions rien de cela: Geschke et Achamer-Pifrader se contentèrent de convoquer les officiers supérieurs le soir du 18, pour nous informer que nous partions le lendemain pour Budapest. Les rumeurs, bien entendu, fusaient bon train; beaucoup s'attendaient à une résistance hongroise à la frontière, on nous fit mettre en uniforme de campagne et on distribua des pistolets-mitrailleurs. L'ambiance était effervescente: pour beaucoup de ces fonctionnaires de la Staatspolizei ou du SD, c'était la première expérience de terrain; et même moi, après presque un an à Berlin, et la grisaille de la routine bureaucratique, la tension permanente des intrigues sournoises, la fatigue des bombardements que l'on devait subir sans réagir, je me laissai prendre à l'excitation générale. Le soir, j'allai boire quelques verres avec Eichmann, que je retrouvai entouré de ses officiers, rayonnant et se pavanant dans un nouvel uniforme feldgrau, taillé aussi élégamment qu'un uniforme de parade. Je ne connaissais qu'une partie de ses collègues; il m'expliqua que pour cette opération il avait fait venir ses meilleurs spécialistes de toute l'Europe, d'Italie, de Croatie, de Litzmannstadt, de Theresienstadt. Il me présenta à son ami le Hauptsturmführer Wisliceny, le parrain de son fils Dieter, un homme affreusement gras, placide, serein, qui arrivait, lui, de Slovaquie. L'humeur était joyeuse, on buvait peu, mais tout le monde piaffait d'impatience. Je retournai à ma baraque afin de dormir un peu, car nous partions vers minuit, mais j'eus du mal à trouver le sommeil. Je songeais à Hélène: je l'avais quittée l'avant-veille, en lui indiquant que je ne savais pas quand je reviendrais à Berlin; j'avais été assez sec, je donnai peu d'explications et ne fis aucune promesse; elle l'avait accepté doucement, gravement, sans inquiétude apparente, et pourtant, c'était clair je crois pour nous deux, un lien s'était formé, ténu peut-être, mais solide, et qui ne se dissoudrait pas tout seul; c'était là déjà une histoire.
Je dus m'assoupir un peu: Piontek me secoua vers minuit. Je m'étais couché habillé, mon paquetage était prêt; je sortis prendre l'air tandis qu'on vérifiait les véhicules, je mangeai un sandwich et bus le café qu'une ordonnance, Fischer, m'avait préparé. Il faisait un froid mordant de fin d'hiver et je respirai avec allégresse l'air pur de la montagne. Un peu plus loin, j'entendais des bruits de moteurs: le Vorkommando, mené par un adjoint d'Eichmann, se mettait en route. J'avais décidé de me joindre au convoi du Sondereinsatzkommando, qui comptait, outre Eichmann et ses officiers, plus de cent cinquante hommes, pour la plupart des Orpo et des représentants du SD et de la SP, ainsi que quelques Waffen-SS. Le convoi de Geschke et d'Achamer-Pifrader fermerait la marche. Lorsque nos deux voitures furent prêtes, je les envoyai rejoindre la zone de départ et allai à pied trouver Eichmann Celui-ci portait des lunettes de tankiste sur sa casquette et tenait un PM Steyr sous le bras: avec sa culotte de cheval, cela lui donnait un au presque ridicule, un peu comme s'il était déguisé. «Obersturmbannführer, s'écria-t-il en me voyant. Vos hommes sont-ils prêts?» Je fis signe que oui et allai les rejoindre. À la zone d'assemblage, c'était toujours cette confusion de dernière minute, ces cris et ces commandements avant qu'une masse de véhicules puisse s'ébranler en bon ordre. Eichmann se présenta enfin, entouré de plusieurs de ses officiers, dont le Regierungsrat Hunsche que je connaissais de Berlin, et après avoir encore donné quelques ordres contradictoires, il monta dans son Schwimwagen, sorte de tout-terrain amphibie, conduit par un Waffen-SS: je me demandai avec amusement s'il craignait que les ponts soient dynamités, s'il prévoyait de traverser le Danube dans son rafiot, avec son Steyr et son chauffeur, pour balayer seul les hordes magyares. Piontek, au volant de ma voiture, respirait, lui, la sobriété et le sérieux. Enfin, sous la lumière crue des projecteurs du camp, dans un tonnerre de moteurs et un nuage de poussière, la colonne se mit en branle. J'avais placé Elias et Fischer à l'arrière avec les armes qu'on nous avait distribuées; je montai devant, à côté de Piontek, tandis qu'il démarrait. Le ciel était dégagé, les étoiles brillaient, mais il n'y avait pas de lune; en descendant la route en lacet vers le Danube, je voyais clairement, à mes pieds, l'étendue luisante du fleuve. Le convoi passa sur la rive droite et se dirigea vers Vienne. Nous roulions en file, phares baissés à cause des chasseurs ennemis. Je ne tardai pas à m'endormir. De temps à autre une alerte me réveillait, forçait les véhicules à s'arrêter et à éteindre les phares, mais personne ne sortait de sa voiture, on attendait dans le noir. Il n'y eut pas d'attaque. Dans mon demi-sommeil interrompu je faisais des rêves étranges, vifs et évanescents, qui disparaissaient comme une bulle de savon dès qu'un cahot ou une sirène m'éveillait. Vers trois heures, alors que nous contournions Vienne par le sud, je me secouai tout à fait et bus du café dans une thermos préparée par Fischer. La lune s'était levée, un croissant fluet qui faisait briller les eaux larges du Danube lorsqu'on les apercevait à main gauche. Les alertes nous obligeaient encore à faire halte, une longue ligne de véhicules disparates qu'on pouvait maintenant distinguer dans la lumière lunaire. À l'est, le ciel rosissait, découpant, sur les hauteurs, les crêtes des Petites Carpates. Un de ces arrêts nous trouva au-dessus du Neusiedler See, quelques kilomètres seulement avant la frontière hongroise. Le gros Wisliceny passa à côté de ma voiture et frappa à ma vitre: «Prenez votre rhum et venez». On nous avait délivré quelques mesures de rhum pour la marche, mais je n'y avais pas touché. Je suivis Wisliceny qui de voiture en voiture faisait sortir d'autres officiers. Devant nous, la boule rouge du soleil pesait sur les sommets, le ciel était pâle, un bleu lumineux teinté de jaune, sans un nuage. Lorsque notre groupe arriva au niveau du Schwimwagen d'Eichmann, vers la tête de la colonne, nous l'entourâmes et Wisliceny le fit sortir. Il y avait là les officiers du IV B 4, ainsi que les commandants des compagnies détachées. Wisliceny leva sa flasque, félicita Eichmann, et but à sa santé: Eichmann fêtait ce jour-là son trente-huitième anniversaire. Il hoquetait de plaisir: «Meine Herren, je suis touché, très touché. C'est aujourd'hui mon septième anniversaire en tant qu'officier S S. Je ne peux imaginer de meilleur cadeau que votre compagnie». Il rayonnait, tout rouge, il souriait à tout le monde, buvant à petites gorgées sous les vivats. Le passage de la frontière s'effectua sans incident: au bord de la route, des douaniers ou des soldats de la Honvéd nous regardaient passer, maussades ou indifférents, sans rien manifester. La matinée s'annonçait lumineuse. La colonne fit halte dans un village pour déjeuner de café, de rhum, de pain blanc et de vin hongrois acheté sur place. Puis elle repartit. Nous roulions maintenant beaucoup plus lentement, la route était encombrée de véhicules allemands, camions de troupes et blindés, qu'il fallait suivre au pas sur des kilomètres avant de pouvoir les dépasser. Mais cela ne ressemblait pas à une invasion, tout se passait dans le calme et dans l'ordre, les civils, au bord des routes, s'alignaient pour nous regarder passer, certains nous faisaient même des gestes amicaux.
Nous arrivâmes à Budapest vers le milieu de l'après-midi et prîmes des quartiers sur la rive droite, derrière le château, sur le Schwabenberg où la SS avait réquisitionné les grands hôtels. Je me retrouvai provisoirement dans une suite à l'Astoria, avec deux lits et trois canapés pour huit hommes. Le lendemain matin, j'allai aux informations. La ville grouillait de personnel allemand, officiers de la Wehrmacht et de la Waffen-SS, diplomates de l'Auswärtiges Amt, fonctionnaires de la police, ingénieurs de TOT, économistes du WVHA, agents de l'Abwehr aux noms souvent changeants. Avec toute cette confusion je ne savais même pas à qui j'étais subordonné, et j'allai voir Geschke, qui m'informa qu'il avait été désigné comme BdS, mais que le Reichsführer avait aussi nommé un HSSPF, l'Obergruppenführer Winkelmann, et que Winkelmann m'expliquerait tout. Or Winkelmann, un policier de carrière un peu gras, aux cheveux coupés en brosse et à la mâchoire saillante, n'avait même pas été informé de mon existence. Il m'expliqua que, malgré les apparences, nous n'avions pas occupé la Hongrie, mais étions venus à l'invitation de Horthy pour conseiller et soutenir les services hongrois: nonobstant la présence d'un HSSPF, d'un BdS, d'un BdO, et de toutes les structures attenantes, nous n'avions aucune fonction executive, et les autorités hongroises gardaient toutes les prérogatives de leur souveraineté. Tout différend sérieux devait être soumis au nouvel ambassadeur, le Dr. Veesenmayer, un S S-Brigadeführer honoraire, ou à ses collègues de l'Auswärtiges Amt. Kaltenbrunner, d'après Winkelmann, se trouvait aussi à Budapest; il était venu dans le wagon spécial de Veesenmayer, raccroché au train de Horthy à son retour de Klessheim, et il négociait avec le lieutenant-général Dôme Sztojay, l'ancien ambassadeur de Hongrie à Berlin, au sujet de la formation d'un nouveau gouvernement (Kâllay, le ministre déchu, s'était réfugié à la légation de Turquie). Je n'avais aucune raison d'aller voir Kaltenbrunner, et je passai plutôt me présenter à la légation allemande: Veesenmayer était occupé, et je fus reçu par son chargé d'affaires, le Legationsrat Feine, qui prit note de ma mission, me suggéra d'attendre que la situation se clarifie, et me recommanda de rester en contact avec eux. C'était une belle pagaille. À l'Astoria, je vis l'Obersturmbannfiihrer Krumey, l'adjoint d'Eichmann. Il avait déjà tenu une réunion avec les dirigeants de la communauté juive et en était sorti très satisfait «Ils sont venus avec des valises, m'expliqua-t-il avec un bon gros rire. Mais je les ai rassurés et je leur ai dit que personne n'allait être arrêté. Ils étaient terrifiés par l'hystérie d'extrême droite. On leur a promis que s'ils coopéraient il ne se passerait rien, ça les a calmés». Il rit encore. «Ils doivent penser qu'on va les protéger des Hongrois». Les Juifs devaient former un conseil; pour ne pas les effrayer – le terme Judenrat, répandu en Pologne, était assez connu ici pour provoquer une certaine angoisse – il serait désigné Zentralrat. Dans les jours suivants, alors que les membres du nouveau conseil apportaient au Sondereinsatzkommando des matelas et des couvertures – j'en réquisitionnai plusieurs pour notre suite -, puis, au fil des demandes, des machines à écrire, des miroirs, de l'eau de Cologne, de la lingerie féminine, et quelques très jolis petits tableaux de Watteau ou à tout le moins de son école, j'eus avec eux, notamment avec le président de la Communauté juive, le Dr. Samuel Stern, une série de consultations afin de me faire une idée des ressources disponibles. Il y avait des Juifs, hommes et femmes, employés dans les usines d'armement hongroises, et Stem put me fournir des chiffres approximatifs. Mais un problème majeur apparut immédiatement: tous les hommes juifs valides, sans emploi essentiel et en âge de travailler, étaient mobilisés depuis plusieurs années dans la Honvéd pour servir dans des bataillons de travail, à l'arrière. Et c'était vrai, je m'en souvenais, lorsque nous étions entrés à Jitomir encore tenue par les Hongrois, j'avais entendu parler de ces bataillons juifs, cela mettait hors d'eux mes collègues du Sk 4a. «Ces bataillons ne dépendent en aucune façon de nous, m'expliquait Stern. Voyez ça avec le gouvernement». Quelques jours après la formation du gouvernement de Sztojay, le nouveau cabinet, en une seule session législative de onze heures, promulguait une série de lois antijuives que la police hongroise commençait à appliquer sur-le-champ. Je voyais peu Eichmann: il était toujours fourré avec des officiels, ou bien il rendait visite aux Juifs, s'intéressait, d'après Krumey, à leur culture, se faisait montrer leur bibliothèque, leur musée, leurs synagogues. À la fin du mois il parla au Zentralrat lui-même. Tout son SEk venait de déménager à l'hôtel Majestic, j'étais resté à VAstoria, où j'avais pu obtenir deux chambres de plus pour installer des bureaux. Je ne fus pas invité à la réunion mais je le vis après: il avait l'air très content de lui, et m'assura que les Juifs allaient coopérer et se soumettre aux exigences allemandes. Nous discutâmes de la question des travailleurs; les nouvelles lois allaient permettre aux Hongrois d'augmenter les bataillons de travail civils – tous les fonctionnaires, journalistes, notaires, avocats, comptables juifs qui allaient perdre leurs emplois pourraient être mobilisés, et cela faisait ricaner Eichmann: «Imaginez, mon cher Obersturmbannführer, des avocats juifs creusant des fossés antichars!» -mais nous n'avions aucune idée de ce qu'ils accepteraient de nous donner; Eichmann, comme moi, craignait qu'ils ne cherchent à garder pour eux le meilleur. Mais Eichmann s'était trouvé un allié, un fonctionnaire du comté de Budapest, le Dr. Läszlo Endre, un antisémite forcené qu'il espérait faire nommer au ministère de l'Intérieur. «Il faut éviter de répéter l'erreur du Danemark, voyez-vous, m'expliquait-il, la tête appuyée sur sa grande main veineuse, en mordillant son petit doigt. Il faut que les Hongrois fassent tout eux-mêmes, qu'ils nous offrent leurs Juifs sur un plateau». Déjà, le SEk, avec la polic e hongroise et les forces du BdS, arrêtait des Juifs qui violaient les nouvelles règles; un camp de transit, gardé par la gendarmerie hongroise, avait été mis en place à Kistarcsa, près de la ville, on y avait déjà interné plus de trois mille Juifs. De mon côté, je ne restais pas inactif: par l'intermédiaire de la légation, j'avais pris contact avec les ministères de l'Industrie et de l'Agriculture pour sonder leurs vues; et j'étudiais les nouvelles législations en compagnie de Herr von Adamovic, l'expert de la légation, un homme affable, intelligent, mais presque paralysé par la sciatique et l'arthrite. Entre-temps, je restais en contact avec mon bureau de Berlin. Speer, qui par coïncidence fêtait son anniversaire le même jour que Eichmann, avait quitté Hohenlychen pour passer sa convalescence à Merano, en Italie; je lui avais fait envoyer un télégramme de félicitations et des fleurs, mais n'avais reçu aucune réponse. J'avais aussi été invité à assister à une conférence en Silésie sur la question juive, dirigée par le Dr. Franz Six, mon tout premier chef de département au SD. Il travaillait maintenant à l'Auswärtiges Amt, mais de temps en temps prêtait encore main-forte au RSHA. Thomas aussi avait été invité, ainsi qu'Eichmann et quelques-uns de ses spécialistes. Je m'arrangeai pour voyager avec eux. Notre groupe partit en train, passant par Pressbourg, puis changeant à Breslau pour Hirschberg; la conférence se tenait à Krummhübel, une station de ski connue des Sudètes silésiennes, maintenant en grande partie occupée par des bureaux du A A, dont celui de Six, évacués de Berlin à cause des bombardements. On nous casa dans une Gasthaus bondée; les nouvelles baraques construites par l'A A n'étaient pas encore prêtes. Je retrouvai avec plaisir Thomas, arrivé un peu avant nous, qui profitait de l'occasion pour skier en compagnie de jeunes et belles secrétaires ou assistantes, dont une d'origine russe qu'il me présenta, et qui toutes paraissaient avoir bien peu de travail. Eichmann, lui, retrouvait des collègues de toute l'Europe et se pavanait. La conférence débuta le lendemain de notre arrivée. Six ouvrait les débats avec un discours sur «Les tâches et les buts des opérations antijuives à l'étranger». Il nous parla de la structure politique du Judaïsme mondial, affirmant que la Juiverie en Europe a fini de jouer son rôle politique et biologique. Il fit aussi une digression intéressante sur le sionisme, encore mal connu à cet époque dans nos cercles; pour Six, la question du retour des Juifs restants en Palestine devait être subordonnée à la question arabe, qui prendrait de l'importance après la guerre, surtout si les Britanniques se retiraient d'une partie de leur Empire. Son intervention fut suivie par celle du spécialiste de l'Auswärtiges Amt, un certain von Thadden, qui exposa le point de vue de son ministère sur «La situation politique des Juifs en Europe et la situation par rapport aux mesures executives antijuives». Thomas parla des problèmes de sécurité soulevés par les révoltes juives de l'année précédente. D'autres spécialistes ou conseillers exposèrent la situation actuelle dans les pays où ils étaient en poste. Mais le clou de la journée fut le discours d'Eichmann. L'Einsatz hongroise semblait l'avoir inspiré et il nous peignit presque un tableau de l'ensemble des opérations antijuives telles qu'elles s'étaient déroulées depuis le début. Il passa rapidement en revue l'échec de la ghettoïsation et critiqua l'inefficacité et la confusion des opérations mobiles: «Quels que soient les succès enregistrés, elles restent sporadiques, elles permettent à trop de Juifs de s'enfuir, de gagner les bois pour venir grossir les rangs des partisans, et elles sapent le moral des hommes». Le succès, dans les pays étrangers, dépendait de deux facteurs: la mobilisation des autorités locales et la coopération, voire la collaboration des dirigeants communautaires juifs. «Pour ce qui se passe lorsque nous essayons d'arrêter les Juifs nous-mêmes, dans des pays où nous disposons de ressources insuffisantes, il suffît de regarder l'exemple du Danemark, un échec total, du sud de la France, où nous avons obtenu des résultats très mitigés, même après notre occupation de l'ancienne zone italienne, et de l'Italie, où la population et l'Église cachent des milliers de Juifs que nous ne pouvons trouver… Quant aux Judenräte, ils permettent une économie considérable de personnel, et ils attèlent les Juifs eux-mêmes à la tâche de leur destruction. Bien sûr, ces Juifs ont leurs propres buts, leurs propres rêves. Mais les rêves des Juifs nous servent aussi. Ils rêvent de corruption grandiose, ils nous offrent leur argent, leurs biens. Nous prenons cet argent et ces biens et nous poursuivons notre tâche. Ils rêvent des besoins économiques de la Wehrmacht, de la protection fournie par les certificats de travail, et nous, nous utilisons ces rêves pour pourvoir nos usines d'armement, pour qu'on nous offre la main-d'œuvre nécessaire à la construction de nos complexes souterrains, et pour nous faire livrer aussi les faibles et les vieux, les bouches inutiles. Mais comprenez aussi ceci: l'élimination des cent mille premiers Juifs est bien plus facile que celle des cinq mille derniers. Regardez ce qui s'est passé à Varsovie, ou lors des autres révoltes dont nous a entretenus le Standartenführer Hauser. Lorsque le Reichsführer m'a envoyé le rapport sur les combats de Varsovie, il a noté qu'il ne parvenait pas à croire que des Juifs dans un ghetto puissent se battre ainsi. Pourtant, notre regretté Chef, l'Obergruppenführer Heydrich, l'avait compris bien longtemps auparavant. Il savait que les Juifs les plus forts, les plus costauds, les plus rusés, les plus malins échapperaient à toutes les sélections et seraient les plus difficiles à détruire. Or, ce sont précisément eux qui forment le réservoir vital à partir duquel le Judaïsme pourrait se reconstituer, la cellule bactérielle de la régénération juive, comme disait feu l'Obergruppenführer. Notre combat prolonge celui de Koch et de Pasteur, il faut aller jusqu'au bout»… Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces paroles. Eichmann y croyait-il réellement? C'était la première fois que je l'entendais parler ainsi, et j'avais l'impression qu'il s'était emballé, laissé emporter par son nouveau rôle, que le jeu lui plaisait tellement qu'il finissait par se confondre avec lui. Pourtant, ses commentaires pratiques étaient loin d'être idiots, on voyait bien qu'il avait attentivement analysé toutes les expériences passées pour en tirer les leçons essentielles. Au dîner – Six, par politesse et en souvenir du passé, m'avait invité avec Thomas à un petit souper privé – je commentai favorablement son discours- Mais Six, que ne quittait jamais son air maussade et déprimé, le jugeait bien plus négativement: «Aucun intérêt intellectuel. C'est un homme relativement simple, sans dons particuliers. Bien sûr, il a de l'allure, et des capacités dans les limites de sa spécialisation». – «Justement, dis-je, c'est un bon officier, motivé et talentueux à sa manière. À mon avis, il pourra encore aller loin». – «Ça m'étonnerait, intervint sèchement Thomas. Il est trop têtu. C'est un bouledogue, un exécutant doué. Mais il n'a aucune imagination. Il est incapable de réagir aux événements extérieurs à son champ, d'évoluer. Il a construit sa carrière sur les Juifs, sur la destruction des Juifs, et pour ça il est très fort. Mais une fois qu'on en aura fini avec les Juifs – ou bien si le vent tourne, si la destruction des Juifs se révèle ne plus être à l'ordre du jour – alors il ne saura pas s'adapter, il sera perdu». Le lendemain, la conférence continuait avec des intervenants mineurs. Eichmann ne resta pas, il avait à faire: «Je dois aller inspecter Auschwitz puis retourner à Budapest. Ça bouge, là-bas». Je partis à mon tour le 5 avril. En Hongrie, j'appris que le Führer venait de donner son accord pour l'utilisation des ouvriers juifs sur le territoire du Reich: l'ambiguïté levée, les hommes de Speer et du Jägerstab venaient me voir à tout moment pour demander quand on pourrait leur envoyer les premiers lots. Je leur disais de prendre patience, l'opération n'était pas encore au point. Eichmann rentra furieux d'Auschwitz, fulminant contre les Kommandanten: «Des abrutis, des incapables. Rien n'est prêt pour la réception». Le 9 avril… ah, mais à quoi bon narrer jour par jour tous ces détails? Cela m'épuise, et puis cela m'ennuie, et vous aussi sans doute. Combien de pages ai-je déjà alignées sur ces péripéties bureaucratiques sans intérêt? Continuer comme cela, non, je ne le peux plus: la plume m'en tombe des doigts, le stylo plutôt. Je pourrais peut être y revenir un autre jour; mais à quoi bon reprendre cette sordide histoire de Hongrie? Elle est amplement documentée dans les livres, par des historiens qui ont une vue d'ensemble bien plus cohérente que la mienne. Je n'y ai joué, après tout, qu'un rôle mineur. Si j'ai pu croiser certains des participants, je n'ai pas grand-chose à ajouter à leurs propres souvenirs. Les grandes intrigues qui ont suivi, et surtout ces négociations entre Eichmann, Becher, et les Juifs, toutes les histoires de rachat de Juifs en échange d'argent, de camions, tout ça, oui, j'étais plus ou moins au courant, j'en discutais, j'ai même rencontré certains des Juifs impliqués, et Becher aussi, un homme troublant, venu en Hongrie acheter des chevaux pour la Waffen-SS et qui avait rapidement récupéré, pour le compte du Reichsführer, la plus grosse usine d'armement du pays, les Manfred-Weiss Werke, sans prévenir personne, ni Veesenmayer, ni Winkelmann, ni moi, et à qui le Reichsführer avait ensuite confié des tâches qui soit doublaient, soit contredisaient les miennes et celles d'Eichmann aussi, ce qui, je finis bien par le comprendre, était une méthode typique du Reichsführer, mais sur le terrain ne servait qu'à semer la zizanie et la confusion, personne ne coordonnait rien, Winkelmann n'avait aucune influence sur Eichmann ni sur Becher, qui ne l'informaient de rien, et je dois avouer que je ne me comportais guère mieux qu'eux, je négociais avec les Hongrois sans que Winkelmann le sache, avec le ministère de la Défense surtout, où j'avais pris des contacts par le General Greiffenberg, l'attaché militaire de Veesenmayer, pour voir si la Honvéd ne pouvait pas aussi nous détacher ses bataillons de travail juifs, même avec des garanties particulières d'un régime spécial, ce que bien sûr la Honvéd refusa catégoriquement, ne nous laissant plus, comme ouvriers potentiels, que les civils embrigadés au début du mois, ceux qu'on pourrait retirer des usines, et leurs familles, bref, un potentiel humain de peu de valeur, ce qui est une des causes de ce fait que je dus finir par considérer cette mission comme un four total, mais pas la seule cause, j'en parlerai encore, et je parlerai même peut-être un peu des négociations avec les Juifs, car cela aussi en fin de compte toucha plus ou moins à mes attributions, ou, pour être plus précis, je me servis, non, tentai de me servir de ces négociations pour faire avancer mes propres objectifs, avec peu de succès je le reconnais volontiers, pour tout un ensemble de raisons, pas juste celle déjà mentionnée, il y avait aussi l'attitude d'Eichmann, qui devenait de plus en plus difficile, Becher aussi, le WVHA, la gendarmerie hongroise, tout le monde s'y mettait, voyez-vous – quoi qu'il en soit ce que je voudrais dire plus exactement, c'est que si l'on souhaite analyser les raisons pour lesquelles l'opération hongroise donna de si piètres résultats pour l'Arbeitseinsatz, mon souci primordial après tout, il faut prendre en compte tous ces gens et toutes ces institutions, qui jouaient chacun son rôle, mais aussi se rejetaient entre eux le blâme, et l'on me blâmait moi aussi, ça, personne ne s'en privait, vous pouvez le croire, bref, c'était un foutoir, une véritable pagaille, qui a fait qu'en fin de compte la plupart des Juifs déportés sont morts, tout de suite je veux dire, gazés avant même d'avoir pu être mis au travail, car très peu de ceux qui arrivaient à Auschwitz étaient aptes, des pertes considérables, 70 % peut-être, personne n'en est trop sûr, et à cause desquelles on a cru après la guerre, et c'est compréhensible, que c'était le but même de l'opération, tuer tous ces Juifs, ces femmes, ces vieillards, ces enfants poupins et en bonne santé, et ainsi l'on ne comprenait pas pourquoi les Allemands, alors qu'ils perdaient la guerre (mais le spectre de la défaite n'était peut-être pas aussi net, à l'époque, du point de vue allemand du moins), s'obstinaient encore à massacrer des Juifs, à mobiliser des ressources considérables, en hommes et en trains, surtout, pour exterminer des femmes et des enfants, et donc comme on ne comprenait pas, on a attribué ça à la folie antisémite des Allemands, à un délire de meurtre bien éloigné de la pensée de la plupart des participants, car en fait, pour moi comme pour tant d'autres fonctionnaires et spécialistes, les enjeux étaient fondamentaux, cruciaux, trouver de la main-d'œuvre pour nos usines, quelques centaines de milliers de travailleurs qui nous permettraient peut-être de renverser le cours des choses, on voulait des Juifs non pas morts mais bien vivants, valides, mâles de préférence, or les Hongrois voulaient garder les mâles ou au moins une bonne part d'entre eux, et donc c'était déjà mal parti, et ensuite il y avait les conditions de transport, déplorables, et Dieu sait combien je me suis disputé avec Eichmann à ce sujet, qui me répondait chaque fois la même chose, «Ça n'est pas ma responsabilité, c'est la gendarmerie hongroise qui charge et approvisionne les trains, pas nous», et puis il y avait aussi l'entêtement de Höss, à Auschwitz, parce qu'entre-temps, peut-être suite au rapport d'Eichmann, Höss était revenu comme Standortälteste à la place de Liebehenschel qu'on avait envoyé au placard à Lublin, il y avait donc cette incapacité obstinée de Höss à changer de méthode, mais cela j'en parlerai peut-être plus loin et plus en détail, bref, peu d'entre nous souhaitions délibérément ce qui est arrivé, et pourtant, direz-vous, c'est arrivé, c'est vrai, et c'est vrai aussi qu'on envoyait tous ces Juifs à Auschwitz, pas seulement ceux qui pouvaient travailler, mais tous, en sachant donc pertinemment que les vieux et les enfants seraient gazés, donc on en revient à la question initiale, pourquoi cette obstination à vider la Hongrie de ses Juifs, vu les conditions de la guerre et tout ça, et là, bien sûr, je ne peux avancer que des hypothèses, car ce n'était pas mon objectif personnel, ou plutôt, je manque de précision ici, je sais pourquoi on voulait déporter (à l'époque on disait évacuer) tous les Juifs de Hongrie et tuer les inaptes au travail tout de suite, ça c'était parce que nos autorités, le Führer, le Reichsführer, avaient décidé de tuer tous les Juifs d'Europe, cela est clair, on le savait, comme on savait que même ceux qui seraient mis au travail devaient mourir tôt ou tard, et le pourquoi de tout ça, c'est une question dont j'ai déjà beaucoup parlé et à laquelle je n'ai toujours pas de réponse, les gens, à cette époque, croyaient toutes sortes de choses sur les Juifs, théorie des bacilles comme le Reichsführer et Heydrich, théorie citée à la conférence de Krummhübel par Eichmann mais pour qui à mon avis ce devait être une vue de l'esprit, thèse des soulèvements juifs, espionnage et cinquième colonne au profit des ennemis qui se rapprochaient, thèse qui hantait une bonne partie du RSHA et préoccupait même mon ami Thomas, peur aussi de l'omnipotence juive, à laquelle certains croyaient encore dur comme fer, ce qui donnait d'ailleurs lieu à des quiproquos comiques, comme au début d'avril à Budapest, lorsqu'il fallut faire déménager de nombreux Juifs pour vider leurs appartements, et que la SP demandait la création d'un ghetto, ce que les Hongrois refusèrent car ils avaient peur que les Alliés bombardent autour de ce ghetto et l'épargnent (les Américains avaient déjà frappé Budapest tandis que je me trouvais à Krummhübel), et alors les Hongrois dispersèrent les Juifs près des cibles stratégiques, militaires et industrielles, ce qui inquiéta fort certains de nos responsables, car alors si les Américains bombardaient néanmoins ces cibles, cela prouverait que le Judaïsme mondial n'était pas si puissant qu'on le pensait, et je dois ajouter, pour être juste, que les Américains ont effectivement bombardé ces cibles, tuant au passage beaucoup de civils juifs, mais moi cela faisait longtemps que je ne croyais plus en l'omnipotence du Judaïsme mondial, sinon pourquoi tous les pays auraient-ils refusé de prendre les Juifs, en 1937, 38, 39, lorsqu'on ne voulait qu'une chose, qu'ils quittent l'Allemagne, seule solution raisonnable au fond? Ce que je veux dire, revenant à la question que je posais, car je m'en suis un peu éloigné, c'est que même si, objectivement, le but final ne fait pas de doute, ce n'est pas en vue de ce but que travaillaient la plupart des intervenants, ce n'est pas cela qui les motivait et donc les poussait à travailler avec tant d'énergie et d'acharnement, c'était toute une gamme de motivations, et même Eichmann, j'en suis convaincu, il avait une attitude très dure mais au fond ça lui était égal qu'on tue les Juifs ou non, tout ce qui comptait, pour lui, c'était de montrer ce qu'il pouvait faire, de se mettre en valeur, et aussi d'utiliser les capacités qu'il avait développées, le reste, il s'en foutait, autant de l'industrie que des chambres à gaz d'ailleurs, la seule chose dont il ne se foutait pas, c'était qu'on se foute de lui, et c'est pour cela qu'il rechignait tant aux négociations avec les Juifs, mais j'y reviendrai, c'est intéressant quand même, et pour les autres c'est pareil, chacun avait ses raisons, l'appareil hongrois qui nous aidait voulait voir les Juifs quitter la Hongrie mais se foutait de ce qui leur arriverait, et Speer et Kammler et le Jägerstab voulaient des travailleurs et poussaient avec acharnement la S S à leur en livrer, mais se foutaient de ce qui arrivait à ceux qui ne pouvaient pas travailler, et puis il y avait encore toutes sortes de motivations pratiques, par exemple, moi, je me concentrais uniquement sur l'Arbeitseinsatz, mais c'était loin d'être le seul enjeu économique, comme je l'appris en rencontrant un expert de notre ministère de l'Alimentation et de l'Agriculture, un jeune homme très intelligent, passionné par son travail, qui m'expliqua un soir, dans un vieux café de Budapest, l'aspect alimentaire de la question, qui était qu'avec la perte de l'Ukraine l'Allemagne devait faire face à un grave déficit en approvisionnement, surtout en blé, et s'était donc tournée vers la Hongrie, grand producteur, c'était d'ailleurs d'après lui la cause principale de notre pseudo-invasion, sécuriser cette source de blé, et donc en 1944 nous demandions aux Hongrois 450 000 tonnes de blé, 360 000 tonnes de plus qu'en 1942, soit une augmentation de 80 %, or, il fallait bien que les Hongrois prennent ce blé quelque part, ils devaient après tout nourrir leur propre population, mais justement, ces 360 000 tonnes correspondaient aux rations d'environ un million de personnes, un peu plus que le nombre total de Juifs hongrois, et donc les spécialistes du ministère de l'Alimentation, eux, voyaient l'évacuation des Juifs par le RSHA comme une mesure qui permettrait à la Hongrie de dégager un excédent de blé à destination de l'Allemagne, correspondant à nos besoins, et quant au sort des Juifs évacués, qu'il faudrait en principe nourrir ailleurs si on ne les tuait pas, cela ne concernait pas ce jeune et somme toute sympathique expert, un peu obnubilé par ses chiffres néanmoins, car il y avait d'autres départements du ministère de l'Alimentation pour s'occuper de ça, l'alimentation des détenus et autres travailleurs étrangers en Allemagne, ce n'était pas son affaire, et pour lui l'évacuation des Juifs était la solution à son problème, même si par ailleurs cela devenait le problème de quelqu'un d'autre. Et il n'était pas le seul, cet homme, tout le monde était comme lui, moi aussi j'étais comme lui, et vous aussi, à sa place, vous auriez été comme lui.
Mais peut-être qu'au fond vous vous moquez de tout ceci. Peut-être préféreriez-vous, à mes réflexions malsaines et absconses, des anecdotes, des historiettes piquantes. Moi je ne sais plus très bien. Des histoires, je veux bien en raconter: mais alors, en piochant un peu au hasard de mes souvenirs et de mes notes; je vous l'ai dit, je fatigue, il faut commencer à en finir. Et puis si je devais encore raconter le reste de l'année 1944 dans le détail, un peu comme je l'ai fait jusqu'ici, je n'en finirais jamais. Vous voyez, je pense à vous aussi, pas seulement à moi, un petit peu en tout cas, il y a bien sûr des limites, si je m'inflige autant de peines, ça n'est pas pour vous faire plaisir, je le reconnais, c'est avant tout pour ma propre hygiène mentale, comme lorsqu'on a trop mangé, a un moment ou à un autre il faut évacuer les déchets, et que cela sente bon ou non, on n'a pas toujours le choix; et puis, vous disposez d'un pouvoir sans appel, celui de fermer ce livre et de le jeter à la poubelle, ultime recours contre lequel je ne peux rien, ainsi, je ne vois pas pourquoi je prendrais des gants. Et c'est pourquoi, je le reconnais, si je change un peu de méthode, c'est surtout pour moi, que ça vous plaise ou non, encore une marque de mon égoïsme sans bornes, fruit certainement de ma mauvaise éducation. J'aurais peut-être dû faire autre chose, me direz-vous, c'est vrai, j'aurais peut-être dû faire autre chose, j'aurais été ravi de faire de la musique, si j'avais su aligner deux notes et reconnaître une clef de sol, mais bon, j'ai déjà expliqué mes limites en la matière, ou bien de la peinture, pourquoi pas, ça m'a tout l'air d'une occupation agréable, la peinture, une occupation tranquille, se perdre ainsi dans les formes et les couleurs, mais que voulez-vous, dans une autre vie peut-être, car dans celle-ci je n'ai jamais eu le choix, un peu, bien sûr, une certaine marge de manœuvre, mais restreinte, à cause de fatalités pesantes, ce qui fait que voilà, nous nous retrouvons au point de départ. Mais revenons plutôt à la Hongrie. Des officiers qui entouraient Eichmann, il n'y a pas grand-chose à dire. C'étaient, pour la plupart, des hommes pacifiques, de bons citoyens faisant leur devoir, fiers et heureux porteurs de l'uniforme S S, mais timorés, peu capables d'initiative, se demandant toujours «Oui-mais», et admirant leur chef comme un génie grandiose. Le seul qui se détachait un peu du lot était Wisliceny, un Prussien de mon âge, qui parlait très bien l'anglais et avait d'excellentes connaissances historiques, et avec qui j'aimais passer mes soirées à discuter de la guerre de Trente Ans, du tournant de 1848, ou bien de la faillite morale de l'ère wilhelminienne. Ses vues n'étaient pas toujours originales, mais elles restaient solidement documentées et il savait les insérer dans un récit cohérent, ce qui est la première qualité de l'imaginaire historique. Il avait autrefois été le supérieur d'Eichmann, en 1936 je crois, à l'époque en tout cas du S D-Hauptamt, lorsque la section des Affaires juives était encore désignée Abteilung II 112; mais sa paresse et son indolence l'avaient rapidement fait surpasser par son disciple, à qui d'ailleurs il n'en tenait pas rigueur, ils étaient restés bons amis, Wisliceny était un intime de la famille, ils se tutoyaient même en public (ils devaient se brouiller un peu plus tard, pour des raisons que j'ignore. Wisliceny, témoin à Nuremberg, a peint un portrait à charge de son ancien camarade qui a longtemps contribué à brouiller l'image qu'historiens et écrivains se faisaient d'Eichmann, certains allant même jusqu'à soutenir de bonne foi que ce pauvre Obersturmbannführer donnait des ordres à Adolf Hitler. On ne peut pas blâmer Wisliceny: il jouait sa peau, et Eichmann, lui, avait disparu, en ce temps-là il était d'usage de charger les absents, ce qui ne lui a d'ailleurs pas réussi, à ce pauvre Wisliceny; il a fini au bout d'une corde à Presbourg, la Bratislava des Slovaques, et solide elle dut être, cette corde, pour supporter sa corpulence). Une autre raison qui me faisait apprécier Wisliceny, c'était qu'il ne perdait pas la tête, à la différence de certains autres, notamment les bureaucrates de Berlin, qui, envoyés sur le terrain pour la première fois de leur vie, et se voyant soudain si puissants par rapport à ces dignitaires juifs, des hommes instruits, ayant parfois le double de leur âge, en oubliaient tout sens de la mesure. Certains insultaient les Juifs de la manière la plus grossière et la plus malséante; d'autres résistaient mal à la tentation d'abuser de leur position; tous se montraient d'une arrogance insoutenable et à mes yeux entièrement déplacée. Je me souviens de Hunsche, par exemple, un Regierungsrat, c'est-à-dire un fonctionnaire de carrière, juriste avec une mentalité de notaire, le petit homme gris qu'on ne remarque jamais derrière les bureaux d'une banque où il gratte patiemment du papier en attendant de pouvoir toucher sa retraite et aller en gilet de laine tricoté par sa femme cultiver des tulipes hollandaises, ou bien peindre des soldats en plomb de l'époque napoléonienne, qu'il disposera amoureusement, en rangs impeccables, souvenir de l'ordre perdu de sa jeunesse, devant une maquette en plâtre de la porte du Brandebourg, que sais-je des rêves qui obsèdent ce genre d'hommes; et là, à Budapest, grotesque dans un uniforme avec culotte d'équitation ultrabouffante, il fumait des cigarettes de luxe, recevait les notables juifs avec ses bottes sales posées sur un fauteuil en velours, et se passait sans vergogne la moindre de ses fantaisies. Dans les tout premiers jours après notre arrivée, il avait demandé aux Juifs de lui fournir un piano, leur lançant négligemment: «J'ai toujours rêvé d'avoir un piano»; les Juifs, effrayés, lui en apportèrent huit; et Hunsche, devant moi, campé sur ses bottes à tiges longues, les réprimandait d'une voix qui se voulait ironique: «Mais meine Herren! Je ne veux pas ouvrir un magasin, je veux juste jouer du piano». Un piano! L'Allemagne gémit sous les bombes, nos soldats, au front, se battent avec des membres gelés et des doigts en moins, mais le Hauptsturmführer Regierungsrat Dr. Hunsche, qui n'a jamais quitté son bureau de Berlin, a besoin d'un piano, sans doute pour calmer ses nerfs éprouvés, lorsque je le regardais préparer des ordres pour les hommes aux camps de transit – les évacuations avaient commencé – je me demandais si, au moment d'apposer sa signature, il ne bandait pas sous la table. C'était, je suis le premier à le reconnaître, un bien piètre spécimen de la Herrenvolk: et si l'on doit juger l'Allemagne sur ce genre d'hommes, hélas trop commun, alors oui, je ne peux pas le nier, nous avons mérité notre sort, le jugement de l'histoire, notre diké.
Et que dire alors de l'Obersturmbannführer Eichmann? Depuis que je le connaissais, il ne s'était jamais autant pris à son propre rôle. Lorsqu'il recevait les Juifs, c'était l'Übermensch de la tête aux pieds, il enlevait ses lunettes, leur parlait d'une voix cassante, hachée, mais polie, il les faisait s'asseoir et s'adressait à eux avec un «Meine Herren», il appelait le Dr. Stern «Herr Hofrat», et puis il explosait en grossièretés, délibérément, pour les choquer, avant de revenir à cette politesse glaciale qui semblait les hypnotiser. Il était aussi extrêmement doué avec les autorités hongroises, à la fois amical et poli, il les impressionnait et d'ailleurs avait noué de solides amitiés avec certains d'entre eux, notamment Lâszlo Endre, qui lui fit découvrir à Budapest une vie sociale jusqu'alors inconnue de lui et qui acheva de l'éblouir, l'invitant dans des châteaux, le présentant à des comtesses. Tout ceci, le fait que tout le monde se laissait prendre au jeu avec plaisir, Juifs et Hongrois, peut expliquer pourquoi Eichmann lui aussi versait dans la démesure (mais jamais avec la bêtise d'un Hunsche) et finissait par croire qu'il était réellement der Meister, le Maître. Il se prenait en fait pour un condottiere, un von dem Bach-Zelewski, il en oubliait sa nature profonde, celle d'un bureaucrate de talent, voire de grand talent dans son domaine restreint. Pourtant, dès qu'on le voyait seul à seul, dans son bureau, ou le soir, s'il avait un peu bu, il redevenait l'ancien Eichmann, celui qui courait les bureaux de la Staatspolizei, respectueux, affairé, impressionné par le moindre galon supérieur au sien et en même temps dévoré d'envie et d'ambition, l'Eichmann qui se faisait couvrir par écrit pour chaque action et chaque décision par Müller ou Heydrich ou Kaltenbrunner, et qui gardait tous ces ordres au coffre, soigneusement classés, l'Eichmann qui aurait été aussi heureux – et non moins efficace -d'acheter et de transporter des chevaux ou des camions, si telle avait été sa tâche, que de concentrer et d'évacuer des dizaines de milliers d'êtres humains promis à la mort. Lorsque je venais discuter avec lui de l'Arbeitseinsatz, en privé, il m'écoutait, assis derrière son beau bureau, dans sa chambre luxueuse de l'hôtel Majestic, avec un air ennuyé, crispé, en jouant avec ses lunettes ou avec un stylo à mine qu'il actionnait en faisant clic-clac, dic-clac, compulsivement, et avant de répondre, il réarrangeait ses documents couverts de notes et de petits gribouillages, il soufflait la poussière sur son bureau, puis, grattant son crâne déjà un peu dégarni, il se lançait dans une de ses longues réponses, si emberlificotée qu'il s'y perdait vite lui-même. Au début, quand l'Einsatz fut enfin vraiment engagée, après que les Hongrois, vers la fin avril, eurent donné leur accord pour les évacuations, il était presque euphorique, bouillant d'énergie; en même temps, et plus encore lorsque les difficultés s'accumulèrent, il devenait de plus en plus difficile, intransigeant, même avec moi qu'il appréciait pourtant, il commençait à voir des ennemis partout. Winkelmann, qui n'était son supérieur que sur le papier, ne l'aimait pas du tout, mais c'est encore, à mon avis, ce policier sévère et bourru, avec son bon sens inné de campagnard autrichien, qui le jugeait le mieux. L'allure hautaine et à la limite de l'impertinence d'Eichmann le mettait hors de lui, mais il le perçait à jour: «Il a une mentalité de subalterne», m'expliqua-t-il lorsqu'une fois je vins le voir, pour demander s'il pouvait intervenir ou au moins faire pression pour améliorer les très mauvaises conditions de transport des Juifs. «Il emploie son autorité sans réserve, il ne connaît aucune retenue morale ou mentale dans son exercice du pouvoir. Il n'a pas non plus le moindre scrupule à excéder les limites de son autorité, s'il croit qu'il agit dans l'esprit de celui qui lui donne ses ordres et le couvre, comme le font le Gruppenführer Müller et l'Obergruppenführer Kaltenbrunner». C'est sans doute tout à fait juste, d'autant que Winkelmann ne niait pas les capacités d'Eichmann. Celui-ci, à cette époque, n'habitait plus à l'hôtel, mais occupait la belle villa d'un Juif dans la rue Apostol, sur le Rosenberg, une maison à deux étages avec une tour, surplombant le Danube, et entourée d'un superbe verger malheureusement défiguré par les tranchées de l'abri creusé en cas de raid aérien. Il menait grand train et passait la plupart de son temps avec ses nouveaux amis hongrois. Les évacuations avaient déjà largement commencé, zone par zone selon un plan très serré, et les plaintes affluaient de partout, du Jägerstab, des bureaux de Speer, de Saur lui-même, cela fusait dans tous les sens, vers Himmler, Pohl, Kaltenbrunner, mais à la fin tout revenait vers moi, et en effet, c'était une catastrophe, un véritable scandale, les chantiers ne recevaient que des jeunes filles fluettes ou des hommes déjà à moitié morts, eux qui espéraient un afflux de gaillards sains, solides, rompus aux travaux, ils étaient outrés, personne ne comprenait ce qui se passait. Une partie de la faute, je l'ai déjà expliqué, revenait à la Honvéd qui malgré toutes les représentations gardait jalousement ses bataillons de travail. Mais parmi ceux qui restaient il y avait quand même des hommes, qui peu de temps auparavant vivaient une vie normale, mangeaient à leur faim, ils devaient être en bonne santé. Or il s'avérait que les conditions des points de concentration, où les Juifs devaient parfois attendre des jours ou des semaines, à peine nourris, avant d'être transportés, entassés dans des wagons à bétail surchargés, sans eau, sans nourriture, avec un seau hygiénique par wagon, ces conditions étaient épuisantes pour leurs forces, les maladies se disséminaient, de nombreuses personnes mouraient en route, et celles qui arrivaient avaient piètre figure, peu passaient la sélection, et même ceux-là se voyaient refusés ou étaient rapidement renvoyés par les entreprises et les chantiers, surtout ceux du Jägerstab qui hurlaient qu'on leur envoyait des fillettes incapables de soulever une pioche. Lorsque je transmettais ces plaintes à Eichmann, je l'ai dit, il les rejetait sèchement, affirmait que ce n'était pas de sa responsabilité, que seuls les Hongrois pouvaient changer quelque chose à ces conditions. J'allai donc voir le major Baky, le secrétaire d'État chargé de la Gendarmerie; Baky balaya mes plaintes d'une phrase, «Vous n'avez qu'à les prendre plus vite», et me renvoya au lieutenant-colonel Ferenczy, l'officier chargé de la gestion technique des évacuations, un homme amer, difficilement accessible, qui me parla pendant plus d'une heure pour m'expliquer qu'il serait ravi de mieux nourrir les Juifs, si on lui fournissait la nourriture, et de moins charger les wagons, si on lui envoyait plus de trains, mais que sa mission principale consistait à les évacuer, pas à les dorloter. Avec Wisliceny, je me rendis à un de ces «points de regroupement», je ne sais plus trop où, dans la région de Kaschau peut-être: c'était un spectacle pénible, les Juifs étaient parqués par familles entières dans une briqueterie à ciel ouvert, sous la pluie de printemps, les enfants en culottes courtes jouaient dans les flaques d'eau, les adultes, apathiques, restaient assis sur leurs valises ou faisaient les cent pas. Je fus frappé par le contraste entre ces Juifs et ceux, les seuls que je connusse vraiment jusque-là, de Galicie et d'Ukraine; ceux-ci étaient des gens bien éduqués, des bourgeois souvent, et même les artisans et les fermiers, assez nombreux, arboraient un aspect propre et digne, les enfants étaient lavés, peignés, bien mis malgré les conditions, vêtus parfois de costumes nationaux verts, avec des brandebourgs noirs et de petits calots. Tout cela rendait la scène encore plus oppressante, malgré leurs étoiles jaunes ç'auraient pu être des villageois allemands ou au moins tchèques, et cela me donnait des pensées sinistres, j'imaginais ces garçons proprets ou ces jeunes filles au charme discret sous les gaz, pensées qui me soulevaient le cœur, mais il n'y avait rien à faire, je regardais les femmes enceintes et les imaginais dans les chambres à gaz, leurs mains sur leurs ventres arrondis, je me demandais avec horreur ce qui arrivait au fœtus d'une femme gazée, s'il mourait tout de suite avec sa mère ou bien lui survivait un peu, emprisonné dans sa gangue morte, son paradis étouffant, et de là affluaient les souvenirs de l'Ukraine, et pour la première fois depuis longtemps j'avais envie de vomir, vomir mon impuissance, ma tristesse, et ma vie inutile. Je croisai là, par hasard, le Dr. Grell, un Legationsrat chargé par Feine d'identifier les Juifs étrangers arrêtés par erreur par la police hongroise, surtout ceux des pays alliés ou neutres, et de les retirer des centres de transit pour éventuellement les renvoyer chez eux. Ce pauvre Grell, une «gueule cassée», défiguré par une blessure à la tête et d'affreuses brûlures, qui terrifiait les enfants et les faisait s'enfuir en hurlant, pataugeait dans la boue d'un groupe à l'autre, son chapeau dégoulinant d'eau, demandait poliment s'il y avait des détenteurs de passeports étrangers, examinait leurs papiers, ordonnait aux gendarmes hongrois d'en mettre certains de côté. Eichmann et ses collègues le détestaient, l'accusaient d'indulgence, de manque de discernement, et il était vrai, aussi, que beaucoup de Juifs hongrois, pour quelques milliers de pengö, achetaient un passeport étranger, surtout roumain, le plus facile à avoir, mais Grell ne faisait que son travail, ce n'était pas à lui de juger si ces passeports avaient été obtenus légalement ou non, et après tout, si les attachés roumains étaient corrompus, c'était le problème des autorités de Bucarest, pas le nôtre, s'ils voulaient accepter ou tolérer tous ces Juifs, tant pis pour eux. Je connaissais un peu Grell car à Budapest j'allais de temps en temps boire un verre ou dîner avec lui; parmi les officiels allemands, presque tout le monde l'évitait ou le fuyait, même ses propres collègues, sans doute à cause de son apparence atroce, mais aussi à cause de ses accès de dépression sévères et fort déconcertants; quant à moi, cela me dérangeait moins, peut-être parce que sa blessure était au fond assez semblable à la mienne, lui aussi avait reçu une balle dans la tête, mais avec de bien pires conséquences que moi, nous ne parlions pas, par accord tacite, des circonstances, mais quand il avait un peu bu il disait que j'avais de la chance, et il avait raison, j'avais une chance folle, d'avoir un visage intact et une tête à peu près aussi, alors que lui, s'il buvait trop, et il buvait souvent trop, explosait en des crises de rage inouïes, à la limite de l'attaque d'épilepsie, il changeait de couleur, se mettait à hurler, une fois, avec un garçon de café, j'avais même dû le retenir de force pour l'empêcher de casser toute la vaisselle, il était venu s'excuser le lendemain, contrit, déprimé, et j'essayai de le rassurer, je le comprenais bien. Là, dans ce centre de transit, il vint me voir, regarda Wisliceny qu'il connaissait aussi, et me dit simplement: «Sale affaire, hein?» Il avait raison, mais il y avait pis. Pour essayer de comprendre ce qui se passait lors des sélections, je me rendis à Auschwitz. J'arrivai de nuit, par le Vienne-Cracovie; bien avant la gare, sur la gauche du train, on voyait une ligne de points de lumière blanche, les projecteurs des barbelés de Birkenau perchés sur les poteaux passés à la chaux, avec derrière cette ligne encore du noir, un gouffre exhalant cette abominable odeur de chair brûlée, qui passait par bouffées à travers le wagon. Les passagers, surtout des militaires ou des fonctionnaires retournant à leurs postes, se pressaient aux vitres, souvent avec leurs femmes. Les commentaires fusaient: «Ça brûle joliment», fit un civil à son épouse. À la gare, je fus accueilli par un Untersturmführer qui me fit octroyer une chambre à la Haus der Waffen-SS. Le lendemain matin je revoyais Höss. Début mai, après l'inspection d'Eichmann, comme je l'ai dit, le WVHA avait de nouveau bouleversé l'organisation du complexe d'Auschwitz. Liebehenschel, certainement le meilleur Kommandant que le camp ait connu, s'était vu remplacer par une nullité, le Sturmbannführer Bär, un ancien pâtissier qui avait été un temps adjudant de Pohl; Hartjenstein, à Birkenau, avait troqué sa place avec le Kommandant de Natzweiler, le Hauptsturmführer Kramer; et Höss, enfin, pour la durée de l'Einsatz hongroise, supervisait les autres. Il me parut évident, en lui parlant, qu'il considérait que sa nomination concernait uniquement l'extermination: alors que les Juifs arrivaient au rythme de parfois quatre trains de trois mille unités chacun par jour, il n'avait fait construire aucune nouvelle baraque pour les réceptionner, mais avait au contraire mis toute sa considérable énergie à remettre en état les crématoires et à amener une voie ferrée en plein milieu de Birkenau, ce dont il était particulièrement fier, pour pouvoir décharger les wagons au pied des chambres à gaz. Dès le premier convoi de la journée, il m'amena voir la sélection et le reste des opérations. La nouvelle rampe passait sous la tour de garde du bâtiment d'entrée de Birkenau et continuait, avec trois branches, jusqu'aux crématoriums au fond. Une foule nombreuse grouillait sur le quai de terre battue, bruyante, plus pauvre et haute en couleur que celle que j'avais vue dans le centre de transit, ces Juifs-là devaient venir de Transylvanie, les femmes et les filles portaient des foulards bariolés, les hommes, encore en manteaux, arboraient de grosses moustaches bien fournies et des joues mal rasées. Il n'y avait pas trop de désordre, j'observai longuement les médecins qui effectuaient la sélection (Wirths n'était pas là), ils accordaient une seconde ou trois à chaque cas, au moindre doute c'était non, ils semblaient aussi refuser beaucoup de femmes qui me paraissaient à moi parfaitement valides; Höss, lorsque je lui en fis la remarque, me signifia que c'était ses instructions, les baraques étaient bondées, il n'avait plus de place où mettre les gens, les entreprises rechignaient, ne prenaient pas ces Juifs assez vite, et ils s'entassaient, les épidémies recommençaient, et comme la Hongrie continuait à en envoyer tous les jours, il était bien obligé de faire de la place, il avait déjà effectué plusieurs sélections parmi les détenus, il avait aussi essayé de liquider le camp tsigane, mais là il avait eu des problèmes et c'avait été remis à plus tard, il avait demandé la permission de vider le «camp de famille» de Theresienstadt et ne l'avait pas encore reçue, donc en attendant il ne pouvait vraiment sélectionner que les meilleurs, de toute façon s'il en prenait plus ils mouraient rapidement de maladie. Il m'expliquait tout cela calmement, ses yeux bleus et vides dirigés vers la foule et la rampe, absents. J'étais au désespoir, il était encore plus difficile de faire entendre raison à cet homme qu'à Eichmann. Il insista pour me montrer les installations de destruction et tout m'expliquer: il avait fait passer les Sonderkommandos de 220 à 860 hommes, mais on avait surestimé la capacité des Kremas; ce n'était pas tellement le gazage qui posait problème, mais les fours étaient surchargés, et pour y remédier il avait fait creuser des tranchées d'incinération, en poussant les Sonderkommandos ça faisait l'affaire, il arrivait à une moyenne de six mille unités par jour, ce qui voulait dire que certains devaient parfois attendre le lendemain, si on était particulièrement débordé. C'était effroyable, la fumée et les flammes des tranchées, alimentées au pétrole et avec la graisse des corps, devaient se voir à des kilomètres à la ronde, je lui demandai s'il ne pensait pas que cela pourrait devenir gênant: «Oh, les autorités du Kreiss s'inquiètent, mais ce n'est pas mon problème». À l'en croire, rien de ce qui aurait dû l'être n'était son problème. Excédé, je demandai à voir les baraquements. Le nouveau secteur, prévu depuis un certain temps comme camp de transit pour les Juifs hongrois, était resté inachevé; des milliers de femmes, déjà hâves et maigres alors qu'elles n'étaient là que depuis peu, s'entassaient dans ces longues étables puantes; beaucoup n'avaient pas de place et dormaient dehors, dans la boue; alors qu'on n'avait pas assez d'uniformes rayés pour les vêtir, on ne leur laissait pas leurs propres habits, mais on les affublait de loques prises au «Canada»; et je voyais des femmes entièrement nues, ou vêtues uniquement d'une chemise de laquelle dépassaient deux jambes jaunes et flasques, parfois souillées d'excréments. Peu étonnant que le Jägerstab se plaigne! Höss rejetait vaguement le blâme sur les autres camps, qui selon lui refusaient les transports, par manque de place. Toute la journée, j'arpentai le camp, section par section, baraque après baraque; les hommes n'étaient guère en meilleur état que les femmes. J'inspectai les registres: personne, bien sûr, n'avait songé à respecter la règle élémentaire de tout entreposage, premier entré, premier sorti; alors que certains arrivants ne passaient même pas vingt-quatre heures dans le camp avant d'être réexpédiés, d'autres y croupissaient trois semaines, se défaisaient et puis souvent mouraient, ce qui augmentait encore les pertes. Mais à chaque problème que je lui signalais, Höss, inlassable, trouvait quelqu'un d'autre à blâmer. Sa mentalité, formée par les années d'avant-guerre, était entièrement inadaptée à la tâche, cela crevait les yeux; mais il n'était pas le seul à blâmer, c'était aussi la faute de ceux qui l'avaient envoyé remplacer Liebehenschel, lequel, pour le peu que je le connaissais, s'y serait pris d'une tout autre manière. Je courus ainsi jusqu'au soir. Il plut plusieurs fois durant la journée, de brèves et rafraîchissantes pluies de printemps, qui faisaient retomber la poussière mais aussi accroissaient la misère des détenus restés à l'air libre, même si la plupart songeaient avant tout à recueillir quelques gouttes pour boire. Tout le fond du camp était dominé par le feu et la fumée, au-delà même de l'étendue tranquille du Birkenwald. Le soir, des colonnes interminables de femmes, d'enfants et de vieillards remontaient encore de la rampe par un long couloir barbelé, vers les Kremas III et IV où ils attendraient leur tour patiemment sous les bouleaux, et la belle lumière du soleil tombant rasait les cimes du Birkenwald, étirait à l'infini les ombres des rangées de baraques, faisait luire d'un jaune opalescent de peinture hollandaise le gris sombre des fumées, jetait des reflets doux sur les flaques et les bassins d'eau, venait teinter d'un orange vif et joyeux les briques de la Kommandantur, et j'en eus subitement assez et je plaquai là Höss et rentrai à la Haus où je passai la nuit à rédiger un rapport virulent sur les déficiences du camp. Dans la foulée, j'en fis un autre sur la partie hongroise de l'opération et, dans ma colère, n'hésitai pas à qualifier l'attitude d'Eichmann d'obstructionnisme. (Les négociations avec les Juifs hongrois étaient déjà en cours depuis deux mois, l'offre pour les camions devait alors remonter à un mois, car ma visite à Auschwitz se situait quelques jours avant le débarquement en Normandie; Becher se plaignait depuis longtemps de l'attitude peu coopérative d'Eichmann, qui nous semblait à tous deux ne mener les négociations que pour la forme.) Eichmann est obnubilé par sa mentalité de logisticien, écrivai-je. Il est incapable de comprendre et d'intégrer dans sa démarche des finalités complexes. Et je sais de source sûre qu'après ces rapports, que j'envoyai à Brandt pour le Reichsführer et directement à Pohl, Pohl convoqua Eichmann au WVHA et lui fit des remontrances en des termes directs et brutaux sur l'état des arrivages et le nombre inacceptable de morts et de malades; mais Eichmann, dans son entêtement, se contenta de répondre que c'était la juridiction des Hongrois. Contre une telle inertie, il n'y avait rien à faire. Je sombrais dans la dépression et d'ailleurs mon organisme s'en ressentait: je dormais mal, d'un sommeil troublé de rêves désagréables et interrompu trois ou quatre fois la nuit par la soif, ou bien une envie d'uriner qui se transformait en insomnie; le matin, je me réveillais avec des migraines noires, qui ruinaient pour la journée ma concentration, m'obligeant parfois à interrompre le travail et à m'allonger sur un divan pendant une heure avec une compresse froide sur le front. Mais aussi fatigué fussé-je, je redoutais le retour de la nuit: des insomnies durant lesquelles je ressassais vainement mes problèmes, ou des rêves de plus en plus angoissants, je ne sais pas ce qui me tourmentait le plus. Voici un de ces rêves qui m'a particulièrement frappé: le rabbin de Brème avait émigré en Palestine. Mais lorsqu'il entendit dire que les Allemands tuaient les Juifs, il se refusa à le croire. Il se rendit au consulat allemand et demanda un visa pour le Reich, pour voir par lui-même si les rumeurs étaient fondées. Bien entendu, il finissait mal. Entre-temps, la scène changeait: je me retrouvais, spécialiste des Affaires juives, en train d'attendre une audience avec le Reichsführer qui désire apprendre certaines choses de moi. Je suis assez nerveux, car il est patent que s'il n'est pas satisfait de mes réponses, je suis un homme mort. Cette scène-ci se passe dans un grand château sombre. Je rencontre Himmler dans une pièce; il me serre la main, petit homme calme et peu remarquable, vêtu d'un long manteau, avec son éternel pince-nez aux verres ronds. Puis je le mène par un long corridor dont les murs sont recouverts de livres. Ces livres doivent m'appartenir, car le Reichsführer semble très impressionné par la bibliothèque et me félicite. Puis nous nous retrouvons dans une autre pièce en train de discuter de choses qu'il veut savoir. Plus tard, il me semble que nous sommes dehors, au milieu d'une ville en flammes. Ma peur de Heinrich Himmler est passée, je me sens tout à fait en sécurité avec lui, mais maintenant j'ai peur des bombes, du feu. Nous devons passer en sprintant à travers la cour incendiée d'un immeuble. Le Reichsführer me prend la main: «Faites-moi confiance. Quoi qu'il se passe, je ne vous lâcherai pas. Nous traverserons ensemble ou nous échouerons ensemble». Je ne comprends pas pourquoi il veut protéger le Judelein, le petit Juif que je suis, mais je lui fais confiance, je sais qu'il est sincère, je pourrais même ressentir de l'amour pour cet homme étrange.
Mais il faudrait quand même que je vous parle de ces fameuses négociations. Je n'y ai pas participé directement: une fois, j'ai rencontré Kastner avec Becher, lorsque Becher négociait un de ces accords privés qui mettaient Eichmann hors de lui. Mais j'y prenais un vif intérêt car une des propositions consistait à mettre un certain nombre de Juifs «au frigo», c'est-à-dire à les envoyer travailler sans passer par Auschwitz, ce qui m'aurait fort arrangé. Becher, c'était le fils d'un homme d'affaires de la meilleure société de Hambourg, un cavalier qui avait fini officier à la Reiter-SS et s'était distingué à plusieurs reprises à l'Est, notamment au début de 1943 sur le front du Don, où il avait obtenu la Croix allemande en or; depuis, il occupait des fonctions logistiques importantes au S S-Führungshauptamt, le FHA qui supervisait toute la Waffen-SS. Après qu'il eut fait main basse sur les Manfred-Weiss Werke – il ne m'en a jamais parlé, et je sais comment ça c'est passé uniquement par les livres, mais il semble que ça ait commencé tout à fait par hasard – le Reichsführer lui ordonna de continuer les négociations avec les Juifs, tout en donnant des instructions semblables à Eichmann, sans doute exprès, pour qu'ils soient en rivalité. Et Becher pouvait promettre beaucoup, il avait l'oreille du Reichsführer, mais n'était en principe pas responsable des Affaires juives et n'avait aucune autorité directe en la matière, encore moins que moi. Toutes sortes d'autres personnes étaient mêlées à cette histoire: une équipe de gaillards de Schellenberg, bruyants, indisciplinés, certains de l'ancien Amt VI, comme Höttl qui se faisait appeler Klages et a plus tard publié un livre sous encore un autre nom, d'autres de l'Abwehr de Canaris, Gefrorener (alias Dr. Schmidt), Durst (alias Winniger), Laufer (alias Schröder), mais peut-être que je confonds les noms et les pseudonymes, il y avait encore cet odieux Paul Carl Schmidt, le futur Paul Carrell que j'ai déjà mentionné, et que je pense ne pas confondre avec Gefrorener alias Dr. Schmidt, mais ce n'est pas sûr. Et les Juifs donnaient de l'argent et des bijoux à tous ces gens, et tous en prenaient, au nom de leurs services respectifs ou bien pour eux-mêmes, impossible de savoir; Gefrorener et ses collègues, qui en mars avaient placé Joël Brandt en état d'arrestation pour le «protéger» d'Eichmann, lui avaient demandé plusieurs milliers de dollars pour le présenter à Wisliceny, et ensuite Wisliceny, Krumey et Hunsche ont reçu beaucoup d'argent de lui, avant qu'on en vienne à parler des camions. Mais Brandt, je ne l'ai jamais rencontré, c'est Eichmann qui traitait avec lui, puis il est parti assez rapidement pour Istanbul et il n'est jamais revenu. J'ai vu sa femme, une fois, au Majestic, avec Kästner, une fille au type juif prononcé, pas vraiment belle, mais avec beaucoup de caractère, c'est Kästner qui me l'a présentée comme la femme de Brandt. L'idée des camions, on ne sait pas trop qui l'a eue, Becher a dit que c'était lui, mais je suis convaincu que c'est Schellenberg qui a soufflé l'idée au Reichsführer, ou alors si vraiment c'était une idée de Becher Schellenberg l'a développée, toujours est-il que début avril, le Reichsführer a convoqué Becher et Eichmann à Berlin (c'est Becher qui me l'a raconté, pas Eichmann) et a donné à Eichmann l'ordre de motoriser les 8e et 22e divisions de cavalerie SS, avec des camions, dix mille environ, qu'il devait obtenir des Juifs. Et c'est donc là cette fameuse histoire de la proposition qu'on a baptisée «Du sang contre des biens», dix mille camions équipés pour l'hiver contre un million de Juifs, et qui a fait couler beaucoup d'encre et en fera couler encore. Je n'ai pas grand-chose à ajouter à ce qui a déjà été dit: les principaux participants, Becher, Eichmann, le couple Brandt et Kastner, ont tous survécu à la guerre et ont témoigné sur cette affaire (mais le malheureux Kastner a été assassiné trois ans avant l'arrestation d'Eichmann, en 1957, par des extrémistes juifs à Tel-Aviv – pour sa «collaboration» avec nous, ce qui est tristement ironique). Une des clauses de la proposition faite aux Juifs précisait que les camions seraient employés uniquement sur le front de l'Est, contre les Soviétiques, mais pas contre les puissances occidentales; et ces camions, bien entendu, n'auraient pu provenir que des Juifs américains. Eichmann, j'en suis convaincu, a pris cette proposition à la lettre, d'autant que le commandant de la 22e division, le S S-Brigadeführer August Zehender, était un de ses bons amis: il s'est vraiment imaginé que motoriser ces divisions était l'objectif, et même s'il rechignait à «lâcher» tant de Juifs, il voulait aider son ami Zehender. Comme si quelques camions avaient pu changer le cours de la guerre. Combien de camions ou de chars ou d'avions un million de Juifs auraient-ils pu construire, si jamais on avait eu un million de Juifs dans les camps? Les sionistes, je le soupçonne, et Kastner en tête, ont dû comprendre tout de suite que c'était un leurre, mais un leurre qui pouvait aussi servir leurs intérêts, leur faire gagner du temps. C'étaient des hommes lucides, réalistes, ils devaient savoir aussi bien que le Reichsführer que non seulement aucun pays ennemi n'accepterait de livrer dix mille camions à l'Allemagne, mais que de plus aucun pays, même à ce moment-là, n'était prêt à accueillir un million de Juifs. Pour ma part, c'est dans la précision selon laquelle les camions ne seraient pas utilisés à l'Ouest que je vois la main de Schellenberg. Pour lui, comme Thomas me l'avait laissé entendre, il n'y avait plus qu'une solution, rompre l'alliance contre nature entre les démocraties capitalistes et les staliniens, et jouer à fond la carte du rempart de l'Europe contre le Bolchevisme. L'histoire de l'après-guerre a d'ailleurs prouvé qu'il avait pleinement raison, et qu'il n'était qu'en avance sur son temps. La proposition des camions pouvait avoir plusieurs sens. Bien sûr, on ne savait jamais, un miracle pouvait arriver, les Juifs et les Alliés pouvaient accepter le marché, et alors il aurait été facile de se servir de ces camions pour créer des dissensions entre Russes et Anglo-Américains, voire les pousser à la rupture. Himmler en rêvait peut-être; mais Schel-lenberg était bien trop réaliste pour placer ses espoirs dans ce scénario. Pour lui, l'affaire devait être bien plus simple, il s'agissait d'envoyer un signal diplomatique, via les Juifs qui gardaient encore une certaine influence, que l'Allemagne était prête à discuter de tout, d'une paix séparée, d'une cessation du programme d'extermination, puis de voir comment réagiraient les Anglais et les Américains pour poursuivre d'autres démarches: un ballon d'essai, en somme. Et les Anglo-Américains l'ont d'ailleurs tout de suite interprété comme ça, comme le prouve leur réaction: l'information sur la proposition fut publiée dans leurs journaux et dénoncée. Il est aussi possible que Himmler ait pensé que si les Alliés refusaient l'offre, cela démontrerait qu'ils se moquaient de la vie des Juifs, ou même qu'ils approuvaient secrètement nos mesures; à tout le moins, cela rejetterait une partie de la responsabilité sur eux, les mouillerait comme Himmler avait déjà mouillé les Gauleiter et les autres dignitaires du régime. Quoi qu'il en soit, Schellenberg et Himmler n'abandonnèrent pas la partie, et des négociations continuèrent jusqu'à la fin de la guerre, comme on le sait, toujours avec les Juifs pour enjeu; Becher réussit même, grâce à l'entremise des Juifs, à rencontrer en Suisse McClellan, l'homme de Roosevelt, une violation par les Américains des accords de Téhéran, qui ne mena à rien pour nous. Moi, je n'avais plus rien à voir avec ça depuis longtemps: de temps en temps, des rumeurs me parvenaient, par Thomas ou par Eichmann, mais c'était tout. Même en Hongrie, comme je l'ai expliqué, mon rôle restait périphérique. Je me suis surtout intéressé à ces négociations après ma visite à Auschwitz, à l'époque du débarquement anglo-américain, vers le début de juin. Le maire de Vienne, le SS-Brigadeführer (honoraire) Blaschke, avait demandé à Kaltenbrunner de lui envoyer des Arbeitjuden pour ses usines qui manquaient désespérément de travailleurs; et je vis là une occasion pour à la fois faire avancer les négociations d'Eichmann – on pouvait considérer que ces Juifs, livrés à Vienne, auraient été mis «au frigo» – et obtenir de la main-d'œuvre. Je m'employai donc à orienter les négociations dans ce sens. C'est à ce moment-là que Becher me présenta à Kastner, un type impressionnant, toujours d'une élégance parfaite, qui traitait avec nous comme avec des égaux, au mépris total de sa propre vie, ce qui lui donnait d'ailleurs une certaine force face à nous: on ne pouvait pas lui faire peur (il y eut des tentatives, il fut arrêté plusieurs fois, par la S P ou par les Hongrois). Il s'assit sans que Becher l'y ait invité, tira une cigarette aromatisée d'un étui en argent et l'alluma sans nous en demander la permission, sans nous en offrir non plus. Eichmann se disait très impressionné par sa froideur et sa rigueur idéologique et estimait que si Kästner avait été allemand, il aurait fait un très bon officier de la Staatspolizei, ce qui était sans doute pour lui le plus haut compliment possible. «Il pense comme nous, Kastner, me dit-il un jour. Il ne songe qu'au potentiel biologique de sa race, il est prêt à sacrifier tous les vieux pour sauver les jeunes, les forts, les femmes fertiles. Il pense à l'avenir de sa race. Je lui ai dit: "Moi, si j'avais été juif, j'aurais été sioniste, un sioniste fanatique, comme vous"«. L'offre viennoise intéressait Kästner: il était prêt à verser de l'argent, si la sécurité des Juifs envoyés pouvait être garantie. Je transmis cette offre à Eichmann, qui se rongeait les sangs parce que Joël Brandt avait disparu et qu'il n'y avait aucune réponse pour les camions. Becher, pendant ce temps, négociait ses propres arrangements, il évacuait des Juifs par petits groupes, surtout par la Roumanie, pour de l'argent bien sûr, de l'or, des marchandises, Eichmann était fou de rage, il donna même l'ordre à Kastner de ne plus parler à Becher; Kastner, bien entendu, n'y prêta aucune attention, et Becher fit d'ailleurs sortir sa famille. Eichmann, au comble de l'indignation, me dit que Becher lui avait montré un collier en or qu'il comptait offrir au Reichsführer pour sa maîtresse, une secrétaire à qui il avait fait un enfant: «Becher tient le Reichsführer, je ne sais plus quoi faire», gémissait-il. À la fin, mes manœuvres eurent quelque succès: Eichmann reçut 65 000 reichsmarks et du café un peu rance, ce qu'il considérait comme un acompte sur les cinq millions de francs suisses qu'il avait demandés, et dix-huit mille jeunes Juifs partirent travailler à Vienne. J'en rendis fièrement compte au Reichsführer, mais ne reçus aucune réponse. De toute façon, l'Einsatz touchait déjà à sa fin, même si on ne le savait pas encore. Horthy, apparemment terrifié par des émissions de la BBC et des câbles diplomatiques américains interceptés par ses services, avait convoqué Winkelmann pour lui demander ce qui arrivait aux Juifs évacués, lesquels restaient après tout des citoyens hongrois; Winkelmann, ne sachant pas quoi répondre, avait à son tour convoqué Eichmann. Eichmann nous narra cet épisode, qu'il trouvait hilarant, un soir au bar du Majestic; il y avait là Wisliceny et Krumey, ainsi que Trenker, le KdS de Budapest, un Autrichien affable, ami de Höttl. «Je lui ai répondu: nous les emmenons travailler, racontait Eichmann en riant. Il ne m'a rien demandé d'autre». Horthy ne se satisfit pas de cette réponse un peu dilatoire: le 30 juin, il ajourna l'évacuation de Budapest, qui devait débuter le lendemain; quelques jours plus tard, il l'interdit tout à fait. Eichmann réussit encore, malgré l'interdiction, à vider Kistarcsa et Szarva: mais c'était un geste pour l'honneur. Les évacuations étaient finies. Il y eut encore des péripéties: Horthy limogea Endre et Baky, mais fut obligé sous la pression allemande de les reprendre; plus tard encore, fin août, il déposait Sztojay et le remplaçait par Lakatos, un général conservateur. Mais je n'étais plus là depuis longtemps: malade, épuisé, j'étais rentré à Berlin où j'achevai de m'effondrer. Eichmann et ses collègues avaient réussi à évacuer quatre cent mille Juifs; sur ceux-là, à peine cinquante mille avaient pu être retenus pour l'industrie (plus les dix-huit mille de Vienne). J'étais catastrophé, épouvanté par tant d'incompétence, d'obstruction, de mauvaise volonté. Eichmann, d'ailleurs, n'allait guère mieux que moi. Je le vis une dernière fois à son bureau, début juillet avant de partir: il était à la fois exalté et rongé de doutes. «La Hongrie, Obersturmbannführer, c'est mon chef-d'œuvre. Même si on doit s'arrêter là. Vous savez combien de pays j'ai déjà vidés de leurs Juifs? La France, la Hollande, la Belgique, la Grèce, une partie de l'Italie, de la Croatie. L'Allemagne aussi bien sûr, mais ça c'était facile, c'était simplement une question technique de transport. Mon seul échec, c'est le Danemark. Mais là, j'ai donné plus de Juifs à Kastner que je n'en ai laissé filer au Danemark. Qu'est-ce que c'est, mille Juifs? De la poussière. Maintenant, j'en suis sûr, les Juifs ne s'en remettront jamais. Ici, c'a été magnifique, les Hongrois nous les ont offerts comme de la bière aigre, on n'a pas pu travailler assez vite. Dommage qu'il ait fallu s'arrêter, peut-être qu'on pourra reprendre». Je l'écoutais sans rien dire. Les tics agitaient son visage plus encore que d'habitude, il se frottait le nez, se tordait le cou. Malgré ces paroles orgueilleuses, il semblait très abattu. Brusquement, il me demanda: «Et moi, dans tout ça? Qu'est-ce que je vais devenir? Qu'est-ce que ma famille va devenir?» Quelques jours auparavant, le RSHA avait intercepté une émission radio de New York qui donnait les chiffres des Juifs tués à Auschwitz, des chiffres assez proches de la vérité. Eichmann devait être au courant, comme il devait savoir que son nom figurait sur toutes les listes de nos ennemis. «Vous voulez mon opinion sincère?» dis-je doucement. – «Oui, répondit Eichmann. Vous savez bien, malgré nos différends, que j'ai toujours respecté votre opinion.» – «Eh bien, si nous perdons la guerre, vous êtes foutu». Il redressa la tête:
«Ça, je le sais. Je ne compte pas survivre. Si nous sommes vaincus, je me tirerai une balle dans la tête, fier d'avoir fait mon devoir de SS. Mais si nous ne perdons pas?» – «Si nous ne perdons pas, dis-je encore plus doucement, vous devrez évoluer. Vous ne pourrez pas toujours continuer comme ça. L'Allemagne de l'après-guerre sera différente, beaucoup de choses changeront, il y aura de nouvelles tâches. Vous devrez vous y adapter». Eichmann resta silencieux et je pris congé pour retourner à l'Astoria. En plus des insomnies et des migraines, je commençais à ressentir de fortes bouffées de fièvre, qui disparaissaient comme elles étaient venues. Ce qui acheva de me déprimer entièrement, ce fut la visite des deux bouledogues, Clemens et Weser, qui se présentèrent sans préavis à mon hôtel. «Mais que faites-vous ici?» m'exclamai-je. – «Eh bien, Obersturmbannführer, dit Weser, ou peut-être Clemens, je ne me souviens plus, on est venus vous parler». – «Mais de quoi voulez-vous que nous parlions? fis-je, exaspéré. L'affaire est close». – «Ah, mais justement, non», dit Clemens, je crois. Tous deux avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient assis sans demander la permission, Clemens sur une chaise rococo trop petite pour sa masse, Weser perché sur un long divan. «Vous n'êtes pas mis en cause, soit. Cela, nous l'acceptons tout à fait. Mais l'enquête sur ces meurtres continue. Nous cherchons toujours votre sœur et ces jumeaux, par exemple». – «Figurez-vous, Obersturmbannführer, que les Français nous ont envoyé la marque des vêtements qu'ils ont trouvés, vous vous souvenez? Dans la salle de bains. Grâce à ça, nous sommes remontés jusqu'à un tailleur connu, un certain Pfab. Vous avez déjà commandé des costumes à Herr Pfab, Obersturmbannführer?» Je souris: «Bien entendu. C'est un des meilleurs tailleurs de Berlin. Mais je vous préviens: si vous continuez à enquêter sur moi, je demanderai au Reichsführer de vous faire démettre pour insubordination». – «Oh! s'exclama Weser. Pas la peine de nous menacer, Obersturmbannführer. On n'en a pas après vous. On veut juste continuer à vous entendre comme témoin». – «Précisément, lâcha Clemens de sa grosse voix. Comme témoin». Il passa son calepin à Weser qui le feuilleta, puis le lui rendit en lui indiquant une page. Clemens lut, puis repassa le carnet à Weser. «La police française, susurra ce dernier, a retrouvé le testament de feu Herr Moreau. Je vous rassure tout de suite, vous n'êtes pas nommé. Votre sœur non plus. Herr Moreau laisse tout, sa fortune, ses entreprises, sa maison, aux deux jumeaux». – «Nous, grogna Clemens, on trouve ça bizarre». – «Tout à fait, continua Weser. Après tout, d'après ce que nous avons compris, ce sont des enfants recueillis, peut-être de la famille de votre mère, peut-être pas, en tout cas pas de la sienne». Je haussai les épaules: «Je vous ai déjà dit que Moreau et moi ne nous entendions pas. Je ne suis pas surpris qu'il ne m'ait rien laissé. Mais il n'avait pas d'enfants, pas de famille. Il devait avoir fini par se sentir proche de ces jumeaux». – «Admettons, fit Clemens. Admettons. Mais bon: ils ont peut-être été témoins du crime, ils héritent, et ils disparaissent, grâce à votre sœur qui n'est apparemment pas rentrée en Allemagne. Et vous, vous ne pourriez pas nous éclairer un peu là-dessus? Même si vous n'avez rien à voir avec tout ça». – «Meine Herren, répondis-je en me raclant la gorge, je vous ai déjà dit tout ce que je sais. Si vous êtes venus à Budapest pour me demander ça, vous avez perdu votre temps». – «Oh, vous savez, fit fielleusement Weser, on ne perd jamais tout à fait son temps. On y trouve toujours de l'utile. Et puis, on aime bien vous parler». – «Ouais, éructa Clemens. C'est très agréable. D'ailleurs, on va continuer». – «Parce que, voyez-vous, dit Weser, une fois qu'on commence quelque chose, il faut aller jusqu'au bout». – «Oui, approuva Clemens, sinon ça n'aurait pas de sens». Je ne disais rien, je les regardais froidement, et en même temps j'étais plein d'effroi, car, je le voyais, ces olibrius s'étaient convaincus que j'étais coupable, ils n'allaient pas cesser de me persécuter, il fallait faire quelque chose. Mais quoi? J'étais trop déprimé pour réagir. Ils me posèrent encore quelques questions sur ma sœur et son mari, auxquelles je répondis distraitement. Puis ils se levèrent pour partir. «Obersturmbannführer, fit Clemens, son chapeau déjà sur la tête, c'est un vrai plaisir de causer avec vous. Vous êtes un homme raisonnable». – «On espère bien que ce ne sera pas la dernière fois, dit Weser. Vous comptez bientôt revenir à Berlin? Vous allez avoir un choc: la ville n'est plus ce qu'elle était».
Weser n'avait pas tort. Je rentrai à Berlin dans la deuxième semaine de juillet pour rendre compte de mes activités et attendre de nouvelles instructions. J'y trouvai les bureaux du Reichsführer et du RSHA durement éprouvés par les bombardements de mars et d'avril. Le Prinz-Albrecht-Palais avait été entièrement détruit par des bombes à explosifs concentrés; la S S-Haus tenait encore debout, mais en partie seulement, et mon bureau avait de nouveau dû déménager dans une autre annexe du ministère de l'Intérieur. Toute une aile du siège de la Staatspolizei avait brûlé, de grandes lézardes zébraient les murs, des planches bouchaient les croisées vides; la plupart des départements et des sections s'étaient décentralisés dans des faubourgs ou même des villages éloignés. Des Häftlinge travaillaient encore à repeindre les couloirs et les escaliers et à déblayer les gravats des bureaux détruits; plusieurs d'entre eux avaient d'ailleurs été tués lors d'un raid, début mai. En ville, pour les gens qui restaient, la vie était dure. Il n'y avait presque plus d'eau courante, des soldats en livraient deux seaux par jour aux familles démunies, plus d'électricité, plus de gaz. Les fonctionnaires qui venaient encore péniblement au travail s'entouraient le visage d'écharpes pour se protéger de la fumée perpétuelle des incendies. Obéissant à la propagande patriotique de Goebbels, les femmes ne portaient plus de chapeaux, ni de vêtements trop élégants; celles qui s'aventuraient maquillées dans la rue se faisaient houspiller. Les gros raids de plusieurs centaines d'appareils avaient cessé depuis quelque temps; mais les petites attaques continuaient avec des Mosquito, imprévisibles, harassantes. Nous avions enfin lancé nos premières fusées sur Londres, pas celles de Speer et de Kammler, mais les petites de la Luftwaffe que Goebbels avait baptisées V-I pour Vergeltungswaffen, «armes de rétribution»; elles n'avaient que peu d'effets sur le moral anglais, encore moins sur celui de nos propres civils, bien trop abattus par les bombardements en Allemagne centrale et les nouvelles désastreuses du front, le débarquement réussi en Normandie, la reddition de Cherbourg, la perte de Monte Cassino, et la débâcle de Sébastopol, fin mai. La Wehrmacht taisait encore la terrible percée soviétique en Biélorussie, peu de gens le savaient, même si déjà les rumeurs fusaient, encore en deçà de la vérité, mais moi je savais tout, notamment qu'en trois semaines les Russes avaient atteint la mer, que le groupe d'armées Nord était isolé sur la Baltique et que le groupe d'armées Centre n'existait plus du tout. Dans cette ambiance maussade, Grothmann, l'adjoint de Brandt, me réserva un accueil froid, presque méprisant, il paraissait vouloir me blâmer personnellement pour les piètres résultats de l'Einsatz hongroise, et je le laissai parler, j'étais trop démoralisé pour protester. Brandt lui-même se trouvait à Rastenburg avec le Reichsführer. Mes collègues semblaient dans le désarroi, personne ne savait trop où il devait aller ou ce qu'il devait faire. Speer, depuis sa maladie, n'avait jamais tenté de me recontacter, mais je recevais encore des copies de ses lettres furieuses au Reichsführer: depuis le début de l'année, la Gestapo avait arrêté pour infractions diverses plus de trois cent mille personnes, dont deux cent mille travailleurs étrangers, qui allaient grossir les effectifs des camps; Speer accusait Himmler de braconner sa main-d'œuvre et menaçait d'en référer au Führer. Nos autres interlocuteurs accumulaient plaintes et critiques, surtout le Jägerstab qui s'estimait délibérément lésé. Nos propres lettres ou demandes ne recevaient que des réponses indifférentes. Mais cela m'était égal, je parcourais cette correspondance sans en comprendre la moitié. Parmi la pile de courrier qui m'attendait, je trouvai une lettre du juge Baumann: je déchirai l'enveloppe à la hâte, en tirai un petit mot anodin et une photographie. C'était la reproduction d'un vieux cliché, granuleux, un peu flou, aux tons très contrastés; on y voyait des hommes à cheval dans la neige, avec des uniformes hétéroclites, des casques de fer, des casquettes de marine, des bonnets en astrakan; Baumann avait tracé une croix à l'encre au-dessus d'un de ces hommes, qui portait un long manteau avec des galons d'officier; son visage ovale et minuscule était entièrement indistinct, méconnaissable. Au dos, Baumann avait porté la mention COURLANDE, sous WOLMAR, 1919. Son mot poli ne m'apprenait rien de plus.
J'avais eu de la chance: mon appartement avait survécu. De nouveau îl ne restait plus une vitre, ma voisine avait bouché les croisées tant bien que mal avec des planches et de la toile de bâche; dans le salon, les vitrines du buffet avaient sauté, le plafond s'était lézardé et le lustre était tombé; il régnait dans ma chambre une entêtante odeur de brûlé, car l'appartement voisin avait pris feu lorsqu'une bombe incendiaire était passée par la fenêtre; mais c'était habitable et même propre: ma voisine, Frau Zempke, avait tout nettoyé et fait reblanchir les murs pour masquer les traces de fumée, les lampes à huile, refourbies et astiquées, reposaient en rang sur le buffet, un fût et plusieurs bidons d'eau encombraient la salle de bains. J'ouvris la porte-fenêtre et toutes les croisées dont le cadre n'avait pas été cloué, pour profiter de la lumière de fin de journée, puis descendis remercier Frau Zempke, à qui je donnai de l'argent pour sa peine – elle aurait sans doute préféré de la charcuterie hongroise, mais encore une fois je n'y avais même pas songé – et aussi des coupons pour qu'elle puisse me préparer à manger: ceux-ci, m'expliqua-t-elle, ne me serviraient pas à grand-chose, le magasin où la plupart étaient enregistrés n'existait plus, mais si je lui donnais encore un peu d'argent, elle se débrouillerait. Je remontai Je tirai un fauteuil devant le balcon ouvert, c'était une calme et belle soirée d'été, il ne restait plus, de la moitié des immeubles environnants, que des façades vides et muettes ou des amas de décombres, et je contemplai longuement ce paysage de fin du monde, le parc, au pied de l'immeuble, demeurait silencieux, tous les enfants avaient dû être envoyés à la campagne. Je ne mis même pas de musique, afin de profiter un peu de cette douceur et de cette tranquillité. Frau Zempke m'apporta de la saucisse, du pain, et un peu de soupe, en s'excusant de ne pouvoir faire mieux, mais cela me convenait très bien, j'avais pris de la bière au comptoir de la Staatspolizei et je mangeai et bus avec plaisir, pris dans la curieuse illusion de flotter sur un îlot, un havre paisible au milieu du désastre. Après avoir rangé les couverts, je me versai un grand verre de mauvais schnaps, allumai une cigarette, et me rassis en tâtant ma poche pour y sentir l'enveloppe de Baumann. Mais je ne la sortis pas tout de suite, je regardais les jeux de la lumière du soir sur les ruines, cette longue lumière oblique qui jaunissait le calcaire des façades et passait par les fenêtres béantes pour aller éclairer le chaos de poutres calcinées et de cloisons effondrées. Dans certains appartements, on apercevait des traces de la vie qui s'y était déroulée: un cadre avec une photographie ou une reproduction encore accroché au mur, du papier peint lacéré, une table à moitié suspendue dans le vide avec sa nappe à carreaux rouge et blanc, une colonne de poêles en céramique toujours encastrés dans le mur à chaque étage, alors que tous les planchers avaient disparu. Çà et là, des gens continuaient à vivre: on voyait du linge suspendu à une fenêtre ou un balcon, des pots de fleurs, la fumée d'un tuyau de poêle. Le soleil tombait rapidement derrière les immeubles déchiquetés, projetant de grandes ombres monstrueusement déformées. Voilà, me disais-je, à quoi est réduite la capitale de notre Reich millénaire; quoi qu'il advienne, nous n'aurons pas assez du reste de notre vie pour reconstruire. Puis j'installai quelques lampes à huile près de moi et tirai enfin la photographie de ma poche. Cette image, je dois l'avouer, m'effrayait: j'avais beau la détailler, je ne reconnaissais pas cet homme dont le visage, sous sa casquette, se réduisait à une tache blanche, pas tout à fait informe, on pouvait deviner un nez, une bouche, deux yeux, mais sans traits, sans rien de distinctif, cela aurait pu être le visage de n'importe qui, et je ne comprenais pas, en buvant mon schnaps, comment cela pouvait être possible, comment, en regardant cette mauvaise photo mal reproduite, je ne pouvais pas me dire instantanément, sans hésiter: Oui, c'est mon père, ou bien: Non, ce n'est pas mon père, un tel doute me semblait insupportable, j'avais achevé mon verre et m'en étais versé un autre, j'examinais toujours la photo, fouillais dans mon souvenir pour rassembler des bribes sur mon père, sur son apparence, mais c'était comme si les détails se fuyaient les uns les autres et m'échappaient, la tache blanche sur la photographie les repoussait comme deux bouts d'aimant de même polarité, les dispersait, les corrodait Je n'avais pas de portrait de mon père: quelque temps après son départ, ma mère les avait tous détruits. Et maintenant cette photo ambiguë et insaisissable ruinait ce qui me restait de souvenirs, remplaçait sa présence vivante par un visage flou et un uniforme. Pris de rage, je déchirai la photographie en plusieurs morceaux et les jetai par le balcon. Puis je vidai mon verre et m'en versai aussitôt un autre. Je transpirais, j'avais envie de bondir hors de ma peau, trop étroite pour ma colère et mon angoisse. Je me déshabillai et me rassis nu devant le balcon ouvert, sans même prendre la peine de souffler les lampes. Tenant mon sexe et mes bourses dans une main, comme un petit moineau blessé qu'on ramasse dans un champ, je vidai verre sur verre et fumai rageusement; la bouteille une fois vide, je la pris par le col et l'envoyai au loin, vers le parc, sans me soucier des éventuels promeneurs. Je voulais continuer à jeter des choses, vider l'appartement, balancer les meubles. J'allai me passer un peu d'eau sur la figure et, levant une lampe à huile, je me regardai dans le miroir: mes traits étaient blafards, défaits, j'avais l'impression que mon visage fondait comme une cire déformée par la chaleur de ma laideur et de ma haine, mes yeux luisaient comme deux cailloux noirs plantés au milieu de ces formes hideuses et insensées, plus rien ne tenait ensemble. Je rejetai mon bras en arrière et projetai la lampe contre le miroir qui se volatilisa, un peu d'huile chaude fusa, me brûlant l'épaule et le cou. Je retournai au salon et me couchai en boule sur le divan. Je tremblais, je claquais des dents. Je ne sais pas où je trouvai la force de passer dans mon lit, c'était certainement parce que je mourais de froid, je m'enroulai dans les couvertures mais cela n'y changeait pas grand-chose. Ma peau fourmillait, des frissons secouaient mon échine, des crampes striaient ma nuque et me faisaient gémir d'inconfort, et toutes ces sensations montaient par grandes vagues, m'emportaient dans une eau glauque et trouble, et à chaque moment je pensais que ça ne pouvait pas être pire, puis j'étais emporté de nouveau et me retrouvais à un endroit d'où les douleurs et les sensations antérieures me paraissaient presque plaisantes, une exagération d'enfant. Ma bouche était desséchée, je ne pouvais décoller ma langue de la gangue pâteuse qui l'entourait, mais me lever pour aller chercher de l'eau, j'en aurais été bien incapable. J'errai longtemps ainsi dans les bois touffus de la fièvre, mon corps hanté par de vieilles obsessions: avec les frissons et les crampes, une sorte de fureur erotique traversait mon corps paralysé, mon anus me picotait, je bandais douloureusement, mais je ne pouvais faire le moindre geste pour me soulager, c'était comme si je me branlais la main pleine de verre pilé, je me laissais porter par cela comme par le reste. À certains moments, ces courants violents et contradictoires me faisaient glisser dans le sommeil, car des images angoissantes m'envahissaient l'esprit, j'étais un petit enfant nu qui chiait accroupi dans la neige, et je levais la tête pour me voir entouré de cavaliers aux visages de pierre, en manteaux de la Grande Guerre mais portant de longues lances plutôt que des fusils, et me jugeant silencieusement pour mon comportement inadmissible, je voulais fuir, mais c'était impossible, ils formaient un cercle autour de moi, et dans ma terreur je pataugeais dans ma merde, me souillais tandis qu'un des cavaliers aux traits flous se détachait du groupe et avançait vers moi. Mais cette image-là disparaissait, je devais entrer et sortir du sommeil et de ces rêves oppressants comme un nageur, à la surface de la mer, passe dans un sens et dans l'autre la limite entre l'eau et l'air, je retrouvais parfois mon corps inutile, dont j'aurais bien voulu me dépouiller comme on se défait d'un manteau mouillé, puis je repartais dans un autre récit embrouillé et confus, où une police étrangère me poursuivait, m'embarquait dans un fourgon qui passait par une falaise, je ne sais pas trop, il y avait un village, des maisons en pierre étagées sur une pente et autour des pins et du maquis, un village peut-être de l'arrière-pays provençal, et je désirais cela, une maison dans ce village et la paix qu'elle pouvait m'apporter, et au terme de longues péripéties ma situation trouvait sa résolution, les policiers menaçants disparaissaient, j'avais acheté la maison la plus basse du village, avec un jardin et une terrasse puis la forêt de pins autour, oh douce image d'Épinal, et alors c'était la nuit, il y avait une pluie d'étoiles filantes dans le ciel, des météorites qui brûlaient d'une lueur rose ou rouge et tombaient lentement, à la verticale, comme les étincelles mourantes d'un feu d'artifice, un grand rideau chatoyant, et je regardais cela, et les premiers de ces projectiles cosmiques touchaient la terre et à cet endroit d'étranges plantes commençaient à croître, des organismes bariolés, rouge, blanc, avec des taches, épais et gras comme certaines algues, elles s'élargissaient et montaient vers le ciel à une vitesse folle, à des hauteurs de plusieurs centaines de mètres, projetant des nuées de graines qui à leur tour donnaient naissance à des plantes semblables qui prenaient du champ, poussaient à la verticale mais en écrasant tout autour d'elles par la force de leur poussée irrésistible, arbres, maisons, véhicules, et je regardais cela, terrifié, un mur gigantesque de ces plantes emplissait maintenant l'horizon de ma vue et s'étendait dans toutes les directions, et je comprenais que cet événement qui m'avait semblé si anodin était en fait la catastrophe finale, ces organismes, venus du cosmos, avaient trouvé avec notre terre et notre atmosphère un environnement qui leur était infiniment favorable et ils se démultipliaient à une vitesse folle, occupaient tout l'espace libre et broyaient tout sous eux, aveuglément, sans animosité, simplement par la force de leur pulsion de vie et de croissance, rien ne pourrait les freiner, et en quelques jours la terre allait disparaître sous eux, tout ce qui avait fait notre vie et notre histoire et notre civilisation allait être rayé par ces végétaux avides, c'était idiot, un accident malheureux, mais on n'aurait jamais le temps de trouver une parade, l'humanité allait être effacée. Les météorites continuaient à tomber en scintillant, les plantes, mues par une vie folle, déchaînée, montaient vers le ciel, cherchaient à emplir toute cette atmosphère, si enivrante pour elles. Et je compris alors, mais peut-être fut-ce plus tard, en sortant de ce rêve, que cela était juste, que c'est la loi de tout vivant, chaque organisme ne cherche qu'à vivre et à se reproduire, sans malice, les bacilles de Koch qui avaient rongé les poumons de Pergolèse et de Purcell, de Kafka et de Tchékhov ne nourrissaient aucune animosité envers eux, ils ne voulaient pas de mal à leurs hôtes, mais c'était la loi de leur survie et de leur développement, tout comme nous combattons ces bacilles avec des médicaments qu'on invente tous les jours, sans haine, pour notre propre survie, et notre vie entière est ainsi bâtie sur le meurtre d'autres créatures qui voudraient aussi vivre, les animaux que nous mangeons, les plantes aussi, les insectes que nous exterminons, qu'ils soient réellement dangereux, comme les scorpions ou les poux, ou simplement gênants, comme les mouches, cette plaie de l'homme, qui n'a pas tué une mouche dont le bourdonnement irritant dérangeait sa lecture, ce n'est pas cruauté, c'est la loi de notre vie, nous sommes plus forts que les autres vivants et disposons à notre guise de leur vie et de leur mort, les vaches, les poulets, les épis de blé sont sur terre pour nous servir, et il est normal qu'entre nous nous agissions de même, que chaque groupe humain veuille exterminer ceux qui lui contestent la terre, l'eau, l'air, pourquoi, en effet, mieux traiter un Juif qu'une vache ou un bacille de Koch, si nous le pouvions, et si le Juif le pouvait il ferait de même avec nous, ou avec d'autres, pour garantir sa propre vie, c'est la loi de toutes choses, la guerre permanente de tous contre tous, et je sais que cette pensée n'a rien d'original, que c'est presque un lieu commun du darwinisme biologique ou social, mais cette nuit-là dans ma fièvre sa force de vérité me frappa comme jamais auparavant ou après, stimulée par ce rêve où l'humanité succombait à un autre organisme dont la puissance de vie était plus grande que la sienne, et je comprenais bien entendu que cette règle valait pour tous, que si d'autres se révélaient plus forts que nous ils nous feraient à leur tour ce que nous avions fait à d'autres, et que devant ces poussées les frêles barrières qu'érigent les hommes pour tenter de réguler la vie commune, lois, justice, morale, éthique, comptent peu, que la moindre peur ou la moindre pulsion un peu forte les font sauter comme une barrière de paille, mais qu'alors aussi ceux qui ont fait le premier pas ne doivent pas compter que les autres, leur tour venu, respecteront la justice et les lois, et j'avais peur, car nous perdions la guerre.
J'avais laissé mes fenêtres ouvertes et l'aube se déversa peu à peu dans l'appartement. Lentement, les oscillations de la fièvre me ramenaient vers la conscience de mon corps, des draps trempés qui l'enserraient. Un besoin violent acheva de me réveiller. Je ne sais pas trop comment, je réussis à me traîner jusqu'à la salle de bains, à me poser sur la cuvette pour me vider, une longue diarrhée qui semblait ne plus finir. Lorsqu'elle cessa enfin je m'essuyai tant bien que mal, pris le verre un peu sale où je gardais ma brosse à dents, et puisai à même le seau pour boire avec avidité cette mauvaise eau qui me paraissait celle de la source la plus pure; mais verser le reste du seau dans la cuvette pleine d'immondices (la chasse d'eau ne marchait plus depuis longtemps), je n'en eus pas la force. Je retournai m'enrouler dans les couvertures et grelottai violemment, longuement, accablé par l'effort. Plus tard j'entendis frapper à la porte: ce devait être Piontek, que d'habitude je retrouvais dans la rue, mais je n'avais plus la force de me lever. La fièvre allait et venait, tantôt sèche et presque douce, tantôt une fournaise déchaînée dans mon corps. Le téléphone sonna plusieurs fois, chaque sonnerie me vrillait le tympan comme un coup de couteau, mais je ne pouvais rien faire, ni répondre, ni le couper. La soif était revenue tout de suite et absorbait la majeure partie de mon attention, laquelle, maintenant presque détachée de tout, étudiait mes symptômes sans passion, comme de l'extérieur. Je savais que si je ne faisais rien, si personne ne venait, j'allais mourir ici, sur ce lit, au milieu de flaques d'excréments et d'urine, car, incapable de me relever, j'allais bientôt faire sous moi. Mais cette idée ne m'affligeait pas, ne m'inspirait aucune pitié ou peur, je n'éprouvais que du mépris envers ce que j'étais devenu et ne souhaitais ni que cela cesse, ni que cela continue. Au milieu des divagations de mon esprit malade, le jour éclairait maintenant l'appartement, la porte s'ouvrit et Piontek entra. Je le pris pour une nouvelle hallucination et ne fis que sourire niaisement lorsqu'il m'adressa la parole. Il s'approcha de mon lit, me toucha le front, prononça distinctement le mot «Merde», et appela Frau Zempke, qui avait dû lui ouvrir. «Allez chercher à boire», lui dit-il. Puis je l'entendis téléphoner. Il revint me voir: «Vous m'entendez, Herr Obersturmbannführer?» Je fis signe que oui. «J'ai appelé le bureau. Un médecin va venir. À moins que vous ne préfériez que je vous transporte à l'hôpital?» Je fis signe que non. Frau Zempke revint avec un pichet d'eau; Piontek en versa dans un verre, me souleva la tête, et me fit boire un peu. La moitié du verre coula sur ma poitrine et les draps. «Encore», fis-je. Je bus ainsi plusieurs verres, cela me ramenait à la vie. «Merci», dis-je. Frau Zempke fermait les fenêtres. «Laissez-les ouvertes», ordonnai-je. – «Vous voulez manger quelque chose?» demanda Piontek. – «Non», répondis-je et me laissai aller sur mon coussin trempé. Piontek ouvrit l'armoire, en tira des draps propres, et entreprit de refaire le lit. Les draps secs étaient frais, mais trop rugueux pour ma peau devenue hypersensible, je ne pouvais trouver de position reposante. Un peu plus tard, un médecin S S arriva, un Hauptsturmführer que je ne connaissais pas. Il m'examina de la tête aux pieds, me palpa, m'ausculta – le métal froid du stéthoscope brûlait ma peau -, prit ma température, tapota ma poitrine. «Vous devriez être à l'hôpital», déclara-t-il enfin. – «Je ne veux pas», dis-je. Il fit la moue: «Vous avez quelqu'un qui peut s'occuper de vous? Je vais vous faire une piqûre, mais vous devrez prendre des cachets, boire du jus de fruits, du bouillon». Piontek alla discuter avec Frau Zempke, qui était redescendue, puis revint dire qu'elle pourrait s'occuper de ça. Le médecin m'expliqua ce que j'avais mais, soit que je ne comprisse rien à ses paroles, soit que j'oubliasse de suite, je ne retins rien de son diagnostic. Il me fit une piqûre, abominablement douloureuse. «Je reviendrai demain, dit-il. Si la fièvre n'a pas baissé, je vous ferai hospitaliser». – «Je ne veux pas être hospitalisé», marmonnai-je. – «Je vous assure que ça m'est égal», me dit-il sévèrement. Puis il me quitta. Piontek avait l'air gêné. «Bon, Herr Obersturmbannführer, je vais aller voir si je peux trouver des choses pour Frau Zempke». Je hochai la tête et il partit à son tour. Un peu plus tard, Frau Zempke apparut avec un bol de bouillon dont elle m'obligea à avaler quelques cuillerées. Le jus tiède débordait de ma bouche, coulait sur mon menton envahi par une barbe rêche, Frau Zempke m'essuyait patiemment et recommençait. Puis elle me fit boire de l'eau. Le médecin m'avait aidé à uriner, mais mes coliques me reprenaient; après mon séjour à Hohenlychen, j'avais perdu toute timidité à cet égard, je demandai en m'excusant à Frau Zempke de m'aider, et cette femme déjà âgée le fit sans dégoût, comme s'il se fût agi d'un petit enfant. Enfin elle me laissa et je flottai sur mon lit. Je me sentais léger maintenant, calme, la piqûre avait dû me soulager un peu, mais j'étais vide de toute énergie, vaincre le poids du drap pour lever mon bras aurait été au-delà de mes forces. Cela m'était indifférent, je me laissai aller, je sombrai tranquillement dans ma fièvre et la douce lumière d'été, le ciel bleu qui emplissait le cadre des fenêtres ouvertes, vide et serein. En pensée, je tirais autour de moi non seulement mes draps et mes couvertures mais l'appartement entier, je m'en enveloppai le corps, c'était chaud et rassurant, comme un utérus dont je n'aurais jamais voulu sortir, paradis sombre, muet, élastique, agité seulement par le rythme des battements de cœur et du sang qui coule, une immense symphonie organique, ce n'était pas Frau Zempke qu'il me fallait, mais un placenta, je baignais dans ma sueur comme dans un liquide amniotique, et j'aurais voulu que la naissance n'existe pas. L'épée de feu qui me chassa de cet éden, ce fut la voix de Thomas: «Eh bien! Tu n'as pas l'air en forme». Lui aussi me redressa, me fit boire un peu. «Tu devrais être à l'hôpital», dit-il comme les autres. – «Je ne veux pas aller à l'hôpital», répétai-je stupidement, obstinément. Il regarda autour de lui, sortit sur le balcon, revint. «Qu'est-ce que tu vas faire en cas d'alerte? Tu ne pourras jamais descendre à la cave». «Je m'en fous». – «Viens au moins chez moi, alors. Je suis à Wannsee, maintenant, tu seras tranquille. Ma gouvernante s'occupera de toi». – «Non». Il haussa les épaules: «Comme tu veux». Je souhaitais de nouveau pisser, je profitai de sa présence pour le mettre à contribution. Il voulait encore me parler, mais je ne répondais pas.
Enfin il partit. Un peu plus tard, Frau Zempke revint s'affairer autour de moi: je me laissai faire avec une morne indifférence. Le soir, Hélène apparut dans ma chambre. Elle portait une petite valise qu'elle posa près de la porte; puis, lentement, elle tira l'épingle de son chapeau et secoua ses épais cheveux blonds, légèrement ondulés, sans me quitter des yeux. «Qu'est-ce que vous foutez ici?» demandai-je grossièrement. – «Thomas m'a prévenue. Je suis venue m'occuper de vous». «Je ne veux pas qu'on s'occupe de moi, dis-je avec hargne. Frau Zempke me suffit». – «Frau Zempke a une famille et ne peut pas être ici tout le temps. Je vais rester avec vous jusqu'à ce que vous alliez mieux». Je la fixai d'un air mauvais: «Allez-vous-en!» Elle vint s'asseoir auprès du lit et me prit la main; je voulais la retirer, mais n'en avais pas la force. «Vous êtes brûlant». Elle se releva, ôta sa veste, l'accrocha au dos d'une chaise, puis elle alla mouiller une serviette et revint me la poser sur le front. Je la laissai faire en silence. «De toute façon, dit-elle, je n'ai plus grand-chose à faire au travail. Je peux prendre le temps. Il faut que quelqu'un reste avec vous». Je ne disais rien. Le jour baissait. Elle me fit boire, essaya de me donner un peu de bouillon froid, puis elle s'assit près de la fenêtre et ouvrit un livre. Le ciel d'été pâlissait, c'était le soir. Je la regardai: elle était comme une étrangère. Depuis mon départ pour la Hongrie, plus de trois mois auparavant, je n'avais eu aucun contact avec elle, je ne lui avais pas écrit une lettre, et il me semblait l'avoir presque oubliée. J'examinai son profil doux et sérieux et me dis qu'il était beau; mais cette beauté n'avait pour moi ni sens, ni utilité. Je tournai les yeux au plafond et me laissai aller quelque temps, j'étais bien fatigué. Enfin, une heure plus tard peut-être, je dis sans la regarder: «Allez me chercher Frau Zempke,» – «Pour quoi faire?» demanda-t-elle en refermant son livre. – «J'ai besoin de quelque chose», dis-je. – «De quoi? Je suis là pour vous aider». Je la regardai: la tranquillité de ses yeux bruns m'énervait comme une offense. «J'ai besoin de chier», dis-je brutalement. Mais la provoquer semblait impossible: «Expliquez-moi ce qu'il faut faire, dit-elle calmement. Je vous aiderai». Je le lui expliquai, sans mots grossiers mais sans euphémismes, et elle fit ce qu'il fallait faire. Je me dis amèrement que c'était la première fois qu'elle me voyait nu, je n'avais pas de pyjama, et qu'elle n'avait jamais dû imaginer qu'elle me verrait nu dans ces conditions. Je n'en avais pas honte, mais j'étais dégoûté de moi-même et ce dégoût s'étendait à elle, à sa patience et à sa douceur. Je voulais l'offenser, me masturber devant elle, lui demander des faveurs obscènes, mais c'était seulement une idée, j'aurais été incapable de bander, incapable de faire un geste demandant un peu de force. De toute façon la fièvre montait de nouveau, je recommençais à trembler, à suer. «Vous avez froid, dit-elle lorsqu'elle eut fini de me nettoyer. Attendez». Elle quitta l'appartement et revint au bout de quelques minutes avec une couverture qu'elle étendit sur moi. Je m'étais roulé en boule, je claquais des dents, j'avais l'impression que mes os s'entrechoquaient comme une poignée d'osselets. La nuit ne venait toujours pas, l'interminable journée d'été se prolongeait, cela m'affolait, mais en même temps je savais que la nuit ne m'apporterait aucun répit, aucun apaisement. De nouveau, avec une grande douceur, elle m'obligea à boire. Mais cette douceur me mettait hors de moi: que me voulait donc cette fille? À quoi songeait-elle, avec sa gentillesse et sa bonté? Espérait-elle ainsi me convaincre de quelque chose? Elle me traitait comme si j'étais son frère, son amant ou son mari. Mais elle n'était ni ma sœur, ni ma femme. Je tremblais, les vagues de la fièvre me secouaient, et elle, elle m'essuyait le front. Quand sa main approchait de ma bouche, je ne savais si je devais la mordre ou l'embrasser. Puis tout se brouilla pour de bon. Des images me venaient, je ne saurais dire si c'étaient des rêves ou des pensées, c'étaient les mêmes que celles qui m'avaient tant préoccupé les premiers mois de l'année, je me voyais vivant avec cette femme, réglant ainsi ma vie, je quittais la S S et toutes les horreurs qui m'environnaient depuis tant d'années, mes propres travers tombaient de moi comme la peau d'un serpent lors de la mue, mes hantises se dissolvaient comme un nuage d'été, je rejoignais le fleuve commun. Mais ces pensées, loin de m'apaiser, me révoltaient: Eh quoi! égorger mes rêves pour enfoncer ma verge dans son vagin blond, embrasser son ventre qui gonflerait en portant de beaux enfants sains? Je revoyais les jeunes femmes enceintes, assises sur leurs valises dans la gadoue de Kachau ou de Munkacs, je songeais à leurs sexes discrètement nichés entre leurs jambes, sous leurs ventres arrondis, ces sexes et ces ventres de femmes qu'elles porteraient au gaz comme une médaille d'honneur. C'est toujours dans le ventre des femmes qu'il y a les enfants, c'est ça qui est si terrible. Pourquoi cet atroce privilège? Pourquoi les relations entre les hommes et les femmes doivent-elles toujours se résumer, en fin de compte, à l'imprégnation? Un sac à semence, une couveuse, une vache à lait, la voilà, la femme dans le sacrement du mariage. Si peu attrayantes que fussent mes mœurs, elles restaient au moins pures d'une telle corruption. Paradoxe peut-être, je le vois maintenant en l'écrivant, mais qui à ce moment-là, dans les vastes spirales que décrivait mon esprit surchauffé, me semblait parfaitement logique et cohérent. J'avais envie de me lever, de secouer Hélène pour lui expliquer tout cela, mais peut-être ai-je aussi rêvé cette envie, car j'aurais été bien incapable d'esquisser un geste. Avec le matin, la fièvre baissait un peu. Je ne sais pas où dormait Hélène, sans doute sur le divan, mais je sais qu'elle venait me voir toutes les heures, m'essuyer le visage et me faire boire un peu. Avec le mal toute énergie s'était retirée de mon corps, je gisais les membres brisés et sans force, oh beau souvenir d'école. Mes pensées affolées s'étaient enfin dissipées, ne laissant derrière elles qu'une amertume profonde, une acre envie de mourir vite pour y mettre fin. Au début de la matinée, Piontek arriva avec une pleine corbeille d'oranges, trésor inouï dans l'Allemagne de cette époque. «C'est Herr Mandelbrod qui les a envoyées au bureau», expliqua-t-il. Hélène en prit deux et descendit chez Frau Zempke pour les presser; puis, aidée par Piontek, elle me redressa sur des coussins et me fit boire à petites gorgées; cela laissait un goût étrange, presque métallique dans ma bouche. Piontek eut avec elle un bref conciliabule que je n'entendis pas, puis il partit. Frau Zempke monta, elle avait lavé et fait sécher mes draps de la veille elle aida Hélène à changer mon lit, de nouveau trempé par les suées de la nuit. «C'est très bien que vous suiez, dit-elle, ça chasse la fièvre». Ça m'était égal, je voulais seulement me reposer, mais je n'avais pas un moment de paix, le Hauptsturmführer de la veille revenait et m'examinait avec un air maussade: «Vous ne voulez toujours pas aller à l'hôpital?» – «Non, non, non». Il passa au salon pour discuter avec Hélène, puis se montra de nouveau: «Votre fièvre a un peu baissé, me dit-il. J'ai dit à votre amie de prendre régulièrement votre température: si vous redépassez 41 °, il faudra vous envoyer à l'hôpital. C'est compris?» Il me fit une piqûre dans la fesse, aussi pénible que celle de la veille. «J'en laisse une autre ici, votre amie vous la fera ce soir, ça réduira la fièvre durant la nuit. Essayez de manger un peu». Après son départ, Hélène m'amena du bouillon: elle prit un morceau de pain, l'emietta, le trempa dans le liquide, essaya de me le faire avaler, mais je secouai la tête, c'était impossible. Je réussis néanmoins à boire un peu de bouillon. Comme après la première piqûre, j'avais la tête plus claire, mais j'étais drainé, vidé. Je ne résistai même pas quand Hélène me lava patiemment le corps avec une éponge et de l'eau tiède, puis m'habilla d'un pyjama emprunté à Herr Zempke. Ce n'est que lorsqu'elle me borda et voulut s'asseoir pour lire que j'explosai. «Pourquoi faites-vous tout ça? lui lançai-je méchamment. Que me voulez-vous?» Elle referma son livre et fixa sur moi ses grands yeux calmes:
«Je ne veux rien de vous. Je veux juste vous aider». – «Pourquoi? Qu'espérez-vous?» – «Mais rien du tout». Elle haussa légèrement les épaules. «Je suis venue vous aider par amitié, c'est tout». Elle tournait le dos à la fenêtre, son visage était dans l'ombre, je l'examinai avidement, mais ne pouvais rien y lire. «Par amitié? aboyai-je. Quelle amitié? Que savez-vous de moi? Nous sommes sortis ensemble quelquefois, c'est tout, et maintenant vous venez vous installer chez moi comme si vous y habitiez». Elle sourit: «Ne vous excitez pas comme ça. Vous allez vous fatiguer». Ce sourire me mit hors de moi:
«Mais qu'est-ce que tu sais de la fatigue? Hein! Qu'est-ce que tu en sais?» Je m'étais redressé, je retombai en arrière, épuisé, la tête contre le mur. «Tu n'as aucune idée, tu ne sais rien de la fatigue, tu vis ta gentille vie de fille allemande, les yeux fermés, tu ne vois rien, tu vas au boulot, tu cherches un nouveau mari, tu ne vois rien de ce qui se passe autour de toi.» Son visage restait calme, elle ne relevait pas la brutalité du tutoiement, je continuais, postillonnant à travers mes cris: «Tu ne sais rien de moi, rien de ce que je fais, rien de ma fatigue, depuis trois ans qu'on tue les gens, oui, voilà ce qu'on fait, on tue, on tue les Juifs, on tue les Tsiganes, les Russes, les Ukrainiens, les Polonais, les malades, les vieux, les femmes, les jeunes femmes comme toi, les enfants!» Elle serrait les dents, maintenant, ne disait toujours rien, mais j'étais lancé: «Et ceux qu'on ne tue pas, on les envoie travailler dans nos usines, comme des esclaves, c'est ça, tu vois, les questions économiques. Ne fais pas l'innocente! Tes vêtements, d'où crois-tu qu'ils viennent? Et les obus de la Flak qui te protège des avions ennemis, d'où viennent-ils? Les tanks qui retiennent les bolcheviques, à l'Est? Combien d'esclaves sont morts pour les fabriquer? Tu ne t'es jamais posé ce genre de question?» Elle ne réagissait toujours pas, et plus elle restait calme et silencieuse, plus je me montais la tête: «Ou bien tu ne savais pas? C'est ça? Comme tous les autres bons Allemands. Personne ne sait rien, sauf ceux qui font le sale boulot. Où sont-ils passés, tes voisins juifs de Moabit? Tu ne te l'es jamais demandé? À l'Est? On les a envoyés travailler à l'Est? Où ça? S'il y avait six ou sept millions de Juifs qui travaillaient à l'Est, on aurait construit des villes entières! Tu n'écoutes pas la BBC? Ils savent, eux! Tout le monde sait, sauf les bons Allemands qui ne veulent rien savoir». Je rageais, je devais être blême, elle paraissait écouter attentivement, elle ne bougeait pas. «Et ton mari, en Yougoslavie, que faisait-il, à ton avis? Dans la Waffen-SS? La guerre aux partisans? Tu sais ce que c'est, la lutte contre les partisans? Les partisans, on les voit rarement, alors on détruit l'environnement dans lequel ils survivent. Tu comprends ce que ça veut dire? Tu conçois ton Hans en train de tuer des femmes, de tuer leurs enfants devant elles, de brûler leurs maisons avec leurs cadavres dedans?» Pour la première fois, elle réagit. «Taisez-vous! Vous n'avez pas le droit!» – «Et pourquoi n'aurais-je pas le droit? ricanai-je. Tu crois peut-être que je suis meilleur? Tu viens me soigner, tu crois que je suis un homme aimable, un docteur en droit, un parfait gentleman, un bon parti? On tue des gens, tu comprends, c'est ce qu'on fait, tous, ton mari était un assassin, je suis un assassin, et toi, tu es la complice d'assassins, tu portes et tu manges le fruit de notre labeur». Elle était livide, mais son visage ne reflétait qu'une infinie tristesse: «Vous êtes un malheureux». – «Et pourquoi donc? Ça me plaît, moi, ce que je suis. Je prends du grade. Bien sûr, ça ne va pas durer. On a beau tuer tout le monde, ils sont trop nombreux, on va perdre la guerre. Au lieu de gaspiller ton temps à jouer à l'infirmière et au gentil malade, tu ferais mieux de songer à te tirer. Et si j'étais toi, j'irais vers l'ouest. Les Yankees auront la queue moins leste que les Ivan. Au moins ils mettront des capotes: ces braves garçons ont peur des maladies. À moins que tu ne préfères le Mongol puant? C'est peut-être à ça que tu rêves la nuit?» Elle était toujours blanche, mais elle sourit à ces paroles: «Vous divaguez. C'est la fièvre, vous devriez vous entendre». – «Je m'entends très bien». Je haletais, l'effort m'avait épuisé. Elle alla mouiller une compresse et revint m'essuyer le front. «Si je te demandais de te mettre nue, tu le ferais? Pour moi? De te branler devant moi? De me sucer la queue? Tu le ferais?» – «Calmez-vous, dit-elle. Vous allez faire remonter la fièvre». Il n'y avait rien à faire, cette fille était trop obstinée. Je fermai les yeux et m'abandonnai à la sensation de l'eau froide sur mon front. Elle rajusta les coussins, tira la couverture. Je respirais en sifflant, je voulais de nouveau la battre, lui donner des coups de pied dans le ventre, pour son obscène, son inadmissible bonté. Le soir, elle vint me donner la piqûre. Je me retournai péniblement sur le ventre; lorsque je me déculottai, le souvenir de certains adolescents vigoureux me passa brièvement par la tête, puis s'émietta, j'étais trop fatigué. Elle hésita, elle n'avait jamais fait de piqûre, mais lorsqu'elle planta l'aiguille, ce fut d'une main ferme et sûre. Elle avait un petit coton imbibé d'alcool et elle essuya ma fesse après l'injection, je trouvais cela touchant, elle avait dû se souvenir que les infirmières faisaient comme ça. Couché sur le flanc, je m'enfonçai moi-même le thermomètre dans l'anus pour prendre ma température, sans faire attention à elle mais sans chercher spécialement à la provoquer non plus. Je devais avoir un peu plus de 40 °. Puis la nuit recommença, la troisième de cette éternité de pierre, je divaguais de nouveau parmi les broussailles et les falaises éboulées de ma pensée. Au milieu de la nuit, je me mis à suer abondamment, le pyjama mouillé collait à ma peau, j'en étais à peine conscient, je me souviens de la main d'Hélène sur mon front et sur ma joue, repoussant mes cheveux trempés, frôlant ma barbe, elle me dit plus tard que je m'étais mis à parler à haute voix, c'était ce qui l'avait tirée de son sommeil et amenée à mes côtés, des bribes de phrases, plutôt incohérentes, m'affirma-t-elle, mais elle ne voulut jamais me dire ce qu'elle avait compris. Je n'insistai pas, je pressentais que cela valait mieux. Le lendemain matin, la fièvre était retombée en dessous de 39 °. Lorsque Piontek passa prendre de mes nouvelles, je le renvoyai au bureau chercher du vrai café que je gardais en réserve, pour Hélène. Le médecin, lorsqu'il vint m'examiner, me félicita: «Vous avez passé le cap, je crois. Mais ce n'est pas encore fini et vous devez reprendre des forces». Je me sentais comme un naufragé qui, après une lutte acharnée et épuisante contre la mer, se laisse enfin rouler sur le sable d'une plage: je n'allais peut-être pas mourir, après tout. Mais cette comparaison est mauvaise car le naufragé nage, se débat pour survivre, et moi je n'avais rien fait, je m'étais laissé porter et c'était seulement la mort qui n'avait pas voulu de moi. Je bus avidement le jus d'orange que m'apporta Hélène. Vers midi, je me redressai un peu: Hélène se tenait dans l'ouverture des portes entre ma chambre et le salon, appuyée au chambranle, un chandail d'été sur les épaules, elle me regardait distraitement, une tasse de café fumant à la main. «Je vous envie de pouvoir boire du café», dis-je. – «Oh! Attendez, je vais vous aider». -»Ça n'est pas la peine». J'étais plus ou moins assis, j'avais réussi à tirer un coussin dans mon dos. «Je vous demande de me pardonner pour mes propos d'hier. J'ai été odieux». Elle fit un petit signe de la tête, but du café, et détourna le visage en direction de la porte-fenêtre du balcon. Au bout d'un moment, elle me regarda de nouveau: «Ce que vous disiez… sur les morts. C'était vrai?» – «Vous voulez vraiment le savoir?» -»Oui». Ses beaux yeux me scrutaient, il me semblait y per cevoir une lueur inquiète, mais elle restait calme, maître d'elle-même. «Tout ce que j'ai dit est vrai». – «Les femmes, les enfants aussi?» – «Oui». Elle détourna la tête, elle se mordait la lèvre supérieure; lorsqu'elle me regarda de nouveau, ses yeux étaient emplis de larmes: «C'est triste», dit-elle. – «Oui. C'est affreusement triste». Elle réfléchit avant de parler: «Vous savez que nous allons payer pour cela». – «Oui. Si nous perdons la guerre, la vengeance de nos ennemis sera impitoyable». – «Je ne parlais pas de ça. Même si nous ne perdons pas la guerre, nous allons payer. Il faudra payer.» Elle hésita encore. «Je vous plains», conclut-elle. Elle n'en parla plus, elle continua ses soins, même les plus humiliants. Mais ses gestes semblaient avoir une autre qualité, plus froids, plus fonctionnels. Dès que je pus marcher je lui demandai de rentrer chez elle. Elle se fit un peu prier mais j'insistai: «Vous devez être épuisée. Allez vous reposer. Frau Zempke pourra s'occuper de ce dont j'ai besoin». Enfin elle accepta et rangea ses affaires dans sa petite valise. J'appelai Piontek pour qu'il la ramène chez elle. «Je vous téléphonerai», lui dis-je. Lorsque Piontek arriva je la raccompagnai jusqu'à la porte de l'appartement. «Merci pour vos soins», dis-je en lui serrant la main. Elle hocha la tête mais ne dit rien. «À bientôt», ajoutai-je froidement. Je passai les jours suivants à dormir. J'avais encore de la fièvre, autour de 38 °, parfois 39 °; mais je buvais du jus d'orange et du bouillon de viande, je mangeais du pain, un peu de poulet. La nuit, il y avait souvent des alertes et je n'y prêtais pas attention (il se peut qu'il y en ait eu durant mes trois nuits de délire, aussi, mais je ne sais pas). C'était des petits raids, une poignée de Mosquito qui larguaient quelques bombes au hasard, surtout sur le centre administratif. Mais un soir Frau Zempke et son mari m'obligèrent à descendre à la cave, après m'avoir passé ma robe de chambre; l'effort m'épuisa tellement qu'il fallut me porter pour me remonter. Quelques jours après le départ d'Hélène, Frau Zempke fit irruption en début de soirée, rouge, en bigoudis et en peignoir: «Herr Obersturmbannführer! Herr Obersturmbannführer!» Elle m'avait réveillé et j'étais agacé: «Qu'y a-t-il, Frau Zempke?» – «On a essayé de tuer le Führer!» Elle m'expliqua avec des mots hachés ce qu'elle avait entendu à la radio: il y avait eu un attentat, au QG du Führer, en Prusse orientale, il était indemne, avait reçu Mussolini dans l'après-midi, et était déjà retourné au travail. «Et puis?» demandai-je. – «Eh bien, mais c'est affreux!» – «Certes, rétorquai-je sèchement. Mais le Führer est en vie, vous dites, c'est l'essentiel. Merci». Je me recouchai; elle attendit un moment, un peu désemparée, puis battit en retraite. Je dois l'avouer, je ne pensai même pas à cette nouvelle: je ne pensais plus à rien. Quelques jours plus tard, Thomas passa me voir. «Tu as l'air d'aller mieux». – «Un peu», répondis-je. Je m'étais enfin rasé, je devais vaguement reprendre une apparence humaine; mais j'avais du mal à formuler des pensées suivies, elles se fragmentaient sous l'effort, il ne m'en restait que des bribes, sans lien entre elles, Hélène, le Führer, mon travail, Mandelbrod, Clemens et Weser, un fouillis inextricable. «Tu as entendu la nouvelle», dit Thomas qui s'était assis près de la fenêtre et fumait. – «Oui. Comment va le Führer?» – «Le Führer va bien. Mais c'était plus qu'une tentative d'assassinat. La Wehrmacht, une partie en tout cas, a voulu faire un coup d'État». Je grognai de surprise et Thomas me donna les détails de l'affaire. «Au début, on pensait que ça se limitait à une cabale d'officiers. En fait ça rayonnait dans tous les sens: il y avait des cliques dans l'Abwehr, à l'Auswärtiges Amt, chez les vieux aristocrates. Même Nebe, semble-t-il, était dans le coup. Il a disparu hier après avoir essayé de se couvrir en arrêtant des conspirateurs. Comme Fromm. Bref, c'est un peu la pagaille. Le Reichsführer a été nommé à la tête de l'Ersatzheer à la place de Fromm. Il est clair que maintenant la S S va avoir un rôle crucial à jouer». Sa voix était tendue, mais sûre et déterminée. «Que s'est-il passé à l'Auswärtiges Amt?» demandai-je. – «Tu penses à ton amie? On a déjà arrêté pas mal de monde, y compris quelques-uns de ses supérieurs; on devrait arrêter von Trott zu Solz d'un jour à l'autre. Mais je ne pense pas que tu doives te faire du souci pour elle». – «Je ne me faisais pas de souci. Je demandais, c'est tout. Tu t'occupes de tout ça?» Thomas fit signe que oui. «Kaltenbrunner a créé une commission spéciale pour enquêter sur les ramifications de l'affaire. C'est Huppenkothen qui s'en occupe, je vais être son adjoint. Panzinger va sans doute remplacer Nebe à la Kripo. De toute façon, on avait déjà commencé à tout réorganiser, à la Staatspolizei, ça ne fera qu'accélérer les choses». – «Et que visaient-ils, tes conspirateurs?» -»Ce ne sont pas mes conspirateurs, siffla-t-il. Et ça varie. La plupart pensaient apparemment que sans le Führer et le Reichsführer, les Occidentaux accepteraient une paix séparée. Ils voulaient démanteler la SS. Ils ne semblaient pas se rendre compte que c'était juste un nouveau Dolchstoss, un coup de couteau dans le dos comme en 18. Comme si l'Allemagne les aurait suivis, les traîtres. J'ai l'impression que beaucoup d'entre eux étaient un peu dans la lune: certains croyaient même qu'on leur laisserait garder l'Alsace et la Lorraine, une fois qu'ils se seraient déculottés. Et les Territoires incorporés, bien sûr. Des rêveurs, quoi. Mais on verra bien tout ça: ils étaient tellement idiots, les civils surtout, qu'ils mettaient presque tout par écrit. On a trouvé des masses de projets, des listes de ministres pour leur nouveau gouvernement. Ils avaient même placé ton ami Speer sur une des listes: je peux te dire qu'il a un peu chaud aux fesses, en ce moment». – «Et qui devait prendre la tête?» – «Beck. Mais il est mort. Il s'est suicidé. Fromm a aussi tout de suite fait fusiller pas mal de types, pour essayer de se couvrir». Il m'expliqua les détails de l'attentat et du putsch raté. «Ça s'est joué à peu de choses. On n'est jamais passé aussi près. Il faut que tu te remettes: on va avoir du boulot». Mais moi, je n'avais pas envie de me remettre tout de suite, j'étais content de végéter un peu. Je recommençais à écouter de la musique. Lentement, je reprenais des forces, réapprenais des gestes. Le médecin S S m'avait accordé un mois de congé pour ma convalescence et j'entendais en profiter pleinement, quoi qu'il arrive. Début août, Hélène revint me voir. J'étais encore faible, mais je pouvais marcher, je la reçus en pyjama et en robe de chambre et lui fis du thé. Il faisait extraordinairement chaud, pas un souffle d'air ne circulait par les croisées grandes ouvertes. Hélène était très pâle et avait un air désemparé que je ne lui avais jamais vu. Elle demanda des nouvelles de ma santé; je vis alors qu'elle pleurait: «C'est horrible, faisait-elle, horrible». J'étais gêné, je ne savais pas quoi dire. On avait arrêté plusieurs de ses collègues, des gens avec qui elle travaillait depuis des années. «Ça n'est pas possible, on a dû faire une erreur… J'ai entendu dire que votre ami Thomas s'occupait des investigations, vous ne pourriez pas lui parler?» – «Ça ne servirait à rien, dis-je doucement Thomas fait son devoir. Mais ne vous inquiétez pas trop pour vos amis. On veut peut-être seulement leur poser des questions. S'ils sont innocents, ils seront relâchés.» Elle ne pleurait plus, elle s'était essuyé les yeux, mais son visage restait tendu. «Excusez-moi, dit-elle- Mais quand même, reprit-elle, il faut essayer de les aider, vous ne pensez pas?» Malgré ma fatigue, je restais patient: «Hélène, vous devez comprendre le climat qui règne. On a tenté de tuer le Führer, ces hommes voulaient trahir l'Allemagne. Si vous essayez d'intervenir, vous ne ferez qu'attirer des soupçons sur vous. Il n'y a rien que vous puissiez faire. C'est entre les mains de Dieu». – «De la Gestapo, vous voulez dire», répliqua-t-elle avec un mouvement de colère. Elle se ressaisit: «Excusez-moi, je suis… je suis…,» Je lui touchai la main: «Ça va aller». Elle but du thé, je la contemplais. «Et vous? demanda-t-elle- Vous allez reprendre votre-travail?» Je regardais par la fenêtre, les ruines muettes, le ciel bleu pâle, brouillé par la fumée omniprésente. «Pas tout de suite. Il faut que je reprenne des forces». Elle tenait sa tasse levée, à deux mains. «Que va-t-il se passer?» Je haussai les épaules: «En général? On va continuer à se battre, les gens vont continuer à mourir, et puis un jour ça finira, et ceux qui sont encore vivants essayeront d'oublier tout ça». Elle baissait la tête: «Je regrette les jours où nous allions nager à la piscine», murmura-t-elle. – «Si vous voulez, proposai-je, lorsque j'irai mieux, nous y retournerons». Elle regarda à son tour par la fenêtre: «Il n'y a plus de piscine à Berlin», dit-elle calmement.
En partant, elle s'était arrêtée sur le pas de la porte et m'avait encore une fois regardé. J'allais parler, mais elle posa un doigt sur mes lèvres: «Ne dites rien». Ce doigt, elle le laissa un instant de trop. Puis elle tourna les talons et descendit les escaliers à pas rapides. Je ne comprenais pas ce qu'elle voulait, elle semblait tourner autour de quelque chose sans oser ni s'en approcher, ni s'en éloigner. Cette ambiguïté me déplaisait, j'aurais voulu qu'elle se déclare franchement; alors, j'aurais pu choisir, dire non ou dire oui, et cela aurait été réglé. Mais elle-même ne devait pas le savoir. Et ce dont je lui avais parlé dans ma crise ne devait pas lui faciliter les choses; aucun bain, aucune piscine ne suffirait à laver de telles paroles.
Je m'étais aussi remis à lire. Mais lire des livres sérieux, de la littérature, j'en aurais été bien incapable, je reprenais dix fois la même phrase avant de me rendre compte que je ne l'avais pas comprise. C'est comme cela que je retrouvai sur mes étagères les aventures martiennes d'E.R. Burroughs, que j'avais rapportées du grenier de la maison de Moreau et soigneusement rangées sans jamais les ouvrir. Je lus ces trois livres d'une traite; mais à mon regret je n'y retrouvai rien de l'émotion qui m'empoignait lors de mes lectures d'adolescent, lorsque, enfermé dans les cabinets ou enfoui dans mon lit, j'oubliais durant des heures le monde extérieur pour me perdre avec volupté dans les méandres de cet univers barbare, d'un érotisme trouble, peuplé de guerriers et de princesses vêtus seulement d'armes et de bijoux, de tout un fatras baroque de monstres et de machines. J'y fis par contre des découvertes surprenantes, insoupçonnées du garçon ébloui que j'avais été: certains passages de ces romans de science-fiction, en effet, me révélèrent ce prosateur américain comme l'un des précurseurs inconnus de la pensée völkisch. Ses idées, dans mon désœuvrement, m'en dictèrent d'autres; me rappelant alors les conseils de Brandt, que j'avais été jusque-là bien trop occupé pour suivre, je fis venir une machine à écrire et rédigeai un bref mémoire pour le Reichsführer, citant Burroughs comme un modèle pour des réformes sociales en profondeur que la SS se devra d'envisager après la guerre. Ainsi, pour augmenter la natalité d'après-guerre et obliger les hommes à se marier jeunes, je prenais pour exemple les Martiens rouges, qui recrutaient leurs travailleurs forcés non seulement parmi les criminels et les prisonniers de guerre, mais aussi parmi les célibataires confirmés trop pauvres pour payer la forte taxe de célibat imposée par tout gouvernement martien-rouge; et je consacrai tout un développement à cette taxe de célibat qui, si jamais elle était imposée, grèverait lourdement mes propres finances. Mais je réservais des propositions encore plus radicales à l'élite de la SS, qui devait prendre exemple sur les Martiens verts, ces monstres de trois mètres de haut pourvus de quatre bras et de défenses: Toute la propriété parmi les Martiens verts est possédée en commun par la communauté, sauf les armes personnelles, les ornements et les soies et fourrures de lit des individus… Les femmes et les enfants de la suite d'un homme peuvent être comparés à une unité militaire dont il est responsable en matière de formation, de discipline, d'approvisionnement… Ses femmes ne sont d'aucune façon des épouses. Leur accouplement est uniquement une question d'intérêt communautaire, et est dirigé sans référence à la sélection naturelle. Le conseil des chefs de chaque communauté contrôle cette affaire aussi sûrement que le propriétaire d'un étalon de course du Kentucky dirige l'élevage scientifique de sa progéniture pour l'amélioration de la race entière. Je m'inspirai de ceci pour suggérer des réformes progressives du Lebensborn, C'était en vérité creuser ma propre tombe, et une partie de moi riait presque de l'écrire, mais cela me semblait aussi logiquement découler de notre Weltanschauung, en outre je savais que cela plairait au Reichsführer; les passages de Burroughs me rappelaient obscurément l'utopie prophétique qu'il nous avait exposée à Kiev, en 1941. En effet, dix jours après avoir envoyé mon mémoire, je recevais une réponse signée de sa main (ses instructions, la plupart du temps, étaient signées par Brandt ou même Grothmann): Très cher Doktor Aue!
J'ai lu avec un vif intérêt votre exposé. Je suis heureux de savoir que vous allez mieux et que vous consacrez votre convalescence à des recherches utiles; je ne savais pas que vous vous intéressiez à ces questions si vitales pour l'avenir de notre race. Je me demande si l'Allemagne, même après la guerre, sera prête à accepter des idées aussi profondes et nécessaires. Il faudra certainement encore un long travail sur les mentalités. Quoi qu'il en soit, lorsque vous serez guéri, je serai heureux de discuter avec vous plus en détail de ces projets et de cet auteur visionnaire. Heil Hitler! Votre,
Heinrich Himmler
Flatté, j'attendis que Thomas me rende visite pour lui montrer cette lettre ainsi que mon mémoire; mais à ma surprise, il prit la chose avec colère: «Tu crois vraiment que c'est le moment, pour ces gamineries?» Il semblait avoir perdu tout sens de l'humour; lorsqu'il se mit à me détailler les dernières arrestations, je commençai à comprendre pourquoi Même dans mon propre entourage des hommes étaient impliqués: deux de mes camarades d'université et mon ancien professeur de Kiel, Jessen, qui ces dernières années s'était apparemment rapproché de Goerdeler. «On a aussi trouvé des preuves contre Nebe, mais il a disparu. Évanoui dans la nature. Tu me diras, si quelqu'un sait faire, c'est bien lui. Il devait être un peu tordu: chez lui, il y avait le film d'un gazage, à l'Est, tu l'imagines se passant ça le soir?» J'avais rarement vu Thomas aussi nerveux. Je le fis boire, lui offris des cigarettes, mais il ne lâcha pas grand-chose; je crus juste comprendre que Schellenberg avait eu des contacts avec certains cercles d'opposition, avant l'attentat En même temps, Thomas vitupérait avec rage les conspirateurs: «Tuer le Führer! Comment ont-ils même pu songer que ce serait une solution? Qu'il se soit défait du commandement de la Wehrmacht, d'accord, de toute façon il est malade. On aurait même pu envisager, je ne sais pas, de le pousser à la retraite, si vraiment il le fallait, le laisser président mais remettre le pouvoir au Reichsführer… Les Anglais, d'après Schellenberg, accepteraient de négocier avec le Reichsführer. Mais tuer le Führer? Insensé, ils ne se rendaient pas compte… Ils lui ont prêté serment et ils essayent de le tuer». Cela semblait vraiment le travailler; pour moi, même l'idée que Schellenberg ou le Reichsführer eussent songé à mettre le Führer à l'écart me choquait. Ça ou le tuer, je n'y voyais pas une grande différence, mais je ne le dis pas à Thomas, il était déjà trop déprimé.
Ohlendorf, que je vis vers la fin du mois lorsque je recommençai enfin à sortir, semblait penser comme moi. Je le trouvai, lui déjà si maussade, plus abattu encore que Thomas. Il m'avoua que la nuit précédant l'exécution de Jessen, avec qui il était resté lié malgré tout, il n'avait pu fermer l'œil. «Je n'arrêtais pas de penser à sa femme et ses enfants. J'essayerai de les aider, je compte leur verser une partie de mon salaire». Il estimait néanmoins que Jessen méritait la peine de mort Depuis des années, m'expliqua-t-il, notre professeur avait rompu ses attaches avec le national-socialisme. Ils avaient continué à se voir, à discuter, et Jessen avait même tenté de recruter son ancien élève. Ohlendorf était d'accord avec lui sur beaucoup de points: «C'est clair, la corruption généralisée dans le Parti, l'érosion du droit formel, l'anarchie pluraliste qui a remplacé le Führerstaat, tout ça est inacceptable. Et les mesures contre les Juifs, cette Endlösung a été une erreur. Mais renverser le Führer et le NSDAP, c'est impensable. Il faut purger le Parti, faire monter les vétérans du front, qui ont une vision réaliste des choses, les cadres de la Hitlerjugend, peut-être les seuls idéalistes qu'il nous reste. Ce sont ces jeunes qui devront donner l'impulsion au Parti après la guerre. Mais on ne peut pas songer à revenir en arrière, au conservatisme bourgeois des militaires de carrière et des aristocrates prussiens Ce geste les déconsidère à tout jamais. D'ailleurs, le peuple l'a bien compris». C'était vrai: tous les rapports SD montraient que les gens et les soldats ordinaires, malgré leurs soucis, leur fatigue, leurs angoisses, leur démoralisation, voire leur défaitisme, étaient scandalisés par la trahison des comploteurs. L'effort de guerre et la campagne d'austérité trouvaient là un surcroît d'énergie; Goebbels, enfin autorisé à déclarer la «guerre totale» qui lui tenait tant à cœur, se démenait pour l'exciter, sans que ce fût vraiment nécessaire. La situation ne faisait pourtant qu'empirer: les Russes avaient repris la Galicie et dépassé leur frontière de 1939, Lublin tombait, et la vague était enfin venue mourir dans les faubourgs de Varsovie, où le commandement bolchevique attendait visiblement que nous écrasions pour eux l'insurrection polonaise lancée au début du mois. «Nous faisons là le jeu de Staline, commentait Ohlendorf. Il vaudrait mieux expliquer à l'AK que les bolcheviques représentent un danger encore plus grand que nous. Si les Polonais se battaient à nos côtés, on pourrait encore freiner les Russes. Mais le Führer ne veut pas en entendre parler. Et les Balkans vont tomber comme un château de cartes». En Bessarabie, en effet, la 6e armée reconstituée sous Fretter-Pico était en train de se faire tailler en pièces à son tour: les portes de la Roumanie bâillaient, grandes ouvertes. La France était de toute évidence perdue; après avoir ouvert un autre front en Provence et pris Paris, les Anglo-Américains s'apprêtaient à nettoyer le reste du pays tandis que nos troupes meurtries refluaient vers le Rhin. Ohlendorf était très pessimiste: «Les nouvelles fusées sont presque prêtes, selon Kammler. Il est convaincu que cela changera le cours de la guerre. Mais je ne vois pas comment. Une fusée transporte moins d'explosifs qu'un B-17 américain, et ne sert qu'une fois». À la différence de Schellenberg, dont il refusait de parler, il n'avait pas de plans, pas de solutions concrètes: il ne pouvait parler que d'un «dernier élan national-socialiste, un gigantesque soubresaut», ce qui pour moi ressemblait un peu trop à la rhétorique de Goebbels. J'avais l'impression qu'il se résignait secrètement à la défaite. Mais je ne pense pas qu'il se l'était encore avoué.
Les événements du 20 juillet eurent une autre conséquence, mineure, mais fâcheuse pour moi: mi-août, la Gestapo arrêtait le juge Baumann, de la cour S S de Berlin. Je l'appris assez rapidement par Thomas, mais n'en mesurai pas tout de suite les conséquences. Début septembre, je fus convoqué par Brandt, qui accompagnait le Reichsführer en inspection dans le Schleswig-Holstein. Je rejoignis le train spécial près de Lübeck. Brandt commença par m'annoncer que le Reichsführer voulait accorder la Ve classe à ma Croix du Service de guerre: «Quoi que vous en pensiez, votre action en Hongrie a été très positive. Le Reichsführer en est content. Il a aussi été favorablement impressionné par votre dernière initiative». Puis il m'informa que la Kripo avait demandé au remplaçant de Baumann de réexaminer le dossier qui me mettait en cause; celui-ci avait écrit au Reichsführer: à son avis, les accusations méritaient enquête. «Le Reichsführer n'a pas changé d'avis, et vous gardez toute sa confiance. Mais il pense que ce serait vous desservir que d'empêcher de nouveau l'enquête. Des bruits commencent à courir, vous devriez le savoir. Le mieux serait que vous vous défendiez et prouviez votre innocence: ainsi, on pourra clore l'affaire une bonne fois pour toutes». Cette idée ne me plaisait guère, je commençais à trop bien connaître l'obstination maniaque de Clemens et Weser, mais je n'avais pas le choix. De retour à Berlin, je me présentai de moi-même à la cour devant le juge von Rabingen, un national-socialiste fanatique, et lui exposai ma version des faits. Il me rétorqua que le dossier monté par la Kripo contenait des éléments troublants, il revenait surtout sur ces vêtements allemands, ensanglantés, à ma taille, il était aussi intrigué par l'histoire des jumeaux, qu'il voulait absolument éclaircir. La Kripo avait enfin interrogé ma sœur, rentrée en Poméranie: elle avait confié les jumeaux à une institution privée, en Suisse; elle affirmait qu'il s'agissait de nos petits-cousins orphelins, nés en France, mais dont les actes de naissance avaient disparu dans la débâcle française de 1940. «C'est peut-être vrai, déclara sourcilleusement von Rabingen. Mais c'est invérifiable pour le moment». Cette suspicion permanente me hantait. Plusieurs jours durant, je faillis succomber à une rechute de ma maladie, je restais enfermé chez moi dans une prostration noire, allant même jusqu'à refuser ma porte à Hélène, venue me rendre visite. La nuit, Clemens et Weser, marionnettes animées, mal taillées et mal peintes, sautaient à pieds joints sur mon sommeil, grinçaient à travers mes rêves, bourdonnaient autour de moi comme de sales petites bestioles moqueuses. Ma mère elle-même parfois se joignait à ce chœur, et dans mon angoisse j'en venais à croire que ces deux clowns avaient raison, que j'étais devenu fou et l'avais en effet assassinée. Mais je n'étais pas fou, je le sentais, et toute l'affaire se résumait à un malentendu monstrueux. Lorsque je me ressaisis un peu, j'eus l'idée de contacter Morgen, ce juge intègre que j'avais connu à Lublin. Il travaillait à Oranienburg: il m'invita tout de suite à venir le voir et me reçut avec affabilité. Il me parla d'abord de ses activités: après Lublin, il avait installé une commission à Auschwitz, et inculpé Grabner, le chef de la Politische Abteilung, pour deux mille meurtres illégaux; Kaltenbrunner avait fait relâcher Grabner; Morgen l'avait réarrêté et l'instruction suivait son cours, ainsi que celle de nombreux complices et autres subalternes corrompus; mais en janvier un incendie d'origine criminelle avait détruit la baraque où la commission entreposait toutes les preuves à charge et une partie des dossiers, ce qui compliquait bien les choses. Maintenant, m'avoua-t-il en confidence, il visait Höss lui-même: «Je suis convaincu qu'il s'est rendu coupable de détournement de biens de l'État et de meurtres; mais j'aurai du mal à le prouver; Höss bénéficie de hautes protections. Et vous? J'ai entendu dire que vous aviez des problèmes». Je lui expliquai mon cas. «Il ne suffit pas qu'ils accusent, dit-il pensivement, ils doivent prouver. Personnellement, je fais confiance à votre sincérité: je ne connais que trop les pires éléments de la S S, et je sais que vous n'êtes pas comme eux. Quoi qu'il en soit, pour vous inculper, ils doivent prouver des choses concrètes, que vous vous trouviez là au moment du meurtre, que ces fameux vêtements étaient à vous. Où sont-ils, ces vêtements? S'ils sont restés en France, il me semble que l'accusation ne tient plus à grand-chose. Et puis, les autorités françaises qui ont émis la demande d'entraide judiciaire sont maintenant sous le contrôle de la puissance ennemie: vous devriez demander à un expert en droit international d'étudier cet aspect des choses». Je sortis de cet entretien un peu réconforté: l'entêtement maladif des deux enquêteurs me rendait paranoïaque, je n'arrivais plus à voir où était le vrai, où était le faux, mais le bon sens juridique de Morgen m'aidait à retrouver la terre ferme. En fin de compte, et comme toujours avec la justice, cette histoire dura encore des mois. Je n'en narrerai pas les péripéties en détail. J'eus plusieurs confrontations avec von Rabingen et les deux enquêteurs; ma sœur, en Poméranie, dut faire des dépositions: elle s'était méfiée, elle ne révéla jamais que je l'avais informée du meurtre, elle affirma avoir reçu un télégramme d'Antibes, d'un associé de Moreau. Clemens et Weser furent forcés de reconnaître qu'ils n'avaient jamais vu les fameux vêtements: toutes leurs informations provenaient de lettres de la police judiciaire française, qui avaient peu de valeur juridique, surtout maintenant. En outre, comme le meurtre avait été commis en France, une inculpation n'aurait servi qu'à m'extrader, ce qui était évidemment devenu impossible – bien qu'un avocat, point du tout désagréablement d'ailleurs, me suggérât que devant une cour S S je pouvais encourir la peine de mort pour infraction à l'honneur, sans référence au code criminel civil.
Ces considérations ne semblaient pas entamer la faveur que le Reichsführer me manifestait. Lors d'un de ses passages éclairs à Berlin, il me fit venir à bord de son train et, après une cérémonie où je reçus ma nouvelle décoration en compagnie d'une dizaine d'autres officiers, la plupart de la Waffen-SS, il m'invita dans son cabinet privé pour m'entretenir de mon mémoire, dont les idées, selon lui, étaient saines mais demandaient un approfondissement. «Par exemple, il y a l'Église catholique. Si nous imposons une taxe sur le célibat, ils vont certainement exiger une exemption pour le clergé. Et si nous la leur accordons, ce sera une nouvelle victoire pour eux, une nouvelle démonstration de leur force. Ainsi, je pense qu'une précondition à toute évolution positive, après la guerre, sera de régler la Kirchefrage, la question des deux églises. De manière radicale s'il le faut: ces Pfaffen, ces moinillons, sont presque pires que des Juifs. Vous ne pensez pas? Je suis entièrement en accord avec le Führer à ce sujet: la religion chrétienne est une religion juive, fondée par un rabbin juif, Saul, comme véhicule pour porter le Judaïsme à un autre niveau, le plus dangereux avec le Bolchevisme. Éliminer les Juifs et garder les Chrétiens, ce serait s'arrêter à mi-chemin». J'écoutais tout cela gravement, en prenant des notes. À la fin de l'entretien seulement, le Reichsführer évoqua mon affaire: «Ils n'ont produit aucune preuve, je crois?» – «Non, mon Reichsführer. Il n'y en a aucune». – «C'est très bien. J'ai tout de suite vu que c'était une sottise. Enfin, il vaut mieux qu'ils s'en convainquent eux-mêmes, n'est-ce pas?» Il me raccompagna jusqu'à la porte et me serra la main après que je l'eus salué: «Je suis très content de votre travail, Obersturmbannführer. Vous êtes un officier plein d'avenir». Plein d'avenir? L'avenir me semblait plutôt se rétrécir chaque jour, le mien comme celui de l'Allemagne. Lorsque je me retournais, je contemplais avec effroi le long couloir obscur, le tunnel qui menait du fond du passé jusqu'au moment présent. Qu'étaient devenues les plaines infinies qui s'ouvraient devant nous quand, sortis de l'enfance, nous abordions l'avenir avec énergie et confiance? Toute cette force semblait n'avoir servi qu'à nous bâtir une prison, voire un gibet. Depuis ma maladie, je ne voyais personne, le sport, je l'avais abandonné aux autres. La plupart du temps je mangeais seul chez moi, la porte-fenêtre grande ouverte, profitant de l'air doux de la fin de l'été, des dernières feuilles vertes qui, lentement, au milieu des ruines de la ville, préparaient leur ultime flambée de couleur. De temps en temps, je sortais avec Hélène, mais une gêne douloureuse planait sur ces rencontres; tous deux, nous devions rechercher la douceur, l'intense suavité des premiers mois, mais elle avait disparu et nous ne savions plus la retrouver, or en même temps nous tentions de faire semblant que rien n'avait changé, c'était étrange. Je ne comprenais pas pourquoi elle s'entêtait à rester à Berlin: ses parents étaient partis chez un cousin dans la région de Bade, mais quand – avec sincérité et non avec ma cruauté inexplicable de malade – je la pressais de les rejoindre, elle m'opposait des prétextes dérisoires, son travail, la garde de leur appartement Dans mes moments de lucidité je me disais qu'elle restait à cause de moi, et je me demandais si, justement, l'horreur que mes paroles avaient dû lui inspirer ne l'encourageait pas, si elle n'espérait pas, peut-être, me sauver de moi-même, idée ridicule s'il en est, mais qui sait ce qui se passe dans la tête d'une femme? Il devait y avoir autre chose encore, et je m'en apercevais parfois. Un jour, nous marchions dans la rue, une voiture roula dans une flaque près de nous: le jet d'eau bondit sous la jupe d'Hélène, l'éclaboussant jusqu'à la cuisse. Elle partit d'un fou rire incongru, presque cassant.
«Qu'avez-vous à rire ainsi, qu'est-ce qui est si drôle?» – «Vous, c'est vous, me lança-t-elle à travers son rire. Jamais vous ne m'avez touchée si haut». Je ne répondis rien, qu'aurais-je pu dire? J'aurais pu lui faire lire, pour la remettre à sa place, le mémoire que j'avais adressé au Reichsführer; mais je sentais bien que ni cela, ni même une franche explication sur mes mœurs ne l'auraient découragée, elle était comme ça, têtue, elle avait fait son choix presque au hasard et maintenant elle s'y tenait avec obstination, comme si le choix lui-même comptait plus que celui qui en avait fait l'objet. Pourquoi ne l'envoyais-je pas promener? Je ne sais pas. Je n'avais plus grand monde à qui parler. Thomas travaillait quatorze, seize heures par jour, je le voyais à peine. La plupart de mes collègues avaient été délocalisés. Hohenegg, je l'appris en téléphonant à l'OKW, avait été envoyé au front en juillet, et se trouvait toujours à Königsberg avec une partie de l'OKHG Centre, Professionnellement, et malgré les encouragements du Reichsführer, j'avais atteint un point mort: Speer avait fait une croix sur moi, je n'avais plus de contacts qu'avec des subalternes, et mon bureau, auquel on ne demandait plus rien, servait presque uniquement de boîte postale pour les plaintes de multiples entreprises, organismes ou ministères. De temps en temps Asbach et les autres membres de l'équipe pondaient une étude que j'envoyais à droite et à gauche; on me répondait poliment, ou pas du tout. Mais je ne compris pleinement à quel point j'avais fait fausse route que le jour où Herr Leland m'invita à prendre le thé. C'était au bar de l'Adlon, l'un des seuls bons restaurants encore ouverts, une véritable tour de Babel, on y parlait une dizaine de langues, tous les membres du corps diplomatique étranger semblaient s'y être donné rendez-vous. Je trouvai Herr Leland à une table, un peu à l'écart. Un maître d'hôtel vint me servir du thé avec des gestes précis et Leland attendit qu'il se soit éloigné pour m'adresser la parole. «Comment va ta santé?» s'enquit-il. – «Bien, mein Herr. Je suis tout à fait remis». – «Et ton travail?» – «Cela va bien, mein Herr. Le Reichsführer semble satisfait. J'ai été récemment décoré». Il ne disait rien, il buvait un peu de thé. «Mais cela fait plusieurs mois que je n'ai pas revu le Reichsminister Speer», continuai-je. Il fit un signe abrupt de la main: «Cela n'a plus d'importance. Speer nous a beaucoup déçus. Il faut passer à autre chose, maintenant». – «Quoi, mein Herr?» – «C'est en cours d'élaboration», dit-il lentement, avec sa touche d'accent assez particulier. «Et comment va le Dr. Mandelbrod, mein Herr?» Il me fixa de son regard froid, sévère. Comme toujours j'étais incapable de distinguer son œil de verre de l'autre. «Mandelbrod se porte bien. Mais je dois te dire que tu l'as un peu déçu». Je ne dis rien. Leland but encore un peu de thé avant de continuer: «Je dois dire que tu n'as pas satisfait toutes nos attentes. Tu n'as pas fait preuve de beaucoup d'initiative, ces derniers temps. Ta performance en Hongrie a été décevante». – «Mein Herr… J'ai fait de mon mieux. Et le Reichsführer m'a félicité pour mon travail. Mais il y a tellement de rivalité entre les départements, tout le monde fait de l'obstruction»… Leland ne semblait prêter aucune attention à mes paroles. «Nous avons l'impression, dit-il enfin, que tu n'as pas compris ce que nous attendons de toi». – «Qu'attendez-vous de moi, mein Herr?» – «Plus d'énergie. Plus de créativité. Tu dois produire des solutions, pas créer des obstacles. Et puis, permets-moi de te le dire, tu te dissipes. Le Reichsführer nous a fait suivre ton dernier mémoire: au lieu de perdre ton temps avec des enfantillages, tu devrais songer au salut de l'Allemagne». Je sentais mes joues brûler et fis un effort pour maîtriser ma voix. «Je ne songe à rien d'autre, mein Herr. Mais, comme vous le savez, j'ai été très malade. J'ai aussi… d'autres problèmes». Deux jours avant j'avais eu un entretien pénible avec von Rabingen. Leland ne disait rien, il fit un signe et le maître d'hôtel réapparut pour le servir. Au bar, un jeune homme aux cheveux ondulés, en costume à carreaux avec un nœud papillon, riait trop fort. Un bref regard me suffit pour le jauger: cela faisait longtemps que je n'avais pas pensé à ça. Leland reprenait la parole: «Nous sommes au courant de tes problèmes. Il est inadmissible que les choses soient allées aussi loin. Si tu avais besoin de tuer cette femme, soit, mais tu aurais dû faire cela proprement». Le sang s'était retiré de mon visage: «Mein Herr…, parvins-je à articuler d'une voix blanche. Je ne l'ai pas tuée. Ce n'est pas moi». Il me contempla calmement: «Soit, dit-il. Sache que cela nous est complètement égal. Si tu l'as fait, c'était ton droit, ton droit souverain. En tant qu'anciens amis de ton père, nous le comprenons tout à fait Mais ce que tu n'avais pas le droit de faire, c'était de te compromettre. Cela réduit singulièrement ton utilité pour nous». J'allais protester de nouveau mais il me coupa la parole d'un geste. «Attendons de voir comment les choses se développent Nous espérons que tu te ressaisiras». Je ne dis rien et il leva un doigt. Le maître d'hôtel ressurgit; Leland chuchota quelques mots et se leva. Je me levai aussi. «À bientôt, fit-il de sa voix monocorde. Si tu as besoin de quelque chose, prends contact avec nous». Il partit sans me serrer la main, suivi du maître d'hôtel. Je n'avais pas touché à mon thé. Je me rendis au bar et commandai un cognac, que je vidai d'une traite. Une voix agréable, traînante, fortement accentuée, se fit entendre près de moi: «C'est un peu tôt dans la journée pour boire comme ça. Vous en voulez un autre?» C'était le jeune homme au nœud papillon. J'acceptai; il en commanda deux et se présenta: Mihaï L, troisième secrétaire à la légation de Roumanie. «Comment vont les choses, à la S S?» demanda-t-il après avoir trinqué. – «À la S S? Ça va. Et le corps diplomatique?» II haussa les épaules: «Maussade. Il n'y a plus» – il fit un geste large en direction de la salle – «que les derniers des Mohicans. On ne peut pas vraiment organiser de cocktails, à cause des restrictions, alors on se retrouve ici au moins une fois par jour. De toute façon je n'ai même plus de gouvernement à représenter». La Roumanie, après avoir déclaré la guerre à l'Allemagne, fin août, venait de capituler devant les Soviétiques. «C'est vrai. Que représente votre légation, alors?» – «En principe, Horia Sima. Mais c'est une fiction, Herr Sima se représente très bien tout seul. Quoi qu'il en soit» – il indiqua de nouveau plusieurs personnes – «on est tous à peu près dans le même cas. Mes collègues français et bulgares, surtout Les Finlandais sont presque tous partis. Il n'y a plus que les Suisses et les Suédois comme vrais diplomates». Il me regarda en souriant: «Venez dîner avec nous, je vous présenterai à d'autres fantômes de mes amis». Dans mes relations, je l'ai peut-être dit, j'avais toujours pris soin d'éviter les intellectuels ou les hommes de ma classe sociale: ils voulaient toujours parler, et avaient une fâcheuse tendance à tomber amoureux. Avec Mihaï, je fis une exception, mais il n'y avait pas trop de risques, c'était un cynique, frivole et amoral. Il avait une maisonnette à l'ouest de Charlottenburg, je le laissai m'y inviter le premier soir, après le dîner, sous prétexte de prendre un dernier verre, et j'y passai la nuit
Sous ses airs excentriques, il avait le corps dur et noueux d'un athlète, héritage sans doute de ses origines paysannes, des poils bruns, bouclés, luxuriants, une rêche odeur de mâle. Cela l'amusait beaucoup d'avoir séduit un S S: «La Wehrmacht ou l'Auswärtiges Amt, c'est trop facile». Je le revis de temps en temps. Parfois j'allais le voir après avoir dîné avec Hélène, je me servais de lui brutalement, comme pour laver de ma tête les désirs muets de mon amie, ou ma propre ambiguïté.
En octobre, juste après mon anniversaire, je fus renvoyé en Hongrie. Horthy avait été renversé par un coup de main de von dem Bach et de Skorzeny, et les Croix-Fléchées de Szâlasi étaient au pouvoir. Kammler réclamait à cor et à cri de la main-d'œuvre pour ses usines souterraines et ses V-2, dont les premiers modèles venaient d'être lancés en septembre. Les troupes soviétiques pénétraient déjà en Hongrie, par le sud, ainsi que sur le territoire même du Reich, en Prusse orientale. À Budapest, le SEk avait été dissous en septembre, mais Wisliceny se trouvait toujours là et Eichmann refit rapidement son apparition. Encore une fois, ce fut un désastre. Les Hongrois acceptèrent de nous donner cinquante mille Juifs de Budapest (en novembre, Szâlasi insistait déjà sur le fait qu'ils n'étaient que «prêtés»), mais il fallait les convoyer à Vienne, pour Kammler et pour la construction d'un Ostwall, et il n'y avait plus de transport disponible: Eichmann, sans doute avec l'accord de Veesenmayer, décida de les y envoyer à pied. L'histoire est connue: beaucoup moururent en route, et l'officier chargé de la réception, l'Obersturmbannfilhrer Hose, refusa la plupart de ceux qui arrivèrent, car il ne pouvait pas, encore une fois, employer de femmes pour des travaux de terrassement. Je ne pus strictement rien faire, personne n'écoutait mes suggestions, ni Eichmann, ni Winkelmann, ni Veesenmayer, ni les Hongrois. Lorsque l'Obergruppenführer Jüttner, le patron de la SS-FHA, arriva à Budapest avec Becher, je tentai d'intervenir auprès de lui; Jüttner avait croisé les marcheurs, qui tombaient comme des mouches dans la boue, la pluie, la neige; ce spectacle l'avait scandalisé et il alla effectivement protester auprès de Winkelmann; mais Winkelmann le renvoya à Eichmann, sur qui il n'avait aucun contrôle, et Eichmann refusa carrément de voir Jüttner, il lui dépêcha un de ses subordonnés qui balaya les plaintes avec morgue. Eichmann, c'étaii visible, ne se sentait plus, il n'écoutait plus personne, sauf peut-être Müller et Kaltenbrunner, et Kaltenbrunner ne semblait même plus écouter le Reichsführer. J'en parlai avec Becher, qui devait voir Himmler, je lui demandai d'intervenir, il promit de faire son possible. Szâlasi, lui, prit rapidement peur: les Russes avançaient; mi-novembre il mit fin aux marches, on n'en avait même pas envoyé trente mille, encore un gâchis insensé, un de plus. Plus personne ne semblait savoir ce qu'il faisait, ou plutôt chacun faisait strictement ce qu'il voulait, seul, de son côté, il devenait impossible de travailler dans de telles conditions. Je fis une dernière démarche auprès de Speer, qui en octobre avait pris le contrôle complet de l'Arbeitseinsatz, y compris de l'utilisation des détenus du WVHA; il accepta enfin de me recevoir, mais il expédia l'entretien, auquel il ne voyait aucun intérêt. Il est vrai que je n'avais pas grand-chose de concret à lui offrir. Quant au Reichsführer, je ne comprenais plus du tout sa position. Fin octobre, il donna à Auschwitz l'ordre de cesser de gazer les Juifs, et fin novembre, déclarant la question juive résolue, il ordonna la destruction des installations d'extermination du camp; en même temps, au RSH A et au Persönlicher Stab, on discutait activement de la création d'un nouveau camp d'extermination à Alteist-Hartel, près de Mauthausen. On disait aussi que le Reichsführer menait des négociations avec les Juifs, en Suisse et en Suède; Becher semblait au courant, mais éludait mes questions lorsque je lui demandais des éclaircissements. Je sus aussi qu'il obtint enfin que le Reichsführer convoque Eichmann (c'était plus tard, en décembre); mais je n'appris ce qui s'était dit à cette occasion que dix-sept ans plus tard, lors du procès à Jérusalem de ce brave Obersturmbannführer: Becher, devenu homme d'affaires et millionnaire à Brème, expliqua dans sa déposition que la rencontre avait eu lieu dans le train spécial du Reichsführer, dans la Forêt-Noire, près de Trimberg, et que le Reichsführer avait parlé à Eichmann avec à la fois bonté et colère. On cite souvent depuis dans les livres une phrase que le Reichsführer aurait alors, selon Becher, lancé à son subordonné entêté: «Si jusqu'à maintenant vous avez exterminé les Juifs, dorénavant, si je vous en donne l'ordre, comme je le fais, vous serez une bonne d'enfant pour les Juifs. Je vous rappelle qu'en 1933 c'est moi qui ai créé le RSH A, et non pas le Gruppenführer Müller ou vous-même. Si vous ne pouvez pas m'obéir, dites-le-moi!» Il est possible que ce soit vrai. Mais le témoignage de Becher est éminemment sujet à caution; il s'attribue par exemple, grâce à son influence sur Himmler, la cessation des marches forcées de Budapest – alors que l'ordre venait des Hongrois paniqués – et aussi, prétention encore plus outrée, l'initiative de l'ordre d'interruption de la Endlösung: or si quelqu'un a pu souffler cela au Reichsführer, ce ne fut certainement pas cet affairiste rusé (Schellenberg, peut-être).
Mon affaire juridique continuait son chemin; régulièrement, le juge von Rabingen me convoquait pour éclaircir un point ou un autre- Je voyais de temps en temps Mihaï; quant à Hélène, elle semblait devenir de plus en plus transparente, non pas de peur, mais d'émotion contenue. Lorsque, à mon retour de Hongrie, je lui parlai des atrocités de Nyfregyhâza (le IIIe corps blindé avait repris la ville aux Russes, fin octobre, et avait trouvé des femmes de tout âge violées, des parents cloués vivants aux portes devant leurs enfants mutilés; et il s'agissait là de Hongrois, pas d'Allemands), elle me regarda longuement, puis dit avec douceur: «Et en Russie, c'était très différent?» Je ne dis rien. Je regardais ses poignets, extraordinairement fins, qui dépassaient de sa manche; je me disais que j'aurais facilement pu les entourer du pouce et de l'index. «Je sais que leur vengeance sera terrible, dit-elle alors. Mais nous l'aurons méritée». Début novembre, mon appartement jusque-là miraculé disparut dans un bombardement: une mine passa par le toit et emporta les deux étages supérieurs; le pauvre Herr Zempke succomba à une crise cardiaque en sortant de la cave à moitié écroulée. Heureusement, j'avais pris l'habitude de garder une partie de mes vêtements et de mon linge au bureau. Mihaï me proposa d'emménager chez lui; je préférai réinstaller à Wannsee chez Thomas, qui s'était retrouvé là après l'incendie, en mai, de sa maison de Dahlem. Il y menait un train de vie endiablé, il y avait toujours là quelques énergumènes de l'Amt VI, un ou deux collègues de Thomas, Schellenberg, des filles bien sûr. Schellenberg discutait souvent en privé avec Thomas mais se méfiait visiblement de moi. Un jour, je rentrai un peu tôt, j'entendis une discussion animée dans le salon, des éclats de voix, l'intonation gouailleuse et insistante de Schellenberg: «Si ce Bernadotte accepte»… Il s'interrompit dès qu'il me vit sur le pas de la porte et me salua sur un ton plaisant: «Aue, heureux de vous voir». Mais il ne reprit pas sa conversation avec Thomas. Lorsque je me lassais des sauteries de mon ami, je me laissais parfois entraîner par Mihaï. Il fréquentait les fêtes d'adieu quotidiennes du Dr. Kosak, l'ambassadeur croate, qui avaient lieu soit à la légation, soit dans sa villa de Dahlem; le gratin du corps diplomatique et de l'Auswärtiges Amt venait s'y empiffrer, s'y enivrer, et y fréquenter les plus jolies starlettes de la UFA, Maria Milde, Ilse Werner, Marikka Rock. Un chœur chantait, vers minuit, des chants populaires dalmates; après le raid habituel des Mosquito, les artilleurs de la batterie de Flak croate stationnée à côté venaient boire et jouer du jazz jusqu'à l'aube; parmi eux se trouvait un officier rescapé de Stalingrad, mais je me gardai bien de lui dire que j'en étais aussi, il ne m'aurait plus lâché. Ces bacchanales dégénéraient parfois en orgies, des couples s'enlaçaient dans les alcôves de la légation et des olibrius frustrés sortaient vider leurs pistolets dans le jardin: un soir, ivre, je fis l'amour avec Mihaï dans la chambre de l'ambassadeur, qui ronflait en bas sur un divan; ensuite, survolté, Mihaï remonta avec une petite actrice et la prit devant moi tandis que j'achevais une bouteille de slivovitz et méditais sur les servitudes de la chair. Cette gaieté vaine et frénétique ne pouvait durer. Fin décembre, alors que les Russes assiégeaient Budapest et que notre dernière offensive s'enlisait dans les Ardennes, le Reichsführer m'envoya inspecter l'évacuation d'Auschwitz.
À l'été, l'évacuation précipitée et tardive du KL Lublin nous avait causé bien des soucis: les Soviétiques avaient pris les installations intactes, avec les entrepôts pleins, de l'eau au moulin de leur propagande d'atrocités. Depuis la fin août, leurs forces campaient sur la Vistule, mais il était bien évident qu'ils n'en resteraient pas là. Des mesures devaient être prises. L'évacuation des camps et des sous-camps du complexe d'Auschwitz, le cas échéant, tombait sous la responsabilité de l'Obergruppenführer Ernst Schmauser, le HSSPF du district militaire VIII qui comprenait la Haute-Silésie; les opérations, m'expliqua Brandt, seraient menées par le personnel du camp. Mon rôle consistait à garantir le caractère prioritaire de l'évacuation de la main-d'œuvre utilisable, en bon état, destinée à être réexploitée à l'intérieur du Reich. Après mes déboires hongrois je me méfiais: «Quels seront mes pouvoirs? demandai-je à Brandt. Est-ce que je pourrai donner les ordres nécessaires?» Il éluda la question: «L'Obergruppenführer Schmauser a la pleine autorité. Si vous voyez que le personnel du camp ne coopère pas dans l'esprit voulu, référez-en à lui et il donnera les ordres nécessaires». – «Et si j'ai des problèmes avec l'Obergruppenführer?» – «Vous n'aurez pas de problèmes avec l'Obergruppenführer. C'est un excellent national-socialiste. De toute façon vous serez en contact avec le Reichsführer ou moi-même». Je savais par expérience que c'était là une garantie bien légère. Mais je n'avais pas le choix.
La possibilité d'une avancée ennemie menaçant un camp de concentration avait été évoquée par le Reichsführer, le 17 juin 1944, dans une instruction intitulée Fall-A, le «cas A», qui donnait au HSSPF de la région, en cas de crise, des pouvoirs étendus sur le personnel du camp. Aussi, si Schmauser comprenait l'importance de sauvegarder le maximum de main-d'œuvre, les choses pourraient peut-être se passer correctement. J'allai le voir à son QG de Breslau. C'était un homme de la vieille génération, il devait avoir cinquante ou cinquante-cinq ans, sévère, raide, mais professionnel. Le plan d'évacuation des camps, m'expliqua-t-il, entrait dans le cadre général de la stratégie de retrait. Auflockerung-Raümung-Lähmung-Zerstörung («Démontage-Évacuation-Immobilisation-Destruction») formulée fin 1943 «et appliquée avec tant de succès en Ukraine et en Biélorussie, où les bolcheviques non seulement n'ont pas trouvé à se loger et à se nourrir, mais n'ont même pas, dans certains districts comme Novgorod, pu récupérer un seul être humain potentiellement utile». Le district VIII avait promulgué l'ordre de réalisation de ARLZ le 19 septembre. Dans ce cadre, 65 000 Häftlinge avaient déjà été évacués vers l'Altreich, y compris l'ensemble des détenus polonais et russes, susceptibles de présenter un danger pour les arrières en cas d'approche ennemie. Restaient 67 000 détenus, dont 35 000 travaillaient encore dans les usines de Haute-Silésie et des régions voisines. Schmauser avait confié dès octobre à son officier de liaison, le Major der Polizei Boesenberg, la planification de l'évacuation finale ainsi que des deux dernières phases de ARLZ; pour les détails, je verrais avec lui, sachant que seul le Gauleiter Bracht, en sa capacité de Reichskommissar pour la défense du Gau, pouvait prendre les décisions de mise en œuvre. «Vous comprenez, me déclara Schmauser pour conclure, nous savons tous à quel point la préservation du potentiel de travail est importante. Mais pour nous, et pour le Reichsführer aussi, les questions de sécurité restent primordiales. Une telle masse humaine ennemie, à l'intérieur de nos lignes, représente un risque formidable, même s'ils ne sont pas armés. Soixante-sept mille détenus, c'est presque sept divisions: imaginez sept divisions ennemies en liberté derrière nos troupes durant une offensive! En octobre, vous le savez peut-être, nous avons eu un soulèvement à Birkenau, parmi les Juifs du Sonderkommando. Il a heureusement été maîtrisé, mais nous avons perdu des hommes et un des crématoires a été dynamité. Imaginez: s'ils avaient pu faire leur jonction avec les partisans polonais qui rôdent en permanence autour du camp, ils auraient pu causer des dommages incalculables, permettre à des milliers de détenus de s'échapper! Et depuis août, les Américains viennent bombarder l'usine d'IG Farben, des détenus en profitent chaque fois pour tenter de fuir. Pour l'évacuation finale, si elle a lieu, nous devons tout faire pour empêcher qu'une telle situation se reproduise. Il faudra veiller au grain». Ce point de vue, je le comprenais très bien, mais j'avais peur des conséquences pratiques qui pouvaient en découler. L'exposé de Boesenberg ne fit pas grand-chose pour me rassurer. Sur papier, son plan avait été méticuleusement préparé, avec des cartes précises pour toutes les routes d'évacuation; mais Boesenberg critiquait vivement le Sturmbannführer Bär, lequel avait refusé toute consultation commune pour l'élaboration de ce plan (une dernière réorganisation administrative, fin novembre, avait laissé cet ancien pâtissier Kommandant des camps I et II amalgamés, ainsi que Standortältester des trois camps et de tous les Nebenlager); Bär prétextait que le HSSPF n'avait aucune autorité sur le camp, ce qui était techniquement exact jusqu'à ce que le Fall-A soit déclaré, et il n'acceptait de s'en référer qu'à l'Amtsgruppe D. Une coopération étroite et fluide des instances responsables, lors d'une évacuation, se présentait mal. En outre – et cela m'inquiétait encore plus après mes expériences d'octobre et de novembre – le plan de Boesenberg prévoyait une évacuation des camps à pied, les détenus devant marcher entre 55 et 63 kilomètres avant d'être placés dans des trains à Gleiwitz et à Loslau. Ce plan était logique: la situation de guerre anticipée par le plan ne permettrait pas une pleine utilisation des voies ferrées sur les avants; de toute façon le matériel roulant manquait désespérément (dans toute l'Allemagne, il ne restait plus que quelque deux cent mille wagons, une perte de plus de 70 % du parc ferroviaire en deux mois). Il fallait aussi considérer l'évacuation des civils allemands, prioritaires, des travailleurs étrangers et des prisonniers de guerre. Le 21 décembre, le gauleiter Bracht avait promulgué un U-Plan/Treckplan complet pour la province en y incorporant le plan de Boesenberg, selon lequel les détenus des KL auraient, pour des raisons de sécurité, la priorité pour le passage de l'Oder, goulot d'étranglement principal sur les routes d'évacuation. Encore une fois, sur le papier, cela se tenait, mais je savais ce qui pouvait résulter d'une marche forcée en plein hiver, sans préparation; et encore, les Juifs de Budapest étaient partis en bonne santé, alors qu'ici il s'agirait de Häftlinge fatigués, affaiblis, mal nourris et mal vêtus, dans une situation de panique qui, même planifiée, pouvait facilement dégénérer en déroute. J'interrogeai longuement Boesenberg sur les points clefs: il m'assura qu'avant le départ des vêtements chauds et des couvertures supplémentaires seraient distribués, et que des stocks de provisions seraient prépositionnés sur les routes. On ne pouvait, affirmait-il, faire mieux. Je devais reconnaître qu'il avait sans doute raison.
À Auschwitz, je rencontrai à la Kommandantur le Sturmbannführer Kraus, un officier de liaison dépêché par Schmauser avec un Sonderkommando du SD, et installé dans le camp à la tête d'un «bureau de liaison et de transition». Ce Kraus, un jeune officier affable et compétent, dont le cou et l'oreille gauche portaient des traces de brûlure sévère, m'expliqua qu'il était principalement responsable des phases «Immobilisation» et «Destruction»: il devait notamment s'assurer que les installations d'extermination et les entrepôts ne tombent pas intactes aux mains des Russes. La responsabilité de la mise en œuvre de l'ordre d'évacuation, lorsque celui-ci serait donné, incombait quant à elle à Bär. Ce dernier me reçut assez désagréablement, j'étais visiblement à ses yeux encore un bureaucrate du dehors qui venait l'importuner dans son travail. Il me frappa par ses yeux perçants et inquiets, un nez plutôt empâté, une bouche fine mais curieusement sensuelle; ses cheveux épais et ondulés étaient soigneusement peignés avec de la brillantine, comme ceux d'un dandy de Berlin. Je le jugeai étonnamment terne et borné, encore plus que Höss qui gardait au moins le flair de l'ancien franc-tireur. Profitant de mon grade, je le réprimandai vertement pour son manque de franche coopération avec les services du HSSPF. Il me rétorqua avec une arrogance non dissimulée que Pohl soutenait pleinement sa position. «Lorsque le Fall-A sera déclaré, je me rangerai sous les ordres de l'Obergruppenführer Schmauser. Jusque-là, je ne dépends que d'Oranienburg. Vous n'avez pas d'ordres à me donner». – «Lorsque le Fall-A sera déclaré, répliquai-je rageusement, il sera trop tard pour remédier à votre incompétence. Je vous préviens que dans mon rapport au Reichsführer je vous tiendrai personnellement responsable de toute perte excessive». Mes menaces paraissaient n'avoir aucun effet sur lui, il m'écoutait en silence, avec un mépris à peine voilé.
Bär m'attribua un bureau dans la Kommandantur de Birkenau et je fis venir d'Oranienburg l'Obersturmführer Elias et un de mes nouveaux subordonnés, l'Untersturmfiihrer Darius. Je pris mes quartiers à la Haus der Waffen-SS; on me donna la même chambre que lors de ma première visite, un an et demi auparavant. Il faisait un temps épouvantable, froid, humide, changeant. Toute la région reposait sous la neige, une couche épaisse, souvent saupoudrée de la suie des mines et des cheminées d'usines, une sale dentelle grise. Dans le camp elle était presque noire, tassée par les pas de milliers de détenus, et mêlée à une boue figée par le gel. Des bourrasques violentes descendaient sans prévenir des Beskides envelopper le camp, l'étouffant une vingtaine de minutes sous un voile blanc et agité, avant de s'évanouir avec la même rapidité, laissant tout immaculé, pendant quelques moments. À Birkenau, seule une cheminée fumait encore, par à-coups, le Krema IV qu'on gardait en activité pour éliminer les détenus morts dans le camp; le Krema III était en ruine depuis l'insurrection d'octobre et les deux autres, suivant les instructions de Himmler, étaient partiellement démantelés- On avait abandonné la nouvelle zone de construction et retiré la majeure partie des baraques, de sorte que le vaste terrain vide était livré à la neige; les problèmes de surpopulation avaient été résolus par les évacuations préliminaires. Lorsque les nuages se levaient, à l'occasion, la ligne bleutée des Beskides apparaissait derrière les rangées géométriques des baraquements: et le camp, sous la neige, semblait comme apaisé et tranquille. Je me rendais presque tous les jours en inspection dans les différents camps auxiliaires, Günthergrube, Fürstergrube, Tschechowitz, Neu Dachs, les petits camps de Gleiwitz, pour vérifier l'état des préparatifs. Les longues routes plates étaient presque désertes, à peine perturbées par les camions de la Wehrmacht; je revenais le soir sous un ciel sombre, une masse pesante et grise avec, au fond, de la neige qui tombait parfois comme un drap sur les villages lointains, et derrière encore un ciel délicat, bleu et jaune pâle, avec seulement quelques nuages d'un violet muet, ourlés par la lumière du soleil couchant, bleuissant la neige et la glace des marécages qui détrempent la terre polonaise. Le soir du 31 décembre, on organisa une célébration discrète dans la Haus pour les officiers de passage et quelques officiers du camp: on chanta des cantiques mélancoliques, les hommes buvaient lentement et parlaient à voix basse; tout le monde comprenait que c'était le dernier Nouvel An de la guerre, et qu'il y avait peu de chances que le Reich survive jusqu'au prochain. Je retrouvai là le Dr. Wirths, profondément déprimé, qui avait renvoyé sa famille en Allemagne, et rencontrai l'Untersturmführer Schurz, le nouveau chef de la Politische Abteilung, qui me traita avec beaucoup plus de déférence que son Kommandant. Je discutai longuement avec Kraus; il avait servi plusieurs années en Russie, jusqu'à ce qu'il soit grièvement blessé, à Koursk, où il avait réussi de justesse à s'extirper de son panzer en flammes; après sa convalescence, il s'était vu assigner au district S S Sud-Est, à Breslau, et il avait fini à l'état-major de Schmauser. Cet officier, qui portait les mêmes prénoms, Franz Xaver, qu'un autre Kraus, théologien catholique connu du siècle précédent, me fit l'impression d'être un homme sérieux, ouvert aux opinions des autres, mais fanatiquement déterminé à mener à bien sa mission; s'il affirmait bien comprendre mes objectifs, il maintenait qu'aucun détenu ne devait, naturellement, tomber vivant aux mains des Russes, et estimait que ces deux contraintes n'étaient pas incompatibles. Il avait sans doute raison en principe, mais pour ma part je m'inquiétais – avec raison, comme on le verra – de ce que des ordres trop sévères excitent la brutalité des gardes du camp, constitués en cette sixième année de guerre de la lie de la S S, des hommes trop vieux ou trop malades pour servir au front, Volksdeutschen parlant à peine l'allemand, vétérans souffrant de troubles psychiatriques mais jugés aptes au service, alcooliques, drogués, et dégénérés assez adroits pour avoir évité le bataillon de marche ou le peloton. Beaucoup d'officiers ne valaient guère mieux que leurs hommes: avec l'expansion démesurée, en cette dernière année, du système des KL, le WVHA s'était vu obligé de recruter n'importe qui, de promouvoir des subalternes notoirement incompétents, de reprendre des officiers cassés pour faute grave, ou ceux dont personne d'autre ne voulait. Le Hauptsturmführer Drescher, un officier que je rencontrai aussi ce soir-là, me confirma dans mon point de vue pessimiste. Drescher dirigeait la branche de la commission Morgen encore installée dans le camp, et m'avait aperçu une fois avec son supérieur à Lublin; ce soir-là, dans une alcôve un peu en retrait de la salle du restaurant, il s'ouvrit à moi assez franchement sur les investigations en cours. L'enquête contre Höss, sur le point d'aboutir en octobre, s'était subitement effondrée en novembre, malgré le témoignage d'une détenue, une prostituée autrichienne que Höss avait séduite puis tenté de tuer en l'enfermant dans une cellule disciplinaire de la PA. Après sa mutation à Oranienburg fin 1943, Höss avait laissé sa famille dans la maison du Kommandant, obligeant ses remplaçants successifs à prendre leurs quartiers ailleurs; il ne les avait fait déménager qu'un mois auparavant, sans doute à cause de la menace russe, et il était de notoriété publique, dans le camp, que Frau Höss avait requis quatre camions entiers pour emporter leurs biens. Drescher en était malade, mais Morgen s'était heurté aux protections de Höss. Les enquêtes continuaient, mais ne concernaient que le menu fretin. Wirths s'était joint à nous, et Drescher continuait à parler sans se formaliser de la présence du médecin; visiblement, il ne lui apprenait rien. Wirths s'inquiétait pour l'évacuation: malgré le plan de Boesenberg, aucune mesure n'avait été prise dans le Stammlager ni à Birkenau pour préparer rations de voyage ou vêtements chauds. Moi aussi, je m'inquiétais.
Pourtant, les Russes ne bougeaient toujours pas. À l'Ouest, nos forces s'acharnaient pour percer (les Américains s'étaient accrochés à Bastogne), et nous étions aussi passés à l'offensive à Budapest, ce qui nous redonnait un peu d'espoir. Mais les fameuses fusées V-2, pour ceux qui savaient lire entre les lignes, se révélaient inefficaces, notre offensive secondaire en Alsace du Nord avait tout de suite été contenue, et l'on voyait bien que ce n'était plus qu'une question de temps. Début janvier, je donnai un jour de congé à Piontek pour qu'il évacue sa famille de Tarnowitz, au moins jusqu'à Breslau; je ne voulais pas que, le moment venu, il se ronge les sangs pour eux. La neige tombait régulièrement et, quand le ciel s'éclaircissait, la lourde fumée sale des fonderies dominait le paysage silésien, témoin d'une production de chars, de canons, de munitions qui continuerait jusqu'au dernier moment. Une dizaine de jours s'écoulèrent ainsi dans une tranquillité inquiète, ponctuée de querelles bureaucratiques. Je parvins enfin à persuader Bär de préparer des rations spéciales, afin de les distribuer aux détenus au moment du départ; pour les vêtements chauds, il me dit qu'on les prendrait au «Canada», dont les entrepôts, faute de transport, restaient bondés. Une bonne nouvelle vint brièvement alléger cette tension. Un soir, à la Haus, Drescher se présenta à ma table avec deux verres de cognac, souriant dans sa barbichette: «Félicitations, Herr Obersturmbannführer», déclara-t-il en me tendant un verre et levant l'autre. – «Je veux bien, mais pour quoi?» – «J'ai parlé aujourd'hui au Sturmbannführer Morgen. Il m'a demandé de vous dire que votre affaire est close». Que Drescher soit au courant me troubla à peine, tellement la nouvelle me soulageait. Drescher continuait: «En l'absence de toute preuve matérielle, le juge von Rabingen a décidé d'abandonner les poursuites engagées contre vous. Von Rabingen a dit au Sturmbannführer qu'il n'avait jamais vu un cas aussi mal ficelé et qui tenait à si peu de choses, et que la Kripo avait fait un travail détestable. Il n'était pas loin de penser que tout venait d'une cabale contre vous». J'inspirai: «C'est ce que j'ai toujours affirmé. Heureusement, le Reichsführer m'a gardé toute sa confiance. Si ce que vous dites est vrai, alors mon honneur est lavé». – «En effet, opina Drescher en hochant la tête. Le Sturmbannführer Morgen m'a même confié que le juge von Rabingen songeait à prendre des mesures disciplinaires contre les inspecteurs qui s'acharnaient contre vous». – «Il m'en verrait ravi». La nouvelle me fut confirmée trois jours plus tard par un courrier de Brandt, qui comportait en annexe une lettre au Reichsführer où von Rabingen affirmait qu'il s'était pleinement convaincu de mon innocence.
Aucune des deux lettres ne mentionnait Clemens et Weser, mais cela me suffisait.
Enfin, après ce bref répit, les Soviétiques lancèrent à partir de leurs têtes de pont sur la Vistule leur offensive tant redoutée. Nos maigres forces de couverture furent balayées. Les Russes, durant leur pause, avaient accumulé une puissance de feu inouïe; leurs T-34 se ruèrent en colonnes à travers les plaines polonaises, disloquant nos divisions, imitant avec brio nos tactiques de 1941; à de nombreux endroits, nos troupes furent surprises par les chars ennemis alors qu'elles croyaient les lignes à plus de 100 kilomètres. Le 17 janvier, le General-Gouverneur Frank et son administration évacuaient Cracovie, et nos dernières unités se retiraient des ruines de Varsovie. Les premiers blindés soviétiques pénétraient déjà en Silésie lorsque Schmauser déclencha le Fall-A. Pour ma part, j'avais fait tout ce que j'estimais possible: stocké des bidons d'essence, des Sandwiches et du rhum dans nos deux véhicules, et détruit les copies de mes rapports. Le soir du 17, je fus convié par Bär avec tous les autres officiers; il nous annonça que selon les instructions de Schmauser tous les détenus valides seraient évacués, à pied, à partir du lendemain matin: l'appel en cours, ce soir-là, serait le dernier. L'évacuation aurait lieu selon le plan. Chaque commandant de colonne devait veiller à ce qu'aucun détenu ne puisse s'échapper ou rester en arrière sur la route, toute tentative devait être impitoyablement sanctionnée; Bär recommandait, toutefois, d'éviter de fusiller des détenus au passage des villages, afin de ne pas choquer la population. Un des commandants de colonne, un Obersturmführer, prit la parole: «Herr Sturmbannführer, cet ordre n'est-il pas trop rigoureux? Si un Häftling tente de s'échapper, il est normal de le fusiller. Mais s'il est simplement trop faible pour marcher?» – «Tous les Häftlinge qui partent sont classés comme aptes au travail et doivent pouvoir faire 50 kilomètres sans problèmes, rétorqua Bär. Les malades et les inaptes resteront dans les camps. S'il y a des malades dans les colonnes, ils doivent être éliminés. Ces ordres doivent être appliqués». Cette nuit-là, les S S du camp dormirent peu. De la Haus, près de la gare, je regardais passer les longues colonnes de civils allemands fuyant les Russes: après avoir traversé la ville et le pont sur la Sola, ils prenaient d'assaut la gare, ou encore continuaient péniblement à pied vers l'ouest. Des S S gardaient un train spécial réservé aux familles du personnel du camp; il était déjà bondé, les maris cherchaient à entasser des ballots auprès de leurs femmes et de leurs enfants. Après le dîner, j'allai inspecter le Stammlager et Birkenau. Je visitai quelques baraquements: les détenus tentaient de dormir, les kapos m'affirmaient qu'on n'avait distribué aucun vêtement supplémentaire, mais j'espérais encore que cela se ferait le lendemain, avant le départ. Dans les allées, des piles de documents flambaient: les incinérateurs étaient débordés. À Birkenau, je remarquai un grand remue-ménage du côté du «Canada»: à la lueur des projecteurs, des détenus chargeaient toutes sortes de marchandises sur des camions; un Untersturmführer qui supervisait l'opération m'assura qu'ils allaient être dirigés vers le KL Gross-Rosen. Mais je voyais bien que les gardes S S se servaient aussi, parfois ouvertement. Tout le monde criait, se dépensait avec frénésie, inutilement, et je sentais que la panique prenait ces hommes, que le sens de la mesure et de la discipline leur échappait. Comme toujours, on avait attendu la dernière minute pour tout faire, car agir plus tôt, c'aurait été faire preuve de défaitisme; maintenant, les Russes étaient sur nous, les gardes d'Auschwitz se souvenaient du sort des S S capturés au camp de Lublin, ils en perdaient toute notion des priorités et ne cherchaient plus qu'une chose, fuir. Déprimé, j'allai voir Drescher dans son bureau au Stammlager. Lui aussi brûlait ses documents. «Vous avez vu comme ils pillent?» me dit-il en riant dans sa barbichette. D'un tiroir, il sortit une bouteille d'armagnac de prix: «Qu'en dites-vous? Un Untersturmführer que je poursuis depuis quatre mois mais que je n'ai pas réussi à coincer me l'a offerte en cadeau d'adieu, le salaud. Il l'a volée, bien entendu. Vous boirez un coup avec moi?» Il versa deux mesures dans des verres à eau: «Désolé, je n'ai rien de mieux». Il leva son verre et je l'imitai. «Allez, dit-il, proposez un toast». Mais rien ne me venait à l'esprit. Il haussa les épaules: «Moi non plus. Buvons, alors». L'armagnac était exquis, une légère brûlure parfumée. «Où allez-vous?» lui demandai-je. – «À Oranienburg, faire mon rapport. J'ai avec moi de quoi en inculper encore onze. Après, ils m'enverront où ils voudront». Alors que je m'apprêtais à partir, il me tendit la bouteille: «Tenez, gardez-la. Vous en aurez plus besoin que moi». Je la fourrai dans la poche de mon manteau, lui serrai la main, et sortis. Je passai au HKB où Wirths supervisait l'évacuation du matériel médical. Je lui parlai du problème des vêtements chauds. «Les entrepôts sont pleins, m'assura-t-il. Ce ne devrait pas être trop difficile de faire distribuer des couvertures, des bottes, des manteaux». Mais Bär, que je retrouvai vers deux heures du matin à la Kommandantur de Birkenau en train de planifier l'ordre de départ des colonnes, ne semblait pas de cet avis. «Les biens entreposés sont la propriété du Reich. Je n'ai aucun ordre pour les distribuer aux détenus. Ils seront évacués par camion ou par rail, quand on le pourra». Dehors, il devait faire -10 °, les allées étaient gelées, glissantes. «Vêtus comme ça, vos détenus ne survivront pas. Beaucoup sont presque pieds nus». – «Ceux qui sont aptes survivront, affirma-t-il. Les autres, on n'en a pas besoin». De plus en plus furieux, je descendis au centre de communication et me fis mettre en liaison avec Breslau; mais Schmauser n'était pas joignable, Boesenberg non plus. Un opérateur me montra une dépêche de la Wehrmacht: Tschentochau venait de tomber, les troupes russes se trouvaient aux portes de Cracovie. «Ça chauffe», lâcha-t-il laconiquement. Je songeai à envoyer un télex au Reichsführer, mais cela ne servirait à rien; mieux valait trouver Schmauser, le lendemain, en espérant qu'il aurait plus de sens commun que cet âne de Bär. Subitement fatigué, je rentrai à la Haus me coucher. Les colonnes de civils, mêlés à des soldats de la Wehrmacht, affluaient toujours, des paysans épuisés, emmitouflés, leurs affaires entassées sur un chariot avec leurs enfants, poussant leur bétail devant eux.
Piontek ne me réveilla pas et je dormis jusqu'à huit heures. La cuisine fonctionnait toujours et je me fis servir une omelette avec de la saucisse. Puis je sortis. Au Stammlager et à Birkenau, les colonnes s'écoulaient hors du camp. Les Häftlinge, leurs pieds enveloppés dans tout ce qu'ils avaient pu trouver, marchaient lentement, à pas traînants, encadrés de gardes S S et menés par des kapos bien nourris et chaudement vêtus. Tous ceux qui en possédaient une avaient pris leur couverture, qu'ils portaient généralement drapée sur la tête, un peu comme des bédouins; mais c'était tout. Lorsque je demandai on m'expliqua qu'on leur avait distribué du pain et un morceau de saucisse pour trois jours; personne n'avait reçu d'ordres pour les vêtements.
Le premier jour, néanmoins, malgré la glace et une neige mouillée, cela semblait encore aller. J'étudiais les colonnes qui quittaient le camp, conférais avec Kraus, remontais les routes pour aller voir un peu plus loin. Partout, je remarquais des abus: les gardes faisaient pousser des charrettes avec leurs biens par des détenus, ou les obligeaient à porter leurs valises. Au bord de la route, je remarquai çà et là un cadavre couché dans la neige, la tête souvent ensanglantée; les gardes appliquaient les ordres sévères de Bär. Mais les colonnes avançaient sans cafouillage et sans tentative de révolte. À la mi-journée je réussis à entrer en relation avec Schmauser pour discuter du problème des vêtements. Il m'écouta brièvement puis balaya mes objections: «On ne peut pas donner des habits civils, ils risqueraient de s'échapper». – «Alors au moins des chaussures». Il hésita. «Arrangez-vous avec Bär», fit-il enfin. Il devait avoir d'autres préoccupations, je le sentais bien, mais j'aurais quand même préféré un ordre clair. J'allai trouver Bär au Stammlager: «L'Obergruppenführer Schmauser a donné l'ordre de faire distribuer des chaussures aux détenus qui n'en ont pas». Bär haussa les épaules: «Ici, je n'en ai plus, tout a déjà été chargé pour l'expédition. Vous n'avez qu'à voir à Birkenau avec Schwarzhuber». Je mis deux heures à trouver cet officier, le Lagerführer de Birkenau, qui était parti inspecter une des colonnes. «Très bien, je m'en occuperai», me promit-il lorsque je lui transmis l'ordre. Vers le soir, je retrouvai Elias et Darius, que j'avais envoyé inspecter l'évacuation de Monowitz et de plusieurs Nebenlager. Tout se passait à peu près dans l'ordre, mais déjà, en fin d'après-midi, de plus en plus de détenus, épuisés, cessaient d'avancer et se laissaient fusiller par les gardes. Je repartis avec Piontek inspecter les stations de halte pour la nuit Malgré des ordres formels de Schmauser – on craignait que des détenus profitent de l'obscurité pour s'enfuir -, certaines colonnes avançaient encore. Je critiquai les officiers, mais ils me répondaient qu'ils n'avaient pas encore atteint leur point d'arrêt désigné, et qu'ils ne pouvaient quand même pas faire coucher leurs colonnes dehors, dans la neige ou sur la glace. Les points que je visitai se révélaient de toute façon insuffisants: une grange ou une école, pour deux mille détenus, parfois; beaucoup dormaient dehors, serrés les uns contre les autres. Je demandai qu'on allume des feux, mais il n'y avait pas de bois, les arbres étaient trop humides et on manquait d'outils pour les couper; là où l'on put trouver des planches ou de vieilles caisses, on fit de petits feux de camp, mais ils ne dureraient pas jusqu'à l'aube. Aucune soupe n'avait été prévue, les détenus devaient vivre sur ce qui leur avait été distribué au camp; plus loin, m'assura-t-on, il y aurait des rations. La plupart des colonnes n'avaient pas fait cinq kilomètres; beaucoup se trouvaient encore dans la zone d'intérêt presque déserte du camp; à ce rythme, les marches dureraient dix à douze jours.
Je rentrai à la Haus boueux, mouillé, fatigué. Kraus était là, il prenait un verre avec quelques-uns de ses collègues du SD. Il vint s'asseoir avec moi: «Comment vont les choses?» demanda-t-il. – «Pas très bien. Il va y avoir des pertes inutiles. Bär aurait pu faire beaucoup plus». – «Bär s'en fout. Vous savez qu'il a été nommé Kommandant à Mittelbau?» Je haussai les sourcils: «Non, je ne le savais pas. Qui supervisera la fermeture du camp?» – «Moi. J'ai déjà reçu l'ordre d'établir un bureau, après l'évacuation, pour gérer la dissolution administrative». – «Félicitations», dis-je. – «Oh, répliqua-t-il, ne croyez pas que ça m'amuse. Franchement, j'aurais préféré faire autre chose». – «Et vos tâches immédiates?» – «On attend que les camps soient vidés. Après, on commencera». – «Que ferez-vous des détenus qui restent?» Il haussa les épaules et eut un petit sourire ironique: «À votre avis? L'Obergruppenführer a donné l'ordre de les liquider. Personne ne doit tomber vivant aux mains des bolcheviques». – «Je vois.» J'achevai mon verre. «Eh bien, courage. Je ne vous envie pas». Les choses se dégradèrent imperceptiblement. Le lendemain matin, les colonnes continuaient à sortir des camps par les portails principaux, les gardes occupaient encore la ligne des miradors, l'ordre régnait; mais quelques kilomètres plus loin, les colonnes commençaient à s'allonger, à s'effilocher, à mesure que les détenus les plus faibles ralentissaient. On voyait de plus en plus de cadavres. Il neigeait dru, mais il ne faisait pas trop froid, pour moi en tout cas, j'avais vu infiniment pire en Russie, mais aussi j'étais chaudement vêtu, je circulais dans une voiture chauffée, et les gardes qui devaient marcher avaient des pullovers, de bons manteaux et des bottes; les Häftlinge, eux, devaient se sentir transpercés jusqu'aux os. Les gardes avaient de plus en plus peur, ils criaient sur les détenus, les battaient. Je vis un garde abattre un détenu qui s'était arrêté pour déféquer; je le réprimandai, puis demandai à l'Untersturmführer qui commandait la colonne de le mettre aux arrêts; il me répondit qu'il n'avait pas assez d'hommes pour se le permettre. Dans les villages, les paysans polonais, qui attendaient les Russes, regardaient passer les détenus en silence, ou leur criaient quelque chose dans leur langue; les gardes rudoyaient ceux qui tentaient de distribuer du pain ou des aliments; ils étaient très nerveux, les villages, on le savait, grouillaient de partisans, on craignait un coup de main. Mais le soir, aux points d'arrêt que je visitais, il n'y avait toujours pas de soupe ni de pain, et beaucoup de détenus avaient déjà mangé leur ration. Je me dis qu'à ce rythme la moitié, les deux tiers des colonnes allaient fondre avant d'arriver à destination. J'ordonnai à Piontek de me conduire à Breslau. À cause du mauvais temps et des colonnes de réfugiés, je n'arrivai qu'après minuit. Schmauser dormait déjà et Boesenberg, me dit-on au QG, était monté à Kattowitz, près du front. Un officier mal rasé me montra une carte des opérations: les positions russes, m'expliqua-t-il, étaient plutôt théoriques, car ils avançaient si rapidement qu'on ne pouvait mettre à jour le tracé; quant à nos divisions encore portées sur la carte, certaines n'existaient plus du tout, d'autres, d'après des informations fragmentaires, devaient se déplacer en kessel mobile derrière les lignes russes, tentant de refaire une jonction avec nos forces repliées. Tarnowitz et Cracovie étaient tombés dans l'après-midi. Les Soviétiques entraient aussi en force en Prusse orientale et l'on parlait d'atrocités pires qu'en Hongrie. C'était une catastrophe. Mais Schmauser, lorsqu'il me reçut au milieu de la matinée, paraissait calme et sûr de soi. Je lui décrivis la situation et fis état de mes exigences: des rations et du bois de chauffage aux haltes, et des charrettes pour transporter les détenus trop épuisés, qu'on pourrait ainsi soigner et remettre au travail plutôt que de les liquider: «Je ne parle pas de malades du typhus ou de la tuberculose, Herr Obergruppenführer, mais seulement de ceux qui résistent mal au froid et à la faim». – «Nos soldats aussi ont froid et faim, rétorqua-t-il vertement. Les civils aussi ont froid et faim. Vous ne semblez pas vous rendre compte de la situation, Obersturmbannführer. Nous avons un million et demi de réfugiés sur les routes. C'est autrement plus important que vos détenus». – «Herr Obergruppenführer, ces détenus, en tant que force de travail, sont une ressource vitale pour le Reich. Nous ne pouvons pas nous permettre, dans la situation actuelle, d'en perdre vingt ou trente mille». – «Je n'ai aucun moyens à vous allouer». – «Alors donnez-moi au moins un ordre pour que je puisse me faire obéir des chefs de colonne». Je fis taper un ordre, en plusieurs exemplaires pour Elias et Darius, et Schmauser les signa dans l'après-midi; je repartis tout de suite. Les routes étaient effroyablement encombrées, des colonnes sans fin de réfugiés à pied ou en chariots, de camions isolés de la Wehrmacht, de soldats égarés. Dans les villages, des cantines mobiles du NSV distribuaient de la soupe. J'arrivai tard à Auschwitz; mes collègues étaient rentrés, et dormaient déjà. Bär, m'informa-t-on, avait quitté le camp, sans doute définitivement. J'allai voir Kraus et le trouvai avec Schurz, le chef de la PA. J'avais pris l'armagnac de Drescher et nous en bûmes ensemble. Kraus m'expliqua qu'il avait fait dynamiter, dans la matinée, les bâtiments des Kremas I et II, laissant le IV pour la dernière minute; il avait aussi commencé les liquidations ordonnées, fusillant deux cents Juivesses restées au Frauenlager de Birkenau; mais Springorum, le président de la province de Kattowitz, lui avait i étiré son Sonderkommando pour des tâches urgentes et il n'avait plus assez d'hommes pour continuer. Tous les détenus valides avaient quitté les camps, mais il restait, selon lui, sur l'ensemble du complexe, plus de huit mille détenus malades ou trop faibles pour marcher. Massacrer ces gens me paraissait, dans l'état actuel des choses, parfaitement idiot et inutile, mais Kraus avait ses ordres, et cela ne ressortissait pas à mon domaine de compétence; et j'avais assez de problèmes comme ça avec les colonnes d'évacués. Je passai les quatre jours suivants à courir après ces colonnes. J'avais l'impression de me débattre avec un torrent de boue: je mettais des heures à avancer, et lorsque enfin je trouvais un officier responsable et lui montrais mes ordres, il mettait la plus mauvaise volonté à suivre mes instructions. Je parvins çà et là à organiser des distributions de rations (ailleurs, aussi, on en distribuait sans intervention de ma part); je fis ramasser les couvertures des morts pour les donner aux vivants; je pus faire confisquer des charrettes aux paysans polonais et y entasser des détenus épuisés. Mais le lendemain, lorsque je retrouvais ces mêmes colonnes, les officiers avaient fait fusiller tous ceux qui ne pouvaient pas se relever, et les charrettes étaient presque vides. Je regardais à peine les Häftlinge, ce n'était pas leur sort individuel qui me préoccupait, mais leur sort collectif, et de toute façon ils se ressemblaient tous, c'était une masse grise, sale, puante malgré le froid, indifférenciée, on ne pouvait en saisir que des détails isolés, les écussons, une tête ou des pieds nus, une veste différente des autres; on ne distinguait qu'avec difficulté les hommes des femmes. Parfois j'apercevais leurs yeux, sous les replis de la couverture, mais ils ne renvoyaient aucun regard, ils étaient vides, entièrement mangés par le besoin de marcher et d'avancer encore. Plus on s'éloignait de la Vistule, plus il faisait froid, plus on en perdait. Parfois, pour faire place à la Wehrmacht, des colonnes devaient attendre des heures au bord de la route, ou bien couper par des champs gelés, se débattre pour passer les innombrables canaux et remblais avant de retrouver la route. Dès qu'une colonne faisait halte les détenus, assoiffés, tombaient à genoux pour lécher la neige. Chaque colonne, même celles où j'avais fait mettre des charrettes, était suivie d'une équipe de gardes qui, d'une balle ou d'un coup de crosse, achevaient les détenus tombés ou simplement arrêtés; les officiers laissaient aux municipalités le soin d'enterrer les corps. Comme toujours dans ce genre de situation, la brutalité naturelle de certains s'excitait, et leur zèle meurtrier en venait à dépasser les consignes; leurs jeunes officiers, aussi effrayés qu'eux, les contrôlaient avec difficulté. Il n'y avait pas que les hommes de troupe qui perdaient tout sens des limites. Le troisième ou quatrième jour, j'allai retrouver sur les routes Elias et Darius; ils inspectaient une colonne de Laurahütte, dont l'itinéraire avait été dévié à cause de la rapidité de l'avancée des Russes, lesquels arrivaient non seulement de l'est mais aussi du nord, atteignant presque, d'après mes informations, Gross Strehlitz, un peu avant Blechhammer. Elias se tenait avec le commandant de la colonne, un jeune Oberscharführer très nerveux et agité; lorsque je lui demandai où se trouvait Darius, il me dit qu'il était passé à l'arrière et s'occupait des malades. Je le rejoignis pour voir ce qu'il faisait et le trouvai en train d'achever des détenus à coups de pistolet. «Mais qu'est-ce que vous foutez?» Il me salua et me répondit sans se démonter: «Je suis vos ordres, Herr Obersturmbannführer. J'ai attentivement trié les Häftlinge malades ou affaiblis et j'ai fait charger sur des charrettes ceux qui peuvent encore se remettre. Nous n'avons liquidé que ceux qui sont définitivement inaptes». – «Untersturmführer, crachai-je d'une voix glaciale, les liquidations ne sont pas de votre ressort. Vos ordres sont de les limiter au maximum, et certainement pas d'y participer. Compris?» J'allai aussi passer un savon à Elias; Darius, après tout, était placé sous sa responsabilité.
Parfois, je trouvais des chefs de colonne plus compréhensifs, qui acceptaient la logique et la nécessité de ce que je leur expliquais. Mais les moyens qu'on leur accordait étaient limités, et ils commandaient des hommes bornés et apeurés, endurcis par des années dans les camps, incapables de modifier leurs méthodes, et, avec le relâchement de la discipline consécutif au chaos de l'évacuation, retrouvant tous leurs vieux travers, leurs anciens réflexes. Chacun, imaginais-je, avait ses raisons de se comporter violemment; ainsi, Darius avait sans doute voulu démontrer sa fermeté et sa résolution devant ces hommes parfois bien plus âgés que lui. Mais j'avais autre chose à faire que d'analyser ces motivations, j'essayais seulement, avec la plus grande difficulté, de faire imposer mes ordres. La plupart des chefs de colonne se montraient tout simplement indifférents, ils n'avaient qu'une idée en tête, s'éloigner le plus rapidement possible des Russes avec le bétail qu'on leur avait confié, sans se compliquer la vie. Durant ces quatre jours, je dormis où je pouvais, dans des auberges, chez des maires de village, chez l'habitant. Le 25 janvier, un petit vent avait dégagé les nuages, le ciel était net et pur, brillant, je retournai à Auschwitz voir ce qui s'y passait. À la gare, je trouvai une unité de batterie antiaérienne, la plupart des Hitlerjugend versés dans la Luftwaffe, des enfants, qui se préparaient à évacuer; leur Feldwebel, qui roulait des yeux, m'informa d'une voix blanche que les Russes se trouvaient de l'autre côté de la Vistule et qu'on se battait dans l'usine d'IG Farben. Je pris la route qui menait à Birkenau et tombai sur une longue colonne de détenus qui montaient la côte, entourés de S S qui leur tiraient dessus un peu au hasard; derrière eux, jusqu'au camp, la route était jonchée de corps. Je m'arrêtai et hélai leur chef, un des hommes de Kraus. «Qu'est-ce que vous faites?» – «Le Sturmbannführer nous a ordonné de vider les secteurs IIe et IIIe et de transférer les détenus au Stammlager». – «Et pourquoi leur tirez-vous dessus comme ça?» Il fit une moue: «Sinon ils n'avancent pas». – «Où est le Sturmbannführer Kraus?» – «Au Stammlager». Je réfléchis: «Vous feriez mieux de laisser tomber. Les Russes seront là dans quelques heures». Il hésita, puis se décida; il fit signe à ses hommes et le groupe partit au trot vers Auschwitz I, laissant là les Häftlinge. Je les regardai: ils ne bougeaient pas, certains me regardaient aussi, d'autres s'asseyaient. Je contemplai Birkenau, dont j'embrassai toute l'étendue du haut de cette côte: le secteur du «Canada», au fond, flambait, envoyant vers le ciel une épaisse colonne de fumée noire, auprès de laquelle le petit filet qui sortait de la cheminée du Krema IV, encore en opération, se remarquait à peine. La neige sur les toits des baraques étincelait au soleil; le camp paraissait désert, je ne distinguais pas une forme humaine, à part des taches éparpillées dans les allées et qui devaient être des corps, les miradors se dressaient, vides, rien ne bougeait. Je remontai dans ma voiture et fis demi-tour, abandonnant les détenus à leur sort. Au Stammlager, où j'arrivai avant le Kommando que j'avais rencontré, d'autres membres du SD ou de la Gestapo de Kattowitz couraient dans tous les sens, agités et angoissés. Les allées du camp étaient pleines de cadavres déjà recouverts de neige, de détritus, de piles de vêtements souillés; de loin en loin, j'apercevais un Häftling fouillant des corps ou se glissant furtivement d'un bâtiment à un autre, et qui en me voyant détalait sans demander son reste. Je trouvai Kraus à la Kommandantur, dont les couloirs vides étaient jonchés de papiers et de dossiers; il achevait une bouteille de schnaps en fumant une cigarette. Je m'assis et l'imitai. «Vous entendez?» dit-il d'une voix tranquille. Au nord, à l'est, les détonations creuses et monotones de l'artillerie russe résonnaient sourdement. «Vos hommes ne savent plus ce qu'ils font», lui déclarai-je en me versant du schnaps. -»Ça ne fait rien, dit-il. Je pars tout à l'heure. Et vous?» – «Moi aussi, sans doute. La Haus est toujours ouverte?» – «Non. Ils sont partis hier». – «Et vos hommes?» – «J'en laisserai quelques-uns achever le dynamitage ce soir ou demain. Nos troupes tiendront bien jusque-là. J'emmène les autres à Kattowitz. Vous savez que le Reichsführer a été nommé commandant d'un groupe d'armées?» – «Non, fis-je, surpris, je ne le savais pas». – «Hier. On l'a baptisé groupe d'armées Vistule, bien que le front soit déjà presque sur l'Oder, voire au-delà. Les Rouges ont aussi atteint la Baltique. La Prusse-Orientale est coupée du Reich». – «Oui, dis-je, ce ne sont pas de bonnes nouvelles. Peut-être que le Reichsführer pourra faire quelque chose.» – «Ça m'étonnerait. À mon avis, on est foutus. Enfin, on se battra jusqu'au bout». Il vida le fond de la bouteille dans son verre. «Je suis désolé, dis-je, j'ai fini l'armagnac». – «Ce n'est pas grave». Il but un peu puis me regarda:
«Pourquoi vous acharnez-vous? Pour vos travailleurs, je veux dire. Croyez-vous vraiment que quelques Häftlinge vont changer quelque chose à notre situation?» Je haussai les épaules et achevai mon verre. «J'ai mes ordres, dis-je. Et vous? Pourquoi vous acharnez-vous à liquider ces gens?» – «Moi aussi j'ai mes ordres. Ce sont des ennemis du Reich, il n'y a pas de raison qu'ils s'en sortent alors que notre peuple est en train de périr. Cela dit, je laisse tomber. On n'a plus le temps». – «De toute façon, commentai-je en regardant mon verre vide, la plupart ne tiendront que quelques jours. Vous avez vu dans quel état ils sont». Il vida son verre à son tour et se leva: «Allons-y». Dehors, il donna encore quelques ordres à ses hommes, puis il se tourna vers moi et me salua: «Adieu, Herr Obersturmbannführer. Bonne chance». – «À vous aussi». Je montai dans ma voiture et ordonnai à Piontek de me conduire à Gleiwitz.
Des trains quittaient Gleiwitz tous les jours depuis le 19 janvier, emmenant les détenus au fur et à mesure de leur arrivée des camps les plus proches. Les premiers trains, je le savais, avaient été dirigés vers Gross-Rosen, où Bär était allé préparer la réception, mais Gross-Rosen, rapidement débordé, avait refusé d'en prendre plus; les convois passaient maintenant par le Protektorat, puis étaient aiguillés soit vers Vienne (pour le KL Mauthausen), soit vers Prague pour être ensuite dispersés parmi les KL de l'Altreich. On chargeait encore un train lorsque j'arrivai à la gare de Gleiwitz. À ma grande horreur, tous les wagons étaient ouverts, déjà pleins de neige et de glace avant qu'on y pousse à coups de crosse les détenus épuisés; à l'intérieur, pas d'eau, pas de provisions, pas de seau sanitaire. J'interrogeai les détenus: ils venaient de Neu Dachs et n'avaient rien reçu depuis leur départ du camp; certains n'avaient pas mangé depuis quatre jours. Effaré, je regardais ces fantômes squelettiques, enveloppés dans des couvertures trempées et gelées, debout, serrés les uns contre les autres dans le wagon empli de neige. J'apostrophai un des gardes: «Qui commande, ici?» Il haussa les épaules avec colère: «Je ne sais pas, Herr Obersturmbannführer. Nous, on nous a juste dit de les faire monter». J'entrai dans le bâtiment principal et demandai le chef de gare, un grand homme maigre avec une moustache en brosse et des lunettes rondes de professeur: «Qui est responsable de ces trains?» Il indiqua mes galons de son drapeau rouge, qu'il tenait roulé dans une main: «Ce n'est pas vous, Herr Offizier? En tout cas je crois que c'est la S S» – «Qui, précisément? Qui forme les convois? Qui alloue les wagons?» – «En principe, répondit-il en glissant son drapeau sous le bras, pour les wagons, c'est la Reichsbahndirektion de Kattowitz. Mais pour ces Sonderzüge-là, ils ont envoyé un Amtsrat ici». Il m'entraîna hors de la gare et désigna une baraque un peu plus bas, le long de la voie. «Il s'est installé là». Je m'y rendis et entrai sans frapper. Un homme en civil, gras, mal rasé, était affalé derrière un bureau couvert de papiers. Deux cheminots se chauffaient près d'un poêle. «C'est vous, l'Amtsrat de Kattowitz?» aboyai-je. Il leva la tête: «C'est moi, l'Amtsrat de Kattowitz. Kehrling, pour vous servir». Une insupportable odeur de schnaps émanait de sa bouche. J'indiquai les voies: «C'est vous qui êtes responsable de cette Schweinerei?» – «De quelle Schweinerei voulez-vous parler, au juste? Parce qu'en ce moment il y en a beaucoup». Je me contins: «Les trains, les wagons ouverts pour les Häftlinge des KL». – «Ah, cette Schweinerei-là. Non, ça, c'est vos collègues. Moi, je coordonne l'assemblage des rames, c'est tout». – «Donc c'est vous qui allouez ces wagons». Il fouilla parmi ses papiers. «Je vais vous expliquer. Asseyez-vous, mon vieux. Voilà. Ces Sonderzüge, ils sont alloués par la Generalbetriebsleitung Ost, à Berlin. Les wagons, on doit les trouver sur place, parmi le matériel roulant disponible. Or, vous avez peut-être remarqué» – il agita sa main vers l'extérieur – «c'est un peu le bordel, ces jours-ci. Les wagons ouverts, c'est les seuls qui restent. Le Gauleiter a réquisitionné tous les wagons fermés pour les évacuations de civils ou pour la Wehrmacht. Si vous n'êtes pas content, vous n'avez qu'à les faire bâcher.» J'étais resté debout pendant son explication: «Et où voulez-vous que je trouve des bâches?» – «Pas mon problème». – «Vous pourriez au moins faire nettoyer les wagons!» Il soupira: «Écoutez, mon vieux, en ce moment, je dois former vingt, vingt-cinq trains spéciaux par jour. Mes hommes ont à peine le temps d'atteler les wagons». – «Et l'approvisionnement?» – «Pas mon domaine. Mais si ça vous intéresse, il y a un Obersturmführer quelque part qui est censé s'occuper de tout ça». Je sortis en claquant la porte. Près des trains, je trouvai un Oberwachtmeister de la Schupo: «Ah, oui, j'ai vu un Obersturmführer qui donnait des ordres. Il est sans doute à la S P». Dans les bureaux, on m'informa qu'il y avait en effet un Obersturmführer d'Auschwitz qui coordonnait l'évacuation des détenus, mais qu'il était allé manger. Je l'envoyai chercher. Lorsqu'il arriva, renfrogné, je lui montrai les ordres de Schmauser et me mis à l'accabler de réprimandes sur l'état des convois. Il m'écouta au garde-à-vous, rouge comme une pivoine; quand j'eus fini, il me répondit en bredouillant: «Herr Obersturmbannführer, Herr Obersturmbannführer, ce n'est pas ma faute. Je n'ai rien, aucun moyen. La Reichsbahn refuse de me donner des wagons fermés, il n'y a pas de provisions, rien. On n'arrête pas de me téléphoner pour me demander pourquoi les trains ne partent pas plus vite. Je fais ce que je peux». – «Quoi, dans tout Gleiwitz il n'y a pas un stock de nourriture que vous pouvez réquisitionner? Des bâches? Des pelles pour nettoyer les wagons? Ces Häftlinge sont une ressource du Reich, Obersturmführer! On n'apprend plus aux officiers S S à montrer de l'initiative?» – «Herr Obersturmbannführer, je ne sais pas. Je peux me renseigner». Je haussai les sourcils: «Alors, allez vous renseigner. Je veux des convois convenables pour demain. Compris?» – «Zu Befehl, Herr Obersturmbannführer». Il me salua et sortit. Je m'assis et me fis apporter du thé par un planton. Alors que je soufflais dessus, un Spiess vint me trouver: «Excusez-moi, Herr Obersturmbannführer. Vous êtes de l'état-major du Reichsführer?»
«Oui». – «Il y a deux messieurs de la Kripo qui cherchent un Obersturmbannführer du Persönlicher Stab. Ça doit être vous?» Je le suivis et il m'introduisit dans un bureau: Clemens s'appuyait des deux coudes sur une table; Weser était perché sur une chaise, mains dans les poches, renversé contre le mur. Je souris et m'accoudai au chambranle, ma tasse de thé fumant toujours à la main. «Tiens, dis-je, de vieux amis. Quel bon vent vous amène?» Clemens braqua vers moi un doigt épais: «Vous, Aue. On vous cherche». Toujours souriant, je tapotai mes épaulettes: «Vous oubliez que j'ai un grade, Kriminalkommissar?» «On s'en fout, de votre grade, marmonna Clemens. Vous ne le méritez pas.» Weser prit la parole pour la première fois: «Vous avez dû vous dire, en recevant l'avis du juge von Rabingen: Ça y est, c'est fini, n'est-ce pas?» – «Effectivement, je l'avais compris comme ça. Si je ne me trompe pas, on a jugé votre dossier fort critiquable». Clemens haussa les épaules: «Les juges, on ne sait plus ce qu'ils veulent. Mais ça veut pas dire qu'ils ont raison». – «Hélas pour vous, fis-je plaisamment, vous êtes au service de la justice». – «Justement, grogna Clemens, la justice, nous, on la sert. On est bien les seuls». – «Et c'est pour me dire ça que vous avez fait le voyage de Silésie? Je suis flatté». – «Pas tout à fait, dit Weser en rabattant sa chaise au sol.
Vous voyez, on a eu une idée,» – «Ça, c'est original», dis-je en portant la tasse de thé à mes lèvres. – «Je vais vous raconter ça, Aue. Votre sœur nous a dit qu'elle était passée à Berlin, peu de temps avant le meurtre, et qu'elle vous avait vu. Qu'elle était descendue au Kaiserhof. Alors on est allés au Kaiserhof. Ils connaissent très bien le Freiherr von Üxküll, au Kaiserhof, c'est un vieux client qui a ses habitudes. À la réception, un des employés s'est souvenu que quelques jours après son départ, un officier S S était passé pour envoyer un télégramme à Frau von Üxküll. Et voyez-vous, quand on envoie un télégramme depuis un hôtel, c'est noté dans un registre. Il y a un numéro pour chaque télégramme. Et à la poste, ils gardent une copie des télégrammes. Trois ans, c'est la loi». Il tira une feuille de la poche intérieure de son manteau et la déplia. «Vous reconnaissez ça, Aue?» Je souriais toujours. «L'enquête est close, meine Herren». – «Vous nous avez menti, Aue!» tonna Clemens. – «Oui, ça n'est pas bien de mentir à la police», approuva Weser. J'achevai calmement mon thé, leur fis un signe poli de la tête, leur souhaitai une bonne fin de journée, et refermai la porte sur eux.
Dehors, il neigeait de nouveau, de plus en plus furieusement. Je retournai à la gare. Une masse de détenus attendaient dans un terrain vague, assis sous les rafales dans la neige et la boue. Je cherchai à les faire entrer dans la gare, mais les salles d'attente étaient occupées par des soldats de la Wehrmacht. Je dormis avec Piontek dans la voiture, écroulé de fatigue. Le lendemain matin, le terrain vague était désert, à part quelques dizaines de cadavres enneigés. Je tentai de retrouver l'Obersturmführer de la veille, pour voir s'il suivait mes instructions, mais l'immense inutilité de tout cela m'oppressait et paralysait mes démarches. À midi, ma décision était prise.
J'ordonnai à Piontek de chercher de l'essence, puis, par la SP, contactai Elias et Darius. Au début de l'après-midi, je prenais la route pour Berlin. Les combats nous forcèrent à un détour considérable, par Ostrau puis Prague et Dresde. Piontek et moi conduisions à tour de rôle, cela nous prit deux jours. Des dizaines de kilomètres avant Berlin, il fallait se frayer un passage parmi les flots de réfugiés de l'Est, que Goebbels obligeait à contourner la ville. Au centre, il ne restait plus de l'annexe du ministère de l'Intérieur où se situait mon bureau qu'une carcasse évidée. Il pleuvait, une pluie froide et mauvaise qui détrempait les pans de neige encore figés sur les décombres. Les rues étaient sales et boueuses. Je trouvai enfin Grothmann qui m'apprit que Brandt était à Deutsch Krone, en Poméranie, avec le Reichsführer. Je me rendis alors à Oranienburg où mon bureau fonctionnait toujours, comme détaché du monde. Asbach m'expliqua que Fräulein Praxa avait été blessée lors d'un bombardement des brûlures au bras et au sein, et qu'il l'avait fait évacuer vers un hôpital en Franconie. Elias et Darius s'étaient repliés sur Breslau lors de la chute de Kattowitz et attendaient des instructions: je leur ordonnai de rentrer. Je me mis à dépouiller mon courrier, auquel personne n'avait touché depuis l'accident de Fräulein Praxa. Parmi les lettres officielles se trouvait un courrier privé: je reconnus l'écriture d'Hélène. Cher Max, m'écrivait-elle, ma maison a été bombardée et je dois quitter Berlin. Je suis au désespoir, je ne sais pas où vous êtes, vos collègues ne veulent rien me dire. Je pars rejoindre mes parents à Bade. Écrivez-moi. Si vous le voulez, je reviendrai à Berlin. Tout n'est pas perdu. Vôtre, Hélène, C'était presque une déclaration, mais je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire par Tout n'est pas perdu. Je lui écrivis rapidement à l'adresse indiquée pour lui dire que j'étais rentré, mais qu'il valait mieux pour le moment qu'elle reste à Bade. Je consacrai deux jours à rédiger un rapport très critique sur l'évacuation. J'en parlai aussi en personne à Pohl, qui balaya mes arguments: «De toute façon, déclara-t-il, on n'a plus de place où les mettre, tous les camps sont pleins». À Berlin, j'avais croisé Thomas; Schellenberg était parti, il ne donnait plus de fêtes et paraissait d'humeur maussade. D'après lui, la performance du Reichsführer en tant que commandant d'un groupe d'armées se révélait assez lamentable; il n'était pas loin de penser que sa nomination était une manœuvre de Bormann pour le discréditer. Mais ces jeux imbéciles de la treizième heure ne m'intéressaient plus. Je me sentais de nouveau mal, mes vomissements avaient repris, j'avais des nausées devant ma machine à écrire. Apprenant que Morgen se trouvait aussi à Oranienburg, j'allai le voir et lui racontai l'acharnement incompréhensible des deux agents de la Kripo. «En effet, dit-il d'un air songeur, c'est curieux. Ils semblent en avoir après vous personnellement. Pourtant, j'ai vu le dossier, il n'y a rien de substantiel. C'aurait été un de ces déclassés, un homme sans éducation, on pourrait tout imaginer, mais enfin, je vous connais, cela me semble grotesque». – «C'est peut-être un ressentiment de classe, suggérai-je. Ils veulent à tout prix m'abaisser, dirait-on». – «Oui, c'est possible. Vous êtes un homme cultivé, il y a beaucoup de préjugés contre les intellectuels parmi la lie du Parti. Écoutez, j'en parlerai à von Rabingen. Je lui demanderai de leur envoyer un blâme officiel. Ils n'ont pas à poursuivre une enquête contre la décision d'un juge». Vers midi, on passa à la radio à l'occasion du douzième (et, comme il s'avéra, dernier) anniversaire de la Prise du Pouvoir un discours du Führer. Je l'écoutai sans grande attention dans la salle du mess à Oranienburg, je ne me souviens même plus de ce qu'il disait, il devait encore parler de la marée du Bolchevisme asiatique ou quelque chose de ce genre; ce qui me frappa surtout, ce fut la réaction des officiers S S présents: seuls une partie se levèrent pour tendre le bras lorsqu'on diffusa à la fin l'hymne national, désinvolture qui, quelques mois auparavant, aurait été jugée inadmissible, impardonnable. Le même jour, un sous-marin soviétique torpillait au large de Danzig le Wilhelm-Gustloff, fleuron de la flottille «Kraft durch Freude» de Ley, qui transportait plus de huit mille évacués, pour la moitié des enfants. Il n'y eut presque aucun survivant. Le temps que je retourne à Berlin, le lendemain, les Russes atteignaient l'Oder et le franchissaient presque distraitement pour occuper une large tête de pont entre Küstrin et Francfort. Je vomissais presque tous mes repas, j'avais peur que la fièvre me reprenne.
Début février, les Américains réapparurent en plein jour au-dessus de Berlin. Malgré les interdictions, la ville était gorgée de réfugiés maussades et agressifs, qui s'installaient dans les ruines et pillaient entrepôts et magasins sans que la polic e intervienne. J'étais de passage à la Staatspolizei, il devait être un peu avant onze heures; avec les rares officiers qui travaillaient encore là, je fus dirigé vers l'abri antiaérien bâti dans le jardin, à la limite du parc dévasté du Prinz-Albrecht-Palais, lui-même une coquille vide, sans toit. Cet abri, même pas souterrain, était en somme un long couloir en béton, cela me paraissait peu rassurant, mais je n'avais pas le choix. En plus des officiers de la Gestapo, on fit entrer quelques prisonniers, des hommes mal rasés, les chaînes aux pieds, qu'on avait dû tirer des cellules voisines: j'en reconnus quelques-uns, des conspirateurs de juillet, dont j'avais vu la photographie dans les journaux ou aux actualités. Le raid fut d'une violence inouïe; le bunker trapu, dont les murs faisaient plus d'un mètre d'épaisseur, se balançait d'un côté à l'autre comme un tilleul dans le vent. J'avais l'impression de me trouver au cœur d'un ouragan, une tempête non d'éléments mais de bruit pur, sauvage, tout le bruit du monde déchaîné. La pression des explosions appuyait douloureusement sur les tympans, je n'entendais plus rien, j'avais peur qu'ils ne se rompent, tellement ils me faisaient souffrir. Je voulais être balayé, écrasé, je ne pouvais plus supporter cela. Les prisonniers, auxquels on avait interdit de s'asseoir, étaient couchés par terre, la plupart en boule. Puis je fus comme soulevé de mon siège par une main gigantesque et projeté. Lorsque j'ouvris les yeux, plusieurs visages flottaient au-dessus de moi. Ils semblaient crier, je ne comprenais pas ce qu'ils voulaient. Je secouai la tête mais sentis que des mains me la saisissaient et me forçaient à la reposer. Après l'alerte, on me fit sortir. Thomas me soutenait. Le ciel, en plein midi, était noir de fumée, des flammes léchaient les fenêtres de l'immeuble de la Staatspolizei, dans le parc, des arbres brûlaient comme des torches, tout un pan de la façade arrière du palais s'était effondré. Thomas me fit asseoir sur les restes d'un banc pulvérisé. Je touchai mon visage: le sang coulait sur ma joue. Mes oreilles bourdonnaient, mais je distinguais des sons. Thomas revint vers moi: «Tu m'entends?» Je fis signe que oui; malgré l'affreuse douleur dans mes oreilles, je comprenais ce qu'il disait. «Ne bouge pas. Tu t'es pris un mauvais coup». Un peu plus tard on m'installa dans une Opel. Sur l'Askanischer Platz, des voitures et des camions tordus flambaient, l'Anhalter Bahnhof semblait s'être repliée sur elle-même et dégorgeait une fumée noire et acre, l'Europa Haus et les immeubles autour brûlaient aussi. Des soldats et des auxiliaires au visage noir de fumée luttaient vainement contre les incendies. On me conduisit dans la Kurfürstenstrasse, aux bureaux d'Eichmann qui tenaient encore debout. Là, on m'allongea sur une table, parmi d'autres blessés. Un Hauptsturmführer arriva, le médecin que je connaissais, mais dont j'avais de nouveau oublié le nom: «Encore vous», me dit-il aimablement. Thomas lui expliqua que ma tête avait heurté le mur du bunker et que j'avais perdu connaissance durant une vingtaine de minutes. Le médecin me fit tirer la langue puis dirigea une lumière éblouissante dans mes yeux. «Vous avez une commotion cérébrale», me dit-il. Il se tourna vers Thomas: «Faites-lui faire une radio du crâne. S'il n'a pas de fracture, trois semaines de repos». Il griffonna un mot sur une feuille, la donna à Thomas et disparut. Thomas me dit: «Je vais te trouver un hôpital pour la radio. S'ils ne te gardent pas, rentre chez moi te reposer. Je m'occuperai de Grothmann». Je ris: «Et s'il n'y a plus de chez toi?» Il haussa les épaules: «Reviens ici».
Je n'avais pas de fracture du crâne, Thomas avait toujours un chez lui. Il rentra vers le soir et me tendit une feuille signée et tamponnée: «Ton congé. Tu ferais mieux de quitter Berlin». Ma tête me faisait mal, je sirotais du cognac coupé d'eau minérale. «Pour aller où?» – «Je ne sais pas, moi. Si tu allais voir ta petite amie, à Bade?» – «Les Américains risquent d'y arriver avant moi». – «Justement. Emmène-la en Bavière, ou en Autriche. Trouve-toi un petit hôtel, ça te fera des vacances romantiques. Si j'étais toi, j'en profiterais. Tu risques de ne plus en avoir pendant un moment». Il me fit le bilan du raid: les bureaux de la Staatspolizei étaient inutilisables, l'ancienne chancellerie était détruite, la nouvelle, celle de Speer, avait été sévèrement endommagée, même les appartements privés du Führer avaient brûlé. Une bombe avait frappé la Cour du Peuple en plein procès, on jugeait le General von Schlabrendorff, un des conspirateurs de l'OKHG Centre; après le raid, on avait trouvé le juge Freisler raide mort, le dossier de Schlabrendorff à la main, la tête écrasée, disait-on, par le buste en bronze du Führer qui trônait derrière lui lors de ses réquisitoires passionnés.
Partir, cela me semblait une bonne idée, mais pour aller où? Bade, les vacances romantiques, c'était hors de question. Thomas voulait faire évacuer ses parents des faubourgs de Vienne, et me proposa d'y aller à sa place pour les conduire à la ferme d'un cousin. «Tu as des parents, toi?» Il me jeta un regard interloqué: «Bien sûr. Tout le monde en a. Pourquoi?» Mais l'option viennoise me paraissait affreusement compliquée pour une convalescence, et Thomas en convint volontiers. «Ne t'inquiète pas. Je vais m'arranger autrement, ce n'est pas un problème. Va te reposer quelque part». Je n'avais toujours aucune idée; néanmoins je fis demander à Piontek de venir le lendemain matin, avec plusieurs bidons d'essence. Cette nuit-là, je dormis peu, je souffrais de la tête et des oreilles, les élancements me réveillaient, je vomis deux fois, mais il y avait autre chose encore. Lorsque Piontek se présenta, je pris ma lettre de congé – essentielle pour passer les postes de contrôle -, la bouteille de cognac et quatre paquets de cigarettes que Thomas m'avait offerts, mon sac avec quelques affaires et des vêtements de rechange, et sans même lui proposer un café lui donnai l'ordre de démarrer. «Où va-t-on, Herr Obersturmbannführer?» – «Prends la route de Stettin».
Je l'avais dit sans réfléchir, j'en suis sûr; mais lorsque j'eus parlé, il me sembla évident qu'il n'aurait pu en être autrement. Il fallut des détours compliqués pour rejoindre l'autostrade; Piontek, qui avait passé la nuit au garage, m'expliqua que Moabit et Wedding avaient été rasés et que des hordes de Berlinois étaient venues gonfler les rangs des réfugiés de l'Est. Sur l'autostrade, la file des chariots, la plupart surmontés de tentes blanches que les gens avaient improvisées pour se protéger de la neige et du froid cinglant, s'étirait sans fin, le nez de chaque cheval sur le cul du chariot de devant, maintenue sur la droite par des Schupo et des Feldgendarmes, pour laisser passer le trafic militaire qui montait au front. De temps à autre, un Sturmovik russe faisait son apparition et alors c'était la panique, les gens sautaient des chariots et fuyaient dans les champs enneigés tandis que le chasseur remontait la colonne en lâchant des rafales d'obus qui fauchaient les retardataires, crevaient les têtes et les panses des chevaux paniqués, incendiaient les matelas et les chariots. Lors d'une de ces attaques, ma voiture reçut plusieurs impacts, je la retrouvai avec les portières trouées et la vitre arrière fracassée; le moteur, heureusement, était indemne, le cognac aussi. Je tendis la bouteille à Piontek puis bus moi-même une rasade au goulot tandis que nous redémarrions au milieu des cris des blessés et des hurlements de civils terrifiés. À Stettin, nous passâmes l'Oder, dont le dégel précoce avait été accéléré par la Kriegsmarine avec de la dynamite et des brise-glace; puis, contournant le Manü-See par le nord, nous traversâmes Stargard occupé par des Waffen-SS à écusson noir or rouge, des hommes de Degrelle. Nous continuions sur la grande route de l'Est, je guidais Piontek avec une carte, car je n'avais jamais été en ces régions. Le long de la chaussée encombrée s'étendaient des champs vallonnés, recouverts d'une neige propre et douce, cristalline, et puis des bois de bouleaux ou de pins lugubres et sombres. Çà et là, on voyait une ferme isolée, de longues bâtisses trapues, blotties sous leurs toits de chaume couverts de neige. Les petits villages de brique rouge, aux toitures grises et pentues et aux austères églises luthériennes, paraissaient étonnamment calmes, les habitants vaquaient à leurs affaires. Après Wangerin, la route dominait de grands lacs froids, gris, dont seuls les bords avaient gelé. Nous traversâmes Dramburg et Falkenburg; à Tempelburg, une petite ville sur la rive sud du Dratzig-See, je dis à Piontek de quitter l'autostrade et de prendre vers le nord, par la route de Bad Polzin. Après une longue ligne droite à travers de larges champs étalés entre les bois de sapins qui cachaient le lac, la route longeait un isthme abrupt, couronné d'arbres, qui sépare comme une lame de couteau le Dratzig-See du Sareben-See, plus petit. En bas, formant une longue courbe entre les deux lacs, s'étendait un petit village, Alt Draheim, étage autour d'un bloc de pierre carré et massif, les ruines d'un vieux château. Au-delà du village, une forêt de pins couvrait la rive nord du Sareben-See. Je m'arrêtai et demandai mon chemin à un paysan qui nous l'indiqua presque sans un geste: il fallait faire encore deux kilomètres, puis tourner à droite. «Vous ne pouvez pas manquer le tournant, me dit-il. Il y a une grande allée de bouleaux». Pourtant Piontek faillit passer devant sans la voir. L'allée traversait un petit bois puis coupait droit par une belle campagne dégagée, une longue ligne ouverte entre deux hauts rideaux de bouleaux nus et pâles, sereine au milieu de l'étendue blanche, vierge. La maison était au fond.