PREMIÈRE PARTIE L’AVIATEUR ROUMAIN

1 IL A UNE VOIX DE SOPRANO, PAULO

Blint feuilletait une revue porno, à l’intérieur de la Rolls. Il l’avait trouvée dans les toilettes publiques de l’aéroport. Elle était destinée à un lectorat gay et la couverture représentait un superbe éphèbe blond, déculotté, mais qui portait un impressionnant blouson de cuir noir zébré de fermetures Éclair.

Le sujet se tenait à califourchon sur une puissante moto aux chromes rutilants. Il possédait un sexe magistral — d’au moins trente centimètres, apprécia Blint — qui prenait ses aises sur la carène du bolide.

— Tu as vu cet objet ? demanda l’amateur de porno à son compagnon qui somnolait au volant.

Howard jeta un regard méprisant sur la photo.

— A quoi sert d’avoir un braquemart pareil, si c’est pour le foutre dans de la chose ! grommela-t-il en écartant le magazine.

Blint eut un petit rire gêné et glissa la publication licencieuse dans la boîte à gants.

— C’est ça ! fit le conducteur. Si tu l’oublies et que Monseigneur le trouve, ça fera un bon sujet de conversation.

Il tendit la main en faisant claquer ses doigts.

Docile, son acolyte reprit le magazine et le remit à Howard, lequel le coula hors de la Rolls dont il entrouvrit à peine la portière.

A cet instant, une sonnerie retentit. La circulation qui coupait la piste d’atterrissage de Gibraltar cessa rapidement et les deux bras du passage à niveau s’abaissèrent à plusieurs dizaines de mètres de distance.

De part et d’autre, les véhicules et les piétons commencèrent à s’agglutiner.

— Le voir ! dit Blint, en sortant de la voiture.

Il regarda scintiller l’appareil blanc et bleu qui venait du nord. Il évoquait quelque soucoupe volante car le soleil l’embrasait et lui faisait perdre sa forme allongée. Il décrivit une courbe somptueuse au-dessus de la mer et descendit rapidement vers la piste qui s’étirait au pied du légendaire rocher.

L’air était doux et des senteurs végétales se mêlaient à celles du kérosène. Lorsque l’engin fut très bas, les gens contenus par les barrières purent l’admirer à leur aise. Il s’agissait d’un avion à réaction ultra-perfectionné, d’une capacité d’environ quinze passagers.

Il se posa avec grâce et légèreté. Une voiture de piste, du genre Jeep, portant à l’arrière un panneau enjoignant Follow me vint le prendre en charge et le guida vers une zone de hangars.

Très vite, la circulation un instant interrompue reprit ses droits.

Les deux hommes de la Rolls abandonnèrent leur carrosse, non sans avoir assuré le verrouillage général et se dirigèrent vers l’endroit où s’était rangé l’avion. Ses moteurs étaient coupés mais il continuait d’être agité de légères convulsions.

Bientôt, la porte s’ouvrit et un homme portant une combinaison parut. Il avait une silhouette encore jeune, était d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne et la manière dont il descendit de son poste de pilotage prouvait ses bonnes relations avec les exercices physiques. Son casque de radio avait dérangé sa chevelure. Le sentant, il fit un geste de la main droite pour l’aplatir. De la gauche, il tenait une grosse mallette aux formes géométriques.

Il vit le tandem Blint-Howard arriver sur lui et, à distance, leur adressa un salut de sa main libre. Puis sans davantage s’occuper de son « comité d’accueil », il passa à l’arrière de l’appareil afin de récupérer son bagage dans la soute : un énorme sac de toile noire. Celui-ci semblait si pesant que le pilote devait cambrer les reins pour le soulever.

— On va vous le porter, dit Howard.

L’arrivant lui sourit.

— C’est gentil, merci. Vous ne serez pas trop de deux.

— Moi c’est Howard, fit celui-ci, et mon ami s’appelle Blint.

— Tiarko ! se présenta brièvement l’arrivant.

Ils ne se serrèrent pas la main mais échangèrent des hochements de tête assez distants.

A pas pesants, ils gagnèrent la Rolls. L’homme n’eut pas l’air impressionné par le riche véhicule. Il prit place derrière après s’être assuré qu’on avait chargé son gros sac dans le coffre.

— Bon vol ? questionna le conducteur en reprenant sa place au volant.

— Avec un temps pareil et pour une aussi courte distance ce serait malheureux.

La luxueuse voiture quitta l’aéroport et prit le chemin conduisant à la nationale 340. Il faisait doux dans l’habitacle et il y flottait un léger parfum oriental qui suffit à déclencher l’allergie dont souffrait Tiarko. Peu d’eaux de toilette le laissaient insensible.

Quand ils atteignirent la nationale, ils prirent à droite en direction de Malaga. Des voitures françaises, plutôt vétustes dans l’ensemble, aux galeries croulant sous des charges hétéroclites, emmenaient des familles d’émigrés marocains au pays, à l’occasion des vacances pascales.

Le trajet fut bref ; quinze kilomètres plus loin, la Rolls abandonna déjà la grand-route pour prendre celle de Sotogrande.

Le pilote avait glissé son avant-bras droit dans la sangle de velours réservée à cet usage. Son regard clair restait mat comme de l’étain.

Le paysage se modifiait rapidement. Aux localités populaires bordant la route, avait succédé une forêt dont on mesurait l’immensité au fur et à mesure que l’automobile s’élevait.

Les voyageurs parvinrent à un poste de garde vitré placé au milieu du chemin où deux hommes en uniforme surveillaient les allées et venues. En reconnaissant le véhicule, ils levèrent le bras rouge de la barrière qui interdisait l’accès de ce qui s’avéra être un golf aménagé dans la forêt.

La Rolls poursuivit sa route sans que le conducteur eût marqué le moindre intérêt aux hommes chargés de la sécurité. Huit cents mètres plus avant, se dressait un second poste où le même rituel s’opéra.

— On arrive ! annonça Howard, décidément davantage loquace que son acolyte.

Effectivement, la Rolls déboucha sur une esplanade terminée par une gigantesque grille sommée de piques acérées. Un contacteur électronique en commandait l’ouverture depuis l’auto. Les deux parties du monumental portail devaient peser plusieurs tonnes chacune. Elles s’écartèrent avec lenteur. Lorsque l’espacement fut suffisant, le chauffeur s’engagea dans une somptueuse allée au revêtement rose, bordée de palmiers. La route enchantée montait en pente douce. A gauche comme à droite, entre les fûts des arbres, se développait une prairie irréellement verte, aux savants mouvements de terrain.

Lorsque la grosse automobile atteignit le sommet de cette rampe, le palais apparut, immense, dans les tons ocre. Cette construction devait mesurer au moins quinze mille mètres de superficie. Malgré sa masse imposante, elle restait harmonieuse à cause de son style andalou, de ses décrochements souples, d’une certaine symétrie répétitive de sa façade qui aurait dû paraître interminable mais qui donnait une impression de grâce et d’équilibre.

Quelques voitures étaient rangées sur le terre-plein : une autre Rolls, plus récente, une Ferrari 456 GT, deux Range-Rover et un véhicule électrique pour green de golf, découvert et pourvu d’un caisson spécial réservé aux cannes.

Howard stoppa au bas du perron. Un domestique espagnol, en gilet rayé, dévala celui-ci et vint ouvrir la portière à Tiarko. Le pilote sortit sans se hâter du véhicule. Il se retourna pour se saisir de son « commandant case », mais le valet lui fit signe qu’il s’en chargeait.

Blint adressa un sourire ironique à l’arrivant.

— L’endroit vous convient ?

— Il faut voir, répondit celui-ci.

Ses cicérones l’encadrèrent pour gravir le perron aux marches basses qui ne devaient pas mesurer les dix-sept centimètres de hauteur traditionnels. Ils pénétrèrent dans un hall où prenaient plusieurs escaliers.

L’endroit avait quelque chose de théâtral, à cause probablement des douzes bras de lumière qui brandissaient des lanternes de verre. Des canapés pompeux, de style vaguement Louis XIV, offraient des haltes aux visiteurs. Tiarko songea que l’ensemble faisait un peu « Musée de l’Ermitage ». Il continua de suivre ses deux mentors foulant une succession de tapis aux dimensions stupéfiantes. Ce qui surprenait, incommodait, même, c’était le silence absolu régnant dans le palais.

Parvenus à l’extrémité ouest de la galerie, ses guides prirent un couloir sur la droite. Des portes en bois précieux se succédaient.

Blint stoppa devant la troisième et l’ouvrit.

— Chez vous ! fit-il à Tiarko d’un ton laconique.

La chambre qui se proposait devait dépasser les soixante-dix mètres carrés. Elle était tapissée de velours frappé dans les tons vieux bleu. Deux portes-fenêtres donnaient sur un vaste patio ceinturé de murs terre de Sienne. Une petite piscine privée, deux palmiers aux pieds desquels foisonnaient des couronnes de fleurettes roses, une fontaine en carreaux sévillans et quelques meubles de jardin au fer forgé romantique faisaient de ce coin privé un endroit de rêve.

Tiarko revint à la chambre, enregistra d’un regard sagace le vaste lit à baldaquin, la commode espagnole peinte, les fauteuils à oreilles garnis de tapisserie en point de Hongrie, les tableaux XVIe siècle hollandais, l’énorme poste de télévision, le petit bureau Mazarin, et se dit que l’on avait réuni dans cette chambre des pièces rares mais qui ne se « correspondaient » pas fatalement. La porte de la salle de bains était ouverte et il fut charmé par l’univers de marbre blond et d’appareils vert Nil qu’il apercevait.

— Correct ? lui demanda Howard qui suivait son inspection du regard.

— Je me contente de peu, plaisanta Tiarko.

Le valet vint déposer les bagages au pied du lit. Il dit quelque chose en espagnol. Blint crut bon de traduire pour l’arrivant :

— Il demande s’il doit vous aider à ranger vos effets.

— Je ne suis pas une cocotte ! répondit Tiarko.

Howard intervint :

— On vous laisse à votre installation ; quelqu’un prendra contact avec vous plus tard. Je vous signale qu’il y a un réfrigérateur dans la penderie de la salle d’eau, avec les trucs essentiels.

— Merci du tuyau, il peut me servir.

Les trois hommes se retirèrent. Tiarko les escorta jusqu’à la porte dont il mit le verrou. Il se sentait l’esprit vide et retourna dans le patio. Le glouglou de la fontaine était un bruit bienfaisant qui, confusément, le charma. Il commença par prendre place dans un fauteuil aux lamelles d’acier élastiques. Au-dessus de lui se découpait un grand rectangle de ciel bleu. Tiarko estima qu’un petit nuage blanc aurait fait bien dans le tableau.

2 FAIS PAS LA GRIMACE, IGNACE

Cela ressemblait un peu à du sommeil mais n’en était pas. Il s’était allongé nu sur le matelas pneumatique qui errait à la surface de la piscine au gré des souffles d’air. Ses jambes et ses avant-bras trempaient dans l’eau tiède. Une espèce de détente, voisine de l’assoupissement, l’avait gagné car le ciel, trop lumineux, l’obligeait à fermer les yeux. Ne dormant pas vraiment, il ne pouvait rêver, tout au plus faire la part belle à des fantasmes. Le soleil qui chauffait son corps le mettait dans un état d’excitation languissante.

Soudain, il eut la sensation d’une présence et souleva ses paupières.

A l’envers, il vit une femme debout au bord de l’eau. Il ressentit cette arrivée comme une violation et, d’instinct, plaça ses deux mains en conques sur son sexe.

Quand il eut quelque peu surmonté sa gêne, il se laissa basculer dans l’eau, confiant à celle-ci le soin de dissimuler sa complète nudité. Puis il fit front à la visiteuse : une femme brune, à la peau ambrée et aux lèvres écarlates, que drapait un sari de couleur safran.

— Je croyais avoir fermé ma porte à clé ! fit-il d’une voix sèche.

— Dans cette maison, les verrous sont illusoires, répliqua la visiteuse.

Elle parlait l’anglais d’une voix suave et accompagna sa réplique d’un sourire qui aurait « commotionné » plus d’un mâle. Mais Tiarko y fut insensible.

— Vous auriez pu frapper ! dit le pilote.

— Je l’ai fait, mais vous ne répondiez pas. Vous voulez bien passer un peignoir et me suivre à l’infirmerie ? Le docteur Ti-Pol va vous examiner.

— Je me porte bien ! bougonna l’invité.

— Ce n’est pas suffisant, assura-t-elle. Attendez, je vais chercher une sortie de bain dans votre salle d’eau.

Oubliant toute pudeur, Tiarko jaillit de la piscine et rentra dans son appartement en laissant une traînée humide derrière soi.

Il réapparut rapidement, serrant la ceinture d’une robe de chambre en tissu-éponge. Il avait l’impression de se trouver dans un établissement de cure.

Son réflexe fut d’aller vérifier le verrou de sa porte. Il ne mit pas longtemps à réaliser que la gâche fixée au mur coulissait, ce qui en libérait le pêne. Il regarda sa visiteuse.

— Astucieux, fit-il.

— Ici, il n’est pas d’intimité possible, révéla la fille. Toutes les précautions chargées de la garantir sont fallacieuses ; ainsi l’a voulu Monseigneur.

Tiarko demeura impassible, ne fit aucun commentaire et ne réagit pas davantage au sourire sensuel de la femme au sari.

Elle l’entraîna dans le couloir et s’arrêta devant une porte qu’il prit pour celle d’une chambre mais qui, en réalité, ouvrait sur la cabine d’un ascenseur dont la cage était tapissée de peau ivoire agrémentée de filets dorés.

— Vous ai-je dit que je m’appelais Shéhérazade ? demanda-t-elle en pressant le bouton du bas.

— C’est un nom indiqué quand on habite le palais des Mille et Une Nuits, riposta l’arrivant.

La cabine sembla rester immobile, mais lorsque sa porte se rouvrit, il vit qu’ils étaient arrivés dans un vaste local uniquement éclairé à l’électricité. L’endroit était peint à l’huile de couleur beige. Des armoires métalliques, des appareils hospitaliers, deux fauteuils d’auscultation le meublaient. Quelque part, des baffles invisibles diffusaient une musique extrême-orientale douce et crispante.

Une porte s’écarta, un Asiatique menu parut, vêtu d’une blouse vert hôpital et coiffé d’une calotte trop large pour son crâne étroit. Il ne se perdit pas en préambules, salua seulement Tiarko d’un signe de tête et lui demanda à quand remontait son dernier repas.

— Au breakfast de ce matin, répondit ce dernier.

— Très bien. Posez votre peignoir et allongez-vous sur cette table.

Le pilote obéit. Il était là pour ça. S’y était engagé formellement et sans réserve.

Son accompagnatrice s’assit sur l’unique siège de l’endroit. Celui auquel elle accordait le titre de médecin prépara une injection devant une table de marbre. Il s’activait à gestes courts, rapides et précis.

Les pensées du patient eurent tendance à prendre de la gîte, à s’égarer vers des souvenirs interdits ; mais sa volonté fut la plus forte et il redevint « lui-même » sans effort.

Il ne réagit pas au contact du tampon imbibé d’éther, non plus qu’à la fugace douleur causée par l’aiguille qui violait sa chair. Il resta impassible, son regard clair perdu dans les menus « accidents » du plafond. L’aiguille lui fut retirée, puis le garrot de caoutchouc.

— Ça va ? demanda l’Asiate.

— Ça va.

Le pseudo-médecin jetait au vide-ordures l’aiguille et la seringue qu’il venait d’utiliser. Tiarko entendit la fille demander à voix basse dans combien de temps « l’effet se ferait-il sentir ».

— Deux à trois minutes, laissa tomber le petit homme. Comptez cinq pour qu’il soit tout à fait opérationnel.

Shéhérazade se leva et alla chercher un magnétophone dans un placard métallique, un Nagra de professionnel qu’elle amena près du lit de leur patient. Elle développa le fil du micro, puis installa son siège au chevet de l’aviateur.

— Vous pouvez stopper cette musique de fond, Ti-Pol ? demanda-t-elle.

Il fit droit à sa requête et le silence s’abattit brusquement sur la pièce, créant une étrange oppression.

Tiarko sentait progresser en lui l’effet de la piqûre. Une espèce de langueur qui l’amollissait et amenait dans son esprit un détachement bienheureux. Pour résister à l’injection, il se récitait la phrase clé chargée de maintenir sa volonté en état de veille : « L’illusion est trompeuse, mais la réalité l’est bien davantage ». Ç’aurait pu aussi être le plat d’un menu de restaurant ou un vers de Shakespeare. Ce qu’il avait fallu, c’était « verrouiller » son cerveau par une phrase mille fois répétée. Pendant des jours et des nuits, il avait écouté cette sentence dite, redite et ressassée par le truchement d’un walkman. A cet instant, elle constituait l’îlot de lucidité sur lequel il avait bâti une vérité nouvelle.

— C’est sûrement bon, fit le Jaune.

Shéhérazade mit en marche l’enregistreur.

— Vous voulez bien me redire votre nom ? demanda-t-elle au patient.

— Gheorghiu Tiarko.

— Nationalité ?

— Roumaine.

— Vous êtes communiste ?

— J’ai feint de l’être.

— Pour quelle raison ?

— Afin d’assurer ma sécurité et ma carrière.

— Vous comptiez parmi les proches de Ceauşescu ?

— C’est exact.

— Il vous honorait de sa confiance ?

— Sa femme, plutôt ; mais comme il subissait son influence…

— Vous êtes devenu leur pilote personnel ?

— Je n’étais pas le seul, néanmoins, oui, on peut presque dire cela.

— Vous ne vous contentiez pas d’assurer la plus grande partie de leurs déplacements ?

— Je leur tenais lieu de garde du corps, éventuellement.

— Quoi encore ?

— D’homme de confiance, aussi.

— Dans quelles circonstances ?

— Pour neutraliser certaines personnes dont ils voulaient se défaire sans en appeler à leur garde prétorienne.

— Bref, vous leur étiez devenu indispensable ?

— Personne ne l’est ; disons que je leur étais utile.

— Ils vous rétribuaient largement ?

— Plus que largement.

— Comment avez-vous réagi au moment de l’insurrection qui a déclenché leur fuite ?

— Le président m’a chargé d’aller les chercher en avion sur un terrain privé, à une centaine de kilomètres de Bucarest.

— Et puis ?

— Je devais me munir de deux valises déposées en un lieu top secret.

— Et alors ?

— J’ai récupéré les valises, mais au lieu de prendre les Ceauşescu, je me suis posé en Italie du Nord, sur un aéro-club que je connaissais. J’espérais abandonner l’appareil après en avoir sorti les valises ; mais j’ai joué de malchance car la Digos s’est amenée avant que j’aie eu le temps de couper mes moteurs. On m’a embastillé pendant quelques jours.

« A ma libération, les autorités m’ont appris que l’argent était sous scellés en attendant d’être remis au nouveau gouvernement en exercice à Bucarest. »

Le pilote se tut. La fille au sari avait tiré de sa poche une fiche qu’elle consulta.

— Comment s’appelle votre mère ? demanda-t-elle tout à trac.

— Swetzla.

— Prénom de votre père ?

— Michael.

— Des frères et sœurs ?

— Un frère, mort accidentellement à l’âge de neuf ans ; une sœur, infirmière à Bucarest. Son mari a été tué pendant l’insurrection.

— Qu’avez-vous fait après votre bref internement en Italie ?

— Le gouvernement roumain a réclamé mon extradition.

— Ensuite ?

— Les Italiens n’ont pas donné suite à sa requête et m’ont refoulé sur la Suisse.

— Et de là ?

— Je me suis rendu en Angleterre, grâce à l’appui du frère de ma mère qui est installé à Londres depuis plus de trente ans.

— Son nom ?

— Carol Swetzla.

— Occupations ?

— Il est concessionnaire Mercedes dans la banlieue nord. C’est lui qui m’a aidé à redémarrer. J’ai trouvé un emploi de pilote dans une compagnie privée : la British Flag Fly.

« Au bout d’un an, grâce à l’appui financier de mon oncle, j’ai pu acheter un appareil pour faire de l’avion-taxi. C’est alors que les services du prince m’ont contacté. Et me voilà ! Avez-vous d’autres questions à me poser ? J’ai très sommeil. »

— Ce sera tout, fit Shéhérazade.

Une minute plus tard, le Roumain dormait profondément.

3 TU TE LA JOUES BELLE, ADÈLE

Il se réveilla dans sa chambre, sans avoir le moindre souvenir qu’on l’y eût transporté. Le jour déclinait et la lumière prenait des couleurs mauves. Il était simplement étendu sur le lit, avec le peignoir revêtu avant la séance de laboratoire.

Sa mémoire afflua, comme l’eau retenue par une vanne lorsqu’on ouvre celle-ci. Il appréhenda la situation avec une sorte d’impétuosité de la pensée et éprouva un sentiment d’obscur contentement. Dans le patio, un oiseau du crépuscule faisait entendre un trille teinté de mélancolie.

Tiarko souleva son bras gauche et constata avec satisfaction qu’on lui avait laissé sa montre. Elle marquait dix-neuf heures dix. La sensation de bien-être capiteux qu’il éprouvait devait provenir du produit injecté dans ses veines. Cela ressemblait à une molle euphorie. Il se sentit bien en lui-même, comme protégé de tous les dangers.

Il perçut un léger bruit sur la terrasse et se dressa sur un coude. Shéhérazade entra par une porte-fenêtre. Elle ne portait qu’un infime cache-sexe et ses seins épanouis, accrochés haut, se dressaient avec une sorte d’agressivité. Leurs bouts en étaient bleutés, ce qui incommoda Tiarko.

— Vous voilà réveillé, fit-elle d’un ton satisfait. Comment vous portez-vous ?

— Le mieux possible, assura le Roumain.

Elle s’assit au bord de son lit, souriante. Il nota sa minceur, le velouté de sa peau mate, son regard ardent de femelle qui devait toujours vivre entre deux désirs. Et quand elle n’avait plus de désirs, cela résultait de ce qu’elle les assouvissait.

— Vous ne vous formalisez pas de la petite séance ? demanda-t-elle.

— Je sais assumer, répondit-il avec son calme imperturbable.

Elle laissait errer sa main sur la jambe dénudée du « pensionnaire », hésitant à pousser davantage la caresse. Mais l’homme la déconcertait par son indifférence.

Fille aux sens impétueux, elle déplorait sa froideur, la considérait comme une brimade. Elle aimait la peau de Tiarko. A son contact, elle se sentait tomber en pâmoison comme une jouvencelle à qui un homme mûr découvre la torride félicité de l’amour physique.

Le bruit du ronfleur téléphonique rompit le charme. Elle quitta le lit pour aller décrocher. Après un instant d’écoute, elle dit :

— Oui, justement !

On lui parla encore, brièvement. Elle raccrocha et, se tournant vers Tiarko, déclara :

— Habillez-vous : le prince veut vous voir.

Après quoi, elle retourna dans le patio récupérer ses propres vêtements.


Dans l’ascenseur, elle observait la silhouette du Roumain que lui renvoyait le miroir. Le trouvait terriblement séduisant. Il avait passé un blazer marine, un pantalon de flanelle grise, une chemise pervenche et avait noué une cravate aux rayures bleues et jaunes. Son eau de toilette était d’une subtilité attachante.

— J’adore votre parfum, fit-elle. Qu’est-ce que c’est ?

Une sonnette d’alarme retentit dans le subconscient de Tiarko.

— Je serais bien en peine de vous le dire. Il m’a été offert par une hôtesse de l’air et du diable si j’ai pris garde à l’étiquette. Mais s’il vous intéresse, je me ferai un plaisir de vous le donner ; je n’attache pas d’intérêt à ce genre de choses…

— Elles ont cependant leur importance, remarqua Shéhérazade.

— Davantage pour les femmes que pour les hommes, assura le pilote.

La cabine s’arrêta.

Tiarko s’écarta pour laisser sortir la fille. Elle aussi s’était parfumée, mais il n’apprécia pas l’odeur opiacée qu’elle dégageait, la jugeant trop « brutale ».

Il découvrit un hall sensiblement plus réduit que celui du rez-de-chaussée, mais aménagé, jugea-t-il, comme celui d’une cocotte d’avant-guerre.

Ce n’était que tapisseries aux tons pâles, tableaux galants du XVIIIe siècle, statues de marbre blanc aux grâces lascives.

Shéhérazade gagna la double porte centrale et pressa un timbre de bronze. Peu après, un vantail s’ouvrit.

— Entrez, fit-elle en s’effaçant.

— Vous ne venez pas ? s’étonna le Roumain.

Elle eut une expression dans laquelle il crut lire un certain effarement. Alors il s’avança et son guide referma sur ses talons.

L’endroit baignait dans une pénombre savante. De lourds rideaux masquaient les fenêtres, répudiant le magnifique crépuscule. Quelques petites lampes d’opaline dispensaient une lumière feutrée.

Le visiteur put examiner une pièce immense repartie en différentes zones. Il existait la partie bureau où trônait un formidable meuble d’inspiration Louis XIV, plein de bronzes et d’acajou, de cuir ouvragé, d’objets pompeux ; puis le côté repas, agencé sur un praticable recouvert de tapis de soie. La table ronde possédait un piétement doré à la feuille et restait surchargée en permanence de denrées comestibles : biscuits anglais, fruits exotiques, douceurs levantines, croquembouche, caviar dont on renouvelait sans cesse la glace, mignardises japonaises ; plus que le luxe exubérant, c’étaient ces victuailles qui donnaient une sensation de richesse inextinguible. Venait enfin la zone de détente, aux sofas pleins de grandiloquence dont les coussins tentaculaires inspiraient presque de la crainte à l’arrivant non averti.

Tiarko aperçut le prince dans un canapé monumental, et décida qu’il n’oublierait plus jamais cette vision.

Le monarque portait un costume de velours noir, très large, une chemise de soie à col ouvert qui laissait voir une chaîne d’or à laquelle pendait une énorme médaille enrichie de pierres précieuses.

Un garçon d’une vingtaine d’années, blond et musclé, se tenait allongé, nu comme un ver, sur les coussins, sa tête reposant sur les jambes du prince ; ce dernier caressait avec douceur le corps de l’éphèbe, comme il eût laissé filer entre ses doigts les grains d’ambre d’un chapelet.

Tiarko s’avança vers le couple et, parvenu à trois pas de lui, inclina le chef en disant :

— Mes respects, Monseigneur.

Son hôte le considéra comme si une forte distance les eût séparés. Il ne cessa pas de promener sa main fine sur la peau du garçon dévêtu.

Puis il récupéra son regard pour contempler le corps de l’apollon aux cheveux d’or.

— Je vous remercie d’accepter mon invitation, monsieur Tiarko, dit-il d’un ton de miel.

Le Roumain esquissa un léger sourire et s’abstint de parler.

— Vous me connaissez ? demanda-t-il au pilote.

— Les grands de ce monde ne peuvent demeurer inconnus du public, Monseigneur. Cela dit, je ne sais de vous que ce qu’en disent les magazines : pas grand-chose au demeurant.

Son interlocuteur parut aimer sa réponse et lui adressa un léger sourire de connivence.

— Êtes-vous traître par vocation ou par nécessité, monsieur Tiarko ?

L’interpellé ne se départit pas de son calme.

— Puis-je vous demander de préciser votre pensée, Monseigneur ?

— Je fais allusion à ce tyran de Ceauşescu que vous avez abandonné à un moment déterminant de son parcours.

Tiarko secoua la tête.

— Ce n’est pas moi qui l’ai abandonné, mais son destin. Le monde était tout à coup devenu trop petit pour lui ; me joindre à sa perte n’aurait rien changé aux événements.

— Vous êtes pragmatique.

— Je m’y efforce ; c’est l’une des conditions permettant de vivre plus longtemps que d’autres qui ne le sont pas.

L’hôte eut une lueur dans les yeux.

— Je pense que vous allez me plaire, annonça-t-il.

Tiarko considéra le minet caressé, qu’une érection pas franchement aboutie tenaillait. Il s’inclina.

— J’en suis honoré, Monseigneur.

— Avez-vous une idée de la raison qui m’incite à faire appel à vous ?

— Pas la moindre.

— Et vous êtes venu !

— Quand on me verse vingt-cinq mille dollars simplement pour me rendre en Andalousie discuter d’un éventuel contrat, j’accepte sur-le-champ ; surtout lorsque c’est un homme de votre qualité qui souhaite traiter avec moi.

Le prince avait saisi les génitoires de son giton et les malaxait doucement, de manière experte. L’érection du garçon croissait sous la manœuvre.

Le pilote s’efforçait d’ignorer ces attouchements.

— Asseyez-vous, lui proposa son hôte.

Tiarko regarda alentour. Ces canapés « profonds comme des tombeaux » l’incommodaient. Il se décida pour un repose-pieds sur lequel il s’assit presque en tailleur.

Le prince agita une clochette au son cristallin qui suscita l’apparition immédiate d’un serviteur noir.

— Que voulez-vous boire, cher Tiarko ?

— Je m’alcoolise peu, ce qui est préférable dans mon métier, néanmoins j’accepterais volontiers un whisky sur de la glace, Monseigneur.

Il fut servi en un temps record.

— Et toi ? demanda l’Arabe à son compagnon nu.

— Whisky également, mais avec du Coca, dit l’interpellé.

Contrairement à ce qu’on pouvait attendre, il possédait une voix grave. Quand il fut servi, il s’assit pour boire. Son sexe à demi dressé dodelinait entre ses cuisses musclées. Le prince ne prit rien. Il marquait fréquemment des espèces de temps morts, comme si sa vie se déroulait en pointillé et qu’il dût s’interrompre d’agir et de parler pour se consacrer à la réflexion.

Il demanda enfin :

— Lorsque Ceauşescu vous a ordonné de venir le chercher, il vous a également demandé de prendre deux valises.

— Exact.

— Que contenaient-elles ?

— Des dollars.

— Vous le saviez ?

— Oui.

— Où se trouvaient-elles entreposées ?

— Dans une cache pratiquée dans la maison d’un parent infirme de la femme Ceauşescu auquel elle rendait parfois visite.

— Ce parent était au courant ?

— Non.

— Et vous ?

— C’est moi qui avais aménagé la cache en compagnie d’un ouvrier maçon qui mourut d’accident, ce travail achevé.

Le prince hocha la tête d’un air amusé.

— Il est des travaux qui portent malheur, n’est-ce pas ?

— On se le demande, admit Tiarko.

Le maître des lieux donna soudain une claque sur la cuisse de son éphèbe.

— Laisse-nous, Boby !

Ce dernier se montra d’une soumission absolue et quitta la pièce en emportant son whisky.

— Il a un beau sexe, n’est-ce pas ? demanda le prince.

— Je n’y ai pas prêté attention, avoua Tiarko. J’aurais dû ?

— Les garçons ne vous tentent pas ?

— Sexuellement, pas du tout, et les femmes non plus.

— Impuissant ?

— Ça y ressemble : j’ai fait de graves crises de diabète et vous devez connaître les effets de cette maladie ?

— Je vous plains.

— Merci de votre compassion, Monseigneur, mais elle ne se justifie pas. On n’éprouve aucune difficulté à jeûner quand on n’a pas faim.

L’Arabe sourit.

— Peut-être, mais je souffrirais énormément si j’étais à votre place. Rien n’est plus beau que d’être en proie à un désir et de l’assouvir. Maintenant, parlons sérieusement : ayant été un familier des Ceauşescu, vous avez dû entendre parler de leur trésor. Quelque chose de bien plus considérable que deux valises bourrées de billets de banque.

Tiarko réfléchit, puis haussa les épaules.

— Des on-dit, finit-il par déclarer ; on prête beaucoup aux riches.

— Certes, convint son vis-à-vis, et savez-vous pourquoi ? Parce que les riches ont beaucoup. Vous connaissez le trésor Izmir ?

— Plus ou moins…

— Eh bien moi, je vais vous en dire plus, mon cher. Lorsque le shah d’Iran, mon ami, s’est exilé, il a emporté différentes petites caisses marquées « Affaires personnelles », lesquelles contenaient en réalité quelques-uns des plus beaux et des plus précieux joyaux du monde appartenant en propre à Reza Pahlavi : le trésor Izmir.

« Or, figurez-vous que pendant ses pérégrinations, il fut volé à ce cher monarque. J’ignore tout des circonstances de ce forfait. Mais ce que je sais, c’est qu’en fin de compte, et après pas mal de tribulations, il entra en possession du couple de dictateurs roumains. »

Une haine bestiale faisait briller les yeux d’onyx du prince. Le pilote en fut impressionné.

— Je suppose, Monseigneur, que si vous affirmez la chose avec tant d’assurance, c’est parce que vous avez la preuve de ce que vous avancez ?

— Vous supposez juste, bougonna son interlocuteur.

C’était un être irascible qui ne tolérait que l’obséquiosité ; peu de gens, à ce jour, avaient dû lui tenir tête.

Tiarko attendit la suite, figé. Il n’osait même pas porter son verre à ses lèvres.

— Par quels louches brigandages ces gemmes impériales tombèrent-elles entre les sales pattes d’un dictateur rouge, je l’ignore, fit le prince ; mais les faits sont là.

Il se leva et Tiarko constata avec surprise que son hôte était de petite taille ; il ne devait guère mesurer plus d’un mètre soixante.

Le prince accomplit une sorte de ronde nerveuse dans la vaste pièce. Il avait un tic qui retroussait la partie gauche de sa bouche en un rictus pour film de série B.

Soudain calmé, il revint auprès de son invité.

— Ces infâmes Ceauşescu ont dû trouver un endroit sûr où cacher ce trésor, fit-il d’un ton rêveur. Est-ce en Roumanie ? Est-ce à l’étranger ? Je pencherais pour la seconde hypothèse. C’est la poire idéale pour la soif de dictateurs déchus.

Un long silence suivit ; un de ces brusques silences crispés dont l’Arabe paraissait avoir besoin pour rythmer sa pensée.

Comme chaque fois, il le rompit avec brusquerie :

— Naturellement, j’ai pensé à un coffre en Suisse. J’ai payé une fortune des détectives privés de classe internationale, pour qu’ils enquêtent dans ce sens. Sans leur révéler, bien sûr, la nature du dépôt éventuel. Leurs investigations n’ont absolument rien donné. J’ai donc abandonné cette hypothèse, les Ceauşescu n’auraient pu accomplir personnellement les formalités nécessaires sans s’assurer le concours d’un homme de paille. Mais existe-t-il dans l’entourage d’un dictateur quelqu’un de suffisamment fiable pour assumer une telle opération ? Prenons votre exemple : quand les choses ont mal tourné, vous n’avez pas hésité à laisser tomber ces misérables !

Il n’y avait aucune acrimonie dans sa dernière phrase, il étayait simplement un argument.

Tiarko ne broncha pas. Il s’enhardit seulement à boire une forte gorgée de scotch.

— Vous devez vous demander ce que j’attends de vous, monsieur Tiarko ? ajouta le prince.

— Je pense que je représente votre ultime espoir ? fit le Roumain avec calme. J’étais un familier des Ceauşescu, je connaissais leurs caractères, leurs penchants ; mieux, leurs habitudes.

Le visage de son vis-à-vis s’éclaira.

— Vous avez tout saisi. Quelque chose me dit qu’en vous faisant contacter j’ai frappé à la bonne porte. Je vais jouer cartes sur table, mon ami : si vous acceptez de vous atteler à cette recherche, je vous fournirai tous les moyens d’action que vous jugerez utiles. Tous, m’entendez-vous ? En cas de réussite, je vous verserai un million de dollars. En cas d’insuccès, je vous en donnerai vingt-cinq mille à titre de défraiement. Cette proposition vous paraît-elle valable ?

Tiarko considéra son hôte en dissimulant sa curiosité. Le prince devait follement tenir à ce trésor. D’en parler le plongeait dans un état de surexcitation qu’il parvenait mal à dominer. Depuis plusieurs années, il ne vivait plus qu’avec la perspective de mettre la main sur les joyaux du défunt monarque iranien.

— J’accepte votre proposition, Monseigneur ! fit l’ancien pilote des dictateurs abattus.

— J’en suis ravi. Pour la bonne règle, je dois préciser encore, monsieur Tiarko, que si, par chance extrême vous retrouviez le trésor Izmir, ne cherchez pas à me faire à moi le coup des valises car vous ne survivriez pas longtemps.

4 TU REGARDES LE FIRMAMENT, ARMAND ?

Ciel étoilé. Le plus beau spectacle de l’univers. Tout mec non con biche les chocottes. Je te prends la galaxie d’Andromède… Elle se trouve à deux millions d’années-lumière, et pourtant tu la vois briller. Tu sais ce que ça représente, deux millions d’années-lumière, técolle ? Trois cent mille kilbus à la seconde ; multiplié par soixante pour obtenir la distance par minute. Soit dix-huit millions de kilbus. A quoi bon pousser plus loin ? La distance, en une plombe, n’est déjà plus récitable pour un pékin de ma sorte. Eh bien essaie de commensurer ce que peuvent donner deux millions d’années ! C’est plus un vertige qui te biche, mais la trouille verdâtre. Tu glaglates, t’as envie de crier pouce, tu voudrais te réfugier quelque part. Seulement y a pas de « quelque part ». On est coinçaga dans la ronde, Raymonde. On nébulise de la coiffe. On peut même pas prier, tellement qu’on est pris de doute devant une telle effarance. Une balle dans le gadin ? Et après ? C’est plus une fuite quand on sait ce que je sais. On l’a dans l’œuf parce qu’ON EST DANS L’ŒUF !

Tu piges ? Non ? Tant mieux pour toi. Ce que j’aimerais être abruti, moi aussi, simplement une journée, pour mettre mon caberluche en vacances. Siroter un Campari en survolant le Figaro. Me faire chatoyer le battant de cloche par une dégusteuse de membrane assermentée. Me laisser dorer les noix au Club Med, tout ça. Juste avoir le souci des impôts et de mon cholestérol. Putain, ce panardin ! Qu’au lieu je m’use la gamberge à fourvoyer du cosmos en évoquant les glandus qui m’ont précédé et ont comporté comme s’il n’existait pas ! Sont morts rassurés, leur destin accompli.

Têtes de nœuds, va ! Béatement, les pinceaux en flèche dans leur boîte à dominos, se croyant éternisés dans le confort de la tombe ! Les branques ! Les mal emmanchés ! Quelques milliards d’années, et zob ! Fini. Plus de planète, plus de nous ! L’happé éternel ! Rien ne se perd, qu’il a prétendu l’autre gus ! Oui, mon chéri ! Attends la suite ! Va chez Lavoisier, je crois qu’il y est !

Je me lève, le corps irrité, avec de la gueule de bois plein le bocal. Salle d’eau. La giclette nocturne pour se dégonfler à fond la vessie. J’ouvre le réfrigérateur. Un jus de quoi, je m’offre ? Ça a beau être fresco, dix secondes après t’as resoif. J’opte pour un Coke. Au moins on sait où ça va. Y a un décapsuleur incorporé à la lourde. Goulou goulou. Fusée volante inévitable ! Les wagons sont accrochés ! En voiture ! Faut retourner te « toyer », Antoine. Un mot de ma grand-mère, ça : « se toyer » (pour se coucher).

Leur piqûouze de merde m’a chancetiqué le physiologique. J’avais beau, en prévision, avoir pris des trucs machins préventifs, cette seringuée de leur drogue salope m’a tout de même éprouvé.

Dis, je suis pas un cobaye !

Malgré les rideaux, le clair de lune andalou craque de partout et glisse dans l’immense piaule des traînées blafardes.

Le silence est vaguement troublé par un chuchotement d’eau provenant de la piscaille ; quand tu te mets à lui prêter l’oreille t’entends plus que ça. On est vachement perméables, les hommes : à la lumière, à l’eau, au bruit, aux odeurs. Poreux, je me sens. J’ai l’air d’un bloc, d’un monolithe ; mais tout l’univers me viole insidieusement. C’est entrée libre dans la carcasse à Sana !

J’aurais dû rester devant mon verre d’Yquem. Mais non : toujours à me mettre en avant, à risquer mes os pour la peau (si j’ose ainsi exprimer). La gloriole, tu dis ? Le besoin de chiquer les Bayard parce que je suis dauphinois, tu crois ? N’empêche que ce glandu est clamsé à quarante-huit piges à trop vouloir s’offrir six lignes dans le Larousse ! Le seul mec dont on n’a jamais pu enrayer le hoquet ! Évidemment : il n’avait pas peur !

J’ai pas fini de me récriminer. Mais quoi, en agissant comme j’agis, j’obéis à ma nature impulsive, à la prodigieuse détente de l’instant ! Y a ceux qui tournent sept fois leur menteuse dans leur clape avant de jacter, et puis y a moi, qui donne mille balles avant qu’on me les ait demandées. Deux races opposées. Inutile d’essayer de changer : pour ce qui reste, je finirai en l’état !

Je cherche une odeur dans la chambre, y en a pas. Si : le neuf ! Le rien ! L’ensemblier !

Le lit a la dureté des plumards qui n’ont pas encore servi. Un lit, bordel, faut que des gens y dorment pendant des mois, y copulent à tout-va. Ça se culotte. Essaye d’aller pieuter dans une vitrine à M. Lévitan, tu m’en donneras des nouvelles !

Je m’y allonge à plat ventre et les bras en croix afin d’utiliser tout le champ de tir.

Allons : un petit come-back du sommeil, plize ! Il n’est que onze plombes ; la noye sera encore longuette.

Je file ma pipe sous l’oreiller, des fois ça me réussit. On a tous ses petites recettes de grand-père !

Des images m’affluent ; mafflues quand elles concernent Béru. Je revois notre brasserie où parfois, l’été surtout, on va se dilater l’estom’ à la pression, avec les potes. Je revois un endroit de notre jardin de Saint-Cloud où les orties se la donnent belle. Avant on avait un Polack qui s’en occupait. Et puis il s’est fraisé la gueule à l’usine, le pauvre. J’ai alors déclaré à m’man que, doré de l’avant, on se prenait plus personne et que c’est Bibi qui allais chiquer les Le Nôtre. Mais tu sais ce que c’est ? Oui, tu sais ? Bon, alors je la boucle ! Ma chère vieille enlève le plus gros, plante quelques salades dans le coin potager, de la romaine, c’est son régal. Mais le reste du terrain part en friche allègrement. C’est décidé : quand je vais rentrer at home, je me mettrai en quête d’un jardinier, d’un vrai, et on aura des espaliers, des massifs, tout le circus que la nature t’offre gratos, mais qui vaut des fagots, réalisé par un pro de la binette. Priez pour eux, pauvres bêcheurs !

Ma gamberge fait le toton. Elle turbine en produisant un léger sifflement centrifuge. C’est leur merderie d’injection qui m’empêche d’en concasser, je suis sûr. Le corps humain, faut bien gaffer ce qu’on y met dedans : du pinard, du boudin, des entrecôtes, c’est banco. Mais les chiasseries pharmacopeuses, Achtung ! Il déjante.

Je repousse toutes les penseries qui me cernent, veulent m’assaillir. Faut se méfier des idées horizontales. La seule gambergence possible concerne la baise. Là, oui, tu peux donner libre cours. C’est même dans la touffeur d’un plumzingue qu’on échafaude les plus subtiles combinaisons. Des trucs, auxquels tu ne penses pas toujours dans la frénésie de la copule, t’affluent au cigare. T’en décèles la portée, les gracieuses implications.

Par exemple, tu prends un thème et l’exploites bien. Là, j’opte pour une chaise. Je prospective tout ce qu’un couple en délire peut perpétrer avec un tel siège. Les manières plaisantes de l’utiliser dans une séance de tringlette.

A mes débuts casanovesques, j’ai bénéficié de la technique d’une femme d’expérience qui avait l’âge d’être ma tante (j’aime pas mêler le saint nom de « mère » à des baisouillances). Sa spécialité, Mme Larchaix, c’était le steeple-chaise. C’est dingue, ce qu’elle a pu m’enseigner sur une simple chaise de cuisine, la grosse chérie. On croit que ça ne va pas loin, détrompe-toi, Lucien ! Depuis « debout, avec elle mettant un pied sur le siège », en passant par « moi assis, et elle me chevauchant de face et de fesses », pour continuer par des plaisanceries comportant la mère Larchaix agenouillée dévotement tandis que j’y allais d’un « emplâtrage cosaque du Petit Chose », sans te causer de plusieurs autres figures ingénieuses dont la liste, non exhaustive, serait interminable.

On peut pas se figurer, quand on est un moudu, simple trempe-biscuit dans le régiment des cornards, ce que des frénétiques de la tringle sont inventifs. Le combien elles leur arrivent en droite ligne des glandes, leurs inventions. Ils sauront jamais, les pauvrets du manche, vu le champ de manœuvres immense que l’amour développe à perte de vulve.


J’en suis à mémorer tout un circus salace lorsqu’un bruit m’attire l’attention : un léger choc suivi d’un glissement feutré. Je suis prêt à te parier l’appareil dentaire de la couine Elisabeth contre la connerie de son fils aîné, que quelqu’un entreprend d’ouvrir ma lourde, chose aisée puisque son verrou est bidon, mais elle est freinée par le fauteuil que j’ai placé derrière.

Étant couché à plat ventre, il m’est fastoche d’observer dans le clair-obscur (plus obscur que clair), le comportement de la personne en train de forcer mon intimité.

Je suis enclin à croire qu’il s’agit de la belle Shéhérazade. De très grande évidence, cette frelote s’en ressent pour moi. M’est avis qu’ici elle n’a pas grand monde à se coller entre les cuisses, c’est pourquoi ma présence dans le palais chancetique son sommeil. Je te parie le machin que t’aperçois là-bas, contre le beau truc que voici, qu’elle a le frifri en éruption. Deux doigts de cour et un solo de mandoline n’ayant pu calmer sa fringale nocturne, elle vient chasser le paf, nuitamment, la petite goulue, ne désespérant pas de vaincre ma froideur par le feu de sa passion, comme l’écrit Mme Weil dans son joli roman intitulé « En voiture, Simone ».

Et puis la silhouette se rapprochant, force m’est de déchanter, voire de déjanter, en constatant qu’il y a erreur d’estimation. Foin de la belle enfant à la peau dorée, en fait, c’est le bon docteur Ti-Pol qui se radine sur la pointe des baskets. Il a troqué sa blouse médicale contre une robe de chambre noire attelée d’un dragon doré plus tartignol que nature.

J’attends qu’il soit à un mètre cinquante de mon paddok d’apparat pour me manifester :

— Vous avez des insomnies, vous aussi, docteur ?

Et j’actionne le commutateur de lit.

Dans une belle lumière orangée, l’Asiatique fait davantage chinois. Mais peut-être vient-ce de son dragon à la mords-me the zob ?

Ti-Pol demeure un pas vide (comme dit Béru).

— Veuillez me pardonner de violer votre intimité, il murmure, mais il était nécessaire que nous ayons un entretien privé.

Je m’assieds dans ma somptueuse couche, le dossard calé par deux oreillers, vigilant et amène.

Ma posture place l’arrivant en état d’infériorité puisqu’il est contraint de rester debout et de côté.

— Eh bien, je vous écoute, mon cher, l’invité-je-t-il d’une voix non seulement urbaine mais aussi suburbaine.

Cézigmoche, il engage le fer sans attendre qu’il soit chaud :

— Vous n’êtes pas Gheorghiu Tiarko, dit-il froidement.

Dans mon métier, très particulier, il faut s’attendre à tout et au reste. Surtout au reste. L’imprévisible chemine à notre côté et se place parfois devant nous, les bras en croix pour nous empêcher de passer. Dans ces cas singuliers, quoi faire ?

Eh bien je vais te le dire : d’abord conserver son calme, qu’il atteigne à l’indifférence souveraine. Ne pas se mettre à régurgiter, oh ! que non. Opposer à l’attaque la désinvolture la plus complètement suprême. Pas ergoter surtout. Ni indigner. Encore moins tempêter. Le détachement absolu. Calmos, badin, dédaigneux quasiment.

Mézigo, peinardoche, pattounes jointes sur ses grosses balloches emmanchées d’un long cou, je considère cet ancêtre de l’homme descendu des arbres avec une espèce d’aimable commisération.

— Ça consiste en quoi, docteur ? je demande comme s’il venait de me citer le nom d’un plat exotique qui me serait inconnu.

Tu sais que je le trouve pas sympa, ce Niaque. Il m’est arrivé de rencontrer des gonziers antipathiques : des grincheux, des hépatiques de l’âme, des tourmentés de la raie au milieu. Mais ils ressemblaient à saint Vincent de Paul, comparés.

Si je crois le déconcerter avec mon attitude désinvolte, je me carre le salsif dans le lampion à en trouer le fond de mon slip !

— Savez-vous pourquoi vous n’êtes pas Gheorghiu Tiarko ? il me questionne avec sa voix doucerette.

— Pas encore, j’élude, un tout petit pneu crispé dans mes baskets de cérémonie.

— Parce que vous êtes l’ex-commissaire San-Antonio de la Police de Paris !

Le silence qui succède à cette affirmance non dénuée de fondement (comme dit toujours un gay de mes relations qui pourrait planquer un violoncelle d’un peu plus de quatre octaves dans le sien) me fait comme si je découvrais un crocodile dans ma baignoire au moment de prendre mon bain mensuel.

Je ne me donne pas le ridicule de nier l’évidence.

— Puisque vous le dites, docteur…

— Je le dis parce que c’est la vérité. J’ai dans mon appartement un minuscule fichier où sont rassemblés les signalements de tous les principaux policiers du monde.

— Il en est bien qui collectionnent les timbres-poste.

Il extrait de sa poche une sorte de plaque transparente comportant mon portrait en négatif ainsi qu’un texte d’une dizaine de lignes imprimées à l’envers.

— Pas besoin de l’appareil de projection, je pense ; vous vous reconnaissez ?

— Comme si c’était moi, Doc.

Nouveau silence. Le Niaque se mordille un coin d’ongle qu’il finit par sectionner et cracher.

— Je suppose que vous avez fait part de votre découverte au prince ?

— Pas encore. Je préfère avoir un entretien avec vous auparavant.

— Chinois ! ne puis-je me retenir.

— Pardon ?

— Non, rien ; c’est une plaisanterie à zéro franc cinquante dont les Français, gens d’esprit, sont coutumiers.

Il a un léger haussement d’épaules abdicateur.

— Vous comprenez qu’en l’état actuel des choses, vous n’avez aucune chance de quitter ce palais sans le consentement de son propriétaire. C’est mieux qu’une forteresse : une chambre forte.

— Ce préambule pour arriver à quoi ?

— A ceci, monsieur San-Antonio : votre existence est actuellement entre mes mains. Que je parle de ma découverte au prince et, quelques heures plus tard, vous serez immergé au large, à l’intérieur d’un bloc de béton armé. C’est le système qu’a choisi Monseigneur pour se défaire des gens intempestifs.

— Classique, mais radical, apprécié-je-t-il. Il ne me reste plus qu’à vous demander quelle solution vous envisagez, qui me permettrait d’éviter d’avoir le détroit de Gibraltar pour sépulture.

— M’obéir en tous points !

— Mais encore ?

— Accepter une alliance avec moi ; d’ailleurs vous n’avez pas le choix !

— Vous avez des arguments déterminants, Doc.

— S’ils ne l’étaient, je me serais abstenu de venir vous parler en pleine nuit.

— Eh bien, puisque les dés et le sort en sont jetés, j’attends vos propositions.

— Si vous vous faites passer pour Gheorghiu Tiarko c’est dans un but important.

— Tout est relatif, docteur.

— Il me faut connaître vos intentions avant d’aller plus avant !

Je crois te l’avoir signalé, à moins que je ne fasse de la sénilité précoce : ce ouistiti me trottine sur la prostate. Je suis en train de penser qu’il ruine mon action en m’ayant identifié. A cause de cet avorton hépatique, tout risque de foirer. Or, RIEN ne doit être entravé au cours de cette mission, l’une des plus périlleuses et des plus délicates de mon étincelante carrière.

Pendant ce préambule auquel nous souscrivons, la seule véritable question qui me gravite dans le cassis est : « Comment me débarrasser de cette mauviette safranée ? »

Alors ça gire à toute vibure sous ma coiffe car, tu l’auras remarqué pendant nos précédentes réunions de groupe, je ne suis pas le genre de perdreau d’élite qui accepte de se laisser débarquer du canot qu’il pilote à quatre-vingts nœuds à l’heure (plus le sien !). Si, d’entrée de jeu, un Niaque comme Ti-Pol me casse la baraque, j’ai plus qu’à me mettre guide de haute montagne dans la Beauce.

Mais plus je tente de réfléchir, moins d’éventuelles solutions m’apparaissent, si bien que je décide de stopper la gamberge et de laisser vaquer mon instinct.

— Vous ne soufflez mot ? objecte cet homme à qui rien n’échappe, sinon un grand rot après le repas.

— Les propositions importantes qui nous sont faites requièrent notre réflexion, lui sers-je (July).

Il dit :

— Vous ayant reconnu immédiatement, je me suis abstenu de vous médicamenter, tout à l’heure.

Là, une sirène de bateau, longue et stridente, se fout à me ululer dans la cabèche. Tu parles d’une révélation, Gaston !

— Comment cela ? glabouillé-je en évitant d’avoir l’air aussi pomme-à-l’eau que je me sens[2].

— Je vous ai injecté une solution qui, sans rejoindre le placebo, était assez anodine et n’altérait pas vos facultés.

Moive qui me croyais devenu surhomme grâce à Mathias. Moive qui pensais dominer les effets des drogues asservissantes ! Ballot ! Jus de connard ! Crème de nœud !

— Je me disais aussi, marmotté-je (ou marmonné-je, au choix).

Alors, ce que j’espérais de mes réflexes subconscients, s’opère. Voilà que je me ramasse et plonge sur le Jaunassou. Boule en direct contre la sienne. Un bruit sourd, aurait dit Beethoven. Il tombe en arrière. Je pieds-jointe sur son estom’.

Vzzzzlffff ! N’ensute, comme il est à terre, les jambes en « i » grec (ou en y) renversé, je lui talonne l’entre-deux à trois reprises. J’aimerais être chaussé de bottes, voire de souliers de ski, mais à l’impôt-cible nul n’est tenu. Il émet une râlerie et sa belle couleur bronze tourne au vert oseille. Et puis se tait.

Mécolle, indécis, vaguement stupéfait par cet éclat, je demeure à côté de mon zigoto, à peine essoufflé par cette petite prouesse. La réalité froide et dure me reprend. Je m’apostrophe en termes peu amènes. « Pauvre figure de fifre ! me dis-je sans indulgence, te voilà dans de beaux draps ! Comment vas-tu pouvoir t’extraire d’une situation aussi débile ? »

Angoisse !

Faut en appeler à mon petit lutin perso. Y a longtemps que je ne lui ai pas cassé les couilles, il peut bien faire un peu de travail de nuit histoire de me salvater !

Je le convoque de toute urgence pour une réunion au sommet.

« Comprends-tu, lui chuchoté-je, quand il va récupérer, il n’aura pas d’autres ressources que d’affranchir le prince à mon propos. J’aurai alors droit au pardingue en ciment et la plongée gracieuse dans le détroit. »

Il en convient. Que même il en rajoute, comme quoi s’agit pas de se baquer dans une pareille cuve de gadoue et d’appeler au secours ! Que, merde ! les miracles, c’est la partie exclusivement réservée au boss. Lui, un coup de main, temps à autre, bon, il dit pas, mais qu’à ce point c’est too much. Quand on se fout dans la mouscaille délibérément, c’est trop fastoche ensuite d’appeler les scouts de France !

Il déblate, dévide. Je le trouve ronchon, cette noye, l’artiste. S’il veut plus secourir les pauvres pécheurs dans mon genre, faut qu’il remette ses ailes au vestiaire et change d’occupe ! Un sauveteur qui rechigne, on n’en a rien à cirer.

Ulcéré, je lui dis de se casser, que je ferai sans lui, bordel !

Et c’est à cet instant que les circonstances viennent prendre le relais. Voilage-t-il pas que messire Ti-Pol, retour des quetsches, est en train de repter jusqu’à moi, mine de rien.

Ces Asiates sont cap’ de se déplacer aussi silencieusement qu’un snake. Je m’avise de la chose à l’instant où il lève le bras pour, tu sais quoi ? Me virguler un dard dans le mollet. Un dard ! A moi !

L’esquive que j’exécute me sauve la vie. Car, sur sa lancée, sa main planteuse continue de trajecter et finit sa course contre sa cuisse à lui. Si bien que le dard… Mais t’as déjà tout pigé, nonobstant ton peu d’intelligence, Hermance. Eh bien oui, Françaises, Français, ce connard s’autopique. C’est pas jouissif ? L’arroseur arrosé ! Qu’en constatant le fait, il lance un « Ohhhhh ! » d’une détresse humaine infinie, puis soubresaute, ouvre si grand sa gueule que je vois son pancréas comme tu vois le gros cul de la princesse Margaret quand elle va regarder des bites de cheval à Ascot, ombragée d’une capeline grande comme la tente sous laquelle François Ier reçut Henry VIII au camp du Drap d’or.

Le médecin… (j’allais dire « marron ») glabouille quelques syllabes incertaines dont je me demande si elles étaient destinées à construire des mots, et puis meurt sans crier gare ni coup férir. Poum ! D’un trait !

J’exhale un très beau soupir de cinéma dans le style de ceux que proférait (car ils équivalaient à des paroles) M. Pierre Blanchard avant de faire ses aveux à la duchesse de Moncustord.

« Partiellement sauvé ! » m’exclamé-je dans mon for intérieur. Et de m’ajouter, après un instant consacré à des actions de grâce personnelles dont je m’abstiendrai de révéler le nom du bénéficiaire :

« Que vas-tu faire du cadavre, maintenant ? »

Question plus épineuse qu’un oursin, tu vas m’accorder le plaisir d’en conviendre !

Je m’interprète la méditation de Thaïs (musique de Massenet sur un livret d’après Anatole France).

Mille idées saugrenues m’assaillent. Je conserve la plus dingue, pousse le corps sous mon lit à palanquin[3] et ouvre les rideaux pour aller respirer sur la terrasse.

5 T’AS DES FUITES, ÉDITH ?

Tel que ça décarre, je suis bon pour prendre un stand au prochain Salon de l’Enterrement.

Je me rappelle plus de qui est la pièce « Comment s’en débarrasser ? » En tout cas, son titre résume aux petits oignons ma situation présente.

Il est inenvisageable que je coltine ce macchabe par les couloirs à la recherche d’une sépulture descente[4]. Le palais est truffé de caméras qui rendent compte des moindres déplacements à l’intérieur (comme à l’extérieur) du domaine.

Dans mon patio règne une nuit enchanteresse. La lune montre son cul énorme, tout là-haut ; la piscaille murmure, because l’épurateur de flotte ; le jet de la vasque chuchote des bucoleries et le doux rossignol prépare son récital pour sa belle, les piafs étant aussi glandus que les hommes.

Je ne perplexite pas cent ans. D’un bond, me juche sur le rebord de la vasque murale, ce qui me permet de filer un coup de périscope par-dessus le mur. De l’autre côté, l’est une courette pavée. Rétablissement du grand artiste de la Poule parisienne. Je saute. Chocotte pas : deux mètres, y a pas de quoi se la peindre en rose et se l’encadrer !

Deux portes s’ouvrent sur cet espace neutre : l’une accède à la crèche, l’autre donne sur l’extérieur. This is fermé au gros bon vieux verrou de nos ancêtres. Certes, il grince quand on l’actionne. Plus malin que quinze sapajous, je l’enduis de ma salive, kif Béru fait avec son zob pour fourrer une pécore trop étroite de l’entrée des artistes.

Délourde.

J’attends, le cœur un tantisoit battant. Mais un grand silence m’environne, comme on dit dans les beaux livres écrits par des gens de métier.

Cette ouverture livre accès à un vaste potager parfaitement tenu, qui ferait bander le brave père Nonœil de la 2, çui qui te raconte comment tailler les rosiers, planter les boutures de persil et semer les trèfles à quatre feuilles.

Courbé, je me prends à circuler à travers les allées bien rectilignes, admirant au passage les chandeliers végétaux des arbres en espalier, les avocatiers, les orangers, les citronniers et autres cognassiers centripèdes.

Mes pas me conduisent là que le cher Seigneur soucieux de ma destinée a voulu : à la fosse à compost où s’élabore le terreau fertiliseur. Le rêve ! D’autant qu’une forte bêche est à pied d’œuvre, n’attendant que ma venue pour provoquer des ampoules dans mes mains aristocratiques. Tu parles d’une aubaine, Germaine.

Tu verrais le cher Sana joli, la manière qu’il opère un bath retour à la terre ! Creuser est d’autant plus fantoche que j’ai affaire à un terreau léger. Je dois valoir le déplacement, en animal fouisseur : un vrai fox à poil dur !

Me faut pas vingt broquilles pour obtenir une fosse dans la fosse. Ne me reste qu’à exécuter quelques nouveaux rétablissements afin d’aller chercher le locataire de ce petit trou pas cher.

N’empêche qu’il est passablement fourbu, l’apollon, après cette séance d’inhumation express. Je totalise un début de sciatique dans la guibolle gauche, une légère entorse (que je me suis faite en sautant le mur), plus un bleu à la cuisse qui ressemble à la carte de l’Italie sans la Sicile.

De retour à ma chambrette d’amour, je brûle la fiche qui me concernait, évacue les cendres résiduelles par les chiches et m’offre un bain nocturne dans l’eau irréelle de la piscaille.

Te dire qu’en me torchonnant dans le plumard à colonnes j’ai la satisfaction du travail accompli serait inexact, néanmoins je ne puis m’empêcher de penser que je viens de faire quelque chose pour moi d’irremplaçable.

On m’a toujours bassiné les couilles avec le « sommeil du juste ». Franchement, il doit ressembler à ce que j’éprouve présentement.

Mon bain au clair de lune a gommé ma fatigue et quelque peu réparé mes avaries de machine. Je retrouve ma posture d’insomnie, mais la nature humaine est ainsi faite que, maintenant, elle me drive droit dans les vapes. Demain sera un autre jour. Enfin, j’espère !

6 QU’EST-CE QUE TU EN PENSES, HORTENSE ?

Que j’ai laissé les rideaux ouverts et que donc, un beau soleil andalou vient me lécher depuis l’étui à prostate jusqu’aux sourcils.

Éveil du maître. Le surdoué que je ne me cache pas d’être respire un grand coup, puis se gratte le sous-burnes, endroit riche en replis démangeurs.

J’avance ma main préhensile jusqu’au téléphone, décroche.

— Hello ? que ne tarde pas à gazouiller une voix de rosière en train de se faire lécher la chaglatte.

— Pourrais-je avoir un petit déjeuner ? demandé-je-t-il dans mon anglais le plus aménageable.

— Certes, répond la pubère ; que souhaiteriez-vous ?

Eggs and bacon, réponds-je en français courant, plus un pot de café noir ; c’est possible ?

— Oui, monsieur.

Je raccroche et saute du plumard pour aller ouvrir les fenêtres en grand.

Féerique.

Depuis ma couche palanquine, j’aperçois le palmier, la fontaine et surtout le ciel bleu drapeau qu’un pet d’avion barre d’un trait blanc.

Une seconde, je repense au toubib chinetoque qui commence à joindre ses composants chimiques au compost du jardin. Je ne m’en suis pas trop mal sorti. Ç’aurait pu être d’une pireté absolue. Cela dit, je ne saurai jamais quel traité d’alliance le doc voulait me proposer. Mon astuce a été d’agir avant de discutailler.

Toc toc !

Entrez !

Magine-toi qu’apparaît une exquise femme de chambre ibérique. Ravissante ! La mère Adjani avant sa ménopause !

Pas de moustache, non plus que d’astrakan aux jambes. Raie médiane pour madone de semaine sainte sévillane. Yeux myosotis. Sourires juteux. Le frifri adorable selon mes estimances d’amateur éclairé.

Elle coltine un plateau à pieds. Dessus : mes œufs frits avec suffisamment de bacon pour nourrir la garde privée de la gouine d’Angleterre et du Pas-de-Calais. Plus des petits pains, de la marmelade, des croissants. Tout ça chaud, odorant, croustillant, crépitant.

La môme s’apprête à déposer son plateau par-dessus mes cannes, mais je lui demande un temps mort pour cause d’érection instantanée. Mon chibre qui vient d’un seul coup d’un seul de se transformer en dangereux agitateur déséquilibrerait la petite table. Pour le faire tenir tranquille, je le courbe d’un violent effort et le bloque entre mes jambes.

— Allez-y, petite chérie ; maintenant ça devrait pouvoir jouer.

Pas bégueule pour une Espanche catholique jusqu’au bout de la ficelle de son Tampax, elle installe mon bouffement sur mes guitares en s’arrangeant pour caresser du tranchant de sa droite les cytoplasmes de mes génitoires en flaque.

— Comment vous appelez-vous, ma jolie ?

— Pilar.

Alors moi, mutin comme tout, de lui demander en français :

— Tu aimerais que je te présente mon pilon, Pilar ?

Tu sais quoi ?

— Pourquoi pas ? qu’elle charcotise.

Un instant, devant l’affluence impétueuse de ma sève à laquelle se joignent mes meilleurs sentiments d’altruisme, j’hésite à évacuer le plateau pour qu’elle prenne sa place. Et puis ma prudence rentre au bercail.

— Vous parlez français ? lui demandé-je-t-il.

— Ma mère est lyonnaise. J’ai habité la Croix-Rousse jusqu’à ma première communion.

Soudain, je me traite d’enfoiré décadent en constatant que je cause un franchouille parfait (juste Jean Dutourd qui y trouverait à redire, puriste jusqu’au bout de la bite comme tu le sais !). Or, je suis censé être roumain, mec. Je veux bien que les gars de ce pays latin emploient volontiers (et aisément) notre dialecte, mais de là à faire des effets de style, y a de la houle ! Alors, vite fait, je reviens à mon anglais de conseil d’administration :

— Il y a longtemps que vous travaillez au palais ?

— Deux mois.

— Ça vous plaît ?

— Beaucoup.

— Il est gentil, le prince ?

— Ça va.

Pas se mouiller. Les tantes doivent pas la fasciner, Pilar.

— Vous avez affaire à sa collaboratrice, miss Shéhérazade ?

— Elle dirige la maison.

— Vos relations sont bonnes ?

— Excellentes.

— Blint et Howard ?

— Je les vois de temps en temps.

Moi, je sais lire dans les yeux, les âmes et le marc de caoua.

— Vous faites l’amour avec eux, n’est-ce pas ?

— Comment le savez-vous ?

— Mon petit doigt…

Elle a un sourire gêné. Une rougeur naît sur son cou, qui rapidement se dissipe.

J’insiste :

— Ils ne sont pas très gentils ?

— Ils me font mal.

— Seulement c’est prévu dans vos prestations, hein ? Assurer le repos des guerriers. On vous paie cher, au moins ?

— Ça va.

En somme, son rôle ici consiste à aider au service et à éponger les mâles en rut.

Au palais, tout fonctionne en circuit fermé. Voilà pourquoi, en m’amenant le breakfast, elle était toute prête à m’échancrer le matin triomphal si j’en avais eu envie.

Adorable petite pute ! Pute presque ado. Fille soumise à la naissance en ces temps difficiles de chômedu et de vaches étiques.

— Vous n’avez plus votre mère ?

— Comment le savez-vous ?

Qu’est-ce que tu veux que je lui réponde ? Que la vie ça se renifle quand on n’a pas le nez bouché ?

Elle s’envole après un long regard mi-triste, mi-intrigué.

« Que Dieu te garde, petite fille. »

Mes œufs frits commencent gentiment à se refroidir et le bacon à se figer dans sa graisse. Je clape le tout néanmoins, et de bon appétit. Manger, c’est l’idée qu’on s’en fait. Moi, de temps à autre, je dîne chez le grand Paul (Paul Bocuse, évidemment) pour remettre mon estomac à l’heure ; cela dit, je suis cap’ de m’organiser des boufferies à la va-comme-je-te-défèque, n’importe où. M’arrive d’absorber du pain beurré avec des harengs pommes à l’huile en guise de déjeuner : le casse-graine de voyou, on appelle. Quand t’as vraiment les crochets, il n’existe rien de meilleur, pour peu que le bread soit chaud.

J’achève d’écluser mon café lorsque miss Shéhérazade vient me visiter, loquée à l’européenne. Very élégante dans son futal de soie noire et son chemisier fuchsia. Elle porte un collier de chien en or, à grosses mailles et s’est aspergée d’un parfum un peu trop obsédant pour le trépané de l’olfactif que je suis.

Paraît préoccupée. Ne répond pas à mon salut joyeux, encore moins à mon sourire.

Elle demande d’un ton comme ci, comme ça :

— Vous vous êtes promené dans la maison, cette nuit ?

Moi, avec la conscience plus immaculée qu’une hermine ayant hiberné chez un teinturier :

— Pas le moins du monde ; quelle idée ?

— Quelqu’un a mis en panne le circuit de surveillance de la maison.

— Et vous me soupçonnez ? me récrié-je avec un tel accent de sincérité qu’en comparaison l’accent britannique de la mère Di ressemble à du sourd-muet.

Et d’ajouter :

— J’ignorais que le palais en fût équipé. Et même si je l’avais su, dans quel but l’aurais-je neutralisé ?

Mais la jolie poulette reste dans la scepticité.

— Un autre fait singulier, reprend-elle.

J’attends. Je devine. Elle dit :

— Le docteur Ti-Pol a disparu.

Tu verrais ton Antonio idolâtré, comme il reste marmoréen, Adrien !

Je feins le s’enfoutisme absolu. M’abstiens de toute réaction. Je suis censé accueillir une telle nouvelle avec indifférence, donc j’indiffère. Réprime un bâillement. Un petit, discret.

— Vous m’entendez ? me fait Shéhérazade assez rudement.

J’éclaire la pièce de mon sourire le plus printanier.

— Très bien, mais qu’y puis-je ? Il sera allé dans quelque boîte de nuit de la côte !

— Primo, ça n’est pas son genre. Secundo, s’il avait quitté la résidence, le service de surveillance en aurait été averti.

— En ce cas, c’est qu’il ne l’a pas quittée ! philosophé-je.

Un temps mort. Je pense que c’est le Jaunet qui a trafiqué le système afin qu’on ne s’aperçoive pas de sa visite chez moi. Vu qu’il est canné, le circuit vidéo est resté en rideau.

Je me questionne négligemment à propos de sa sépulture. Va-t-on le retrouver vitos ? Pas le jardinier, en tout cas, car je l’ai enfoui à une belle profondeur. A moins qu’on ne procède à des recherches en règle, il risque de virer humus, M. Butterfly.

La fille reprend :

— Donc, vous n’avez pas de ses nouvelles ?

— Je devrais ? demandé-je avec une telle candeur que Bernadette Soubirou aurait l’air d’une vieille pompeuse de chibres décatie en comparaison.

Sais-je pourquoi, je dépose ma main d’homme sur sa cuisse de femme. Illico ça frémit. Y a une chiée d’ondes sexuelles qui lui crépitent sous le derme. Elle me regarde avec des lotos instantanément cernés.

— Je croyais que les choses de la chair vous indifféraient ? qu’elle parvient à blablutier.

Nobody n’est à l’abri d’une métamorphose, je coasse, façon la grenouille mâle cherchant à se rendre aussi chibrée que le taureau.

Ça paraît lui suffire. Mam’zelle Shéhérazade commence à respirer à la façon d’un bateau à aubes remontant le Mississippi.

Je l’attire sur le lit pour la tirer, comme l’écrit avec beaucoup de finesse M. Maurice Schumann dans son livre. Lui dégrafe son joli bénouze qu’elle m’aide à faire glisser en trémulsant du compensateur d’expansion. Oh ! la jolie exquisement adorable petite culotte blanche bordée de dentelle saumonée ! Oh ! les délicates cuisses bronzées, si lisses que la tête pourtant veloutée de mon paf passerait pour du papier abrasif en comparaison. Faut que je goûtasse. Et vloum ! une traînée gastéropodique sur l’intérieur des jambes, depuis les genouxes jusqu’à la pelisse de sa chaglounette.

Illico, elle bieurle, la mistonne. Dans un dialecte que je pige pas, mais qui m’indique, d’après l’intonation, que je me trouve en concordance avec ses désirs.

Tiens, ça fait un sacré bout de moment que j’ai pas groumé de frifri. Moi qui m’en goinfre d’ordinaire ! Je lui débroussaille le foisonnement pour lui rétablir la raie au milieu et ma menteuse se focalise sur sa belon triple zéro (vachement développée).

Oh ! la tigresse ! Oh ! la frénétique ! Ma parole, elle va s’évanouir de too much ! Elle griffe à pleines onglées ce qui la promiscuite : ma nuque, mes épaules, le drap. Elle émet des plaintes longues comme des mélopées à changement de vitesse. Déballe des cris inconnus dans l’espèce humaine depuis les Sarrasins. Danse si fort du bas-bide que je faille être expulsé de la menteuse.

Moi, technicien éprouvé, je lui mets le comble de ma manière habituelle : deux doigts pour salut scout dans l’escarguinche. Alors là, elle énergumène carrément. C’est Buffalo Bill qui conviendrait pour pousser le rodéo à bout. Je suis obligé de lui maintenir le dargiflard à deux mains, sinon je perds le contact.

De force, mais aussi de gré, elle fonce au panard, la Shéhérazade. C’est carrément les « Mille et Mille Nuits » que je lui bricole. Elle clameurise de manière inouïse. Je chante Étoile des Neiges tout en lui croûtant l’antichambre.

Elle a un soubresaut terrible de baleine harponnée. Et puis me repousse avec violence en criant :

— Non ! non ! Plus !

Je stoppe, les babines façon boxer après sa pâtée.

Puis la regarde, étendue sans culotte sur le lit, toute brouillardeuse, toute dolente, enjouissée jusqu’à l’os.

« Belle séance, Antoine ! me complimenté-je. Prestation à marquer d’une stèle commémorative. Y a des nœuds volants à qui on a flanqué la Légion d’honneur pour beaucoup moins que ça ! Cette minouchette restera comme l’une de mes grandes réussites. Elle mériterait qu’on lui consacrât un traité augmenté de planches en couleur. »

Bon, seulement c’est pas le tout. Moi j’ai un chibre à longue portée qui a besoin qu’on s’occupe de lui.

Je ramasse la sinistre de Shéhérazade pour la mettre devant le fait accompli, espérant qu’une pareille constatation va réveiller ses ardeurs momentanément calmées et l’induire à une nouvelle prestation de gala.

Au lieu de ça, tu sais quoi ?

Elle rouvre les yeux, se dresse sur un coude, et me lance d’un ton morbide :

— Jamais un homme ne m’a fait ce que vous venez de me faire. Un jour, je vous tuerai !

Tu vois, la chiasse avec les femmes, c’est qu’elles sont imprévisibles !

7 IL PREND DU ROND, GASTON

Une porte qui ne ferme pas à clé présente un grave inconvénient : n’importe qui peut entrer chez toi. Par contre elle offre un avantage indiscutable : tu peux sortir de la pièce quand ça te chante.

Et c’est bien ce que je fais, une fois mon bain pris et enfilée ma tenue de gentleman farmer : futal blanc, polo bleu, mocassins de cuir souple.

Je me hasarde hors de la chambre. Faut bien la « libérer », comme on dit puis dans les hôtels, pour que les larbins fourbisseurs viennent lui redonner l’éclat du neuf. Je m’emporte en direction du hall éblouissant de lumière.

Des esclaves en gilet rayé passent l’appareil à rendre clean les sols carrelés, avec des allures de détecteurs de mines. Je marche le long des fenêtres, pas perturber leur dangereuse activité, et sors sur le pet rond que n’importe quelle littérateuse aux prises avec sa salpingite déclarerait « inondé de soleil ».

Féerique !

Un parc immense sillonné d’allées roses, des pelouses dont l’herbe est égalisée aux ciseaux de brodeuse, des arbres aux essences rarissimes. Des massifs dont les fleurs sublimes te donnent envie de faire pipi tant tellement elles sont belles ! Un temple d’amour en richepin de la Saint-Jean. Qu’on aperçoit même, dans les lointains, un hameau, façon Marie-en-Toilette[5], avec des fausses vaches pour décorer. La classe sur toute la ligne !

Je vais, au gré de ma fantaisie, l’air vibrionne d’insectes délimités de qualité supérieure. Marche jusqu’aux tennis (quatre courts, siouplaît), déserts à cette heure chaude de la journée, et installe sur un banc cette partie de moi-même qui pourrait me servir à faire de l’équitation si je ne nourrissais une grande aversion pour le cheval, qu’il soit de course ou en steaks. La tête offerte au bourguignon, les paupières baissées, je déguste la qualité de l’instant.

C’est à une telle relaxation, ponctuant un moment périlleux de sa vie, que tu reconnaîtras l’homme fort. Est maître de son destin, celui qui l’est de ses nerfs. Je respire les capiteuses odeurs de miel et de jasmin. O nature, comment peut-on s’éloigner de toi pour s’aller enfermer sous la coupole du quai Conti, dans le silence capitonné d’une banque ou encore dans les remugles d’huile chaude d’une usine ? Ici tout est beauté, machinchouette et volupté, a écrit LE poète qui s’y croyait.

— Vous n’avez pas peur du soleil ? murmure à promiscuité une voix féminine.

Je dépone mes falots.

« Vache ! La jolie personne ! » m’exclamé-je en apartheid. La trente-cinquaine. Le regard bleu. » Une blondeur à nulle autre pareille », dirait un éboueur maghrébin de mes relations. Une exquise poitrine dont le décolleté carré de sa robe de lin blanc ne fait pas grand mystère. Un bronzage délicat… L’enchantement vivant de cette journée, si tu voudrais mon avis ! De la personne D.Q.S. Qu’est-ce qui peut justifier sa présence dans ce palais des mille et un ennuis ?

Je lui décerne le sourire du siècle, comme il n’y en eut jamais en Andalousie depuis l’invasion arbie. Car enfin, cette femme si claire ne saurait être la parente du prince oriental, non plus que sa souris, vu qu’il est pédoque.

Je note que son anglais est moins performant que celui de la duchesse de Kent. Je la situerais du nord de l’Europe, ou de l’est ; un truc comme ça. N’en tout cas, je continue d’en morfler plein les mirettes. Ce qui me bouleverse le plus, c’est son air plein de grâce, de joliesse et de tout ce que voudras pourvu que ça humecte le bout du gland.

Elle se tient à deux pas de moi, debout. Est-ce elle qui sent si bon, ou bien la nature exaltée par sa présence ?

— Je n’ai que cette moitié de banc à vous proposer, lui dis-je. Si le cœur vous chante…

Elle avance et se dépose à mon côté. Quand elle est assise, j’ai une vue de premier plan sur ses loloches ! Jolie poitrinaire. C’est pas la super-laiterie de coopérative, mais elle en possède deux chouettes en compagnie desquels je passerais volontiers les vacances pascales.

— Vous habitez le palais ? je questionne, simplement pour amorcer un brin de converse de manière classique et cohérente.

— Pour le moment, oui.

— Vous êtes une amie du prince ?

— C’est un terme excessif, bien qu’il me témoigne de la sympathie, répond-elle. Je l’aide à rédiger ses mémoires.

Ça m’échappe :

— Il en a ?

Elle amorce un joli sourire que je lui mangerais extrêmement volontiers tout cru.

— Il en a, assure-t-elle, et d’intéressants ; le prince mène une vie mouvementée.

— Si je vous disais que j’ignore son nom ?

Elle me défrime d’un œil indécis, se demandant si je me paie son minois ou si Descartes se faisait sucer par la princesse Elisabeth.

— Mais à quel titre vous trouvez-vous dans ce palais ? ne peut-elle s’empêcher de questionner.

— En qualité d’enquêteur pour une affaire d’ordre privé. J’ai été engagé par quelqu’un qui n’a jamais mentionné que je dusse œuvrer pour un monarque. On ne m’a parlé de « prince » qu’à mon arrivée, sans user d’un autre vocable. Quel est le nom de celui-ci ?

— Soliman Draggor. Il règne sur l’émirat de Razmamoul.

— Ça sent bon le pétrole.

— Détrompez-vous, ses gisements se tarissent.

— Il lui en reste suffisamment pour faire le plein de sa Rolls, j’espère ?

— Sans doute.

— Cette fastueuse demeure le donnerait à penser ; à moins qu’il ne la loue pour ses vacances ?

— Non, non : elle est bien à lui, ainsi que nombre d’autres propriétés disséminées sur la planète.

— Vous n’êtes pas britannique ?

— Non.

— Scandinave ?

— Non plus.

— Attendez, fais-je en fermant les yeux. Parlez encore, je vais trouver ; habituellement, je mets dans le mille.

— Que faut-il vous dire ?

— N’importe le sujet, par exemple me trouvez-vous à votre convenance ?

— C’est le genre de question qui, loin de me faire parler, m’inciterait plutôt au silence, assure-t-elle avec un rire que, si j’écrivais classique, je qualifierais de cristallin.

— Je sais ! exulté-je. Vous êtes polonaise !

— Vous avez gagné.

On cause.

Elle m’explique comme quoi son father était diplomate. Elle a vécu sa jeunesse dans des ambassades polacks (pas les plus huppées) en Hongrie, au Danemark et en Angleterre. Ses diplômes ramassés, elle a gratté pour un journal londonien, puis à la B.B.C. C’est là qu’elle a fait la connaissance du prince Draggor venu participer à une émission sur les pays du Golfe. Il a été emballé par elle et l’a conviée à dîner.

— Je vois bien que votre charme est très puissant, fais-je-t-il ; la preuve est qu’il opère sur un homo !

Ça lui échappe :

— Il n’est pas qu’homosexuel.

Et puis elle rougit, ce qui m’incite à considérer que ce monarque de mes magnifiques bourses doit se la respirer entre deux transports homosexuens.

Je gronde :

— J’ose espérer que si vous avez des bontés pour le gars Soliman, vous prenez d’élémentaires précautions.

Sa rougeur s’accentue.

— Vous vous méprenez, il…

— Il quoi, mon petit cœur ?

Elle se ferme comme une huître que tu regardes trop longtemps les yeux dans les yeux.

— Rien ! J’aimerais changer de sujet.

— A votre disposition. Vous pourriez m’indiquer votre prénom, par exemple ? Moi, c’est Gheorghiu.

— Je m’appelle Krystyna.

— Je suis preneur.

On se tait en voyant, là-bas, déboucher Sa Majesté sur le perron. Il est escorté de son giton, lequel tient en laisse un de ces horribles chiens qui paraissent n’avoir ni commencement ni fin et dont Jean-Paul Belmondo se sert comme moufle.

Blint et Howard les attendent près de la Rosse-Roll et leur ouvrent les portières. N’après que le couple y a pris place, le carrosse à pédales s’ébranle, si j’ose m’exprimer trivialement, et roule pesamment jusqu’au portail automatique.

Soudain, de voir disparaître le quatuor, me met en euphorie.

Tu sais ? Ce goût de la malfaisance qu’éprouvent les enfants brusquement livrés à eux-mêmes.

— Il commence à faire très chaud, dis-je, pourquoi n’irions-nous pas prendre un bain ? Je dispose d’une piscinette dont l’eau est presque aussi limpide que votre regard.

Krystyna ne se fait pas prier, preuve qu’elle est nullement bégueule.


Elle me rejoint, drapée dans un peignoir de bain et chaussée de spartiates.

On fait trempette.

Elle a un corps qui damnerait un saint castré. Jeux d’eau. Eclaboussage mutin ! Petits rires ! Glousseries ! Cette gosse me cause un effet que je réprime de mon mieux, car la liaison que je lui suppose avec le prince m’inquiète. Par les temps qui cavalent, il n’est pas sain de mouiller sa biscotte dans la tasse dont se sert un aficionado de l’œil de bronze. N’empêche (comme dit Melba), que je me coltine un chibraque qui me ferait passer pour un hallebardier si je me toquais en garde pontifical.

L’idée que cette adorable petite Polack a probablement épongé Sa Princerie pédalante me transforme le mental en désastre de Pavie. Alors je lui propose un bain de soleil.

Nous voici allongés sur deux fauteuils contigus. Ma dextre incorrigible ne peut s’empêcher de caresser sa chicorée frisée à travers son maillot.

— Vous ne devriez pas me faire ça, balbutie la chaste jeune femme d’un ton prêt aux délires fous.

Que pour toute réponse, j’écarquille l’étoffe pour établir une communication plus harmonieuse entre mon médius et mon index unis et sa figounette juteuse.

Elle me parle soudain à voix basse :

— Je ne veux pas que vous vous mépreniez : nous n’avons aucun rapport sexuel, le prince et moi. Simplement, il me demande de le fouetter pendant qu’il copule avec son ami.

— Si on ne se rendait pas ce genre de menu service de temps en temps, l’existence deviendrait rapidement insipide, fais-je.

Elle saisit mon poignet afin de démotter ma paluche friponne.

— Je devine combien un tel aveu doit vous choquer, fait-elle. Si je vous disais que j’y ai été contrainte, me croiriez-vous ?

— Racontez !

— Soliman Draggor est un tyran à ses heures.

— Je n’ai pas besoin de me forcer pour vous croire.

— Il sait être gentil, voire d’une générosité folle, seulement il a des caprices qu’il assume coûte que coûte.

— Vous voulez dire : qu’il contraint les autres à assumer ?

— Quand il exige quelque chose, il faut qu’il l’obtienne, sinon il deviendrait dangereux.

— Et vous vivez chez un homme pareil !

Elle hausse les épaules. Quelque chose qui ressemble à des larmes retenues voile son regard pervenche.

— Les conditions financières qu’il me consent sont inespérées ; or mon père vit en milieu hospitalier à la suite d’une hémiplégie. Depuis le changement de régime, ils sont sans ressources, ma mère et lui.

Bon, ça tourne à L’Hirondelle du Faubourg mâtinée Porteuse de pain, son histoire, à la gentille Polack.

— Je comprends, brisé-je là.

Ce que je vois dans son aventure, c’est qu’elle n’a pas de raisons particulières de propager le méchant virus, cette Ophélie des Carpates.

Je vais pour lui fureter l’entre-deux, mais le charme est rompu pour elle. Les nières, c’est commak. Suffit d’une mouche à merde pour leur cisailler l’ambiance. J’insiste pas. Quand une frangine rétice pour la tringlette, inutile de vouloir la chambrer avant d’avoir rétabli le contact. Ce sont des maniérées de la moulasse.

Elle rêvasse un bout puis, soudain :

— Vous n’entendez rien, la nuit ?

— Je ne suis ici que depuis hier ; pourquoi cette question ?

— Parce que très souvent, je crois percevoir des gémissements.

— Le giton du prince qui subit ses assauts ? suggéré-je.

J’ajoute pas que l’Arbi doit être chibré féroce et déchirer les paupières sud de son éphèbe par trop de fougue bestiale.

Elle ne semble pas adopter mon hypothèse et hoche la tête (ce ne serait pas correct qu’elle branlât le chef).

— Les appartements de Monseigneur sont très loin de ma chambre.

Je mords illico l’embellie :

— J’aimerais me rendre compte par moi-même. Me permettez-vous d’aller écouter cette nuit, depuis chez vous ?

Elle n’hésite pas :

— Volontiers, car la chose m’intrigue et même m’inquiète. Mais inutile de venir avant une heure, ces plaintes sont très tardives.

— Votre heure sera la mienne, ma belle âme.

— Soyez discret.

Promis, juré.

Krystyna paraît ignorer qu’un système de téloche intérieur rend compte des déplacements dans le palais.

Elle se retire bientôt, légère comme la conscience professionnelle d’un marchand de voitures d’occasion.

8 ELLE A DE LA VEINE, GERMAINE

Le soir venu, dîner aux chandelles en compagnie du prince, de son minouchet, de Krystyna et de Shéhérazade. Ces dadames sont loquées en robe du soir. La blonde porte une robe fourreau en soie sauvage noire, la brune un bustier perlé et une jupe en voile transparent, l’ensemble dans les dominantes roses. Le maître de céans et sa frappe portent le smok. N’ayant pas été averti que j’aurais à participer à des repas « habillés », je n’ai à me cloquer sur le fion qu’un bleu croisé ; mais avec une limouille blanche et une cravetouze marine, j’en vois la farce !

Le repas est gai (et gay). Sa Majesté plaisante beaucoup, avec assez d’humour. Au menu, y a des grosses huîtres d’Espagne, servies sur un lit de caviar et accompagnées de blinis à la crème (bonjour les dégâts pondéraux), avec, pour suivre, des pigeons à la menthe ; le dessert se compose d’un édifice coloré, bourré de miel, de frangipane et autres fruits confits. Le gazier qui se farcit deux fois par jour d’aussi riches nourritures est certain d’obtenir en un temps record des taux historiques de cholestérol. J’admire les deux gonzesses, stoïques, qui s’enquillent cette boufferie sans broncher. M’est avis qu’elles doivent cavaler au refile tout de suite après le repas.

L’Arabe que j’ai impétueusement dégustée ne m’accorde pas le moindre regard. Cette garce est plutôt particulière dans son genre. Elle me viole pratiquement et, sitôt son panard chopé, nous pique une crise de conscience sans merci. Faut dire que c’est ma pratique de la minette chantée qui l’a révulsée ; une fois partie à dame, emportée par ses sens, la donzelle m’a voué une haine qui ne s’éteindra qu’après mon décès (auquel elle pense jusqu’à l’obnubilation).

A table, on boit du champagne pour tout breuvage ; comme il est délicieux, je me laisse aller à l’euphorie malgré ma dilection pour le vin rouge.

Pendant une partie du repas, la converse roule sur la Formule I et, pour la première fois, le minet du prince tient le crachoir. Un passionné ! Il sait tout des marques, des équipes, des coureurs.

— J’aime quand tu t’animes, lui déclare Sa Majesté, attendrie ; tu deviens alors suprêmement beau, mon doux chérubin. Suce-moi !

Le gars a de la carrure et une belle gueule. Sans hésiter, il recule son siège et se laisse couler sous la table. Le maître des lieux se dégrafe avec prestesse afin de faciliter l’accès de son pénis à ce cher jeune homme. Aussitôt, il reprend la conversation de son ton urbain et orbain sans marquer la moindre émotion. La manœuvre sous-tablesque ne semble pas le gêner le moins du monde. Sa conversation n’en est nullement altérée.

Cette fantaisie doit être courante au palais car ces dames n’y prêtent pas attention bien que le giton produise, à déguster la partie la plus noble de Sa Majesté, un bruit patouilleur évoquant une chasse au canard dans le Marais poitevin.

Ayant abandonné le chapitre de la Formule I, Soliman Draggor passe à la Coupe du Monde de football qui va avoir lieu d’ici quelques mois, car le prince est épris de sport et se montre éclectique dans ses engouements.

A un moment donné, comme il ne retrouve pas le nom d’un joueur africain déjà réputé, il se penche pour le demander à son turluteur.

On entend proférer plusieurs syllabes bien équipées en « a » et en « o » mais peu distinctes car il est malaisé de jacter la bouche pleine.

Cela suffit cependant à rafraîchir la mémoire de Sa Seigneurie.

— Oh ! oui ; Bamakoko ! fait-elle. Merci, mon bijou.


Qu’on le voudra ou non, les grands de ce monde conservent leur classe en toutes circonstances. Je vois, dans le cas présent, il est difficile de connaître l’instant où notre hôte procède à son lâcher de ballons. Il demeure disert, enjoué ; conserve un ton uni, un vocabulaire exemplaire. Simplement, lorsqu’il évoque cette partie du Mondial au cours de laquelle son cousin l’émir du Glave Tubar descendit sur le terrain pour invectiver l’arbitre, on distingue une fugace crispation de ses traits, accompagnée d’une pâleur vasculaire.

Sous la table, son commensal laisse échapper un grognement glouton. L’éphèbe réapparaît bientôt, l’air radieux et reprend sa place à table où l’attend une belle part de gâteau qui lui a été servie au cours de sa manigance souterraine.

— Qu’est-ce que je vois ! De la frangipane ! s’écrie le chérubin. J’adore !

Et il se met à dévorer l’édifice de sucrerie sous le regard mi-attendri, mi-reconnaissant de son protecteur.

Charmante soirée, indeed ! Si la Shéhérazade me fait la gueule, par contre la jolie Krystyna me couve d’un regard d’ange prêt à déchoir. Je me love par la pensée dans ses yeux si chargés de douces promesses, comme un chat s’enroule sur la rive brûlante de l’âtre.

Et pourtant !

Pourtant, l’esprit du grand Santonio a passé la surmultipliée, espère. Pas un instant de répit, le Vaillant ! Ça s’est organisé au poil dans sa caberle. Nous autres, gens d’action, ne cessons de phosphorer que lorsque la tombe enfin a fermé nos paupières, comme l’écrit si joliment Hugo dans « Le Cachepot à glissière ».

Mine de tout, j’ai dûment examiné les lieux, noté les embûches, défini le moyen de les esquiver. Et tout cela mollo, sans excitation, en mec très totalement serein.

Nous passons au salon violet pour le café. Immense pièce gerbante, avec des tentures épiscopales et des meubles Louis XIV.

Dès lors, une étrange apathie nous choit sur les endosses.

Nous monosyllabons du bout des chailles. Le prince qui a découillé pendant le repas, semble avoir sommeil.

Fectivement, après une succession de rots pleins de véhémence et d’autorité, il déclare que l’heure du coucouche-panier est venue.

— Cher Tiarko, fait-il avant de se retirer, je vous attendrai demain matin dans mon cabinet de travail, car il est grand temps de mettre au point l’opération que vous savez.

Il imprime dans l’air un geste bénisseur. Je me retiens de me signer. Une traînée de foutre escarguinche son pantalon de smok, mais c’est pas grave car il doit en posséder d’autres.

9 IL EST PAS CON, EDMOND

Je t’ai informé qu’au cours de ce repas singulier j’ai échafaudé des plans. Ceux-ci ont trait à la façon de me déplacer nuitamment dans les couloirs du palais sans me laisser retapisser par les caméras.

Il m’a fallu beaucoup puiser dans mon cerveau gradué[6] pour parvenir à trouver la parade contre cette nuisance de la vidéo intérieure. Mais le Seigneur, auquel je rendrai grâce pendant une bonne éternité, m’a doté d’une imagination en comparaison de laquelle celle que tu déploies pour justifier auprès de ton épouse des traces de rouge à lèvres sur ton slip n’est que délirade de vieillard incontinent.

Le physicien que je n’ai jamais été se révèle en moive. Je calcule, élabore, détermine. Ma cervelle se fait légère comme cette mousse abjecte que certains pâtissiers sans vergogne répandent sur des gâteaux, histoire de leur conférer une fausse importance.

De retour dans ma chambre, je me mets au turbot, au turbin, au turbotin. Pour la réalisation de mon plan d’épargne-logement, me faut un miroir un peu plus surfacé que l’objectif de prise de vue. Je l’ai en la personne, si je puis dire, de la glace encastrée dans le couvercle de mon étui à rasoir.

N’ensute j’ai besoin d’une perche de deux mètres cinquante, et ça c’est une autre paire de manches à couilles !

J’ai beau examiner mon chez moi, je n’ai à dis-pose que des tringles à rideaux d’un mètre quatre-vingts. C’est le hic, tu conviens ? Que faire ? En mec pondéré je passe dans le patio pour y quêter l’inspirance. La trouve en manquant me foutre la hure au sol. Tu sais pourquoi ? Parce que je me suis empiagé (comme on dit en bas-dauphiné) dans les ustensiles de piscaille dont parmi lesquels figure une épuisette destinée à son nettoiement. Le manche de l’engin mesure un peu plus de deux mètres cinquante. Un rêve ! Me faut pas lerchouille de temps pour enlever le filet de ramassage. Un peu davantage pour parviendre à fixer mon miroir à son extrémité.

Il est bon pour le service actif, le Fameux.

Je regarde l’heure : minuit va bientôt sonner au beffroi de ma Pasha. J’ai le temps.

Allongé sur mon plumard, je laisse filocher les minutes irrattrapables de ma vie, qui coïncident avec celles de la tienne, ne l’oublie jamais.

Tout est silencieux dans le palais. Ne doit rester en activité que le préposé au service de surveillance, lequel, selon moi en qui j’ai toute confiance, ne doit veiller que d’un cil.

Quand le moment propice (et non chaudepisse, comme dit Béru) me semble arrivé, je vais flouter une œillerie dans le couloir. Celui-ci n’est « couvert » que par une seule caméra, ce qui est suffisant car elle est pivotante et balaie très lentement sa zone de moucharderie.

Regarde la bizarrerie des choses : mon plan n’est réalisable précisément que parce qu’elle est sophistiquée, c’est-à-dire tournante. En fonctionnant de la sorte, elle laisse des temps morts dans certaines parties échappant provisoirement à son contrôle.

Tu piges ou si je te laisse prendre tes pilules à base de phosphore avant de poursuiter ? Non, ça joue ? Tu te sens apte ? Tu dédébiles ? Parfait[7].

Pour t’en revenir, Casimir, lorsque la minuscule caméra panoramique est braquée dans la partie du couloir opposée à celle où je me tiens, je lui suis naturellement invisible. Le danger c’est quand, son quatre-vingt-dix degrés opéré, elle repart en sens contraire.

Depuis ma lourde, le regard en chanfrein, je guette son mouvement régulier. Attends qu’elle couvre la section où je me tiens, me planque chez moi lorsqu’elle va me cueillir, compte posément jusqu’à six, puis me risque.

Ça y est, l’instrument a recommencé de balayer à l’envers. Alors je m’élance, mon périscope en main. J’atteins la base de l’objectif avant qu’il ait exécuté son retour et brandis ma canne munie du miroir de façon, non à l’obturer (pas bête, je tiens la glace de biais), mais à remplacer la vision logique qu’il devrait capter par une vue « arrière » du couloir où je ne figure pas.

Comprends-tu-t-il, Achille ? Non ? Tant pis, sache simplement que ce procédé ingénieux…

Qui vient de rectifier en criant « Non ! génial » ? C’est vous, madame ? Merci ! Vous êtes une connaisseuse ! Je suis ravi de voir que les personnes du sexe n’apprécient pas seulement le mien, mais aussi la vaste intelligence qui l’enveloppe.

Où en jetais-je ? Oui : je viens de franchir l’obstacle de la première caméra, sans chaussures ni encombre. File, now, à l’angle du couloir. Il y en a une autre qui, grâce à quelque complicité occulte est en train d’explorer la partie où je ne suis pas. Ma pomme, déjà expert en la matière, de réitérer l’opé. Banco. Ça passe. N’à présent, me reste plus qu’une sixaine de mètres à franchir pour atteindre la chambre de la délicieuse polka polack.

Toc toc ! Loup y es-tu ? M’entends-tu ? Que fais-tu ? Rien puisqu’il m’attendait. Déponade immédiate. Je titube en trouvant la sublime en robe de notre arachnéenne, presque transparente, si tu verrais où je veuille en viendre. Ne porte même pas de slip en dessous ; que tu lui visionnes la Sainte-Chapelle directo. Malgré l’ombre inhérente au vêtement nuiteux, je suis prêt à jurer sur le Kâmasûtra que Krystyna est blonde comme un Van Gogh. Même que sa moustache pubienne doit briller comme de l’or sous les Mazda.

— Personne ne vous a vu ? demanda-t-elle ingénument.

— Soyez sans crainte.

Elle en est soulagée. Alors, mécolle, je vais pousser un fauteuil contre sa porte, manière de pas être importuné brutalement. Tout de suite après, je la biche dans mes bras et c’est notre premier baiser-passion à injection directe. Mufle à mufle ! T’as déjà, quand t’étais chiare, fait un nœud à une queue de cerise placée dans ta bouche ? J’exécute le même numéro, mais avec sa menteuse. On en perd le souffle de se brouter la voie express.

Ma pomme, tu verrais la bannière que je me biche ! J’accrocherais mon slip au bout, tu me prendrais pour un porte-drapeau ! Elle vasibule du compensateur en sentant dodeliner ma rapière contre son confluent. Moi, parti à outrance, je cesse de lui croquer la menteuse et la fait pirouetter de manière à la situer dos à moi. Fiévreusement, je remonte l’arrière de sa roupane afin d’engager ma tête chercheuse par l’entrée des artistes. Ça l’émeut si vachement qu’elle mugit.

Chut !

Pas le moment d’alerter la garde prétorienne du prince. Réduis la pression, mon Tonio.

Seulement, la sœur est partie pour sa croisière de la gigue. Elle a déjà plaqué ses pattounes sur ses genoux, les rotules desdits empêchent ses mains de glisser.

Très vite, le chemin de Damas devient le boulevard des voluptés à la façon qu’elle sécrétionne d’abondance. Je lui langoure le prose en ponctuant de caresses veloutées sur les strapontins. En douceur ! Faut jamais décarrer à fond la caisse, sinon tu lui grabuges le sensoriel, Daniel. Je lui amorce un pas de deux dans la giberne. Elle ponctue d’arabesques séditieuses. La montée des périls, Émile ! On poursuit de la sorte le long du précipice des voluptés.

L’exquise jeune femme souffre mille maux de ne pouvoir laisser éclater sa joie triomphale. Elle réprime du mieux, s’en tire par des gémissements rauques, des soupirs à fendre des bûches, des pleurs de souffrance radieuse. Tu veux mon avis ? Elle jouit par acomptes successifs. Menus lâchers températeurs. Verse des provisions sur le fade géant qui se prépare.

Ma pomme je me sens un pilon comme jamais. La seule différence existant présentement entre une enclume et ma bite, c’est qu’une enclume n’a pas le goût de foutre.

Au bout d’un temps d’ardeur appliquée, lente et pénétrante, je regrette de ne pas avoir consulté ma tocante au départ ; j’eusse aimé chronométrer notre étreinte car elle va vers une durée de haute compétition. Rarement emplâtrage fut aussi bien « organisé », kif une expédition dans l’Antarctique. J’ai le noyau dur de l’atome à toute épreuve, to day. Avec du répondant à m’en craquer les bourses. La Krystyna, j’ai pigé sa perdurance, elle s’en sort, n’au point de vue fade, avec des petits spasmes, je croive te l’avoir signalé un peu avant ? Va vérifier, je t’attends là.

Qui, hein ! Y m’semblait. Je pourrais la tringloter de la sorte jusqu’au chant du coq. Seulement voilà. Un bruit auquel je ne pensais plus, bien que je sois venu pour l’écouter, retentit. Dès lors je stoppe la roue à aubes de mon steamer. Ma fiancée a perçu également mais, davantage maîtresse de moi que d’elle-même, continue de courir sur son fade en m’appréhendant des miches.

— Vous entendez ? chuchote-t-elle alors.

— Oui, cloaqué-je.

Le bruit se répète à intervalles inégaux. Il me fait songer aux plaintes des trépassés dans un film sur les morts-vivants.

Je m’approche du conduit en relief servant pour l’aération d’un local probablement souterrain, y plaque l’oreille tandis que mon superbe zob, éclatant de santé et verni par l’amour, semble battre la mesure du Vaisseau fantôme. Je poireaute plusieurs minutes ainsi. Le silence est revenu.

Comme je vais m’emporter, une plainte se reproduit. Car, pas d’erreur, c’est bel et bien d’un gémissement qu’il s’agit.

Je pourrais te dire que mon sang se glace ou, mieux encore : qu’il ne fait qu’un tour.

Eh bien non, mon amour, je resterai sobre.

Je me tétanise, comme on écrit dans les romans que tu tiens de la main dont tu te torches le cul.

10 T’AS DES VARICES, ALICE

— Vous entendez ? murmutie de nouveau la pauvrette dont la figue ne s’est pas encore refermée, si tellement je lui ai cigogné le grand collecteur.

Question superflue car toute mon attitude lui indique que oui.

Désormais, je n’ai plus qu’un désir en tête : découvrir l’origine de ce bruitage pour film d’horreur.

Mais comment ?

Je m’agenouille sur le plancher et écoute derechef. Je te parie les chaussettes d’Alexandre-Benoît Bérurier contre un morceau de Munster que l’auteur de ces gémissements se trouve au sous-sol.

Perplexe, je visionne ma bite. Tiens, ça y est : elle fait enfin relâche et a retrouvé l’aspect qui est le sien dans les réceptions officielles.

Je m’emmène avec moi jusqu’à la plus proche fenêtre que j’ouvre et d’où je me penche pour sonder le parc planté de conifères. S’agit de dresser un repérage topographique afin de m’orienter par la suite. Il y a une statue, à gauche, représentant Zeus en train de jouer au ping-pong, un buis taillé en forme de bouteille à droite. Plus, pile sous moi, un énorme massif de flatulents convertibles à feuilles dégradées dont les fleurs pourpres me rappellent le ruban que mes potes Robert Hossein, Guy Bedos et Pierre Perret (entre z’autres) ont le devoir d’arborer à leur boutonnière pour cause de sexagénération dépassée.

Voilà, le topo est inscrit dans mon caberluche. De jour, je n’aurai aucun mal à situer l’endroit où passe le conduit.

Que faire d’autre, à présent ? Les gémissements ont cessé. Je considère mélancoliquement mon sexe qui tient compagnie à mes bourses, trio qui me désabuse quant au devenir de l’homme.

La petite Polack semble avoir oublié sa jouisserie survoltée de naguère. Dis donc, tu ne crois pas qu’un sort mauvais s’acharne sur mes transports amoureux dans ce palais de chiottes ?

— Je vais rentrer, fais-je, penaud de la laisser quimper sans lui avoir offert l’apothéose sensorielle que son tempérament mérite.

Elle ne proteste pas, dit :

— Que pensez-vous des plaintes que nous avons entendues ?

Moue en issue d’œuf de l’ardent Sana.

— C’est ainsi tous les soirs ?

— Presque.

— Donc, il y a des nuits sans ?

— Peu.

— Avez-vous remarqué quelque chose de particulier dans la maison lors des périodes de silence ?

Elle réfléchit comme une glace biseautée.

— Franchement pas.

Nouveau silence. Je ne me satisfais pas de sa réponse. Fatalement, l’absence de plaintes doit correspondre à celle de « quelqu’un » du palais.

Je risque, guidé par mon instinct et mon intelligence qui sont des valeurs sûres :

— Il arrive au prince d’effectuer des voyages ?

C’est un trait de ce que tu voudras pour elle : lumière ou génie.

— Mais bien sûr ! elle exclame. On n’entend rien quand il n’est pas ici.

La chérie ! C’est beau, la Pologne, tu sais ! Le jour où le Club Méditerranée y établira une tête de pont, je ne manquerai pas de lui réserver mes vacances.

Par correction et avant de me retirer, je lui demande si elle souhaite me pomper le nœud ; elle me dit que ce sera pour une autre fois « avec plaisir ».

Je me retire donc, la zézette en berne, mais l’âme en paix.


Nuit calme. Sommeil du juste.

Me réveille d’un bourdonnement d’abeille. Comme la veille, le mahomed insiste pour me rendre visite. Râteau d’or, rai oblique aux poussières tournoyantes. Dans ce pays béni d’Andalousie, c’est toute l’année l’été.

J’achève d’évacuer un reliquat de dorme par petits bâillements. Un léger bruit me sursaute.

Me détronche.

Tu sais quoi ? Le prince Soliman Draggor de Razmamoul vient de pénétrer dans ma chambre, en tenue de tennisman : short blanc, chemise Lacoste verte. Il a une serviette-éponge autour du cou pour étancher la sueur qui ruisselle de son visage.

Il s’avance vers moi, l’air préoccupé. Le tic qui contracte spasmodiquement sa bouche est plus véhément que la veille. Probablement à cause des efforts qu’il vient de fournir ?

Je dis :

— Pardonnez-moi de rester au lit, Monseigneur, mais j’ai l’habitude de dormir nu.

Il sourit torve.

— La nudité d’un mâle ne me dérange pas, bien au contraire.

Puis, sans la moindre gêne, il vient s’asseoir au bord de mon lit.

Je me sens gauche comme un puceau qui regarde sa grande cousine vaquer à ses ragnagnas. Comment faire face si le gars Soliman entreprend de me cigogner le bec verseur ? Lui cloquer un coup de boule entre les sourcils ? Ce serait risqué et ça me vaudrait probablement d’être immergé dans le détroit de Gibraltar avec un chouette lardeuss en béton.

T’heureusement, le monarque ne s’en prend pas à mes sens.

— Je suis très troublé, me dit-il. Vous savez que mon médecin personnel, le bon docteur Ti-Pol, a disparu ?

— Mlle Shéhérazade m’en a parlé, admets-je.

— Il me manque. C’est un homme plein de ressources, dont l’avis m’était précieux.

Comme quoi tout le monde peut arnaquer tout le monde quand on sait inspirer confiance. Et, à intelligible voix :

— Vous pensez que son absence est voulue ou indépendante de sa volonté, Monseigneur ?

— Il n’avait aucune raison de disparaître. En outre, la sécurité du palais n’ayant pas réagi, il est probable qu’il est encore dans les parages.

— A-t-on fouillé les bâtiments et les communs ?

— Naturellement. Je déteste ce genre de mystère.

— Je le conçois, Monseigneur. Puis-je vous faire une remarque ?

— Parlez !

— Vous prétendez qu’il n’avait aucune raison de disparaître, mais en êtes-vous sûr ? Souvent, on croit tout savoir des individus ; pourtant il arrive qu’ils vous infligent de mauvaises surprises. Dites-vous bien, Monseigneur, que tout fait étrange en apparence comporte sa justification.

Le potentat de Razmamoul acquiesce sans chaleur :

— Peut-être.

— D’un moment à l’autre vous risquez d’avoir l’explication de ce mystère, et alors il vous apparaîtra sous un jour nouveau.

— Vous êtes un sage, monsieur Tiarko.

— Les gens qui ont vécu des choses intenses le deviennent fatalement.

L’illustre visiteur se prend à caresser ma jambe à travers le drap.

— Musclé, hein ?

Je le regarde de telle sorte que, sans avoir à prononcer un long discours, il reprend sa paluche, vite fait bien fait, pour l’aller promener sur d’autres académies mieux enclines.

Peut-être est-ce une relation de cause à effet, toujours est-il qu’il demande :

— Par quel bout commencerez-vous vos recherches ?

Je dégoise, l’air d’en avoir deux (et J’EN ai deux !) :

— Je n’étais pas le seul familier des Ceauşescu ; son principal conseiller-confident était le général Gheorghi Dobroujda. C’est sans aucun doute cet officier qu’il aura mandaté pour mener les tractations concernant l’achat du trésor Izmir.

Mon ton convaincu l’impressionne.

— Vous le pensez ?

— Je ne vois que Gheorghi pour une telle mission de confiance.

— Qu’est devenu cet homme ?

— Il a échappé de justesse au peloton d’exécution et a été condamné à vingt ans de détention qu’il purge dans la forteresse Bistroka dans les Carpates ; un endroit pas trop gai.

— A-t-il droit à des visites ?

— J’ignore tout de ses conditions d’internement.

— Il va falloir s’attacher à cette question, pour commencer.

— Pas facile, Monseigneur ; je suis un exilé.

— Je vais vous procurer une fausse identité.

Il ajoute, avec un sourire fumelard :

— Une véritable fausse.

— En ce cas…

— Et puis faire modifier votre apparence de façon à ce que vous ne soyez pas reconnu. Si cet imbécile de Ti-Pol n’avait pas disparu, ce serait pour lui un jeu d’enfant ; je l’ai vu remodeler des visages de façon hallucinante.

Un froid glacial me part du cœur et dévale jusqu’à mes testicules. Dis, j’ai pas envie de me payer la frime de Dracula sous prétexte que je vais faire une virouze dans les Carpates. J’empresse de déclarer :

— Rassurez-vous, Monseigneur, mon visage n’était connu que de quelques familiers, il me suffira de laisser pousser barbe et moustache pour ne courir aucun risque.

— Tant mieux. Huit jours suffiront ?

— Pour que mon aspect soit différent ? Certainement. Je ne veux pas utiliser des postiches qui en fin de compte ne trompent personne. En attendant, auriez-vous quelqu’un d’habile pour aller reconnaître les lieux et s’enquérir de la fiabilité de cette forteresse, de façon à ce que je me fasse remarquer le moins possible quand j’arriverai à pied d’œuvre ?

— Blint et Howard sont malins comme des singes.

— Seulement ils ne parlent pas le roumain…

— Le dollar est un espéranto, rétorque Soliman Draggor. Notez les indications que vous venez d’évoquer afin que je puisse mettre sur pied l’opération « repérage ».

11 TU SENS LE JASMIN, JASMIN !

Ah ! l’odeur d’un jardin arrosé ! Je ne sais rien de plus suave ni de plus enivrant.

Des jets à tourniquet balaient la pelouse et ses plates-bandes de rosiers nains. Ils produisent un léger cliquetis qui accompagne la chute irisée de l’eau sur les végétaux grassement entretenus.

Lorsque j’étais étudiant, je m’arrêtais devant les massifs des jardins publics au moment où ils recevaient leur ration de flotte. Le soleil mettait des arcs-en-ciel au-dessus des fleurs. Une fraîcheur paradisiaque veloutait la nature dressée. Je restais là, charmé, plein d’une ineffable gratitude pour cet instant de grâce vaporeuse.

Ici, c’est more beautiful qu’autrefois. Le parc est somptueux, les pelouses soignées à l’anglaise, l’odeur subtile, le chuchotement des jets si soyeux…

Arrête, Sana ! Trop de poésie va faire chier ton lecteur. C’est pas des roses Baccara qu’il vient chercher dans ta musette, et il regrette que tes états d’âme ne soient pas imprimés sur papier de soie, tant tellement qu’il s’en torcherait volontiers le joufflu !

Je regarde alentour, trouve facilement mes repères. C’était inscrit dans ma caberle : la statue de Zeus, le buis sculpté au sécateur en forme de boutanche, le massif de flowers. N’alors je scrute la façade du palais à l’arrière-plan et, sans nul mal retapisse le conduit ménagé dans le mur. Son tracé se lit grâce à d’imperceptibles craquelures dues à la chaleur. Il va depuis le rez-de-chaussée au toit, en une légère diagonale.

M’approche mine de rien et détecte le point où il s’enfonce dans le sous-sol. Les grands policiers comme moi… Qui vient de crier « Tu te mouches pas du coude » ? Merci ! Trop aimable ! Où en étais-je-t-il ? Ah ! oui : les honnêtes policiers jouissent généralement d’un sens suraigu de l’orientation. Ainsi, je conçois aisément à quel point du hall correspond, au-dessous, l’arrivée de cette gaine.

Désormais, la partie que j’entends jouer est simple comme la raie de tes fesses : il s’agit de me rendre au sous-sol et d’explorer.

Mais impossible de procéder de jour à ces investigances. Je serais renouché dans les plus brefs des laids. Attendre la noye. Et même la seconde partie de ladite, les couilles de trois ou quatre plombes, quand tout le monde en écrase.

Au cours de la journée, je me contente de repérer l’escadrin ; il se trouve à promiscuité des cuisines. Me faudra réitérer le gag du détourneur d’images en ce qui concerne la vidéo de surveillance. J’en compte trois sur le parcours qui va de ma chambre à l’escalier des caves.

A midi, je ne suis pas convié au déjeuner princier, biscotte Sa Majesté reçoit. Effectivement, vers 13 heures je vois se radiner trois bagnoles sur le terre-plein d’accueil : Mercedes, Bentley, BMW, dans les fortes cylindrées. Du beau monde en descend : des Espingos de la haute, plus un couple de blondassous rougeoyants que je te parie germains ou, à la rigueur, scandinaves (c’est le même cierge qui coule !).

Les invités sont priés à prendre l’apéro sur la terrasse et les détonations du Dom Pérignon retentissent bientôt.

Rumeur de bon ton. Rires parcimonieux et discrets. La classe !

La petite Espingo qui parle français m’apporte un plateau-repas indénué d’intérêt : bouillabaisse froide, melon au porto. Pas triste. Que n’en plus, j’ai droit à une boutanche de Meursault (peut-être un peu trop fruité mais, en tout état de cause, racé).

Je vais claper sur la terrasse, vêtu d’un short blanc moulant, qui met en évidence mon solide paquet de burnes, et d’un polo également blanc. Je me dis que jusque-là, si j’excepte l’intempestivité du docteur Ti-Pol, tout baigne. J’ai l’impression de passer une convalescence grand luxe dans une maison de cure sur-huppée.

La tortore dégustée, je vais me déposer sur le lit. L’appareil à air conditionné plonge la pièce dans une fraîcheur propice à la dorme. J’ignore si tu l’as remarqué, mais, en période de désœuvrance, plus t’en concasses, plus t’as sommeil ; à croire que ton corps démobilisé capitalise le repos.

Rêve bleu. De quoi est-il question ? C’est imprécis. Je bande languissamment. Entre chien et chatte. L’antichambre de la volupté, tu connais ? Ta carcasse devient aussi légère que ton âme.

C’est la petite soubrette qui me désolympe en venant quérir le plateau dévasté. Elle s’arrête un instant pour s’assurer que je dors. Les yeux clos, je lui souris.

Alors elle murmure :

— Pardon de vous réveiller.

— Viens çà, que je voie ? lui fais-je, comme disait Molière à la petite Béjard.

Elle est choucarde, cette crevette ; ce qui me contriste un pneu c’est qu’elle se laisse tringler par les Dalton Blint et Howard.

Je demande, suivant ma pensée préoccupante :

— Ils te font pas l’amour à cru, ces deux lascars de merde ; j’espère qu’ils mettent un passe-montagne ?

Elle sourcille au départ, puis décrypte ma question et se marre.

— Plutôt douze qu’un ! fait-elle. Ils ont une trouille terrible du Sida.

Je lui tends la main. Elle se laisse haler jusqu’à ma couche en murmurant :

— Je n’ai pas beaucoup de temps…

— Si peu qu’il y en a, ça fait tout de même plaisir, réponds-je, parodiant une vieille chanson de mémé.

Dix secondes plus tard, j’écrase ses lèvres sous les miennes, comme on écrit dans les beaux livres bien chiés et qui valent des prix fous. Sa petite culotte ne devient plus qu’une patte à poussière dans ma main soudarde. La gosse se laisse courtiser le frifri avec élan et détermination. Mouillette détourée avec fingers de reconnaissance en rang par deux, ensuite par trois et pour finir par quatre afin de préparer l’entrée solennelle de mon chibraque dans son temple d’amour.

Elle m’ingurgite du bas et halète comme une vieille locomotive dans la cordillère des Andes. Elle a droit à une fringante troussée cavalière, rapide, nerveuse, sans équivoque, qui la pâme en deux coups les gros. Simple coït au pied levé, qui ne cherche pas à l’éblouir mais lui apporte une saine et intense satisfaction, nonobstant sa relative brièveté.

Je la libère de mon occupation et, en Ibérique élevée en France, elle me demande la permission d’aller se refaire une virginité dans la salle de bains.

Peu après, elle repart avec le plateau, oubliant sa petite culotte dont je décide de me faire une pochette. Non que j’aie le goût du trophée, mais il est des souvenirs dont le parfum nous enchante.

Le corps en paix, je décide de piquer une tronche dans la piscaille.

Je tritonne délicieusement quand une sonnerie se met à vibrionner dans ma turne. Ne recevant pas lerchouille de communications, je mets un bout à comprendre que c’est chez moi que ça tinte.

— J’écoute ?

Une voix d’homme demande :

— Tout va bien, commissaire ?

Puis on raccroche et le grand garçon de Félicie reste comme un con dans sa chambre fraîche, avec un combiné téléphonique plaqué contre sa joue.

12 TU T’ÉCARQUILLES, CAMILLE

Le mec qui inventa par inadvertance la machine à cambrer les bananes n’a pas dû éprouver une plus forte émotion que ma pomme en m’entendant appeler par mon titre[8]. Et moi qui croyais être peinard, une fois le Chinois retiré du circuit ! La vie est charognarde, tu sais. Un danger succède à un danger. Tu ne t’es pas plus tôt guéri d’une vérole qu’une autre se déclare !

Je tente de trouver le propriétaire de cette voix. En vain, en vin, en vingt ! L’homme parlait un français sans anicroches. Je me demande même s’il n’avait pas l’accent de Ménilmuche ?

En tout cas, ma sécurité est compromise. Ne devrais-je pas me casser prompto pendant qu’il en est temps encore ? La perspective d’être immergé dans le détroit me file des frissons sous-testiculaires mahousses comme de la tôle ondulée.

Si mon identité est le secret de polichinelle, je risque de voir tourner court ma vie d’élite. Le docteur Ti-Pol aurait-il fait des confidences à quelqu’un du palais ? Pas impossible. Va falloir que je vigile dur pour conserver ma position verticale, à nulle autre pareille.


Au cours de l’aprème, les invités repartent, raccompagnés jusqu’à leurs tires par le prince et la mère Shéhérazade.

N’ensute, Soliman Draggor se loque en tennisman et, flanqué de son giton, va disputer un set ou deux au petit enculé de frais.

Je me réinstalle dans mon patio. Ma félicité est partie, ne me reste plus qu’un arrière-goût de gueule de bois. Les périls qui me cernent se font plus présents, plus redoutables. L’ami Sana va devoir ouvrir l’œil dans les heures à viendre. Je sens arriver une épidémie de cercueils.

Au bout d’une plombe je commence à me plumer sec. Me biche la psychose du matou castré. C’est bien beau d’angorer sur un coussin de soie, but after ?

Quand t’es épuisé par trop de repos, faut te dénouer les muscles ; quand ta cervelle poisse à force de faire de la chaise longue, s’agit de l’emmener au trampoline. Dis, comment ils s’y prennent pour hiberner, les animaux tels que l’ours, le serpent ou la marmotte ? Tout ce temps qui s’écoule sans toi, je pourrais pas. J’accepte de cesser, pas de m’interrompre.

Je distingue quelqu’un dans ma chambre : une silhouette gommée par l’ombre. Et puis la Shéhérazade se montre. Elle a troqué sa tenue « déjeuner en ville » contre une tunique de lin bis et des sandales.

— Tiens, fais-je gentiment, je me languissais de vous.

Un sourire désenchanté entrouvre ses lèvres pulpeuses, me découvrant ses dents nacrées (j’ai lu ça dans Nous Deux auquel je collabore parfois).

Elle chasse ses semelles de ses pattounes, trousse son espèce de chasuble et s’assoit au bord de la piscaille, les jambes trempant dans l’eau d’azur.

La lumière allume de somptueux reflets sur sa peau ambrée. Tu sais qu’elle est bandante, Ninette, dans son genre ? Les poils de sa chaglatte sont un peu trop crêpés pour mon goût et me chatouillent les trous de noze mais ça reste perfo. Quand tu lui as bien réussi la raie au milieu et que tu la grumes à la menteuse sauvage, y a du répondant !

Elle est peut-être révoltée par ces pratiques bassement occidentales (et tout particulièrement françaises) mais, fatalement, elle en conserve un souvenir radieux. M’est avis que sa haine qui l’animosait contre moi se meurt doucettement, balayée par le désir qui la rebiche en force. C’est ça, le fion, darlinge ; une obsession qui point, s’épanouit et investit complètement l’heureux bénéficiaire. N’à la fin, y pense plus qu’à « ÇA » : l’idée fixe.

Je m’agenouille derrière elle, place ma main sur son épaule largement dénudée.

— Je suis navré d’avoir heurté votre sensibilité profonde par des manœuvres inusitées chez vous, darling chérie. Comprenez que les mœurs diffèrent d’un continent l’autre. Chacun a ses méthodes qui choquent ceux chez qui elles sont bannies, il n’empêche qu’elles lui sont bonnes, que dis-je : exquises. Je conserve en mémoire la saveur fabuleuse de votre intimité, chère Razade. Surmontez votre indignation pour ne vous rappeler que la jouissance qui en résulta.

Là, je ponctue d’une main glissée sur les loloches. C’est permis, au moins ? Parce que s’il faut en revenir à la chemise trouée des nuits de noces du siècle dernier, je préfère prendre un abonnement au Racing et larguer le pénis pour le tennis.

Sa respiration devient haletante. Elle renverse son chef sur mon épaule et je la galoche en douceur, des fois qu’une langue fourrée princesse serait également tricarde chez les Arbicoles. Seulement une caresse labiale, tu vois ? L’effleurance légère. Qu’à peine je lui déguste l’intérieur.

N’après quoi, la petite chérie est propice. C’est la renversette sur un matelas pneumatique opportun. Pourvu qu’il se dégonfle pas. Je l’ai regonflé à la bouche ce morninge. Tu te rends compte : baiser sur son propre mélange oxygène-azote, faut le faire, non ?

Là, je l’entreprends façon papa-mother. Tête de nœud chercheuse sur la fente de la boîte aux lettres. Manœuvrée main pour plus de subtile précision. Prélassement sur l’escarguinche de roche. Elle likes it. Raffole. J’apostole à fond l’âme, la queue, l’énergie. Me sens édifiant de partout. Suprême ! La commence à la maçon portugais, dans une extrême sobriété. Reviens à la charge. Pas encore à la décharge. Tout en nuances raffinées. J’obture, je mastique. Parachève !

Elle aime être ainsi mollusquée ; ignorait que ce pussasse exister un lent déferlement aussi terriblement pâmoiseur. Grand art ! Je m’aperçois, et j’en méduse pis que le radeau, qu’au bout d’une carrière libertine, je cultive de nouvelles méthodes, figures, entreprises. Donc, jamais fini d’innover ? Thank you, little Jésus. Queue indéformable ! Agréée par le gouvernement, la commission des fraudes. Fourreau de satin. Tête fureteuse.

La v’là qu’appelle sa mère ! En arbi : faut le faire ! M’interprète Les 7 mercenaires et Les 101 dalmachiens. Elle y va à bloc, mam’zelle. Se répand de fond en comble, de con en fomble. Je vais devoir rentrer à la nage si elle ne tarit pas des loges ! Tu sais que j’éperduse itou ? Et puis elle gagne le tiercé dans l’ordre. Sa chaglatte qui semble avoir la parole. Qui crie « Ouagadougou » (capitale du Burkina, 250 000 hab.) avec l’accent étrusque. N’à bout de résistance, s’évanouit de trop tout. Va voir chez Razade si j’y suis !

Je me bascule à son côté pour reprendre haleine à tronche entreposée. Me dis qu’une troussée de cette magnitude, je me rappelle pas ! J’avais souvent cru l’approcher, mais maintenant qu’elle s’est produite, je me rends compte de tous les malentendus qui l’ont précédée.


Rien de plus suave que de s’endormir, terrassée par l’intensité d’une étreinte, se plaît à répéter la reine Babiola. Et comme elle a raison, la chère personne !

Voilà que nous nous abîmons, Shéhérazade et moi, dans une dormitude si totale, si profonde, si tout ce que tu voudras qu’on en perd la notion du temps.

Tu vas te marrer : quand j’ouvre un store, il fait nuit. Le mahomed s’est éteint depuis longtemps, remplacé par une lunasse grosse comme le dargif d’une caissière de brasserie bavaroise. Je looke ma tocante à la lumière de ma lampe de lecture. Elle bonnit dix plombes en chiffres romains !

Alors, j’éveille ma partenaire par des baisers gluants. La pauvrette tombe des nues, qu’heureusement le matelas amortit sa chute. Cela dit, elle ne semble pas paniquée. M’explique que Sa Seigneurance ne rentrera pas avant demain car elle s’est rendue à Séville pour visiter une exposition internationale de tiroirs. Ouf ! Ça l’aurait fichu mal que Monseigneur apprenne le comportement de sa dame de confiance !

— Vous n’avez pas faim ? s’enquiert la comblée.

Tu parles, Charles ! Après un tel essorage de burnes, je boufferais une tête d’âne aux haricots rouges ! Le lui dis.

Alors tu sais quoi ? La môme va dégoupiller le tubophone et nous commande une dînette en chambre qui ferait saliver Hubert Montheilet, grand bouffeman de renommée internationale.

— Mais, protesté-je, les domestiques vont…

— Rien du tout, coupe-t-elle : ils ont bien trop peur de moi !

Sa voix reste unie, avec un je-ne-sais-quoi d’enjoué qui me fait froid ici. Tu vois mes claouis ? Eh bien pile entre elles et l’œil de bronze. M’est avis que cette personne doit être terrible quand elle le veut. Et p’t-être même aussi quand elle ne le veut pas.

Sa commande enregistrée, elle va s’asperger le module lunaire, puis, lascive, revient se blottir contre moi.

— Vous êtes sûre de la discrétion des domestiques ? insisté-je.

— Ah ! ça, auriez-vous peur ? persifle ma redoutable conquête.

— Je pense à votre réputation ! objecté-je.

— Il ne faut pas : c’est mon problème.

Je gambergeasse un poil.

— Il n’est pas que le personnel, objecté-je, il y a également la femme qui assiste Monseigneur dans ses travaux.

Elle balaie mon objection d’un geste désinvolte.

— Rien à craindre d’elle !

— En êtes-vous certaine ?

— Elle n’est plus au palais, révèle Shéhérazade. Le prince l’a congédiée ce matin avec effet immédiat et l’a fait conduire à l’aéroport de Malaga.

Bloiiiing ! La nouvelle a du mal à franchir le rétrécissement de mon gosier.

Congédiée, la choucarde petite Polack ? Dans l’instant, comme un vendeur surpris la main dans la caisse ? Dis, il est expéditif le monarque !

— Elle a dû commettre une faute grave ? m’enquiers-je-t-il insidieusement.

— En effet, répond ma camarade de lit, la plus grave de toutes : elle avait cessé de l’intéresser !

13 DONNE-MOI TON PROSE, ROSE

On s’est séparés très tard, car nous avons remis le couvert après le repas, si je puis dire. Oh ! ça n’a pas été l’hyper-séance de l’aprème, mais une simple troussée d’après dîner sans rien de très épique, voire un poil nonchalante, même. Genre pousse-café, si tu piges.

J’ai tenté de lui groumer la malle-poste, histoire de la convertir une bonne fois, mais elle a protesté et regimbé des meules, n’étant plus suffisamment anesthésiée par le désir pour réitérer cette pratique qui l’avait mise en fureur la veille.

Alors quoi, j’allais pas lui en péter une pendule : j’ai fait contre mauvaise fortune bon zob et lui ai servi une culbutée postopératoire sans grandiloquence de la viande, mais néanmoins d’honnête facture.

Pour m’en savoir gré, elle m’a fait mimi sur le casque de Néron en signe d’allégeance et cette attention m’a ému. J’aime qu’on me donne des petites marques d’intérêt, parfois, elles rendent l’existence davantage cool ; elle n’est supportable qu’à ce prix (peu élevé).

Après ces tribulations sexuelles, nous nous sommes enfin séparés. Contrairement à la fois précédente où elle me promettait les feux de l’enfer, c’est par une déclaration d’amour éperdue qu’elle m’a quitté.


Et maintenant, j’attends l’heure de partir en expédition dans les sous-sols du palais.

Pas meilleure occase. Le prince, son giton et ses hommes de main sont absents. Sa « secrétaire particulière » est épuisée par un meeting amoureux sans précédent. Je suis prêt à te parier un corbillard transformable en camping-car, contre une inclusion de César réalisée avec les cent derniers tampons périodiques de Madonna, que la gosse va s’anéantir dans son pucier après un bain incontournable. Suffit d’attendre que le palais soit pétrifié dans une dormissure générale. Ensuite je reprendrai mon « détourneur de champ visuel optique » ainsi que mon sésame et partirai en exploration.

Comme me le faisait remarquer la duchesse de Kent, l’autre jour : la vie est une rude épreuve pour un homme tel que mézigue. J’ai fini par devenir celui qui traverse le Niagara de l’existence sur un câble, avec juste ses génitoires pour balancier.

Un danger succède à une troussée, un exploit hors du commun à un trait de génie. Ensuite, brisé, hagard (on m’appelle l’hagard de Lyon), je me place devant une glace dont le teint n’est pas plus fameux que le tien et je me chuchote : « Et après, grand con ? »

Après rien. J’emmène Félicie claper dans un chouette restau à étoiles, je nique une nouvelle frangine dont le slip n’est pas plus grand qu’un timbre-poste, je prends un week-end ensoleillé au bord d’un lagon au sirop de lune, je lis les dix premières pages du nouveau Stephen King (huit cents, j’arrive à les écrire, jamais à les lire), ou bien je vais à la messe dans une église inconnue afin de demander au Seigneur des trucs dont je n’ai pas nécessairement besoin. Le dur, c’est « de faire avec soi-même », les autres, on s’en arrange toujours puisqu’on s’en cogne l’os à moelle.

Usant du stratagème employé la nuit précédente, j’atteins l’escadrin conduisant au sous-sol. Il ferme par une large porte en bois verni, percée de petits cœurs comme les gogues dans les « jardins communautaires ».

En bas, c’est tout en briques, avec le plaftard blanc. Une succession de lieux voûtés : chaufferie, buanderie, stockage des denrées, congélateurs, que sais-je-t-il encore ! Séparée du reste, la cave à vins.

A genoux ! tout le monde ! Un très haut lieu. Pour un gazier qui doit être musulman, pardon du peu ! Il est vrai que le prince reçoit beaucoup. Il a entreposé ici des trésors. Je ne m’attarde pas à visiter, hélas, l’heure n’est pas à la dégustation. Pourtant, mon œil exercé repère des flacons incontournables.

Cet endroit comprend une enculade de locaux (comme dit Béru). T’as l’apparte des bourgognes et celui des bordeaux, plus des logements, pour d’autres vins moins académiques : vins de Loire, côtes du Rhône, Alsace, et je te passe les cassis, les cahors, toute la lyre ! Vins de la rouge Espagne, de l’adorable Italie, de la pauvre Hongrie martyre. Au fond : la Chapelle Sixtine, à savoir les champagnes. En magnums, en jéroboams, en réhoboams, en mathusalems, en salmanazars, en balthazars et en nabuchodonosors (qu’on ne peut servir qu’avec une pompe à incendie) ; seize litres, à la tienne, sommelier !)

Je biche une monstre pépie à visionner cet antre de Bacchus, mais le turbin commande.

Moi, toujours malin, me suis, entre autres préciosités, muni d’une boussole. Il est temps de faire le point afin de repérer la gaine qui m’intéresse. D’après mon relevé, elle se situerait en deçà de la cave à vins, précisément.

Sagace comme pas d’autres, je traverse celle-ci (avec émotion). Me voici devant ce que dans ma province nous appelons un « trappon ». Un mètre cinquante au carré. Il est en fer et n’est pourvu d’aucun verrou, d’aucune poignée ou boucle. Je donne du talon sur le métal. Ça sonne le creux (je n’ai jamais entendu sonner le plein). Cette plaque ne laisse pas le moindre interstice dans lequel glisser la tête aplatie d’un pied-de-biche.

Perplexe, je me donne le temps de la réflexion. Il est certain que cette trappe s’ouvre, sinon à quoi servirait-elle ? Donc, on l’actionne grâce à un contacteur invisible. La cave est éclairée par de puissants plafonniers protégés par un grillage. Je regarde la gaine métallique amenant le courant le long de la voûte. Note qu’elle se poursuit au plaftard après avoir desservi le dernier point de lumière. Je vois qu’elle gagne le fond du local et descend derrière les casiers à bouteilles (abritant des magnums de Dom Pérignon millésimé). J’écarte des boutanches pour continuer d’étudier le périple de la petite tuyauterie argentée. Mon battant faille exploser.

Tu veux que je dise une bonne chose ? Si tu rencontres des connards qui viennent te ricaner : « Oui, Santantonio, je vous dis pas, mais il ne faut pas exagérer », crache-leur à la gueule sans attendre, mec ! Ils le méritent, parole ! Parce que, la main sur la bite : entre nous et le pont Alexandre III, des julots de ma trempe, n’y avait que Félicie pour en réussir un vrai.

Voilage-t-il pas que la gaine flexible servant de conduit au fil électrique plonge derrière un panneau de fer ancien (il en existe plusieurs dans cette cave) vantant les mérites du champagne Paul Brick, vieille marque disparue depuis que le fils de Paul Brick (mort en 1945) s’est engagé à la Légion étrangère et que sa mère, la veuve Brick, (née Lapierre d’Evier) a dilapidé sa fortune sur les tapis verts de Monte-Carlo.

Mais l’historique en raccourci de cette illustre maison m’emporte à quelques verstes de mon sujet, dirait Henri Troyat.

Sache que ce câble qui achève son périple derrière le panneau me trouble. Je recrude d’attention, examine la plaque métallique en sentant grandir en moi la certitude qu’elle joue ici un rôle déterminant. Mon examen est à ce point poussé que j’en appelle à l’assistance d’une loupe de poche.

Au bout d’un temps que je laisse à ton appréciation, un sourire de triomphe modeste éclaire mon visage aristocratique.

Je me dis :

« Tu brûles, Antoine ! »

Puis, d’un index déterminé, j’appuie sur le point surmontant le nom de Brick. Il répond à ma pression et s’enfonce. Je le relâche ; le bistougnet reprend sa fonction de point sur un « i ».

Rien ne s’est produit. Le silence demeure entier comme un étalon.

Je rappuie à plusieurs reprises, mais zob !

Déçu, je me retourne et tu sais quoi, Benoît ? La trappe est ouverte sans que j’aie perçu le moindre glissement ! De quoi se la sectionner à ras le bide et se l’exposer au musée du chibre, non ? Mieux encore : de l’espace dégagé sort une clarté verdâtre comme dans les films de science-friction lorsqu’un extraterrestre ouvre sa soucoupe par une belle nuit d’été pour venir pisser dans le Morvan.

Assez terloqué, je m’approche de la cavité. J’aperçois une échelle de fer, genre Nautilus.

N’écoutant que mon imprudence, je m’engage dans cette espèce de trou d’homme.

Ma descente aux enfers commence.

14 PASSE AU SALON, ABSALON

Pourquoi « descente aux enfers » ?

Tu vas le savoir bientôt.

Je compte seize échelons avant de mettre pied à terre. Je me retourne alors et découvre un lieu aux murs de ciment brut, ne mesurant guère plus de cinq mètres sur quatre. Une rampe de néon teinté l’éclaire d’une lumière verdâtre, t’ai-je auparavant signalé.

Ce local est vide de tout meuble, car il n’est pas question de considérer comme étant un lit les deux couvertures gisant sur le sol rugueux.

Sur ces dernières : un tas sombre, informe.

A l’opposé de la pièce, un autre tas, clair celui-là. Je pressens du pire, que dis-je, du calamitesque ! Et, fectivement (peut également s’écrire en un seul mot : effectivement) ce que je découvre constitue un défi : à la raison, à l’imagination, à la condition humaine (entre z’autres).

Je hurlerais s’il y avait suffisamment d’oxygène dans mes soufflets.

Ne sais par quoi commencer. C’est tellement too much ! Tellement trop tout, comme je dis des fois. T’as beau être le plus grand romancier d’action de Bourgoin-Jallieu, y a des cas de fosse commune et de force majeure où t’es à court.

Par quel bout saisir ma description ? Des bouts, l’être nu qui gît à mes pieds en manque singulièrement. Il n’a plus de jambes, ne dispose que d’un seul bras. On lui a sectionné le sexe au ras du bas-ventre, et puis le nez, les oreilles. Poursuivant un examen qui ferait s’évanouir un tortionnaire gestapiste, je découvre que ces « restes » (pour appeler les choses par leur nom) sont privés de dents et qu’on a découpé les lèvres du gisant. L’homme continue de vivre.

Constatation épouvantable qui te propulse dans l’indicible. Il subsiste un regard dans cette abominable tête de reptile. Deux yeux fous, à demi fondus, qui regardent sans voir. Et cette « presque chose » respire encore. Elle mange : une écuelle contenant une nourriture mal identifiable est posée à côté de sa tête ; elle boit : j’avise une bouteille munie d’un chalumeau. Ce que j’ai pris pour des couvertures sont en réalité des toiles de bâche qu’on lave à l’occasion au moyen d’un jet (un rouleau de plastique se trouve dans un angle du local) et l’évacuation se fait par une grille de vidange logée au milieu de cette cage. C’est la gaine d’aération qui alimente l’endroit en air comestible.

Je prends la totalité de mon courage et me laisse tomber à genoux auprès de ces restes en vie.

— Vous m’entendez ? murmuré-je en mettant dans ma question toutes mes réserves de charité humaine.

J’ai usé de l’anglais ; suit un bout de silence et la bouche mutilée s’entrouvre pour proférer une longue plainte identique à celles qu’amplifiait le conduit d’aération.

— Je suis un ami, dis-je.

Mais l’homme en lambeaux émet un râle qui semble néanmoins avoir un sens.

— Vous comprenez l’anglais ? reprends-je. Cette fois c’est une sorte de grognement d’assentiment qui lui échappe.

Je remarque que l’individu saccagé a la peau blafarde. Les amputations qu’il a subies ont été réalisées par un homme de l’art, j’en ai la preuve par la qualité des moignons qui furent traités de manière professionnelle.

— Vous êtes arabe ? lui demandé-je.

Il me semble percevoir un yes escamoté.

J’ai dû souvent t’estomaquer par mes dons divinatoires, lesquels s’exercent dans les instants critiques, comme si je recevais alors le concours provisoire d’un sixième sens.

Me voilà à jacter, doucement, en articulant bien :

— C’est vous qui aviez dérobé le trésor Izmir au shah d’Iran ?

Un silence prolongé. J’ajoute :

— Vous pouvez me parler, je vais essayer de vous tirer de là. A quoi bon douter de moi puisque je représente votre ultime chance !

Nouveau temps. Puis « l’être » (je me refuse à l’appeler « la chose ») profère une seule syllabe qui, je l’espère, marque l’affirmation.

— C’est Ceauşescu qui vous a racheté le trésor, n’est-ce pas ?

Un autre son impossible à interpréter. Je tente de faire la converse à un tronçon d’homme, alors que tout mon esprit ne formule qu’une seule pensée : achever ce malheureux. Le délivrer enfin de l’enfer où il agonise. Dieu sait que je réprouve l’euthanasie, mais que peut-on souhaiter d’autre à ce reliquat d’individu ?

Le silence devient sifflant comme une ligne à haute tension qui gambade dans l’été.

— Oui, ne dites rien, murmuré-je. Vous en avez votre claque de cette sale histoire, mon ami. Des années et des années qu’on vous torture. Vous avez dit fatalement tout ce que vous saviez.

Il essaie de chuchoter quelque chose de difficile à entraver. Il me semble piger.

— Vous avez soif ? lui demandé-je.

Plainte qui, sans doute est approbatrice. J’approche le chalumeau de sa bouche sans dents ni lèvres et il avale de l’eau avec mille difficultés de déglutition. Comment cet homme a-t-il pu survivre si longtemps à ces abominables mutilations ?

Depuis des années il est en bute à la vindicte de Soliman Draggor. Mais peut-être que le prince a mis du temps à le retrouver.

Ah ! si je n’étais retenu par la pitié, j’en aurais à demander à cet être dévasté !

Quand il a fini de sucer la paille, il ferme les yeux. Je n’ai pas le courage de lui poser d’autres questions, ni celui — charitable — de mettre fin à son abominable agonie. Jamais je ne me suis trouvé confronté à un tel cas de conscience.

Histoire de rassembler mes esprits, je me relève et vais au second tas, à l’opposé du local souterrain.

Deux pas de moyenne importance me suffisent pour me permettre de capter ce nouveau pôle d’intérêt.

Là, le tournis me chope, si vertigineux que je vais m’écrouler.

Tu sais quoi ? Tu sais qui ?

Ma jolie, mon éblouissante, ma merveilleuse Polack, camarade ! Parfaitement, Armand : la choucarde collaboratrice de Son Altesse Moncul ! Krystyna, quoi !

Sa gorge est sectionnée d’une oreille à l’autre.

Quelle serait ta réac’ en pareil cas ? Tu gerberais, non ? Ben moi aussi, Riri. On n’est que des hommes, après tout !

15 ÔTE TA CHEMISE, LOUISE

Au bout d’un instant de récupération partielle, je reviens au mort-vivant. Je lui découvre des milliers de points de piqûres sur les cuisses. Ce gazier reste en vie artificiellement, ou presque. Je suppose qu’il constitue un miracle du défunt docteur Ti-Pol. Le magot devait faire des prouesses pour le maintenir en état de semi-existence.

— Comment vous appelez-vous ? je lui demande.

Ma question paraît le surprendre ; elle déclenche dans sa pauvre tronche un processus de pensées. Il se dit que, si j’ignore son blase, c’est donc que je ne suis pas le complice du prince. Dès lors qu’il se peut, effectivement, que je me montre son allié à lui. Tu piges, Edwige ?

Il chuchote :

— Aroun Arlachi.

— Quelle nationalité ?

— Syrienne.

— Il y a longtemps que vous êtes prisonnier de Soliman Draggor ?

— Des années, je ne sais plus…

— C’est lui qui vous a mutilé ?

— Son docteur asiatique.

— Pourquoi vous a-t-il infligé ce martyre ?

— Vengeance.

Je te mets en clair cet interrogatoire, mais sache qu’il nécessite beaucoup d’efforts de sa part et de la mienne.

Le pauvre être est exténué. Je pense que, privé du toubib, il ne va plus tenir longtemps. En disparaissant, Ti-Pol l’a condamné à mort également.

— Combien étiez-vous pour voler le trésor du Shah ?

— Trois.

— Vos compagnons ?

— Morts.

— Le prince les a fait tuer ?

— Il les a supprimés de sa main. Cela a duré des jours.

Je me doute que ça n’a pas été une partie de campagne pour les malheureux.

— Et vous ? Pourquoi vous conserve-t-il en vie ? questionné-je, malgré ma honte de tourmenter l’agonie de cette épave d’homme.

L’autre a un vagissement. Ses yeux se sont fermés. J’attends. Va-t-il mourir devant moi ? Non, car au bout d’un temps infini, il chuchote :

— Il espère…

— Quoi ?

Nouveau silence. Puis je l’entends chuchoter :

— Vous voulez bien me tuer, s’il vous plaît ?

Quelle requête ! On me l’a formulée plusieurs fois au cours de ma garcerie de carrière, mais jamais en ces termes et avec une pareille humilité.

— Je vais essayer de vous sauver, promets-je sans trop y croire.

— Pas… possible ! balbutie-t-il.

Il supplie :

— Il faut me tuer, je n’ai pas eu ma piqûre et je…

Il s’évanouit. Sur le coup je le crois mort, mais ayant posé ma main sur sa poitrine, j’y perçois encore la fabuleuse présence de la vie. Je me dis que les instants que je suis en train de traverser marqueront mon existence pour toujours. Comment parviendrais-je à occulter de mon esprit cet agonisant ravagé ? Il n’est plus qu’un moignon, qu’un cœur obstiné qui s’acharne encore à oxygéner du sang dont le circuit est réduit au minimum.

En songeant au prince, je suis pris d’une haine mortelle. Je voudrais pouvoir détruire ce monstre à coups de talon. Mais existe-t-il une punition à la mesure de ses forfaits ? Il faudrait le cramer vivant, le jeter, hurlant, dans un brasier purificateur. Seulement, ensuite, ses cendres elles-mêmes demeureraient une insulte au genre humain. Rien ne se perd, rien ne se crée, hélas ! Et c’est bien là notre fatalité terrestre. Entiers ou résiduels, nous demeurons à tout jamais.

Me voilà bien, moi, dans cette grande boutique des horreurs où « quelqu’un » dont j’ignore tout sait qui je suis. Où le sous-sol recèle une femme égorgée et un homme mutilé à l’extrême. Je ne peux rien pour celui-ci, sinon mettre fin à son interminable agonie ; mais cette perspective m’est intolérable. Lorsque je bute, c’est toujours en état de légitime défense.

Penché sur Aroun Arlachi, je sonde ce visage effrayant. Je sens que des larmes me viennent. De pitié pour cette ravissante fille assassinée, pour cet homme supplicié au-delà du supportable. Pauvre diable, mon frère, quoi que tu aies fait de nuisible au cours de ta vie, tu en auras été puni au-delà du concevable.

Je baigne dans une détresse infinie, telle que je ne me rappelle pas en avoir connu de semblable. Je sens que si je ne m’arrache pas à cette fosse, je vais sombrer dans la plus grande neurasthénie.

Et puis, tu le sais : toujours l’inattendu se produit. En tout cas, dans mes livres c’est commak.

Il y a brusquement un bruit derrière moi. Volte du fameux Sana. Un individu dévale dans le local d’une manière particulière et, en tout cas, fulgurante. Il tient les montants de l’échelle de fer et se laisse glisser. Bonjour les paumes des mains !

Je m’apprête à lui bondir sur les endosses histoire de l’accueillir d’une clé japonaise, seulement il se retourne et je reconnais le minet du prince, le blond Boby. Il est en robe de chambre de velours blanc ornée, à l’emplacement de la poitrine, d’un motif doré. Comme il est apparemment sans arme, je retiens le crochet du droit qui était déjà en partance pour son gracieux menton. Mon expression doit rester belliqueuse cependant car il me dit, en français avec son plus émouvant sourire :

— Ne soyez pas inquiet, mister San-Antonio, nous travaillons pour une même cause.

Là, il m’éberlue, le gamin. Si tu savais comme il est beau, blond et bronzé dans ce peignoir blanc ! Je pige que tu te l’entreprennes quand tu as viré ta cuti. C’est franchement du giton de toute première qualité.

— Je vous croyais parti avec Monseigneur ? fais-je.

— J’ai prétexté une indisposition et j’ai rebroussé chemin en taxi.

Il continue de me sourire ; je suis frappé soudain par l’intelligence de ce gracieux visage. Quand il folâtrait nu entre les mains de Soliman, je ne m’étais pas intéressé à son regard ; probablement d’ailleurs le gardait-il « en codes ». A cet instant de confrontation, le garçon se dévoile « de l’intérieur ».

— C’est vous qui m’avez téléphoné en m’appelant par mon nom ?

Yes, sir : je voulais vous inciter à la plus grande prudence.

— Je suppose que vous allez me fournir quelques explications, lui dis-je, car j’ai une sainte phobie de me sentir idiot.

— Certainement. Mon nom est Robert Windsor, mais je ne suis pas apparenté à la famille royale britannique pour autant ; je travaille dans une branche plus ou moins secrète de l’Intelligence Service.

— A votre âge !

— Je sais que je fais très jeune, cependant je vais sur la trentaine, mon cher.

— L’homosexualité conserve ! lancé-je-t-il perfidiquement.

Il ne sourcille pas et garde son lumineux sourire.

— Je suis moins gay qu’il n’y paraît, mon cher. Si un jour nous avons l’occasion de parler, je vous raconterai ma vie de gosse dont la mère précocement veuve s’est remariée avec un détraqué sexuel. Pendant douze ans, ce salaud a abusé de moi, me pliant à tous ses caprices, et Dieu sait qu’il en avait de pas ordinaires. Ces pratiques ne m’ont pas détourné des femmes, au contraire, dirais-je. Mais elles m’ont permis de séduire les hommes quand les circonstances le demandent.

J’avais encore jamais entendu ça, tu vois. C’est marrant la vie, parce que tu découvres que TOUT existe.

Je défrime cet être exquis qui n’hésite pas à se prostituer pour servir ses desseins.

— Pas courant ! assuré-je.

— Choqué ?

— Je devrais ?

— Beaucoup de gens le seraient à votre place.

— Vos supérieurs connaissent cette particularité ?

— Non seulement ils la connaissent, mais en outre ils l’exploitent. Je suis un agent très recherché, vous savez.

— Je n’en doute pas.

Il m’abandonne un instant pour aller considérer le « tronçon d’homme » gisant sur le sol. Puis il se tourne vers moi.

— Je pense que la disparition du docteur Ti-Pol lui est fatale. A ce propos, c’est vous, n’est-ce pas ?

— Moi quoi ?

— Qui avez supprimé l’horrible petit magot ?

— Non.

Il cesse de sourire et me regarde avec commisération.

— San-Antonio ! Pas avec moi !

Je soutiens son regard.

— Croyez-moi ou allez vous faire foutre, mon cher, lui dis-je en connaissance de cause, mais il s’est supprimé lui-même, accidentellement.

— Je ne vous demande pas où vous l’avez caché, reprend l’Anglais, c’est votre problème.

— Exactement.

Il hausse les épaules et ramasse une des deux couvertures traînant sur le sol, la roule avec répulsion car il s’en dégage une grande puanteur ; ensuite il l’applique sur le visage ravagé de l’Arabe. Je comprends son geste, bien que ne l’approuvant pas.

— Ça ne devrait pas être très long, dit Boby. Et il se met à siffloter entre ses dents une vieille ballade irlandaise.

16 TU AS LE CHIBRE EN OR, VICTOR

Windsor est très intéressé par l’astuce dont j’use pour ne pas me laisser repérer par les objectifs balayeurs.

— La débrouillardise française ! ricane-t-il.

— Vous entrez un moment ? lui proposé-je lorsque nous avons atteint la porte de ma chambre.

— Volontiers.

J’ajoute, mi-figue fraîche, mi-raisin sec :

— En tout bien tout honneur, naturellement.

Ça le rend maussade :

— Je vous ai dit que l’homosexualité ne constituait chez moi qu’un moyen, surtout pas un plaisir.

— Je plaisantais.

Nous nous déposons dans « mes » fauteuils.

— Vous aimeriez boire quelque chose ? l’interrogé-je-t-il.

— Non, sans façons : avec ce sac-à-merde de prince, je passe ma vie à biberonner.

Pendant quelques instants, on ne perçoit que le murmure glouglouteur de la piscaille.

— Je peux vous demander ce que vous faites en compagnie de ce salaud ? me risqué-je.

— Il ne m’est pas possible de vous répondre.

— Secret professionnel ?

— Exactement. De mon côté je ne vous poserai pas la question.

— Peut-être nos missions sont-elles similaires ? hypothésé-je.

— Possible ; voire probable.

— Vous trouveriez stupide que nous fassions cause commune, Bob ?

— Impossible.

— Donc vous tenez à faire cavalier seul ?

— Ce n’est pas que j’y tienne : j’y suis contraint.

— Dommage.

— Pas certain.

— Question subsidiaire : est-il envisageable que nous nous portions aide et assistance en cas de gros pépin ?

— C’est tout à fait exclu, mon cher ; la sympathie que vous m’inspirez est certes très vive, mais je ne lèverais pas le petit doigt pour vous secourir si les choses tournaient mal.

— Eh bien, voilà qui est direct.

— Nous ne sommes pas des gens à nous bercer d’illusions.

Quel esprit déterminé ! Tu sais qu’il me fait froid aux noix, ce Britiche implacable ? Il joue à merveille les minets dociles et veules ; en fait une volonté d’airain l’anime.

— Il y a longtemps que vous êtes la maîtresse de Soliman, cher ami ? questionné-je en évitant tout persiflage.

— Six mois, me répond-il. Nous nous sommes connus à Saint-Moritz, l’hiver dernier.

— Fortuitement ?

Il prend une expression commisérée :

— San-Antonio, murmure-t-il ; un homme comme vous…

— Je ne me suis jamais défait d’une grande naïveté dont certains estiment qu’elle fait mon charme, plaidé-je.

Puis, revenant à notre propos :

— En tout cas, vous allez vite en besogne, Boby : devenir en si peu de temps le confident de ce type retors, être dépositaire de ses secrets effroyables, chapeau ! C’est un nouveau Gilles de Rais que ce prince !

Il réprime un bâillement.

— Et encore ne voyez-vous que la partie émergée de l’iceberg, assure Windsor avec cette juvénile désinvolture qui ajoute tant à sa séduction.

Je l’enveloppe d’un de ces regards qui font de la spéléologie dans l’âme humaine.

Lui aussi continue de me défrimer, avec toujours son merveilleux sourire de chérubin.

— Oui, je comprends, finis-je par murmurer.

— Que comprenez-vous ?

— Vous lui avez donné des gages pour le mettre en confiance ; et de sacrés gages, pas vrai ? J’ai la certitude que vous êtes un garçon tout à fait hors normes. Quand il faut « mettre le paquet », vous le mettez sans hésiter. Exact ?

Il se lève.

— C’est le moment de dormir, coupe-t-il. Pour une nuit que je ne vais pas avoir ce salaud contre moi, il me faut en profiter.

— J’ai deux questions innocentes à vous poser auparavant, cher confrère ; vous me les permettez ?

— Dites toujours…

— Pourquoi la secrétaire a-t-elle été égorgée ?

— Parce que la curiosité est un défaut impardonnable, principalement dans ce palais.

— C’est-à-dire ?

— Sa Majesté avait laissé ouverte la porte de son coffre-fort pour aller régler une question d’intendance. La gentille Krystyna qui écrivait dans la pièce a eu la fâcheuse curiosité d’aller couler un œil dans l’armoire blindée. Elle y a vu des choses qui l’ont fait s’évanouir. Soliman est revenu peu après et a compris ce qui se passait. C’est le genre de peccadille qu’il ne peut supporter, aussi lui a-t-il tranché le cou avec un cimeterre d’apparat. Quelle est l’autre question, San-Antonio ?

— Elle me concerne. Le prince nourrit-il quelque doute à mon sujet ?

Et sais-tu ce que l’étrange garçon me répond ?

— Pas encore.

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