Ce fut Thomas, vous n'en serez pas surpris, qui m'apporta le pli. J'étais descendu écouter les nouvelles au bar de l'hôtel, en compagnie de quelques officiers de la Wehrmacht. Ce devait être vers le milieu de mai: à Tunis, nos troupes avaient effectué un raccourcissement volontaire du front selon le plan préétabli; à Varsovie, la liquidation des bandes terroristes se poursuivait sans obstacles. Les officiers qui m'entouraient écoutaient d'un air morne, en silence; seul un Hauptmann manchot ricana bruyamment aux termes freiwillige Frontverkürzung et planmässig, mais il s'interrompit en croisant mon regard angoissé; comme lui et les autres aussi, j'en savais assez pour interpréter ces euphémismes: les Juifs soulevés du ghetto résistaient à nos meilleures troupes depuis plusieurs semaines, et la Tunisie était perdue. Je cherchai des yeux le garçon pour commander un autre cognac. Thomas entra. Il traversa la salle d'un pas martial, me lança cérémonieusement un salut allemand en claquant des talons, puis me prit par le bras et me tira vers une alcôve; là, il se coula sur la banquette en jetant négligemment sa casquette sur la table et en brandissant une enveloppe qu'il tenait délicatement entre deux doigts gantés. «Sais-tu ce qu'il y a dedans?» demanda-t-il en fronçant les sourcils. Je fis signe que non. L'enveloppe, je le voyais, portait l'en-tête du Persönlicher Stab des Reichsführer-SS. «Moi, je sais», continua-t-il sur le même ton. Son visage s'éclaircit: «Félicitations, cher ami. Tu caches bien ton jeu. J'ai toujours su que tu étais plus dégourdi que tu en avais l'air». Il tenait toujours le pli. «Prends, prends». Je le pris, le décachetai, et en tirai une feuille, un ordre de me présenter à la première occasion à l'Obersturmbannftihrer Dr. Rudolf Brandt, adjudant personnel du Reichsführer-SS. «C'est une convocation», dis-je assez stupidement. -
«Oui, c'est une convocation». – «Et qu'est-ce que ça veut dire?» – «Ça veut dire que ton ami Mandelbrod a le bras long. Tu es affecté à l'état-major personnel du Reichsführer, mon vieux. On va fêter ça?» Faire la fête, je n'en avais pas grande envie, mais je me laissai entraîner. Thomas passa la nuit à me payer des whiskys américains et à disserter avec enthousiasme sur l'obstination des Juifs de Varsovie. «Tu te rends compte? Des Juifs!» Quant à ma nouvelle affectation, il semblait penser que j'avais réussi un coup de maître; moi, je n'avais aucune idée de ce dont il s'agissait. Le lendemain matin, je me présentai à la SS-Haus, sise Prinz-Albrechtstrasse juste à côté de la Staatspolizei, dans un ancien grand hôtel converti en bureaux. L'Obersturmbannführer Brandt, un petit homme voûté, à l'aspect incolore et méticuleux, le visage caché derrière de grandes lunettes rondes cerclées d'écaille noire, me reçut tout de suite: il me semblait l'avoir vu à Hohenlychen, lorsque le Reichsführer m'avait décoré sur mon lit d'hôpital. Il me mit au courant, par quelques phrases lapidaires et précises, de ce qu'on attendait de moi. «Le passage du système des camps de concentration d'une finalité purement correctrice à une fonction de provision de force de travail, entamé voilà plus d'un an, ne s'accomplit pas sans heurts». Ce problème concernait à la fois les rapports entre la S S et les intervenants extérieurs, et les rapports internes au sein de la S S elle-même. Le Reichsführer souhaitait pouvoir comprendre plus précisément la source des tensions afin de les réduire et ainsi maximiser la capacité productive de ce réservoir humain considérable. Il avait en conséquence décidé de nommer un officier déjà expérimenté comme son délégué personnel pour l'Arbeitseinsatz («opération» ou «organisation du travail») «Après étude des dossiers et sur réception de plusieurs recommandations, vous avez été désigné. Le Reichsführer fait pleinement confiance à votre capacité de mener à bien cette tâche qui exigera une grande force d'analyse, un sens de la diplomatie, et un esprit d'initiative S S tel que celui dont vous avez fait preuve en Russie». Les bureaux S S concernés recevraient l'ordre de coopérer avec moi; mais ce serait à moi de m'assurer que cette coopération se passerait pour le mieux «Toutes vos questions ainsi que vos rapports, acheva Brandt, devront m'être adressés. Le Reichsführer ne vous verra que lorsqu'il estimera cela nécessaire. Il vous recevra aujourd'hui pour vous expliquer ce qu'il attend de vous». J'avais écouté sans ciller; je ne comprenais pas de quoi il parlait, mais jugeai plus politique de garder pour le moment mes questions pour moi. Brandt me demanda de patienter au rez-de-chaussée, dans un salon; j'y trouvai des revues, avec du thé et des gâteaux. Je me lassai vite de feuilleter des vieux numéros du Schwarze Korps dans la lumière tamisée de cette salle; malheureusement, on ne pouvait pas fumer dans le bâtiment, le Reichsführer l'avait interdit à cause de l'odeur, et on ne pouvait pas non plus sortir fumer dans la rue, au cas où l'on serait convoqué. On vint me chercher vers la fin de l'après-midi. Dans l'antichambre, Brandt me donna ses dernières recommandations: «Ne faites pas de commentaires, ne posez pas de questions, ne parlez que si lui vous en pose». Puis il m'introduisit. Heinrich Himmler était assis derrière son bureau; j'avançai d'un pas militaire, suivi de Brandt qui me présenta; je saluai et Brandt, après avoir tendu un dossier au Reichsführer, se retira. Himmler me fit signe de m'asseoir et consulta le dossier. Son visage paraissait étrangement vague, sans couleur, sa petite moustache et son pince-nez ne faisaient que souligner le caractère fuyant de ses traits. Il me regarda avec un petit sourire amical; lorsqu'il levait la tête, la lumière, reflétée sur les verres de son pince-nez, les rendait opaques, cachant ses yeux derrière deux miroirs ronds: «Vous avez l'air en meilleure forme que la dernière fois que je vous ai vu, Sturmbannführer». J'étais fort étonné qu'il s'en souvienne; peut-être y avait-il une note dans le dossier. Il continua: «Vous êtes pleinement remis de votre blessure? C'est bien». Il feuilleta quelques pages. «Votre mère est française, je vois?» Cela me semblait une question et je tentai une réponse: «Née en Allemagne, mon Reichsführer. En Alsace». – «Oui, mais française quand même». Il releva la tête et cette fois le pince-nez ne refléta pas la lumière, révélant des petits yeux trop rapprochés, au regard étonnamment doux. «Vous savez, je n'accepte en principe jamais d'hommes qui ont du sang étranger dans mon état-major. C'est comme la roulette russe: trop risqué. On ne sait jamais ce qui va se manifester, même chez de très bons officiers. Mais le Dr. Mandelbrod m'a convaincu de faire une exception. C'est un homme très sage, dont je respecte le jugement». Il marqua une pause. «J'avais envisagé un autre candidat pour le poste. Le Sturmbannführer Gerlach. Malheureusement il a été tué il y a un mois. À Hambourg, lors d'un bombardement anglais. Il ne s'est pas mis à l'abri à temps et il a reçu un pot de fleurs sur la tête. Des bégonias, je crois. Ou des tulipes. Il est mort sur le coup. Ces Anglais sont des monstres. Bombarder des civils, comme cela, sans discrimination. Après la victoire nous devrons organiser des procès pour crimes de guerre. Les responsables de ces atrocités devront en répondre». Il se tut et se replongea dans mon dossier. «Vous allez avoir trente ans et vous n'êtes pas marié, dit-il en redressant la tête. Pourquoi?» Son ton était sévère, professoral. Je rougis: «Je n'en ai pas encore eu l'occasion, mon Reichsführer. J'ai fini mes études juste avant la guerre». – «Vous devriez sérieusement y songer, Sturmbannführer. Votre sang est valable. Si vous êtes tué lors de cette guerre, il ne doit pas être perdu pour l'Allemagne». Mes paroles montèrent toutes seules à mes lèvres: «Mon Reichsführer, je vous demande de m'excuser, mais mon approche spirituelle de mon engagement national-socialiste et de mon service à la S S ne me permet pas d'envisager le mariage tant que mon Volk n'a pas maîtrisé les périls qui le menacent L'affection pour une femme ne peut qu'affaiblir un homme. Je dois me donner tout entier et ne pourrai partager ma dévotion avant la victoire finale,» Himmler écoutait en scrutant mon visage; ses yeux s'étaient légèrement écarquillés. «Sturmbannführer, malgré votre sang étranger, vos qualités germaniques et nationales-socialistes sont impressionnantes. Je ne sais si je peux accepter votre raisonnement: je continue à penser que le devoir de tout S S-Mann est de continuer la race. Mais je vais réfléchir à vos paroles». – «Merci, mon Reichsführer». – «L'Obersturmbannführer Brandt vous a-t-il expliqué votre travail?» – «Dans les grandes lignes, mon Reichsführer». – «Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Surtout, usez de délicatesse. Je ne souhaite pas provoquer de conflits inutiles». – «Oui, mon Reichsführer». – «Vos rapports sont très bons. Vous avez un excellent esprit de synthèse reposant sur une Weltanschauung éprouvée. C'est ce qui m'a décidé à vous choisir. Mais attention! Je veux des solutions pratiques, pas des jérémiades». – «Oui, mon Reichsführer,» – «Le Dr. Mandelbrod vous demandera certainement de lui faire parvenir des doubles de vos rapports. Je ne m'y oppose pas. Bon courage, Sturmbannführer. Vous pouvez disposer». Je me levai, saluai et me préparai à sortir. Soudain Himmler m'interpella de sa petite voix sèche: «Sturmbannführer!» – «Oui, mon Reichsführer?» Il hésita: «Pas de fausse sentimentalité, hein?» Je restai rigide, au garde-à-vous: «Bien sûr que non, mon Reichsführer». Je saluai de nouveau et sortis. Brandt, dans l'antichambre, me lança un regard inquisiteur: «Ça s'est bien passé?» – «Je crois que oui, Herr Obersturmbannführer». – «Le Reichsführer a lu avec grand intérêt votre rapport sur les problèmes de nutrition de nos soldats à Stalingrad». – «Je m'étonne que ce rapport soit parvenu jusqu'à lui». – «Le Reichsführer s'intéresse à beaucoup de choses. Le Gruppenführer Ohlendorf et les autres Amtchefs lui transmettent souvent des rapports intéressants». Brandt me donna de la part du Reichsführer un livre intitulé Le meurtre rituel juif, de Helmut Schramm. «Le Reichsführer en a fait imprimer pour tous les officiers S S ayant au moins grade de Standartenführer. Mais il a aussi demandé qu'il soit distribué aux officiers subalternes concernés par la question juive. Vous verrez, c'est très intéressant». Je le remerciai: un livre de plus à lire, moi qui ne lisais presque plus. Brandt me conseilla de prendre quelques jours pour m'installer: «Vous n'arriverez à rien de bon si vos affaires personnelles ne sont pas en ordre. Ensuite, revenez me voir». Il m'apparut vite que le plus délicat serait la question du logement: je ne pouvais pas rester indéfiniment à l'hôtel. L'Obersturmbannführer du S S-Personal Hauptamt me proposa deux options: un logement S S pour officiers célibataires, fort peu cher, avec repas compris; ou une chambre chez l'habitant, pour laquelle je devrais payer un loyer. Thomas, lui, logeait dans un appartement de trois pièces, spacieux et très confortable, avec de hauts plafonds et des meubles anciens de prix. Vu la grave crise du logement à Berlin – les gens qui disposaient d'une pièce vide étaient en principe obligés de prendre un locataire -, c'était un appartement luxueux, surtout pour un Obersturmbannführer célibataire; un Gruppenführer marié, avec des enfants, ne l'aurait pas refusé. Il m'expliqua en riant comment il l'avait obtenu: «Ce n'est pourtant pas compliqué. Si tu veux, je peux t'aider à en trouver un, peut-être pas aussi grand, mais avec deux pièces au moins». Grâce à une connaissance travaillant à la Generalbauinspektion de Berlin, il s'était fait attribuer par mesure spéciale un appartement juif, libéré en vue de la reconstruction de la ville. «Le seul problème, c'est que c'était à condition que je paye la rénovation, environ 500 reichsmarks. Je ne les avais pas, mais j'ai réussi à me les faire allouer par Berger à titre de secours exceptionnel». Renversé sur le canapé, il promena un regard satisfait autour de lui: «Pas mal, non?» – «Et la voiture?» demandai-je en riant. Thomas possédait aussi un petit cabriolet, dans lequel il adorait sortir et passait parfois me prendre le soir. «Ça, mon vieux, c'est une autre histoire que je te raconterai un autre jour. Je t'ai bien dit, à Stalingrad, que si on s'en sortait, ce serait la belle vie. Il n'y a pas de raison de se priver». Je réfléchis à sa proposition, mais me décidai enfin pour un meublé chez l'habitant. Habiter dans un immeuble pour S S, je n'y tenais pas, je souhaitais pouvoir choisir qui je fréquentais en dehors du travail; et l'idée de rester seul, de vivre en ma propre compagnie, me faisait à vrai dire un peu peur. Des logeurs, ce serait au moins une présence humaine, je ferais préparer mes repas, il y aurait du bruit dans le couloir. Je déposai donc une demande en précisant que je voulais deux pièces et qu'il devait y avoir une femme pour la cuisine et le ménage. On me proposa quelque chose à Mitte, chez une veuve, à six stations d'U-Bahn de la Prinz-Albrechtstrasse, sans changement, et à un prix raisonnable; j'acceptai sans même le visiter et l'on me donna une lettre. Frau Gutknecht, une grosse femme rougeaude ayant dépassé la soixantaine, aux seins volumineux et aux cheveux teints, me détailla d'un long regard roublard en m'ouvrant: «Alors, c'est vous l'officier?» me lança-t-elle avec un épais accent berlinois. Je franchis le seuil et lui serrai la main: elle empestait le parfum bon marché. Elle recula dans le long couloir et m'indiqua les portes: «Ici, c'est chez moi; là, c'est à vous. Voici la clef. Bien sûr, j'en ai une aussi». Elle ouvrit et me fit visiter: des meubles de fabrique remplis de bibelots, un papier peint jauni et gondolé, une odeur de renfermé. Après le salon se trouvait la chambre à coucher, isolée du reste de l'appartement.
«La cuisine et les toilettes sont au fond. L'eau chaude est rationnée, alors pas de bains». Au mur pendaient deux portraits encadrés de noir; un homme d'une trentaine d'années, avec une petite moustache de fonctionnaire, et un jeune gars blond, solide, en uniforme de la Wehrmacht. «C'est votre mari?» demandai-je respectueusement Une grimace déforma son visage: «Oui Et mon fils Franz, mon petit Franzi. Il est tombé le premier jour de la campagne de France. Son Feldwebel m'a écrit qu'il est mort en héros, pour sauver un camarade, mais il a pas eu de médaille. Il voulait venger son papa, mon Bubi, là, qui est mort gazé à Verdun». – «Toutes mes condoléances». – «Oh, pour Bubi, je me suis habituée, vous savez. Mais mon petit Franzi me manque encore». Elle me coula un regard calculateur. «Dommage que je n'aie pas de fille. Vous auriez pu l'épouser. Ça m'aurait plu, un gendre officier. Mon Bubi était Unterfeldwebel et mon Franzi encore Gefreiter». – «En effet, répondis-je poliment, c'est dommage». J'indiquai les bibelots: «Est-ce que je pourrais vous demander d'enlever tout ça? J'aurais besoin de place, pour mes affaires». Elle prit un air indigné: «Et où est-ce que vous voulez que je les mette? Chez moi, il y a encore moins de place. Et puis c'est joli. Vous n'aurez qu'à les pousser un peu. Mais attention, hein! Qui casse paye». Elle indiqua les portraits: «Si vous voulez, je peux reprendre ça. Je ne voudrais pas vous affliger de mon deuil». – «Ce n'est pas important», dis-je. – «Bon, alors je les laisse. C'était la pièce préférée de Bubi». Nous nous mîmes d'accord pour les repas et je lui donnai une partie de mes tickets de rationnement. Je m'installai le mieux possible; de toute façon, je n'avais pas beaucoup d'effets. En tassant les bibelots et les mauvais romans d'avant l'autre guerre, je parvins à dégager quelques étagères où je plaçai mes propres livres, que je fis venir de la cave où je les avais entreposés avant de partir pour la Russie. Cela me fit plaisir de les déballer et de les feuilleter, même si nombre d'entre eux avaient été abîmés par l'humidité. Je rangeai à leur côté l'édition de Nietzsche que m'avait offerte Thomas et que je n'avais jamais ouverte, les trois Burroughs rapportés de France et le Blanchot, dont j'avais abandonné la lecture; les Stendhal que j'avais emportés en Russie y étaient restés, tout comme ses propres journaux de 1812 et un peu de la même manière, au fond. Je regrettais de ne pas avoir songé à les remplacer lors de mon passage à Paris, mais il y aurait toujours une occasion, si je vivais encore. L'opuscule sur le meurtre rituel me mit dans l'embarras: alors que je pouvais facilement classer le Festgabe avec mes livres d'économie et de science politique, ce livre-là avait un peu de mal à trouver sa place. Je le glissai enfin avec les livres d'histoire, entre von Treitschke et Gustav Kossinna. Ces livres et mes vêtements, voilà tout ce que je possédais, hormis un gramophone et quelques disques; le kindjal de Naltchik, hélas, était aussi resté à Stalingrad. Lorsque j'eus tout rangé, je mis des arias de Mozart, me renversai dans un fauteuil et allumai une cigarette. Frau Gutknecht entra sans frapper et se fâcha tout de suite: «Vous n'allez pas fumer ic i! Ça va faire puer les rideaux». Je me relevai et tirai les pans de ma tunique: «Frau Gutknecht. Je vous prierai de bien vouloir frapper, et d'attendre ma réponse avant d'entrer». Elle vira au cramoisi: «Excusez-moi, Herr Offizier! Mais je suis chez moi, non? Et puis, sauf votre respect, je pourrais être votre mère. Qu'est-ce que ça vous fait, si j'entre? Vous n'avez pas l'intention de faire monter des filles, quand même? C'est une maison respectable, ici, une maison de bonne famille». Je décidai qu'il était urgent de mettre les choses au clair: «Frau Gutknecht, je loue vos deux chambres; donc ce n'est plus chez vous mais chez moi. Je n'ai aucune intention de faire monter des filles, comme vous le dites, mais je tiens à ma vie privée. Si cet arrangement ne vous convient pas, je reprendrai mes affaires et mon loyer et partirai. Est-ce que vous comprenez?» Elle se calma: «Le prenez pas comme ça, Herr Offizier… J'ai pas l'habitude, c'est tout. Vous pouvez même fumer si vous voulez. Seulement, vous pourriez ouvrir les fenêtres»… Elle regarda mes livres: «Je vois que vous êtes cultivé»… Je l'interrompis: «Frau Gutknecht. Si vous n'avez rien d'autre à me demander, je vous serais reconnaissant de me laisser». – «Oh oui, pardon, oui». Elle ressortit et je fermai derrière elle, laissant la clef dans la serrure.
Je réglai mes papiers avec le service du personnel et retournai voir Brandt. Il m'avait fait libérer un des petits bureaux clairs aménagés dans les combles de l'ancien hôtel. J'avais à ma disposition une antichambre avec un téléphone et un cabinet de travail pourvu d'un divan; une jeune secrétaire, Fräulein Praxa; et les services d'un planton, qui desservait trois bureaux, et d'une équipe de dactylos disponibles pour tout l'étage. Mon chauffeur se nommait Piontek, un Volksdeutscher de Haute-Silésie qui me servirait aussi d'ordonnance durant mes déplacements; le véhicule était à ma disposition, mais le Reichsführer insistait pour que tout déplacement d'ordre personnel soit comptabilisé à part, et le coût de l'essence prélevé sur mon salaire. Je trouvais tout cela presque extravagant. «Ce n'est rien. Il faut avoir les moyens de travailler correctement», me rassura Brandt avec un petit sourire. Je ne pus rencontrer le chef du Persönlicher Stab, l'Obergruppenführer Wolff; il se remettait d'une grave maladie, et Brandt assumait de fait toutes ses fonctions depuis des mois. Il me donna quelques précisions supplémentaires sur ce que l'on attendait de moi. «D'abord, il importe que vous vous familiarisiez avec le système et ses problèmes. Tous les rapports adressés au Reichsführer à ce sujet sont archivés ic i: faites-les-vous monter et parcourez-les. Voici une liste des officiers S S à la tête des différents départements concernés par votre mandat. Prenez rendez-vous et allez discuter avec eux, ils vous attendent et vous parleront franchement. Lorsque vous aurez obtenu une vue d'ensemble convenable, vous partirez faire une tournée d'inspection». Je consultai la liste: il s'agissait surtout d'officiers du Wirtschafts-Verwaltungshauptamt (le bureau central S S pour l'Économie et l'Administration) et du RSHA. «L'Inspection des camps a été rattachée au WVHA, n'est-ce pas?» demandai-je. – «Oui, répondit Brandt, il y a un peu plus d'un an. Voyez votre liste, c'est l'Amtsgruppe D, maintenant. On vous a mis le Brigadeführer Glücks, le chef de la direction, son adjoint l'Obersturmbannführer Liebehenschei qui entre nous vous sera sans doute plus utile que son supérieur, et quelques chefs de départements. Mais les camps ne sont qu'une facette du problème; il y a aussi les entreprises SS. L'Obergruppenführer Pohl, qui dirige le WVHA, vous recevra pour vous en parler. Bien entendu, si vous voulez rencontrer d'autres officiers pour approfondir certains points, ne vous gênez pas: mais voyez ceux-là d'abord. Au RSHA, l'Obersturmbannführer Eichmann vous expliquera le système des transports spéciaux, et il vous présentera aussi l'état d'avancement de la résolution de la question juive et ses perspectives futures». – «Je peux vous poser une question, Herr Obersturmbannführer?» – «Je vous en prie». – «Si je vous comprends bien, je peux avoir accès à tous les documents concernant la solution définitive de la question juive?» – «En ce que la résolution du problème juif affecte directement la question du déploiement maximal de la main-d'œuvre, oui. Mais je tiens à préciser que ceci fera de vous, et à un degré de loin supérieur à vos fonctions en Russie, un Geheimnisträger, un porteur de secrets. Il vous est strictement interdit d'en discuter avec qui que ce soit hors du service, y compris les fonctionnaires des ministères et du Parti avec qui vous serez en contact. Le Reichsführer ne permet qu'une sentence pour toute violation de cette règle: la peine de mort». Il désigna de nouveau la feuille qu'il m'avait donnée: «Vous pouvez parler librement avec tous les officiers de cette liste; pour leurs subordonnés, renseignez-vous d'abord». – «Bien». -»Pour vos rapports, le Reichsführer a fait édicter des Sprachregelungen, des règles de langage. Prenez-en connaissance et conformez-vous-y strictement. Tout rapport non conforme vous sera renvoyé». – «Zu Befehl, Herr Obersturmbannführer».
Je me plongeai dans le travail comme dans un bain revigorant, une des sources sulfureuses de Piatigorsk. Des journées durant, assis sur le petit canapé de mon bureau, je dévorais rapports, correspondances, ordres, tables d'organisation, fumant de temps en temps une cigarette discrète à ma fenêtre. Fräulein Praxa, une Sudète un peu écervelée qui aurait visiblement préféré passer ses journées à papoter au téléphone, devait constamment monter et descendre des archives, et se plaignait que ses chevilles gonflaient «Merci, lui disais-je sans la regarder lorsqu'elle entrait dans ma pièce avec une nouvelle liasse. Posez ça là, prenez ceux-là, j'ai fini, vous pouvez les remporter». Elle soupirait et repartait en essayant de faire le plus de bruit possible. Frau Gutknecht s'était rapidement révélée une cuisinière exécrable, connaissant tout au plus trois plats, tous avec du chou, et qu'elle ratait souvent; le soir, je pris ainsi l'habitude de renvoyer Fräulein Praxa, de descendre au mess avaler un morceau, et de travailler encore dans mon bureau, tard la nuit, ne rentrant que pour dormir. Pour ne pas retenir Piontek, je prenais l'U-Bahn; à ces heures-là, la ligne C était presque vide, et j'avais du plaisir à observer les rares passagers, leurs visages fripés, fatigués, cela me sortait un peu de moi-même et de mon travail. Plusieurs fois, je me trouvai dans un wagon avec le même homme, un fonctionnaire qui comme moi devait travailler tard; lui ne me remarquait jamais, car il était toujours plongé dans un livre. Or cet homme, autrement si peu remarquable, lisait d'une manière remarquable: tandis que ses yeux parcouraient les lignes, ses lèvres bougeaient comme s'il prononçait les mots, mais sans un son que je puisse entendre, pas même un chuchotement; et je ressentais alors quelque chose de l'étonnement d'Augustin, lorsqu'il aperçut pour la première fois Jérôme en train de lire en silence, uniquement avec les yeux, lui le provincial qui ne savait pas qu'une telle chose était possible, qui ne savait que lire à voix haute, en s'écoutant. Au cours de mes lectures, je tombai sur le rapport rendu fin mars au Reichsführer par le Dr. Korherr, ce statisticien maussade qui contestait nos chiffres: les siens, je dois l'avouer, m'épouvantèrent. Au terme d'un argumentaire statistique difficile à suivre pour un non-spécialiste, il concluait qu'en date du 31 décembre 1942 1873549 Juifs, hors Russie et Serbie, étaient morts, avaient été «transportés vers l'Est», ou s'étaient vu «écluses à travers des camps» (durchgeschleust, terme curieux imposé, je m'imagine, par les Sprachregelungen du Reichsführer). En tout, estimait-il en conclusion, l'influence allemande, depuis la Prise du Pouvoir, avait réduit la population juive d'Europe de quatre millions, chiffre incluant, si je comprenais bien, l'émigration d'avant-guerre. Même après ce que j'avais pu voir en Russie, c'était impressionnant: on avait depuis longtemps dépassé le niveau artisanal des Einsatzgruppen. À travers toute une série d'ordres et d'instructions, je pus aussi me faire une idée de la difficile adaptation de l'Inspection des camps aux exigences de la guerre totale. Alors que la formation même du WVHA et son absorption de l'IKL, censés signaler et mettre en œuvre un passage à la production de guerre maximale, datait de mars 1942, des mesures sérieuses pour réduire la mortalité des détenus et améliorer leur rendement n'avaient été promulguées qu'en octobre; en décembre encore, Glücks, le chef de l'IKL, ordonnait aux médecins des Konzentrationslager d'améliorer les conditions sanitaires, de faire baisser la mortalité, et d'augmenter la productivité, mais encore une fois sans préciser de mesures concrètes. D'après les statistiques du D II que je consultais, la mortalité, exprimée en pourcentages mensuels, avait fortement baissé: le taux global pour l'ensemble des KL était passé de 10 % de pertes en décembre à 2,8 % en avril. Mais cette baisse restait toute relative, car la population des camps ne cessait de croître; les chiffres des pertes nettes, eux, n'évoluaient pas. Un rapport semi-annuel du D II indiquait que de juillet à décembre 1942 57503 détenus sur 96 770, soit 60 % du total, étaient morts; or, depuis janvier, les pertes continuaient à tourner autour de six ou sept mille par mois. Aucune des mesures entreprises ne semblait capable de les réduire. En outre, certains camps paraissaient nettement pires que d'autres; le taux de mortalité en mars à Auschwitz, un KL de Haute-Silésie dont j'entendais alors parler pour la première fois, avait été de 15,4 %. Je commençais à voir où voulait en venir le Reichsführer. Néanmoins je me sentais très peu sûr de moi. Était-ce la conséquence des événements récents, ou tout simplement mon manque inné d'instinct bureaucratique? Toujours est-il que, ayant réussi à glaner dans les documents une idée d'ensemble du problème, je décidai, avant de monter à Oranienburg où siégeaient les gens de Pl KL, de consulter Thomas. J'aimais bien Thomas, mais jamais je ne lui aurais parlé de mes problèmes personnels; toutefois pour mes doutes professionnels, il était le meilleur confident que je connusse. Il m'avait une fois exposé de manière lumineuse le principe de fonctionnement du système (ce devait être en 1939, ou peut-être même fin 1938, lors des conflits internes qui avaient secoué le mouvement après la Kristallnacht): «Que les ordres restent toujours vagues, c'est normal, c'est même délibéré, et cela découle de la logique même du Führerprinzip. C'est au destinataire de reconnaître les intentions du distributeur et d'agir en conséquence. Ceux qui insistent pour avoir des ordres clairs ou qui veulent des mesures législatives n'ont pas compris que c'est la volonté du chef et non ses ordres qui comptent, et que c'est au receveur d'ordres de savoir déchiffrer et même anticiper cette volonté. Celui qui sait agir ainsi est un excellent national-socialiste, et on ne viendra jamais lui reprocher son excès de zèle, même s'il commet des erreurs; les autres, ce sont ceux qui, comme dit le Führer, ont peur de sauter par-dessus leur propre ombre». Cela, je l'avais compris; mais je comprenais aussi que je manquais de talent pour pénétrer les façades, deviner les enjeux cachés; or, ce talent-là, Thomas justement le possédait au plus haut point, et voilà pourquoi il roulait en cabriolet de sport tandis que je rentrais en U-Bahn. Je le retrouvai au Neva Grill, un des bons restaurants qu'il aimait fréquenter. Il me parla avec un amusement cynique du moral de la population, tel qu'il transparaissait dans les rapports confidentiels d'Ohlendorf, dont il recevait copie: «Il est remarquable à quel point les gens sont bien informés des prétendus secrets, le programme d'euthanasie, la destruction des Juifs, les camps de Pologne, le gaz, tout. Toi, en Russie, tu n'avais jamais entendu parler des KL de Lublin ou de Silésie, mais le moindre chauffeur de tramway de Berlin ou de Düsseldorf sait qu'on y brûle des détenus. Et malgré le matraquage de la propagande de Goebbels, les gens restent capables de se former des opinions. Les radios étrangères ne sont pas la seule explication, car beaucoup de gens, quand même, ont peur de les écouter. Non, toute l'Allemagne, aujourd'hui, est un vaste tissu de rumeurs, une toile d'araignée qui s'étend à tous les territoires sous notre contrôle, le front russe, les Balkans, la France. Les informations circulent à une vitesse folle. Et les plus malins sont capables de recouper ces informations pour parfois arriver à des conclusions étonnamment précises. Tu sais ce qu'on a fait, récemment? On a lancé une rumeur à Berlin, une vraie fausse rumeur, basée sur des informations authentiques mais déformées, pour étudier en combien de temps et par quel moyen elle se transmettait On l'a relevée à Munich, à Vienne, à Königsberg et à Hambourg en vingt-quatre heures, à Linz, Breslau, Lübeck et Iéna en quarante-huit. Je suis tenté d'essayer la même chose à partir de l'Ukraine, pour voir. Mais ce qui est encourageant, c'est que malgré tout les gens continuent à soutenir le Parti et les autorités, ils ont toujours foi en notre Führer et croient à l'Endsieg. Ce qui démontre quoi? Qu'à peine dix ans après la Prise du Pouvoir, l'esprit national-socialiste est devenu la vérité de la vie quotidienne du Volk. Il a pénétré dans les moindres recoins. Et donc même si nous perdons la guerre, il survivra». – «Parlons plutôt de la façon de gagner la guerre, veux-tu?» Tout en mangeant, je lui exposai les instructions que j'avais reçues et l'état général de la situation tel que je le comprenais. Il m'écoutait en buvant du vin et en découpant son rumsteck, grillé à la perfection, le cœur de la viande rose et juteux. Il acheva son plat et se resservit du vin avant de répondre. «Tu as décroché un poste très intéressant, mais je ne te l'envie pas. J'ai l'impression qu'on t'a balancé dans un panier de crabes, et que si tu ne fais pas gaffe tu vas te faire bouffer les fesses. Qu'est-ce que tu sais de la situation politique? Intérieure, je veux dire». Je finissais aussi de manger: «Je ne sais pas grand-chose de la situation politique intérieure». – «Eh bien tu devrais. Elle a radicalement évolué depuis le début de la guerre. Primo, le Reichsmarschall est out, définitivement à mon avis. Entre l'échec de la Luftwaffe contre les bombardements, sa corruption homérique, et son usage immodéré des stupéfiants, plus personne ne fait attention à lui: il fait de la figuration, on le sort du placard quand il faut quelqu'un pour parler à la place du Führer. Le cher Dr. Goebbels, malgré ses vaillants efforts après Stalingrad, est sur la touche. L'étoile montante, aujourd'hui, c'est Speer. Quand le Führer l'a nommé, tout le monde lui donnait six mois; depuis, il a triplé notre production d'armement, et le Führer lui accorde tout ce qu'il demande. De plus, ce petit architecte dont on se moquait s'est révélé un politicien remarquable, et il s'est ménagé de solides appuis: Milch, qui gère le ministère de l'Aviation pour Gering, et Fromm, le patron de l'Ersatzheer. Quel est l'intérêt de Fromm? Fromm doit fournir des hommes à la Wehrmacht; donc, chaque travailleur allemand remplacé par un travailleur étranger ou un détenu est un soldat de plus pour Fromm. Speer, lui, ne réfléchit qu'aux moyens d'augmenter la production, et Milch fait de même pour la Luftwaffe. Tous ne demandent qu'une chose: des hommes, des hommes, des hommes. Et c'est là que le Reichsführer a un problème. Bien sûr, personne ne peut critiquer le programme Endlösung en lui-même: c'est un ordre direct du Führer, et donc les ministères peuvent juste chipoter sur les marges, en jouant sur la diversion d'une partie des Juifs pour le travail. Mais depuis que Thierack a accepté de vider ses prisons au profit des KL, ceux-ci en sont venus à représenter un vivier de main-d'œuvre non négligeable. Ça n'est rien, bien sûr, à côté des travailleurs étrangers, mais c'est quand même quelque chose. Or le Reichsführer est très jaloux de l'autonomie de la SS, et justement, Speer empiète là-dessus. Quand le Reichsführer a voulu que les industries viennent s'implanter dans les KL, Speer est allé voir le Führer et presto! ce sont les détenus qui sont partis aux usines. Tu vois le problème: le Reichsführer sent qu'il est en position de faiblesse et doit donner des gages à Speer, montrer qu'il fait preuve de bonne volonté. Bien sûr, s'il parvient réellement à reverser plus de main-d'œuvre à l'industrie, tout le monde est content. Mais c'est là, à mon avis, qu'intervient le problème interne: la S S, tu vois, c'est comme le Reich en petit, ça tire un peu de tous les côtés. Tu prends l'exemple du RSHA: Heydrich était un génie, une force de la nature et un national-socialiste admirable; mais je suis convaincu que le Reichsführer a été secrètement soulagé de sa mort. Déjà, l'envoyer à Prague, c'était brillant: Heydrich a pris ça comme une promotion, mais il voyait bien qu'il était un peu obligé de lâcher prise sur le RSHA, simplement parce qu'il n'était plus à Berlin. Sa tendance à l'autonomisation était très forte, c'est pour ça que le Reichsführer n'a pas voulu le remplacer. Et là, ce sont les Amtchefs qui ont commencé à partir chacun de son côté. Alors le Reichsführer a nommé Kaltenbrunner pour les contrôler, en espérant que Kaltenbrunner, qui est une bête achevée, resterait contrôlable, lui. Mais tu vas voir que ça va recommencer: c'est la fonction qui l'exige, plus que l'homme. Et c'est la même chose pour tous les autres départements et divisions. L'IKL est particulièrement riche en alte Kämpfer: là, même le Reichsführer doit prendre des pincettes». – «Si je comprends bien, le Reichsführer veut faire avancer des réformes sans trop agiter l'IKL?» – «Ou alors il se moque des réformes, mais veut s'en servir comme instrument pour serrer la vis aux récalcitrants. Et en même temps, il doit démontrer à Speer qu'il coopère avec lui, mais sans lui donner la possibilité de toucher à la S S ou de rogner sur ses privilèges». – «Effectivement, c'est délicat» – «Ah! Brandt te l'a bien dit: analyse et diplomatie». – «Il a dit initiative, aussi». – «Certainement! Si tu trouves des solutions, même à des problèmes qu'on ne t'a pas directement soumis, mais qui répondent aux intérêts vitaux du Reichsführer, ta carrière est faite. Mais si tu commences à faire du romantisme bureaucratique et à vouloir tout chambouler, tu vas très vite te retrouver substitut dans une SD-Stelle pouilleuse au fond de la Galicie. Alors gare: si tu me refais le même coup qu'en France, je m'en voudrai de t'avoir sorti de Stalingrad. Rester vivant, ça se mérite». Cet avertissement à la fois moqueur et redoutable fut péniblement souligné par une brève lettre que je reçus de ma sœur. Comme je m'en doutais, elle était partie pour Antibes dès notre conversation téléphonique: Max, la police parlait d'un psychopathe ou d'un voleur ou même d'un règlement de comptes. En fait ils ne savent rien. Ils m'ont dit qu'ils enquêtaient sur les affaires d'Aristide. C'était odieux. Ils m'ont posé toutes sortes de questions sur la famille: je leur ai parlé de toi, mais je ne sais pas pourquoi, je me suis gardée de leur dire que tu étais là. Je ne sais pas à quoi je pensais mais j'avais peur de t'attirer des ennuis. Et puis à quoi bon? Je suis partie tout de suite après l'enterrement. Je voulais que tu sois là et en même temps j'aurais eu horreur que tu sois là. C'était triste et pauvre et affreux. Ils ont été enterrés ensemble au cimetière municipal. À part moi et un policier venu voir qui assistait aux funérailles il n'y avait que quelques vieux amis d'Aristide et un curé. Je suis repartie tout de suite après. Je ne sais pas quoi t'écrire d'autre. Je suis affreusement triste. Prends garde à toi. Des jumeaux, elle ne soufflait mot: après sa réaction violente, au téléphone, je trouvais cela étonnant Ce qui était encore plus étonnant pour moi, était mon propre manque de réaction: cette lettre effrayée et endeuillée me faisait l'effet d'une feuille jaunie d'automne, détachée et morte avant même d'avoir touché le sol. Quelques minutes après l'avoir lue, je songeais de nouveau à des problèmes de travail. Les questions qui, une poignée de semaines auparavant encore, me rongeaient et me laissaient sans repos, se présentaient maintenant à moi comme une rangée de portes closes et muettes; la pensée de ma sœur, une fournaise éteinte et sentant la cendre froide, et la pensée de ma mère, une tombe tranquille négligée depuis longtemps. Cette étrange apathie s'étendait à tous les autres aspects de ma vie: les tracasseries de ma logeuse me laissaient indifférent, le désir sexuel semblait un vieux souvenir abstrait, l'angoisse de l'avenir un luxe frivole et vain. C'est d'ailleurs un peu l'état dans lequel je me trouve aujourd'hui, et je m'y trouve bien. Le travail seul occupait mes pensées. Je méditais les conseils de Thomas: il me paraissait avoir encore plus raison que lui-même ne le savait. Vers la fin du mois, le Tiergarten fleurissait, les arbres couvraient la ville encore grise de leur verdure insolente, j'allai visiter les bureaux de l'Amtsgruppe D, l'ancien IKL, à Oranienburg près du KL Sachsenhausen: des longs bâtiments blancs et propres, des allées tirées au cordeau, des plates-bandes méticuleusement retournées et sarclées par des détenus bien nourris en uniforme propre, des officiers dynamiques, affairés, motivés. J'y fus reçu avec courtoisie par le Brigadeführer Glücks. Glücks parlait beaucoup et vite et ce flot de paroles floues présentait un contraste marquant avec l'aura d'efficacité qui caractérisait son royaume. Il manquait entièrement de vue d'ensemble, et s'attardait longuement et obstinément à des détails administratifs sans intérêt, me citant au hasard des statistiques, souvent fausses, que je notais par politesse. À chaque question un peu précise, il répondait invariablement:. «Oh, vous feriez mieux de voir ça chez Liebehenschel». Avec cela, cordial, me versant du cognac français et me servant des gâteaux secs. «Préparés par ma femme. Malgré les restrictions, elle sait se débrouiller, c'est une fée». Il souhaitait clairement se débarrasser de moi le plus vite possible, sans prendre pour autant le risque d'offenser le Reichsführer, afin de retourner à sa torpeur et à ses petits gâteaux. Je décidai d'abréger; dès que je marquai une pause, il appela son adjudant et me versa un dernier cognac: «À la santé de notre cher Reichsführer». J'y trempai mes lèvres, posai le verre, le saluai, et suivis mon guide. «Vous verrez, me lança encore Glücks alors que je passais sa porte, Liebehenschel pourra répondre à toutes vos questions». Im avait raison et son adjoint, un petit homme à la mine triste et fatiguée qui dirigeait aussi le Bureau central de l'Amtsgruppe D, me fit un exposé concis, lucide et réaliste de la situation et de l'état d'avancement des réformes entreprises. Je savais déjà que la plupart des ordres émis sous la signature de Glücks se trouvaient en fait préparés par Liebehenschel: c'était peu surprenant. Pour Liebehenschel, une bonne partie des problèmes venaient des Kommandanten: «L'imagination leur fait défaut et ils ne savent pas comment appliquer nos ordres. Dès qu'on a un Kommandant un peu motivé, la situation change entièrement. Mais nous manquons cruellement de personnel et il n'y a aucune perspective pour remplacer ces cadres». – «Et les structures médicales ne parviennent pas à pallier les déficiences?» – «Vous verrez le Dr. Lolling après moi, vous comprendrez.» En effet, si l'heure que je passai avec le Standartenführer Dr. Lolling ne m'apprit pas grand-chose sur les problèmes des unités médicales des KL, elle me permit au moins, malgré mon agacement, de comprendre pourquoi ces unités ne pouvaient que se résoudre à fonctionner de manière autonome. Âgé, les yeux mouillés, l'esprit confus et embrouillé, Lolling, dont le département chapeautait toutes les structures sanitaires des camps, non seulement était alcoolique mais, d'après la rumeur ouverte, puisait quotidiennement dans ses stocks de morphine. Je ne comprenais pas comment un tel homme pouvait rester à la SS, encore moins y occuper un poste à responsabilité. Sans doute bénéficiait-il de protections dans le Parti. Je lui soutirai néanmoins une pile de rapports fort utiles: Lolling, à défaut de mieux et pour masquer son incompétence, passait son temps à commander des rapports à ses subordonnés; ce n'étaient pas tous des hommes comme lui, il y avait là de la matière substantielle. Restait Maurer, le créateur et le chef de l'Arbeitseinsatz, désignée dans la table d'organisation du WVHA comme département D II. À vrai dire, j'aurais pu me passer des autres visites, même de celle à Liebehenschel. Le Standartenführer Gerhard Maurer, un homme encore jeune, sans diplômes mais doté d'une solide expérience professionnelle en comptabilité et en gestion, avait été tiré de l'obscurité d'un bureau de l'ancienne administration S S par Oswald Pohl et s'était rapidement distingué par ses capacités administratives, son esprit d'initiative et sa compréhension aiguë des réalités bureaucratiques. Pohl, lorsqu'il avait repris l'IKL sous son aile, lui avait demandé de monter le D II afin de centraliser et de rationaliser l'exploitation de la main-d'œuvre des camps. Je devais le revoir plusieurs fois, par la suite, et correspondre avec lui régulièrement, toujours avec la même satisfaction. Il représentait un peu pour moi un certain idéal du national-socialiste qui, s'il doit être un homme à Weltanschauung, doit aussi être un homme à résultats. Or les résultats concrets et mesurables formaient la vie même de Maurer. S'il n'avait pas lui-même inventé toutes les mesures mises en place par l'Arbeitseinsatz, il avait créé de toutes pièces l'impressionnant système de collecte de données statistiques qui quadrillait maintenant l'ensemble des camps du WVHA. Ce système, il me l'expliqua avec patience, me détaillant les formulaires standardisés et préimprimés que chaque camp était tenu de remplir et de renvoyer, me signalant les chiffres les plus importants et la bonne manière de les interpréter: considérés ainsi, ces chiffres devenaient plus lisibles qu'un rapport narratif; comparables entre eux et donc véhiculant énormément d'informations, ils permettaient à Maurer de suivre avec précision, sans quitter son bureau, le degré de mise en œuvre de ses ordres et leur succès. Ces données lui permettaient de me confirmer le diagnostic de Liebehenschel. Il me fit un discours sévère sur l'attitude réactionnaire du corps des Kommandanten,
«formés à la méthode Eicke», compétents en ce qui concernait les anciennes fonctions répressives et policières, mais dans l'ensemble bornés et ineptes, incapables d'intégrer des techniques de gestion modernes, adaptées aux nouvelles exigences: «Ces hommes ne sont pas mauvais, mais ils sont dépassés par ce qu'on leur demande maintenant». Maurer lui-même ne visait qu'un but: extraire le maximum de capacité de travail des KL. Il ne me servit pas de cognac mais lorsque je pris congé il me serra chaleureusement la main: «Je suis ravi que le Reichsführer se penche enfin de plus près sur ces problèmes. Mon bureau est à votre disposition, Sturmbannführer, vous pourrez toujours compter sur moi». Je retournai à Berlin et pris rendez-vous avec ma vieille connaissance Adolf Eichmann. Il vint m'accueillir en personne dans le vaste hall d'entrée de son département, dans la Kurfürstenstrasse, marchant à petits pas dans ses lourdes bottes de cavalier sur les dalles de marbre cirées, et me félicitant avec chaleur pour ma promotion. «Vous aussi, le félicitai-je à mon tour, vous avez été promu. À Kiev, vous étiez encore Sturmbannführer». – «Oui, fit-il avec satisfaction, c'est vrai, mais vous, entre-temps, vous avez pris deux galons… Venez, venez». Malgré son grade supérieur, je le trouvai curieusement empressé, affable; peut-être le fait que je vienne de la part du Reichsführer l'impressionnait-il. Dans son bureau, il s'affala jambes croisées sur sa chaise, posa négligemment sa casquette sur une pile de dossiers, ôta ses grosses lunettes, et se mit à les nettoyer avec un mouchoir tout en appelant à la cantonade sa secrétaire: «Frau Werlmann! Du café, s'il vous plaît». J'observai ce manège avec amusement: Eichmann avait pris de l'assurance, depuis Kiev. Il leva ses lunettes vers la fenêtre, les inspecta méticuleusement, les frotta encore, les rechaussa. Il tira une boîte de sous un classeur et m'offrit une cigarette hollandaise. Briquet à la main, il gesticula vers ma poitrine: «Vous avez reçu beaucoup de décorations, je vous félicite encore. Ça, c'est l'avantage d'être au front. Ici, à l'arrière, nous n'avons aucune occasion de recevoir des décorations. Mon Amtchef m'a fait donner la Croix de Fer mais c'était vraiment pour que j'aie quelque chose. Je m'étais porté volontaire pour les Einsatzgruppen, vous le saviez? Mais C. (c'était ainsi que Heydrich, voulant se donner une touche anglaise, se faisait appeler par ses fidèles) m'a ordonné de rester. Vous m'êtes indispensable, il m'a dit. Zu Befehl, j'ai dit, de toute façon je n'avais pas le choix». – «Pourtant, vous avez une bonne position. Votre Referat est un des plus importants de la Staatspolizei». – «Oui, mais pour l'avancement, je suis absolument bloqué. Un Referat doit être dirigé par un Regierungsrat ou un Oberregierungsrat ou un grade S S équivalent. Donc en principe, à ce poste, je ne peux pas aller au-delà d'Obersturmbannführer. Je me suis plaint à mon Amtchef: il m'a répondu que je méritais d'être promu, mais qu'il ne voulait pas créer de problèmes avec ses autres chefs de service». Il eut une moue pincée qui déforma ses lèvres. Son front dégarni luisait sous la lumière du plafonnier, allumé malgré le jour. Une secrétaire d'un certain âge entra avec un plateau et deux tasses fumantes, qu'elle posa devant nous. «Lait? Sucre?» s'enquit Eichmann. Je fis signe que non et humai la tasse • c'était du vrai café. Tandis que je soufflais dessus Eichmann me demanda à brûle-pourpoint: «Vous avez été décoré pour l'Einsatzaktion?» Ses jérémiades commençaient à m'agacer; je voulais en venir au but de ma visite.
«Non, répondis-je. J'ai été en poste à Stalingrad, après». Le visage d'Eichmann s'assombrit et il ôta ses lunettes d'un geste sec. «Ach so, fit-il en se redressant. Vous étiez à Stalingrad. Mon frère Helmut a été tué là-bas». – «J'en suis désolé. Toutes mes condoléances. C'était votre frère aîné?» – «Non, le cadet. Il avait trente-trois ans. Notre mère ne s'en est toujours pas remise. Il est tombé en héros, en faisant son devoir pour l'Allemagne. Je regrette, ajouta-t-il cérémonieusement, de ne pas avoir eu cette chance moi-même». Je saisis l'ouverture: «Oui, mais l'Allemagne vous demande d'autres sacrifices». Il remit ses lunettes et but un peu de café. Puis il écrasa sa cigarette dans un cendrier: «Vous avez raison. Un soldat ne choisit pas son poste. Qu'est-ce que je puis faire pour vous, alors? Si j'ai bien compris la lettre de l'Obersturmbannführer Brandt, vous êtes chargé d'étudier l'Arbeitseinsatz, c'est ça? Je ne vois pas trop ce que ça a à voir avec mes services». Je tirai quelques feuillets de ma serviette en simili-cuir. (J'éprouvais un sentiment désagréable chaque fois que je manipulais cette serviette, mais je n'avais rien pu trouver d'autre, à cause des restrictions. J'avais demandé conseil à Thomas, mais il m'avait ri au nez: «Moi, je voulais un ensemble de bureau en cuir, tu vois, avec un serre-documents et un porte-stylos. J'ai écrit à un ami, à Kiev, un type qui était au groupe et qui est resté chez le BdS, pour lui demander s'il pouvait me faire faire ça. Il m'a répondu que depuis qu'on avait éliminé tous les Juifs, on ne pouvait même plus faire ressemeler une paire de bottes, en Ukraine.») Eichmann m'observait en fronçant les sourcils.
«Les Juifs dont vous vous occupez sont aujourd'hui un des principaux viviers dans lequel l'Arbeitseinsatz peut puiser pour renouveler ses effectifs, expliquai-je. À part eux, il n'y a vraiment plus que des travailleurs étrangers condamnés pour petits délits et les déportés politiques des pays sous notre contrôle. Toutes les autres sources possibles, les prisonniers de guerre ou les criminels transférés par le ministère de la Justice, sont dans l'ensemble épuisées. Ce que je souhaiterais, c'est avoir une vue d'ensemble du fonctionnement de vos opérations et surtout de vos perspectives d'avenir». Tandis qu'il m'écoutait, un tic curieux déformait le coin gauche de sa bouche; j'avais l'impression qu'il mâchait sa langue. Il se renversa de nouveau sur sa chaise, ses longues mains veineuses réunies en triangle, les index tendus: «Bien, bien. Je vais vous expliquer. Comme vous le savez, dans chaque pays concerné par la Endlösung, il y a un représentant de mon Referat, subordonné soit au BdS si c'est un pays occupé, soit à l'attaché de police de l'ambassade si c'est un pays allié. Je vous précise tout de suite que l'URSS n'entre pas dans mon domaine; quant à mon représentant dans le General-Gouvernement, il a un rôle tout à fait mineur». – «Comment cela se fait-il?» – «La question juive, dans le GG, est de la responsabilité du SSPF de Lublin, le Gruppenführer Globocnik, qui rend compte directement au Reichsführer. La Staatspolizei n'est donc pas concernée, dans l'ensemble». Il pinça les lèvres: «Sauf quelques exceptions qui doivent encore être réglées, le Reich lui-même peut être considéré judenrein. Quant aux autres pays, tout dépend du degré de compréhension envers la résolution de la question juive qui est montré par les autorités nationales. À cause de cela, chaque pays pose en quelque sorte un cas particulier que je peux vous expliquer». Dès qu'il commençait à parler de son travail, remarquai-je, son mélange déjà curieux d'accent autrichien et d'argot berlinois se compliquait d'une syntaxe bureaucratique particulièrement embrouillée. Il parlait posément et clairement, en cherchant ses mots, mais j'avais parfois du mal à suivre ses phrases. Lui-même semblait s'y perdre un peu. «Prenez le cas de la France, où nous avons si l'on peut dire pu commencer à travailler l'été dernier une fois que les autorités françaises eurent, guidées par notre spécialiste et aussi par les conseils et désirs de l'Auswärtiges Amt, euh, si vous voulez, accepté de coopérer et surtout quand la Reichsbahn a consenti à nous fournir le transport nécessaire. Nous avons ainsi pu commencer, et au début cela a même été un succès car les Français montraient beaucoup de compréhension, et puis grâce à l'assistance de la police française, sans laquelle nous n'aurions rien pu faire, bien sûr, car nous n'avons pas les ressources, et le Militärbefehlshaber n'allait certainement pas les fournir, donc l'aide de la police française était un élément vital car c'est eux qui arrêtaient les Juifs et nous les transféraient, et d'ailleurs même ils faisaient du zèle, car nous n'avions officiellement demandé que les Juifs de plus de seize ans – pour commencer bien entendu – mais eux ne voulaient pas garder les enfants sans leurs parents, ce qu'on peut comprendre, et donc ils nous les donnaient tous, même des orphelins – bref on a vite compris qu'en fait ils ne nous livraient que leurs Juifs étrangers, j'ai même dû annuler un transport de Bordeaux parce qu'on n'en trouvait pas assez pour le remplir, de ces Juifs étrangers, un vrai scandale, car en ce qui concernait leurs propres Juifs, ceux qui étaient donc citoyens français, je veux dire, depuis longue date, eh bien là, vous voyez, c'était non. Ils ne voulaient pas et il n'y avait rien à faire. D'après l'Auswärtiges Amt c'est le maréchal Pétain lui-même qui faisait obstacle, et on avait beau lui expliquer, ça ne servait à rien. Alors après novembre, bien sûr, la situation a complètement changé, parce que nous n'étions plus forcément liés par tous ces accords et par les lois françaises, mais même là, c'est ce que je vous ai dit, il y avait le problème de la police française, qui ne voulait plus coopérer, je ne veux pas me plaindre de Herr Bousquet, mais lui aussi il avait ses ordres, et quand même ce n'était pas possible d'envoyer la police allemande frapper aux portes, donc, de fait, en France, ça n'avance plus. En plus, beaucoup de Juifs sont passés en secteur italien, et ça c'est vraiment un problème, car les Italiens, eux, n'ont aucune compréhension, et on a le même problème partout, en Grèce et en Croatie, où ce sont eux qui sont responsables, là, ils protègent les Juifs, et pas seulement les leurs mais tous. Et c'est un vrai problème et qui dépasse complètement mes compétences et d'ailleurs je crois savoir qu'il a été discuté au plus haut niveau, le plus haut qui soit, et Mussolini aurait répondu qu'il s'en occuperait, mais visiblement ce n'est pas une priorité, n'est-ce pas, et aux étages inférieurs, ceux avec lesquels nous traitons, là, c'est carrément de l'obstruction bureaucratique, des manœuvres dilatoires et je m'y connais, ils ne disent jamais non mais c'est comme des sables mouvants et il ne se passe rien. Voilà où on en est avec les Italiens». – «Et les autres pays?» demandai-je. Eichmann se leva, mit sa casquette, et me fit signe de le suivre: «Venez. Je vais vous montrer». Je le suivis jusqu'à un autre bureau. Ses jambes, je le remarquais pour la première fois, étaient arquées comme celles d'un cavalier. «Vous faites du cheval, Herr Obersturmbannführer?» Il eut de nouveau une moue: «Dans ma jeunesse. Maintenant je n'ai plus trop l'occasion». Il frappa à une porte et entra. Quelques officiers se levèrent et le saluèrent; il leur rendit leur salut, traversa la pièce, frappa à une autre porte, et entra. Au fond de la pièce, derrière un bureau, se trouvait un Sturmbannführer; il y avait aussi là une secrétaire et un officier subalterne. Tous se levèrent à notre entrée; le Sturmbannführer, une belle bête blonde, grand et musclé, sanglé dans un uniforme coupé sur mesure, leva le bras en émettant un «Heil!» martial. Nous lui rendîmes son salut avant de nous approcher. Eichmann me présenta puis se tourna vers moi: «Le Sturmbannführer Günther est mon substitut permanent». Günther me contempla d'un air taciturne et demanda à Eichmann: «Que puis-je faire pour vous, Herr Obersturmbannführer?» -»Je suis désolé de vous déranger, Günther. Je voulais lui montrer votre tableau». Günther s'écarta de son bureau sans un mot. Derrière lui, au mur, s'affichait un large graphique en plusieurs couleurs. «Vous voyez, m'expliqua Eichmann, c'est organisé par pays et mis à jour chaque mois. À gauche, vous avez les objectifs, et ensuite les totaux cumulés de réalisation de l'objectif. Vous voyez d'un coup d'œil qu'on approche du but en Hollande, 50 % en Belgique, mais qu'en Hongrie, en Roumanie, ou en Bulgarie on reste proches de zéro. En Bulgarie, on en a eu quelques milliers, mais c'est trompeur: ils nous ont laissé évacuer ceux des territoires qu'ils ont occupés en 1941, en Thrace et en Macédoine, mais on ne peut pas toucher à ceux de la Vieille Bulgarie. On le leur a redemandé officiellement il y a quelques mois, en mars je crois, il y a eu une démarche du A A, mais ils ont encore refusé. Comme c'est une question de souveraineté chacun veut des garanties que son voisin fera la même chose, c'est-à-dire que les Bulgares veulent que ce soient les Roumains qui commencent, et les Roumains les Hongrois, et les Hongrois les Bulgares ou quelque chose comme ça. Remarquez, depuis Varsovie, on a au moins pu leur expliquer le danger que ça représente, d'avoir tant de Juifs chez soi, c'est un foyer à partisans, et là, je crois que ça les a impressionnés. Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. En Grèce, on a commencé en mars, j'ai un Sonderkommando là-bas, à Thessalonique en ce moment, et vous voyez que ça va assez vite, c'est déjà quasiment fini. Après il nous restera la Crète et Rhodes, pas un problème, mais pour la zone italienne, Athènes et le reste, je vous ai déjà expliqué. Ensuite, bien entendu, il y a tous les problèmes techniques associés, ce ne sont pas que des problèmes diplomatiques, ce serait trop facile, non, et donc surtout le problème du transport, c'est-à-dire du matériel roulant et donc de l'affectation des wagons et aussi, comment dire, du temps sur les voies même si on a les wagons. Ça arrive par exemple, on négocie un accord avec un gouvernement, on a les Juifs en main, et hop, Transportsperre, tout bloqué parce qu'il y a une offensive à l'Est ou quelque chose et on ne peut plus rien passer en Pologne. Donc par contre quand c'est calme on met les bouchées doubles. En Hollande ou en France, on centralise tout sur des camps de transit, et on écoule petit à petit, quand il y a du transport et aussi selon la capacité de réception qui est aussi limitée. Pour Thessalonique, par contre, il a été décidé de tout faire d'un coup, un deux trois et quatre et voilà. En fait, depuis février, on a vraiment beaucoup de travail, le transport est disponible et j'ai reçu l'ordre d'accélérer les choses. Le Reichsführer veut que ce soit fini cette année et puis qu'on n'en parle plus.» – «Et c'est réalisable?» -
«Là où ça dépend de nous, oui Je veux dire que le transport est toujours un problème, les finances aussi, parce que nous devons payer la Reichsbahn, vous savez, pour chaque passager, et moi je n'ai pas de budget pour ça, je dois me débrouiller. On met les Juifs à contribution, très bien, mais la Reichsbahn, elle, n'accepte le paiement qu'en reichsmarks ou à la rigueur en zlotys, si on les envoie dans le GG, mais à Thessalonique ils ont des drachmes et faire du change sur place c'est impossible. Donc on doit se débrouiller mais ça on sait faire. Après ça bien sûr il y a les questions diplomatiques, moi si les Hongrois disent non je ne peux rien faire, ça ne dépend pas de moi et c'est au Herr Minister von Ribbentrop de voir ça avec le Reichsführer, pas moi». – «Je vois». J'étudiai un moment le tableau; «Si je comprends bien, la différence entre les chiffres, là dans la colonne avril, et les chiffres de gauche représente le vivier potentiel, sujet aux diverses complications que vous m'avez expliquées». – «Précisément Mais notez bien que ce sont là des chiffres globaux, c'est-à-dire qu'une grande partie, de toute façon, n'intéresse pas l'Arbeitseinsatz, parce que voyez-vous ce sont des vieux ou des enfants ou je ne sais quoi, et donc sur ce chiffre-là vous pouvez en retenir une bonne partie». – «Combien, à votre avis?» – «Je ne sais pas. Vous devriez voir avec le WVH A, la réception et la sélection, c'est leur problème. Ma responsabilité s'arrête au départ du train, le reste, je ne peux pas en parler. Ce que je peux vous dire, c'est que de l'avis du RS H A, le nombre de Juifs temporairement gardés pour le travail devrait être aussi restreint que possible: créer de fortes concentrations de Juifs, voyez-vous, c'est inviter à une répétition de Varsovie, c'est dangereux. Je crois pouvoir vous dire que c'est là l'opinion du Gruppenführer Müller, mon Amtchef, et de l'Obergruppenführer Kaltenbrunner». – «Je vois. Pourriez-vous me remettre une copie de ces chiffres?» – «Bien sûr, bien sûr. Je vous enverrai ça demain. Mais pour l'URSS et le GG, je ne les ai pas, ça je vous l'ai dit». Günther, qui n'avait pas dit un mot, nous lança un autre «Heil Hitler!» retentissant tandis que nous nous apprêtions à sortir. Je retournai avec Eichmann dans son bureau pour qu'il m'explique encore quelques points. Lorsque je fus prêt à partir, il me raccompagna. Dans le hall d'entrée il me fit une courbette: «Sturmbannführer, je voudrais vous inviter chez moi un soir, cette semaine. Nous donnons parfois de la musique de chambre. Mon Hauptscharführer Boll joue le premier violon». – «Ah. C'est très bien. Et vous, de quoi jouez-vous?» – «Moi?» Il tendit son cou et la tête, comme un oiseau. «Le violon aussi, le second violon. Je ne joue pas aussi bien que Boll, malheureusement, ainsi je lui ai cédé la place. C…, l'Obergruppenführer Heydrich je veux dire, pas l'Obergruppenführer Kaltenbrunner que je connais bien, on est pays et d'ailleurs c'est lui qui m'a fait entrer à la S S et il s'en souvient encore – non, der Chef jouait magnifiquement du violon. Oui, vraiment, très beau, il avait énormément de talent. C'était un homme très bien, que je respectais beaucoup. Très… attentionné, un homme qui souffrait dans son cœur. Je le regrette». – «Je l'ai très peu connu. Et que jouez-vous?» – «En ce moment? Surtout du Brahms. Un peu de Beethoven». – «Pas de Bach?» Il pinça de nouveau les lèvres: «Bach? Je n'aime pas beaucoup. Je trouve ça sec, trop… calculé. Stérile, si vous voulez, très beau, bien sûr, mais sans âme. Je préfère la musique romantique, cela me bouleverse parfois, oui, eela m'entraîne hors de moi-même». – «Je ne suis pas certain de partager votre opinion sur Bach. Mais j'accepte volontiers votre invitation». L'idée en fait m'ennuyait profondément, mais je ne voulais pas le blesser. «Bien, bien, dit-il en me serrant la main. Je vais voir avec ma femme et je vous appellerai. Et ne vous inquiétez pas pour vos documents. Vous les aurez demain, vous avez ma parole d'officier SS».
Il me restait encore à voir Oswald Pohl, le grand marabout du WVHA. Il m'accueillit, dans ses bureaux de Unter den Eichen, avec une cordialité expansive et bavarda avec moi de Kiel où il avait passé de nombreuses années dans la Kriegsmarine. C'était là, au Casino, que le Reichsführer l'avait remarqué et recruté, à l'été 1933. Il avait commencé par centraliser l'administration et les finances de la SS, puis petit à petit avait bâti son réseau d'entreprises. «Comme n'importe quelle multinationale, nous sommes bien diversifiés. Nous sommes dans les matériaux de construction, le bois, la céramique, les meubles, l'édition, et même l'eau minérale». – «L'eau minérale?» – «Ah! C'est très important. Ça nous permet de fournir nos Waffen-SS en eau potable à travers tous les territoires de l'Est». Il se disait particulièrement fier d'une de ses dernières créations: l'Osti, les Industries de l'Est, une corporation montée dans le district de Lublin pour mettre au service de la S S le travail des Juifs restants. Mais, malgré sa bonhomie, il devenait rapidement vague dès que je voulais lui parler de l'Arbeitseinsatz en général; selon lui, la plupart des mesures efficaces étaient en place, il fallait simplement leur laisser le temps de prendre effet. Je le questionnai sur les critères de sélection, mais il me renvoya aux responsables d'Oranienburg: «Ils connaissent mieux les détails. Mais je peux vous le garantir, depuis que la sélection a été médicalisée, c'est très bien». Il m'assura que le Reichsführer était pleinement informé de tous ces problèmes. «Je n'en doute pas, Herr Obergruppenführer, répondis-je. Mais ce dont le Reichsführer m'a chargé, c'est de voir quels sont les points de blocage et quelles sont les améliorations possibles. Le fait d'avoir été intégré au WVHA, sous vos ordres, a entraîné des modifications considérables dans notre système de camps nationaux-socialistes, et les mesures que vous avez ordonnées ou suscitées, ainsi que vos choix de subordonnés, ont eu un impact massivement positif. Le Reichsführer, je pense, souhaite simplement maintenant obtenir une vue d'ensemble. Vos suggestions pour l'avenir compteront énormément, je n'en doute pas un instant». Pohl se sentait-il menacé par ma mission? Après ce petit discours lénifiant, il changea de sujet; mais un peu plus tard, il redevint animé et sortit même avec moi me présenter quelques-uns de ses collaborateurs. Il m'invita à revenir le voir à mon retour d'inspection (je devais bientôt partir pour la Pologne et aussi visiter quelques camps du Reich); il me suivait dans le couloir, me tenant familièrement par l'épaule; dehors, je me retournai, il agitait encore la main en souriant: «Bon voyage!» Eichmann avait tenu parole. en rentrant de Lichtenfelde, en fin d'après-midi, je trouvai à mon bureau une grande enveloppe scellée marquée GEHEIME REICHSSACHE! Elle contenait une liasse de documents accompagnée d'une lettre tapée à la machine; il y avait aussi un mot manuscrit d'Eichmann m'invitant chez lui pour le lendemain soir. Conduit par Piontek, je passai d'abord acheter des fleurs – un nombre impair, comme j'avais appris à le faire en Russie – et du chocolat. Puis je me fis déposer à la Kurfürstenstrasse. Eichmann avait son appartement dans une aile annexe de son bureau, aménagée aussi pour des officiers célibataires de passage. Il m'ouvrit lui-même, vêtu en civil: «Ac h! Sturmbannführer Aue, J'aurais dû vous dire de ne pas venir en uniforme. C'est une soirée en toute simplicité Enfin, ça ne fait rien. Entrez, entrez». Il me présenta à sa femme, Vera, une petite Autrichienne à la personnalité effacée, mais qui rougit de plaisir et eut un sourire charmant lorsque je lui tendis les fleurs avec une courbette. Eichmann fit s'aligner deux de ses enfants, Dieter, qui devait avoir six ans, et Klaus. «Le petit Horst dort déjà», dit Frau Eichmann. – «C'est notre dernier, ajouta son mari. Il n'a pas encore un an. Venez, je vais vous présenter». Il me mena au salon où se trouvaient déjà plusieurs hommes et femmes, debout ou assis sur des canapés. Il y avait là, si je me souviens bien, le Hauptsturmführer Novak, un Autrichien d'origine croate aux traits fermes et allongés, assez beau mais curieusement méprisant; Boll, le violoniste; et quelques autres dont j'ai malheureusement oublié le nom, tous collègues d'Eichmann, avec leurs épouses. «Günther va passer aussi, mais seulement pour un thé. Il se joint rarement à nous». -»Je vois que vous cultivez l'esprit de camaraderie au sein de votre section.» – «Oui, oui. J'aime avoir des relations cordiales avec mes subordonnés. Que voulez-vous boire? Un petit schnaps? Krieg ist Krieg»… Je ris et il se joignit à moi: «Vous avez bonne mémoire, Herr Obersturmbannführer.» Je pris le verre et le levai: «Cette fois, je bois à la santé de votre charmante famille». Il claqua des talons et inclina la tête: «Merci». Nous discutâmes un peu, puis Eichmann me mena au buffet pour me montrer une photographie encadrée de noir, représentant un homme encore jeune en uniforme. «Votre frère?» demandai-je. -
«Oui». Il me regarda avec son curieux air d'oiseau, particulièrement accentué sous cette lumière par son nez busqué et ses oreilles décollées. «J'imagine que vous ne l'avez pas croisé, là-bas?» Il cita une division et je secouai la tête: «Non. Je suis arrivé assez tard, après l'encerclement. Et j'ai rencontré peu de monde». – «Ah, je vois. Helmut est tombé pendant une des offensives de l'automne. Nous ne connaissons pas les circonstances exactes mais nous avons reçu une notification officielle». – «Tout cela a été un sacrifice», dis-je. Il se frotta les lèvres: «Oui. Espérons que ça n'a pas été en vain. Mais je crois au génie du Führer».
Frau Eichmann servait des gâteaux et du thé; Günther arriva, prit une tasse, et se posta dans un coin pour la boire, sans parler avec qui que ce soit. Je l'observais à la dérobée tandis que les autres discutaient. C'était un homme visiblement très fier, jaloux de son maintien opaque et fermé, qu'il dressait devant ses collègues plus bavards comme un reproche muet. On le disait fils de Hans F. K. Günther, le doyen de l'anthropologie raciale allemande, dont l'œuvre avait alors une influence immense; si c'était vrai, celui-ci pouvait être fier de son rejeton, passé de la théorie à la mise en œuvre. Il s'éclipsa en disant distraitement au revoir au bout d'une petite demi-heure. On passait à la musique: «Toujours avant le dîner, me signifia Eichmann. Après, on est trop occupé à digérer pour bien jouer». Vera Eichmann se mit à l'alto et un autre officier déballa un violoncelle. Ils jouèrent deux des trois quatuors à cordes de Brahms, agréables, mais de peu d'intérêt pour mon goût; l'exécution était convenable, sans grandes surprises: seul le violoncelliste avait un talent particulier. Eichmann jouait posément, méthodiquement, les yeux rivés à sa partition; il ne faisait pas de fautes, mais ne semblait pas comprendre que cela ne suffisait pas. Je me rappelai alors son commentaire de l'avant-veille: «Boll joue mieux que moi et Heydrich jouait mieux encore». Peut-être qu'après tout il le comprenait, et acceptait ses limites, tirant du plaisir du peu auquel il parvenait. J'applaudis vigoureusement; Frau Eichmann en sembla particulièrement flattée. «Je vais coucher les enfants, dit-elle. Ensuite, nous passerons à table». Nous reprîmes un verre en l'attendant: les femmes parlaient du rationnement ou des rumeurs, les hommes des dernières nouvelles, peu intéressantes, car le front restait stable et il ne s'était rien passé depuis la chute de Tunis. L'ambiance était informelle, gemütlich à l'autrichienne, un rien exagérée. Puis Eichmann nous invita à passer dans la salle à manger. Il désigna lui-même les places, me mettant à sa droite, à la tête de la table. Il déboucha quelques bouteilles de vin du Rhin et Vera Eichmann apporta un rôti avec une sauce aux baies et des haricots verts. Cela me changeait de la cuisine immangeable de Frau Gutknecht et même de la cantine ordinaire de la S S-Haus. «Délicieux, complimentai-je Frau Eichmann. Vous êtes une cuisinière hors pair». – «Oh, j'ai de la chance. Dolfi arrive souvent à trouver des denrées rares. Les magasins sont presque vides». Inspiré, je me laissai aller à un portrait à charge de ma logeuse, commençant par sa cuisine puis dérivant sur d'autres traits. «Stalingrad? faisais-je en imitant son patois et sa voix. Mais qu'est-ce que vous êtes bien allés foutre là-bas? On n'est pas bien, ic i? Et puis c'est où, d'abord?» Eichmann riait et s'étranglait avec son vin. Je continuais: «Un jour, le matin, je sors en même temps qu'elle. On voit passer un porteur d'étoile, sans doute un Mischlinge privilégié. Elle qui s'exclame: Oh! Regardez, Herr Offizier, un Juif! Vous l'avez pas encore gazé, celui-là?» Tout le monde riait, Eichmann pleurait de rire et se cachait le visage dans sa serviette. Seule Frau Eichmann gardait son sérieux: lorsque je m'en rendis compte, je m'interrompis. Elle semblait vouloir poser une question, mais se retint. Pour me donner contenance, je versai du vin à Eichmann: «Buvez, allez». Il riait encore. La conversation prenait un autre tour et je mangeai; un des convives racontait une histoire drôle sur Göring. Eichmann prit un air grave et se tourna vers moi: «Sturmbannführer Aue, vous avez fait des études. Je voudrais vous poser une question, une question sérieuse». Je lui fis signe avec ma fourchette de continuer. «Vous avez lu Kant, je suppose? En ce moment, poursuivit-il en se frottant les lèvres, je lis la Critique de la raison pratique. Bien entendu, un homme comme moi, sans formation universitaire je veux dire, ne peut pas tout comprendre. Néanmoins on peut comprendre certaines choses. Et j'ai beaucoup réfléchi, surtout, à la question de l'Impératif kantien. Vous êtes, j'en suis sûr, d'accord avec moi pour dire que tout homme honnête doit vivre selon cet impératif». Je bus une gorgée de vin et acquiesçai. Eichmann continuait: «L'Impératif, tel que je le comprends, dit: Le principe de ma volonté individuelle doit être tel qu'il puisse devenir le principe de la Loi morale. En agissant, l'homme légifère». Je m'essuyai la bouche: «Je crois voir où vous voulez en venir. Vous vous demandez si notre travail s'accorde avec l'Impératif kantien». -»Ce n'est pas tout à fait ça. Mais un de mes amis, qui lui aussi s'intéresse à ce genre de questions, affirme qu'en temps de guerre, en vertu si vous voulez de l'état d'exception causé par le danger, l'Impératif kantien est suspendu, car bien entendu, ce que l'on souhaite faire à l'ennemi, on ne souhaite pas que l'ennemi nous le fasse, et donc ce que l'on fait ne peut pas devenir la base d'une loi générale. C'est son avis, vous voyez bien. Or moi, je sens qu'il a tort, et qu'en fait par notre fidélité au devoir, en quelque sorte, par obéissance aux ordres supérieurs… que justement il faut mettre notre volonté à mieux remplir les ordres. À les vivre de manière positive. Mais je n'ai pas encore trouvé l'argument imparable pour lui prouver qu'il a tort». – «Pourtant, c'est assez simple, je pense. Nous sommes tous d'accord que dans un État national-socialiste le fondement ultime de la loi positive est la volonté du Führer. C'est le principe bien connu Führerworte haben Gesetzeskraft. Bien entendu, nous reconnaissons qu'en pratique le Führer ne peut pas s'occuper de tout et que donc d'autres doivent aussi agir et légiférer en son nom. En principe, cette idée devrait être étendue au Volk entier. C'est ainsi que le Dr. Frank, dans son traité sur le droit constitutionnel, a étendu la définition du Führerprinzip de la manière suivante: Agissez de manière que le Führer, s'il connaissait votre action, l'approuverait. Il n'y a aucune contradiction entre ce principe et l'Impératif de Kant». – «Je vois, je vois. Frei sein ist Knecht, Être libre, c'est être un vassal, comme dit le vieux proverbe allemand». – «Précisément. Ce principe est applicable à tout membre de la Volksgemeinschaft. Il faut vivre son national-socialisme en vivant sa propre volonté comme celle du Führer et donc, pour reprendre les termes de Kant, comme fondement de la Volksrecht. Celui qui ne fait qu'obéir aux ordres comme une mécanique, sans les examiner de manière critique pour en pénétrer la nécessité intime, ne travaille pas en direction du Führer; la plupart du temps, il s'en éloigne. Bien entendu, le principe même du droit constitutionnel völkisch est le Volk: il ne s'applique pas en dehors du Volk. L'erreur de votre ami, c'est de faire appel à un droit supranational entièrement mythique, une invention aberrante de la Révolution française. Tout droit doit reposer sur un fondement. Historiquement, celui-ci a toujours été une fiction ou une abstraction, Dieu, le Roi ou le Peuple. Notre grande avancée a été de fonder le concept juridique de la Nation sur quelque chose de concret et d'inaliénable: le Volk, dont la volonté collective s'exprime par le Führer qui le représente. Quand vous dites Frei sein ist Knecht, il faut comprendre que le premier vassal de tous, c'est précisément le Führer, car il n'est rien d'autre que pur service. Nous ne servons pas le Führer en tant que tel mais en tant que représentant du Volk, nous servons le Volk et devons le servir comme le sert le Führer, avec une abnégation totale. C'est pourquoi, confronté à des tâches douloureuses, il faut s'incliner, maîtriser ses sentiments, et les accomplir avec fermeté». Eichmann écoutait de manière attentive, le cou tendu, les yeux fixes derrière ses grosses lunettes. «Oui, oui, dit-il avec chaleur, je vous comprends tout à fait. Notre devoir, notre accomplissement du devoir, c'est la plus haute expression de notre liberté humaine». – «Absolument. Si notre volonté est de servir notre Führer et notre Volk, alors, par définition, nous sommes aussi porteurs du principe de la loi du Volk, telle qu'elle est exprimée par le Führer ou dérivée de sa volonté».
– «Excusez-moi, intervint un des commensaux, mais Kant de toute façon n'était-il pas antisémite?» -
«Certes, répondis-je. Mais son antisémitisme restait purement religieux, tributaire de sa croyance en la vie future. Ce sont là des conceptions que nous avons largement dépassées». Frau Eichmann, aidée d'une des invitées, débarrassait la table. Eichmann servait du schnaps et allumait une cigarette. Pendant quelques minutes, le bavardage reprit. Je bus mon schnaps et fumai aussi. Frau Eichmann servit du café. Eichmann me fit signe: «Venez avec moi. Je veux vous montrer quelque chose». Je le suivis dans sa chambre à coucher. Il alluma la lumière, m'indiqua une chaise, tira une clef de sa poche, et, tandis que je m'asseyais, il ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un album assez épais relié en cuir noir granulé. Les yeux brillants, il me le tendit et s'assit sur le lit. Je le feuilletai: il s'agissait d'une série de rapports, certains sur papier bristol, d'autres sur papier ordinaire, et de photographies, le tout relié en un album comme celui que j'avais conçu à Kiev après la Grosse Aktion. La page de titre, calligraphiée en lettres gothiques, annonçait: LE QUARTIER JUIF DE VARSOVIE N'EXISTE PLUS! «Qu'est-ce que c'est?» demandai-je. – «Ce sont les rapports du Brigadeführer Stroop sur la répression du soulèvement juif. Il a offert cet album au Reichsführer, qui me l'a communiqué pour que je l'étudie». Il en rayonnait de fierté. «Regardez, regardez, c'est étonnant». J'examinai les clichés: il y en avait d'impressionnants. Des bunkers fortifiés, des immeubles incendiés, des Juifs sautant des toits pour échapper aux flammes; puis les décombres du quartier après la bataille. La Waffen-SS et les forces auxiliaires avaient dû réduire les poches de résistance à l'artillerie, à bout portant. «Ça a duré presque un mois, chuchota Eichmann en se mordillant une cuticule. Un mois! Avec plus de six bataillons. Regardez au début, la liste des pertes». La première page dénombrait seize morts, dont un policier polonais. Suivait une longue liste de blessés.
«Qu'est-ce qu'ils avaient comme armes?» demandai-je. – «Pas grand-chose, heureusement. Quelques mitrailleuses, des grenades et des pistolets, des bouteilles incendiaires». – «Comment est-ce qu'ils les ont obtenus?» -»Sans doute auprès des partisans polonais. Ils se sont battus comme des loups, vous avez vu? Des Juifs affamés depuis trois ans. Les Waffen-SS étaient choqués». C'était presque la même réaction que Thomas, mais Eichmann semblait plus effrayé qu'admiratif. «Le Brigadeführer Stroop affirme que même les femmes cachaient des grenades sous leurs jupes pour se faire sauter avec un Allemand lorsqu'elles se rendaient». – «C'est compréhensible, fis-je. Elles savaient ce qui les attendait. Le quartier été entièrement vidé?» – «Oui. Tous les Juifs pris vivants ont été dirigés sur Treblinka. C'est un des centres dirigés par le Gruppenführer Globocnik». -»Sans sélection». – «Bien sûr! Beaucoup trop dangereux. Vous savez, encore une fois, c'est l'Obergruppenführer Heydrich qui avait raison. Il comparait cela à une maladie: c'est toujours le résidu final qui est le plus difficile à détruire. Les faibles, les vieux disparaissent tout de suite; à la fin, il ne reste plus que les jeunes, les forts, les rusés. C'est très inquiétant, parce que c'est le produit de la sélection naturelle, le vivier biologique le plus fort: si ceux-là survivent, dans cinquante ans tout est à recommencer. Je vous ai déjà expliqué que ce soulèvement nous a beaucoup inquiétés. Si cela se reproduit, ce pourrait être une catastrophe. Il ne faut leur laisser aucune opportunité. Imaginez une pareille révolte dans un camp de concentration! Impensable». – «Pourtant, il nous faut des travailleurs, vous le savez bien». – «Bien sûr, ce n'est pas moi qui décide. Je voulais simplement souligner les risques. La question du travail, je vous l'ai déjà dit, ce n'est pas du tout mon domaine, et chacun a ses idées. Mais bon: comme le dit souvent l'Amtchef, on ne peut pas raboter une planche sans que les éclats volent. C'est tout ce que je veux dire». Je lui rendis l'album. «Merci de m'avoir montré cela, c'était très intéressant». Nous rejoignîmes les autres; déjà, les premiers invités prenaient congé. Eichmann me retint pour un dernier verre, puis je m'excusai en remerciant Frau Eichmann et en lui baisant la main. Dans le couloir d'entrée, Eichmann me donna une tape amicale dans le dos: «Permettez-moi, Sturmbannführer, vous êtes un type bien. Pas un de ces aristos en gants de daim du SD. Non, vous êtes réglo». Il devait avoir un peu trop bu, ça le rendait sentimental. Je le remerciai et lui serrai la main, le laissant sur le pas de sa porte, les mains dans les poches, souriant d'un côté de la bouche.
Si j'ai décrit si longuement ces rencontres avec Eichmann, ce n'est pas que je m'en souvienne mieux que d'autres: mais ce petit Obersturmbannführer, entre-temps, est devenu en quelque sorte une célébrité, et je pensais que mes souvenirs, éclairant son personnage, pourraient intéresser le public. On a écrit beaucoup de bêtises sur lui: ce n'était certainement pas l'ennemi du genre humain qu'on a décrit à Nuremberg (comme il n'était pas là, c'était facile de tout lui mettre sur le dos, d'autant que les juges comprenaient peu de chose au fonctionnement de nos services); il n'était pas non plus une incarnation du mal banal, un robot sans âme et sans visage, comme on a voulu le présenter après son procès. C'était un bureaucrate de grand talent, extrêmement compétent dans ses fonctions, avec une envergure certaine et un sens de l'initiative personnelle considérable, mais uniquement dans le cadre de tâches délimitées: dans un poste à responsabilité, où il aurait dû prendre des décisions, à la place de son Amtchef Müller par exemple, il aurait été perdu; mais comme cadre moyen il aurait fait la fierté de n'importe quelle entreprise européenne. Je n'ai jamais vu qu'il nourrissait une haine particulière envers les Juifs: simplement, il avait bâti sa carrière là-dessus, c'était devenu non seulement sa spécialité, mais en quelque sorte son fonds de commerce, et plus tard, lorsqu'on voulut le lui ôter, il l'a défendu jalousement, ce qui se comprend. Mais il aurait tout aussi bien pu faire autre chose, et lorsqu'il dit à ses juges qu'il pensait que l'extermination des Juifs était une erreur, on peut le croire; beaucoup, au RSHA et surtout au SD, pensaient de même, je l'ai déjà montré; mais une fois la décision prise, il fallait la mener à bien, de cela il était très conscient; de plus, sa carrière en dépendait. Ce n'était certes pas le genre de personne que j'aimais fréquenter, sa capacité à penser par lui-même était des plus limitées, et en rentrant chez moi, ce soir-là, je me demandais pourquoi j'avais été si expansif, pourquoi j'étais rentré si facilement dans cette ambiance familiale et sentimentale qui d'habitude me répugne tant. Peut-être que moi aussi, j'avais un peu besoin de me sentir appartenir à quelque chose. Lui, son intérêt était clair, j'étais un allié potentiel dans une sphère élevée où il n'aurait normalement eu aucun accès. Mais malgré toute sa cordialité je savais que je restais pour lui un étranger à son département, et donc une menace potentielle pour ses compétences. Et je pressentais qu'il confronterait avec ruse et obstination tout obstacle à ce qu'il considérait être son objectif, qu'il n'était pas homme à se laisser facilement contrer. Je comprenais bien ses appréhensions, face au danger posé par des concentrations de Juifs: mais pour moi ce danger, s'il le fallait, pouvait être minimisé, il fallait simplement y réfléchir et prendre les mesures adéquates. Pour le moment, je gardais un esprit ouvert, je n'étais arrivé à aucune conclusion, je réservais mon jugement jusqu'à ce que mon analyse soit achevée.
Et l'Impératif kantien? À vrai dire, je n'en savais trop rien, j'avais raconté un peu n'importe quoi à ce pauvre Eichmann. En Ukraine ou au Caucase, des questions de cet ordre me concernaient encore, je m'affligeais des difficultés et en discutais avec sérieux, avec le sentiment qu'il s'agissait là de problèmes vitaux. Mais ce sentiment semblait s'être perdu. Où cela, à quel moment? À Stalingrad? Ou après? J'avais cru un moment sombrer, submergé par les histoires remontées du fond de mon passé. Et puis, avec la mort stupide et incompréhensible de ma mère, ces angoisses aussi avaient disparu: le sentiment qui me dominait à présent était une vaste indifférence, non pas morne, mais légère et précise. Mon travail seul m'engageait, je sentais qu'on m'avait proposé là un défi stimulant qui ferait appel à toutes mes capacités, et je souhaitais réussir – non pas en vue d'un avancement, ou d'ambitions ultérieures, je n'en avais aucune, mais simplement pour jouir de la satisfaction de la chose bien faite. C'est dans cet état d'esprit que je suis parti pour la Pologne, accompagné de Piontek, et laissant Fräulein Praxa à Berlin s'occuper de mon courrier, de mon loyer et de ses ongles. J'avais choisi pour débuter mon voyage un moment opportun: mon ancien supérieur au Caucase, Walter Bierkamp, remplaçait l'Oberführer Schöngarth comme BdS du General-Gouvernement, et, l'ayant appris par Brandt, je m'étais fait inviter à la présentation. Ceci se passait à la mi-juin 1943. La cérémonie se déroulait à Cracovie, dans la cour intérieure du Wawel, un édifice magnifique, même avec ses hautes et fines colonnades cachées sous les bannières. Hans Frank, le General-Gouverneur, prononça un long discours du haut d'une estrade dressée au fond de la cour, entouré de dignitaires et d'une garde d'honneur, un peu ridicule dans son uniforme brun de la SA avec sa haute casquette en tuyau de poêle dont la sangle lui sciait les bajoues. La franchise crue du discours me surprit, je m'en souviens encore, car il y avait là un auditoire considérable, non seulement des représentants de la SP et du SD, mais aussi des Waffen-SS, des fonctionnaires du G G, et des officiers de la Wehrmacht. Frank félicitait Schöngarth, qui se tenait debout derrière lui, raide et dépassant Bierkamp d'une tête, pour ses réussites dans la mise en œuvre d'aspects difficiles du national-socialisme. Ce discours a survécu dans les archives, en voici un extrait qui donne bien le ton: Dans un état de guerre, où la victoire est en jeu, où nous regardons l'éternité dans les yeux, ceci est un problème extrêmement difficile. Comment, demande-t-on souvent, le besoin de coopérer avec une culture étrangère peut-il être réconcilié avec le but idéologique – disons – d'éliminer le Volkstum polonais? Comment le besoin de maintenir une production industrielle est-il compatible avec le besoin, par exemple, de détruire les Juifs? C'étaient de bonnes questions, mais je trouvais étonnant qu'elles soient exposées aussi ouvertement. Un fonctionnaire du G G m'assura plus tard que Frank parlait toujours ainsi, et que de toute façon en Pologne l'extermination des Juifs n'était un secret pour personne.
Frank, qui avait dû être un bel homme avant que la graisse ne lui noie le visage, parlait d'une voix forte mais pipée, un peu hystérique; il ne cessait de se dresser sur la pointe des pieds, tendant sa bedaine par-dessus le podium, et d'agiter la main. Schöngarth, un homme au front haut et carré, et qui parlait d'une voix posée et un peu pédantesque, prononça lui aussi un discours, suivi de Bierkamp, dont je ne pouvais m'empêcher de trouver les proclamations de foi nationales-socialistes un peu hypocrites (mais sans doute avais-je du mal à lui pardonner le mauvais tour qu'il m'avait joué). Lorsque je vins le féliciter, lors de la réception, il fit mine d'être ravi de me voir: «Sturmbannführer Aue! J'ai entendu dire que vous vous êtes comporté héroïquement, à Stalingrad. Mes félicitations! Je n'avais jamais douté de vous». Son sourire, dans son petit visage de loutre, semblait une grimace; mais il était tout à fait possible qu'il eût effectivement oublié ses dernières paroles, à Vorochilovsk, peu compatibles avec ma nouvelle situation. Il me posa quelques questions sur mes fonctions et m'assura de l'entière coopération de ses services, me promettant une lettre de recommandation pour ses subordonnés de Lublin, où je comptais commencer mon inspection; il me raconta aussi, entre deux verres, comment il avait ramené le groupe D par la Biélorussie, où, rebaptisé Kampfgruppe Bierkamp, il avait été affecté à la lutte antipartisans, surtout au nord des marécages du Pripet, participant aux grandes opérations de ratissage, comme celle baptisée
«Cottbus» qui venait de se conclure à l'époque de son transfert en Pologne. Quant à Korsemann, me chuchota-t-il sur un ton confidentiel, il avait mal agi et était sur le point de perdre son poste; on parlait de le juger pour lâcheté devant l'ennemi, il serait pour le moins dégradé et envoyé se racheter au front. «Il aurait dû prendre exemple sur quelqu'un comme vous. Mais ses complaisances envers la Wehrmacht lui coûtent cher». Ces paroles me firent sourire: pour un homme comme Bierkamp, visiblement, le succès était tout. Lui-même ne s'était pas si mal débrouillé; BdS, c'était un poste important, surtout au General-Gouvernement. Moi non plus, je ne mentionnai pas le passé. Ce qui comptait, c'était le présent, et si Bierkamp pouvait m'aider, tant mieux.
Je passai quelques jours à Cracovie, pour assister à des réunions et aussi pour profiter un peu de cette si belle ville. Je visitai l'ancien quartier juif, le Kasimierz, maintenant occupé par des Polonais hâves, maladifs et galeux, déplacés par la germanisation des «territoires incorporés». Les synagogues n'avaient pas été détruites: Frank, disait-on, tenait à ce que subsistent quelques traces matérielles du judaïsme polonais, pour l'édification des générations futures. Certaines servaient d'entrepôts, d'autres restaient fermées; je me fis ouvrir les deux plus anciennes, autour de la longue place Szeroka. La synagogue dite
«Vieille», qui datait du XVe siècle, avec sa longue annexe à toit crénelé ajoutée pour les femmes au XVIe ou au début du XVIIe siècle, servait à la Wehrmacht pour stocker des vivres et des pièces détachées; la façade en brique, maintes fois remodelée, avec des fenêtres borgnes, des arches en calcaire blanc, et des pierres de grès serties un peu au hasard, avait un charme presque vénitien, et devait d'ailleurs beaucoup aux architectes italiens œuvrant en Pologne et en Galicie. La synagogue Remuh, à l'autre extrémité de la place, était une petite bâtisse exiguë et enfumée, sans intérêt architectural; du grand cimetière juif qui l'entourait, et qui aurait certainement valu la peine d'être visité, il ne restait plus qu'un terrain vague et désolé, les anciennes pierres tombales ayant été emportées comme matériau de construction. Le jeune officier de la Gestapostelle qui m'accompagnait connaissait très bien l'histoire du judaïsme polonais, et il m'indiqua l'emplacement de la tombe du rabbin Moïse Isserles, un célèbre talmudiste. «Dès que le prince Mieszko a commencé, au Xe siècle, à imposer la foi catholique en Pologne, m'expliqua-t-il, les Juifs sont apparus pour faire le commerce du sel, du blé, des fourrures, du vin. Comme ils enrichissaient les rois, ils obtenaient franchise sur franchise. Le peuple, à cette époque, était encore païen, sain et frais, à part quelques orthodoxes à l'Est. Ainsi les Juifs ont aidé le catholicisme à s'implanter en terre polonaise, et en échange, le catholicisme protégeait les Juifs. Bien longtemps après la conversion du peuple, les Juifs ont gardé cette position d'agents des puissants, aidant les pan à saigner les paysans par tous les moyens, leur servant d'intendants, d'usuriers, tenant tout le commerce fermement entre leurs mains. D'où la persistance et la force de l'antisémitisme polonais: pour le peuple polonais, le Juif a toujours été un exploiteur, et même s'ils nous haïssent profondément, par ailleurs, ils approuvent notre solution au problème juif du fond du cœur. Cela est vrai aussi pour les partisans de l'Armia Krajova, qui sont tous catholiques et bigots, même si ça l'est un peu moins pour les partisans communistes, qui sont obligés, parfois à contrecœur, de suivre la ligne du Parti et de Moscou.» -
«Pourtant, l'AK a vendu des armes aux Juifs de Varsovie». – «. Leurs plus mauvaises armes, en quantités ridicules, à des prix exorbitants. D'après nos informations, ils n'ont accepté de les vendre que sur ordre direct de Londres, où les Juifs manipulent leur soi-disant gouvernement en exil». – «Et combien de Juifs reste-t-il, maintenant?» – «Je ne connais pas le chiffre exact. Mais je peux vous assurer qu'avant la fin de l'année tous les ghettos seront liquidés. En dehors de nos camps et d'une poignée de partisans, il ne restera plus de Juifs en Pologne. Alors il sera enfin temps de s'occuper sérieusement de la question polonaise. Eux aussi devront se soumettre à une diminution démographique importante». -
«Totale?» – «Totale, je ne sais pas. Les bureaux économiques sont en train d'y réfléchir et de faire des calculs. Mais elle sera conséquente, le surpeuplement est bien trop important. Sans cela, cette région ne pourra jamais prospérer et fleurir».
La Pologne ne sera jamais un beau pays mais certains de ses paysages ont un charme mélancolique. Il fallait environ une demi-journée pour se rendre de Cracovie à Lublin. Le long de la route, de grands et mornes champs de patates, entrecoupés de canaux d'irrigation, alternaient avec des bois de pins sylvestres et de bouleaux, au sol nu, sans broussailles, sombres et muets et comme fermés à la belle lumière de juin. Piontek conduisait d'une main sûre, gardant une vitesse égale. Ce père de famille taciturne était un excellent compagnon de voyage: il ne parlait que lorsqu'on lui adressait la parole, et s'acquittait de ses tâches avec calme et méthode. Tous les matins, je trouvais mes bottes cirées et mon uniforme brossé et repassé; lorsque je sortais, l'Opel attendait, lavée de la poussière ou de la boue de la veille. Aux repas, Piontek mangeait avec appétit et buvait peu, et entre eux, il ne demandait jamais rien. Je lui avais tout de suite confié notre enveloppe de voyage et il tenait méticuleusement à jour le cahier de comptes, notant chaque pfennig dépensé avec un bout de crayon humecté entre ses lèvres. Il parlait un allemand râpeux, fortement accentué, mais correct, et se débrouillait aussi en polonais. Il était né près de Tarnowitz; en 1919, après la partition, sa famille et lui s'étaient retrouvés citoyens polonais, mais avaient choisi de rester là, pour ne pas perdre leur lopin de terre; puis son père avait été tué dans une émeute, lors des journées troubles qui avaient précédé la guerre: Piontek m'assurait qu'il s'était agi d'un accident, et ne blâmait pas ses anciens voisins polonais, pour la plupart expulsés ou arrêtés lors de la réincorporation de cette partie de la Haute-Silésie. Redevenu citoyen du Reich, il avait été mobilisé et avait échoué dans la police, et de là, il ne savait pas trop comment, il s'était vu affecter au service du Persönlicher Stab à Berlin. Sa femme, ses deux fillettes et sa vieille mère habitaient toujours leur ferme, et il ne les voyait pas souvent, mais leur envoyait la meilleure part de son salaire; eux lui expédiaient en retour de quoi suppléer à l'ordinaire, un poulet, une demi-oie, assez pour régaler quelques camarades. Une fois, je lui avais demandé si sa famille ne lui manquait pas: Surtout les fillettes, m'avait-il répondu, il regrettait de ne pas les voir grandir; mais il ne se plaignait pas; il savait qu'il avait de la chance, et que ça valait bien mieux que de se geler le cul en Russie. «Sauf votre respect, Herr Sturmbannführer».
À Lublin, comme à Cracovie, je m'installai à la Deutsche Haus. La salle du bar, à notre arrivée, était déjà animée; j'avais fait prévenir, ma chambre était réservée; Piontek, lui, dormait dans une chambrée pour hommes de troupe. Je montai mes affaires et demandai de l'eau chaude pour me laver. Une vingtaine de minutes plus tard on frappa à ma porte, et une jeune servante polonaise entra avec deux seaux fumants. Je lui indiquai la salle de bains et elle alla les poser. Comme elle ne ressortait pas, j'allai voir ce qu'elle faisait: je la trouvai à moitié nue, déshabillée jusqu'à la taille. Interloqué, je contemplai ses joues rouges, ses petits seins menus mais charmants; les poings sur la taille, elle me fixait avec un sourire impudique. «Qu'est-ce que tu fais?» demandai-je sévèrement – «Moi… laver… toi», répondit-elle en un allemand haché. Je pris sa blouse sur le tabouret où elle l'avait posée et la lui tendis: «Rhabille-toi et sors». Elle obéit avec le même naturel. C'était la première fois qu'une chose semblable m'arrivait: les Deutsche Häuser que je connaissais étaient strictement tenues; or visiblement ce devait être ic i une pratique courante, et je ne doutais pas un instant qu'il n'y avait aucune obligation de s'en tenir au bain. La fille sortie, je me déshabillai, me lavai, et, changé en uniforme de ville (pour les longs déplacements, à cause de la poussière, je passais un uniforme gris de campagne), je descendis. Une foule bruyante emplissait maintenant le bar et la salle du restaurant. Je sortis dans la cour arrière pour fumer et trouvai Piontek debout, cigarette au bec, en train de regarder deux adolescents laver notre véhicule. «Où est-ce que tu les a trouvés?» demandai-je. – «C'est pas moi, Herr Sturmbannführer. C'est la Haus. Le garagiste s'en plaint, d'ailleurs, il disait qu'il pouvait avoir des Juifs gratuitement, mais que les officiers faisaient des scènes si un Juif touchait leur voiture. Alors il paye des Polonais comme ceux-là, un reichsmark par jour». (Même en Pologne, c'était une somme ridicule. Une nuit à la Deutsche Haus, pourtant subsidiée, avec trois repas, me revenait à environ douze reichsmarks; un moka à Cracovie coûtait un reichsmark cinquante.) Je regardai avec lui les jeunes Polonais laver la voiture. Puis je l'invitai à dîner. Il fallut nous frayer un chemin à travers la cohue pour trouver un coin de table libre. Les hommes buvaient, braillaient comme pour le plaisir d'entendre leur propre voix. Il y avait là des SS, des Orpo, des hommes de la Wehrmacht et de l'organisation Todt; presque tout le monde était en uniforme, y compris plusieurs femmes, sans doute des dactylos ou des secrétaires. Des serveuses polonaises avançaient péniblement avec des plateaux chargés de bières et de victuailles. Le repas était copieux: du rôti en tranches, de la betterave, des pommes de terre assaisonnées. En mangeant j'observais la foule. Beaucoup ne faisaient que boire. Les serveuses peinaient: les hommes, déjà ivres, leur palpaient au passage les seins ou le derrière, et comme elles avaient les mains pleines, elles ne pouvaient pas se défendre. Près du long bar se tenait un groupe en uniforme de la «S S-Totenkopf», sans doute du personnel du camp de Lublin, avec parmi eux deux femmes, des Aufseherinnen j'imagine. L'une d'elles, qui buvait du cognac, avait un visage masculin et riait beaucoup; elle tenait une cravache dont elle tapotait ses hautes bottes. À un moment, une des serveuses se trouva bloquée près d'eux: l'Aufseherin tendit sa cravache et lentement, sous les rires de ses camarades, lui remonta la jupe par-derrière, jusqu'aux fesses. «Ça te plaît, Erich! s'exclama-t-elle. Pourtant elle a le cul crasseux, comme toutes les Polonaises». Les autres riaient de plus belle: elle laissa retomber la jupe et cravacha le derrière de la fille, qui poussa un cri et dut faire un effort pour ne pas renverser ses bières. «Allez, avance, truie! cria l'Aufseherin. Tu empestes». L'autre femme gloussait et se frottait impudiquement contre un des sous-officiers. Au fond de la salle, sous une arche, des Orpo jouaient au billard en poussant de grands cris; près d'eux, je remarquai la jeune servante qui m'avait apporté l'eau chaude, elle se tenait assise sur les genoux d'un ingénieur de TOT qui lui avait passé la main sous la blouse et la tripotait tandis qu'elle riait et caressait son front dégarni. «Décidément, dis-je à Piontek, il y a de l'ambiance, à Lublin». – «Ouais. C'est connu pour ça». Après le repas, je pris un cognac et un petit cigare hollandais; la Haus en avait un présentoir plein, au bar, on pouvait choisir parmi plusieurs marques de bonne qualité. Piontek était allé se coucher. On avait mis de la musique et des couples dansaient; la seconde Aufseherin, visiblement ivre, tenait son cavalier par les fesses; une secrétaire S S se laissait embrasser la gorge par un Leutnant de l'intendance. Cette atmosphère étouffante, grasse et lubrique, emplie de bruit, me tendait les nerfs, ruinait le plaisir que je prenais à être en voyage, le joyeux sentiment de liberté que j'avais éprouvé pendant la journée sur les grandes routes presque désertes. Et impossible d'échapper à cette ambiance grinçante, sordide, cela vous poursuivait jusqu'aux gogues. Pourtant la grande salle était remarquablement propre, carrelée de blanc jusqu'au plafond, avec des portes en gros chêne, des miroirs, de beaux éviers en porcelaine et des robinets en laiton pour l'eau courante; les stalles aussi étaient blanches et propres, on devait régulièrement frotter les toilettes à la turque. Je défis mon pantalon et m'accroupis; lorsque j'eus fini, je cherchai du papier, il ne semblait pas y en avoir; alors je sentis quelque chose me toucher le derrière; je fis un bond et me retournai, tremblant, cherchant déjà mon arme de service, la culotte ridiculement baissée: une main d'homme était tendue par un trou dans le mur et attendait, la paume en l'air. Un peu de merde fraîche tachait déjà le bout des doigts, là où ils m'avaient touché. «Va-t'en! hurlai-je. Va-t'en!» Lentement, la main se retira du trou. J'éclatai d'un rire nerveux: c'était immonde, ils étaient vraiment devenus fous, à Lublin. Heureusement je gardais toujours quelques carrés de papier journal dans ma tunique, une bonne précaution en voyage. Je me torchai rapidement et m'enfuis, sans tirer la chasse d'eau. En rentrant dans la salle j'avais l'impression que tout le monde allait me regarder, mais personne ne faisait attention, ils buvaient et criaillaient, avec des rires brutaux ou hystériques, crus, comme une cour médiévale. Ébranlé, je m'accoudai au bar et commandai un autre cognac; en buvant, je regardai le gros Spiess du KL, avec l'Aufseherin, et, pensée répugnante, me le figurais accroupi, se faisant torcher le cul avec délice par une main polonaise. Je me demandai aussi si les W-C des femmes bénéficiaient d'un dispositif semblable: à les regarder, je me disais que oui. J'achevai mon cognac d'un trait et montai me coucher; je dormis mal, à cause du bruit, mais néanmoins mieux que le pauvre Piontek: des Orpo avaient ramené des Polonaises dans la chambrée, et passèrent la nuit à forniquer dans les lits à côté du sien, sans gêne, s'échangeant les filles et le charriant parce qu'il n'en voulait pas. «Ils les payent en boîtes de conserves», m'expliqua-t-il laconiquement au petit déjeuner.
De Cracovie, j'avais déjà, par téléphone, fixé rendez-vous au Gruppenführer Globocnik, le SSPF du district de Lublin. Globocnik disposait en fait de deux bureaux: un pour son état-major de SSPF, et un autre, dans la rue Pieradzki, d'où était dirigé l'Einsatz Reinhard et où il m'avait invité à le rencontrer. Globocnik était un homme puissant, bien plus que ne l'indiquait son grade; son supérieur hiérarchique, le H SSPF du General-Gouvernement (l'Obergruppenführer Krüger), n'avait quasiment aucun droit de regard sur l'Einsatz, qui couvrait tous les Juifs du G G et débordait ainsi largement de Lublin; pour cela, Globocnik dépendait directement du Reichsführer. Il détenait aussi d'importantes fonctions au sein du commissariat du Reich pour le renforcement de la germanité. Le Q G de l'Einsatz se trouvait installé dans une ancienne éeole de médecine, une bâtisse ocre jaune, trapue, au toit rouge biseauté, caractéristique de cette région où l'influence allemande avait toujours été forte, et où l'on entrait par une grande double porte sous une arche en demi-lune, encore surmontée de l'inscription COLLEGIUM ANATOMICUM. Une ordonnance m'accueillit et m'introduisit auprès de Globocnik. Le Gruppenführer, sanglé dans un uniforme si serré qu'il semblait trop petit d'une taille pour son imposante carrure, reçut mon salut distraitement et agita devant moi mon ordre de mission: «Alors, comme ça, le Reiehsfuhrer m'envoie un espion!» Il partit d'un grand éclat de rire. Odilo Globocnik était un Carinthien, né à Trieste, et sans doute d'origine croate; Alt kämpf er du NSDAP autrichien, il avait été brièvement Gauleiter de Vienne, après l'Anschluss, avant de tomber pour une histoire de trafic de devises. Il avait fait de la prison sous Dollfuss pour le meurtre d'un bijoutier juif: officiellement, cela faisait de lui un martyr du Kampfzeit, mais les mauvaises langues avançaient volontiers que les diamants du Juif avaient joué un plus grand rôle dans l'affaire que l'idéologie. Il agitait toujours mon papier: «Avouez, Sturmbannführer! Le Reichsführer ne me fait plus confiance, c'est ça?» Toujours au garde-à-vous, j'essayai de me justifier: «Herr Gruppenführer, ma mission»… Il partit de nouveau d'un rire homérique: «Je plaisante, Sturmbannführer! Je sais mieux que quiconque que j'ai la pleine confiance du Reichsführer. Est-ce qu'il ne m'appelle pas son vieux Globus? Et ce n'est pas que le Reichsführer! Le Führer en personne est venu me féliciter pour notre grande œuvre. Asseyez-vous. Ce sont ses propres mots, une grande œuvre. "Globoenik, m'a-t-il dit, vous êtes un des héros méprisés de l'Allemagne. Je voudrais que tous les journaux puissent publier votre nom et vos exploits! Dans cent ans, quand nous pourrons parler de tout ça, vos hauts faits seront enseignés aux enfants dès l'école primaire! Vous êtes un preux, et j'admire que vous ayez su rester si modeste, si discret, ayant accompli de telles choses." Et moi – le Reiehsfuhrer était là aussi – "Mon Führer, je n'ai fait que mon devoir." Asseyez-vous, asseyez-vous». Je pris le fauteuil qu'il m'indiquait; il s'affala à côté de moi en me tapant sur la cuisse, puis attrapa derrière lui une boîte de cigares, et m'en proposa un. Lorsque je refusai, il insista: «Dans ce cas, gardez-le pour plus tard». Il en alluma un lui-même. Son visage lunaire rayonnait de satisfaction. Sur la main qui tenait le briquet, sa grosse bague S S en or semblait comme incrustée dans un doigt boudiné. Il exhala la fumée avec une grimace de plaisir. «Si je comprends bien la lettre du Reichsführer, vous êtes un de ces raseurs qui veulent sauver des Juifs sous prétexte qu'on a besoin de main-d'œuvre?» – «Pas du tout, Herr Gruppenführer, répondis-je avec courtoisie. Le Reichsführer m'a donné l'ordre d'analyser les problèmes de l'Arbeitseinsatz dans leur ensemble, en vue des évolutions futures». – «J'imagine que vous voulez voir nos installations?» – «Si vous voulez parler des stations de gazage, Herr Gruppenführer, cela ne me concerne pas. C'est plutôt la question des sélections et de l'usage des Arbeitjuden qui me préoccupe. Je voudrais donc commencer par Osti et les DAW». – «Osti! Encore une idée grandiose de Pohl, ça! On récolte des millions, ici, pour le Reich, des millions, et Pohl veut que je m'occupe de fripes, comme un Juif. Ostindustrie, je veux, oui! Encore une belle saloperie qu'on m'a infligée là.» – «Peut-être bien, Herr Gruppenführer, mais»… – «Pas de mais! De toute façon, les Juifs devront disparaître, tous, industrie ou pas industrie. Bien sûr, on peut en garder quelques-uns, le temps de former des Polonais pour les remplacer. Les Polonais sont des chiens, mais ils peuvent s'occuper de fripes, si ça peut être utile pour la Heimat. Du moment que ça rapporte, je ne suis pas contre. Enfin, vous verrez ça. Je vais vous confier à mon adjoint, le Sturmbannführer Höfle. Il vous expliquera comment ça marche et vous vous arrangerez avec lui». Il se leva, le cigare calé entre deux doigts, et me serra la main. «Vous pouvez voir tout ce que vous voulez, bien sûr. Si le Reichsführer vous a envoyé, c'est que vous savez tenir votre langue. Ici, les bavards, moi, je les fusille. Ça arrive toutes les semaines. Mais pour vous, je ne m'inquiète pas. Si vous avez un problème, venez me voir. Adieu».
Höfle, le suppléant de l'Einsatz Reinhard, était aussi un Autrichien, mais nettement plus posé que son patron. Il m'accueillit avec un air maussade, fatigué: «Pas trop secoué? Ne vous en faites pas, il est comme ça avec tout le monde». Il se mordilla la lèvre et poussa une feuille de papier vers moi: «Je dois vous demander de signer ceci». Je parcourus le texte: c'était une déclaration de secret en plusieurs points. «Pourtant, dis-je, il me semble que je suis déjà astreint au secret par ma position même». – «Je le sais bien. Mais c'est une règle imposée par le Gruppenführer. Tout le monde doit signer». Je haussai les épaules: «Si ça lui fait plaisir». Je signai. Höfle rangea la feuille dans une pochette et croisa les mains sur son bureau. «Par où voulez-vous commencer?» – «Je ne sais pas. Expliquez-moi votre système». – «C'est en fait assez simple. Nous disposons de trois structures, deux sur le Bug et une à la frontière de la Galicie, à Belzec, que nous sommes en train de fermer car la Galicie, à part les camps de travail, est en gros judenrein. Treblinka, qui desservait principalement Varsovie, va être fermé aussi. Mais le Reichsführer vient de donner l'ordre de transformer Sobibor en KL, ce qui sera fait vers la fin de l'année». – «Et tous les Juifs passent par ces trois centres?» – «Non. Pour des raisons d'ordre logistique, il n'était pas possible ou pratique d'évacuer toutes les petites villes de la région. Pour ça, le Gruppenführer a reçu quelques bataillons Orpo qui ont traité ces Juifs-là sur place, petit à petit. C'est moi qui dirige l'Einsatz au jour le jour, avec mon inspecteur pour les camps, le Sturmbannführer Wirth, qui est là depuis le début. Nous avons aussi un camp d'entraînement pour Hiwi, des Ukrainiens et des Lettons surtout, à Travniki». – «Et à part eux, tout votre personnel est S S?» – «Justement, non. Sur environ quatre cent cinquante hommes, sans compter les Hiwi, nous en avons presque cent qui nous ont été détachés par la chancellerie du Führer. Presque tous nos chefs de camp en sont. Tactiquement, ils sont sous le contrôle de l'Einsatz, mais administrativement, ils dépendent de la chancellerie. C'est eux qui supervisent tout ce qui concerne salaires, congés, promotions et ainsi de suite. Il paraît que c'est un accord spécial entre le Reichsführer et le Reichsleiter Bouhler. Certains de ces hommes ne sont même pas membres de l'Allgemeine-SS ou du Parti. Mais ce sont tous des vétérans des centres d'euthanasie du Reich; lorsqu'on a fermé la plupart de ces centres, une partie du personnel, avec Wirth à leur tête, a été versée ici pour faire profiter l'Einsatz de leur expérience». – «Je vois. Et Osti?» – «Osti est une création récente, le résultat d'un partenariat entre le Gruppenführer et le WVHA. Dès le début de l'Einsatz, nous avons dû établir des centres pour traiter les biens confisqués; petit à petit, ils ont essaimé en ateliers de diverses sortes, pour l'effort de guerre. Ostindustrie est une corporation à responsabilité limitée créée en novembre dernier pour regrouper et rationaliser tous ces ateliers. Le conseil d'administration en a confié la direction à un administrateur du WVHA, le Dr. Horn, ainsi qu'au Gruppenführer. Hörn est un bureaucrate assez tatillon, mais j'imagine qu'il est compétent». – «Et le KL?» Höfle secoua la main: «Le KL n'a rien à voir avec nous. C'est un camp ordinaire du WVHA; bien entendu, le Gruppenführer en a la responsabilité en tant que S S- und Polizeiführer, mais c'est complètement séparé de l'Einsatz. Ils gèrent aussi des entreprises, notamment un atelier du DAW, mais ça, c'est la responsabilité de l'économiste S S attaché au SSPF. Bien entendu, nous coopérons de près; une partie de nos Juifs leur ont été livrés, soit pour travailler, soit pour Sonderbe-Handlung; et depuis peu, comme on est débordés, ils ont mis en place leurs propres installations pour le "traitement spécial". Vous avez aussi toutes les entreprises d'armement de la Wehrmacht, qui utilisent aussi des Juifs que nous leur avons fournis; mais ça, c'est la responsabilité de l'Inspection des armements du GG, dirigée par le Generalleutnant Schindler, à Cracovie. Enfin, vous avez le réseau économique civil, sous le contrôle du nouveau Gouverneur du district, le Gruppenführer Wendler. Vous pourrez peut-être le voir, mais prenez garde, il ne s'entend pas du tout avec le Gruppenführer Globocnik». – «L'économie locale ne m'intéresse pas; ce qui me concerne, ce sont les circuits d'affectation des détenus pour l'économie dans son ensemble». – «Je crois comprendre. Allez voir Horn, alors. Il a un peu la tête dans les nuages, mais vous en tirerez sans doute quelque chose».
Ce Horn, je le trouvai nerveux, agité, débordant de zèle, mais aussi de frustrations. C'était un comptable, formé à l'université polytechnique de Stuttgart; avec la guerre, il avait été appelé par la Waffen-SS, mais au lieu de l'envoyer au front, on l'avait affecté au WVHA. Pohl l'avait choisi pour venir monter Osti, une filiale des Entreprises économiques allemandes, le holding créé par le WVHA pour regrouper les compagnies S S. Il était très motivé, mais face à un homme comme Globocnik, il ne faisait pas le poids et il le savait. «Quand je suis arrivé, c'était le chaos… inimaginable, m'expliquait-il. Il y avait de tout: une fabrique de paniers et des ateliers de menuiserie à Radom, une usine à brosses, ici à Lublin, une fabrique de verre. Déjà, au départ, le Gruppenführer a insisté pour garder un camp de travail pour lui, pour s'auto-approvisionner comme il dit. Très bien, de toute façon il y avait de quoi faire. Tout cela était géré n'importe comment. Les comptes n'étaient pas à jour. Et la production avoisinait zéro. Ce qui est tout à fait compréhensible vu l'état de la main-d'œuvre. Alors je me suis mis au travail: mais ici, ils ont tout fait pour me compliquer l'existence. Je forme des spécialistes; on me les enlève et ils disparaissent Dieu sait où. Je demande une meilleure alimentation pour les travailleurs; on me répond qu'on n'a pas de nourriture supplémentaire pour les Juifs. Je demande qu'au moins on cesse de les battre à tout bout de champ; on me fait comprendre que je ne dois pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Comment voulez-vous travailler correctement dans des conditions pareilles?» Je comprenais que Höfle n'appréciât pas trop Horn: avec les plaintes, on arrivait rarement à grand-chose. Pourtant, Horn avait une bonne analyse des dilemmes: «Le problème aussi, c'est que le WVHA ne me soutient pas. J'envoie rapport sur rapport à l'Obergruppenführer Pohl. Je n'arrête pas de lui demander: Quel est le facteur qui doit primer? Le facteur politico-policier? Dans ce cas, oui, la concentration des Juifs est l'objectif principal, et les facteurs économiques passent au second plan. Ou le facteur économique? Si c'est cela, il faut rationaliser la production, organiser les camps de manière flexible de façon à pouvoir traiter un éventail de commandes au fur et à mesure qu'elles sont placées, et surtout assurer un minimum vital de subsistance aux travailleurs. Et l'Obergruppenführer Pohl me répond: Les deux. C'est à s'arracher les cheveux». – «Et vous pensez que si on vous en donnait les moyens, vous pourriez créer des entreprises modernes et profitables avec du travail forcé juif?» – «Bien sûr. Les Juifs, cela va sans dire, sont des gens inférieurs, et leurs méthodes de travail sont complètement archaïques. J'ai étudié l'organisation du travail dans le ghetto de Litzmannstadt, c'est une catastrophe. Toute la supervision, de la réception des matières premières jusqu'à la livraison du produit fini, est assurée par des Juifs. Bien entendu il n'y a aucun contrôle de qualité. Mais avec des superviseurs aryens, bien formés, et une division et une organisation du travail rationnelle et moderne, on peut arriver à de très bonnes choses. Il faut qu'une décision soit prise en ce sens. Ici, je ne rencontre que des obstacles, et je sens bien que je n'ai aucun soutien».
Visiblement, il en cherchait. Il me fit visiter plusieurs de ses entreprises, me montrant avec franchise l'état de sous-alimentation et de mauvaise hygiène des détenus placés sous sa responsabilité, mais aussi les améliorations qu'il avait pu introduire, la hausse de qualité des articles, qui servaient principalement à fournir la Wehrmacht, l'accroissement quantitatif aussi. Je dus reconnaître que sa présentation était tout à fait convaincante: il semblait bien y avoir là un moyen d'accorder les exigences de la guerre avec une productivité accrue. Horn, bien entendu, n'était pas informé de l'Einsatz, du moins pas de son ampleur, et je me gardai bien de lui en parler; ainsi, il était difficile de lui expliquer les causes de l'obstruction de Globocnik; celui-ci devait avoir du mal à concilier les demandes de Horn avec ce qu'il considérait comme sa mission principale. Pourtant, sur le fond, Horn avait raison: en sélectionnant les Juifs les plus forts ou les plus spécialisés, en les concentrant et en les surveillant de manière adéquate, on pouvait certainement fournir une contribution non négligeable à l'économie de guerre.
Je visitai le KL. Il s'étalait le long d'une colline ondulée, juste en dehors de la ville, à l'ouest de la route de Zamosc. C'était un établissement immense, avec alignées jusqu'au fond de longues sections de baraques en bois, dans des enclos de barbelés, entourées de miradors. La Kommandantur se trouvait hors du camp, près de la route, au pied de la colline. J'y fus reçu par Florstedt, le Kommandant, un Sturmbannführer au visage anormalement étroit et allongé, qui éplucha mes ordres de mission avec une méfiance évidente: «Il n'est pas précisé ici que vous avez accès au camp». – «Mes ordres me donnent accès à toutes les structures contrôlées par le WVHA. Si vous ne me croyez pas, contactez le Gruppenführer, il vous le confirmera». Il continua à feuilleter les papiers. «Qu'est-ce que vous voulez voir?» – «Tout», fis-je avec un sourire aimable. Finalement, il me confia à un Untersturmführer. C'était la première fois que je visitais un camp de concentration et je me fis tout montrer. Parmi les détenus ou Häftlinge se trouvaient toutes sortes de nationalités: des Russes, des Polonais, bien sûr, ainsi que des Juifs, mais aussi des politiques et des criminels allemands, des Français, des Hollandais, que sais-je encore. Les baraques, de longues étables de campagne de la Wehrmacht, modifiées par des architectes S S, étaient noires, puantes, bondées; les détenus, pour la plupart en guenilles, s'y entassaient à trois ou quatre par châlit, sur plusieurs niveaux. Je discutai des problèmes sanitaires et hygiéniques avec le médecin-chef: ce fut lui, toujours avec l'Untersturmführer à la traîne, qui me montra la baraque Bain et Désinfection, où l'on procédait d'un côté à la douche des nouveaux arrivants, et de l'autre au gazage des inaptes au travail. «Jusqu'au printemps, précisa l'Untersturmführer, ce n'était que du dépoussiérage. Mais depuis que l'Einsatz nous a transféré une partie de sa charge nous sommes débordés». Le camp ne savait plus quoi faire des cadavres et avait commandé un crématorium, équipé de cinq fours monomufles conçus par Kori, une firme spécialisée de Berlin. «Ils se disputent le marché avec Topf und Söhne, d'Erfurt, ajouta-t-il. À Auschwitz, ils ne travaillent qu'avec Topf, mais nous avons jugé les conditions de Kori plus compétitives». Le gazage, curieusement, ne s'effectuait pas au monoxyde de carbone comme dans les fourgons que nous utilisions en Russie ou, d'après ce que j'avais lu, dans les installations fixes de l'Einsatz Reinhard; ici, on se servait d'acide hydrocyanique, sous forme de pastilles qui relâchaient le gaz au contact de l'air. «C'est beaucoup plus efficace que le monoxyde de carbone, me certifia le médecin-chef. C'est rapide, les patients souffrent moins, il n'y a jamais de ratés». – «D'où vient le produit?» – «C'est en fait un désinfectant industriel, qu'on utilise pour les fumigations, contre les poux et autres vermines. Il paraît que c'est Auschwitz qui a eu l'idée de le tester pour le traitement spécial. Ça marche très bien».
J'inspectai aussi la cuisine et les entrepôts d'approvisionnement; malgré les assurances des S S-Führer et même des fonctionnaires détenus qui distribuaient la soupe, les rations me paraissaient insuffisantes, impression qui me fut d'ailleurs confirmée à mots couverts par le médecin-chef. Je revins plusieurs jours de suite pour étudier les dossiers de l'Arbeitseinsatz; chaque Häftling avait sa fiche individuelle, classée à ce qu'on nommait l'Arbeitstatistik, et était affecté, s'il n'était pas malade, à un Kommando de travail, certains à l'intérieur du camp, pour la maintenance, d'autres à l'extérieur; les Kommandos les plus importants vivaient sur leur lieu de travail, comme celui de la DAW, les Entreprises d'armement allemandes, à Lipowa. Sur le papier, le système paraissait solide; mais les diminutions d'effectifs restaient considérables; et les critiques de Horn m'aidaient à voir que la plupart des détenus employés, mal nourris, sales, régulièrement battus, étaient incapables d'un travail consistant et productif. Je passai plusieurs semaines à Lublin et visitai aussi la région. Je me rendis à Himmlerstadt, l'ancienne Zamosc, joyau excentrique de la Renaissance bâtie ex nihilo, à la fin du XVIe siècle, par un chancelier polonais un peu mégalomane. La ville avait fleuri grâce à sa position avantageuse sur les routes commerciales entre Lublin et Lemberg et aussi Cracovie et Kiev. C'était maintenant le cœur du projet le plus ambitieux du RKF, l'organisme SS chargé, depuis 1939, d'assurer le rapatriement des Volksdeutschen de l'URSS et du Banat, puis d'œuvrer à la germanisation de l'Est: la création d'un glacis germanique sur les marches des régions slaves, devant la Galicie orientale et la Volhynie. J'en discutai les détails avec le délégué de Globocnik, un bureaucrate du RKF qui avait son officine à la mairie, une haute tour baroque sur le bord de la place carrée, avec une entrée à l'étage, desservie par un double escalier majestueux, en croissant de lune. De novembre à mars, m'expliqua-t-il, plus de cent mille personnes avaient été expulsées – les Polonais valides dirigés vers des usines allemandes par le truchement de l'Aktion Sauckel, les autres vers Auschwitz, et tous les Juifs sur Belzec. Le RKF visait à les remplacer par des Volksdeutschen; or malgré toutes les incitations et les richesses naturelles de la région, ils peinaient à attirer suffisamment de colons. Lorsque je lui demandai si nos revers à l'Est ne les décourageaient pas – cette conversation avait lieu début juillet, la grande bataille de Koursk venait de se déclencher – cet administrateur consciencieux me regarda avec étonnement et m'assura que même les Volksdeutschen n'étaient pas des défaitistes, et que, de toute façon, notre brillante offensive allait rapidement rétablir la situation et mettre Staline à genoux. Cet homme si optimiste se laissait toutefois aller à parler de l'économie locale avec découragement: en dépit des subsides, la région se trouvait encore loin de l'autosuffisance, et dépendait entièrement des perfusions financières et alimentaires du RKF; la plupart des colons, même ceux qui avaient repris des fermes entières clef en main, ne parvenaient pas à nourrir leurs familles; et quant à ceux qui ambitionnaient de monter des entreprises, ils mettraient des années à surnager. Après cette visite, je me fis conduire par Piontek au sud de Himmlerstadt: c'était en effet une belle région, faite de douces collines avec des prairies et des bosquets, semées d'arbres fruitiers, et d'un aspect déjà galicien plutôt que polonais, étalant des champs riches sous un ciel d'un bleu léger, monotone, à peine soulagé par des petites boules de nuages blancs. Par curiosité, je poussai jusqu'à Belzec, une des dernières villes avant la limite du district Je m'arrêtai près de la gare, où régnait une certaine animation: des voitures et des chariots circulaient sur la rue principale, des officiers de diverses armes ainsi que des colons en costume élimé attendaient un train, des fermières d'aspect plus roumain qu'allemand, au bord de la route, vendaient des pommes sur des caisses retournées. Au-delà de la voie se dressaient des entrepôts en brique, une sorte de petite fabrique; et juste derrière, quelques centaines de mètres plus loin, une épaisse fumée noire s'élevait d'un bois de bouleaux. Je montrai mes papiers à un sous-officier S S qui se tenait là et lui demandai où se trouvait le camp: il me désigna le bois. Je remontai en voiture et fis environ trois cents mètres sur la grand-route qui longeait la voie ferrée en direction de Rawa Ruska et de Lemberg; le camp se dressait de l'autre côté des rails, entouré d'une futaie de sapins et de bouleaux. On avait placé des branches d'arbres dans la clôture barbelée, pour masquer l'intérieur; mais une partie était déjà enlevée, et l'on apercevait par ces trouées des équipes de détenus, affairés comme des fourmis, qui démantelaient des baraques et par endroits la clôture elle-même; la fumée provenait d'une zone cachée, un peu en hauteur au fond du camp; malgré l'absence de vent, une odeur douceâtre et nauséabonde empestait l'air, qui se répandait même dans la voiture. Après tout ce que l'on m'avait dit et montré, j'avais cru les camps de l'Einsatz installés dans des endroits inhabités et difficilement accessibles; or celui-ci se trouvait à proximité d'une petite ville grouillant de colons allemands avec leurs familles; la voie ferrée principale reliant la Galic ie au reste du GG, et sur laquelle circulaient quotidiennement civils et militaires, passait juste sous les barbelés, à travers l'odeur affreuse et la fumée: et tous ces gens, commerçant, voyageant, essaimant dans une direction ou dans l'autre, bavardaient, commentaient, écrivaient des lettres, répandaient des rumeurs ou des blagues. Mais de toute manière, malgré les interdictions, les promesses de secret et les menaces de Globocnik, les hommes de l'Einsatz restaient bavards. Il suffisait de porter un uniforme S S et de fréquenter le bar de la Deutsche Haus, payant à l'occasion un coup à boire, pour être vite informé de tout. Le découragement perceptible causé par les nouvelles militaires, clairement déchiffrables à travers l'optimisme rayonnant des communiqués, contribuait à délier les langues. Lorsqu'on claironnait qu'en Sicile nos courageux alliés italiens, appuyés par nos forces, tiennent bon, tout le monde comprenait que l'ennemi n'avait pu être rejeté à la mer, et avait enfin ouvert un second front en Europe; quant à Koursk, l'inquiétude croissait au fil des jours, car la Wehrmacht, passé les premiers triomphes, restait obstinément, inhabituellement muette: et lorsque enfin on commença à mentionner la conduite planifiée de tactiques élastiques autour d'Orel, même les plus bornés devaient avoir compris depuis un certain temps. Nombreux étaient ceux qui ruminaient ces développements; et parmi les braillards qui se déchaînaient chaque soir, il n'était jamais difficile de trouver un homme buvant seul et en silence, et d'engager la conversation. C'est ainsi qu'un jour je me pris à discuter avec un homme en uniforme d'Untersturmführer, accoudé au bar devant une chope de bière. Doll, c'est ainsi qu'il se nommait, semblait flatté qu'un officier supérieur le traite aussi familièrement; pourtant, il avait bien dix ans de plus que moi. Il désigna mon «ordre de la viande congelée» et me demanda où j'avais passé cet hiver-là; lorsque je répondis Kharkov, il se détendit complètement. «Moi aussi, j'étais là, entre Kharkov et Koursk. Opérations spéciales». – «Vous n'étiez pas avec l'Einsatzgruppe, pourtant?» – «Non, il s'agissait d'autre chose. En fait, je ne suis pas à la S S». C'était un de ces fameux fonctionnaires de la chancellerie du Führer. «Entre nous, on dit T-4. C'est comme ça que ça s'appelle». – «Et qu'est-ce que vous faisiez du côté de Kharkov?» – «Vous savez, j'étais à Sonnenstein, un des centres pour les malades, là»… Je fis un signe de tête pour indiquer que je savais de quoi il parlait et il continua. «À l'été 41, on a fermé. Et une partie d'entre nous, on était considérés comme des spécialistes, ils ont voulu nous garder, et ils nous ont envoyés en Russie. On était toute une délégation, c'était l'Oberdienstleiter Brack lui-même qui commandait, il y avait les médecins de l'hôpital, tout, et voilà, on menait des actions spéciales. Avec des camions à gaz. On avait chacun une notice spéciale dans notre livre de paie, un papier rouge signé par l'OKW, qui interdisait qu'on soit envoyés trop près du front: ils avaient peur qu'on tombe aux mains des Russes». -»Je ne comprends pas très bien. Les mesures spéciales, dans cette région, toutes les mesures de SP, c'était la responsabilité de mon Kommando. Vous dites que vous aviez des camions à gaz, mais comment pouviez-vous être chargés des mêmes tâches que nous sans qu'on le sache?» Son visage prit un aspect hargneux, presque cynique: «On n'était pas chargés des mêmes tâches. Les Juifs ou les bolcheviques, là-bas, on n'y touchait pas». – «Alors?» Il hésita et but encore, à longs traits, puis essuya, du dos des doigts, la mousse de sa lèvre. «Nous, on s'occupait des blessés». – «Des blessés russes?» – «Vous ne comprenez pas. De nos blessés. Ceux qui étaient trop amochés pour avoir une vie utile, on nous les envoyait». Je compris et il sourit quand il le vit: il avait produit son effet. Je me tournai vers le bar et commandai une autre tournée. «Vous parlez de blessés allemands», fis-je enfin doucement. – «Comme je vous le dis. Une vraie saloperie. Des types comme vous et moi, qui avaient tout donné pour la Heimat, et crac! Voilà comment on les remerciait. Je peux vous le dire, j'étais content quand on m'a envoyé ici. C'est pas très gai non plus, mais au moins c'est pas ça». Nos verres arrivaient. Il me parla de sa jeunesse: il avait fait une école technique, il voulait être fermier, mais avec la crise il était entré dans la polic e: «Mes enfants avaient faim, c'était le seul moyen d'être sûr de pouvoir mettre une assiette sur la table tous les jours». Fin 1939, il avait été affecté à Sonnenstein pour l'Einsatz Euthanasie. Il ne savait pas comment on l'avait choisi. «D'un côté, c'était pas très agréable. Mais de l'autre, ça m'évitait le front, puis la paie était correcte, ma femme était contente. Alors j'ai rien dit». – «Et Sobibor?» C'était là, il me l'avait déjà dit, qu'il travaillait actuellement. Il haussa les épaules: «Sobibor? C'est comme tout, on s'y habitue». Il eut un geste étrange, qui m'impressionna fortement: du bout de sa botte, il frotta le plancher, comme s'il écrasait quelque chose. «Des petits hommes et des petites femmes, c'est tout pareil. C'est comme marcher sur un cafard». On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi, cela n'existe pas. Il n'y a que de l'humain et encore de l'humain: et ce Döll en est un bon exemple. Qu'est-ce que c'est d'autre, Döll, qu'un bon père de famille qui voulait nourrir ses enfants, et qui obéissait à son gouvernement, même si en son for intérieur il n'était pas tout à fait d'accord? S'il était né en France ou en Amérique, on l'aurait appelé un pilier de sa communauté et un patriote; mais il est né en Allemagne, c'est donc un criminel. La nécessité, les Grecs le savaient déjà, est une déesse non seulement aveugle, mais cruelle. Ce n'était pas que les criminels manquaient, à cette époque. Tout Lublin, j'ai essayé de le montrer, baignait dans une atmosphère louche de corruption et d'excès; l'Einsatz, mais aussi la colonisation, l'exploitation de cette région isolée, faisaient perdre la tête à plus d'un. J'ai réfléchi, depuis les remarques à ce sujet de mon ami Voss, à la différence entre le colonialisme allemand, tel qu'il a été pratiqué à l'Est durant ces années, et le colonialisme des Britanniques et des Français, ostensiblement plus civilisé. Il y a, comme l'avait souligné Voss, des faits objectifs: après la perte de ses colonies, en 1919, l'Allemagne a dû rappeler ses cadres et fermer ses bureaux d'administration coloniale; les écoles de formation sont restées ouvertes, par principe, mais n'attiraient personne, par manque de débouchés; vingt ans plus tard, tout un savoir-faire était perdu. Cela étant, le national-socialisme avait donné l'impulsion à toute une génération, bourrée de nouvelles idées et avide de nouvelles expériences, qui, en matière de colonisation, valaient peut-être les anciennes. Quant aux excès – les débordements aberrants comme ceux qu'on pouvait voir à la Deutsche Haus, ou, plus systématiquement, l'impossibilité dans laquelle nos administrations semblaient se trouver de traiter les peuples colonisés, dont certains auraient été prêts à nous servir de bon cœur si l'on avait su leur donner quelques gages, autrement qu'avec violence et mépris – il ne faut pas oublier non plus que notre colonialisme, même africain, était un phénomène jeune, et que les autres, à leurs débuts, n'ont guère fait mieux: que l'on songe aux copieuses exterminations belges au Congo, à leur politique de mutilation systématique, ou bien à la politique américaine, précurseur et modèle de la nôtre, de la création d'espace vital par le meurtre et les déplacements forcés-l'Amérique, on tend à l'oublier, n'était rien moins qu'un «espace vierge», mais les Américains ont réussi là où nous avons échoué, ce qui fait toute la différence. Même les Anglais, si souvent cités en exemple, et qu'admirait tant Voss, ont eu besoin du traumatisme de 1858 pour se mettre à développer des outils de contrôle un peu sophistiqués; et si, petit à petit, ils ont appris à jouer en virtuoses de l'alternance de la carotte et du bâton, il ne faut pas oublier que le bâton, justement, était loin d'être négligé, comme on a pu le voir avec le massacre d'Amritsar, le bombardement de Kaboul, et d'autres cas encore, nombreux et oubliés.
Me voilà loin de mes premières réflexions. Ce que je souhaitais dire, c'est que si l'homme n'est certainement pas, comme l'ont voulu certains poètes et philosophes, naturellement bon, il n'en est pas plus naturellement mauvais: le bien et le mal sont des catégories qui peuvent servir à qualifier l'effet des actions d'un homme sur un autre; mais elles sont à mon avis foncièrement inadaptées, voire inutilisables, pour juger ce qui se passe dans le cœur de cet homme. Döll tuait ou faisait tuer des gens, c'est donc le Mal; mais en soi, c'était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois. Que demande-t-on de plus au quidam de nos villes, civilisées et démocratiques? Et combien de philanthropes, de par le monde, rendus célèbres par leur générosité extravagante, sont-ils au contraire des monstres d'égoïsme et de sécheresse, avides de gloire publique, bouffis de vanité, tyranniques envers leurs proches? Tout homme désire satisfaire ses besoins et reste indifférent à ceux des autres. Et pour que les hommes puissent vivre ensemble, pour éviter l'état hobbesien du «Tous contre tous» et, au contraire, grâce à l'entraide et la production accrue qui en dérive, satisfaire une plus grande somme de leurs désirs, il faut des instances régulatrices, qui tracent des limites à ces désirs, et arbitrent les conflits: ce mécanisme, c'est la Loi. Mais il faut encore que les hommes, égoïstes et veules, acceptent la contrainte de la Loi, et celle-ci ainsi doit se référer à une instance extérieure à l'homme, doit être fondée sur une puissance que l'homme ressente comme supérieure à lui-même. Comme je l'avais suggéré à Eichmann, lors de notre dîner, cette référence suprême et imaginaire a longtemps été l'idée de Dieu; de ce Dieu invisible et tout-puissant, elle a glissé vers la personne physique du roi, souverain de droit divin; et quand ce roi a perdu la tête, la souveraineté est passée au Peuple ou à la Nation, et s'est fondée sur un «contrat» fictif, sans fondement historique ou biologique, et donc aussi abstrait que l'idée de Dieu. Le national-socialisme allemand a voulu l'ancrer dans le; Volk, une réalité historique: le Volk est souverain, et le Führer exprime ou représente ou incarne cette souveraineté. De cette souveraineté dérive la Loi, et pour la plupart des hommes, de tous les pays, la morale n'est pas autre chose que la Loi: dans ce sens, la loi morale kantienne, dont se préoccupait tant Eichmann, dérivée de la raison et identique pour tous les hommes, est une fiction comme toutes les lois (mais peut-être une fiction utile). La Loi biblique dit: Tu ne tueras point, et ne prévoit aucune exception; mais tout juif ou chrétien accepte qu'en temps de guerre cette loi-là est suspendue, qu'il est juste de tuer l'ennemi de son peuple, qu'il n'y a là aucun péché; la guerre finie, les armes raccrochées, l'ancienne loi reprend son cours paisible, comme si l'interruption n'avait jamais eu lieu. Ainsi, pour un Allemand, être un bon Allemand signifie obéir aux lois et donc au Führer: de moralité, il ne peut y en avoir d'autre, car rien ne saurait la fonder (et ce n'est pas un hasard si les rares opposants au pouvoir furent en majorité des croyants: ils conservaient une autre référence morale, ils pouvaient arbitrer le Bien et le Mal selon un autre réfèrent que le Führer, et Dieu leur servait de point d'appui pour trahir leur chef et leur pays: sans Dieu, cela leur aurait été impossible, car où puiser la justification? Quel homme seul, de sa propre volonté, peut trancher et dire, Ceci est bien, cela est mal "? Quelle démesure ce serait, et quel chaos aussi, si chacun s'avisait d'en faire de même: que chaque homme vive selon sa Loi privée, aussi kantienne soit-elle, et nous voici de nouveau chez Hobbes). Si donc on souhaite juger les actions allemandes durant cette guerre comme criminelles, c'est à toute l'Allemagne qu'il faut demander des comptes, et pas seulement aux Döll. Si Döll s'est retrouvé à Sobibor et son voisin non, c'est un hasard, et Döll n'est pas plus responsable de Sobibor que son voisin plus chanceux; en même temps, son voisin est aussi responsable que lui de Sobibor, car tous deux servent avec intégrité et dévotion le même pays, ce pays qui a créé Sobibor. Un soldat, lorsqu'il est envoyé au front, ne proteste pas; non seulement il risque sa vie, mais on l'oblige à tuer, même s'il ne veut pas tuer; sa volonté abdique; s'il reste à son poste, c'est un homme vertueux, s'il fuit, c'est un déserteur, un traître. L'homme envoyé dans un camp de concentration, comme celui affecté à un Einsatzkommando ou à un bataillon de la police, la plupart du temps ne raisonne pas autrement: il sait, lui, que sa volonté n'y est pour rien, et que le hasard seul fait de lui un assassin plutôt qu'un héros, ou un mort. Ou bien alors il faudrait considérer ces choses d'un point de vue moral non plus judéo-chrétien (ou séculaire et démocratique, ce qui revient strictement au même), mais grec les Grecs, eux, faisaient une place au hasard dans les affaires des hommes (un hasard, il faut le dire, souvent déguisé en intervention des dieux"), mais ils ne considéraient en aucune façon que ce hasard diminuait leur responsabilité. Le crime se réfère à l'acte, non pas à la volonté. Œdipe, lorsqu'il tue son père, ne sait pas qu'il commet un parricide; tuer sur la route un étranger qui vous a insulté, pour la conscience et la loi grecques, est une action légitime, il n'y a là aucune faute; mais cet homme, c'était Laërte, et l'ignorance ne change rien au crime: et cela, Œdipe le reconnaît, et lorsqu'enfin il apprend la vérité, il choisit lui-même sa punition, et se l'inflige. Le lien entre volonté et crime est une notion chrétienne, qui persiste dans le droit moderne; la loi pénale, par exemple, considère l'homicide involontaire ou négligent comme un crime, mais moindre que l'homicide prémédité; il en va de même pour les concepts juridiques qui atténuent la responsabilité en cas de folie; et le XIXe siècle a achevé d'arrimer la notion de crime à celle de l'anormal. Pour les Grecs, peu importe si Héraclès abat ses enfants dans un accès de folie, ou si Œdipe tue son père par accident: cela ne change rien, c'est un crime, ils sont coupables; on peut les plaindre, mais on ne peut les absoudre – et cela même si souvent leur punition revient aux dieux, et non pas aux hommes. Dans cette optique, le principe des procès de l'après-guerre, qui jugeaient les hommes pour leurs actions concrètes, sans prendre en compte le hasard, était juste; mais on s'y est pris maladroitement; jugés par des étrangers, dont ils niaient les valeurs (tout en leur reconnaissant les droits du vainqueur), les Allemands pouvaient se sentir déchargés de ce fardeau, et donc innocents: comme celui qui n'était pas jugé considérait celui qui l'était comme une victime de la malchance, il l'absolvait, et du même coup s'absolvait lui-même; et celui qui croupissait dans une geôle anglaise, ou un goulag russe, faisait de même. Mais pouvait-il en être autrement? Comment, pour un homme ordinaire, une chose peut-elle être juste un jour, et un crime le lendemain? Les hommes ont besoin d'être guidés, ce n'est pas leur faute. Ce sont des questions complexes et il n'y a pas de réponses simples. La Loi, qui sait où elle se trouve? Chacun doit la chercher, mais cela est difficile, et il est normal de se plier au consensus commun. Tout le monde ne peut pas être un législateur. C'est sans doute ma rencontre avec un juge qui m'a fait réfléchir à tout cela.
Pour qui ne goûtait pas les beuveries de la Deutsche Haus, les distractions, à Lublin, étaient rares. À mes heures perdues, j'avais visité la vieille ville et le château; le soir, je me faisais servir mon repas dans ma chambre et je lisais. J'avais laissé le Festgabe de Best et le volume sur le meurtre rituel à Berlin, sur mon étagère; mais j'avais emporté le recueil de Maurice Blanchot acheté à Paris, que j'avais repris au début, et après des journées de discussions ardues, je prenais un grand plaisir à me plonger dans ce monde autre, tout de lumière et de pensée. De menus incidents continuaient à éroder ma tranquillité; dans cette Deutsche Haus, il ne semblait pas pouvoir en être autrement. Un soir, un peu agité, trop distrait pour lire, j'étais descendu au bar boire un schnaps et bavarder (je connaissais maintenant la plupart des habitués). En remontant, il faisait sombre, je me trompai de chambre; la porte était ouverte et j'entrai: sur le lit, deux hommes copulaient simultanément avec une fille, l'un couché sur le dos, l'autre à genoux, la fille, agenouillée aussi, entre les deux. Je mis un instant à comprendre ce que je voyais et lorsqu'enfin, comme dans un rêve, les choses se remirent en place, je marmonnai une excuse et voulus sortir. Mais l'homme à genoux, nu à l'exception d'une paire de bottes, se retira et se leva. Tenant sa verge dressée d'une main et la frottant doucement, il m'indiqua, comme pour m'inviter à prendre sa place, les fesses de la fille, où l'anus, auréolé de rose, béait comme une bouche marine entre les deux globes blancs. De l'autre homme je ne voyais que les jambes velues, les testicules et la verge disparaissant dans le vagin poilu. La fille gémissait mollement. Sans un mot, en souriant, je secouai la tête, et ressortis en fermant doucement la porte. Après cela, je fus encore moins enclin à quitter ma chambre. Mais lorsque Höfle m'invita à une réception en plein air que donnait Globocnik pour l'anniversaire du commandant de la garnison du district, j'acceptai sans hésitation. La fête avait lieu à la Julius Schreck Kaserne, le Q G de la S S: derrière la masse d'une vieille bâtisse s'étendait un assez beau parc, avec un gazon très vert, de grands arbres vers le bas et sur les côtés des parterres de fleurs; au fond, on apercevait quelques maisons, puis la campagne. Des tables en bois avaient été dressées sur des tréteaux, et les convives buvaient en groupes sur l'herbe; devant les arbres, au-dessus de fosses aménagées à cet effet, un cerf entier et deux cochons rôtissaient à la broche, surveillés par des hommes de la troupe. Le Spiess qui m'avait escorté depuis le portail me mena droit à Globocnik, qui se tenait avec son invité d'honneur, le Generalleutnant Moser, et quelques fonctionnaires civils. Il était à peine midi, Globocnik buvait déjà du cognac et fumait un gros cigare, son visage rouge suant par-dessus son col boutonné. Je claquai des talons devant le groupe, saluai, puis Globocnik me serra la main et me présenta aux autres; je félicitai le général pour son anniversaire. «Alors, Sturmbannführer, me lança Globocnik, vos enquêtes avancent? Qu'avez-vous trouvé?» – «C'est encore un peu tôt pour tirer des conclusions, Herr Gruppenführer. Et puis il s'agit de problèmes assez techniques. Il est certain qu'en termes d'exploitation de la main-d'œuvre, on pourrait procéder à des améliorations». – «On peut toujours tout améliorer! De toute façon, un vrai national-socialiste ne connaît que le mouvement et le progrès. Vous devriez parler au Generalleutnant, ici: il se plaignait justement qu'on ait retiré quelques Juifs de fabriques de la Wehrmacht. Expliquez-lui qu'il n'a qu'à les remplacer par des Polonais». Le général intervint: «Mon cher Gruppenführer, je ne me plaignais pas; je comprends ces mesures autant qu'un autre. Je disais simplement que les intérêts de la Wehrmacht devraient entrer en ligne de compte. Beaucoup de Polonais ont été envoyés travailler dans le Reich, et ceux qui restent, il faut du temps pour les former; en agissant unilatéralement, vous perturbez la production de guerre». Globocnik eut un gros rire gras: «Ce que vous voulez dire, mon cher Generalleutnant, c'est que les Polacks sont trop cons pour apprendre à travailler correctement, et que la Wehrmacht préfère les Juifs. C'est vrai, les Juifs sont plus malins que les Polonais. C'est pour ça qu'ils sont plus dangereux aussi». Il s'interrompit et se tourna vers moi: «Mais, Sturmbannführer, je ne voudrais pas vous retenir. Les boissons sont sur les tables, servez-vous, amusez-vous!» – «Merci, Herr Gruppenführer». Je saluai et me dirigeai vers une des tables, qui croulait sous les bouteilles de vin, de bière, de schnaps, de cognac Je me servis un verre de bière et regardai autour de moi. De nouveaux convives affluaient, mais je ne reconnaissais pas grand-monde. Il y avait des femmes, quelques employées du SSPF en uniforme, mais surtout des épouses d'officiers, en civil. Florstedt discutait avec ses collègues du camp; Höfle fumait seul sur un banc, les coudes sur la table, une bouteille de bière ouverte devant lui, l'air pensif, perdu dans le vide. Au printemps, je l'avais appris peu de temps auparavant, il avait perdu ses deux enfants, des jumeaux emportés par la diphtérie; à la Deutsche Haus, on racontait qu'à l'enterrement il s'était effondré en hurlant, voyant dans son infortune une punition divine, et que depuis, ce n'était plus le même homme (il devait d'ailleurs se suicider vingt ans plus tard, à la maison d'arrêt de Vienne, sans même attendre le verdict de la justice autrichienne, certainement plus clément que celui de Dieu, pourtant). Je décidai de le laisser tranquille et me joignis au petit groupe entourant le KdS de Lublin, Johannes Müller. Je connaissais de vue le KdO Kintrup; Müller me présenta son autre interlocuteur: «Voici le Sturmbannführer Dr. Morgen. Comme vous, il travaille directement sous les ordres du Reichsführer». – «Excellent. À quel titre?» – «Le Dr. Morgen est un juge S S, rattaché à la Kripo». Morgen continua l'explication: «Pour le moment, je dirige une commission spéciale mandatée par le Reichsführer pour enquêter sur les camps de concentration. Et vous?» Je lui expliquai ma mission en quelques mots. «Ah, vous êtes donc aussi concerné par les camps», commenta-t-il. Kintrup s'était éloigné. Müller me tapota l'épaule: «Meine Herren, si vous voulez causer boulot, je vous laisse. C'est dimanche». Je le saluai et me retournai vers Morgen. Il me détaillait avec ses yeux vifs et intelligents, légèrement voilés derrière des lunettes à monture fine. «En quoi précisément consiste votre commission?» lui demandai-je. – «C'est essentiellement une cour de la S S et de la police "à affectation spéciale". J'ai un pouvoir direct du Reichsführer pour enquêter sur la corruption dans les KL». – «C'est très intéressant. Il y a beaucoup de problèmes?» – «C'est peu dire. La corruption est massive». Il fit un signe de tête vers quelqu'un derrière moi et sourit légèrement: «Si le Sturmbannführer Florstedt vous voit avec moi, votre propre travail n'en sera pas facilité». – «Vous enquêtez sur Florstedt?» – «Entre autres». – «Et il le sait?» – «Bien entendu. C'est une enquête officielle, je l'ai déjà fait comparaître plusieurs fois». Il tenait à la main une coupe de vin blanc; il but un peu, je bus aussi, vidant mon verre. «Ce dont vous parlez m'intéresse énormément», repris-je. Je lui expliquai mes impressions quant aux écarts entre les normes alimentaires officielles et ce que les détenus recevaient effectivement. Il écoutait en hochant la tête: «Oui, très certainement, la nourriture est pillée aussi». – «Par qui?» – «Par tout le monde. Du plus bas au plus haut. Les cuisiniers, les kapos, les S S-Führer, les chefs d'entrepôts, et le haut de la hiérarchie aussi». – «Si c'est vrai, c'est un scandale». – «Absolument. Le Reichsführer en est personnellement très affecté. Un homme de la S S doit être un idéaliste: il ne peut pas faire son travail et en même temps forniquer avec des détenues et s'en mettre plein les poches. Pourtant, cela arrive». -»Et vos enquêtes aboutissent?» – «C'est très difficile. Ces gens se serrent tous les coudes, et la résistance est énorme». – «Pourtant, si vous avez le plein soutien du Reichsführer»… – «C'est tout récent. Cette cour spéciale a été constituée il y a à peine un mois. Mes enquêtes, elles, se poursuivent depuis deux ans et j'ai rencontré des obstacles considérables Nous avons commencé – à cette époque j'étais membre de la cour de la S S et de la police XII, à Kassel – avec le KL Buchenwald, près de Weimar. Plus précisément avec le Kommandant de ce camp, un certain Koch. Les poursuites ont été bloquées: l'Obergruppenführer Pohl a alors écrit une lettre de félicitations à Koch, où il disait entre autres qu'il se ferait bouclier chaque fois qu'un juriste au chômage voudrait de nouveau tendre ses mains de bourreau vers le corps blanc de Koch. Je le sais parce que Koch a fait largement circuler cette lettre. Mais je ne l'ai pas lâché. Koch a été transféré ic i, pour commander le KL, et je l'ai suivi. J'ai découvert un réseau de corruption qui s'étendait entre les différents camps. Finalement, l'été dernier, Koch a été suspendu. Mais il avait fait assassiner la plupart des témoins, y compris un Hauptscharführer à Buchenwald, un de ses complices. Ici, il a fait tuer tous les témoins juifs; nous avons ouvert une enquête sur cela aussi, mais alors tous les Juifs du KL ont été exécutés; quand nous avons voulu réagir, on nous a allégué des ordres supérieurs». -»Mais de tels ordres existent, vous devez le savoir». – «Je l'ai appris à ce moment-là. Et il est clair qu'en ce cas, nous n'avons aucune compétence. Mais il y a quand même une distinction: si un membre de la S S fait tuer un Juif dans le cadre des ordres supérieurs, c'est une chose; mais s'il fait tuer un Juif pour couvrir ses malversations, ou pour son plaisir perverti, comme cela arrive aussi, c'en est une autre, c'est un crime. Et cela même si le Juif devait mourir par ailleurs». – «Je suis entièrement d'accord avec vous. Mais la distinction doit être malaisée à faire». -»Juridiquement, certes: on peut avoir des doutes, mais pour inculper quelqu'un, il faut des preuves et, comme je vous l'ai dit, ces types-là s'aident entre eux, font disparaître les témoins. Parfois, bien entendu, il n'y a aucune ambiguïté: par exemple, j'enquête aussi sur la femme de Koch, une détraquée sexuelle qui faisait tuer des détenus tatoués pour prélever leur peau; tannées, elles lui servaient à faire des abat-jour ou d'autres objets du genre. Une fois que toutes les preuves seront réunies, elle sera arrêtée, et je ne doute pas qu'elle soit condamnée à mort». – «Et comment votre investigation sur ce Koch a-t-elle fini?» – «Elle est toujours en cours; lorsque j'aurai complété mon travail ici et que j'aurai toutes les preuves en main, je compte l'arrêter à nouveau. Lui aussi mérite la peine de mort». – «Il a donc été relâché? Je ne vous suis plus très bien». – «Il a été acquitté en février. Mais je n'étais plus chargé du dossier. J'ai eu des problèmes avec un autre homme, pas un officier des camps mais de la Waffen-SS, un certain Dirlewanger. Un fou furieux, à la tête d'une unité de criminels et de braconniers graciés. En 1941, j'ai reçu l'information qu'il menait avec ses amis de prétendues expériences scientifiques, ici dans le G G: il assassinait des filles avec de la strychnine et les regardait mourir en fumant des cigarettes. Mais quand j'ai voulu le poursuivre, lui et son unité ont été mutés en Biélorussie. Je peux vous dire qu'il bénéficie de protections à un très haut niveau de la SS. Finalement, j'ai été cassé, relevé de mes fonctions, réduit au rang de S S-Sturmmann, et envoyé dans un bataillon de marche, puis à la SS-»Wiking», en Russie. C'est pendant ce temps que la procédure contre Koch s'est effondrée. Mais en mai le Reichsführer m'a fait rappeler, m'a nommé Sturmbannführer de la réserve, et m'a affecté à la Kripo. Après une nouvelle plainte des autorités du district de Lublin concernant des vols de biens appartenant aux détenus, il m'a ordonné de former cette commission». Je hochais la tête, admirativement: «Vous n'avez pas peur de l'adversité». Morgen rit sèchement: «Pas vraiment. Déjà, avant la guerre, alors que j'étais juge à la Landgericht de Stettin, j'ai été eassé parce que j'étais en désaccord avec un jugement. C'est comme ça que j'ai fini à la SS-Gericht». – «Je peux vous demander où vous avez fait vos études?» – «Oh, j'ai beaucoup bougé. J'ai fait mes études à Francfort, à Berlin et à Kiel, puis aussi à Rome et à La Haye». – «Kiel! À l'Institut pour l'économie mondiale? J'ai aussi fait une partie de mes études là-bas. Avec le professeur Jessen». – «Je le connais bien. Moi, j'étudiais le droit international avec le professeur Ritterbusch». Nous bavardâmes un moment, échangeant des souvenirs sur Kiel; Morgen, je le découvris, parlait un très bon français, et quatre autres langues en sus. Je revins au sujet initial: «Pourquoi avez-vous commencé par Lublin?» – «D'abord pour coincer Koch. J'y suis presque. Et puis la plainte du district me donnait un bon prétexte. Mais il se passe toutes sortes de choses bizarres, ic i. Avant de venir, j'ai reçu un rapport du KdS sur un mariage juif dans un camp de travail. Il y aurait eu plus de mille invités». – «Je ne comprends pas». – «Un Juif, un kapo important, s'est marié dans ce Judenlager. Il y avait des quantités astronomiques de nourriture et d'alcool. Des gardes S S y ont participé. Clairement, il y a dû y avoir là des infractions criminelles». – «Où cela s'est-il passé?» – «Je ne sais pas. Quand je suis arrivé à Lublin, je l'ai demandé à Müller; il est resté très vague. Il m'a envoyé au camp du DAW, mais là-bas ils ne savaient rien. Puis on m'a conseillé d'aller voir Wirth, un Kriminalkommissar, vous voyez qui c'est? Et Wirth m'a dit que c'était vrai, et que c'était sa méthode pour l'extermination des Juifs: il donnait des privilèges à certains, qui l'aidaient à tuer les autres; ensuite, il tuait ceux-là aussi. J'ai voulu en savoir plus, mais le Gruppenführer m'a interdit d'aller dans les camps de l'Einsatz, et le Reichsführer a confirmé cette interdiction». – «Vous n'avez donc aucune juridiction sur l'Einsatz?» – «Pas sur la question de l'extermination, non. Mais personne ne m'a interdit de regarder ce qui se passe avec les biens saisis. L'Einsatz génère des sommes colossales, en or, devises et objets. Tout cela appartient au Reich. Je suis déjà allé voir leurs entrepôts, ici, rue Chopin, et je compte enquêter plus avant». – «Tout ce que vous dites, fis-je avec chaleur, est prodigieusement intéressant pour moi. J'espère que nous pourrons en discuter plus en détail. En un certains sens, nos missions sont complémentaires». – «Oui, je vois ce que vous voulez dire: le Reichsführer veut mettre de l'ordre dans tout ça. Peut-être d'ailleurs, comme ils se méfieront moins de vous, pourrez-vous dénicher des choses qui me seront cachées. Nous nous reverrons».
Globocnik, depuis quelques minutes, appelait les invités à passer à table. Je me retrouvai en face de Kurt Claasen, un collègue de Höfle, et à côté d'une secrétaire S S fort loquace. Elle voulut tout de suite m'entretenir de ses déboires, mais heureusement Globocnik entama un discours en l'honneur du général Moser qui la força à prendre patience. Il conclut rapidement et l'assistance tout entière se leva pour boire à la santé de Moser; puis le général dit quelques mots de remerciement. On apporta les victuailles: les bêtes rôties avaient été savamment dépecées, les morceaux entassés sur des plateaux en bois répartis sur les tables, chacun pouvait se servir à sa guise. Il y avait aussi des salades et des légumes frais, c'était délicieux. La fille grignotait une carotte et chercha tout de suite à reprendre son histoire: je l'écoutai d'une oreille distraite, tout en mangeant. Elle parlait de son fiancé, un Hauptscharführer posté en Galicie, à Drohobycz. C'était une histoire tragique: elle-même avait rompu pour lui son engagement avec un soldat viennois, et quant à lui, il était marié, mais à une femme qu'il n'aimait pas. «Il voulait divorcer, mais moi j'ai fait une bêtise, j'ai revu ce soldat avec qui j'avais rompu, c'est lui qui me l'a demandé mais moi j'ai dit oui, et Lexi» – c'était le fiancé – «l'a su, et ça l'a découragé car il n'était plus sûr de mon amour et il est retourné en Galicie. Mais heureusement il m'aime toujours». – «Et que fait-il, à Drohobycz?» -
«Il est à la SP, il joue au général pour les Juifs de la Durchgangstrasse». -»Je vois. Et vous vous voyez souvent?» – «Quand on a des permissions. Il veut que je vienne habiter avec lui, mais je ne sais pas. Il paraît que c'est très sale, là-bas. Mais lui il dit que je n'aurai pas à voir ses Juifs, qu'il peut trouver une bonne maison. Mais si on n'est pas mariés, je ne sais pas, il faudrait qu'il divorce. Qu'est-ce que vous en pensez?» J'avais la bouche pleine de cerf et je me contentai de hausser les épaules. Puis je discutai un peu avec Claasen. Vers la fin du repas un orchestre apparut, s'installa sur les marches qui menaient au jardin et entama une valse. Plusieurs couples se levèrent pour danser sur le gazon. La jeune secrétaire, sans doute déçue de mon manque d'intérêt pour ses malheurs sentimentaux, alla danser avec Claasen. À une autre table je remarquai Horn, qui était arrivé tard, et me levai pour aller échanger quelques paroles avec lui. Un jour, remarquant ma serviette en simili, il m'avait proposé, sous prétexte de me montrer la qualité du travail de ses Juifs, de m'en faire faire une en cuir; je venais de la recevoir, une belle pochette en maroquin avec une fermeture éclair en laiton. Je le remerciai chaudement, mais insistai aussi pour payer le cuir et la main-d'œuvre, afin d'éviter tout malentendu. «Pas de problème, consentit Horn. On vous fera une facture». Morgen semblait avoir disparu. Je bus une autre bière, fumai, regardai les danseurs. Il faisait chaud, et avec les viandes lourdes et l'alcool je suais dans mon uniforme. Je regardai autour de moi: plusieurs personnes avaient dégrafé ou même déboutonné leurs tuniques; j'ouvris le col de la mienne. Globocnik ne ratait pas une danse, invitant chaque fois une des femmes en civil ou une secrétaire; ma voisine de table aussi se retrouva dans ses bras. Mais peu de gens avaient son entrain: après quelques tours de valse et d'autres danses, on fit changer de musique à l'orchestre, et un chœur d'officiers de la Wehrmacht et de la S S s'assembla pour chanter «Drei Lilien, kommt ein Reiter, bringt die Lilien» et autres. Claasen m'avait rejoint avec un verre de cognac; il était en manches de chemise, le visage rouge et gonflé; il riait méchamment et tandis que l'orchestre jouait «Es geht alles vorüber» il chantonnait une variante cynique: Es geht alles vorüber Es geht alles vorbei Zwei Jahre in Russland Und nix ponimal
«Si le Gruppenführer t'entend, Kurt, tu vas finir Sturmmann à Orel et nix ponimai non plus». Wippern, un autre chef de département de l'Einsatz, s'était approché et tançait Claasen. «Bon, on va nager, tu viens?» Claasen me regarda: «Vous venez? Il y a une piscine au fond du parc». Je pris une autre bière dans un seau à glace et les suivis à travers les arbres: devant nous, j'entendais des rires, des éclaboussures. Sur la gauche, des barbelés couraient derrière les pins: «Qu'est-ce que c'est?» demandai-je à Claasen. – «Un petit camp d'Arbeitjuden. Le Gruppenführer les garde là pour des travaux de maintenance, le jardin, les véhicules, des choses comme ça». La piscine était séparée du camp par un léger repli de terrain; plusieurs personnes, dont deux femmes en maillot de bain, nageaient ou bronzaient sur l'herbe. Claasen se déshabilla jusqu'au caleçon et plongea. «Vous venez?» cria-t-il en remontant à la surface. Je bus encore un peu, puis, pliant mon uniforme à côté de mes bottes, me déshabillai et entrai dans l'eau. Elle était fraîche, un peu couleur de thé, je fis quelques longueurs, puis restai au milieu à flotter sur le dos et à contempler le ciel et les cimes tremblotantes des arbres. Derrière moi, j'entendais les deux filles bavarder, assises au bord de la piscine, battant les pieds dans l'eau. Une algarade éclata: des officiers avaient poussé Wippern, qui ne voulait pas se déshabiller, dans l'eau, il jurait et tempêtait en s'extrayant de la piscine dans son uniforme trempé. Tandis que je regardais les autres rire, maintenant ma position au milieu de la piscine à petits coups de mains, deux Orpo casqués apparurent derrière le repli de terrain, fusil à l'épaule, poussant devant eux deux hommes très maigres en tenue rayée. Claasen, debout au bord de la piscine, toujours en caleçon et ruisselant, appela: «Franz! Qu'est-ce que vous foutez?» Les deux Orpo saluèrent; les détenus, qui marchaient les yeux au sol, calot à la main, s'arrêtèrent. «C'est des youpins qu'on a chopés à piquer des épluchures de patates, Herr Sturmbannführer, expliqua un des Orpo dans un patois épais de Volksdeutschen. Notre Scharführer nous a dit de les fusiller». Claasen se rembrunit: «Eh bien, vous n'allez pas faire ça ici, j'espère. Le Gruppenführer a des invités». – «Non, non, Herr Sturmbannführer, on va plus loin, à la tranchée là-bas». Une angoisse insensée m'envahit sans aucune transition: les Orpo allaient fusiller les Juifs ic i même et les jeter dans la piscine, et nous devrions nager dans le sang, entre les corps flottant sur le ventre. Je regardai les Juifs; l'un d'eux, qui devait avoir la quarantaine, examinait les filles à la dérobée, l'autre, plus jeune, la peau jaunâtre, gardait les yeux rivés au sol. Loin d'être rassuré par les dernières paroles de l'Orpo, je ressentais une tension très forte, mon angoisse ne faisait que croître. Tandis que les Orpo se remettaient en branle je restai au milieu de la piscine, me forçant à respirer profondément et à flotter. Mais l'eau me semblait maintenant une chape pesante, étouffante. Cet état étrange dura jusqu'à ce que j'eusse entendu les deux coups de feu, un peu plus loin, à peine audibles, comme le pop! pop! de bouteilles de Champagne qu'on débouche. Lentement, mon angoisse reflua pour disparaître tout à fait lorsque je vis revenir les Orpo, marchant toujours de leurs lourds pas posés. Ils nous saluèrent de nouveau au passage et continuèrent en direction du camp. Claasen discutait avec une des filles, Wippern essayait d'essorer son uniforme. Je me laissai aller sur le dos et flottai.
Je revis Morgen. Il était sur le point d'inculper Koch et sa femme, ainsi que plusieurs autres officiers et sous-officiers de Buchenwald et de Lublin; sous le sceau du secret, il me révéla que Florstedt aussi serait inculpé. Il me montra en détail les astuces employées par ces hommes corrompus pour cacher leurs malversations, et la méthode dont il usait pour les prendre en défaut. Il comparait les écritures des Abteilungen du camp: même lorsque les coupables en falsifiaient un jeu, ils ne prenaient pas la peine de raccorder leurs faux avec les documents et les rapports des autres départements. Ainsi, à Buchenwald, il avait recueilli ses premières preuves sérieuses sur les meurtres commis par Koch lorsqu'il avait constaté que le même détenu se trouvait enregistré au même moment à deux endroits différents: à une date donnée, le registre de la prison de la Politische Abteilung portait à côté du nom du détenu la mention «Relâché, midi», tandis que le cahier d'enregistrement du Revier indiquait: «Patient décédé à 9 h 15». Le détenu avait en fait été assassiné à la prison de la Gestapo, mais on avait voulu faire croire qu'il était mort de maladie. De même, Morgen m'expliqua comment on pouvait comparer différents livres de l'administration ou du Revier avec ceux des blocks pour essayer de trouver des preuves de détournement de nourriture, de médicaments ou de biens. Il était très intéressé par le fait que je comptais me rendre à Auschwitz: plusieurs des pistes qu'il suivait remontaient en effet à ce camp. «C'est sans doute le Lager le plus riche, parce que c'est là où vont maintenant la majorité des transports spéciaux du RSHA. Comme ici, avec l'Einsatz, ils ont des entrepôts immenses pour trier et conditionner tous les biens confisqués. Je soupçonne que cela doit donner lieu à des malversations et des vols colossaux. Nous avons été alertés par un paquet envoyé du KL par la poste militaire: à cause de son poids inhabituel, il a été ouvert; dedans, on a trouvé trois morceaux d'or dentaire, gros comme des poings, envoyés par un infirmier du camp à sa femme. J'ai calculé qu'une telle quantité d'or représente plus de cent mille morts». Je poussai une exclamation. «Et imaginez! continuait-il. Ça, c'est ce qu'un seul homme a pu détourner. Quand nous en aurons fini ici, j'irai installer une commission à Auschwitz».
Moi-même j'en avais à peu près fini avec Lublin. Je fis une brève tournée d'adieux. Je passai régler Horn, pour la serviette, et le trouvai toujours aussi déprimé et agité, se débattant avec ses difficultés de gestion, ses pertes financières, ses directives contradictoires. Globocnik me reçut bien plus calmement que la première fois: nous eûmes une discussion courte mais sérieuse sur les camps de travail, que Globocnik voulait développer plus avant: il s'agissait, m'expliqua-t-il, de liquider les derniers ghettos, afin qu'il ne reste plus un seul Juif dans le General-Gouvernement en dehors de camps sous contrôle S S; c'était là, affirmait-il, la volonté inflexible du Reichsführer. Dans l'ensemble du G G il restait cent trente mille Juifs, principalement à Lublin, à Radom et en Galicie, Varsovie et Cracovie étant, les clandestins mis à part, entièrement judenrein. C'était encore beaucoup. Mais les problèmes seraient résolus avec détermination. J'avais songé à me rendre en Galicie pour inspecter un camp de travail, tel celui de l'infortuné Lexi; mais mon temps était compté, je devais faire des choix, et je savais qu'en dehors de différences mineures dues aux conditions locales ou aux personnalités, les problèmes seraient les mêmes. Je souhaitais maintenant me concentrer sur les camps de Haute-Silésie, la «Ruhr de l'Est»: le KL Auschwitz et ses nombreuses dépendances. De Lublin, le plus rapide était de passer par Kielce puis par la région industrielle de Kattowitz, un paysage plat, morne, semé de bosquets de pins ou de bouleaux, et défiguré par les hautes cheminées des usines et des hauts-fourneaux qui, dressées contre le ciel, vomissaient une fumée acre et sinistre. Trente kilomètres avant Auschwitz, déjà, des postes de contrôle S S vérifiaient soigneusement nos papiers. Puis on arrivait à la Vistule, large et troublée. On apercevait au loin la ligne blanche des Beskides, pâle, tremblant dans la brume d'été, moins spectaculaire que le Caucase, mais nimbée d'une beauté douce. Là aussi des cheminées fumaient, dans la plaine, au pied des montagnes: il n'y avait pas de vent et la fumée montait droit avant de ployer sous son propre poids, troublant à peine le ciel. La chaussée aboutissait à la gare et à la Haus der Waffen-SS, où nous attendaient nos quartiers. La salle d'entrée était presque vide, on me montra une chambre simple et propre; je posai mes affaires, me lavai et changeai d'uniforme, puis sortis pour me présenter à la Kommandantur. La route du camp longeait la Sola, un affluent de la Vistule; à moitié cachée par des arbres touffus, plus verte que la grande rivière où elle allait se jeter, elle coulait en méandres paisibles, au pied d'une berge abrupte et herbeuse; sur l'eau, de beaux canards à tête verte se laissaient porter par le courant, puis s'élançaient avec une tension de tout le corps, cou tendu, pattes repliées, les ailes projetant cette masse vers le haut, avant d'aller paresseusement retomber un peu plus loin, près de la rive. Un poste de contrôle barrait l'entrée de la Kasernestrasse; au-delà, derrière un mirador en bois, se dressait le long mur de béton gris du camp, coiffé de barbelés, derrière lequel se profilaient les toits rouges des baraquements. La Kommandantur occupait le premier des trois bâtiments entre la rue et le mur, une construction trapue à façade en stuc, avec un haut perron flanqué de lampes en fer forgé. Je fus tout de suite introduit auprès du Kommandant du camp, l'Obersturmbannführer Höss. Cet officier, après la guerre, a acquis une certaine notoriété, en raison du nombre colossal de gens mis à mort sous sa responsabilité et aussi des mémoires francs et lucides qu'il rédigea en prison, lors de son procès. Pourtant c'était un officier absolument typique de l'IKL, travailleur, obstiné et limité, sans fantaisie ni imagination, avec simplement, dans ses mouvements et son parler, un peu de cette saveur virile, déjà diluée par le temps, de ceux qui ont connu les bousculades des Freikorps et les charges de cavalerie. Il m'accueillit avec un salut allemand puis me serra la main; il ne souriait pas, mais ne paraissait pas mécontent de me voir. Il portait une culotte de cheval en peau, qui, sur lui, ne semblait pas une affectation d'officier: il avait une étable dans le camp et montait souvent, on le trouvait, disait-on à Oranienburg, bien plus souvent à dos de cheval que derrière son bureau. En parlant, il gardait fixés sur mon visage ses yeux étonnamment pâles et vagues, je trouvais cela déconcertant, comme s'il était en permanence sur le point de saisir quelque chose qui lui échappait tout juste. Il avait reçu du W VH A un télex me concernant: «Le camp est à votre disposition». Les camps plutôt, car Höss gérait tout un réseau de KL: le Stammlager, le camp principal derrière la Kommandantur, mais aussi Auschwitz II, un camp pour prisonniers de guerre transformé en camp de concentration, et situé à quelques kilomètres après la gare, dans la plaine, près de l'ancien village polonais de Birkenau; un grand camp de travail au-delà de la Sola et de la ville, créé pour desservir l'usine de caoutchouc synthétique d'IG Farben à Dwory; et une dizaine environ de camps auxiliaires ou Nebenlager dispersés, établis pour des projets agricoles ou pour des entreprises minières ou métallurgiques. Höss, en parlant, me montrait tout cela sur une grande carte fixée au mur de son bureau: et il traçait du doigt la zone des intérêts du camp, qui couvrait toute la région comprise entre la Vistule et la Sola, à plus d'une dizaine de kilomètres au sud, à l'exception de terrains autour de la gare des voyageurs, contrôlés par la municipalité. «Là-dessus, m'expliquait-il, on a eu un désaccord, l'année dernière. La ville voulait y bâtir un nouveau quartier, pour loger des cheminots, alors que nous souhaitions acquérir une partie de ce terrain afin d'y réaliser un village pour nos S S mariés et leurs familles. Finalement, rien n'a été fait. Mais le camp est toujours en cours d'expansion».
Höss, lorsqu'il prenait une voiture plutôt qu'un cheval, aimait conduire lui-même, et il passa me prendre, le lendemain matin, à la porte de la Haus. Piontek, voyant que je n'aurais pas besoin de lui, m'avait demandé sa journée, il souhaitait prendre le train pour aller voir sa famille à Tarnowitz; je lui donnai sa nuit aussi. Höss me proposait de commencer par Auschwitz II: un convoi RSHA arrivait de France, il voulait me montrer le processus de la sélection. Elle avait lieu sur la rampe de la gare de marchandises, à mi-chemin entre les deux camps, sous la direction d'un médecin de la garnison, le Dr. Thilo. Celui-ci, à notre arrivée, attendait à la tête du quai, avec des gardes Waffen-SS et des chiens et des équipes de détenus en rayé qui arrachaient à notre vue leurs calots de leurs crânes rasés. Il faisait encore plus beau que la veille, les montagnes, au sud, brillaient au soleil: le train, après être passé par le Protektorat et la Slovaquie, arrivait de cette direction. Tandis que nous attendions, Höss m'expliquait la procédure. Puis on amena le train et on ouvrit les portes des fourgons à marchandises. Je m'attendais à une irruption chaotique: malgré les cris et les aboiements des chiens, les choses se passèrent de manière relativement ordonnée. Les arrivants, visiblement désorientés et épuisés, surgissaient des wagons au milieu d'une abominable puanteur d'excréments; les Häftlinge du Kommando de travail, hurlant en un sabir de polonais, de yiddish et d'allemand, leur faisaient abandonner leurs bagages et s'aligner en files, les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre; et tandis que ces files avançaient en piétinant vers Thilo, et que Thilo séparait les aptes au travail des inaptes, envoyant les mères du même côté que leurs enfants vers des camions qui attendaient un peu plus loin – «Je sais qu'elles pourraient travailler, m'avait expliqué Höss, mais essayer de les séparer de leurs gamins, ce serait s'exposer à toutes sortes de désordres» -, je marchai lentement entre les rangées. La plupart des gens parlaient, à voix basse, en français, d'autres, sans doute des Juifs naturalisés ou étrangers, en diverses langues: j'écoutais les propos que je comprenais, les questions, les commentaires; ces personnes n'avaient aucune idée de l'endroit où elles se trouvaient, ni de ce qui les attendait. Les Häftlinge du Kommando, obéissant aux consignes, les rassuraient: «Ne vous inquiétez pas, vous vous retrouverez après, on vous rendra vos bagages, le thé et la soupe vous attendent après la douche». Les colonnes avançaient à petits pas. Une femme, me voyant, me demanda, en mauvais allemand, en indiquant son enfant: «Herr Offizier! Nous pourrons rester ensemble?» – «Ne vous inquiétez pas, madame, répondis-je en français d'un ton poli, vous ne serez pas séparés». Aussitôt les questions fusèrent de toutes parts: «On va travailler? Les familles pourront rester ensemble? Que ferez-vous des vieux?» Avant que je puisse répondre un sous-officier s'était rué en avant et distribuait des coups de schlague. «Ça suffit, Rottenführer!» m'écriai-je. Il prit un air penaud: «C'est qu'il ne faut pas les laisser s'exciter, Herr Sturmbannführer». Certaines personnes saignaient, des enfants pleuraient. L'odeur d'immondices qui émanait des wagons et même des vêtements des Juifs m'étouffait, je sentais remonter l'ancienne et familière nausée et respirai profondément par la bouche pour la maîtriser. Dans les wagons, des équipes de détenus jetaient à tour de bras les bagages abandonnés sur la rampe; les cadavres des gens morts en route subissaient le même sort. Quelques enfants jouaient à cache-cache: les Waffen-SS les laissaient faire, mais hurlaient s'ils s'approchaient du train, de peur qu'ils ne filent sous les wagons. Derrière Thilo et Höss, les premiers camions démarraient déjà. Je remontai vers eux et observai Thilo à l'œuvre: pour certains, un coup d'œil suffisait, pour d'autres, il posait quelques questions, traduites par un Dolmetscher, examinait les dents, tâtait les bras, faisait déboutonner les chemises. «À Birkenau, vous verrez, commenta Höss, nous n'avons que deux stations d'épouillage ridicules. Les jours chargés, cela limite considérablement la capacité de réception. Mais pour un seul convoi, ça va encore-» – «Comment faites-vous s'il y en a plusieurs?» – «Ça dépend. On peut en envoyer certains vers le centre de réception du Stammlager. Sinon, on est obligés de réduire le quota. Nous prévoyons de construire un nouveau sauna central pour remédier à ce problème. Les plans sont prêts, j'attends l'approbation de l'Amtsgruppe C pour le budget. Mais on a constamment des problèmes financiers. On veut que j'agrandisse le camp, que je reçoive plus de détenus, que j'en sélectionne plus, mais on rechigne quand il s'agit des moyens. Je suis souvent obligé d'improviser». Je fronçai les sourcils: «Qu'est-ce que vous appelez improviser?» Il me regarda de ses yeux noyés:
«Toutes sortes de choses. Je passe des accords avec des firmes que nous fournissons en travailleurs: parfois, ils me payent en nature, avec des matériaux de construction ou autre chose. J'ai même eu des camions, comme ça. Une firme m'en a envoyé pour transporter ses travailleurs, mais ne m'a jamais demandé de les rendre. Il faut savoir se débrouiller». La sélection tirait à sa fin: le tout avait duré moins d'une heure. Quand les derniers camions furent chargés, Thilo additionna rapidement les chiffres et nous les montra: sur mille arrivants, il avait gardé 369 hommes et 191 femmes. «55 %, commenta-t-il. Avec les convois de l'Ouest, on obtient de bonnes moyennes. Par contre, les convois polonais, c'est une catastrophe. Ça ne dépasse jamais les 25 %, et parfois, à part 2 ou 3 %, il n'y a vraiment rien à garder». – «À quoi attribuez-vous cela?» – «Leur état à l'arrivée est déplorable. Les Juifs du G G vivent depuis des années dans des ghettos, ils sont mal nourris, ils portent toutes sortes de maladies. Même parmi ceux qu'on sélectionne, et on essaye de faire attention, il en meurt beaucoup en quarantaine». Je me tournai vers Höss: «Vous recevez beaucoup de convois de l'Ouest?» – «De France, celui-ci était le cinquante-septième. Nous en avons eu vingt de Belgique. De Hollande, je ne me souviens plus. Mais ces derniers mois, nous avons surtout eu des convois de Grèce. Ils ne sont pas très bons. Venez, je vais vous montrer le processus de réception». Je saluai Thilo et remontai dans la voiture. Höss conduisait vite. En chemin, il continuait à m'expli-quer ses difficultés: «Depuis que le Reichsführer a décidé d'affecter Auschwitz à la destruction des Juifs, nous n'avons que des problèmes. Toute l'année dernière, nous avons été obligés de travailler avec des installations improvisées. Du vrai bâclage. J'ai seulement pu commencer à construire des installations permanentes, avec une capacité de réception adéquate, en janvier de cette année. Mais tout n'est pas encore au point. Il y a eu des délais, notamment dans le transport des matériaux de construction. Et puis, à cause de la hâte, il y a eu des défauts de fabrication: le four du crématorium III a craqué deux semaines après sa mise en service, on l'avait trop chauffé. J'ai été obligé de le fermer pour le réparer. Mais on ne peut pas s'énerver, il faut rester patient. Nous avons été tellement débordés que nous avons été obligés de détourner un grand nombre de convois vers les camps du Gruppenführer Globocnik, où bien entendu aucune sélection n'est effectuée. Maintenant, c'est plus calme, mais ça va reprendre dans dix jours: le G G veut vider ses derniers ghettos.» Devant nous, au bas de la route, s'étendait un long bâtiment en brique rouge, percé à une extrémité par une arche, et coiffé d'une tour de garde pointue; de ses flancs partaient les poteaux en béton des barbelés et une série de miradors, régulièrement espacés; et derrière, à perte de vue, s'échelonnaient des rangées de baraques en bois, identiques. Le camp était immense. Des groupes de détenus en rayé circulaient dans les allées, minuscules, des insectes dans une colonie. Sous la tour, devant la grille de l'arche, Höss vira à droite. «Les camions continuent tout droit. Les Kremas et les stations d'épouillage sont au fond. Mais nous allons d'abord passer à la Kommandantur». La voiture longeait les poteaux passés à la chaux et les miradors; les baraques défilaient et leur alignement parfait déployait de longues perspectives brunes, des diagonales fuyantes qui s'ouvraient puis se confondaient avec la suivante. «Les fils sont électrifiés?» -»Depuis peu. C'était encore un problème, mais on l'a résolu». Au fond, Höss préparait un nouveau secteur. «Ce sera le Häftlingskrankenbau, un énorme hôpital qui desservira tous les camps de la région». Il venait de s'arrêter devant la Kommandantur et désignait de la main un vaste champ vide, entouré de barbelés. «Ça vous dérange de m'attendre cinq minutes? Je dois dire deux mots au Lagerführer». Je sortis de la voiture et fumai une cigarette. Le bâtiment dans lequel Höss venait d'entrer était, lui aussi, construit de briques rouges, avec un toit pentu et une tour de trois étages au centre; de là, une longue route passait devant le nouveau secteur et disparaissait en direction d'un bois de bouleaux visible derrière les baraquements. Il y avait très peu de bruit, seulement, de temps à autre, un ordre bref ou un cri rauque. Un Waffen-SS à vélo sortit d'une des sections du secteur central et se dirigea vers moi; arrivé à ma hauteur, il me salua sans s'arrêter et tourna vers l'entrée du camp, pédalant posément, sans se presser, le long des barbelés. Les miradors étaient vides: les gardes, le jour, prenaient position sur une
«grande chaîne» autour des deux camps. Je regardai distraitement la voiture poussiéreuse de Höss: n'avait-il donc rien de mieux à faire que de promener un visiteur? Un subalterne, comme au KL Lublin, aurait aussi bien pu faire l'affaire. Mais Höss savait que mon rapport irait au Reichsführer, peut-être tenait-il à bien me faire comprendre l'étendue de ses réalisations. Lorsqu'il réapparut, je jetai mon mégot et montai à côté de lui; il prit la route vers les bouleaux, me désignant au fur et à mesure les «champs», ou sous-camps, du secteur central: «Nous sommes en train de tout réorganiser en vue d'un déploiement maximum pour le travail. Quand ça sera fini, tout ce camp ne servira qu'à alimenter en ouvriers les industries de la région et même de l'Altreich. Les seuls détenus permanents seront ceux qui pourvoiront à l'entretien et à la gestion du camp. Tous les détenus politiques, notamment les Polonais, resteront au Stammlager. Depuis février, j'ai aussi un camp familial pour les Tsiganes». – «Un camp familial?» -
«Oui. C'est un ordre du Reichsführer. Lorsqu'il a décidé la déportation des Tsiganes du Reich, il a voulu qu'ils ne soient pas sélectionnés, qu'ils puissent rester ensemble, en famille, et qu'ils ne travaillent pas. Mais beaucoup meurent de maladie. Ils ne résistent pas». Nous étions parvenus à une barrière. Derrière, une longue haie d'arbres et de buissons cachait une clôture barbelée, isolant deux longs bâtiments en dur, identiques, chacun pourvu de deux hautes cheminées. Höss se gara près du bâtiment de droite, au milieu d'une pinède clairsemée. Devant, sur une pelouse bien entretenue, des femmes et des enfants juifs achevaient de se déshabiller, surveillés par des gardes et des détenus en rayé. Les vêtements s'entassaient un peu partout, proprement séparés, avec sur chaque tas une pièce en bois frappée d'un numéro. Un des détenus criait: «Allez, vite, vite, à la douche!» Les derniers Juifs entraient dans le bâtiment; deux gamins, espiègles, s'amusaient à échanger les numéros des tas; ils filèrent lorsqu'un Waffen-SS leva sa trique. «C'est comme à Treblinka ou à Sobibor, commenta Höss. Jusqu'à la dernière minute, on leur fait croire qu'ils vont à l'épouillage. La plupart du temps, ça se passe très calmement» Il se mit à m'expliquer les arrangements: «Là-bas, nous avons deux autres crématoriums, mais beaucoup plus grands: les chambres à gaz sont souterraines et reçoivent jusqu'à deux mille personnes. Ici les chambres sont plus petites et il y en a deux par Krema: c'est beaucoup plus pratique pour les petits convois». – «Quelle est la capacité maximum?» – «En termes de gazage, pratiquement illimitée; la contrainte majeure est la capacité des fours. Ils ont été conçus spécialement pour nous par la firme Topf. Ceux-ci ont officiellement une capacité de 768 corps par installation par période de vingt-quatre heures. Mais on peut pousser jusqu'à mille ou même mille cinq cents s'il le faut» Une ambulance frappée d'une croix rouge arrivait et se garait auprès de la voiture de Höss; un médecin SS, une blouse blanche passée par-dessus son uniforme, vint nous saluer. «Je vous présente le Hauptsturmführer Dr. Mengele, dit Höss. Il nous a rejoints il y a deux mois. C'est le médecin-chef du camp tsigane». Je lui serrai la main. «C'est vous qui supervisez, aujourd'hui?» lui demanda Höss. Mengele hocha la tête. Höss se tourna vers moi: «Vous voulez observer?» – «Ça n'est pas la peine, fis-je. Je connais». – «Pourtant, c'est beaucoup plus efficace que la méthode de Wirth». – «Oui, je sais. On m'a expliqué ça au KL Lublin. Ils ont adopté votre méthode». Comme Höss semblait se renfrogner, je demandai, pour être poli: «Ça prend combien de temps, en tout?» Mengele répondit de sa voix mélodieuse et suave: «Le Sonderkommando ouvre les portes au bout d'une demi-heure. Mais on laisse passer du temps pour que le gaz se disperse. En principe, la mort intervient en moins de dix minutes. Quinze s'il fait humide». Nous étions déjà passés au «Canada», où les biens confisqués étaient triés et entreposés avant d'être distribués, lorsque les cheminées du crématorium que nous avions quitté se mirent à fumer, répandant cette même odeur douceâtre, hideuse, que j'avais connue à Belzec. Höss, remarquant mon désagrément, commenta: «Moi, j'ai l'habitude de cette odeur depuis que je suis tout petit. C'est l'odeur des mauvaises bougies d'église. Mon père était très croyant et m'amenait souvent à l'église. Il voulait que je sois prêtre. Comme l'argent manquait pour la cire, on faisait les bougies avec de la graisse animale, et elles dégageaient la même odeur. C'est à cause d'une composante chimique, mais j'ai oublié le nom; c'est Wirths, notre médecin-chef, qui m'a expliqué ça». Il insista encore pour me faire voir les deux autres crématoriums, des structures colossales, inactives à ce moment-là; le Frauenlager, ou camp des femmes; et la station de traitement des eaux usées, construite à la suite de plaintes répétées du district, qui alléguait que le camp contaminait la Vistule et la nappe aquifère environnante. Puis il me ramena au Stammlager qu'il me fit aussi visiter de fond en comble; enfin, il me conduisit de l'autre côté de la ville pour me montrer rapidement le camp d'Auschwitz III, où vivaient les détenus travaillant pour IG Farben: il me présenta à Max Faust, un des ingénieurs de l'usine, avec qui je convins de revenir un autre jour. Je ne décrirai pas toutes ces installations: elles sont archiconnues et détaillées dans de nombreux livres, je n'ai rien à ajouter. De retour au camp, Höss voulut m'inviter à faire un peu d'équitation; mais je tenais à peine debout et rêvais surtout d'un bain, et je parvins à le convaincre de me laisser à mes quartiers. Höss m'avait attribué un bureau vide dans la Kommandantur du Stammlager. J'avais vue sur la Sola et sur une coquette maison carrée entouré d'arbres, de l'autre côté de la Kasernestrasse, qui n'était autre que la demeure du Kommandant et de sa famille. La Haus où je logeais se révéla bien plus tranquille que celle de Lublin: les hommes qui y dormaient étaient des professionnels sobres, de passage pour diverses raisons; le soir, des officiers du camp venaient boire et jouer au billard, mais se tenaient toujours correctement. On y mangeait très bien, des portions copieuses arrosées de vin bulgare, avec de la schlivovitz croate comme digestif, et parfois même de la glace à la vanille. Mon interlocuteur principal, en dehors de Höss, était le médecin-chef de la garnison, le Sturmbannführer Dr. Eduard Wirths. Il avait ses bureaux dans l'hôpital S S du Stammlager, au bout de la Kasernestrasse, en face des locaux de la Politische Abteilung et d'un crématorium qui devait être mis hors service d'un jour à l'autre. Alerte, intelligent, les traits fins, des yeux pâles et les cheveux clairsemés, Wirths semblait épuisé par ses tâches, mais motivé pour surmonter toutes les difficultés. Son obsession était la lutte contre le typhus: le camp vivait déjà sa seconde épidémie de l'année, qui avait décimé le camp tsigane et aussi frappé, parfois mortellement, des gardes S S ou leurs familles. Je passai avec lui de longues heures en discussion. Il dépendait, à Oranienburg, du Dr. Lolling, et se plaignait du manque de soutien; lorsque je lui laissai entendre que je partageais son opinion, il s'ouvrit à moi et me fit part de son incapacité à travailler de manière constructive avec cet homme incompétent et abruti par les stupéfiants. Lui-même n'était pas un professionnel de l'IKL. Il servait au front depuis 1939, à la Waffen-SS, et avait gagné la Croix de Fer, seconde classe; mais on l'avait réformé à cause d'une sérieuse maladie et affecté au service des camps. Il avait trouvé Auschwitz dans un état catastrophique: depuis presque un an, le désir d'améliorer les choses le travaillait. Wirths me montra les rapports qu'il adressait mensuellement à Lolling: la situation des différentes parties du camp, l'incompétence de certains médecins et officiers, la brutalité des subalternes et des kapos, les entraves quotidiennes opposées à son travail, tout y était décrit dans un langage cru et sans fard. Il promit de me faire taper des doubles des six derniers rapports. Il était particulièrement remonté contre l'emploi de criminels aux postes à responsabilité du camp: «J'en ai discuté des dizaines de fois avec l'Obersturmbannführer Höss. Ces "verts" sont des brutes, parfois des psychopathes, ils sont corrompus, ils régnent par la terreur sur les autres détenus, tout ça avec l'accord de la SS. C'est inadmissible, sans même parler du fait que les résultats sont lamentables». – «Que préféreriez-vous? Des détenus politiques, des communistes?» – «Bien entendu!» Il se mit à énumérer sur ses doigts: «Un: ce sont par définition des hommes qui ont une conscience sociale. Même s'ils se laissent corrompre, ils ne commettront jamais les atrocités des droits communs. Rendez-vous compte qu'au camp des femmes les Blockältesten sont des prostituées, des dégénérées! Et les chefs de bloc mâles gardent pour la plupart ce qu'on appelle ici un Pipel, un jeune garçon qui leur sert d'esclave sexuel Voilà sur quoi on s'appuie! Alors que les "rouges", tous, refusent de fréquenter le bordel pour détenus fonctionnaires. Et pourtant certains sont en camp depuis dix ans. Ils gardent une discipline impressionnante. Deux: la priorité maintenant est à l'organisation du travail. Or, quel meilleur organisateur qu'un communiste ou un militant SD? Les "verts" ne savent que taper et encore taper. Trois: on m'objecte que les "rouges" saboteront délibérément la production. Ce à quoi je réponds que d'abord elle ne pourrait pas être pire que la production actuelle, et qu'ensuite il y a des moyens de contrôle: les politiques ne sont pas idiots, ils comprendront très bien qu'au moindre problème ils seront cassés et que les droits communs reviendront. Il sera donc tout à fait dans leur intérêt, pour eux-mêmes et pour l'ensemble des Häftlinge, qu'ils garantissent une bonne production. Je peux même avancer un exemple, celui de Dachau où j'ai brièvement travaillé: là, les "rouges" contrôlent tout et je peux vous assurer que les conditions sont incomparablement meilleures qu'à Auschwitz. Ici même, dans mon propre service, je n'emploie que des politiques. Je n'ai pas à m'en plaindre. Mon secrétaire particulier est un communiste autrichien, un jeune homme sérieux, posé, efficace. Nous avons parfois des conversations très franches, et c'est très utile pour moi, car par les autres détenus il sait des choses qu'on me cache, et il me les rapporte. Je lui fais bien plus confiance qu'à certains de mes collègues S S». Notre discussion porta aussi sur la sélection.
«Je juge le principe odieux, m'avoua-t-il franchement. Mais s'il faut que ce soit fait, alors autant que ce soit par des médecins. Avant, c'était le Lagerführer et ses hommes qui s'en chargeaient. Ils faisaient ça n'importe comment, et avec une brutalité inimaginable. Au moins maintenant, ça se passe dans l'ordre, et selon des critères raisonnables». Wirths avait ordonné que tous les médecins du camp prennent leur tour à la rampe. «Moi-même, j'y vais aussi, même si je trouve cela horrifiant. Je dois donner l'exemple». Il avait un air perdu en disant cela. Ce n'était pas la première fois qu'on s'ouvrait ainsi à moi: depuis le début de ma mission, certains individus, soit parce qu'ils comprenaient instinctivement que je m'intéressais à leurs problèmes, soit parce qu'ils espéraient trouver en moi un canal pour faire remonter leurs doléances, se confiaient bien au-delà des exigences du service. Il est vrai que Wirths, ici, ne devait pas souvent trouver une oreille amie: Höss était un bon professionnel, mais dénué de toute sensibilité, et il devait en être de même pour la plupart de ses subordonnés.
J'inspectai en détail les différentes parties du camp. Je retournai à plusieurs reprises à Birkenau, et me fis montrer les systèmes d'inventaire des biens confisqués au «Canada». C'était un désordre invraisemblable: on pouvait y voir des caisses de devises non comptées, et l'on foulait du pied des billets de banque, déchirés et mêlés à la gadoue des allées. En principe, on fouillait les détenus à la sortie de la zone; mais j'imaginais qu'avec une montre ou quelques reichsmarks, il ne devait pas être difficile de soudoyer un garde. Le kapo «vert» qui tenait les écritures me le confirma d'ailleurs indirectement: après m'avoir fait visiter son capharnatim – les montagnes mouvantes de vêtements usagés, dont des équipes décousaient les étoiles jaunes avant de les réparer, les trier, puis les réentasser; les caisses de lunettes, de montres, de stylos en vrac; les rangées bien ordonnées de poussettes et de landaus; les bottes de cheveux de femmes, consignées par ballots entiers à des firmes allemandes qui les transformaient en chaussettes pour nos sous-mariniers, en rembourrage pour des matelas, et en matériaux isolants; et les tas hétéroclites d'objets de culte, dont personne ne savait trop quoi faire – ce fonctionnaire détenu, sur le point de me laisser, me lança négligemment, dans son argot gouailleur de Hambourg: «Si v'z'avez besoin de quelque chose, faites savoir, je m'en occupe». – «Que voulez-vous dire?» – «Oh, c'est pas compliqué des fois. Pour rendre service, vous savez, nous autres on aime ça». C'était là ce dont parlait Morgen: les S S du camp, avec la complicité des détenus, en venaient à considérer ce «Canada» comme leur réserve privée. Morgen m'avait conseillé d'aller visiter les chambrées des gardes: j'y trouvai les S S vautrés sur des canapés en tissu de choix, à moitié ivres, les yeux dans le vide; quelques détenues juives, vêtues non pas du rayé réglementaire mais en robes légères, faisaient cuire des saucisses et des galettes de pommes de terre sur un grand poêle en fonte; c'étaient toutes de vraies beautés, et elles avaient conservé leurs cheveux; et lorsqu'elles servaient les gardes, leur apportant à manger ou leur versant de l'alcool contenu dans des carafons en cristal, elles s'adressaient à eux familièrement, les tutoyaient, les appelaient par des diminutifs. Pas un des gardes ne s'était levé pour me saluer. Je lançai un regard interloqué vers le Spiess qui m'accompagnait dans mes déplacements; il haussa les épaules: «Ils sont fatigués, Herr Sturmbannführer. Ils ont eu une dure journée, vous savez. Deux transports déjà». J'aurais voulu faire ouvrir leurs casiers, mais ma position ne m'y autorisait pas: je ne doutais pas que j'y aurais trouvé toutes sortes de valeurs et de devises. Cette corruption généralisée, d'ailleurs, me paraissait monter jusqu'au plus haut niveau, comme le suggéraient des remarques entendues au hasard. Au bar de la Haus der Waffen-SS, j'avais surpris une conversation entre un Oberscharführer du camp et un civil; le sous-officier, en ricanant, expliquait qu'il avait fait livrer à Frau Höss «un panier plein de petites culottes, et de la meilleure qualité, en soie et en dentelle. Elle voulait remplacer ses culottes usées, vous voyez». Il ne précisa pas la provenance, mais je le devinai assez aisément. Moi-même je recevais des propositions, on tentait de m'offrir des bouteilles de cognac ou des victuailles, pour améliorer mon ordinaire. Je refusais, mais poliment: je ne voulais pas que ces officiers se méfient de moi, cela aurait nui à mon travail.
Comme convenu, j'allai visiter la grande usine d'IG Farben, appelée Buna, du nom du caoutchouc synthétique qu'elle était censée produire un jour. La construction, apparemment, avançait péniblement. Faust étant occupé, il me délégua pour la visite un de ses assistants, l'ingénieur Schenke, un homme d'une trentaine d'années, en costume gris, avec l'insigne du Parti. Ce Schenke semblait fasciné par ma Croix de Fer; ses yeux, tandis qu'il me parlait, ne cessaient de glisser vers elle; enfin il me demanda, timidement, dans quelles circonstances je l'avais eue. «J'étais à Stalingrad». – «Ah! Vous en avez eu, de la chance». – «D'en être sorti? demandai-je en riant Oui, je le pense aussi». Schenke prit un air confus: «Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. D'avoir été là-bas, d'avoir pu vous battre ainsi, pour la Heimat, contre les bolcheviques». Je le regardai curieusement et il rougit. «J'ai une difformité d'enfance, à la jambe. Un os cassé et mal ressoudé. Cela m'a interdit d'aller au front. Mais j'aurais voulu moi aussi servir le Reich». – «Vous le servez ici», fis-je remarquer. – «Bien sûr. Mais ça n'est pas pareil. Tous mes amis d'enfance sont au front. On se sent… exclu.» Schenke en effet boitait, mais ça ne l'empêchait pas de gambader d'un pas nerveux et rapide, à tel point que je devais me hâter pour le suivre. En marchant, il m'expliquait l'histoire de l'usine: la direction du Reich avait insisté pour que Farben construise une usine de buna – un produit vital pour l'armement – à l'Est, à cause des bombardements qui ravageaient déjà la Ruhr. Le site avait été choisi par un des directeurs de l'IG, le Dr. Ambros, en raison d'un grand nombre de critères favorables: la confluence de trois rivières fournissant les quantités d'eau considérables requises par la production du buna; l'existence d'un grand plateau, quasiment vide (à l'exception d'un village polonais qui avait été rasé), et géologiquement idéal car situé en hauteur; l'intersection de plusieurs réseaux ferroviaires; et la proximité de nombreuses mines de charbon. La présence du camp avait aussi été un facteur positif: la S S s'était déclarée ravie de soutenir le projet et avait promis de fournir des détenus. Mais la construction de l'usine traînait, en partie à cause des difficultés d'approvisionnement, en partie parce que le rendement des Häftlinge s'était révélé mauvais, et la direction était furieuse. L'usine avait beau régulièrement renvoyer au camp les détenus devenus incapables de travailler et exiger, comme le permettait le contrat, leur remplacement, les nouveaux arrivaient dans un état à peine meilleur. «Ceux que vous renvoyez, qu'est-ce qui leur arrive?» demandai-je d'un ton neutre. Schenke me regarda avec surprise: «Je n'en ai aucune idée. Ça n'est pas mon affaire. J'imagine qu'ils les retapent à l'hôpital. Vous ne le savez pas, vous?» Je contemplai pensivement ce jeune ingénieur si motivé: se pouvait-il vraiment qu'il ne le sache pas? Les cheminées de Birkenau fumaient, quotidiennement, à huit kilomètres de là, et je savais aussi bien que quiconque comment couraient les ragots. Mais après tout, s'il ne voulait pas savoir, il lui était possible de ne pas savoir. Les règles du secret et du camouflage servaient à cela, aussi. Pourtant, à voir le traitement des détenus employés, il ne semblait pas que leur sort ultime fût une préoccupation majeure pour Schenke et ses collègues. Au milieu de l'immense chantier boueux qu'était l'usine, des colonnes de Häftlinge rachitiques, en haillons, portaient au pas de course, sous les cris et les coups de schlague des kapos, des poutres ou des sacs de ciment bien trop lourds pour eux. Si un travailleur, dans ses gros sabots en bois, trébuchait et laissait tomber sa charge ou s'effondrait lui-même, on redoublait les coups, et du sang frais, rouge, giclait sur la boue huileuse. Certains ne se relevaient plus. Le vacarme était infernal, tout le monde hurlait, les sous-officiers S S, les kapos; les détenus battus criaient piteusement. Schenke me guidait à travers cette géhenne sans y prêter la moindre attention. Çà et là, il s'arrêtait et discutait avec d'autres ingénieurs en costume bien repassé, munis de règles jaunes pliantes et de petits carnets en similicuir où ils notaient des chiffres; on commentait le progrès de la construction d'un mur, puis l'un d'eux murmurait quelques mots à un Rottenführer, qui se mettait à brailler et à frapper vicieusement le kapo à coups de botte ou de crosse; le kapo, à son tour, plongeait dans la masse des détenus, distribuant des coups féroces à toute volée, en beuglant; et les Häftlinge alors tentaient un sursaut d'activité, qui retombait de lui-même, car ils tenaient à peine debout. Ce système me paraissait hautement inefficace, et j'en fis la remarque à Schenke; il haussa les épaules et regarda autour de lui comme s'il voyait cette scène pour la première fois: «De toute façon ils ne comprennent que les coups. Qu'est-ce que vous voulez faire d'autre avec une main-d'œuvre pareille?» Je contemplai de nouveau les Haftlinge sous-alimentés, leurs hardes souillées par la boue, la graisse noire, la dysenterie. Un «rouge» polonais s'arrêta un instant devant moi et je vis une tache brune apparaître sur le fond de son pantalon et à l'arrière de sa jambe; puis il reprit sa course frénétique avant qu'un kapo ne puisse s'approcher. Le désignant de la main, je dis à Schenke: «Vous ne pensez pas qu'il serait important de mieux surveiller leur hygiène? Je ne parle pas seulement de l'odeur, mais c'est dangereux, c'est comme ça que les épidémies se déclarent». Schenke répondit d'un air un peu hautain: «Tout cela, c'est la responsabilité de la SS. Nous, nous payons le camp pour avoir des détenus en état de travailler. Mais c'est au camp de les laver, de les nourrir et de les soigner. C'est compris dans le forfait». Un autre ingénieur, un Souabe épais et suant dans son veston croisé, partit d'un gros éclat de rire: «De toute façon, les Juifs, c'est comme la venaison, c'est meilleur quand c'est un peu faisandé». Schenke eut un sourire pincé; je rétorquai sèchement: «Vos travailleurs ne sont pas tous juifs». – «Oh! Les autres ne valent guère mieux». Schenke commençait à se sentir agacé: «Sturmbannführer, si vous jugez la condition des Häftlinge insatisfaisante, vous devriez vous plaindre au camp, pas à nous. Le camp est responsable de leur entretien, je vous l'ai dit. Tout cela est précisé dans notre contrat». – «Je le comprends bien, croyez-le». Schenke avait raison; même les coups étaient administrés par les gardes S S et leurs kapos. «Il me semble pourtant qu'on pourrait obtenir de meilleurs rendements en les traitant un peu mieux. Vous ne pensez pas?» Schenke haussa les épaules: «Dans l'idéal, peut-être. Et nous nous plaignons souvent au camp de l'état des travailleurs. Mais nous avons d'autres priorités que de chipoter constamment». Derrière lui, assommé par un coup de bâton, un détenu agonisait; sa tête ensanglantée s'enfonçait dans la boue épaisse; seul le tremblement mécanique de ses jambes montrait qu'il était encore en vie. Schenke, en repartant, l'enjamba sans le regarder. Il pensait encore à mes paroles avec énervement: «On ne peut pas avoir une attitude sentimentale, Sturmbannführer. Nous sommes en guerre. La production compte avant tout». – «Je ne dis pas le contraire. Mon objectif est justement de suggérer des moyens d'augmenter la production. Cela devrait vous concerner. Après tout, cela fait quoi? deux ans que vous construisez, et vous n'avez toujours pas produit un kilo de buna». – «Oui. Mais je vous ferai remarquer que l'usine de méthanol fonctionne depuis un mois».
Malgré sa repartie, ma dernière remarque avait dû fâcher Schenke; pour le reste de la visite, il s'en tint à des commentaires secs et brefs. Je me fis montrer le KL rattaché à l'usine, un rectangle entouré de barbelés, planté au sud du complexe dans des champs en friche, sur l'emplacement du village rasé. J'y jugeai les conditions de vie déplorables; le Lagerführer semblait trouver cela normal. «De toute façon, ceux que l'I G nous refuse, on les rend à Birkenau qui nous en envoie des frais». En rentrant au Stammlager, je remarquai, sur un mur de la ville, cette inscription surprenante: KATYN = AUSCHWITZ. Depuis mars, en effet, la presse de Goebbels ne cessait de ressasser la découverte en Biélorussie de cadavres polonais, des milliers d'officiers assassinés par les bolcheviques après 1939. Mais qui donc, ici, avait pu écrire cela? Il n'y avait plus de Polonais à Auschwitz, et plus un Juif depuis longtemps. La ville elle-même me parut grise, morne, cossue, comme toutes les vieilles villes allemandes de l'Est, avec sa place du marché carrée, son église dominicaine aux toits pentus, et, juste à l'entrée, dominant le pont sur la Sola, l'ancien château du duc de la région. Durant plusieurs années, le Reichsführer avait favorisé des plans pour agrandir la ville et en faire une communauté modèle de l'Est allemand; depuis, avec l'intensification de la guerre, ces projets ambitieux avaient été mis de côté, et cela restait une bourgade triste et plate, presque oubliée entre le camp et l'usine, un appendice superflu.
La vie du camp, elle, se révélait riche de phénomènes singuliers. Piontek m'avait déposé devant la Kommandantur et reculait pour garer l'Opel; j'allais monter quand mon attention fut attirée par du bruit dans le jardin de la maison des Hôss. J'allumai une cigarette et m'approchai discrètement: par la grille, je vis des enfants qui jouaient aux Häftlinge. Le plus grand, qui me tournait le dos, portait un brassard marqué KAPO et criait d'une voix stridente des commandements standardisés: «Achtung/Mützen… auf! Mützen…, ab! Zu! fünf!» Les quatre autres, trois fillettes, dont une toute petite, et un garçon, se tenaient en rang face à moi et s'efforçaient maladroitement d'obéir; chacun, cousu sur la poitrine, portait un triangle d'une couleur différente: vert, rouge, noir, violet. La voix de Hôss retentit derrière moi: «Bonjour, Sturmbannführer! Que regardez-vous?» Je me retournai: Hôss avançait vers moi, la main tendue; près de la barrière, une ordonnance tenait la longe de son cheval. Je le saluai, lui serrai la main, et sans un mot lui indiquai le jardin. Hôss rougit brutalement, passa la grille et se précipita vers les enfants. Sans rien dire, sans les gifler, il leur arracha les triangles et le brassard et les envoya à la maison. Puis il revint vers moi, encore rouge, les morceaux de tissu à la main. Il me regarda, regarda les insignes, me regarda de nouveau, puis, toujours muet, passa à côté de moi et entra dans la Kommandantur, jetant les insignes dans une corbeille métallique placée près de la porte. Je ramassai ma cigarette, que j'avais jetée pour le saluer et qui fumait encore. Un détenu jardinier, en rayé propre et repassé, râteau à la main, sortit à côté de moi en ôtant son calot et alla chercher la corbeille pour la vider dans le panier qu'il portait; puis il retourna dans le jardin.
Le jour, je me sentais frais, dispos; à la Haus je mangeais bien, et le soir je pensais avec plaisir à mon lit, aux draps propres; mais la nuit, depuis mon arrivée, les rêves venaient en rafales, parfois brefs et secs et vite oubliés, d'autres fois comme un long ver se déroulant dans ma tête. Une séquence en particulier se répétait et s'amplifiait de nuit en nuit, un rêve obscur et difficile à décrire, sans aucun sens narratif, mais qui se déployait selon une logique spatiale. Dans ce rêve je parcourais, mais comme en l'air, à différentes hauteurs, et plutôt comme un pur regard ou même une caméra que comme un être vivant, une cité immense, sans fin visible, d'une topographie monotone et répétitive, divisée en secteurs géométriques, et animée d'une circulation intense. Des milliers d'êtres allaient et venaient, entraient et sortaient de bâtiments identiques, remontaient de longues allées rectilignes, descendaient sous terre par des bouches de métro pour ressortir à un autre endroit, incessamment et sans but apparent. Si je, ou plutôt ce regard que j'étais devenu, descendais dans les allées pour les détailler de près, je constatais que ces hommes et ces femmes ne se distinguaient les uns des autres par aucun trait particulier, tous avaient la peau blanche, les cheveux clairs, les yeux bleus, pâles, perdus, les yeux de Höss, les yeux de mon ancienne ordonnance Hanika, aussi, au moment de sa mort à Kharkov, des yeux couleur de ciel. Des rails sillonnaient la ville, des petits trains s'avançaient et marquaient des arrêts réguliers pour vomir un flot de passagers aussitôt remplacés, aussi loin que portait la vue. Au cours des nuits suivantes, je pénétrai dans quelques-uns des immeubles: des files de gens s'acheminaient entre de longues tables communes et des latrines, mangeant et déféquant en rang d'oignon; sur des lits superposés, d'autres forniquaient, puis des enfants naissaient, jouaient entre les châlits, et, lorsqu'ils étaient devenus assez grands, sortaient prendre leur place dans les flots humains de cette ville du bonheur parfait. Petit à petit, à force de le contempler depuis différents points de vue, une tendance se dégageait de ce grouillement en apparence arbitraire: imperceptiblement, un certain nombre de gens finissaient toujours du même côté, et entraient enfin dans des bâtisses sans fenêtres où ils se couchaient pour mourir sans un mot. Des spécialistes venaient et prenaient d'eux ce qui pouvait encore contribuer à nourrir l'économie de la ville; ensuite, leurs corps étaient brûlés dans des fours qui servaient simultanément à chauffer de l'eau distribuée à travers les secteurs par des canalisations; les os étaient pilés; la fumée, issue des cheminées, rejoignait, tels des affluents, la fumée des cheminées voisines pour former une longue rivière tranquille et solennelle. Et lorsque le point de vue du rêve reprenait de l'altitude, je pouvais distinguer un équilibre à tout cela: la quantité de naissances, dans les dortoirs, égalait le nombre de décès, et la société s'autoreproduisait en un équilibre parfait, toujours en mouvement, ne produisant aucun excédent et ne souffrant aucune diminution. Au réveil, il me semblait évident que ces rêves sereins, dépourvus de toute angoisse, figuraient le camp, mais alors un camp parfait, ayant atteint un point de stase impossible, sans violence, autorégulé, fonctionnant parfaitement et aussi parfaitement inutile puisque, malgré tout ce mouvement, ne produisant rien. Mais à y réfléchir plus avant, comme je tentais de le faire en buvant mon ersatz dans la salle de la Haus der Waffen-SS, n'était-ce pas une représentation de la vie sociale dans son ensemble? Débarrassée de ses oripeaux et de sa vaine agitation, la vie humaine se réduisait à guère plus que cela; une fois que l'on s'était reproduit, on avait atteint la finalité de l'espèce; et quant à sa propre finalité, ce n'était qu'un leurre, une stimulation pour s'encourager à se lever le matin; mais si l'on examinait la chose objectivement, comme je pensais pouvoir le faire, l'inutilité de tous ces efforts était patente, tout comme l'était la reproduction elle-même, puisqu'elle ne servait qu'à produire de nouvelles inutilités. Et ainsi je venais à penser: le camp lui-même, avec toute la rigidité de son organisation, sa violence absurde, sa hiérarchie méticuleuse, ne serait-il qu'une métaphore, une reductio ad absurdum de la vie de tous les jours? Mais je n'étais pas venu à Auschwitz pour philosopher. J'inspectai des Nebenlager: la station agricole expérimentale de Rajsko, si chère au Reichsführer, où le Dr. Caesar m'expliqua comment l'on tentait toujours de résoudre le problème de la culture à grande échelle de la plante koksagyz, découverte, vous vous en souvenez, près de Maïkop, et productrice de caoutchouc; et encore la fabrique de ciment de Golleschau, l'aciérie de Eintrachthütte, les mines de Jawizowitz et de Neu-Dachs. Mis à part Rajsko, un cas un peu particulier, les conditions dans ces endroits apparaissaient si possible pis qu'à Buna: l'absence de toute mesure de sécurité entraînait des accidents innombrables, le manque d'hygiène assaillait en permanence les sens, la violence des kapos et des contremaîtres civils se déchaînait au moindre prétexte, sauvage et meurtrière. Je descendis au fond des puits des mines par des ascenseurs en cage grillagée brinquebalants; à chaque niveau, les perspectives des galeries, faiblement illuminées par des lampes jaunâtres, trouaient l'obscurité; le détenu qui descendait ici devait perdre tout espoir de jamais revoir la lumière du jour. Au fond, l'eau ruisselait des parois, des bruits métalliques et des cris résonnaient à travers les galeries basses et puantes. Des demi-fûts à pétrole avec une planche posée en travers servaient de latrines: certains Häftlinge étaient si faibles qu'ils tombaient dedans. D'autres, squelettiques, les jambes gonflées par les œdèmes, s'échinaient à pousser des wagonnets surchargés sur des rails mal ajustés, ou à creuser la paroi avec des pioches ou des marteaux-piqueurs qu'ils pouvaient à peine tenir. À la sortie, des files de travailleurs épuisés, soutenant des camarades à moitié évanouis et portant leurs morts sur des brancards improvisés, attendaient de remonter à la surface pour être renvoyés à Birkenau: eux, au moins, reverraient le ciel, fût-ce pour quelques heures. D'apprendre que presque partout les travaux progressaient moins vite que les prévisions des ingénieurs ne me surprenait pas: d'habitude, on blâmait la mauvaise qualité de la marchandise fournie par le camp. Un jeune ingénieur de la Hermann-Göring Werke avait bien tenté, m'affirma-t-il d'un air résigné, d'obtenir une ration supplémentaire pour les détenus de Jawizowitz; mais la direction avait refusé le surcoût. Quant à frapper moins, même cet homme aux idées progressistes reconnaissait tristement que c'était difficile: si on frappait, les détenus avançaient lentement, mais si on ne frappait pas, ils n'avançaient plus du tout.
Avec le Dr. Wirths j'eus une discussion intéressante au sujet, justement, de cette question de la violence physique, car elle évoquait pour moi des problèmes déjà rencontrés aux Einsatzgruppen. Wirths était d'accord avec moi pour dire que même les hommes qui, au début, frappaient uniquement par obligation, finissaient par y prendre goût. «Loin de corriger des criminels endurcis, affirmait-il avec passion, nous les confirmons dans leur perversité en leur donnant tous les droits sur les autres prisonniers. Et nous en créons même de nouveaux parmi nos SS. Ces camps, avec les méthodes actuelles, sont une pépinière de maladies mentales et de déviations sadiques; après la guerre, quand ces hommes rejoindront la vie civile, nous nous retrouverons avec un problème considérable sur les bras». Je lui expliquai que, d'après ce que l'on disait, la décision de transférer l'extermination vers des camps venait en partie des problèmes psychologiques qu'elle suscitait au sein des troupes affectées aux exécutions de masse. «Certes, répondit Wirths, mais on n'a fait que déplacer le problème, notamment en mêlant les fonctions d'extermination aux fonctions correctionnelles et économiques des camps ordinaires. La mentalité engendrée par l'extermination déborde et affecte tout le reste. Ici même, dans mes Reviere, j'ai découvert que des médecins assassinaient des patients, allant au-delà des instructions. J'ai eu beaucoup de mal à mettre fin à ces pratiques
Quant aux dérives sadiques, elles sont très fréquentes, surtout chez les gardes, et souvent liées à des troubles sexuels». – «Vous avez des exemples concrets?» – «C'est rare qu'ils viennent me consulter. Mais cela arrive. Il y a un mois, j'ai vu un garde qui est ici depuis un an. Un homme de Breslau, trente-sept ans, marié, trois enfants. Il m'a avoué qu'il battait des détenus jusqu'à ce qu'il éjacule, sans même se toucher. Il n'avait plus aucun rapport sexuel normal; quand il recevait une permission, il ne rentrait pas chez lui, tellement il avait honte. Mais avant de venir à Auschwitz, m'a-t-il affirmé, il était parfaitement normal». – «Et qu'avez-vous fait pour lui?» – «Dans ces conditions-ci, je ne peux pas grand-chose. Il lui faudrait un traitement psychiatrique soutenu. J'essaye de le faire muter, hors du système des camps, mais c'est difficile: je ne peux pas tout dire, sinon il sera arrêté. Or c'est un malade, il a besoin d'être soigné». – «Et comment croyez-vous que ce sadisme se développe? demandai-je. Je veux dire chez des hommes normaux, sans aucune prédisposition qui ne ferait que se révéler dans ces conditions?» Wirths regardait par la fenêtre, pensif. Il mit un long moment avant de répondre: «C'est une question à laquelle j'ai beaucoup réfléchi, et il est malaisé d'y répondre. Une solution facile serait de blâmer notre propagande, telle par exemple qu'elle est enseignée ic i aux troupes par l'Oberscharführer Knittel, qui dirige la Kulturabteilung: le Häftling est un sous-homme, il n'est même pas humain, il est donc tout à fait légitime de le frapper. Mais ce n'est pas tout à fait ça: après tout, les animaux ne sont pas humains non plus, mais aucun de nos gardes ne traiterait un animal comme il traite les Häftlinge. La propagande joue en effet un rôle, mais d'une manière plus complexe. J'en suis arrivé à la conclusion que le garde S S ne devient pas violent ou sadique parce qu'il pense que le détenu n'est pas un être humain; au contraire, sa rage croît et tourne au sadisme lorsqu'il s'aperçoit que le détenu, loin d'être un sous-homme comme on le lui a appris, est justement, après tout, un homme, comme lui au fond, et c'est cette résistance, vous voyez, que le garde trouve insupportable, cette persistance muette de l'autre, et donc le garde le frappe pour essayer de faire disparaître leur humanité commune. Bien entendu, cela ne marche pas: plus le garde frappe, plus il est obligé de constater que le détenu refuse de se reconnaître comme un *non-humain. À la fin, il ne lui reste plus comme solution qu'à le tuer, ce qui est un constat d'échec définitif». Wirths se tut. Il regardait toujours par la fenêtre. Je rompis le silence: «Je peux vous poser une question personnelle, docteur?» Wirths répondit sans me regarder; ses longs doigts fins tapotaient la table: «Vous pouvez la poser». – «Êtes-vous croyant?» Il mit un moment à répondre. Il regardait encore dehors, vers la rue et le crématorium. «Je l'ai été, oui», dit-il enfin.
J'avais quitté Wirths et je remontais la Kasernestrasse vers la Kommandantur. Juste avant le poste de contrôle avec sa barrière rouge et blanc, je remarquai un des enfants de Höss, l'aîné, accroupi dans la rue devant le portail de leur maison. Je m'approchai et le saluai: «Bonjour!» Le garçon leva vers moi des yeux francs et intelligents et se redressa: «Bonjour, Herr Sturmbannführer». – «Comment t'appelles-tu?» – «Klaus.» – «Qu'est-ce que tu regardes, Klaus?» Klaus tendit un doigt vers le portail: «Voyez». La terre battue devant le seuil était noire de fourmis, un grouillement d'une densité incroyable. Klaus s'accroupit à nouveau pour les observer et je me penchai près de lui. À première vue, ces milliers de fourmis semblaient courir dans le désordre le plus frénétique, absolu, sans but. Mais je regardai de plus près, tentai d'en suivre une, puis une autre. Je remarquai alors que l'aspect saccadé de ce fourmillement venait du fait que chaque insecte s'arrêtait à tout instant pour toucher de ses antennes celles de ceux qu'il croisait. Petit à petit je vis qu'une partie des fourmis partaient vers la gauche tandis que d'autres en arrivaient, portant des débris de nourriture: un labeur harassant, démesuré. Celles qui venaient devaient grâce au jeu des antennes informer les autres de l'origine de la nourriture. Le portail de la maison s'ouvrit et un Häftling, le jardinier que j'avais vu auparavant, en sortit. En me voyant, il se raidit et ôta son calot. C'était un homme un peu plus âgé que moi, un politique polonais, d'après son triangle. Il remarqua la fourmilière et dit: «Je vais détruire ça, Herr Offizier». – «Absolument pas! Surtout n'y touchez pas». -»Oh oui, Stani, surenchérit Klaus, laisse-les. Elles ne t'ont rien fait». Il se tourna vers moi: «Où vont-elles?» – «Je ne sais pas. On n'a qu'à voir». Les fourmis suivaient le mur du jardin, puis longeaient le bord de la rue, passant derrière les véhicules et les motos garés en face de la Kommandantur; ensuite, elles continuaient tout droit, une longue ligne traversée de soubresauts, au-delà du bâtiment de l'administration du camp. Nous les suivions pas à pas, admirant leur détermination infatigable. Arrivé au niveau de la Politische Abteilung, Klaus me regarda nerveusement: «Herr Sturmbannführer, excusez, mon père ne veut pas que je vienne par ici.» – «Attends-moi, alors, je te dirai». Derrière le baraquement du département politique se dressait la masse trapue du crématorium, un ancien bunker à munitions recouvert de terre et ressemblant vaguement, sauf pour la cheminée, à un kourgane aplati. Les fourmis continuaient vers sa masse sombre; elles montaient sur le flanc incliné, se faufilaient dans l'herbe; puis elles tournaient et redescendaient un pan de mur en béton, là où l'entrée du bunker forme un retrait entre les coteaux de terre. Je les suivis encore et vis qu'elles passaient par la porte entrebâillée et pénétraient à l'intérieur du crématorium. Je regardai tout autour: à l'exception d'un garde qui me fixait avec curiosité et d'une colonne de détenus poussant des brouettes un peu plus loin, du côté de l'extension du camp, il n'y avait personne. Je m'approchai de la porte encadrée par deux ouvertures semblables à des fenêtres; à l'intérieur, tout était noir et silencieux. Les fourmis passaient sur l'angle du seuil. Je fis demi-tour et rejoignis Klaus. «Elles vont par là, fis-je vaguement. Elles ont trouvé à manger». Suivi du petit, je retournai à la Kommandantur. Nous nous séparâmes devant l'entrée. «Vous venez ce soir, Herr Sturmbannführer?» me demanda Klaus. Höss donnait une petite réception et m'avait invité. «Oui». – «À ce soir, alors!» Enjambant la fourmilière, il entra dans le jardin. À la fin de la journée, après être passé à la Haus der Waffen-SS pour me laver et me changer, je retournai chez les Höss. Devant le portail, il ne restait plus que quelques douzaines de fourmis, qui sillonnaient rapidement la surface. Les milliers d'autres devaient être en sous-sol maintenant, creusant, déblayant, étayant, invisibles mais continuant sans relâche leur travail insensé. Höss m'accueillit sur le perron, un verre de cognac à la main. Il me présenta à son épouse, Hedwig, une femme blonde au sourire figé et aux yeux durs, vêtue d'une seyante robe de soirée avec un col et des manchettes en dentelle, et ses deux filles aînées, Kindi et Püppi, aussi joliment habillées. Klaus me serra la main amicalement; il portait une veste en tweed, de coupe anglaise, avec des pièces de daim aux coudes et des gros boutons en corne. «C'est une belle veste, fis-je remarquer. Où est-ce que tu as trouvé ça?» – «C'est mon papa qui me l'a rapportée du camp, répondit-il en rayonnant de plaisir. Les chaussures aussi». C'étaient des bottines en cuir brun, cirées, avec des boutons sur le côté. «Très élégant», dis-je. Wirths se trouvait là et me présenta sa femme; les autres convives étaient tous des officiers du camp, il y avait Hartjenstein, le commandant de la garnison, Grabner, le chef du département politique, le Lagerführer Aumeier, le Dr. Caesar, et quelques autres. L'ambiance était assez guindée, plus que chez Eichmann en tout cas, mais restait cordiale. L'épouse de Caesar, une femme encore jeune, riait beaucoup; Wirths m'expliqua qu'il s'agissait d'une de ses assistantes, qu'il avait demandée en mariage peu de temps après que sa seconde femme meure du typhus. La conversation portait sur la chute récente et l'arrestation de Mussolini, qui avaient frappé les esprits; les protestations de loyauté de Badoglio, le nouveau Premier ministre, inspiraient peu confiance. Puis l'on parla des projets de développement de l'Est allemand du Reichsführer. Les idées les plus contradictoires volaient entre les convives; Grabner essaya de m'attirer dans une discussion sur le projet de colonisation de Himmlerstadt, mais je répondis évasivement. Une chose restait claire: quelles que soient les vues des uns et des autres sur l'avenir de la région, le camp en faisait partie intégrante. Höss pensait qu'il durerait au moins dix ou vingt ans. «L'extension du Stammlager est prévue dans cette optique, expliquait-il. Une fois qu'on en aura fini avec les Juifs et la guerre, Birkenau disparaîtra, on rendra la terre à l'agriculture. Mais l'industrie de Haute-Silésie, surtout avec les pertes allemandes à l'Est, ne pourra pas se passer de main-d'œuvre polonaise; le camp restera vital pour le contrôle de ces populations, pendant longtemps». Deux détenues, vêtues de robes simples mais propres et faites de bon tissu, circulaient parmi les invités avec des plateaux; elles portaient le triangle violet des IB V, ceux qu'on appelle les «témoins de Jéhovah». Les pièces étaient bien aménagées, avec des tapis, des canapés et des fauteuils en cuir, des meubles de bois riches, bien ouvragés, des vases avec des fleurs fraîches posés sur des ronds de dentelle. Les lampes donnaient une lumière jaune, discrète, presque tamisée. Des agrandissements dédicacés de photographies du Reichsführer visitant le camp avec Höss ou tenant ses enfants sur ses genoux décoraient les murs. Les cognacs et les vins étaient de grande qualité; Höss offrait aussi à ses invités de bonnes cigarettes yougoslaves de marque Ibar. Je contemplai avec curiosité cet homme si rigide et consciencieux, qui habillait ses enfants avec les vêtements d'enfants juifs tués sous sa responsabilité. Y pensait-il en les regardant? Sans doute l'idée ne lui venait même pas à l'esprit. Sa femme lui tenait le coude et poussait des éclats de rire cassants, aigus. Je la regardai et songeai à son con, sous sa robe, niché dans la culotte en dentelle d'une jeune et jolie Juive gazée par son mari. La Juivesse était depuis longtemps brûlée avec son con à elle et partie en fumée rejoindre les nuages; sa culotte de prix, qu'elle avait peut-être spécialement mise pour sa déportation, ornait et protégeait maintenant le con de Hedwig Höss. Est-ce que Höss pensait à cette Juive, lorsqu'il retirait sa culotte pour honorer sa femme? Mais peut-être ne s'intéressait-il plus beaucoup au con de Frau Höss, aussi délicatement recouvert fût-il: le travail dans les camps, quand il ne faisait pas des hommes des détraqués, les rendait souvent impuissants. Peut-être gardait-il sa propre Juivesse quelque part dans le camp, propre, bien nourrie, une chanceuse, la pute du Kommandant? Non, pas lui: si Höss prenait une maîtresse parmi les détenues, ce serait une Allemande, pas une Juive.
Il n'est jamais bon d'avoir de telles pensées, je le sais bien. Cette nuit-là mon rêve récurrent connut une intensification finale. Je m'approchais de cette immense cité par une voie ferrée désaffectée; au loin, la ligne des cheminées fumait paisiblement; et je me sentais perdu, isolé, un chiot abandonné, et le besoin de la compagnie des hommes me tenaillait. Je me mêlai à la foule et j'errai longtemps, irrésistiblement attiré par les crématoriums qui vomissaient dans le ciel des volutes de fumée et des nuées d'étincelles,… like a dog, both attracted and repell'd/ By the stench ofhis own kind / Burning. Mais je ne pouvais y accéder et j'entrai dans un des vastes immeubles-baraques où j'occupai une couchette, repoussant une femme inconnue qui voulait se joindre à moi. Je m'endormis promptemenL Lorsque je me réveillai, je remarquai un peu de sang sur mon coussin. Je regardai de plus près et vis qu'il y en avait aussi sur les draps. Je les soulevai; en dessous, ils étaient trempés de sang mêlé à du sperme, de grosses glaires de sperme trop épaisses pour s'écouler à travers le tissu. Je dormais dans une chambre de la maison des Höss, à l'étage, à côté de la chambre des enfants; et je n'avais aucune idée de la façon dont je pourrais amener ces draps souillés à la salle de bains, pour les laver, sans que Höss le remarque. Ce problème me causait une gêne affreuse, angoissante. Puis Höss entra dans ma chambre avec un autre officier. Ils se déculottèrent, s'assirent jambes croisées auprès de mon lit et entreprirent de se masturber vigoureusement, leurs glands empourprés disparaissant et réapparaissant sous la peau des prépuces, jusqu'à ce qu'ils aient envoyé de grands jets de sperme sur mon lit et sur le tapis. Ils souhaitaient que je les imite, je refusai; cette cérémonie avait apparemment une signification précise, mais j'ignore laquelle.
Ce rêve brutal et obscène marqua la fin de mon premier séjour au KL Auschwitz: j'avais achevé mon travail. Je rentrai à Berlin et de là allai visiter quelques camps de l'Altreich, les KL Sachsenhausen, Buchenwald, et Neuengamme, ainsi que plusieurs de leurs camps annexes. Je ne m'étendrai pas plus avant sur ces visites: tous ces camps ont été amplement décrits dans la littérature historique, et mieux que je ne pourrais le faire; et puis, il est tout à fait exact que lorsqu'on a vu un camp on les a tous vus: tous les camps se ressemblent, c'est bien connu. Rien de ce que je voyais, malgré des variations locales, ne modifiait sensiblement mon opinion ou mes conclusions. Je revins pour de bon à Berlin vers la mi-août, à peu près entre la reprise d'Orel par les Soviétiques et la conquête finale de la Sicile par les Anglo-Américains. Je rédigeai mon rapport en peu de temps; j'avais déjà synthétisé mes notes en cours de route, il ne me restait plus qu'à organiser les chapitres et taper le tout, l'affaire de quelques jours. Je soignai ma prose ainsi que la logique de mon argumentation: le rapport était adressé au Reichsführer, et Brandt m'avait prévenu que j'aurais sans doute à rendre compte verbalement. La version finale corrigée et dactylographiée, je l'envoyai et attendis.
J'avais retrouvé, sans grand plaisir je dois l'avouer, ma logeuse Frau Gutknecht. Celle-ci s'extasia, et voulut à tout prix me faire du thé; mais elle ne comprenait pas comment, si je revenais de l'Est, où on trouve tout à manger, je n'avais pas songé à rapporter une paire d'oies, pour le ménage bien sûr. (À vrai dire, elle n'était pas la seule: Piontek était revenu de son séjour à Tarnowitz avec un coffre bourré de victuailles, et avait d'ailleurs offert de m'en revendre une partie sans coupons.) De plus, j'avais l'impression qu'elle avait profité de mon absence pour fouiller dans mes affaires. Mon indifférence à ses criailleries et ses enfantillages commençait, hélas, à s'user. Fräulein Praxa, elle, avait changé de coiffure, mais pas de couleur de vernis à ongles. Thomas fut content de me revoir: de grands changements se préparaient, affirmait-il, c'était bien que je sois à Berlin, je devais me tenir prêt.
Quelle sensation curieuse, de se retrouver tout à coup, après un tel voyage, sans rien à faire! Le Blanchot, je l'avais achevé depuis longtemps; j'ouvris le traité sur le meurtre rituel pour le refermer tout de suite, étonné que le Reichsführer puisse s'intéresser à ces bêtises; je n'avais pas d'affaires privées; tous mes dossiers étaient classés. La fenêtre de mon bureau ouverte sur le parc du Prinz-Albrecht-Palais, lumineux mais déjà un peu desséché par les chaleurs d'août, les pieds croisés sur mon canapé, ou bien penché à la croisée pour fumer une cigarette, je réfléchissais; et lorsque l'immobilité commençait à me peser, je descendais me promener au jardin, je déambulais par les allées de gravier poussiéreuses, grandement tenté par les recoins de gazon ombragés. Je songeais à ce que j'avais vu en Pologne, mais pour une raison que je ne saurais expliquer, ma pensée glissait sur les images, venait s'accrocher sur les mots. Les mots me préoccupaient. Je m'étais déjà demandé dans quelle mesure les différences entre Allemands et Russes, en termes de réaction aux tueries de masse, et qui faisaient que nous avions finalement dû changer de méthode, pour atténuer la chose en quelque sorte, alors que les Russes semblaient, même après un quart de siècle, y rester imperméables, pouvaient tenir à des différences de vocabulaire: le mot Tod, après tout, a la raideur d'un cadavre déjà froid, propre, presque abstrait, la finalité en tout cas de l'après-mort, tandis que smiert', le mot russe, est lourd et gras comme la chose elle-même. Et le français, dans ce cas? Cette langue, pour moi, restait tributaire de la féminisation de la mort par le latin: quel écart finalement entre la Mort et toutes les images presque chaudes et tendres qu'elle suscite, et le terrible Thanatos des Grecs! Les Allemands, eux, avaient au moins préservé le masculin (smiert', soit dit en passant, est aussi un féminin). Là, dans la clarté de l'été, je songeais à cette décision que nous avions prise, cette idée extraordinaire de tuer tous les Juifs, quels qu'ils soient, jeunes ou vieux, bons ou mauvais, de détruire le Judaïsme en la personne de ses porteurs, décision qui avait reçu le nom, bien connu maintenant, d'Endlösung: la «solution finale». Mais quel beau mot! Pourtant, il n'avait pas toujours été synonyme d'extermination: depuis le début, on réclamait, pour les Juifs, une Endlösung, ou bien une völlige Lösung (solution complète) ou encore une allgemeine Lösung (solution générale), et selon les époques cela signifiait exclusion de la vie publique, exclusion de la vie économique, enfin émigration. Et peu à peu, la signification avait glissé vers l'abîme, mais sans que le signifiant, lui, change, et c'était presque comme si ce sens définitif avait toujours vécu au cœur du mot, et que la chose avait été attirée, happée par lui, par son poids, sa pesanteur démesurée, dans ce trou noir de l'esprit, jusqu'à la singularité: et alors on avait passé l'horizon des événements, à partir duquel il n'y a plus de retour. On croit encore aux idées, aux concepts, on croit que les mots désignent des idées, mais ce n'est pas forcément vrai, peut-être n'y a-t-il pas vraiment d'idées, peut-être n'y a-t-il réellement que des mots, et le poids propre aux mots. Et peut-être ainsi nous étions-nous laissé entraîner par un mot et son inévitabilité. En nous, donc, il n'y aurait eu aucune idée, aucune logique, aucune cohérence? Il n'y aurait eu que des mots dans notre langue si particulière, que ce mot-là, Endlösung, sa beauté ruisselante? Car en vérité comment résister à la séduction d'un tel mot? C'eût été aussi inconcevable que de résister au mot obéir, au mot servir, au mot lot. Et c'était peut-être là, au fond, la raison d'être de nos Sprachregelungen, assez transparents finalement en termes de camouflage (Tarnjargon), mais utiles pour tenir ceux qui se servaient de ces mots et de ces expressions – Sonderbehandlung (traitement spécial), abtransportiert (transporté plus loin), entsprechend behandelt (traité de manière appropriée), Wohnsitzverlegung (changement de domicile), ou Executivmassnahmen (mesures executives) – entre les pointes acérées de leur abstraction. Cette tendance s'étendait à tout notre langage bureaucratique, notre bureaucratische Amtsdeutsche, comme disait mon collègue Eichmann: dans les correspondances, dans les discours aussi, les tournures passives dominaient, «il a été décidé que»…, «les Juifs ont été convoyés aux mesures spéciales», «cette tâche difficile a été accomplie», et ainsi les choses se faisaient toutes seules, personne ne faisait jamais rien, personne n'agissait, c'étaient des actes sans acteurs, ce qui est toujours rassurant, et d'une certaine façon ce n'étaient même pas des actes, car par l'usage particulier que notre langue nationale-socialiste faisait de certains noms, on parvenait, sinon à entièrement éliminer les verbes, du moins à les réduire à l'état d'appendices inutiles (mais néanmoins décoratifs), et ainsi, on se passait même de l'action, il y avait seulement des faits, des réalités brutes soit déjà présentes, soit attendant leur accomplissement inévitable, comme l'Einsatz, ou l'Einbruch (la percée), la Verwertung (l'utilisation), YEntpolonisierung (la dépolonisation), l'Ausrottung (l'extermination), mais aussi, en sens contraire, la Versteppung, la «steppisation» de l'Europe par les hordes bolcheviques qui, à l'opposé d'Attila, rasaient la civilisation afin de laisser repousser l'herbe à chevaux. Man lebt in seiner Sprache, écrivait Hanns Johst, un de nos meilleurs poètes nationaux-socialistes: «L'homme vit dans sa langue». Voss, j'en étais sûr, ne l'aurait pas nié. J'attendais toujours ma convocation auprès du Reichsführer lorsque les Anglais reprirent, et avec une vigueur considérable, leurs frappes massives sur Berlin. C'était le 23 août, un lundi je me souviens, tard dans la nuit: j'étais chez moi, couché, mais sans doute je ne dormais pas encore, lorsque les sirènes se déclenchèrent. J'aurais été tenté de rester allongé, mais déjà Frau Gutkneeht faisait trembler ma porte à coups de poing. Elle braillait si fort qu'on entendait à peine les sirènes: «Herr Offizier! Herr Offizier!… Doktor Aue! Levez-vous! Les Luftmörder!!! Au secours!» Je tirai un pantalon et déverrouillai la porte:
«Eh bien oui, Frau Gutknecht. C'est la RAF. Que voulez-vous que j'y fasse?» Ses bajoues tremblaient, elle verdissait sous les yeux et se signait convulsivement en marmonnant: «Jésus-Marie-Joseph, Jésus-Marie-Joseph, qu'allons-nous faire?» – «Nous allons descendre à l'abri, comme tout le monde». Je repoussai la porte et m'habillai, puis je descendis calmement, fermant ma porte à clef à cause des pillards. On entendait tonner la Flak, surtout vers le sud et le Tiergarten. La cave de l'immeuble avait été aménagée en abri antiaérien: il n'aurait jamais survécu à un coup au but, mais c'était mieux que rien. Je me faufilai parmi les valises et les jambes et m'installai dans un coin, le plus loin possible de Frau Gutknecht, qui partageait ses terreurs avec quelques voisines. Des enfants pleuraient d'angoisse, d'autres couraient entre les gens habillés, qui en costume, qui encore en robe de chambre. Deux bougies seulement éclairaient la cave, de petites flammes vacillantes, tremblotantes, qui enregistraient les détonations proches comme des sismographes. L'alerte dura plusieurs heures; malheureusement, il était interdit de fumer dans ces abris. Je dus somnoler, je crois qu'aucune bombe ne frappa notre quartier. Quand ce fut fini je montai me recoucher, sans même aller voir dans la rue. Le lendemain, au lieu de prendre le métro, je téléphonai à la S S-Haus et me fis envoyer Piontek. Il m'expliqua que les bombardiers venaient du sud, de Sicile sans doute, et que c'étaient surtout Steglitz, Lichterfelde, et Marienfelde qui avaient reçu, bien que des immeubles aient été détruits à Tempelhof et jusqu'au Zoo. «Les nôtres ont utilisé une nouvelle tactique, Wilde Sau, ils ont appelé ça à la radio, mais ils ont pas trop expliqué ce que c'était, Herr Sturmbannführer. Paraît que ça marche, et qu'on leur a abattu plus de soixante appareils, les salauds. Pauvre Herr Jeschonnek, il aurait dû attendre un peu». Le général Jeschonnek, le chef d'état-major de la Luftwaffe, venait de se suicider, à cause des échecs répétés de son service à empêcher les raids anglo-américains. Et en effet, avant même de traverser la Spree, Piontek dut faire un détour pour éviter une rue obstruée de gravats, les décombres d'un immeuble frappé de plein fouet par un bombardier, un Lancaster je pense: sa queue se dressait au-dessus des ruines, désolée, comme la poupe d'un navire au moment du naufrage. Une fumée noire et épaisse cachait le soleil. J'ordonnai à Piontek de me conduire vers le sud de la ville: plus on avançait, plus nombreux étaient les immeubles qui brûlaient encore, les rues encombrées de débris. Des gens essayaient de tirer leurs meubles des demeures éventrées pour les entasser au milieu de rues inondées par les lances à incendie; des cuisines mobiles de campagne servaient de la soupe à des files de survivants choqués, épuisés, couverts de suie; près des camions de pompiers, des formes s'alignaient sur les trottoirs, parfois avec des pieds, nus ou portant encore un dérisoire soulier, dépassant d'un drap souillé. Certaines rues étaient barrées par des tramways couchés sur le flanc par le souffle des détonations ou noircis par le feu; les lignes électriques traînaient sur le pavé, les arbres gisaient, fracassés, ou se dressaient encore mais nus, dépouillés de toutes leurs feuilles. Les quartiers les plus touchés devenaient infranchissables; je fis faire demi-tour à Pion tek et gagnai la S S-Haus. Le bâtiment n'avait pas été touché, mais des impacts proches avaient soufflé des fenêtres, et le verre brisé, sur le perron, crissa sous mes pas. À l'intérieur, je croisai Brandt dans le hall, l'air terriblement excité, animé d'une joie assez surprenante vu les circonstances. «Que se passe-t-il?» Il s'arrêta un instant: «Ah, Sturmbannführer, vous ne savez pas encore la nouvelle. Une grande nouvelle! Le Reichsführer a été nommé ministre de l'Intérieur». C'était donc ça, les changements dont parlait Thomas, songeai-je tandis que Brandt s'engouffrait dans l'ascenseur. Je montai par l'escalier: Fräulein Praxa était à sa place, maquillée, fraîche comme une rose. «Bien dormi?» – «Oh, vous savez, Herr Sturmbannführer, j'habite à Weissensee, je n'ai rien entendu». – «Tant mieux pour vous». La fenêtre de mon cabinet était intacte: j'avais pris l'habitude de la laisser ouverte, le soir. Je réfléchis à la portée de la nouvelle annoncée par Brandt, mais je manquais d'éléments pour l'analyser à fond. À priori, me semblait-il, cela ne changerait pas grand-chose pour nous: bien que Himmler, en tant que chef de la police allemande, fût techniquement subordonné au ministre de l'Intérieur, il était en réalité entièrement autonome, et ce depuis 1936 au moins; ni Frick, le ministre sortant, ni son Staatsekretär Stuckart n'avaient jamais eu la moindre influence sur le RSHA ou même le Hauptamt Orpo. La seule chose sur laquelle ils avaient pu garder un contrôle était l'administration civile, le fonctionnariat; maintenant, cela aussi reviendrait au Reichsführer; mais je ne pouvais pas croire que ce soit un enjeu majeur. Évidemment, avoir rang de ministre ne pourrait que renforcer la main du Reichsführer par rapport à ses rivaux: mais je n'étais pas assez au fait des querelles au sommet de l'État pour apprécier cette donnée à sa juste mesure.
Je m'étais imaginé que cette nomination remettrait la présentation de mon rapport aux calendes grecques: c'était mal connaître le Reichsführer. Je fus convoqué à son bureau deux jours plus tard. La nuit précédente, les Anglais étaient revenus, moins en force que la première fois, mais j'avais néanmoins peu dormi. Je me frictionnai le visage à l'eau froide, avant de descendre, pour tenter de reprendre une teinte humaine. Brandt, me fixant avec son air de hibou, me fit à son habitude quelques commentaires préliminaires: «Le Reichsführer, comme vous pouvez vous l'imaginer, est extrêmement occupé en ce moment. Néanmoins, il a tenu à vous recevoir car il s'agit d'un dossier qu'il veut faire avancer. Votre rapport a été jugé excellent, un peu trop direct peut-être, mais concluant. Le Reichsführer vous demandera certainement de lui en rendre compte. Soyez concis. Il a peu de temps». Le Reichsführer, cette fois-ci, m'accueillit avec une touche presque cordiale: «Mon cher Sturmbannführer Aue! Excusez-moi de vous avoir fait patienter, ces derniers jours». Il agita sa petite main molle et veineuse en direction d'un fauteuil: «Asseyez-vous». Brandt, comme la première fois, lui avait remis un dossier qu'il compulsa. «Vous avez vu ce bon Globus, alors. Comment va-t-il?» – «Le Gruppenführer Globocnik avait l'air en excellente forme, mon Reichsführer. Très enthousiaste». – «Et que pensez-vous de sa gestion des produits de l'Einsatz? Vous pouvez parler franchement». Ses petits yeux froids brillaient derrière son pince-nez. Je me remémorai soudain les premières paroles de Globocnik; certainement, il connaissait son Reichs führer mieux que moi. Je choisis mes mots avec soin: «Le Gruppenführer est un national-socialiste fervent, mon Reichsführer, il n'y a aucun doute à cela. Mais de telles richesses peuvent engendrer des tentations formidables dans son entourage. J'ai eu l'impression que le Gruppenführer aurait pu être plus strict à ce niveau, qu'il fait peut-être trop confiance à certains de ses subordonnés». – «Vous parlez beaucoup de corruption dans votre rapport. Pensez-vous que ce soit un problème réel?» – «J'en suis convaincu, mon Reichsführer. Au-delà de certaines proportions, cela affecte le travail des camps et aussi de l'Arbeitseinsatz. Un S S qui vole est un S S que le détenu peut acheter». Himmler ôta son pince-nez, tira un mouchoir de sa poche, et se mit à polir les verres: «Résumez-moi vos conclusions. Soyez bref». Je tirai une feuille de notes de ma serviette et me lançai. «Dans le système des KL tel qu'il fonctionne actuellement, mon Reichsführer, je vois trois obstacles à une utilisation maximale et rationnelle de la main-d'œuvre disponible. Premier obstacle, nous venons d'en discuter, la corruption parmi les S S des camps. Elle n'est pas seulement une question morale, elle pose des problèmes pratiques à de nombreux niveaux. Mais pour cela, le remède existe déjà, c'est la commission spéciale que vous avez mandatée, et qui devrait intensifier ses travaux. Deuxième obstacle, une incohérence bureaucratique persistante, que les efforts de l'Obergruppenführer Pohl n'ont pas encore résolue. Permettez-moi, mon Reichsführer, de vous donner un exemple, tiré de ceux cités dans mon rapport: l'ordre du Brigadeführer Glücks du 28 décembre 1942, adressé à tous les médecins-chefs des KL, leur donnait entre autres la responsabilité, en vue d'une réduction de la mortalité, d'améliorer l'alimentation des Häftlinge. Or dans les camps, la cuisine dépend du département administratif, qui est subordonné au département D IV du WVHA; les rations, elles, sont fixées centralement par le D IV 2 en accord avec la S S-Hauptamt. Ni les médecins sur place, ni le département D III n'ont un droit de regard sur ce processus. Cette partie de l'ordre n'a donc tout simplement pas été suivie d'effet; les rations restent identiques à celles de l'année dernière». Je marquai une pause; Himmler, qui me fixait aimablement, hocha la tête: «Pourtant, la mortalité a baissé, il me semble». – «Certes, mon Reichsführer, mais pour d'autres raisons. Il y a eu des progrès dans le domaine des soins et de l'hygiène, que les médecins contrôlent directement. Mais elle pourrait baisser encore. Dans l'état actuel des choses, si vous me permettez la remarque, mon Reichsführer, chaque Häftling mort prématurément représente une perte nette pour la production de guerre du Reich». – «Je le sais mieux que vous, Sturmbannführer, siffla-t-il sur un ton mécontent de maître d'école pédant. Continuez». – «Bien, mon Reichsführer. Troisième obstacle, la mentalité des officiers supérieurs vétérans de l'IKL. Ces remarques ne concernent en rien leurs qualités considérables d'hommes, d'officiers S S, et de nationaux-socialistes. Mais la plupart d'entre eux, c'est un fait, ont été formés à une époque où la fonction des camps était entièrement différente, selon les directives de feu l'Obergruppenführer Eicke». – «Vous avez connu Eicke?» coupa Himmler. – «Non, mon Reichsführer. Je n'ai pas eu cet honneur». – «C'est dommage. C'était un grand homme. Il nous manque beaucoup. Mais excusez-moi, je vous ai interrompu. Reprenez». – «Merci, mon Reichsführer. Ce que je voulais dire, c'est que ces officiers ont ainsi acquis une optique tournée vers la fonction politique et policière des camps, telle qu'elle prédominait à cette époque-là. Malgré toute leur expérience en ce domaine, beaucoup d'entre eux ont été incapables d'évoluer et de s'adapter aux nouvelles fonctions économiques des camps. C'est un problème à la fois d'état d'esprit et de formation: peu d'entre eux ont la moindre expérience de gestion commerciale, et ils travaillent assez mal avec les administrateurs d'entreprises du WVHA. Je souligne qu'il s'agit d'un problème d'ensemble, un problème de génération, si l'on peut dire, et non pas le fait de personnalités individuelles, même si j'en ai cité certains à titre d'exemple». Himmler avait ramené ses mains en pointe sous son menton fuyant. «Bien, Sturmbannführer. Votre rapport sera diffusé au WVHA et je pense donnera des munitions à mon ami Pohl. Mais afin de n'offusquer personne, vous effectuerez d'abord certaines corrections. Brandt vous en communiquera la liste. Notamment, vous ne citerez personne nommément Vous comprenez pourquoi». -
«Bien entendu, mon Reichsführer». – «Par contre, je vous autorise, à titre confidentiel, à transmettre une copie non corrigée de votre rapport au Dr. Mandelbrod». – «Zu Befehl, mon Reichsführer». Himmler toussa, hésita, sortit un mouchoir et toussa de nouveau en se couvrant la bouche. «Excusez-moi, fit-il en rangeant le mouchoir. J'ai une nouvelle tâche pour vous, Sturmbannführer. La question de l'alimentation dans les camps, que vous mentionniez, est un problème qui revient souvent. Il me semble que c'est une question que vous commencez à connaître». – «Mon Reichsführer»… Il fit un signe de la main: «Si, si. Je me souviens de votre rapport de Stalingrad. Voici ce que je veux: alors que le département D III couvre tous les problèmes médicaux et sanitaires, nous n'avons pas, comme vous l'avez souligné, d'instance centralisée pour l'alimentation des détenus. J'ai donc décidé de créer un groupe de travail interdépartemental pour résoudre ce problème. C'est vous qui le coordonnerez. Vous impliquerez tous les départements compétents de l'IKL; Pohl vous déléguera aussi un représentant des entreprises S S qui donnera leur point de vue. Je souhaite en outre que le RSHA puisse avoir son mot à dire. Finalement, je voudrais que vous consultiez les autres ministères concernés, surtout celui de Speer qui ne cesse de nous abreuver de plaintes de la part des entreprises privées. Pohl mettra à votre disposition les experts nécessaires. Je veux une solution consensuelle, Sturmbannführer. Quand vous aurez préparé des propositions concrètes, vous me les soumettrez; si elles sont valables et réalistes, elles seront adoptées. Brandt vous aidera pour les moyens nécessaires. Des questions?» Je me redressai: «Mon Reichsführer, votre confiance m'honore et je vous remercie. Je voudrais m'assurer d'un point». -
«Lequel?» – «Que l'augmentation de la production reste bien l'objectif principal». Himmler s'était renversé sur son fauteuil, mains ballant sur les accoudoirs, son visage avait repris son expression malicieuse: «En tant que cela ne lèse pas les autres intérêts de la S S, et n'interfère pas avec les programmes en cours, la réponse est oui». Il marqua une pause. «Les desiderata des autres ministères sont importants, mais vous savez qu'il y a des contraintes qu'ils ne maîtrisent pas. Prenez cela aussi en compte. Si vous avez des doutes, voyez avec Pohl. Il sait ce que je veux. Bonne journée, Sturmbannführer».
En sortant du bureau de Himmler, je dois le reconnaître, je me sentais flotter dans mes bottes. Enfin, on me confiait une responsabilité, une authentique responsabilité! On avait donc reconnu ma juste valeur. Et c'était de plus une tâche positive, un moyen de faire avancer les choses dans la bonne direction, une façon de contribuer à l'effort de guerre et à la victoire de l'Allemagne, autrement que par le meurtre et la destruction. Avant même de discuter avec Rudolf Brandt je caressai comme un adolescent des chimères glorieuses et ridicules: convaincus par mon argumentaire sans faille, les départements se rangeaient derrière moi; les ineptes et les criminels étaient renversés, renvoyés dans leur trou; en quelques mois, des progrès considérables étaient accomplis, les détenus retrouvaient leur force, leur santé, nombre d'entre eux, emportés dans leur cœur par la force du national-socialisme désentravé, en venaient à travailler avec joie pour aider l'Allemagne dans son combat; la production grimpait de mois en mois; j'obtenais un poste plus important, une influence réelle me permettant d'améliorer les choses selon les principes de la vraie Weltanschauung, et le Reichsführer lui-même écoutait mes conseils, ceux d'un des meilleurs nationaux-socialistes. Grotesque, puéril, je le sais bien, mais grisant. Bien entendu, rien ne devait se passer tout à fait comme ça. Mais au début j'étais réellement gonflé d'enthousiasme. Même Thomas semblait impressionné: «Tu vois ce que ça donne, quand tu suis mes conseils au lieu de n'en faire qu'à ta tête», me lança-t-il avec son sourire sardonique. Mais à bien y réfléchir, je n'avais pas agi de manière si différente que lors de notre mission commune de 1939: encore une fois, j'avais écrit la stricte vérité, sans trop réfléchir aux conséquences; mais il se trouvait que j'avais eu plus de chance, et que la vérité, cette fois-ci, correspondait à ce que l'on voulait entendre.
Je me lançai dans ce travail avec acharnement. Comme il n'y avait pas suffisamment de place à la SS-Haus, Brandt me fit attribuer une suite de bureaux à la Zentralabteilung du ministère de l'Intérieur, sur la Königsplatz dans une courbe de la Spree, au dernier étage; de mes fenêtres, je tournais le dos au Reichstag, mais j'apercevais d'un côté, derrière l'Opera Kroll, toute l'étendue verte et sereine du Tiergarten, et de l'autre, au-delà de la rivière et du pont Moltke, la gare douanière de Lehrter, avec son vaste réseau de voies de garage, animées en permanence d'un trafic lent, cahotant, apaisant, un perpétuel plaisir d'enfant. Mieux encore, le Reichsführer ne venait jamais ic i: je pouvais enfin fumer en paix dans mon cabinet. Fräulein Praxa, qui après tout ne me déplaisait pas trop, et qui savait au moins répondre au téléphone et prendre des messages, déménagea avec moi; je réussis aussi à garder Piontek. Brandt m'attribua en outre un Hauptscharführer, Walser, pour s'occuper de l'archivage, deux dactylos, et m'autorisa à prendre un assistant administratif ayant le grade d'Untersturmführer; je m'en fis recommander un par Thomas, Asbach, un jeune homme fraîchement entré à la Staatspolizei après des études de droit et un stage à la Junkerschule de Bad Tölz.
Les avions britanniques étaient revenus plusieurs nuits de suite, mais chaque fois moins nombreux: la Wilde Sau, qui permettait à notre chasse d'abattre les appareils ennemis d'en haut tout en restant eux-mêmes au-dessus du niveau de la Flak, faisait des ravages, et la Luftwaffe avait aussi commencé à se servir de fusées éclairantes pour illuminer leurs cibles comme en plein jour; après le 3 septembre, les raids cessèrent tout à fait: nos nouvelles tactiques les avaient découragés. J'allai voir Pohl à son siège à Lichterfelde pour discuter de la composition du groupe de travail. Pohl avait l'air fort satisfait que l'on s'occupe enfin de manière systématique de ce problème; il en avait marre, me déclara-t-il franchement, d'envoyer à ses Kommandanten des ordres qui n'étaient pas suivis d'effet. Nous convînmes que l'Amtsgruppe D détacherait trois représentants, un par département; Pohl me proposa aussi un administrateur du siège de la DWB, les Entreprises économiques allemandes, pour nous conseiller sur les aspects économiques et les contraintes des firmes utilisant la main-d'œuvre détenue; enfin, il me détacha son inspecteur pour la Nutrition, le professeur Weinrowski, un homme aux cheveux déjà blancs et aux yeux humides, avec un menton profondément creusé par une fossette, dans laquelle nichaient des poils rêches ayant échappé au rasoir. Weinrowski, depuis près d'un an déjà, s'efforçait d'améliorer l'alimentation des Häftlinge, sans aucun succès; mais il avait une bonne expérience des obstacles et Pohl souhaitait qu'il participe à nos travaux. Après un échange de correspondance avec les départements concernés, je convoquai une première réunion pour faire le point sur la situation. À ma demande, le professeur Weinrowski nous avait préparé avec son assistant, le Hauptsturmführer Dr. Isenbeck, un petit mémoire qui fut distribué aux participants, et dont il nous fit une présentation orale. C'était une très belle journée de septembre, la fin de l'été indien; le soleil brillait sur les arbres du Tiergarten et venait déposer de grands pans de lumière dans notre salle de conférence, illuminant comme un halo la chevelure du professeur. La situation nutritionnelle des Häftlinge, nous expliqua Weinrowski de sa voix hachée et didactique, était assez confuse. Les directives centrales fixaient des normes et des budgets, mais les camps s'approvisionnaient, bien entendu, localement, ce qui donnait lieu à des variations parfois considérables. Comme ration-type, il proposa l'exemple du KL Auschwitz, où un Häftling affecté à un travail lourd devait recevoir, par jour, 350 grammes de pain, un demi-litre d'ersatz, et un litre de soupe aux patates ou aux navets, avec en supplément, quatre fois par semaine, 20 grammes de viande dans la soupe. Les détenus affectés au travail léger ou à l'infirmerie recevaient évidemment moins; il y avait encore toutes sortes de rations spéciales, comme celles des enfants du camp familial ou des détenus sélectionnés pour les expériences médicales. Si l'on pouvait résumer la situation, en gros, un détenu affecté au travail lourd recevait officiellement environ 2 150 kilocalories par jour et, au travail léger, 1700. Or, sans même savoir si ces normes étaient appliquées, elles se révélaient déjà insuffisantes: un homme au repos a besoin, selon sa taille et son poids, et compte tenu de l'environnement, d'un minimum de 2100 kilo-calories par jour pour rester en bonne santé, et un homme qui travaille, de 3 000. Les détenus ne pouvaient donc que dépérir, d'autant que la balance entre lipides, glucides et protides était loin d'être respectée: 6,4 % de la ration, au plus, consistait en protéines, alors qu'il en aurait fallu au moins 10 %, voire 15 %. Sa présentation achevée, Weinrowski se rassit d'un air satisfait et je lus des extraits de la série d'ordres du Reichsführer à Pohl pour l'amélioration de l'alimentation dans les camps, que j'avais fait analyser par mon nouvel assistant, Asbach. Le premier de ces ordres, qui remontait à mars 1942, restait assez vague: le Reichsführer demandait simplement à Pohl, quelques jours après l'incorporation de l'IKL dans le WVHA, de développer graduellement un régime qui, comme celui des soldats romains ou des esclaves égyptiens, contiendrait toutes les vitamines et resterait simple et bon marché. Les lettres suivantes se faisaient plus précises: plus de vitamines, de grandes quantités de légumes crus et d'oignons, des carottes, du chou-rave, des navets, et puis de l'ail, beaucoup d'ail, surtout en hiver, pour améliorer l'état de santé. «Je connais ces ordres, déclara le professeur Weinrowski lorsque j'eus fini. Mais à mon avis l'essentiel n'est pas là». Pour un homme qui travaille, l'important ce sont les calories et les protéines; les vitamines et les micronutriments restent somme toute secondaires. Le Hauptsturmführer Dr. Alicke, qui représentait le D III, approuvait ce point de vue; le jeune Isenbeck, en revanche, avait des doutes: la nutrition classique, semblait-il penser, sous-estime l'importance des vitamines, et il alléguait en faveur de cette opinion, comme si cela tranchait tout, un article tiré d'un journal professionnel britannique de 1938, référence qui parut peu impressionner Weinrowski. Le Hauptsturmführer Gorter, le représentant de l'Arbeitseinsatz, prit à son tour la parole: En ce qui concernait les statistiques globales des détenus enregistrés, la situation continuait à montrer une amélioration progressive; de 2,8 % en avril, le taux moyen de mortalité était passé à 2,23 % en juillet, puis à 2,09 % en août. Même à Auschwitz, il tournait autour de 3,6 %, une baisse remarquable depuis mars. «En ce moment, le système des KL compte environ 160 000 détenus: sur ce chiffre, seuls 35 000 sont classés par l'Arbeitseinsatz comme inaptes au travail, et 100 000, ce qui n'est pas rien, travaillent en extérieur, dans des usines ou des entreprises». Avec les programmes de construction de l'Amtsgruppe C, la surpopulation, source d'épidémies, diminuait; si l'habillement restait problématique, malgré l'usage des effets pris aux Juifs, l'aspect médical avait fait de grands progrès; bref, la situation semblait se stabiliser. L'Obersturmführer Jedermann, de l'administration, se déclara plutôt d'accord; et puis, rappela-t-il, la maîtrise des coûts restait un problème vital: les enveloppes budgétaires étaient contraignantes. «C'est tout à fait vrai, intervint alors le Sturmbannführer Rizzi, le spécialiste économique choisi par Pohl, mais il y a quand même de nombreux facteurs à prendre en compte». C'était un officier de mon âge, aux cheveux clairsemés et avec un nez en trompette, presque slave; lorsqu'il parlait, ses lèvres fines et exsangues remuaient à peine, mais ses propos étaient nets et précis. La productivité d'un détenu pouvait généralement être exprimée en termes d'un pourcentage de celle d'un travailleur allemand ou d'un travailleur étranger; or, ces deux catégories entraînaient des coûts autrement plus considérables qu'un Häftling, sans parler du fait que leur disponibilité devenait de plus en plus limitée. Certes, depuis que les grandes entreprises et le ministère de l'Armement s'étaient plaints de la concurrence déloyale, la S S ne pouvait plus fournir à ses propres entreprises des détenus au coût réel, mais devait se les facturer au même coût que pour les entreprises extérieures, soit de 4 à 6 reichsmarks par jour, le coût d'entretien d'un détenu restant bien évidemment inférieur à cette somme. Or, une légère augmentation du coût réel d'entretien, bien gérée, pouvait entraîner une augmentation considérable du ratio de productivité, auquel cas tout le monde y gagnait. «Je m'explique: le WVHA dépense actuellement, disons, 1,5 reichsmark par jour pour un détenu capable d'accomplir 10 % du travail quotidien d'un travailleur allemand. Il faut donc dix détenus, soit 15 reichsmarks par jour, pour remplacer un Allemand. Mais si, en dépensant 2 reichsmarks par jour pour un détenu, on pouvait lui redonner des forces, augmenter sa durée d'aptitude au travail et ainsi le former correctement? Dans ce cas, il serait envisageable qu'un détenu puisse, au bout de quelques mois, fournir 50 % du travail de son homologue allemand: ainsi, il ne faudrait plus que deux détenus, soit 4 reichsmarks par jour, pour accomplir la tâche d'un Allemand. Vous me suivez? Bien entendu, ces chiffres sont des approximations. Il faudrait faire une étude». – «Vous pourriez vous en charger?» demandai-je avec intérêt. – «Attendez, attendez, me coupa Jedermann. Si moi je dois subvenir pour cent mille détenus à 2 reichsmarks plutôt qu'à 1,5, cela me fait un surcoût de 50 000 reichsmarks net par jour. Le fait qu'ils produisent plus ou moins n'y change rien. Mon budget, lui, ne change pas». – «C'est vrai, répondis-je. Mais je vois où veut en venir le Sturmbannführer Rizzi. Si son idée est valable, les profits globaux de la SS augmenteront, puisque les détenus produiront plus sans augmentation des coûts pour les entreprises qui les emploient. Il suffirait, si cela peut être démontré, de convaincre l'Obergruppenführer Pohl de reverser une partie de ces profits accrus au budget d'entretien de l'Amtsgruppe D». – «Oui, ce n'est pas bête, opina Gorter, l'homme de Maurer. Et si les détenus s'épuisent moins vite, finalement, les effectifs, de fait, croissent plus vite. D'où l'importance de la réduction de la mortalité, en fin de compte». La réunion se conclut sur cette note et je proposai une répartition des tâches pour préparer la réunion suivante. Rizzi tenterait d'étudier la validité de son idée; Jedermann nous exposerait en détail ses contraintes budgétaires; quant à Isenbeck, je le chargeai, avec l'accord de Weinrowski (qui visiblement ne souhaitait pas trop se déplacer), d'inspecter rapidement quatre camps: les KL Ravensbrück, Sachsenhausen, Gross-Rosen et Auschwitz, avec pour objectif d'en rapporter toutes les échelles de rations, les menus effectivement préparés pour les catégories principales de détenus depuis un mois, et surtout des échantillons de rations que nous ferions analyser: je voulais pouvoir comparer les menus théoriques avec la nourriture effectivement servie.
À cette dernière remarque, Rizzi m'avait jeté un regard curieux, après la levée de la conférence, je l'entraînai dans mon bureau. «Vous avez des raisons de croire que les Häftlinge ne reçoivent pas ce qu'ils devraient?» me demanda-t-il de sa manière sèche et abrupte. Il me paraissait un homme intelligent, et sa proposition m'avait laissé penser que nos idées et nos objectifs devaient pouvoir se recouper: je décidai de m'en faire un allié; de toute façon, je ne voyais pas de risques à m'ouvrir à lui. «Oui, j'en ai, déclarai-je. La corruption est un problème majeur dans les camps. Une bonne partie de la nourriture achetée par le D IV est détournée. C'est difficile à chiffrer, mais les Häftlinge en bout de chaîne – je ne parle pas des kapos et des Prominenten – doivent être lésés de 20 à 30 % de leur ration. Comme celle-ci déjà ne suffit pas, seuls les détenus qui parviennent à obtenir un supplément, légal ou illégal, ont une chance de rester en vie plus de quelques mois». – «Je vois». Il réfléchit, se frottant la base du nez en-dessous de ses lunettes. «Il faudrait pouvoir calculer précisément l'espérance de vie et la moduler en fonction du degré de spécialisation». Il marqua encore une pause puis conclut: «Bon, je vais voir». Je compris assez rapidement, hélas, que mon enthousiasme initial allait être quelque peu déçu. Les réunions suivantes s'empêtrèrent dans une masse de détails techniques aussi volumineuse que contradictoire. Isenbeck avait mené une bonne analyse des menus, mais semblait incapable de démontrer quel rapport ils entretenaient avec les rations réellement distribuées; Rizzi semblait se focaliser sur l'idée d'accentuer la division entre travailleurs spécialisés et non spécialisés, et de concentrer nos efforts sur les premiers; Weinrowski ne parvenait pas à s'entendre avec Isenbeck et Alicke sur la question des vitamines. Pour tenter de stimuler les débats, j'invitai un représentant du ministère Speer: Schmelter, qui dirigeait leur département pour l'allocation de la main-d'œuvre, me répondit qu'il était grand temps que la SS prenne en compte ce problème et me dépêcha un Oberregierungsrat avec une longue liste de doléances. Le ministère de Speer venait d'absorber une partie des compétences du ministère de l'Économie et d'être rebaptisé ministère de l'Armement et de la Production de Guerre, RMfRuK selon l'acronyme barbare, afin de refléter ses pouvoirs élargis en ce domaine; et cette réorganisation semblait se refléter dans l'assurance sans faille du Dr. Kühne, l'envoyé de Schmelter. «Je ne parle pas seulement au nom du ministère, commença-t-il lorsque je le présentai à mes collègues, mais aussi au nom des entreprises qui utilisent la main-d'œuvre fournie par la S S, dont les plaintes répétées nous parviennent quotidiennement». Cet Oberregierungsrat portait un costume marron, un nœud papillon et une moustache prussienne coupée en brosse; ses rares cheveux filandreux étaient soigneusement peignés de côté, pour recouvrir le dôme oblong de son crâne. Mais la fermeté de son discours démentait son aspect un peu ridicule Comme nous le savions sans doute, les détenus arrivaient généralement aux usines dans un état de grande faiblesse, et souvent, au bout de quelques semaine»à peine, épuisés, ils devaient être renvoyés au camp. Or, leur formation demandait un minimum de plusieurs semaines; les instructeurs manquaient, et l'on n'avait pas les moyens de former de nouveaux groupes tous les mois. En outre, pour le moindre travail exigeant un minimum de qualification, il fallait au moins six mois avant que le rendement atteigne un niveau satisfaisant: et peu de détenus duraient aussi longtemps. Le Reichsminister Speer était très déçu par cet état de choses et jugeait que la contribution de la S S à l'effort de guerre, à ce niveau là, gagnerait à être améliorée. Il conclut en nous remettant un mémoire contenant des extraits de lettres des entreprises. Après son départ, tandis que je feuilletais le mémoire, Rizzi haussa les épaules et lécha ses lèvres fines: «C'est ce que je dis depuis le début. Les travailleurs qualifiés.» J'avais aussi demandé au bureau de Sauckel, le plénipotentiaire général pour l'Arbeitseinsatz ou GB A, d'envoyer quelqu'un exprimer leurs vues: un assistant de Sauckel m'avait répondu assez acerbement que, dès lors que la SP jugeait bon de trouver n'importe quel prétexte pour arrêter des travailleurs étrangers et les envoyer grossir les effectifs des camps, c'était à la S S de s'occuper de leur entretien, et le GB A pour sa part, ne se sentait plus concerné. Brandt m'avait téléphoné pour me rappeler que le Reichsführer attachait beaucoup d'importance à l'avis du RSHA; j'avais donc aussi écrit à Kaltenbrunner, qui m'avait renvoyé à Müller, qui m'avait à son tour répondu de prendre contact avec l'Obersturmbannführer Eichmann. J'avais eu beau protester que le problème dépassait largement celui des seuls Juifs, unique domaine de compétence d'Eichmann, Müller avait insisté; je téléphonai donc à la Kurfürstenstrasse et demandai à Eichmann d'envoyei un collègue; il me répondit qu'il préférait venir en personne. «Mon adjoint Günther est au Danemark, m'expliqua-t-il lorsque je l'accueillis. De toute façon, les questions de cette importance, je préfère les traiter moi-même». À notre table commune, il se lança dans un réquisitoire impitoyable contre les détenus juifs, qui, selon lui, représentaient une menace de plus en plus accrue; depuis Varsovie, les révoltes se multipliaient; un soulèvement dans un camp spécial, à l'Est (il s'agissait de Treblinka, mais Eichmann ne le précisa pas), avait fait plusieurs morts parmi les S S, et des centaines de détenus s'étaient évadés; tous n'avaient pas été repris. Le RSHA, comme le Reichsführer lui-même, craignait que de tels incidents se multiplient; et cela, au vu de la situation tendue au front, on ne pouvait se le permettre. Il nous rappela en outre que les Juifs amenés dans les camps en convois RSHA se trouvaient, tous, sous sentence de mort: «Ça, on ne peut rien y changer, même si on le voulait. Tout au plus a-t-on le droit d'extraire d'eux, en quelque sorte, leur capacité de travail pour le Reich avant qu'ils ne meurent». En d'autres termes, même si certains objectifs politiques étaient différés pour des raisons économiques, ils n'en restaient pas moins en vigueur; il ne s'agissait donc pas de distinguer entre détenus spécialisés ou non – je lui avais brièvement exposé l'état de nos discussions – mais entre les différentes catégories politico-policières. Les travailleurs russes ou polonais arrêtés pour vol, par exemple, étaient envoyés dans un camp, mais leur peine n'allait pas plus loin; le WVHA pouvait donc en disposer à son gré. Quant aux condamnés pour «souillure de race», c'était déjà plus délicat. Mais pour les Juifs et les asociaux transférés par le ministère de la Justice, il fallait que tout le monde soit clair: ils n'étaient en quelque sorte que prêtés au WVHA, car le RSHA gardait juridiction sur eux jusqu'à leur mort; pour eux, la politique du Vernichtung durch Arbeit, la destruction par le travail, devait être strictement appliquée: inutile donc de gaspiller de la nourriture à leur intention. Ces propos firent une forte impression sur certains de mes collègues, et Eichmann reparti, on se mit à proposer des rations différentes pour les détenus juifs et pour les autres; j'allai même jusqu'à revoir l'Oberregierungsrat Kühne pour lui faire part de cette suggestion; il me répondit par écrit que, dans ce cas, les entreprises refuseraient certainement les détenus juifs, ce qui était contraire à l'accord entre le Reichsminister Speer et le Führer, ainsi qu'au décret de janvier 1943 sur la mobilisation de la main-d'œuvre. Mes collègues néanmoins n'abandonnèrent pas tout à fait l'idée. Rizzi demanda à Weinrowski s'il était techniquement possible de calculer des rations propres à faire mourir un homme en un temps donné; une ration, par exemple, qui donnerait trois mois à un Juif non qualifié, une autre qui en donnerait neuf à un ouvrier spécialisé asocial. Weinrowski dut lui expliquer que non, ce ne l'était pas; sans même parler des autres facteurs comme le froid et les maladies, tout dépendait du poids et de la résistance du sujet; avec une ration donnée, un individu pouvait mourir en trois semaines, un autre durerait indéfiniment; d'autant plus que le détenu dégourdi trouverait toujours du rab, alors que celui déjà affaibli et apathique ne s'en laisserait aller que plus rapidement. Ce raisonnement donna une brillante idée au Hauptsturmführer Dr. Alicke: «Ce que vous dites, fit-il comme en pensant à voix haute, c'est que les détenus les plus forts se débrouilleront toujours pour piquer une partie des rations des plus faibles, et donc pour durer.
Mais en quelque sorte, n'est-il pas de notre intérêt que les détenus les plus faibles ne reçoivent même pas leur ration complète? Une fois qu'ils ont passé un certain niveau de faiblesse, automatiquement pour ainsi dire, ils se font voler leur ration, ils mangent moins et meurent plus vite, et donc nous économisons leur nourriture. Quant à ce qui leur est volé, ça renforce les détenus déjà plus valides qui n'en travaillent que mieux. C'est tout simplement le mécanisme naturel de la survie du plus fort; de la même manière, un animal malade succombe rapidement devant les prédateurs». C'était quand même aller un peu loin, et je réagis aigrement: «Hauptsturmführer, le Reichsführer n'a pas établi le système des camps de concentration pour conduire des expériences à huis clos sur les théories du darwinisme social. Votre raisonnement ne me semble donc pas très pertinent». Je me tournai vers les autres: «Le vrai problème, c'est sur quoi nous voulons mettre la priorité. Sur les impératifs politiques? ou sur les besoins économiques?» – «Ce n'est certainement pas à notre niveau que cela peut se décider», fit calmement Weinrowski. – «D'accord, intervint Gorter, mais quand même pour l'Arbeitseinsatz, les instructions sont claires: tout doit être mis en œuvre pour augmenter la productivité des Häftlinge». – «Du point de vue de nos entreprises SS, confirma à son tour Rizzi, il en va de même. Mais nous ne pouvons pas ignorer pour autant certains impératifs idéologiques». – «De toute façon, meine Herren, conclus-je, nous n'avons pas à résoudre cette question. Le Reichsführer m'a demandé d'émettre des recommandations qui satisfassent aux intérêts de vos différents départements. Nous pouvons dans le pire des cas préparer plusieurs options pour lui laisser le choix; quoi qu'il en soit, c'est à lui que revient la décision finale».
Je commençais à voir que ces discussions stériles pourraient continuer indéfiniment, et cette perspective m'effrayait; je me décidai donc à changer de tactique: préparer une proposition concrète, et la faire avaliser par les autres, quitte à la modifier un peu, si nécessaire. Pour cela, je résolus de m'entendre d'abord avec les spécialistes, Weinrowski et Isenbeck. Weinrowski, lorsque je l'approchai, comprit rapidement mes intentions et me promit son soutien; Isenbeck, quant à lui, ferait ce qu'on lui dirait de faire. Mais nous manquions encore de données concrètes. Weinrowski croyait savoir que l'IKL avait déjà mené des recherches à ce sujet; je dépêchai Isenbeck à Oranienburg avec un ordre de mission; triomphal, il me rapporta une pile de dossiers: à la fin des années 30, le département médical de l'IKL avait en effet mené une batterie d'expériences, au KL Buchenwald, sur l'alimentation de détenus soumis aux travaux forcés; avec comme seule motivation la punition ou la menace de la punition, on avait testé un grand nombre de formules, en changeant fréquemment les rations et en pesant régulièrement les sujets; on en avait dégagé toute une série de chiffres. Tandis qu'Isenbeck dépouillait ces rapports, je discutais avec Weinrowski de ce que nous appelions les «facteurs secondaires», comme l'hygiène, le froid, la maladie, les coups. Je me fis envoyer par le SD une copie de mon rapport de Stalingrad, qui traitait justement de ces sujets; en le parcourant, Weinrowski s'exclama: «Ah, mais vous citez Hohenegg!» À ces paroles le souvenir de cet homme, enfoui en moi comme une bulle de verre, se détacha du fond et remonta, prenant de la vitesse à chaque instant avant de venir éclater à la surface; comme c'est curieux, me dis-je, je n'ai pas songé à lui depuis longtemps. «Vous le connaissez?» demandai-je à Weinrowski, saisi d'une agitation intense. – «Bien sûr! C'est un de mes collègues de la faculté de médecine de Vienne». – «Il est donc encore en vie?» – «Oui, sans doute, pourquoi pas?»
Je me mis aussitôt à sa recherche: il était bel et bien vivant, et je n'eus aucune peine à le trouver; lui aussi travaillait à Berlin, au département médical de la Bendlerstrasse. Heureux, je le fis appeler au téléphone sans donner mon nom; sa voix grasse et musicale paraissait un peu ennuyée en répondant:
«Oui?» – «Professeur Hohenegg?» – «Lui-même. C'est à quel sujet?» -»Je vous appelle de la SS. C'est au sujet d'une vieille dette». Sa voix prit une teinte encore plus agacée. «De quoi parlez-vous? Qui êtes-vous?» – «Je vous parle d'une bouteille de cognac que vous m'avez promise voilà neuf mois». Hohenegg partit d'un long éclat de rire: «Hélas, hélas, je dois vous avouer quelque chose: vous ayant cru mort, je l'ai bue à votre santé». – «Homme de peu de foi». – «Ainsi, vous êtes vivant» – «Et promu: Sturmbannführer». – «Bravo! Eh bien, il ne me reste plus qu'à dénicher une autre bouteille». – «Je vous donne vingt-quatre heures: nous la boirons demain soir. En échange, je vous offre le dîner. Chez Borchardt, à huit heures, cela vous convient?» Hohenegg émit un long sifflement: «On a dû vous augmenter, aussi. Mais permettez-moi de vous signaler que ce n'est pas encore tout à fait la saison des huîtres». – «Ce n'est pas grave; nous mangerons du pâté de sanglier. À demain».
Hohenegg, dès qu'il me revit, voulut à tout prix palper mes cicatrices; je me laissai faire gracieusement, sous l'œil étonné du maître d'hôtel venu nous proposer la carte des vins. «Beau travail, faisait Hohenegg, beau travail. Si vous aviez eu ça avant Kislovodsk, je vous aurais cité dans mon séminaire. Finalement, j'ai bien fait d'insister». – «Que voulez-vous dire?» – «Le chirurgien, à Goumrak, avait renoncé à vous opérer, ce qui se comprend. Il vous avait tiré un drap sur le visage et avait suggéré aux infirmiers, comme on faisait alors, de vous placer dans la neige, pour en finir plus vite. Moi, je passais par là, j'ai remarqué ce drap qui remuait au niveau de la bouche, et bien sûr j'ai trouvé ça curieux, un mort qui respire comme un bœuf sous son linceul. Je l'ai retroussé: imaginez ma surprise. Alors je me suis dit que c'était la moindre des choses d'exiger de quelqu'un d'autre qu'il s'occupe de vous. Le chirurgien ne voulait pas, nous avons eu quelques mots, mais j'étais son supérieur hiérarchique et il a dû s'incliner. Il n'arrêtait pas de crier que c'était une perte de temps. J'étais un peu pressé, je l'ai laissé faire, j'imagine qu'il s'est contenté d'une hémostase. Mais je suis heureux que ça ait servi à quelque chose». J'étais immobile, je restais rivé à ses mots; en même temps je me sentais incommensurablement loin de tout cela, comme si ça concernait un autre homme, que j'aurais à peine connu. Le maître d'hôtel apportait le vin. Hohenegg l'interrompit avant qu'il ne le verse: «Un instant, je vous prie. Pourriez-vous nous apporter deux verres à cognac?» – «Bien entendu, Herr Oberst». Avec un sourire, Hohenegg tira une bouteille de Hennessy de sa serviette et la posa sur la table: «Voilà. Chose promise, chose due». Le maître d'hôtel revint avec les verres, déboucha la bouteille, et nous versa à chacun une mesure. Hohenegg prit son verre et se leva; je l'imitai. Il avait tout à coup un air sérieux et je remarquai qu'il avait sensiblement vieilli par rapport à mon souvenir: sa peau, jaune et molle, pendait sous ses yeux et sur ses joues rondes; tout son corps, encore gras, semblait comme diminué sur sa charpente. «Je propose, dit-il, que nous buvions à tous nos camarades de malheur qui n'ont pas eu autant de chance que nous. Et surtout à ceux qui sont encore en vie, quelque part». Nous bûmes et reprîmes nos places. Hohenegg resta silencieux encore quelques instants, jouant avec son couteau, puis reprit son air enjoué. Je lui racontai comment je m'en étais sorti, ce que Thomas m'en avait rapporté du moins, et lui demandai à son tour son histoire. «Moi, c'est plus simple. J'avais fini mon travail, rendu mon rapport au général Renoldi, qui préparait déjà ses valises pour la Sibérie et se moquait éperdument du reste, et je me suis rendu compte qu'on m'avait oublié. Heureusement, je connaissais un jeune homme obligeant à l'AOK; grâce à lui, j'ai pu envoyer un signal à l'OKHG avec une copie pour ma faculté, disant simplement que j'étais prêt à remettre mon rapport. Alors ils se sont souvenus de moi et le lendemain j'ai reçu l'ordre de quitter le Kessel. C'est d'ailleurs en attendant un avion à Goumrak que je suis tombé sur vous. J'aurais bien voulu vous prendre avec moi, mais dans cet état-là vous étiez intransportable, et je ne pouvais quand même pas attendre votre opération, les vols se faisaient rares. Je crois d'ailleurs que j'ai eu un des derniers au départ de Goumrak. L'avion juste avant le mien s'est écrasé sous mes yeux; j'étais encore sonné par le bruit de l'explosion en arrivant à Novorossisk. On a décollé tout droit à travers la fumée et les flammes qui montaient de la carcasse, c'était très impressionnant. Après, j'ai eu un congé, et au lieu de me réaffecter à la nouvelle 6e armée ils m'ont donné un poste à l'OKW. Et vous, que devenez-vous?» Tandis que nous mangions je lui décrivis les problèmes de mon groupe de travail. «En effet, commenta-t-il, cela me semble délicat. Je connais bien Weinrowski, c'est un honnête homme et un savant intègre; mais il n'a aucun sens politique et fait souvent des faux pas». Je restai songeur: «Vous ne pourriez pas le rencontrer avec moi? Pour nous aider à nous orienter». – «Mon cher Sturmbannführer, je vous rappelle que je suis un officier de la Wehrmacht. Je doute que vos supérieurs – et les miens – apprécient que vous me mêliez à cette sombre histoire». – «Pas officiellement, bien sûr. Une simple discussion privée, avec votre vieil ami de la faculté?» – «Je n'ai jamais dit que c'était mon ami». Hohenegg se passa la main pensivement sur le dos de son crâne chauve; son cou ridé saillait par-dessus son col boutonné. «Bien sûr, en tant qu'anatomo-pathologiste, je suis toujours ravi de pouvoir aider le genre humain; après tout, je ne manque jamais de clients. Si vous voulez, nous n'aurons qu'à achever cette bouteille de cognac à trois».
Weinrowski nous invita chez lui. Il vivait avec sa femme dans un appartement de trois pièces, à Kreuzberg. Sur le piano, il nous montra deux photos de jeunes hommes, l'une encadrée de noir avec un ruban: son aîné, Egon, tué à Demiansk; le cadet, lui, servait en France et avait été tranquille jusque-là, mais sa division venait d'être envoyée d'urgence en Italie, pour renforcer le nouveau front. Tandis que Frau Weinrowski nous servait du thé et des gâteaux, nous commentions la situation italienne: comme à peu près tout le monde s'y attendait, Badoglio ne cherchait qu'une occasion pour retourner sa veste, et dès que les Anglo-Américains avaient posé le pied sur le sol italien, il l'avait saisie. «Heureusement, heureusement, le Führer a été plus malin que lui!» s'exclama Weinrowski. – «Tu dis ça, marmonna tristement Frau Weinrowski en nous proposant du sucre, mais c'est ton Karl qui est là-bas, pas le Führer». C'était une femme un peu lourde, aux traits bouffis et fatigués; mais le dessin de sa bouche et surtout la lumière de ses yeux laissaient entrevoir une beauté passée. «Oh, tais-toi, grommela Weinrowski, le Führer sait ce qu'il fait. Regarde ce Skorzeny! Si ça c'était pas un coup de maître». Le raid sur le Gran Sasso, pour libérer Mussolini, faisait depuis des jours la une de la presse de Goebbels. Depuis, nos forces avaient occupé l'Italie du Nord, interné 650 000 soldats italiens, et installé une république fasciste à Salo; et tout cela était présenté comme une victoire considérable, une anticipation brillante du Führer. Mais la reprise des raids sur Berlin en était aussi une conséquence directe, le nouveau front drainait nos divisions, et en août les Américains avaient réussi à bombarder Ploesti, notre dernière source de pétrole. L'Allemagne était bel et bien prise entre deux feux.
Hohenegg sortait son cognac et Weinrowski alla chercher des verres; sa femme avait disparu dans la cuisine. L'appartement était sombre, avec cette odeur musquée et renfermée des appartements de vieux. Je m'étais toujours demandé d'où venait cette odeur. Est-ce que moi aussi, je sentirais ainsi, si jamais je vivais assez longtemps? Curieuse idée. Aujourd'hui, en tout cas, je ne sens rien; mais on ne sent jamais sa propre odeur, dit-on. Lorsque Weinrowski revint, Hohenegg versa trois mesures et nous bûmes à la mémoire du défunt fils. Weinrowski semblait un peu ému. Puis je sortis les documents que j'avais préparés et les montrai à Hohenegg, après avoir demandé à Weinrowski de donner un peu plus de lumière. Weinrowski s'était installé à côté de son ancien collègue et commentait les papiers et les tableaux au fur et à mesure que Hohenegg les examinait; inconsciemment, ils étaient passés à un dialecte viennois que j'avais un peu de mal à suivre. Je me renfonçai dans mon fauteuil et bus le cognac de Hohenegg. Tous deux avaient une attitude plutôt curieuse: en effet, comme Hohenegg me l'avait expliqué, Weinrowski, à la faculté, avait plus d'ancienneté que lui; mais en tant qu'Oberst il était supérieur en grade à Weinrowski, qui à la S S avait rang de Sturmbannführer de réserve, l'équivalent d'un Major. Ils ne semblaient pas savoir lequel des deux devait la préséance à l'autre, et en conséquence ils avaient adopté une attitude déférente, avec force «Je vous en prie», «Non, non, bien sûr, vous avez raison», «Votre expérience»…, «Votre pratique»…, ce qui devenait assez comique. Hohenegg leva la tête et me regarda: «Si je comprends bien, selon vous, les détenus ne reçoivent même pas les rations complètes décrites ici?» – «À part quelques privilégiés, non. Ils en perdent au minimum 20 %». Hohenegg se replongea dans sa conversation avec Weinrowski. «C'est mauvais, ça». – «Certes. Ça leur fait entre 1300 et 1 700 kilocalories par jour». – «C'est toujours plus que nos hommes à Stalingrad». Il me regarda à nouveau: «Qu'est-ce que vous visez, en fin de compte?» – «L'idéal serait une ration minimale normale». Hohenegg tapota les papiers: «Oui, mais ça, si j'ai bien compris, c'est impossible. Manque de ressources». – «En quelque sorte, oui. Mais on pourrait proposer des améliorations». Hohenegg réfléchissait: «En fait, votre vrai problème, c'est l'argumentation. Le détenu qui devrait recevoir 1 700 calories n'en reçoit que 1300; pour qu'il en reçoive effectivement 1700»… – «Ce qui est de toute façon insuffisant», interjecta Weinrowski – «… il faudrait que la ration soit de 2100. Mais si vous demandez 2100, vous devez justifier 2100. Vous ne pouvez pas dire que vous demandez 2100 pour recevoir 1700». – «Docteur, comme toujours, c'est un plaisir de discuter avec vous, fis-je en souriant. À votre habitude, vous allez droit au fond du problème». Hohenegg continuait sans se laisser interrompre: «Attendez. Pour demander 2 100, vous devriez démontrer que 1 700 ne suffisent pas, ce que vous ne pouvez pas faire, car ils ne reçoivent pas réellement 1 700. Et bien sûr, vous ne pouvez pas tenir compte du facteur détournement dans votre argumentation». – «Pas vraiment. La direction sait que le problème existe, mais nous n'avons pas à nous en mêler. Il y a d'autres instances pour ça». – «Je vois». – «En fait, le problème serait d'obtenir une augmentation du budget global. Mais ceux qui gèrent ce budget estiment qu'il devrait suffire et c'est difficile de prouver le contraire. Même si on démontre que les détenus continuent à mourir trop vite, on nous répond que ce n'est pas en jetant de l'argent sur le problème qu'on va le résoudre». – «Ce en quoi on n'a pas forcément tort». Hohenegg se frottait le sommet du crâne; Weinrowski se taisait et écoutait. «Est-ce qu'on ne pourrait pas modifier les répartitions?» demanda enfin Hohenegg. – «C'est-à-dire?» – «Eh bien, sans augmenter le budget global, favoriser un peu plus les détenus qui travaillent, et un peu moins ceux qui ne travaillent pas». – «En principe, cher docteur, il n'y a pas de détenus qui ne travaillent pas. Il n'y a que les malades: mais si on les nourrit encore moins qu'on ne le fait, ils n'auront aucune chance de récupérer et de redevenir aptes. Dans ce cas, autant ne pas les nourrir du tout; mais alors la mortalité augmentera de nouveau». – «Oui, mais, ce que je veux dire, c'est que les femmes, les enfants, vous les gardez bien quelque part? Donc ils doivent bien être nourris aussi?» Je le fixais sans répondre. Weinrowski aussi restait muet. Enfin je dis: «Non, docteur. Les femmes et les vieux et les enfants, on ne les garde pas». Hohenegg écarquilla les yeux et me regarda sans répondre, comme s'il voulait que je confirme que j'avais bien dit ce que j'avais dit. Je hochai la tête. Enfin il comprit. Il soupira longuement et se frotta le dos de la nuque: «Eh bien»… Weinrowski et moi gardions toujours le silence. «Ah oui… oui. Ah, c'est raide, ça». Il respira fortement: «Bien. Je vois ce que c'est. J'imagine qu'après tout, surtout depuis Stalingrad, on n'a pas trop le choix». – «Non, docteur, pas vraiment». – «Quand même, c'est fort. Tous?» – «Tous ceux qui ne peuvent pas travailler». – «Eh bien»… Il se ressaisit: «Au fond, c'est normal. Il n'y a pas de raison qu'on traite nos ennemis mieux que nos propres soldats. Après ce que j'ai vu à Stalingrad… Même ces rations-là sont du luxe. Nos hommes tenaient avec bien moins. Et puis, ceux qui ont survécu, qu'est-ce qu'on leur donne à manger, maintenant? Nos camarades, en Sibérie, qu'est-ce qu'ils reçoivent? Non, non, vous avez raison». Il me fixa d'un air pensif: «N'empêche, c'est une Schweinerei, une vraie saloperie. Mais quand même vous avez raison».
J'avais eu raison, aussi, de lui demander son avis Hohenegg avait tout de suite compris ce que Weinrowski ne pouvait pas voir, qu'il s'agissait d'un problème politique et non technique. L'aspect technique devait servir à justifier un choix politique, mais ne pouvait le dicter. Notre discussion, ce jour-là, ne parvint pas à une conclusion; mais cela me fit réfléchir et, à la fin, je trouvai la solution. Comme Weinrowski me semblait incapable de suivre, je lui demandai pour l'occuper un autre compte-rendu, et me tournai vers Isenbeck pour le soutien technique nécessaire. J'avais sous-estimé ce garçon: il était très vif et se montra tout à fait capable de comprendre ma pensée, voire de l'anticiper. En une nuit de travail, seuls dans notre grand bureau au ministère de l'Intérieur, buvant du café que nous apportait une ordonnance somnolente, nous traçâmes ensemble les grandes lignes du projet. Je partis du concept de Rizzi en établissant une distinction entre ouvriers qualifiés et ouvriers non qualifiés: toutes les rations seraient augmentées, mais celles des ouvriers non qualifiés seulement un peu, tandis que les ouvriers qualifiés pourraient recevoir toute une série de nouveaux avantages. Le projet ne traitait pas des différentes catégories de détenus, mais permettait, si le RSHA insistait, d'assigner les catégories que l'on voulait défavoriser, comme les Juifs, à des travaux non qualifiés uniquement: de toute manière, les options restaient ouvertes. À partir de cette distinction centrale, Isenbeck m'aida à en décliner d'autres: travail lourd, travail léger, hospitalisation; à la fin, cela formait une grille à laquelle il suffisait d'indexer des rations. Plutôt que de nous débattre avec des rations fixes, qui de toute façon, ne pourraient pas être respectées à cause des restrictions et des difficultés d'approvisionnement, je demandai à Isenbeck de calculer – en partant quand même de menus types – une enveloppe budgétaire quotidienne correspondant à chaque catégorie, puis, en annexe, de suggérer des variations de menus qui correspondraient à ces budgets. Isenbeck insistait pour que ces suggestions incluent aussi des options qualitatives, comme distribuer des oignons crus plutôt que cuits, en raison des vitamines; je le laissai faire. À bien y regarder, ce projet n'avait rien de révolutionnaire: il reprenait des pratiques en cours et les modifiait légèrement pour essayer de faire passer une augmentation nette; afin de la justifier, j'allai trouver Rizzi, lui exposai le concept, et lui demandai de me rédiger un argumentaire économique en termes de rendement; il accepta tout de suite, d'autant que je lui attribuais volontiers la paternité des idées clefs. Moi-même, je me réservais la rédaction du projet, une fois que j'aurais en main tous les éléments techniques.
L'important, je le voyais bien, était que le RSHA n'ait pas trop d'objections; si le projet leur était acceptable, le département D IV du WVHA ne pourrait pas s'y opposer. J'appelai donc Eichmann pour le sonder: «Ah, mon cher Sturmbannführer Aue! Me rencontrer? C'est que je suis absolument débordé, en ce moment Oui, l'Italie, et autre chose aussi. Le soir alors? Pour un verre. Il y a un petit café pas trop loin de mon bureau, à l'angle de la Potsdamerstrasse. Oui, à côté de l'entrée de l'U-Bahn. À ce soir alors». Lorsqu'il arriva, il s'affala sur la banquette avec un soupir et jeta sa casquette sur la table en se massant la base du nez. J'avais déjà commandé deux schnaps et je lui offris une cigarette qu'il prit avec plaisir, se renversant sur la banquette les jambes croisées, un bras par-dessus le dossier. Entre deux bouffées il se mordillait la lèvre inférieure; son haut front dégarni reflétait les lampes du café. «L'Italie, alors?» demandai-je. -»Le problème, c'est pas tellement l'Italie – bon, là, bien sûr, on en trouvera huit ou dix mille – c'est surtout les zones qu'ils occupaient et qui à cause de leur politique imbécile sont devenues des paradis pour Juifs. Il y en a partout! Le sud de la France, la côte dalmate, leurs zones en Grèce. J'ai tout de suite envoyé des équipes un peu partout, mais ça va être un gros boulot; avec les problèmes de transport en plus, ça ne se fera pas en un jour. À Nice, avec l'effet de surprise, on a réussi à en arrêter quelques milliers; mais la polic e française devient de moins en moins coopérative, et ça complique les choses. Nous manquons terriblement de ressources. Et puis le Danemark nous préoccupe beaucoup». – «Le Danemark?» – «Oui. Ça devait être tout simple et c'est devenu un vrai foutoir. Günther est furieux. Je vous ai dit que je l'avais envoyé là-bas?» – «Oui. Que s'est-il passé?» – «Je ne sais pas au juste. D'après Günther, c'est ce Dr. Best, l'ambassadeur, qui joue un jeu bizarre. Vous le connaissez, non?» Eichmann vida son schnaps d'un trait et en commanda un autre. «C'était mon supérieur, répondis-je. Avant la guerre». – «Oui, eh bien, je ne sais pas ce qu'il a dans la tête, maintenant. Pendant des mois et des mois, il a tout fait pour nous freiner, sous prétexte que ça va»… – il fit un geste de haut en bas, répété – «… heurter sa politique de coopération. Et puis en août, après les émeutes, quand on a imposé l'état d'urgence, nous autres, on a dit, c'est bon, allez-y. Sur place, il y a un nouveau BdS, c'est le Dr. Mildner, mais il est déjà débordé; de plus la Wehrmacht a tout de suite refusé de coopérer, c'est pour ça que j'ai envoyé Günther, pour activer les choses. Alors on a tout préparé, un bateau pour les quatre mille qui sont à Copenhague, des trains pour les autres, et alors Best n'arrête pas de faire des difficultés. Il a toujours une objection, les Danois, la Wehrmacht, e tutti quanti. En plus, ça devait rester un secret, pour pouvoir tous les rafler d'un coup, sans qu'ils s'y attendent, mais Günther dit qu'ils sont déjà au courant. Ça a l'air assez mal parti». – «Et vous en êtes où?» – «C'est prévu pour dans quelques jours. On va faire ça en une fois, de toute façon ils ne sont pas très nombreux. Moi, j'ai appelé Günther, je lui ai dit, Günther, mon ami, si c'est comme ça, dis à Mildner d'avancer la date, mais Best a refusé. Trop sensible, il devait encore discuter avec les Danois. Günther pense qu'il le fait exprès pour que ça foire». – «Pourtant, je connais bien le Dr. Best: c'est tout sauf un ami des Juifs. Vous aurez du mal à trouver un meilleur national-socialiste que lui». Eichmann fit une moue: «Ouais. Vous savez, la politique, ça change les gens. Enfin, on verra. Moi, je suis couvert, on a tout préparé, tout prévu, si ça plante, c'est pas sur moi que ça pourra retomber, je vous le dis. Et votre projet, alors, ça avance?»
Je commandai une nouvelle tournée: j'avais déjà eu l'occasion de remarquer que la boisson avait tendance à détendre Eichmann, à susciter son côté sentimental et amical. Je ne cherchais pas à le flouer, loin de là, mais je voulais qu'il me fasse confiance et voie que mes idées n'étaient pas incompatibles avec sa vision des choses. Je lui exposai les grandes lignes du projet; comme je l'avais prévu, il écouta à peine. Une seule chose l'intéressait: «Comment conciliez-vous tout ça avec le principe du Vernichtung durch Arbeit"?» – «C'est tout simple: les améliorations ne concernent que les travailleurs qualifiés. Il suffira de s'assurer que les Juifs et les asociaux soient assignés à des tâches lourdes mais non qualifiées». Eichmann se gratta la joue. Bien entendu, je savais que, dans les faits, les décisions d'affectation des travailleurs individuels étaient prises par l'Arbeitseinsatz au niveau de chaque camp; mais s'ils voulaient garder des Juifs qualifiés, ce serait leur problème. Eichmann, de toute façon, semblait avoir d'autres soucis. Après une minute de réflexion, il lâcha: «Bon, ça va», et se remit à parler du sud de la France. Je l'écoutais en buvant et en fumant Au bout d'un temps, à un moment opportun, je lui dis poliment: «Pour revenir à mon projet, Herr Obersturmbannführer, il est presque prêt et je voudrais vous l'envoyer pour que vous l'étudiiez». Eichmann balaya l'air de la main: «Si vous voulez. Je reçois déjà tellement de papier». – «Je ne veux pas vous déranger. C'est simplement pour être sûr que vous n'avez pas d'objections». – «Si c'est comme vous dites»… – «Écoutez, si vous avez le temps, regardez-le, et puis faites-moi une petite lettre. Comme ça je pourrai montrer que j'ai pris votre avis en compte». Eichmann eut un petit rire ironique et agita un doigt vers moi: «Ah, vous êtes un malin, Sturmbannführer Aue. Vous aussi vous voulez vous couvrir». Je gardai un visage impassible: «Le Reichsführer souhaite que les avis de tous les départements concernés soient pris en compte. L'Obergruppenführer Kaltenbrunner m'a indiqué que pour le RSHA, je devais m'adresser à vous. Je trouve cela normal». Eichmann se renfrogna: «Bien entendu, ce n'est pas moi qui décide: je devrai soumettre ça à mon Amtchef. Mais si je donne une recommandation positive, il n'y a pas de raison qu'il refuse de signer. En principe, bien sûr». Je levai mon verre: «Au succès de votre Einsatz danoise, alors?» Il sourit; lorsqu'il souriait ainsi, ses oreilles paraissaient particulièrement décollées, il ressemblait plus que jamais à un oiseau; en même temps, un tic nerveux déformait son sourire, en faisait presque une grimace. «Oui, merci, à l'Einsatz. À votre projet aussi».
Je rédigeai le texte en deux jours; Isenbeck avait méticuleusement préparé des beaux tableaux détaillés pour les annexes, et je repris sans trop les retoucher les arguments de Rizzi. Je n'avais pas tout à fait terminé lorsque Brandt me convoqua. Le Reichsführer allait se rendre dans le Warthegau pour y prononcer d'importants discours; le 6 octobre s'y tenait une conférence de Reichsleiter et de Gauleiter, à laquelle le Dr. Mandelbrod serait présent; et ce dernier avait demandé que je sois invité. Où en étais-je de mon projet? Je l'assurai que j'avais presque fini. Je devais simplement, avant de l'envoyer pour accord aux bureaux concernés, le présenter à mes collègues. J'en avais déjà discuté avec Weinrowski, en lui présentant les échelles d'Isenbeck comme une simple élaboration technique de ses idées: il semblait trouver ça très bien. La réunion générale se passa sans heurts; je laissai surtout parler Rizzi et me contentai de souligner que j'avais l'accord oral du RSHA. Gorter paraissait content, et se demandait seulement si nous étions allés assez loin; Alicke se montrait dépassé par la discussion économique de Rizzi; Jedermann grommela que ça allait quand même coûter cher, et où trouver l'argent? Mais il se rassura lorsque je lui garantis que si le projet était approuvé, il serait financé grâce à des crédits supplémentaires. Je demandai à chacun une réponse écrite de son Amtchef pour le 10, comptant être de retour à Berlin d'ici là; je fis aussi parvenir une copie à Eichmann. Brandt m'avait laissé entendre que je pourrais sans doute présenter le projet au Reichsführer en personne, une fois que les départements auraient donné leur accord.
Le jour du départ, en fin d'après-midi, je me rendis au Prinz-Albrecht-Palais. Brandt m'avait convié à assister à un discours de Speer avant de rejoindre le Dr. Mandelbrod dans le train spécial prévu pour les pontes. Dans le hall d'entrée, je fus accueilli par Ohlendorf, que je n'avais pas revu depuis son départ de Crimée. «Doktor Aue! Quel plaisir de vous retrouver. Il paraît que vous êtes à Berlin depuis des mois. Pourquoi ne m'avez-vous pas appelé? J'aurais été heureux de vous voir». – «Excusez-moi, Herr Brigadeführer. J'ai été terriblement occupé. Vous aussi, j'imagine». Il semblait rayonner d'intensité, une énergie noire, concentrée. «Brandt vous a envoyé pour notre confé rence, c'est ça? Si j'ai bien compris, vous vous occupez des questions de productivité». – «Oui, mais uniquement pour ce qui concerne les détenus des camps de concentration.» – «Je vois. Ce soir, nous allons introduire un nouvel accord de coopération entre le SD et le ministère de l'Armement. Mais le sujet est beaucoup plus large; cela couvrira aussi le traitement des travailleurs étrangers, entre autres». – «Vous êtes maintenant au ministère de l'Économie, Herr Brigadeführer, n'est-ce pas?» – «Eh oui. Mes casquettes se multiplient. C'est dommage que vous ne soyez pas économiste: avec ces accords, tout un nouveau domaine va s'ouvrir pour le SD, j'espère. Allez, montez, ça va bientôt commencer».
La conférence se tenait dans une des grandes salles lambrissées du palais, où les décorations nationales-socialistes juraient quelque peu avec les boiseries et les candélabres dorés du XVIIIe siècle. Plus d'une centaine d'officiers SD étaient présents, parmi eux nombre de mes anciens collègues ou supérieurs: Siebert, avec qui j'avais servi en Crimée, le Regierungsrat Neifend, qui travaillait auparavant à l'Amt II mais était depuis passé Gruppenleiter à l'Amt III, d'autres encore. Ohlendorf avait sa place auprès de la tribune, à côté d'un homme en uniforme de S S-Obergruppenführer, au grand front dégagé et aux traits fermes et décidés: Karl Hanke, le Gauleiter de Basse-Silésie, qui représentait le Reichsführer à cette cérémonie. Le Reichsminister Speer arriva un peu en retard. Je lui trouvai un air étonnamment jeune, même si son front commençait à se dégarnir, élancé, vigoureux; il portait un simple costume croisé, avec pour seul insigne le Badge d'or du Parti. Quelques civils l'accompagnaient, qui prirent place sur des chaises alignées derrière Ohlendorf et Hanke, tandis qu'il montait à la tribune et commençait son discours. Il parlait, au début, d'une voix presque douce, précise, polie, qui soulignait plutôt qu'elle ne masquait une autorité que Speer paraissait dégager bien plus de lui-même que de sa position. Ses yeux sombres et vifs restaient fixés sur nous et ne quittaient nos visages, de temps en temps, que pour regarder ses notes; lorsqu'ils se baissaient, ils disparaissaient presque sous ses épais sourcils en bataille. Les notes devaient juste lui servir à orienter son discours, il les consultait à peine, et semblait tirer tous les chiffres qu'il égrenait directement de sa tête, au fur et à mesure du besoin qu'il en avait, comme s'ils restaient là déployés en permanence, prêts à l'usage. Ses propos étaient d'une franchise brutale et à mon sens rafraîchissante: si tout n'était pas rapidement mis en œuvre pour une production militaire totale, la guerre était perdue. Il ne s'agissait pas là d'avertissements à la Cassandre; Speer comparait notre production actuelle aux estimations dont nous disposions de la production soviétique et surtout américaine; à ce rythme, nous démontrait-il, nous ne tiendrions pas un an. Or nos ressources industrielles se trouvaient loin d'être exploitées au maximum; et un des obstacles majeurs, à part les problèmes de main-d'œuvre, était l'obstruction, au niveau régional, par des intérêts particuliers: c'était surtout pour cela qu'il comptait sur le soutien du SD, et c'était l'un des principaux sujets des accords qu'il allait conclure avec la S S. Il venait de signer une convention importante avec le ministre de l'Économie français, Bichelonne, pour transférer la majeure partie de notre production de biens de consommation en France. Cela donnerait certes un avantage commercial considérable à la France d'après-guerre, mais nous n'avions pas le choix: si nous voulions la victoire, à nous de faire les sacrifices. Cette mesure permettrait de verser un million et demi de travailleurs supplémentaires dans l'armement. Mais l'on pouvait compter que de nombreux Gauleiter s'opposeraient aux nécessaires fermetures d'entreprises; c'était là un terrain privilégié où le SD pourrait intervenir. Après ce discours, Ohlendorf se leva, le remercia, et présenta rapidement la teneur de l'accord: le SD serait autorisé à examiner les conditions de recrutement et le traitement des travailleurs étrangers; de même, tout refus de la part des Gaue de suivre les instructions du ministre ferait l'objet d'une enquête SD. L'accord fut cérémonieusement paraphé sur une table disposée à cet effet, par Hanke, Ohlendorf, et Speer; puis tout le monde échangea un salut allemand, Speer leur serra la main, et fila. Je regardai ma montre: il me restait moins de trois quarts d'heure, mais j'avais pris mon sac de voyage. Dans le brouhaha, je me glissai auprès d'Ohlendorf qui parlait à Hanke: «Herr Brigadeführer, excusez-moi: je prends le même train que le Reichsminister, je dois y aller». Ohlendorf, un peu étonné, haussa les sourcils: «Appelez-moi quand vous serez de retour», me lança-t-il.
Le train spécial partait non pas d'une des gares principales mais de la station S-Bahn de la Friedrichstrasse. Le quai, bouclé par des forces de police et de la Waffen-SS, grouillait de hauts fonctionnaires et de Gauleiter, en uniformes SA ou S S, qui se saluaient bruyamment. Tandis qu'un Leutnant de la Schupo vérifiait sa liste et mes ordres, j'examinai la foule: je ne voyais pas le Dr. Mandelbrod, que je devais retrouver là. Je demandai au Leutnant de m'indiquer son compartiment; il consulta sa liste: «Herr Doktor Mandelbrod, Mandelbrod… Voilà, c'est le wagon spécial, en queue de train». Ce wagon était d'une construction particulière: au lieu d'une portière ordinaire, il y avait, à environ un tiers de sa longueur, une double portière, comme dans un fourgon à marchandises; et des rideaux d'acier fermaient toutes les fenêtres. Une des amazones de Mandelbrod se tenait devant la portière, en uniforme S S avec des galons d'Obersturmführer; elle portait non pas la jupe réglementaire mais une culotte de cheval masculine, et avait au moins quelques centimètres de plus que moi. Je me demandai où Mandelbrod pouvait bien recruter tous ses aides: il devait avoir un arrangement particulier avec le Reichsführer. La femme me salua: «Herr Sturmbannführer, le Dr. Mandelbrod vous attend.» Elle semblait m'avoir reconnu; pourtant, je ne la reconnaissais pas; il est vrai qu'elles se ressemblaient toutes un peu. Elle prit mon sac et m'introduisit dans une antichambre tapissée, d'où partait sur la gauche un couloir.
«Votre cabine sera la deuxième à droite, m'indiqua-t-elle. J'y déposerai vos affaires. Le Dr. Mandelbrod se trouve par ici». Une double porte coulissante, à l'opposé du couloir, s'ouvrait automatiquement. J'entrai. Mandelbrod, baignant dans son affreuse odeur habituelle, était installé dans son énorme fauteuil-plate-forme, que la disposition des portières permettait de faire monter; près de lui, dans un petit fauteuil rococo, les jambes négligemment croisées, se tenait le ministre Speer. «Ah, Max, te voilà! s'exclama Mandelbrod de sa voix musicale. Viens, viens». Un chat se coula entre mes bottes au moment où je voulus avancer et je faillis trébucher; je me rattrapai et saluai Speer, puis Mandelbrod. Celui-ci tourna la tête vers le ministre: «Mon cher Speer, je vous présente un de mes jeunes protégés, le Dr. Aue». Speer m'examina sous ses volumineux sourcils et se déplia hors de sa chaise; à ma surprise, il s'avança pour me serrer la main: «Enchanté, Sturmbannführer». – «Le Dr. Aue travaille pour le Reichsführer, précisa Mandelbrod. Il essaye d'améliorer la productivité de nos camps de concentration». – «Ah, fit Speer, c'est très bien. Allez-vous y parvenir?» – «Je ne m'occupe de cette question que depuis quelques mois, Herr Reichsminister, et mon rôle est mineur. Mais dans l'ensemble il y a déjà eu beaucoup d'efforts accomplis. Je pense que vous avez pu constater les résultats». – «Oui, bien sûr. C'est un sujet dont j'ai récemment discuté avec le Reichsführer. Il était d'accord avec moi que ce pourrait être encore mieux». – «Sans aucun doute, Herr Reichsminister. Nous y travaillons avec acharnement». Il y eut une pause; Speer cherchait visiblement quelque chose à dire. Ses yeux tombèrent sur mes médailles: «Vous avez été au front, Sturmbannführer?» – «Oui, Herr Reichsminister. À Stalingrad». Son regard s'obscurcit, il baissa les yeux; un tressaillement parcourut sa mâchoire. Puis il me regarda de nouveau avec ses yeux précis et scrutateurs, cernés, je le remarquai pour la première fois, par de lourdes ombres de fatigue. «Mon frère Ernst a disparu à Stalingrad», dit-il d'une voix calme, légèrement tendue. J'inclinai la tête: «Je suis désolé de l'entendre, Herr Reichsminister. Toutes mes condoléances. Savez-vous dans quelles circonstances il est tombé?» – «Non. Je ne sais même pas s'il est mort». Sa voix paraissait distante, comme détachée. «Nos parents ont reçu des lettres, il était malade, dans un des hôpitaux. Les conditions étaient… épouvantables. Dans son avant-dernière lettre, il disait qu'il ne le supportait plus et qu'il retournait rejoindre ses camarades à son poste d'artillerie. Pourtant, il était presque invalide». – «Le Dr. Aue a été grièvement blessé à Stalingrad, intervint Mandelbrod. Mais il a eu de la chance, il a pu être évacué». – «Oui»…, fit Speer. Il avait un air rêveur maintenant, presque perdu. «Oui… vous avez eu de la chance. Lui, son unité entière a disparu durant l'offensive russe de janvier. Il est certainement mort. Sans aucun doute. Mes parents ont toujours du mal à s'en remettre». Ses yeux replongèrent dans les miens. «C'était le fils préféré de mon père». Gêné, je murmurai une autre formule de politesse. Derrière Speer, Mandelbrod disait: «Notre race souffre, mon cher ami. Nous devons en assurer l'avenir». Speer hocha la tête et regarda sa montre. «Nous allons partir. Je vais rejoindre mon compartiment». Il me tendit de nouveau la main: «Au revoir, Sturmbannführer». Je claquai des talons et le saluai, mais déjà il serrait la main de Mandelbrod, qui le tirait à lui et lui disait doucement quelque chose que je n'entendis pas. Speer écouta attentivement, hocha la tête, et sortit. Mandelbrod m'indiqua le fauteuil qu'il avait quitté: «Assieds-toi, assieds-toi. Tu as dîné? Tu as faim?» Une seconde double porte, au fond du salon, s'ouvrit silencieusement, et une jeune femme en uniforme S S se présenta, qui ressemblait à s'y méprendre à la première, mais devait en être une autre – à moins que celle qui m'avait accueilli ait fait le tour du wagon par l'extérieur. «Vous souhaitez prendre quelque chose, Herr Sturmbannführer?» demanda-t-elle. Le train s'était lentement ébranlé et quittait la gare. Des rideaux cachaient les fenêtres, le salon était éclairé par la lumière chaude et dorée de plusieurs petits lustres; dans une courbe, un des rideaux bâilla, j'aperçus à travers la vitre la persienne métallique et songeai que tout le wagon devait être blindé. La jeune femme réapparut et déposa un plateau avec des Sandwiches et de la bière sur une table pliante qu'elle déploya adroitement d'une main à côté de moi. Pendant que je mangeais, Mandelbrod m'interrogea sur mon travail; il avait beaucoup apprécié mon rapport d'août, et il attendait avec plaisir le projet que je devais compléter; il paraissait déjà au courant de la plupart des détails. Herr Leland en particulier, ajouta-t-il, s'intéressait aux questions de rendement individuel. «Herr Leland voyage-t-il avec nous, Herr Doktor?» demandai-je. – «Il nous rejoindra à Posen», répondit Mandelbrod. Il se trouvait déjà à l'Est, en Silésie, à des endroits que j'avais visités et où ils avaient tous deux des intérêts considérables. «C'est très bien que tu aies rencontré le Reichsminister Speer, dit-il presque distraitement. C'est un homme avec qui il est important de s'entendre. La S S et lui devraient se rapprocher davantage». Nous discutâmes encore un peu, j'achevai de manger et bus ma bière; Mandelbrod caressait un chat qui s'était glissé sur ses genoux. Puis il me permit de me retirer. Je repassai dans l'antichambre et trouvai ma cabine. Elle était spacieuse, avec une couchette confortable, déjà dressée, une tablette de travail, et un lavabo surmonté d'un miroir. J'écartai le rideau: là aussi, un volet en acier fermait la fenêtre, et il ne semblait y avoir aucun moyen de l'ouvrir. Je renonçai à fumer et ôtai ma tunique et ma chemise pour me laver. Je m'étais à peine savonné le visage, avec un joli petit savon parfumé posé près de l'évier – il y avait même de l'eau chaude -, lorsqu'on frappa à ma porte. «Un instant!» Je m'essuyai, repassai ma chemise, remis ma tunique sans la boutonner, puis ouvris. Une des assistantes se tenait dans le couloir et me fixait de ses yeux clairs, avec l'ombre d'un sourire sur ses lèvres, délicat comme son parfum que je distinguais tout juste. «Bonsoir, Herr Sturmbannführer, fit-elle. Votre cabine est à votre satisfaction?» -
«Oui, tout à fait». Elle me regardait en cillant à peine. «Si vous le désirez, continua-t-elle, je pourrais vous tenir compagnie pour la nuit» Cette offre inattendue, prononcée sur le même ton indifférent avec lequel on m'avait demandé si je souhaitais manger, me prit, je dois l'avouer, un peu de court: je me sentis rougir et cherchai avec hésitation une réponse. «Je ne crois pas que le Dr. Mandelbrod approuverait», dis-je enfin. – «Au contraire, répondit-elle sur le même ton aimable et tranquille, le Dr. Mandelbrod en serait très content. Il est fermement convaincu que toutes les occasions de perpétuer notre race doivent être mises à profit. Bien entendu, si je venais à tomber enceinte, votre travail n'en souffrirait aucune distraction: la S S dispose d'institutions prévues à cet effet». – «Oui, je sais», dis-je. Je me demandais ce qu'elle ferait si j'acceptais: j'avais l'impression qu'elle entrerait, se déshabillerait sans aucun commentaire, et attendrait, nue, sur le lit, que j'aie fini ma toilette. «C'est une proposition très tentante, fis-je enfin, et je suis vraiment au regret de devoir refuser. Mais je suis très fatigué et la journée de demain sera chargée. Une autre fois, avec un peu de chance». Son expression ne marqua aucun changement; à peine peut-être cligna-t-elle des yeux. «Comme vous le souhaitez, Herr Sturmbannführer, répondit-elle. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez sonner. Je serai à côté. Bonne nuit». – «Bonne nuit», dis-je en m'efforçant de sourire. Je refermai la porte. Ma toilette achevée, j'éteignis et me couchai. Le train filait dans la nuit invisible, tanguant légèrement au rythme des cahots. Je mis longtemps à m'endormir.
Du discours d'une heure et demie que prononça le Reichsführer le 6 octobre au soir devant les Reichsleiter et Gauleiter assemblés, j'ai peu à dire. Ce discours est moins connu que celui, presque deux fois plus long, qu'il lut le 4 octobre à ses Obergruppenführer et ses HSSPF; mais à part quelques différences dues à la nature des audiences respectives, et le ton moins informel, moins sardonique, moins lardé d'argot du second discours, le Reichsführer disait essentiellement la même chose. Par le hasard de la survie d'archives et de la justice des vainqueurs, ces discours sont devenus célèbres bien en dehors des cercles fermés auxquels ils étaient destinés; vous ne trouverez pas un ouvrage sur la SS, sur le Reichsführer, ou sur la destruction des Juifs où ils ne soient pas cités; si leur contenu vous intéresse, vous pouvez aisément les consulter, et en plusieurs langues; le discours du 4 octobre figure tout entier au protocole du grand procès de Nuremberg, sous la cote 1919-PS (c'est évidemment sous cette forme que j'ai enfin pu l'étudier en détail, après la guerre, bien que dans les grandes lignes j'en eusse pris connaissance à Posen même); il a d'ailleurs été enregistré, soit sur disque, soit sur une bande magnétique à l'oxyde rouge, les historiens ne sont pas d'accord et sur ce point je ne peux pas les éclairer, n'ayant pas été présent à ce discours-là, mais quoi qu'il en soit l'enregistrement a survécu et, si le cœur vous en dit, vous pouvez l'écouter, et ainsi entendre par vous-même la voix monotone, pédante, didactique et précise du Reichsführer, un peu plus pressée lorsqu'il ironise, avec même, mais rarement, des pointes de colère, surtout évidentes, avec le recul, quand il en arrive aux sujets sur lesquels il devait sentir qu'il avait peu de prise, la corruption généralisée par exemple, dont il a aussi parlé le 6 devant les dignitaires du régime, mais sur laquelle il a surtout insisté, cela, je l'ai su à l'époque par Brandt, lors de son discours aux Gruppenführer prononcé le 4. Or si ces discours sont entrés dans l'Histoire, ce n'est bien entendu pas à cause de cela, mais surtout parce que le Reichsführer, avec une franchise qu'il n'a jamais à ma connaissance égalée ni avant ni après, avec franchise donc et d'une manière qu'on pourrait même dire crue, y dressait le programme de la destruction des Juifs. Même moi, lorsque j'entendis cela le 6 octobre, je n'en crus tout d'abord pas mes oreilles, la salle était comble, la somptueuse salle Dorée du château de Posen, j'étais tout à fait au fond, derrière une cinquantaine de dirigeants du Parti et des Gaue, sans parler de quelques industriels, de deux chefs de service, et de trois (ou peut-être deux) ministres du Reich; et je trouvai cela, eu égard aux règles du secret auxquelles on nous avait astreints, véritablement choquant, indécent presque, et au début cela me mit très mal à l'aise, et je n'étais certainement pas le seul, je voyais des Gauleiter soupirer et essuyer leurs nuques ou leurs fronts, ce n'était pas qu'ils apprenaient là quelque chose de nouveau, personne, dans cette grande salle aux lumières feutrées, ne pouvait ne pas être au courant, même si certains, jusque-là, n'avaient sans doute pas cherché à penser la chose jusqu'au bout, à en discerner toute l'étendue, à songer, par exemple, aux femmes et aux enfants, et c'est probablement pourquoi le Reichsführer insista sur ce point, nettement plus, d'ailleurs, devant les Reichsleiter et les Gauleiter que devant ses Gruppenführer, qui eux en aucun cas ne pouvaient se faire d'illusions, sans doute pourquoi il insista que oui, nous tuions bien les femmes et les enfants aussi, pour ne laisser subsister aucune ambiguïté, et c'est justement cela qui était si inconfortable, cette absence totale, pour une fois, d'ambiguïté, et c'était comme s'il violait une règle non écrite, plus forte encore que ses propres règles édictées à l'intention de ses subordonnés, ses Sprachregelungen pourtant absolument strictes, la règle du tact peut-être, de ce tact dont il parla dans son premier discours, l'évoquant dans le contexte de l'exécution de Röhm et de ses camarades SA, une sorte de tact naturel parmi nous, Dieu merci, dit-il, une conséquence de ce tact qui a fait que nous n'en avons jamais parlé entre nous, mais peut-être s'agissait-il encore d'autre chose que de la question de ce tact et de ces règles, et c'est là que je commençai à comprendre, je crois, la raison profonde de ces déclarations, et aussi pourquoi les dignitaires soupiraient et suaient autant, car eux aussi, comme moi, commençaient à comprendre, à comprendre que ce n'était pas un hasard si le Reichsführer, ainsi, au début de la cinquième année de la guerre, évoquait ouvertement devant eux la destruction des Juifs, sans euphémismes, sans clins d'oeil, avec des mots simples et brutaux comme tuer – exterminer, dit-il, je veux dire tuer ou donner l'ordre de tuer -, que, pour une fois, le Reichsführer leur parlait ouvertement de cette question…, pour vous dire comment sont les choses, non, ce n'était certes pas un hasard, et s'il se permettait de le faire, alors le Führer était au courant, et pis, le Führer l'avait voulu, d'où leur angoisse, le Reichsführer parlait forcément ici au nom du Führer, et il disait cela, ces mots-là qu'on ne devait pas dire, et il les enregistrait, sur disque ou sur bande, peu importe, et il prenait soigneusement note des présents et des absents -parmi les chefs de la SS, seuls n'assistèrent pas au discours du 4 octobre Kaltenbrunner, qui souffrait de phlébite, Daluege, sérieusement malade du cœur et en congé pour un an ou deux, Wolff, tout juste nommé HSSPF pour l'Italie et plénipotentiaire auprès de Mussolini, et Globocnik, qui venait, je ne le savais pas encore et ne l'appris qu'après Posen, d'être subitement muté de son petit royaume de Lublin à sa ville natale de Trieste, comme SSPF pour l'Istne et la Dalmatie, sous les ordres de Wolff justement, accompagné d'ailleurs, mais cela je le sus encore plus tard, de presque tout le personnel de l'Einsatz Reinhard, T-4 compris, on liquidait tout, Auschwitz suffirait dorénavant, et la belle côte adriatique ferait un beau dépotoir pour tous ces gens dont on n'avait plus l'usage, même Blobel viendrait les rejoindre un peu plus tard, qu'ils aillent se faire tuer par les partisans de Tito, cela nous épargnerait une partie du ménage; et quant aux dignitaires du Parti, note fut prise aussi des têtes manquantes, mais je n'ai jamais vu la liste – tout cela, donc, le Reichsführer le faisait délibérément, sur instructions, et à cela il ne pouvait y avoir qu'une raison, d'où l'émoi perceptible des auditeurs, qui la saisissaient fort bien, cette raison: c'était afin qu'aucun d'entre eux ne puisse, plus tard, dire qu'il ne savait pas, ne puisse tenter de faire croire, en cas de défaite, qu'il était innocent du pire, ne puisse songer, un jour, à pouvoir tirer son épingle du jeu; c'était pour les mouiller, et ils le comprenaient très bien, d'où leur désarroi. La Conférence de Moscou, à l'issue de laquelle les Alliés jurèrent de poursuivre les «criminels de guerre» jusqu'au coin le plus reculé de la planète, n'avait pas encore eu lieu, ce serait pour quelques semaines plus tard, avant la fin de ce mois d'octobre 1943, mais déjà la BBC, depuis l'été surtout, menait une propagande intensive sur ce thème, en donnant des noms, avec une certaine précision d'ailleurs, car elle citait parfois des officiers et même des sous-officiers de KL spécifiques, elle était très bien informée, la Staatspolizei se demandait bien comment d'ailleurs, et cela, il est tout à fait exact de le noter, provoquait une certaine nervosité chez les intéressés, d'autant que les nouvelles du front n'étaient pas bonnes, pour tenir l'Italie on avait dû dépouiller le front de l'Est, et il y avait peu de chances qu'on puisse rester sur le Donets, on avait déjà perdu Briansk, Smolensk, Poltava et Krementchoug, la Crimée était menacée, bref, n'importe qui pouvait voir que cela allait mal, et certainement nombreux devaient être ceux qui se posaient des questions sur l'avenir, celui de l'Allemagne en général bien entendu mais le leur en particulier aussi, d'où une certaine efficacité de cette propagande anglaise, qui non seulement démoralisait les uns, cités, mais aussi les autres, pas encore cités, en les encourageant à penser que la fin du Reich ne signifierait pas automatiquement leur propre fin, et rendant donc le spectre de la défaite un tout petit peu moins inenvisageable, d'où ainsi, on peut le concevoir, en ce qui concernait en tout cas les cadres du Parti, de la S S et de la Wehrmacht, la nécessité de leur faire comprendre qu'une éventuelle défaite les concernerait aussi, personnellement, histoire de les remotiver un peu, que les prétendus crimes des uns seraient aux yeux des Alliés les crimes de tous, au niveau de l'appareil en tout cas, que tous les bateaux, ou les ponts, comme on préfère, flambaient, qu'il n'y avait aucun retour en arrière possible, et que le seul salut était la victoire. Et en effet la victoire aurait tout réglé, car si nous avions gagné, imaginez-le un instant, si l'Allemagne avait écrasé les Rouges et détruit l'Union soviétique, il n'aurait plus jamais été question de crimes, ou plutôt si, mais de crimes bolcheviques, dûment documentés grâce aux archives saisies (les archives du NKVD de Smolensk, évacuées en Allemagne et récupérées à la fin de la guerre par les Américains, jouèrent précisément ce rôle, lorsque fut enfin venu le temps où il fallut presque du jour au lendemain expliquer aux bons électeurs démocratiques pourquoi les monstres infâmes de la veille devaient maintenant servir de rempart contre les héroïques alliés de la veille, aujourd'hui révélés comme monstres pires encore), voire peut-être, pour reprendre, par des procès en règle, pourquoi pas, le procès des meneurs bolcheviques, imaginez ça, pour faire sérieux comme ont voulu le faire les Anglo-Américains (Staline, on le sait, se moquait de ces procès, il les prenait pour ce qu'ils étaient, une hypocrisie, inutile de surcroît), et ensuite tout le monde, Anglais et Américains en tête, aurait composé avec nous, les diplomaties se seraient réalignées sur les nouvelles réalités, et malgré l'inévitable braillement des Juifs de New York, ceux d'Europe, qui de toute façon n'auraient manqué à personne, auraient été passés par pertes et profits, comme tous les autres morts d'ailleurs, tsiganes, polonais, que sais-je, l'herbe pousse dru sur les tombes des vaincus, et nul ne demande de comptes au vainqueur, je ne dis pas cela pour tenter de nous justifier, non, c'est la simple et effroyable vérité, regardez donc Roosevelt, cet homme de bien, avec son cher ami Uncle Joe, combien donc de millions Staline en avait-il déjà tué, en 1941, ou même avant 1939, bien plus que nous, c'est sûr, et même si l'on dresse un bilan définitif il risque fort de rester en tête, entre la collectivisation, la dékoulakisation, les grandes purges et les déportations des peuples en 1943 et 1944, et cela, on le savait bien, à l'époque, tout le monde savait plus ou moins, durant les années 30, ce qui se passait en Russie, Roosevelt le savait aussi, cet ami des hommes, mais ça ne l'a jamais empêché de louer la loyauté et l'humanité de Staline, en dépit d'ailleurs des avertissements répétés de Churchill, un peu moins naïf d'un certain point de vue, un peu moins réaliste, d'un autre, et si donc nous autres avions en effet gagné cette guerre, il en aurait certainement été de même, petit à petit, les obstinés qui n'auraient cessé de nous appeler les ennemis du genre humain se seraient tus un à un, faute de public, et les diplomates auraient arrondi les angles, car après tout, n'est-ce pas, Krieg ist Krieg und Schnaps ist Schnaps, et ainsi va le monde. Et peut-être même en fin de compte aurait-on applaudi nos efforts, comme l'a souvent prédit le Führer, ou peut-être pas, quoi qu'il en soit beaucoup auraient applaudi, qui entre-temps se sont tus, car nous avons perdu, dure réalité. Et même si une certaine tension avait persisté à ce sujet, dix ou quinze ans durant, elle se serait tôt ou tard dissipée, quand par exemple nos diplomates auraient fermement condamné, mais tout en se ménageant la possibilité de faire preuve d'un certain degré de compréhension, les dures mesures, susceptibles de nuire aux droits de l'homme, qu'auraient un jour ou l'autre dû appliquer la Grande-Bretagne ou la France afin de restaurer l'ordre dans leurs colonies rétives, ou, dans le cas des États-Unis, assurer la stabilité du commerce mondial et combattre les foyers de révolte communistes, comme ils ont tous d'ailleurs fini par le faire, avec les résultats que l'on sait. Car ce serait une erreur, grave à mon avis, de penser que le sens moral des puissances occidentales diffère si fondamentalement du nôtre: après tout, une puissance est une puissance, elle ne le devient pas par hasard, et ne le reste pas non plus. Les Monégasques, ou les Luxembourgeois, peuvent s'offrir le luxe d'une certaine droiture politique; c'est un peu différent pour les Anglais. N'était-ce pas un administrateur britannique, éduqué à Oxford ou à Cambridge, qui dès 1922 préconisait des massacres administratifs pour assurer la sécurité des colonies, et regrettait amèrement que la situation politique in the Home Islands rendît impossibles ces mesures salutaires? Ou, si l'on souhaite comme certains imputer toutes nos fautes au compte du seul antisémitisme – une erreur grotesque, à mon avis, mais séduisante pour beaucoup -, ne faudrait-il pas reconnaître que la France, à la veille de la Grande Guerre, faisait bien plus fort en ce domaine que nous (sans parler de la Russie des pogromes!)? J'espère que vous ne serez pas trop surpris d'ailleurs que je dévalorise ainsi l'antisémitisme comme cause fondamentale du massacre des Juifs: ce serait oublier que nos politiques d'extermination allaient chercher bien plus loin. À la défaite – et loin de vouloir réécrire l'Histoire, je serais le premier à le reconnaître – nous avions déjà, outre les Juifs, achevé la destruction de tous les handicapés physiques et mentaux incurables allemands, de la majeure partie des Tsiganes, et de millions de Russes et de Polonais. Et les projets, on le sait, étaient encore plus ambitieux: pour les Russes, la diminution naturelle nécessaire devait atteindre selon les experts du Plan quadriennal et du RSHA trente millions, voire se situer entre quarante-six et cinquante et un millions selon l'avis dissident d'un Dezernent un peu zélé de l'Ostministerium. Si la guerre avait encore duré quelques années, nous aurions certainement entamé une réduction massive des Polonais. L'idée était déjà dans l'air du temps depuis un moment: voyez la volumineuse correspondance entre le Gauleiter Greiser du Warthegau et le Reichsführer, où Greiser demande, à partir de mai 1942, la permission de se servir des installations de gazage de Kulmhof pour détruire 35 000 Polonais tuberculeux qui constituaient, selon lui, une grave menace de santé pour son Gau; le Reichsführer, au bout de sept mois, lui fit enfin comprendre que sa proposition était intéressante, mais prématurée. Vous devez trouver que je vous entretiens bien froidement de tout cela: c'est simplement afin de vous démontrer que la destruction par nos soins du peuple de Moïse ne procédait pas uniquement d'une haine irrationnelle pour les Juifs – je crois avoir déjà montré à quel point les antisémites du type émotionnel étaient mal vus au SD et à la S S en général – mais surtout d'une acceptation ferme et raisonnée du recours à la violence pour la résolution des problèmes sociaux les plus variés, ce en quoi, d'ailleurs, nous ne différions des bolcheviques que par nos appréciations respectives des catégories de problèmes à résoudre: leur approche étant fondée sur une grille de lecture sociale horizontale (les classes), la nôtre, verticale (les races), mais toutes deux également déterministes (je crois l'avoir déjà souligné) et parvenant à des conclusions similaires en termes de remède à employer. Et si l'on y réfléchit bien, on pourrait en déduire que cette volonté, ou du moins cette capacité à accepter la nécessité d'une approche bien plus radicale des problèmes affligeant toute société, ne peut être née que de nos défaites lors de la Grande Guerre. Tous les pays (sauf peut-être les États-Unis) ont souffert; mais la victoire, et l'arrogance et le confort moral nés de la victoire, ont sans doute permis aux Anglais et aux Français et même aux Italiens d'oublier plus facilement leurs souffrances et leurs pertes, et de se rasseoir, parfois même de se vautrer dans leur autosatisfaction, et donc aussi de prendre peur plus facilement, de crainte de voir se désagréger ce si fragile compromis. Quant à nous, nous n'avions plus rien à perdre. Nous nous étions battus; aussi honorablement que nos ennemis; on nous a traités comme des criminels, on nous a humiliés et dépecés, et on a bafoué nos morts. Le sort des Russes, objectivement, n'a guère été meilleur. Quoi de plus logique, alors, que d'en venir à se dire: Eh bien, s'il en est ainsi, s'il est juste de sacrifier le meilleur de la Nation, d'envoyer à la mort les hommes les plus patriotes, les plus intelligents, les plus dévoués, les plus loyaux de notre race, et tout cela au nom du salut de la Nation – et que cela ne serve à rien – et que l'on crache sur leur sacrifice – alors, quel droit à la vie garderaient les pires éléments, les criminels, les fous, les débiles, les asociaux, les Juifs, sans parler de nos ennemis extérieurs? Les bolcheviques, j'en suis convaincu, ont raisonné de la même manière. Puisque respecter les règles de la prétendue humanité ne nous a servi à rien, pourquoi s'entêter dans ce respect dont on ne nous a même pas su gré? De là, inévitablement, une approche beaucoup plus raide, plus dure, plus radicale de nos problèmes. Dans toutes les sociétés, en tout temps, les problèmes sociaux ont connu un arbitrage entre les besoins de la collectivité et les droits de l'individu, et ont donc donné lieu à un nombre de réponses somme toute fort limité: schématiquement, la mort, la charité, ou l'exclusion (surtout, historiquement, sous la forme de l'exil extérieur). Les Grecs exposaient leurs enfants difformes; les Arabes, reconnaissant qu'ils constituaient, économiquement parlant, une charge trop lourde pour leurs familles, mais ne souhaitant pas les tuer, les plaçaient à la charge de la communauté, par le mécanisme de la zakat, la charité religieuse obligatoire (un impôt pour les bonnes œuvres); de nos jours encore, chez nous, il existe des établissements spécialisés pour de tels cas, afin que leur malheur n'afflige pas la vue des bien-portants. Or, si l'on adopte une telle vision d'ensemble, on peut constater qu'en Europe du moins, à partir du XVIIIe siècle, toutes les solutions distinctes aux divers problèmes – le supplice pour les criminels, l'exil pour les malades contagieux (léproseries), la charité chrétienne pour les imbéciles – ont convergé, sous l'influence des Lumières, vers un type de solution unique, applicable à tous les cas et déclinable à volonté: l'enfermement institutionnalisé, financé par l'État, une forme d'exil intérieur si l'on veut, à prétention pédagogique parfois, mais surtout à finalité pratique: les criminels, en prison, les malades, à l'hôpital, les fous, à l'asile. Qui ne peut pas voir que ces solutions si humaines, elles aussi, résultaient de compromis, étaient rendues possibles par la richesse, et restaient, en fin de compte, contingentes? Après la Grande Guerre beaucoup ont compris qu'elles n'étaient plus adaptées, qu'elles ne suffisaient plus pour faire face à la nouvelle ampleur des problèmes, du fait de la restriction des moyens économiques et aussi du niveau, autrefois impensable, des enjeux (les millions de morts de la guerre). Il fallait de nouvelles solutions, on les a trouvées, comme l'homme trouve toujours les solutions qu'il lui faut, comme aussi les pays dits démocratiques les auraient trouvées, s'ils en avaient eu besoin. Mais pourquoi alors, demanderait-on aujourd'hui, les Juifs? Qu'est-ce que les Juifs ont à voir avec vos fous, vos criminels, vos contagieux? Pourtant, il n'est pas difficile de voir que, historiquement, les Juifs se sont eux-mêmes constitués comme «problème», en voulant à tout prix rester à part. Les premiers écrits contre les Juifs, ceux des Grecs d'Alexandrie, bien avant le Christ et l'antisémitisme théologique, ne les accusaient-ils pas d'être des asociaux, de violer les lois de l'hospitalité, fondement et principe politique majeur du monde antique, au nom de leurs interdits alimentaires, qui les empêchaient d'aller manger chez les autres ou de les recevoir, d'être des hôtes? Ensuite, bien entendu, il y a eu la question religieuse. Je ne cherche pas ici, comme on pourrait le croire, à rendre les Juifs responsables de leur catastrophe; je cherche simplement à dire qu'une certaine histoire de l'Europe, malheureuse selon les uns, inévitable selon les autres, a fait en sorte que même de nos jours, en temps de crise, il est naturel de se retourner contre les Juifs, et que si l'on s'engage dans une refonte de la société par la violence, tôt ou tard les Juifs en font les frais – tôt, dans notre cas, tard, dans celui des Soviétiques – et que ce n'est pas tout à fait un hasard. Certains Juifs aussi, la menace de l'antisémitisme éloignée, sombrent dans la démesure.
Ces réflexions, vous devez les juger fort intéressantes, je n'en doute pas un instant; mais je me suis un peu égaré, je n'ai toujours pas parlé de cette fameuse journée du 6 octobre, que je souhaitais décrire brièvement. Quelques coups secs à la porte de mon compartiment m'avaient tiré de mon sommeil; avec les volets baissés, impossible de savoir l'heure, j'étais sans doute plongé dans un rêve, je me souviens d'en avoir été entièrement désorienté. Puis j'entendis la voix de l'assistante de Mandelbrod, douce mais ferme: «Herr Sturmbannführer. Nous arrivons d'ici une demi-heure.» Je me lavai, m'habillai, et sortis me dégourdir les jambes dans l'antichambre. La jeune femme se tenait là: «Bonjour, Herr Sturmbannführer. Avez-vous bien dormi?» – «Oui, je vous remercie. Le Dr. Mandelbrod est-il réveillé?» – «Je ne sais pas, Herr Sturmbannführer. Voulez-vous du café? Un petit déjeuner complet sera servi à l'arrivée». Elle revint avec un petit plateau. Je bus le café debout, les jambes légèrement écartées à cause du balancement du train; elle s'assit sur un petit fauteuil, les jambes discrètement croisées – elle portait maintenant, je le remarquai, une longue jupe à la place de la culotte noire de la veille. Ses cheveux étaient tirés en un chignon sévère. «Vous n'en prenez pas?» demandai-je. – «Non, je vous remercie». Nous restâmes ainsi en silence jusqu'à ce que se fasse entendre le grincement des freins. Je lui rendis la tasse et pris mon sac de voyage. Le train ralentissait. «Bonne journée, me dit-elle. Le Dr Mandelbrod vous retrouvera plus tard». Sur le quai, c'était un peu la confusion; les Gauleiter fatigués sortaient un à un du train en bâillant, accueillis par une escouade de fonctionnaires en civil ou en uniforme SA. L'un d'eux vit mon uniforme S S et fronça les sourcils. Je lui indiquai le wagon de Mandelbrod et son visage s'éclaira: «Excusez-moi», fit-il en s'avançant. Je lui donnai mon nom et il consulta une liste: «Oui, je vois. Vous êtes avec les membres de la Reichsführung, à l'hôtel Posen. Il y a une chambre pour vous. Je vais vous trouver une voiture. Voici le programme». À l'hôtel, un immeuble cossu et un peu triste datant de la période prussienne, je me douchai, me rasai, me changeai, et avalai quelques tartines avec de la confiture. Vers huit heures je descendis dans le hall d'entrée. Des gens commençaient à aller et venir. Je trouvai enfin un assistant de Brandt, un Hauptsturmführer, et lui montrai le programme que l'on m'avait donné. «Écoutez, vous n'avez qu'à y aller maintenant. Le Reichsführer ne viendra que dans l'après-midi, mais il y aura quelques officiers». La voiture prêtée par le Gau attendait toujours et je me fis conduire au Schloss Posen, admirant en route le beffroi bleu et la loggia à arcades de l'hôtel de ville, puis les façades multicolores des étroites maisons bourgeoises serrées sur la Vieille Place, reflets de plusieurs siècles d'architecture discrètement fantaisiste, jusqu'à ce que ce fugitif plaisir matinal vienne se heurter contre le château lui-même, un vaste amas de blocs adossé à une grande place vide, fruste et hérissé de toits pointus avec une haute tour à ogive calée tout contre, massif, digne, sévère, monotone, et devant lequel venaient s'aligner une à une les Mercedes à fanion des dignitaires. Le programme débutait par une série de conférences d'experts de l'entourage de Speer, dont Walter Rohland, le magnat de l'acier, qui exposèrent l'un après l'autre, avec une précision affligeante, l'état de la production de guerre. Au premier rang, écoutant gravement ces sombres nouvelles, se trouvait une bonne partie de l'élite de l'État: le Dr. Goebbels, le ministre Rosenberg, Axmann, le Führer de la Jeunesse du Reich, le grand amiral Dönitz, le Feldmarschall Milch de la Luftwaffe, et un homme gras, à cou de taureau, aux cheveux épais peignés en arrière, que je me fis identifier lors d'une des pauses: le Reichsleiter Bormann, secrétaire personnel du Führer et directeur de la chancellerie du NSDAP. Son nom m'était connu, bien sûr, mais je savais peu de choses de lui; les journaux et les actualités au cinéma ne le mentionnaient jamais, et je ne me souvenais pas d'avoir vu sa photo. Après Rohland, ce fut au tour de Speer: sa présentation, qui dura moins d'une heure, reprenait les mêmes thèmes que ceux abordés la veille au Prinz-Albrecht-Palais, en un langage étonnamment direct, presque brusque. Je remarquai seulement alors Mandelbrod: une place spéciale avait été ménagée sur le côté pour son encombrante plate-forme, et il écoutait avec les yeux plissés, une inattention bouddhique, flanqué de deux de ses assistantes – ainsi, elles étaient bien deux – et de la haute figure taillée à la hache de Herr Leland. Les dernières paroles de Speer provoquèrent un tumulte: revenant sur le thème de l'obstruction des Gaue, il mentionna son accord avec le Reichsführer, menaçant de sévir contre les récalcitrants. Dès qu'il fut descendu de l'estrade, plusieurs Gauleiter l'entourèrent en vociférant; j'étais trop loin, au fond de la salle, pour entendre leurs propos, mais je pouvais les imaginer. Leland s'était penché et murmurait quelque chose à l'oreille de Mandelbrod. Ensuite, on nous invita à retourner en ville, à l'hôtel Ostland, où étaient logés les dignitaires, pour une réception avec buffet. Ses assistantes guidèrent Mandelbrod par une sortie secondaire, mais je le retrouvai dans la cour et allai le saluer, ainsi que Herr Leland. Je pus voir alors comment il voyageait: sa Mercedes spéciale, au salon immense, était équipée d'un dispositif grâce auquel son fauteuil, détaché de la plate-forme, coulissait dans la voiture; un second véhicule transportait la plate-forme, ainsi que les deux assistantes. Mandelbrod me fit monter avec lui et je pris place sur un strapontin; Leland s'assit à l'avant, à côté du chauffeur. Je regrettai de ne pas être monté avec les jeunes femmes: Mandelbrod ne semblait pas s'apercevoir des énormes flatulences puantes qu'émettait son corps; heureusement, le trajet était court. Mandelbrod ne parlait pas, il paraissait somnoler. Je me demandai s'il se levait jamais de son fauteuil, et si non, comment il s'habillait, comment il faisait ses besoins? Ses assistantes, en tout cas, devaient être à l'épreuve de tout. Pendant la réception, je discutai avec deux officiers du Persönlicher Stab, Werner Grothmann, qui n'en revenait pas d'avoir été nommé à la place de Brandt (Brandt, promu Standartenführer, prenait celle de Wolff), et un adjudant chargé de la police. Ce furent eux, je crois, qui me parlèrent les premiers de la forte impression causée parmi les Gruppenführer, deux jours auparavant, par le discours du Reichsführer. Nous causâmes aussi du départ de Globocnik, une véritable surprise pour tout le monde; mais nous ne nous connaissions pas assez bien pour spéculer sur les motifs de cette mutation. Une des deux amazones – décidément, j'avais du mal à les reconnaître, je ne pouvais même pas dire laquelle s'était offerte à moi, la veille – surgit à mes côtés. «Excusez-moi, meine Herren», dit-elle avec un sourire. Je m'excusai à mon tour et la suivis à travers la foule. Mandelbrod et Leland parlaient avec Speer et Rohland. Je les saluai et félicitai Speer pour son discours; il prit un air mélancolique: «Visiblement, il n'était pas du goût de tout le monde». – «Cela ne fait rien, rétorqua Irland. Si vous parvenez à vous entendre avec le Reichsführer, aucun de ces idiots avinés ne pourra vous tenir tête». J'étais étonné: jamais je n'avais entendu Herr Leland parler avec tant de brutalité. Speer hochait la tête. «Essayez de rester en contact régulier avec le Reichsführer, susurra Mandelbrod. Ne laissez pas retomber ce nouvel élan. Pour des questions mineures, si vous ne voulez pas déranger le Reichsführer lui-même, vous n'avez qu'à contacter mon jeune ami ic i présent. Je réponds de sa fiabilité». Speer me contempla distraitement: «J'ai déjà un officier de liaison au ministère». -»Certes, fit Mandelbrod. Mais le Sturmbannführer Aue aura sans doute un accès plus direct au Reichsführer. N'ayez pas peur de le déranger». – «Bien, bien», fit Speer. Rohland s'était tourné vers Leland: «Nous sommes d'accord, alors, pour Mannheim»… D'une brève pression au coude, l'assistante de Mandelbrod me faisait comprendre que l'on n'avait plus besoin de moi. Je saluai et me retirai discrètement jusqu'au buffet. La jeune femme m'avait suivi et se fit verser du thé tandis que je grignotais un hors-d'œuvre. «Je crois que le Dr. Mandelbrod est très content de vous», dit-elle de sa belle voix sans relief. – «Je ne vois pas pourquoi, mais si vous le dites, je dois vous croire. Vous travaillez pour lui depuis longtemps?» – «Depuis plusieurs années». – «Et avant?» – «Je terminais un doctorat en philologie latine et allemande, à Francfort». Je haussai les sourcils: «Je ne l'aurais pas deviné. Ce n'est pas trop difficile, de travailler à plein temps pour le Dr. Mandelbrod? Il me paraît assez exigeant». – «Chacun sert là où il le doit, répondit-elle sans hésiter. Je suis extrêmement honorée par la confiance du Dr. Mandelbrod. C'est grâce à des hommes comme lui et Herr Leland que l'Allemagne sera sauvée». Je scrutai son visage lisse, ovale, à peine maquillé. Elle devait être fort belle, mais aucun détail, aucune particularité, ne permettait de se raccrocher à cette beauté tout à fait abstraite. «Je peux vous poser une question?» lui demandai-je. – «Bien entendu». – «Le couloir du wagon n'était pas très bien éclairé. C'est vous qui êtes venue frapper à ma porte?» Elle eut un petit rire perlé: «Le couloir n'est pas si mal éclairé que ça. Mais la réponse est non: c'était ma collègue Hilde. Pourquoi? Vous auriez préféré que ce soit moi?» – «Non, c'était juste comme ça», fis-je stupidement. – «Si l'occasion se représente, dit-elle en me regardant droit dans les yeux, ee sera avec plaisir. J'espère que vous serez moins fatigué». Je rougis: «Comment vous appelez-vous, alors? Pour que je le sache». Elle me tendit sa petite main aux ongles nacrés; sa paume était sèche et douce et sa poignée de main aussi ferme que celle d'un homme. «Hedwig. Bonne fin de journée, Herr Sturmbannführer».