Ce fut un jeu d’enfant que de passer en Hongrie. A un douanier qui me réclamait le passeport d’Apo, je donnai un charmant billet de cent dollars qui allait lui permettre d’acquérir une maison de campagne et il se mit à réfléchir si fortement que j’atteignis Budapest avant qu’il ne soit sorti de sa rêverie.
Nous descendîmes à l’hôtel Kastra dont la façade donne sur un fleuve qui a toutes les chances d’être le Danube, et nous prîmes un bain dans une baignoire ronde qui aurait pu tenir lieu de piscine au roi Hussein de Jordanie. Ces ablutions de concert me permirent de constater que Bérurier fils était aussi généreusement membré que son excellent père ; je m’en réjouisis pour ce sympathique gamin.
Je pars en effet de l’idée qu’un homme doté d’un chibre opulent a davantage de chances de réussir dans la vie gueuse qu’est la nôtre, car il intéresse fatalement les dames, son aura de surpafé le précédant. Or, celui qui a le beau sexe de son côté possède le plus précieux des atouts.
Nous allâmes dîner au restaurant de l’hôtel où l’on nous servit bien entendu du goulasch arrosé d’un vin rouge qui frisait agréablement. J’adore la Hongrie, ce pays fait pour le malheur. Ses habitants, à force de baigner dans le sang pendant des siècles, ont fini par acquérir une touchante soumission à l’infortune.
A Budapest, les bâtiments — y compris les plus importants — ne sont pas vieux, la guerre qui détruit engendrant inévitablement la reconstruction. Ils ne sont pas très esthétiques non plus et visent au « kolossal ».
Le communisme a laissé place au gangstérisme, c’est pourquoi le peuple regrette le régime bolchevik. Ce qu’il a gagné en liberté, il l’a perdu en sécurité.
La chiasse de l’humanité, son nouveau péché originel, c’est le surnombre ; or non seulement il est irréversible, mais il ne fera que croître vertigineusement. L’homme est devenu intolérable à l’homme. Nous sommes notre propre chancre. Et t’as plus le moindre coinceteau où te planquer. La dernière cachette est celle de l’autruche. Alors foutons-nous le nez dans le cul si nous sommes assez souples, et laissons pisser les moutons de Panurge.
— Tonton Antoine, j’peuve reprend’ du gâteau n’à la crème ?
— Tu peux, mon neveu. Ensuite nous irons téléphoner à tes parents.
Le petit monstre se rembrunit :
— Oh ! non : pas déjà ! On s’marre bien, les deux !
Cet hommage spontané me touche. Je le contemple pendant qu’il s’empiffre. Par moments (et maintenant en est un), je me dis que je ne dois plus trop tarder à convoler si je veux m’assurer une descendance. Fastoche à dire, mais dans quels brancards m’atteler ?
Tout naturellement, le souvenir de Marie-Marie vient me tarauder l’âme. Où est-elle ? Que fait-elle ? Depuis sa carte de Noël dernier, nous sommes sans nouvelles. Quel porc se vautre sur elle, en ce moment ? Sale con d’Antoine ! Tu as laissé filer la chance de ton existence. Elle était née pour toi, se préparait à toi. Combien de fois lui as-tu promis de « sceller vos destins », comme disent les glandus emphatiques ? Toujours tu as renâclé au moment suprême. Alors la vie qui ne repasse pas les plats en a eu marre. Et la « Musaraigne » itou.
— Qu’est-ce t’as, tonton ? demande la petite ignominie vivante.
— Pardon ?
— On direrait qu’ t’as enville d’chialer.
J’ébroue.
— T’es louf, p’tit mec ; est-ce que ça pleure, un homme ?
— Ça chie bien ! objecte le jeune philosophe.
Je demande la note à signer.
Continue ta route, mon vieux Sana, la vie c’est à chaque instant, faut faire avec.
J’espère qu’ils ont mis de la vodka dans le bar de notre chambre. Avec du Coca dans la proportion de fifty-fifty, ça aide à franchir le gué en crue.
Le loupiot s’enroule sur lui-même, kif un hippocampe ou un rollmops ; et s’endort sur-le-champ dans le plumard d’appoint que j’ai fait dresser. C’est fou ce qu’il ressemble à son dabe. Il a eu du bol, Alexandre-Benoît. Avec le contrecarre que lui fait sa grosse vachasse, il aurait dû avoir un chiare qui soit le sosie d’Alfred ou du garçon boucher !
J’appelle en premier le couple de cétacés. Ça carillonne longuement. Pile que ma main est déjà en route pour sectionner la communication, la voix de Berthe module un « Alleu, mouive ? » précieux, aux trois quarts couvert par une musique endiablée que j’identifie : celle du Petit vin blanc.
Comme je tarde à me manifester, l’affable personne déclare :
— Si c’est n’encore toive qui me poursuite de tes acidités, Nanard, j’veuille que tu susses qu’c’est râpé, nous deux. Moive, les bande-mou, j’en ai rien à branler !
Je sens qu’elle va raccrocher, aussi fais-je un effort :
— Ici Antoine !
Elle change d’intonation :
— Oh ! escusez-moive, vu qu’ vous n’causiez pas, j’ai cru qu’ c’tait Nanard, mon masseur. Vous le voireriez, vous croireriez Tarzan, mais quand y déballe son outil, tout c’qu’ y vous propose c’t’une saucisse de cocketelle et qui bande mou pour comb’ d’bonheur. L’aut’ aprème, j’ai escrimé une heure su’ son ninas sans même qu’y en sortasse d’la fumée !
— Très intéressant, coupé-je. Avez-vous fait un bon voyage de retour ?
— Eguescellent, Antoine. Juste un gendarme teigneux dont mon Sandre a dû faire une tête au carré biscotte y lu brisait les couilles. N’a part ça, tout a baigné dans l’huile.
— Dites-moi, chère Berthe, n’auriez-vous rien oublié à l’auberge roumaine ?
Elle exclamationne :
— Vous l’avez trouvé ?
— Très facilement.
— Figurerez-vous qu’ c’est en arrivevant à Paris que j’m’aye aperçue d’la chose. Ça m’a chiffonnée.
— Je comprends, réponds-je d’un ton hostile.
— C’est pas qu’y vale grand-chose, mais j’y tiens. C’est l’seul souv’nir que j’aye d’not’ amour, le Gros et moive. J’veule bien qu’y soye pas en or, mais une fois à mon poignet, qui donc va s’en douter ? Tout est dans la façon d’porter les bijouxes.
Mon ahurissement ressemble à un masque vénitien exprimant la constipation chronique.
— De quoi parlez-vous ? demandé-je.
— D’mon brac’let en cuivre naturel. J’l’aye laissé su’ la tab’ d’nuit.
— Et vous n’avez rien oublié d’autre ?
Un long silence.
— Franch’ment, j’voye pas, Antoine.
— Et Apollon-Jules ! égosillé-je d’un ton surdimensionné.
Re-silence, au fond duquel on sent grouiller des points d’exclamation entremêlés de points d’interrogation.
— Mais bordel à cul ! C’est pourtant vrai qu’y l’était av’c nous là-bas ! glapit cette mère attentive. Qu’est-ce y a pu s’passer ? Faut dire qu’on est partis avec tant d’précipitance…
Je l’entends mugir à la cantonade (et aussi à la cantinière) :
— Sandre ! Figure-toive qu’on a oublié l’gosse n’en Roumanie !
Elle attend, puis me revient :
— C’est pas la peine qu’ j’lu cause : mon homme est plein comm’ un’ outrance. Y s’voit plus les mains, Antoine, si j’vous dirais. Quand j’lu racontererai not’ étourdrie, d’main, y aura pas l’air fin, ce gros veau ! Vous m’escuserez, on a du monde : on fête l’anniversaire d’Apollon-Jules.
Sa voix loukoum, c’est kif une plume d’autruche qu’on te passerait sous les testicules. Elle est murmurante, suave, avec des inflexions qui langourent comme quand une adolescente de la bonne société te sollicite de lui pratiquer minette tout en lui faisant « pince de crabe », c’est-à-dire : le pouce dans le frifri et le médius dans l’œil de bronze.
— Je vous réveille, ma Somptueuse ? dis-je en mettant du foutre dans mes inflexions.
— Pas du tout, répond Shéhérazade, et le plus extraordinaire c’est que je pensais à vous.
— D’une manière positive ou négative ?
— Interrogative, répond la belle.
— Vraiment ?
Ce dialogue, c’est ce que j’appelle du blabla, de la parlotine qui donne à chacun des terlocuteurs le temps de caler ses idées avant d’entrer dans le v d s (vif du sujet).
— Où vous trouvez-vous, cher Gheorghiu ?
— Dans ma Roumanie natale, mon aimée.
— Les affaires que vous deviez y traiter se passent bien ?
— Conformes, éludé-je. Aurai-je le grand honneur de pouvoir m’entretenir avec Sa Majesté ?
— Le prince n’est pas joignable pour l’instant.
— Et cet instant risque de perdurer ?
— Je ne puis vous renseigner.
Tu sais comme je soupaulaite facilement ? Républicain jusqu’au gros côlon, je suis mal enclin à subir les caprices d’un monarque à cothurnes.
— Eh bien, s’il en est ainsi, je le rappellerai à la saint-glinglin, qui coïncidera avec le jour où les poules auront des dents, mon adorée. J’ai été fou de bonheur d’entendre votre voix qui fait ressembler un murmure de source au bruit des chutes du Zambèze. Mon vœu le plus ardent c’est de vous retrouver dans une chambrette afin de vous montrer les plans d’un nouveau coït qui vient de sortir et qui est appelé à un grand retentissement. J’appuie ma bouche en feu là où vous estimez qu’il est hérétique de le faire. Bonne nuit !
Je m’apprête à raccrocher. Un cri stoppe mon geste : « Non !!!! ».
— Vous vouliez ajouter quelque chose, ô ma déesse des Mille et Une Nuits ? demandé-je avec l’innocence d’un vieux monsieur qui vient de lester ses genoux arthritiques d’une fillette en culotte « Petit bateau ».
— Dites-moi où vous êtes, Sa Majesté vous rappellera.
— Impossible, ma toison luxurieuse.
— Pourquoi ?
— Parce que là où je suis, je peux émettre, mais pas recevoir ; ce serait trop long à vous expliquer.
— Alors ne quittez pas, je vais dire au serviteur privé du prince de le réveiller.
Je reste seul devant mon Dubonnet. Me sens relaxe. Froid comme la bite d’un Lapon prostatique qui sort pisser par moins quarante.
En moi souffle ce vent qui, après des jours de calme plat, gonfle les voiles d’une goélette en rideau.
Puis, au bout de peu :
— Voilà, on prévient Sa Majesté.
— Merci. Tout va bien, au palais ?
— On a retrouvé le docteur Ti-Pol.
— Il est revenu ?
— Il était mort.
— Vraiment ! Racontez-moi un peu cela, gloire de mon sexe.
— C’est l’un des jardiniers qui l’a trouvé dans la fosse à compost.
— Donc, quelqu’un l’a tué ? émets-je, sobrement et lapalissement.
— Exactement.
— Et l’on a des soupçons au sujet de son meurtrier ?
— On en a.
— Je le connais ? fais-je d’un ton badin.
— Robert Windsor.
— Le giton du prince ?
Elle corrige :
— L’ami du prince.
Moi j’en prends un pacsif gros commak dans la conscience. Par quel concours de circonstances l’Anglais a-t-il été impliqué dans cet assassinat ? Comment le favori, le minet cher à Soliman Draggor, s’est-il vu accuser du crime ? Je le jugeais intangible, l’Arabe semblant fou de lui.
— La chose paraît invraisemblable !
Elle murmure :
— Il faut se méfier des apparences. Sa Majesté a découvert que cet homme appartenait aux services secrets britanniques.
— Pas possible !
— Tout est toujours possible, l’ignorez-vous ?
Je ne trouve rien à rétroquer (dirait Béru). Dans un effort, je demande, en m’efforçant de donner quelque fermeté à ma voix mêlé-cassienne :
— Il a avoué l’assassinat du Chinois ?
— Je suppose.
— Vous n’en êtes pas certaine ?
— Sa Majesté l’a longuement questionné, en tête à tête.
J’imagine très bien l’interrogatoire. En comparaison, la « question », au Moyen Age, ressemblait à une partie de jeu de paume.
— Et qu’est devenu ce beau gosse ?
— Eh bien, le prince l’a renvoyé en Angleterre.
Si le détroit de Gibraltar est considéré comme étant britannique, dès lors, oui : Windsor doit se trouver en territoire anglais !
Elle fait brusquement :
— Je vous passe Sa Majesté.
Effectivement, l’organe velouté dudit caresse mes superbes trompes d’Eustache :
— Où êtes-vous, monsieur Tiarko ?
— Quelque part en Roumanie, Monseigneur. Pardonnez-moi de vous avoir fait réveiller. Mais avant toute chose, laissez-moi vous présenter mes sentiments respectueux.
— Du nouveau ?
— En surabondance, sire.
— C’est-à-dire ?
— Je ne sais trop par quel bout vous rendre compte de mes recherches.
Il a un hennissement d’étalon mis en présence d’une pouliche en chaleur.
— Commencez par la fin ; vous avez retrouvé le trésor Izmir ?
— Je ne l’ai pas en ma possession, mais je sais où il est.
Sa brève question claque comme… Un écrivaillon dirait : « comme un coup de fouet », mais tu penses bien que je me respecte trop pour me déshonorer avec un tel lieu commun ! Non, sa brève question claque comme une capote anglaise sur l’énorme bitoune de Béru.
— Où où où ? sirène-t-il.
— Vous le saurez en temps opportun, Majesté.
— Quehouhoi ? hurle le tyran, peu accoutumé à rencontrer ce genre d’obstruction chez ses terlocuteurs.
J’ai un rire calme, encore que sonore. Celui d’un honnête homme ayant accompli sa mission et qui entend savourer la satisfaction de la réussite. Puis je chope la converse au collet, bien décidé à ne plus m’en laisser conter :
— Écoutez, Soliman, j’en ai classe de vos coups bas et autres entourloupes. Travailler pour vous n’est pas une sinécure ! Non seulement il faut se crever le cul, mais en outre, on doit vaincre les pièges, embûches, traquenards et tueurs à gages dont vous égayez le parcours. Ouvrez en grand vos oreilles, Majesté de mes couilles ! Primo, les mauvaises nouvelles : Howard est mort, Gerda est morte, j’ai laissé Éloi dans un précoma qui ne me disait pas grand-chose, et cet ahuri de Blint était tellement sonné à la suite d’un traumatisme crânien qu’il ne pourrait même plus lire un livre d’images destiné aux moins de quatre ans.
Là, je respecte un temps mort pour lui donner celui d’assimiler cette nécrologie de masse.
Il émet un bruit bizarre, comme s’il grinçait des ratiches sous l’emprise de la rage.
— Je poursuis ! annoncé-je-t-il. Malgré les manœuvres polluantes exercées par vos pieds-plats, je suis arrivé à mes fins. Je sais qui s’est approprié le trésor personnel des Pahlavi ; j’ai, par conséquent, toutes les chances de remettre la main dessus. Seulement, pour y parvenir, je dois avoir les coudées franches. Si vous tentez quoi que ce soit pour me squeezer, vous ne verrez jamais vos putains de cailloux, cher Soliman. Réfléchissez : rien, vous m’entendez, rien ne m’obligeait à vous contacter cette nuit si j’avais décidé de faire cavalier seul. Malgré vos ignobles coups fourrés, je suis toujours décidé à jouer franc-jeu avec vous.
« Vous ne pouvez sûrement pas comprendre cette attitude, avec votre goût viscéral pour la traîtrise ; pourtant c’est ainsi. Dès que j’aurai le trésor en ma possession, je vous préviendrai, je vous le jure sur la tête de ma mère et, pour moi, ce serment est sacré. Je pense que ce sera l’affaire de quelques jours, pas davantage. Alors patientez ! Faites-vous chipolater la zigounette, bouffez du caviar, visionnez des films hard, mais ne cherchez plus à me fabriquer. Bientôt, je vous le dis, vous pourrez plonger vos sales pattes dans les diams, rubis, saphirs, émeraudes et autres pierres précieuses qui vous empêchent de dormir. Je suis votre unique chance de les retrouver. Commettez un écart, et vous l’aurez dans le fion ! A capito ? »
Ce nouveau bruit que je perçois dans l’écouteur, ce sont encore ses dents qui grincent, tu crois ? Dis donc, il va faire sauter ses plombages, s’il continue !
— J’attends votre réponse, Toto. Vous êtes d’accord pour interrompre les hostilités contre moi ?
Un moment passe.
Et puis sa voix mourante, déformée par la rage :
— D’accord, monsieur Tiarko !
Nous nous sommes installés à la terrasse. Il faisait un temps pour kermesse en plein air. Le village des Baux, perché sur sa falaise, paraissait être une découpe de la roche. Moment de félicité, si rare qu’il me faisait frissonner. M’man portait une robe légère, imprimée, dans les tons iris, avec des motifs verts. C’était la première fois que je lui voyais une toilette aussi pimpante. Elle paraissait dix ans de moins.
Je me suis mis à songer à son destin. Elle était jeune encore à la mort de papa, cette chérie. Elle n’aurait pas eu de mal à « refaire sa vie » comme on dit puis, chez nous, à Saint-Chef-en-Dauphiné, à retrouver un compagnon d’attelage. Seulement elle avait épousé mon dabe pour la durée de son existence à elle, et alors c’était inenvisageable, tu comprends ? N’en plus, j’aurais mal supporté qu’elle eût un second époux. D’autant que ç’aurait pu tomber sur un gusman pas franco du collier, gringrin, et qui loufe au lit.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi, mon grand ?
— Parce que je t’aime.
Une expression d’indicible bonheur a éclairé son visage strié de fines rides grises.
— J’adore être ici, dit-elle.
— C’est bien pour cela que je t’y amène. Tu es d’ac’ qu’on prenne un petit gigot en croûte, ce soir ?
— Je raffole de l’agneau.
— Et moi de la croûte.
On nous a apporté deux grands cocktails de jus de fruits frappés ; dans l’après-midi, c’est mieux de ne pas s’alcooliser.
Sans cesser de tirer sur mon chalumeau, j’ai regardé la piscine proche. Des adolescentes y batifolaient en poussant des cris d’enfants riches. Un ballon aux côtes multicolores suffisait à les exciter ; elles n’avaient pas encore l’âge du chibre, mais ça n’allait pas tarder.
A l’autre extrémité du bassin, des pensionnaires offraient leur peau au soleil provençal. Parmi ceux-ci, j’ai retapissé Gheorghiu Tiarko (le vrai). Il s’était allongé à plat ventre, le menton posé dans le creux de ses mains. Il contemplait les jeunes filles en fleurs sans concupiscence, mais avec intérêt tout de même. C’était un type brun, légèrement plus grand que moi. Nous avions le même âge à trois mois près.
Quand je lui avais proposé d’emprunter son identité pour quelques semaines, moyennant un défraiement « intéressant », il ne s’était pas trop fait prier. J’avais eu le sentiment de m’adresser à un homme pragmatique, un peu désabusé ; le genre de type qui vient de vivre des événements tumultueux, voire sanglants, et qui n’attend plus grand-chose du destin, sinon de pouvoir vivre en paix avec lui-même, en restant ignoré des autres, ces ennemis obstinés qui tant nous font chier et nous cassent les couilles.
Nous avons éclusé nos cocktails vitaminés sans presque causer. Quand Félicie est joyce, elle se drape dans une tranquillité grisante, kif une marmotte en hibernation, et le temps dégouline sans bruit. Les sons perdent de leur réalité et les gens de leur fumiardise. On se croit aimé et vaguement immortel.
Le soleil faisait le grand écart au-dessus des Alpilles. Jean-André, le maître des lieux, qui ressemble davantage à un officier de marine qu’à un chef de cuisine, est venu nous serrer la louche et nous a annoncé qu’il venait de mettre au point une nouvelle recette de Saint-Jacques ; étions-nous O.K. pour servir de cobayes ? Tu connais mon héroïsme ? J’ai dit banco avec des papilles gustatives déjà en érection.
Là-dessus, Gheorghiu Tiarko (l’officiel) a quitté la piscaille dans un peignoir brodé Baumanière. Il marchait lentement en traînant des sandales à semelles de caoutchouc et des pensées pas baisantes (cela se voyait à son expression maussade). Juste en arrivant près de ma table, il m’a aperçu. D’un regard tiré à quatre épingles, je lui ai intimé de passer son chemin et il a emporté sa viande humide sans broncher.
J’ai noté que Jean-André le suivait des yeux.
— C’est qui ? lui ai-je demandé, juste pour voir.
— Un Roumain en vacances. Comme il est seul, j’ai l’impression qu’il s’ennuie.
— D’où vient qu’il n’a pas de dame de compagnie ? Il est plutôt beau gosse ?
— C’est peut-être pas sa tasse de thé.
Et puis il nous a quittés pour ses fourneaux car c’était le moment de pousser les feux et de tourner les cœurs d’artichauts.
M’man est allée dans sa chambre se préparer pour la tortore du soir. Dîner aux photophores sur la terrasse, avec des lucioles vagabondes, la senteur exaltée de la garrigue et les projos orangés sur le formidable paysage des Baux.
Je me suis rendu à pied jusqu’à la cabine téléphonique du vallon d’où j’ai appelé l’hostellerie et, travestissant ma voix, j’ai demandé à parler à M. Gheorghiu Tiarko.
On me l’a passé tout de suite.
Minuit ! Moi j’aime…
Il y a un romantisme dans cette heure fatidique à cheval sur deux jours. Un mystère, toujours. Une confuse peur, aussi. L’heure du crime, quoi !
Donc, à minuit, je quitte Baumanière. L’hostellerie est vidée de ses clients.
Je descends le chemin qui conduit au vallon. J’ai pris la précaution de remiser ma voiture sur une petite aire de stationnement située dans un renfoncement discret et cette tire n’est pas ma Ferrari rugissante mais une chiotte passe-partout prise dans le parc automobile de la Maison Pébroque.
Aussi sec, je prends la voie de gauche dite du « Val d’Enfer ». La lune inonde le paysage extraordinaire qui évoque certains sites des montagnes Rocheuses. Il y a quelque chose d’irréel dans ce site grandiose qui me fait songer à des illustrations de Gustave Doré.
La route poudrée de blanc (écriraient certains de mes confrères qui ont conservé le style compofranc contracté en 4e) sinue entre les falaises percées de vastes cavernes résultant de l’extraction de cette bauxite d’où la cité a tiré son nom[16]. Au départ, quelques vignobles partent à l’assaut des montagnettes, parées de larges panneaux portant les noms des crus récoltés. Mais, assez rapidement, le raisin lâche prise et l’univers se minéralise entièrement.
De gauche et de droite, des chemins pierreux, mal carrossables parce que abandonnés depuis longtemps, conduisent aux carrières désaffectées dont les énormes gueules noires paraissent prêtes à happer le touriste aventureux.
Je serpente sur quelques kilomètres. Puis, au sortir d’une courbe, j’avise, sur ma gauche, une esplanade prolongée par une sente menant à une ancienne mine. Un vaste panneau d’au moins dix mètres sur trois célèbre les qualités exceptionnelles des vins « Anatole Bezuquet et Fils, Ame de la Provence ».
Je stoppe à l’ombre d’un rocher (car la lune provençale éclaire à Giono), coupe le moteur et sors de la tire. L’air embaume la garrigue. Et les hommes qui roupillent pendant ce temps, les pauvres, gavés de boustifaille et de téloche, qu’en sus, maman qui a ses ragnagnas a repoussé leurs évasives avances ! Ah ! la grandeur du quotidien, je te jure !
Une énorme pierre n’attendait que mon cul. Je le lui confie après m’être placé face à la vallée. Oh, l’enchantement ! Instant rare, somptueux. Présent ineffable d’un Créateur qui n’aurait pas dû nous vouloir si nombreux ! Qu’un jour on finira par se marcher sur les testicules, bordel ! C’est pourquoi, en attendant, faut pas y laisser perdre, comme disait mémé.
Je regarde la route en lacet que je viens de parcourir, guettant les phares d’une guinde. En attendant, je gamberge à propos du véritable Tiarko. Un zigus curieux : solitaire, homme d’action, ça ne fait pas de doute. La chute de son boss et de sa rombiasse ont profondément modifié sa vie. Mais comme c’est un battant, il s’est converti à des occupes moins périlleuses. Heureux, somme toute, d’avoir pu sauver sa peau et repartir du bon pied.
Lorsque tout ce bigntz m’a échu, j’ai longuement étudié le topo avec quelques spécialistes des questions marginales. Ces messieurs ont rassemblé des chiées de rapports en tout genre dont je te fais grâce car tu n’en as rien à secouer. Peu à peu on a déterminé par quel bout il convenait de bicher l’écheveau, qu’écrirait un grand du roman policier qui n’a peur ni des mouches ni des clichés. Alors, partant du brin de laine qui dépassait, on a embobiné gentiment le tout. Et maintenant voilà. On achève bien l’écheveau. La photo aérienne de l’affaire nous a désigné Tiarko comme étant la carte jouable. On l’a jouée.
On savait le prince Draggor obnubilé par les cailloux du pauvre Pahlavi. C’était le seul argument qui pouvait nous permettre de le manœuvrer. Alors on a misé à mort sur le Roumain pour bâtir un scénario nous permettant d’avoir barre sur Sa Majesté. On s’est dit que, seul, un ancien familier des Ceauşescu serait crédible.
Des mois, mon chéri, pour préparer le leurre, amener mine de rien le monarque des « mille et deux nuits » à s’assurer la collaboration de l’ami Tiarko. L’initiative devait venir de lui. Jamais je ne me suis trouvé aux prises avec une affaire aussi délicate, aussi subtile à gérer. Autant organiser un bal populaire sur un champ de mines[17]. Que d’efforts, de temps, d’argent, consacrés à une cause juste, mais quasiment inabordable.
Et à présent…
Je cesse de rétrospecter. Dans la vallée j’aperçois les phares d’une calèche à pétrole. Probablement celle de l’homme dont j’ai, avec son consentement, pris l’identité. J’attends avec ce détachement qui m’envahit chaque fois que je joue à la belote avec un carré d’as ou de valets en pogne.
L’arrivant roule d’une allure moyenne, en respectant la limitation de vitesse. J’ai souvent remarqué que les pilotes d’avion, une fois à terre, sont des tomobilistes prudents. Leur job, c’est tout là-haut, ils se gaffent du plancher des bovins.
La chignole survenante ralentit dans le virage précédateur. Oui : il s’agit bien de la caisse verte du camarade roumain.
Il vire sans hésiter sur le terre-plein et remise son os près du mien.
— Bonsoir, monsieur Tiarko ! me fait-il, sans sourire.
Et moi, je lui réponds :
— Bonsoir, monsieur Tiarko !
« Si qu’on plaisanterait pas, de temps en temps, la vie d’viendrerait vite un tas d’merde », assure Béru qui s’y connaît car il est orfèvre en la matière.
Au clair de la lune, mon ami Pierrot me semble fort différent de l’espèce de sosie que j’ai tenté d’être. Plus grand que moi, je te le répète, mais un tantisoit voûté (par l’adversité, sans doute), les pommettes plus haut perchées que les miennes et le regard enfoncé, ou alors ce sont ses pommettes qui proéminent ? La glotte saillante comme un qui vient de s’étrangler avec un as de pique. La bouche un peu tombante telles les baffies d’un Tartare, il est, en toute immodestie, moins sympathique que mézique, ou alors j’ai une trop grande considération pour ma personne.
— Vos « vacances » se passent bien ? lui demandé-je après un serrement de main, en comparaison duquel celui du Jeu de paume n’était que de la roupette de pensionné, comme dit Bérurier.
— Hélas, oui, fait-il : je grossis à trop manger et trop dormir. Vous pensez que je dois prolonger mon séjour dans ce paradis ?
— Il tire à sa fin, mon cher ; je vous demande encore trois à quatre jours de patience.
Il opine.
— Ne restons pas sur cette esplanade, dis-je, nous attirerions l’attention de quelque automobiliste noctambule.
Péremptoire, j’emprunte le chemin abandonné menant à la carrière toute proche. Il m’escorte sans poser de question. La végétation a repris le dessus, comme toujours. Il y a des liserons aux fines lianes tourmentées en travers de la route qui servit à l’extraction de la bauxite détentrice du minerai.
J’atteins l’ouverture, béante comme le cadre de scène du Châtelet. Des chauves-souris au vol rasant tournoient devant cette grotte artificielle.
— Drôle d’endroit, murmure Tiarko.
— C’est tranquille, ironisé-je en m’asseyant sur un quartier de minerai.
Il m’imite. Le sol est jonché de blocs taillés de façon géométrique, tout indiqués pour servir de bancs.
— Votre mission progresse ? questionne le Roumain.
— Elle arrive à son terme, après bien des péripéties.
Il esquisse un léger soubresaut.
— Qu’avez-vous, mon cher ? lui demandé-je-t-il.
— Une bête m’a piqué à la nuque, assure l’aviateur en portant la main derrière son oreille gauche.
— Voulez-vous que nous ressortions ?
Il me répond par un bredouillis inaudible, puis son bras retombe, son buste chancelle et le véritable Tiarko choit comme : un pantin de son, une chaise dont un pied est cassé, une merde, les cours de la Bourse de Tokyo après un tremblement de terre, la bite du duc d’Edimbourg, une poire trop mûre, les seins de la pauvre reine Fabiola qui ont pourtant si peu servi.
Je freine de mon mieux la foirade du gazier, pas qu’il se pète la gogne contre l’arête d’une roche.
Aussitôt, une forte lampe s’éclaire, mettant de la fantasmagorie plein l’immense grotte. Deux silhouettes d’hommes s’avancent derrière l’aveuglante clarté.
— Bien touché, hein ? demande la voix de M. Blanc.
— Dans le mille, réponds-je. Tous mes compliments, dans le noir, ça n’a pas dû être fastoche.
— Tu oublies les infrarouges, fait Mathias, le second personnage surgi des ténèbres.
Le faisceau balaie le sol et vient cueillir le Roumain inanimé. Celui-ci paraît dormir. Il y a même une parfaite sérénité sur son visage.
Jérémie qui porte la loupiote, la dépose sur une roche et l’oriente sur les profondeurs de l’ancienne carrière.
— Où avez-vous laissé votre chignole, les mecs ?
— Dans la carrière qui précède.
Mathias tire de la poche de son cardigan une trousse qu’il se met en devoir de déballer.
— Vous voulez bien dénuder un de ses pieds pendant que je prépare l’injection ? demande-t-il.
Les reflets de la torche mettent des lueurs d’incendie plein sa chevelure flamboyante.
— Tu le piques au pinceau ? m’étonné-je.
— Sous l’ongle du gros orteil ; ça ne laisse aucune trace. S’il éprouve une douleur par la suite, il ne s’en étonnera pas : il est fréquent qu’on souffre d’un doigt de pied.
J’admire le parfait sang-froid du Rouquemoute.
Avec des gestes calmes et donc précis, il prépare une petite seringue, casse une ampoule de verre…
— Parle-moi de ce que tu lui injectes, Blondinet.
— C’est tout récent.
— Mais encore ?
— Le produit annihile totalement le self-control de l’individu. Lorsqu’il a reçu l’injection, il est livré complètement à ta volonté. Tu peux lui poser n’importe quelle question, s’il en connaît la réponse, il te la livre.
— J’ai expérimenté un truc de ce genre en Andalousie, de la part d’un toubib asiatique. Et ensuite ?
— Ensuite rien. Il ne sait même plus qu’on lui a fait une injection et, a fortiori, posé des questions.
Le Rouque procède. On le regarde avec un certain respect, Jérémie et ma pomme, nous disant que c’est impressionnant, la science appliquée.
Les chauves-souris, affolées par la lumière de la torche électrique, volettent avec égarement, frôlant nos têtes.
L’une d’elles, plus hardie ou plus apeurée que ses potesses, se plaque sur nos tifs et on regrette alors de ne pas avoir la coiffure du cher Daniel Boulanger (qui ne me donne pas suffisamment de ses nouvelles[18]).
— Voilà ! fait Mathias en se relevant. Il n’est plus que d’attendre.
— Combien de temps ? s’informe le Noirpiot.
— Quelques minutes ; c’est variable selon la morphologie des sujets. Nous saurons qu’il est « à disposition » lorsqu’il rouvrira les yeux.
On patiente en discutant le bout de gras. Si j’avais su, j’aurais amené une bonne bouteille pour mieux convivre, les trois. Chose surprenante, nous ne parlons pas de l’affaire, comme si on se réservait pour l’instant où le Roumain sera opérationnel.
Une tinée qu’on ne s’est vus, avec cette affure baroque à laquelle je me suis complètement consacré. J’ai le genre poulardin qui s’investit, tu l’auras remarqué ? Alors, je les questionne sur leur vie privée.
Pour M. Blanc, tout baigne. Comme sa situasse est montée en première ligne, Ramadé, son épouse, suit des cours par correspondance : français, philo, anglais, car elle doit bien « figurer » lorsqu’il la sort. Ils vont changer d’apparte, quitter le 18e pour un duplex « de charme » rue Dauphine (à trois pas de la Grande Taule).
Plus « élaboré » est le chemin du beau Rouillé. Sa nièce et assistante-maîtresse qui avait rompu leur liaison, pour épouser je ne me rappelle quel connard, divorce après avoir découvert que son époux prenait du rond. Il la console de son amère désilluse en la fourrant trois fois par jour. Peut-être que lorsque ses dix-neuf enfants seront mariés, il l’épousera ?
On stoppe ces aimables confidences amitieuses quand on s’aperçoit que le sieur Tiarko nous considère d’un œil pâteux.
— A toi de jouer, Antoine ! invite l’Incendié.
Je ne me fais pas prier, m’installe au côté de l’aviateur en vacances.
Il se trouve dans un état presque comme ma queue, dirait Gérard Barray. Sa tronche embarde et il a quelque difficulté à la replanter au bout de son cou. Ses yeux, tu croirais deux taches d’encre sur du papier buvard.
— Ça va, Gheorghiu ? lui demandé-je en roumain.
Il émet quelque chose qui doit être une affirmation.
Histoire de tester l’annihilation de sa volonté, je murmure :
— C’est quoi votre passion, en amour ?
Il bredouille lamentablement.
— Parlez plus fort, cher camarade.
Il s’applique. Ne fait aucun chichi pour m’expliquer qu’il adore être fouetté pendant qu’il morfile l’abricot d’une jouvencelle. Je considère qu’une pareille confidence prouve que cet homme se livre complètement.
— Vous vous en êtes magnifiquement bien tiré au moment du soulèvement, lui dis-je. La plupart des familiers de Ceauşescu sont morts ou embastillés, alors que vous voilà tranquille, en Angleterre, à la tête d’une petite compagnie d’avions-taxis qui, non seulement fonctionne bien, mais ne représente qu’une partie négligeable de vos avoirs.
— C’est vrai, qu’il balbutie l’ami Tiarko.
— Il faut dire, poursuis-je, que vous avez manœuvré de main de maître. Vous êtes génial dans votre genre, cher vieux.
Il dodeline avec, aux lèvres (et où voudrais-tu qu’il l’eût ?), un sourire béat (comme il est à terre, c’est le béat bas).
— Oui, votre façon de procéder fut absolument fumante, reprends-je. Dans cette action, le coup de génie a été de débarquer le trésor dans un endroit secret, puis d’aller vous poser en Italie avec l’autre partie du butin et de vous y laisser confisquer votre chargement. Vous pouvez être fier de vous, Gheorghiu.
— Merci ! qu’il me dit en souriant aux anges (à moins que ce ne soit aux chauves-souris).
— En agissant de la sorte, poursuis-je, vous faisiez passer à l’as la partie clandestinement sortie de votre coucou. Beau travail ! Personne n’a pu vous soupçonner, d’autant plus que les Ceauşescu ont été liquidés comme des malpropres.
Sous l’effet de la drogue, il ne se rend pas compte, l’empaffé, qu’il est en train de ruiner son coup.
C’est le moment pour le gars Mézigue, enfant prodige cher à Félicie, de piquer une tête du plongeoir :
— Où avez-vous largué le trésor Izmir, mon petit Gheorghiu ?
— Dans la région de Zagreb, à l’aéro-club de Nyvapa, répond docilement le cher garçon.
— Vous aviez quelqu’un de confiance qui vous y attendait ?
— Mon oncle de Londres.
— Avec un jet privé ?
— Un Bozon Verduraz 611 à Smelflex.
— Il avait acheté les employés de l’aéroport ?
— Même pas. C’est un terrain à l’abandon.
— Donc vous avez déchargé en vitesse le trésor Izmir et poursuivi votre route jusqu’en Italie ?
— Affirmatif.
— Votre oncle, lui, s’est hâté de regagner Londres ?
— Non. C’était trop risqué de ramener les joyaux en Angleterre où le contrôle aérien est très strict.
— Alors ?
Si je t’avouais que mon cœur bat la Chamalières, comme dit le bon président Giscard d’Estaing. Une peur incoercible de voir cesser brusquement l’effet de la piqûre me mord les testicules. Là ! Tu vois ? Y a encore la trace des dents !
Mais j’ai tort de me biloter. Mon Roumain m’accroche la crémaillère sans vidanger ses ballasts.
— En Irlande, fait-il, à l’aéro-club de Kelkonery, dans le Connemara.
— Qu’a-t-il fait du trésor ?
— Il a loué un coffre à la Mekhouil Bank de Bigbitoune pour y déposer le trésor.
— Il y est encore ?
— Qui songerait à aller le chercher dans ce coin perdu d’Europe ?
— Ça, vous pouvez le dire.
Je lui souris triste. Je commets une sorte de viol : celui de sa conscience. Mais n’est-ce pas la base de notre putain de métier ?
Au bout d’un moment de réflexion, donc de mutisme, je réagis. Le compteur tourne. Lorsque la potion magique de l’Incendié cessera ses effets, il redescendra sur terre, l’aviateur.
— Qui a la signature de ce coffre ?
— Mon oncle et moi.
— Signatures jointes ?
— Non, nous devons pouvoir y accéder séparément.
— Vous avez donc confiance en votre parent ?
Ma question le surprend, puis le choque.
— Il est comme mon père et je lui dois beaucoup, pour ne pas dire tout.
— Vous avez déjà tapé dans le trésor ?
— J’ai prélevé des pièces mineures dont la vente m’a permis de créer mon affaire d’avions-taxis.
— Dites, c’est formidable de disposer d’une manne pareille.
— Oui, j’ai une chance folle.
Re-silence. Derrière le Roumain, le Red me fait des signes en tapotant sa montre de poignet. Il m’avertit que mon vis-à-vis va bientôt réintégrer sa personnalité habituelle.
— Dites-moi, Gheorghiu, ça vous ennuierait de me faire un mot pour votre tonton ?
— Mais pas du tout.
Déjà, le Blanc-d’ébène apporte le bloc de correspondance et le stylo dont je l’avais prié de se munir. Je glisse ce dernier entre les doigts de mon « patient ».
— Comment appelez-vous votre oncle ? Il me cite un diminutif : « Zef ».
Je commence à dicter :
Cher Zef
Je t’adresse mon ami Antoine en qui tu peux avoir toute confiance. Je voudrais que tu l’emmènes à Bigbitoune et lui montres ce que tu sais. C’est très très important. Je serai de retour la semaine prochaine.
« Vous signez d’une façon intime lorsque vous lui écrivez ? » demandé-je.
— Gheo.
— Alors, signez « Gheo ».
Il.
Je prélève la feuille écrite, la secoue pour hâter le séchage de l’encre, la plie en quatre et la glisse dans mon porte-cartes.
Jusqu’à présent, tout baigne dans l’huile d’olive vierge (on est en Provence, non ?).
— Maintenant, mes chéris, il est temps de nous séparer, fais-je à mon tandem d’élite. Rendez-vous dans le Connemara mardi prochain. Descendez dans le meilleur hôtel du patelin, si toutefois il en existe un, et buvez de la Guinness en m’attendant.
Ils décarrent, non sans remporter leur lampe.
Demeuré seul avec le Roumain, je l’invite à quitter la carrière. Il se déplace à mon côté, d’un pas cotonneux. L’air fraîchouillard de la nuit nous caresse tendrement le visage. Les étoiles bien astiquées brillent au firpapa. Ça sent bon le thym et le romarin.
— Asseyons-nous sur ce bloc de pierre ; ne trouvez-vous pas qu’il a la forme d’un banc ?
Tiarko ne me répond pas, mais s’assoit. Il se prend la tête dans les mains comme un qui a besoin de réfléchir à fond la caisse.
Je respecte sa méditation.
Le garage termine une longue rue bordée de maisons identiques. Elles sont charmantes, mais leur multiplication tourne au cauchemar. Comment qu’il s’y prend, le gars murgé, pour rentrer chez lui quand il fait sombre comme dans le trou du cul du lord-maire ? Doit se produire des erreurs, fatal. T’as bien, de temps à autre, un mister Smith qui pénètre dans la crèche d’un mister Brown et lui embroque sa rombiasse sans même y prendre de plaisir parce qu’il croit que c’est la sienne, non ?
Le garage (en anglais : garage) du tonton se situe à l’extrémité de cette voie paisible. C’est un établissement important, pimpant, que jouxte un parc à voitures où sont présentées des Mercedes d’occase dont le prix est écrit en grand (et en livres) sur le pare-brise. L’atelier est vaste. Il comprend plusieurs ponts destinés à soulever les guindes, des trousses à outils roulantes, des appareils modernes qu’on se demande à quoi-que-ça-sert.
Près de l’entrée à la double porte coulissante se trouvent les bureaux vitrés. Le premier est celui de la réception. Y sévit un râtelier à perruque acajou, appelé Mary, si l’on en croit la plaque noire, aux lettres dorées, placée devant un ordinateur.
L’énorme dentier me demande ce que je désire, avec une amabilité qui doit mettre en fuite les colporteurs.
Je réponds à cette mâchoire que je souhaite rencontrer mister Swetzla, de la part de son neveu Gheorghiu.
L’exquise hôtesse me déclare à travers la grille de ses quarante ratiches (elle a beaucoup plus de trente-deux chailles, avec une usine à croque pareille) que son garaco de patron est occupé avec un client et que je dois attendre.
Justement : y a un fauteuil de cuir pile en face de son burlingue. Une fois naufragé là-dedans, t’as deux possibilités : t’endormir ou mater l’entrejambe de la réceptionniste. Etant d’une nature curieuse, j’opte pour la seconde proposition.
La perruque rousse à mâchoires Samson ne tarde pas à découvrir l’objet de ma contemplation. Un imperceptible sourire détend sa boîte de dominos. Avec gentillesse, elle desserre ses gambilles, ce qui me livre illico une vue éblouissante sur un slip rose bordé de fine dentelle blanche. De part et d’autre foisonnent des broussailles incendiées. Les cuisses précédant ces merveilles sont cuivrées par des constellations de taches rousses.
Je me dis, devant une telle splendeur, que l’existence est bien étrange, qui fait s’entremêler excitation et répulsion de manière si subtile.
— Juste encore un peu ! murmuré-je.
Elle referme ses cannes.
— Oh ! please ! imploré-je-t-il d’une voix qui saurait débiter du Shakespeare.
Aussitôt, elle les rouvre. On dit, l’Angleterre, mais elle sait se montrer généreuse parfois, quand ça ne lui coûte rien.
Ma forte connaissance des femmes me porte à penser que cette tarderie doit être une affure carabinée dans les transports urbains. Le point périlleux c’est de l’escorter à l’Hôtel du Morpion Fantasque car tu dois essuyer nombre de regards stupéfaits. Tu penses : un beau zig comme moi avec ce masque de carnaval ! Quoique, dans ce pays, si l’on y trouve les plus belles filles d’Europe, de temps à autre, ce sont surtout des sujets pour musée des horreurs que tu y croises.
— Vous êtes mariée ? je questionne.
— Divorcée.
Œuf corse, il a dû enfourcher la première cavale qui passait à sa portée, son milord ! Au moment que j’écris ça, il continue de piquer des deux à travers les landes d’Ecosse, Johnny Guitare.
— Vous habitez seule ?
Soupir de la mâchoire, long comme les sanglots des violons de l’automne.
— Eh oui !
— Je peux vous demander votre prénom ?
— Mary.
— J’adore.
Là, je morfle en pleine poire l’éclat de ses ratiches titanesques fourbies à l’Émail Diamant britiche.
Elle a ouvert ses jambons aussi largement que le lui permet l’écartement du burlingue. C’est davantage qu’une invite, c’est une convocation.
— Vous me donneriez votre nom et votre adresse si je vous les demandais ?
— Mary Wood, 4 Fornication Street, répond-elle spontanément.
— Supposez que je sonne à votre porte ce soir, sur le coup de neuf heures, comment réagiriez-vous, Mary ?
Son sourire est intense comme le faisceau d’un projecteur de D.C.A.
— Ma foi, je vous ouvrirais.
— Ça part d’un bon sentiment, darling ; mais je veux en avoir le cœur net et je tenterai l’expérience.
— Hmmm hmmm ! elle fait, car les Britanniques ont un sens inné de la conversation.
Et puis voilà que la porte du burlingue directorial s’écarte et le tonton en sort, escortant un grand con habillé de maigre qu’on verrait mieux derrière un corbillard qu’à la foire du Trône.
Mister Garagiste, lui, est un homme très brun, avec une brioche de quinquagénaire qui bouffe à sa faim, un début de calvitie et un gros tarbouif d’où jaillissent des gerbes de poils frissonnant au gré de sa respiration. La frime du brave homme ! Il doit garagister comme tous ses confrères et éponger gentiment le clille en s’efforçant de lui donner satisfaction. La fossette qui lui troue le menton fait penser à un anus de bébé.
Son anglais est chantant, ce qui ne gâte rien. J’aime son regard clair car je crois y déceler quelque chose qui ressemble à de la gentillesse.
Lorsqu’il a shakhandé son visiteur, il se tourne vers moi.
— Yes, sir ? il fait.
— Je crois savoir que presque tous les Roumains parlent français ? lui fais-je-t-il.
Ses gros lampions s’éclairent. Il me tend une bonne main qui fut longtemps manarde.
— En effet. Qu’y a-t-il pour votre service ?
Il parle avec un accent proche de l’italien, mais c’est du Canada Dry.
Je tire de ma profonde la babille de son neveu. Il sort, quant à lui, ses lunettes de sa poche-poitrine et prend connaissance du poulet. Ce texte paraît lui causer un certain mécontentement. Pourtant, il reste aussi hermétique que le morlingue d’un Écossais ou encore la porte d’entrée d’un sous-marin en plongée.
— Je ne comprends pas, déclare cet homme exquis.
— Gheorghiu fait allusion au trésor Izmir, monsieur Swetzla, l’éclairé-je-t-il avec le sourire charmeur d’un bijoutier turc qui essaie de te fourguer une topaze fabriquée par son beau-frère ferblantier.
Comme il reste de marbre (de bronze ou de bois collerait également), je reprends :
— Les joyaux vous ont été remis à l’aéro-club de Nyvapa proche de Zagreb par votre neveu, lequel a repris aussitôt son vol en direction de l’Italie. Vous, vous vous êtes dirigé sur l’Irlande et vous êtes posé sur le petit terrain de Kelkonery, d’où vous avez rallié la ville de Bigbitoune. Une fois là, vous avez loué un grand coffre à la Mekhouil Bank et y avez déposé le trésor. Par la suite, lorsque notre brave Gheorghiu a eu gagné l’Angleterre, vous êtes retourné tous deux dans le Connemara afin de régulariser la situation relativement à la signature conjointe du C. F. Mon cher ami Gheorghiu y a prélevé quelques pierres point trop tapageuses, mais qui lui ont suffi pourtant à créer sa petite compagnie d’avions-taxis.
Un silence.
J’ajoute, le plus simplement du monde :
— Et voilà !
Lui souris avec innocence.
Son gros regard bleu est plein de détresse. Des chiées de questions se pressent au portillon de sa gamberge.
Il m’en lâche une :
— Où est Gheorghiu ?
— Il se cache dans le midi de la France.
— Pour quelle raison ?
— Devinez.
— Je ne vois pas…
— Voyons, vous devez bien penser que le Savama, c’est-à-dire les services secrets iraniens, depuis la fuite de la famille impériale, est à la recherche du trésor Izmir. Ce sont des gens tenaces qui le dirigent ; les années qui s’écoulent ne les découragent pas.
— Ils sont sur la trace de mon Gheo ? demande le brave bonhomme d’une voix enrouée.
— Oui, monsieur Swetzla.
— Seigneur ! fait-il simplement.
Ses énormes lampions se gélatinent de larmes, comme l’écrit si joliment M. Maurice Schumann dans son livre qui lui a valu d’entrer à l’Académie française.
Il parvient à dominer son émotion.
— Je le savais, murmure-t-il. Je lui avais dit que cette affaire me paraissait folle ! Mais à vivre en compagnie de cette canaille de Ceauşescu, il a perdu toute mesure !
Nouveau silence. La réceptionniste à dents entre pour faire signer une pièce urgente au boss. Je découvre qu’elle a des yeux par-dessous ses cheveux d’incendie survolté. Deux yeux clairs striés de légères sanguinolences qui achèvent de lui donner l’aspect d’une affiche pour le défunt Grand-Guignol.
Son regard de femme en rut se plante dans le mien, brillant comme un nœud qui vient de donner de l’agrément à une dame.
Non, Sana, t’as pas le droit de louper une telle expérience. Pas toi !
Fornication Street se trouve dans la banlieue est de London. Il s’agit d’une grande rue un peu tristounette où les immeubles sont noirs et les passants gris foncé. Une voie ferrée la borde sur un côté, ajoutant à la joie ambiante. Tu te trouves plongé dans un de ces décors dont mon cher Marcel Carné avait le secret. Les amours doivent y être désespérées, soit parce qu’elles sont sans lendemain, soit au contraire parce qu’elles ont des lendemains qui n’en finissent pas et font chier tout le monde.
La belle secrétaire du tonton crèche au sixième étage d’une maison qui porte encore sur sa façade des traces de la dernière guerre. Comme elle est sans ascenseur, tu te prends les pinceaux dans ta menteuse avant de parviendre à destinance.
La superbe Mary m’attendait, je présume, car la porte s’ouvre avant que mon index n’entre en contact avec son bouton de sonnette ; je le mets donc en réserve pour son autre, plus intime.
Madoué, quelle apparition !
Mary Wood (qui n’est pas de bois) a remonté sa rouquinante tignasse (de Loyola[19]) en torsades, lesquelles finissent par composer sur sa tronche une espèce de tiare. Son visage étroit étant dégagé révèle à quel point il héberge des taches de rousseur. Une véritable pléiade ! Ce masque pain-brûlé met en valeur son regard d’aigue-marine. Je note l’extrême largeur de la bouche, ce qui m’est un sujet de satisfaction car j’aime mon confort. Malheureusement, la dimension de sa denture empêche ses lèvres de se joindre, d’où ma perplexité.
Elle porte une robe légère d’un vert qui sied à sa peau ; ladite robe est tellement échancrée que ses nichebabes font songer à deux fruits jumeaux dont l’ampleur a fait éclater la cosse qui les emprisonnait. Là, vraiment, la réussite est complète !
J’adore qu’une baiseuse planture de l’avant-scène. T’as des politiques qui raffolent des bains de foule, moi c’est des bains de seins. Plus y en a, davantage c’est goinfrant car, que tu le veuilles ou pas, l’homme est AUSSI sur cette planète pour s’assouvir.
— Entrez vite ! qu’elle m’enjoint.
Son impatience est si vive qu’elle me rabote le fouinozoff avec la lourde en la refermant. Puis se jette sur moi, me noue ses beaux bras marqués de roux autour du cou et, séance tenante, m’enquille dans la trappe une menteuse qui ferait crever de jalousie un caméléon. C’est too much ! D’autant qu’elle a bouffé un truc à l’oignon ! Or, tu le sais, cette plante à bulbe constitue un de mes cauchemars ; c’est ce qui me débecte le plus au monde après la connerie et le dégueulis de vieillard hépatique. Tant qu’à faire, je préfère lui groumer la voie royale.
Je l’allonge sur un canapé un tantisoit débriffé et lui dégage le tunnel sous la Manche. Madoué ! sa cressonnière luxuriante est de couleur acajou. Je vais avoir la sensation de bouffer le bonnet d’un horse-guard, méziguche ! Déjà pour lui déblayer le terrier à bites faut de la patience, tellement que la région est inextricable ! Je m’attelle à la tâche en débrouissaillant de mes deux mains râteleuses cette chatte buissonnière.
Juste comme je commence à déboucher de la forêt, le bigophone retentit. Une fois seulement. Je vais pour me remettre au turbin quand la sonnerie remet ça. Deux fois !
La môme me refoule avec ennui.
— Excusez-moi, darling, mais ça va recommencer.
— C’est un code ? je lui fais en homme qui connaît à peu près toutes les astuces usuelles de la vie.
Elle sourit :
— Oui : un vieux copain qui me demande de le rappeler.
Probable que son mironton doit être affublé d’une vieille peau caractérielle qui l’oblige à ruser.
— J’en ai pour une minute, fait la rouquinette en s’esbignant dans la pièce voisine dont elle referme la lourde.
Si je te disais que j’ai envie de me casser ? Décidément, cette greluse me débecte davantage qu’elle ne m’attire. On est bizarres, nous autres, les gandins !
Mais avant de jouer rip, j’ai un réflexe de poulet : je décroche l’appareil qui se trouve dans le living, me disant que cet apparte modeste n’est sûrement pas équipé de deux lignes et que le poste de la chambre et celui du salon restent en liaison. Je plaque ma main sur l’émetteur et porte le combiné à mon oreille (où voudrais-tu que je le mette ?).
Illico dare-dare, j’identifie la voix de l’oncle garagiste à son accent roumain :
— … Oui, l’homme qui est venu en fin de journée… Le Français… C’est un homme dangereux.
Là, une exclamance de Mary qui ressemble assez à une plainte.
— Mon Dieu !
Mais tonton n’en a cure.
— Demain matin à sept heures, trouvez-vous à l’aéro-club de Bigbrak. Un petit Jet vous y attendra, piloté par un gars à moi. Il vous conduira en Irlande, à Bigbitoune ; je lui remets la clé d’un coffre de la Mekhouil Bank avec mes instructions, ainsi qu’une procuration authentifiée. Vous retirerez une valise assez lourde se trouvant dans le coffre et vous vous ferez conduire à l’hostellerie Justelittle sur les rives du lac O’Dam. Une fois là-bas, attendez-moi. Vous m’avez bien compris ?
— Yes, boss !
Presto, je raccroche et fonce me vautrer sur le canapé qui doit servir d’aérodrome à zobs. En deux machins trois choses, je tombe ma vestouse et mon bénoche.
Lorsque la greluse revient, elle me trouve seulement vêtu de mes chaussettes italiennes (l’une de mes coquetteries), avec la membrane à coulisse qui fait la belle, toute rouge et luisante comme la bouille de M. Monory.
Je lui tends les bras de la passion.
Au lieu de s’y précipiter, elle reste immobile et murmure :
— Je… je suis navrée (en anglais I am sorry).
Je chique au bandeur qui reçoit des coups de badine sur le chauve à col roulé :
— Qu’y a-t-il, belle chérie ? Une mauvaise nouvelle ?
Elle se cramponne à la perche que je lui tends comme un morpion à demi noyé dans un bidet s’agrippe à un poil de cul providentiel.
— Ma mère…, qu’elle bredouille.
— Quoi, belle chérie ?
— Un accident. Elle est tombée dans son escalier. Il faut que j’aille à l’hôpital.
— Voulez-vous que je vous y conduise ?
— Non, merci, j’ai ma voiture ; je ne sais pas à quelle heure j’en ressortirai.
Là, je lui place le petit couplet de la compassion, lui mets mon joufflu dans la main, qu’elle mesure de tastu ce qu’elle perd.
Malgré la défiance que je dois doré de l’avant lui inspirer, elle me pétrit la durite en soufflant fort du tarbouif, se disant, la pauvrette, qu’un paf de flic (si j’en suis un) vaut n’importe quel autre chibre, qu’il soit de manar, de rabbin, de déménageur de pianos ou d’ambassadeur de Sa Majesty Poupette II, laquelle reste si avenante malgré ses chapeaux de cirque et ses bas à varices.
Un bref instant, je songe qu’il va me falloir y aller du palonnier, et puis non : la raison l’emporte et cette survoltée de la houppe abandonne ma hallebarde.
Je me reloque en la suppliant de « quant-est-ce-qu’on-se-revoye ? ».
Elle me dit « Bientôt ». Je lui assure que j’attends déjà ce moment béni et que j’ai plein de projets dans lesquels sont impliqués : sa bouche, ses nichebabes, sa fente avant et même, au cas où elle aimerait prendre du rond, son oigne moleté.
Ça la touche. Je pressens qu’elle va se calmer les nerfs avec son mortier à aïoli lorsque j’aurai mis les adjas.
Elle m’offre ses lèvres qui fouettent toujours l’oignon. Si au moins elle pouvait commencer une cure de désintoxication, se rabattre sur l’ail et l’échalote, histoire de pas être trop brutalement en manque !
Un petit coup de main ouverte dans sa toison de cuivre et je la plante (à genêt) pour foncer à mon hôtel où, je crois que tu le devines, j’ai pas mal de coups de turlu à passer à des gens qui ont toute ma confiance.
Je te passe au lendemain, ne voulant point trop abuser de ton temps.
Après quelques téléphones, donnés de voix de maître, je confie mon corps surmené aux draps immaculés de l’hôtel Dorchester. Instant incoercible, comme le dit un promeneur de serpillière albanais de la gare du Nord.
Sommeil franc et massif, en cœur de chêne taillé dans la masse. Une dorme sans escale jusqu’à eight o’clock, heure que j’avais moi-même programmée. Douche nourrie. Loquage du mec, n’ensuite brique-faste dans la salle à croquer du fameux hôtel. Si je n’aimais pas l’Angleterre, j’adorerais tout de même les petits déjes qu’on y savoure.
Je suis toujours fasciné par les victuailles proposées : charcuteries, saucisses et lard grillés, œufs frits, coque ou brouillés, céréales, fromages, confitures (et quelles ! dans tous les bleds où l’on se fait un peu chier, la conf’ est prodigieuse), pâtisseries, fruits.
Sachant que c’est dans ce cher vieux pays le meilleur repas de la journée, je remplis mon garde-manger. Et c’est donc un homme en pleine disposition de ses moyens qui part rejoindre tonton Swetzla à l’aéroport.
Voyage bref et sans incident.
Une fois de plus, c’est l’oncle roumain qui pilote. Une vocation, dans cette famille ! Chemin volant, il me parle de son neveu, choisi par les Ceauşescu à cause de ses qualités professionnelles. Hélas ! il a gagné leur sympathie ! Fâcheux quand c’est un tyran qui t’a à la chouette. Ça rutile tant que celui-ci tient le couteau par le manche, mais ça cacate lorsqu’il l’a planté dans son dos ! Gheorghiu a obtenu des honneurs, des prébendes. Seulement plus duraille est la chute. S’il n’avait eu l’heureuse initiative de jouer cassos avec le coucou affrété pour le dictateur et sa mégère, il aurait été balayé tel un étron par le vent de l’Histoire !
Tout en devisant amitieusement, on se pose comme des fleurs sur la piste équivoque de Kelkonery.
Temps grisâtre, avec des jaspages blancs. La mer n’est pas dans son assiette, aujourd’hui. Le garaco a téléphoné et un taxi nous attend avec sa vieille gueule, sa vieille pipe, sa vieille guimbarde. Une authentique illustration pour un album consacré à l’Irlande. Canadienne exténuée, mal-rasance roussâtre, frime violacée par la Guinness et les embruns. Dans ce pays, question typique, c’est tout bon : la nature, les gens, les choses. Le pittoresque est omniprésent. Gentillesse et soûlographie garanties.
La tire va en brimbalant. M’est avis que sa dernière révision remonte à l’année ou le Président Kennedy et sa rombière sont venus visiter le berceau familial.
Chaque fois que je me trouve en Irlanderie, je suis gagné par le sortilège mélanco de ce pays. Je me dis que j’aimerais y acheter une baraque de pierres sur une lande où paîtraient des moutons noirs aux cornes pareilles à des fossiles de coquillages antédiluviens.
J’irais pêcher la truite et j’acquerrais un cheval blanc pour parcourir les plaines mauves. Et puis, très vite, je me ferais chier façon rat mort. Bien sûr, je trouverais des petites servantes d’auberge dont je coifferais les poils pubiens avec ma menteuse, mais je m’en lasserais vite. Et les blanquettes de m’man n’auraient pas le même goût. Tu sais que je vire vieux garçon, au fil des âges, ma pomme ? Je sens venir le temps des habitudes, cette gangrène.
Cahin, cahotant, on atteint l’aimable petite ville de Bigbitoune. Le bahut nous arrête devant une mignonne banque peinte en noir et vert foncé laqué, avec des lettres d’or au fronton et des vitres dépolies dans lesquelles sont gravés des bioutifoules motifs floraux, genre ajoncs… Tu vois ? Non ? Tant pis, t’es bouché, t’es bouché, quoi, on va pas se mettre à déféquer des pendules !
— Vous venez avec moi ? me demande Carol Swetzla.
— Naturellement ! réponds-je-t-il.
On entre. Quelques guichets en bois blond. Des lampes à abat-jour opalins. Aux murs des vues photographiques de l’Irlande, presque plus belles que l’Irlande elle-même.
Je laisse oncle Vania s’adresser au guicheton. On lui remet une clé plate. N’ensuite nous descendons un escadrin jusqu’au sous-sol.
Hum ! pas terrible la défense des coffiots. On comprend que nous sommes dans un pays pas encore contaminé par la délinquance. Excepté des rixes de pochards, à la rigueur un meurtre commis par un cocu teigneux, tout baigne dans la bière brune ici.
In petto, comme disent les Ritals, je me fends le pébroque. Je regarde tonton engager la clé de la banque dans l’une des deux serrures, puis la sienne propre dans la seconde (c’est le double qu’il a remis à la moche Mary Wood), et cric crac, la forte lourde s’ouvre avec aisance.
Mister Carol joue admirablement son rôle. Il produit un « Hhhhan ! » de bûcheron et demeure immobile.
Je mate l’intérieur du vaste compartiment. Vide !
A mon tour de m’immobiliser ; non pas à la manière d’un gonzier stupéfait, mais en mec qui prend ses distances avec l’événement.
Tonton pivote, face à moi.
— Nous avons été volés ! qu’il balbutie.
— Sûrement, renchéris-je. Par contre, ça, vous ne l’aurez pas volé.
Et je lui place un crochet en ciment armé au bouc. Pas du pain au chiqué, façon cinoche. Oh ! que non ! Le vrai taquet de champion du monde, catégorie poids lourds.
Il encaisse dans un claquement de râtelier et de maxillaire éclatés.
S’abat (chez les juifs s’écrit « sabbat »).
— Vieille ganache ! l’injurié-je.
Qui m’aurait eu, sans le concours du hasard, avec sa frite de brave con.
Je remonte, en frictionnant mes phalanges. J’éprouve l’enchantement que procure le travail accompli. Rien ne vaut la paix du cœur. Je me sens calme, plein d’un courage inexplicable.
C’est à partir de maintenant que ma mission va se jouer !
Je dis au taxi-driver que mon compagnon est retenu à la bank et le prie de me piloter jusqu’au Justelittle Hôtel, ce dont il s’acquitte en moins de temps qu’il ne lui en faut pour tirer sa mémé.
Une qui pousse la frime du siècle en me découvrant dans le couloir de son auberge, c’est la rousse Mary Wood. Ses yeux font des sarabandes kif le cadran d’un juke-box. Elle ne pâlit pas, biscotte les taches de son qui lui criblent la vitrine, mais à son attitude, je devine qu’elle en fait « pipi aux culottes », comme on dit dans la belle Helvétie.
Ma pomme, aussi à l’aise qu’un renard dans un poulailler, je la refoule du buste et referme la lourde d’un habile coup de cul ; double exercice qui me laisse les mains libres.
— Ça va, mon bijou ? que j’y demande, sans espérer de réponse.
Vu qu’elle mutisme, j’ajoute :
— Vous savez pourquoi je vous appelle mon bijou ?
Je montre une valdingue en forme de petite malle qu’elle a placée près de la fenêtre :
— A cause de ça, ma chérie !
T’avouerais-je que mon palpitant fait du home-traîner ? Enfin ! Le but est atteint. Du moins, sa première partie.
Sous le regard hébété de la denturée, je vais soulever le couvercle du coffiot de cuir renforcé de métal.
Douze Jésus !
Ali Baba !
Ça rutile, foisonne, scintille car, pour que les joyaux occupent un volume plus réduit, on s’est débarrassé des écrins qui devaient héberger chacune des pièces uniques, c’est pourquoi ils sont pêle-mêle, ce qui fait davantage « coffre au trésor ».
Pour cracher, ça crache, Eustache ! Tu verrais cet éclaboussement ! Des diamants, des rubis, des saphirs et des émeraudes ! Foin des pierres de seconde catégorie, rien que du surchoix, de l’exceptionnel. Y a des tiares, des colliers, des bracelets, des broches, des bagues, des boucles d’oreilles. De quoi « habiller » une impératrice, voire la mère Liz Taylor.
Tu veux que je te dise, Louise ? Ma pomme, ça me laisse de marbre, cette quincaille. J’aime bien avoir une montre en jonc, de chez Cartier de préférence, mais les cailloux j’en ai rien à cirer. Pour moi, un galet du Rhône est une gemme comme les autres.
— C’est bandant pour vous, non ? lui fais-je.
Elle amorce un sourire important étant donné sa denture plantureuse, mais qui est un peu forcé.
Je me dirige jusqu’à son plumzingue dont je soulève le matelas. Tu sais que la télépathie ça existe ? J’ai lu dans son regard ce qu’elle comptait bien me celer. Et que je vérifie illico. Une boule de faf à train plutôt pauvret (les Irlandoches n’ont pas l’oigne délicat). Je détortille le papelard. Une bague ! Un chouette solitaire d’au moins quatre-vingts carats ! Elle ne se mouche pas des genoux, la mère ! Un diam que la duchesse Monzobe donnerait son berlingue de première communiante pour pouvoir se le coller au finger !
— C’était pour vos vieux jours ? je lui demande.
Elle éclate en tu sais quoi ? Personne ne voit ? C’est Camille Dutourd qui veut répondre ? Parle, ma biche ! Comment dis-tu ? Oui ! Elle éclate en sanglots ? Bravo, tu as gagné !
Moi, je suis sensible à la peine d’autrui, mais ce genre de larmes ne me donnent même pas envie de pisser. Je vais au tubophone, décroche. Une voix patinée aux alcools s’informe de mes désirs.
— Il y a deux messieurs, assis au salon, fais-je-t-il. L’un est vieux, l’autre est noir. Pouvez-vous leur dire de monter à la chambre 8 ?
— Yésr ! me bonnit le gazier, ce qui en anglais d’Angleterre signifie « Yes, sir ».
Peu après, et même avant, Pinuche et Jérémie se trouvent côte à côte devant la porte de la piaule.
— Entrez, les gars ! leur lancé-je famitieusement.
Ils.
La mâchoire à coiffure de horse-guard chiale toujours à gros bouillons. Elle s’est jetée au travers du lit, à plat bide, jupe troussée jusqu’à sa culotte orangée bordée d’un liseré noir.
— Pas mal ! émet La Pine d’une voix égrillarde de vieux nœud coulant.
— Mollo ! lui conseillé-je. L’avers ne vaut pas le revers, tu risques de déchanter.
Le Noirpiot, lui, bien qu’étant un tendeur de force 5 sur l’échelle de Richepaire, s’est approché de la malle.
Il a une réflexion qui, prise isolément, ne serait pas révélatrice de sa vaste intelligence habillée de culture.
— C’est donc cela, un vrai trésor !
— Entre autres ! acquiescé-je.
Il regarde, puis avance une main incupide sur cette accumulation de gemmes qui ferait éjaculer tous les bijoutiers des souks d’Istanbul : il pétrit la caillasse accumoncelée, la retire.
— J’aime autant nos amulettes ! fait-il, sincère.
Ensuite, comme s’il voulait purifier sa dextre, il me la tend.
— Bravo, Antoine ! Tu restes le plus grand !
Nous échangeons une ardente poignée de paluche dans laquelle nous mettons tout ce que deux mecs peuvent ressentir de tendresse et d’estime l’un pour l’autre.
La Vieillasse, altruiste jusqu’au fond de son calbute, s’est assis sur le bord du lit et caresse haut les jambes de la perruque-à-dents. Tu ne peux pas changer le comportement d’un homme de cœur.
— And now ? s’enquiert mon pote des savanes.
— Maintenant, fais-je, on va se la jouer en délicatesse, mon vieux Jérémie. Imagine que tu sois à poil et que tu rampes sur des tessons de bouteille pour atteindre l’objectif…
— Puisqu’il le faut ! répond ce stoïque fils d’Afrique.
Je me penche sur la valise au trésor et farfouille dedans afin d’y choisir un bijou précieux, point trop encombrant dans la poche. Je me décide pour un bracelet composé de trois rangs de diamants pesant environ dix carats chacun. Les pierres incolores sont d’une pureté absolue.
Je le tends à mon ami :
— Voilà de quoi engrener le coup, Jéjé. Avec le prix de cette babiole y aurait assez pour démolir l’Élysée et construire un gratte-ciel de trente-huit étages à la place. Remets-le au messager du prince et attends la suite des événements. Le dispositif prévu est en place ?
— Yes, sir.
— Tu sais qu’il va falloir naviguer au plus près. Ton équipement est conforme ?
— No problem, sir.
— Alors va, et que Dieu te garde !
Je lui donne une tape dans le dos, après l’avoir escorté jusqu’à la porte. D’ordinaire, je bande comme un cerf, mais là, je suis bandé comme un arc, nuance.
Un bruit clapoteur attire mon attention. Crois-moi ou cours te laisser décorer de l’ordre des Arts et Lettres, mais le Pinuche for ever est en train de bouffer la chaglatte de la rouquemoute surdentée. Because son asthme, il produit, en comblant Mary Wood, le bruit d’une vieille machine à laver la vaisselle quand elle se déglingue.
La Red prend plaisir à cette attention, nonobstant l’âge de son partenaire. Faut dire qu’avec la frite qu’elle se traîne, elle peut pas se permettre de faire la fine chatte.
Pendant qu’il s’occupe du bonheur de cette digne fille d’Albion, je ferme la valdingue aux gemmes et vais la jucher sur l’armoire. Mettons-nous bien d’accord : ce n’est pas une cachette à mes yeux ; simplement, j’obéis une fois encore à mon instinct.
Mais quand tu liras la suite, tu pourras aller clamer aux quatre coins de l’univers que j’ai du génie. Je ne t’intenterai pas de procès !
Juste que je remets en place la chaise m’ayant servi d’escabeau, on gratte à la porte.
Je vais déponer, et devine qui ?
Le père Swetzla avec un taquet bleuissant sur la gogne. Il est saisi en m’apercevant, me diabolise par la pensée. Un gus kif ma poire, il avait pas encore rencontré. Mais suis-je-t-il donc Lucifer ?
— Entrez, cher ami, je vous espérais, fais-je en le bichant par son revers pour qu’il se meuve plus rapidos.
Une fois dans la chambre 8, il n’a d’yeux que pour l’aimable vieillard occupé à brouter son employée. César a ôté le slip décrit plus avant, et cette modeste pièce vestimentaire gît sur le plancher qui, pour être disjoint, n’en est pas moins parfaitement ciré.
C’est le moment où le fade se précisant, le dentier à tignasse commence à émettre des soupirs pour films X.
La Pine, qui sait tout de la minette émérite, n’a pas manqué de ponctuer celle-ci d’un double doigt de cour dans les caroncules de dindon. Cette manœuvre distinguée précipite la délivrance de la chérie. Elle émet, dès lors, des onomatopées dont je ne conçois que le sens général car ma pratique de l’anglais comporte certaines carences.
— Que dit-elle ? demandé-je au garagiste.
Il reste pétrifié, sans voix.
— Vous vous la faisiez, hé ? je lui questionne, son attitude me semblant révélatrice.
Il ne répond pas ; mais qui ne dit rien, chosetruc, pas vrai ?
Sur ces entrefesses, le laideron se shoote à la menteuse césarienne. Ça décarre par une japperie prolongée de spitz nain, qui tourne au glapissement de l’oryctérope pour s’achever par le déchirant bêlement du saïga en rut entre Caspienne et Oural. Un panard d’une grande beauté !
Quand Pinuche réapparaît d’entre les cannes de la perruque dentifiée, tu jurerais un mec en train de se raser. Le garaco, n’écoutant que sa jalousie d’amant trompé lui saute sur le râble avec la nette intention de l’étrangler. Mais Pinassu n’est pas la chiffe molle qu’on pourrait croire. Malgré son arthrite, il lance son genou cagneux dans les couilles de l’antagoniste qui, dare-dare, lâche prise.
En homme chez qui la conscience professionnelle prévaut toujours, j’interviens pour une tranche napolitaine fortement portée à sa glotte, de laquelle il résulte une brutale détérioration du larynx. Bref, il s’évanouit.
— Trouvons de quoi le ligoter et le bâillonner, mon César, décidé-je, nous irons ensuite le coucher dans la baignoire pour qu’il puisse dormir à satiété.
Deux minutes plus tard, le cher tonton Swetzla fait la sourde oreille à la réalité. Saucissonné, muselé, nanti d’un coussin sous sa tête chauvissante, il rêve à son enfance, et peut-être aussi aux joyaux perdus du cat from Iran.
Je viens rejoindre La Pine et son Emily Broutée dans la piaule.
— Tu as tes cadennes sur toi, Césario ?
Il sort de sa poche arrière une paire de menottes dont l’usure atteste l’âge.
— Vous permettez, ma jolie chérie ? fais-je à la gosseline aux chailles en forme de râteleuse à foin. Clic !
Un bracelet à la cheville.
Clac !
L’autre au montant du lit de cuivre.
A présent, il n’est plus que d’attendre.
Deux plombes et quarante broquilles que nous attendons, Césarpion et ma pomme. Devisant et somnolant tour à tour.
Par instants, Pinuchet va déposer un baiser sur le pubis de la secrétaire.
— Je ne sais pas où tu as pris qu’elle était moche, fait-il. Elle a un genre, c’est tout ! Ce qui importe chez une femme, c’est la sensualité qu’elle dégage.
— T’as sûrement raison, padre.
Je dois battre ma coulpe : après tout, ne l’ai-je pas convoité également, ce laideron ?
La Vieillasse demande, au gré de ses réflexions pusillanimes :
— Le Roumain…
— Lequel ?
— Le neveu aviateur…
— Eh bien ?…
— Pourquoi a-t-il accepté de collaborer avec nous en te laissant prendre son identité, puisqu’il était riche à milliards ?
— Justement, ma vieille Pinasse, il a eu peur de les perdre. Voyant resurgir le problème, des années plus tard, il a jugé bon d’aider ceux qui ouvraient une enquête à ce propos, pour mieux contrôler les choses.
La Pine hoche la tête.
— Il doit craindre ! estime cet être de grande sagesse.
— Et il a raison, terminé-je. Papa me disait toujours lorsque j’étais chiare : « Il n’y a que les honnêtes gens qui ont la conscience tranquille, alors sois honnête, c’est plus confortable. »
C’est pile à la fin de cette citation paternelle que le biniou fait entendre son grelottement de passage à niveau.
Je ne puis me retenir de lui bondir au colback et de l’arracher de sa fourche.
— Sana ? demande la voix rousse de Mathias.
— Entièrement ! réponds-je.
— Ça y est, c’est en marche.
— Raconte !
— Je dois être bref car le Sombre reste en liaison phonie avec moi et il ne faut pas que…
— Parle, au lieu de débiter des préambules ! l’interromps-je.
— Il vient de recevoir la visite d’un couple d’Arabes. La femme lui a demandé pourquoi ce n’était pas toi qui les accueillais. Il a répondu que tu étais occupé à surveiller le magot.
— After, sir ?
— Jérémie leur a remis le bracelet. La fille a poussé un cri d’admiration.
— Normal, il est grandiose. Ensuite ?
— Elle a déclaré qu’elle le prenait avec elle et que le black devait attendre en compagnie du type qui l’escortait. Blanc a rouscaillé qu’il n’avait pas de temps à perdre. La femme lui a répondu assez vertement que lorsqu’on traite une transaction de cette importance, il est inconcevable d’être brimé par sa montre et elle est partie.
— Et après ?
— Ton fils s’est mis à filer cette dame. Elle a une voiture, mais lui roule à moto.
J’égosille :
— Toinet ?
— Il est en permission depuis hier et il est venu nous voir au moment où, selon tes instructions, nous mettions notre dispositif au point avant que notre Jet privé nous amène ici, à Bigbitoune.
— Qui a eu l’idée d’embarquer le môme dans cette putain de mission ?
— Pinaud. Mais ton Antoine n’est plus un enfant, Antoine, tu le sais. Dans le cas présent, sa jeunesse est un atout précieux et… (Il lâche vivement :)
— Je coupe, le Négro est en train de parler.
Effectivement, il raccroche.
J’en fais de même et me tourne vers l’Ancêtre.
— César ! aboyé-je, c’est la sénilité qui t’incite à embarquer un gamin dans une histoire à haute tension comme celle-là ?
— Où as-tu pris que c’est un gamin, bêle l’Ineffable : il a son permis de conduire !
Depuis que je sais le môme engagé dans notre croisade, j’ai les flubes. Pour ceux qui ne connaîtraient pas cette expression, je précise que j’ai les copeaux. Bien sûr, Toinet se destine à mon métier, mais il n’est pas encore aguerri. Il ne pèserait pas lourd dans les griffes de Soliman Draggor. Rien qu’à évoquer cette hypothèse, j’en suinte du panais.
La vieille Pinasse qui me connaît entièrement devine mon tourment.
— Il ne faut pas te ronger les sangs.
— Ta gueule, vieux Zob !
Loin de s’offusquer, il bêle son rire de macaque frileux.
— Le petit ne risque rien. Son travail n’est que d’appoint, fait-il valoir.
— Pauvre loque ! Tu le connais, le prince, toi ? Si tu étais enfermé avec quinze boas constrictors et autant de lions affamés, tu serais davantage en sécurité que dans l’espace vital de ce forban !
Je gronde un moment encore puis, me calmant :
— En tout cas, s’il lui arrive la moindre des bricoles, je n’irai pas à ton enterrement !
Le vénérable tasteur de chattes rigole en produisant le bruit d’un pissat de caniche.
— Tu dis ça, Antoine, mais tu ne pourrais pas t’en empêcher !
Cruelle, l’attente. Je dirais même : c’est pire. Pire que tout. Tu es replié sur toi-même, à guetter une manifestation que tu espères ou appréhendes. Tous les doutes t’assaillent. Un lent désespoir s’épanouit en toi. Tu constates brusquement que tu n’es rien ou du moins pas grand-chose puisque tu es soumis à des volontés extérieures ; à des hasards, souvent ; parfois des caprices imprévisibles.
Comble de bonheur : Pinaud s’est endormi sur sa chaise, le nez plongé dans son gilet. Pour lui, la vie est une cavale qui va l’amble ; la sienne me fait évoquer les livreurs de glace d’autrefois, dont la carriole dégoulinait au soleil. Ils se servaient de crochets recourbés pour manœuvrer les « pains » parallélépipédiques, les chargeaient sur l’épaule enveloppés de toile de sac, pas s’esquinter la clavicule.
La sonnerie du biniou vient stopper mon évocance.
Mathias, again…
— Antoine ?
— Toujours !
— Du neuf ! Deux chignoles sont arrivées, l’une s’est rangée devant l’entrée de l’hôtel, l’autre est restée sur le parking.
— Et Toinet ?
— Je l’aperçois, à bonne distance.
— Alors ?
— La fille vient de rentrer dans l’établissement.
— Qui, dans la seconde tire ?
— Trois hommes. Mais les vitres teintées et la distance m’empêchent de les voir. On frappe à la porte de Jérémie. J’arrête pour pouvoir entendre ce qui va se dire.
— Écoute, tu…
L’Incendié a déjà coupé.
Vérole ! Tout ça se passe sans moi ! Y a de quoi évider une trompe d’éléphant pour s’en faire un préservatif ! Des instants aussi bâtards, je peux pas. Il a trop de jus, le gars Mézigue ! Pour lui, rester en marge de l’action constitue une intolérable brimade.
Le roucoulement stupide de la communication interrompue me scie les nerfs. Je remets le combiné en place.
Pour couronner la chierie du moment, voilà Pinaudère qui se prend à ronfler. Agaçant ! Un chuintement terminé par un sifflement et suivi d’un râle rauque. Qu’un jour, plus tard, il se décrochera le balancier de l’horloge, ce nœud coulant, et s’endormira pour lurette.
Au plus fort de ma morfondrerie, voilà à nouveau le biniou qui gazouille.
— For you, sir ! me fait le vieux crabuche d’en bas qui doit commencer à trouver bizarre autant qu’étrange cette succession d’appels.
Toujours le Rouillé :
— Je t’annonce de la visite, Antoine. La fille vient de partir avec Blanche-Neige et l’Arabe qui se trouvait en sa compagnie. Ils vont chez toi.
— Il faut que tu…
— C’est fait, tu penses bien ! Attends ! La deuxième bagnole qui était restée sur le parking démarre à son tour : je crois que tu vas avoir plein de monde d’ici pas longtemps.
— Le môme ?
— Il suit.
— Ce petit crétin va se faire repérer !
— N’aie crainte, il demeure à bonne distance. Que dois-je faire ?
— Rester en place jusqu’à ce que nous soyons certains de leur destination.
— Mais on l’est, bonté divine ! La fille a demandé au Négro de la conduire auprès de toi !
— Attends qu’ils soient arrivés. Lorsque tu entendras ma voix, alors là, oui, viens à la rescousse.
Je coupe pour réveiller Baderne-Baderne.
Ses yeux chassieux, aux sécrétions gerbantes, se posent sur moi.
— J’ai failli m’endormir, dit-il.
— Tu es chargé, ma Guenille ?
Il sort de sa vague le riboustin de gros calibre qui la déformait.
— Dans le sérieux ! commente-t-il.
— Ne garde pas cette arquebuse dans ta fouille : elle est aussi visible que ton gâtisme précoce. Tiens ! Planque-la sous cette cloche de verre qui abrite une statue de saint Patrick.
Il obtempère.
Moi, l’imminence de l’action me survolte. Une paix dorée s’étale dans ma belle âme. Je suis aiguisé comme une navaja. C’est un moment de qualité. Ta vie est en jeu, tu l’as jetée sur le tapis vert et la roulette se met à tourner en crachotant. Si tu sors le bon numéro, bravo ! Sinon, tu l’as dans le prosibe ! Kif quand tu caresses le joufflu d’une pécore dans le métro. Il en découle soit une tarte avec invectives, soit une troussée avec turlute. Pile ou face ! Poil ou fesse ! La loterie. Tu tires une baffe ou un coup. Faites vos jeux !
Et les deux chignoles annoncées se radinent et stoppent devant l’hôtel. Personne ne bronche dans la grosse aux vitres teintées, mais le Négus descend de l’autre, suivi d’un garde du corps que j’ai dû apercevoir dans le palais andalou : un costaud à la frime cigognée par un accident ou une rouste de pro. Paraît une troisième personne qui n’est autre, mais je parie que tu t’en doutais, que la sublime Shéhérazade, very nice[20] dans un tailleur tilleul. Depuis que je l’ai vue, elle a raccourci ses cheveux, ce qui lui donne l’air d’une garçonne bistre.
Le trio pénètre dans l’hostellerie.
De mes tréfonds monte l’encens d’une fervente prière. « Vous, là-haut, Faites que tout se déroule aux petits oignons, nous nous arrangerons après pour ce qui est de Vos honoraires célestes ! »
Toc toc !
— Entrez !
C’est le Noirpiot qui pénètre le premier, suivi de Shéhérazade, suivie du gorille au portrait peint par Picasso.
Ce dernier déboutonne son veston pour nous montrer la crosse d’un parabellum enfoncé dans son bénoche.
— Ma chérie ! glapis-je-t-il en me précipitant sur la déesse.
Je veux la saisir, mais elle a une esquive de toréador.
— Allons bon ! protesté-je, avec vous, on ne sait jamais sur quel testicule baiser !
Au lieu de répondre, elle examine la chambre, regarde longuement la mâchoire à crinière rousse, puis passe dans la salle de bains où elle découvre le concessionnaire ligoté.
— Qui sont ces gens ? demande-t-elle sèchement en revenant.
— L’homme détenait les joyaux, la fille est sa complice, résumé-je en grande sobriété.
— Où est le trésor Izmir ?
— Pareil au soleil, il rayonne au-dessus de nos têtes, douce amie !
Il ne lui faut pas longtemps pour découvrir la malle de cuir sur le haut de l’armoire. Un sourire apaisé détend son visage jusqu’alors crispé. Puis elle lance un ordre à son copain défiguré et le gonzier met aussi sec les adjas.
La môme se tourne face à moi, un léger sourire aux lèvres.
— Qui est ce Noir ? questionne-t-elle en montrant Jérémie.
— Un employé de ma compagnie d’avions-taxis dont j’ai eu besoin.
— Il est discret ?
— La tombe du Soldat Inconnu ne l’est pas davantage.
La musique d’une radio retentit dans l’hôtel. Un truc vieillasson mais que j’adore : Rose de Picardie, interprété par Yves Montand. Il avait une belle voix, ce gus, des accents qui vous chatouillaient l’âme. Il m’est d’autant plus agréable d’écouter cette chanson en cet instant qu’elle sert de signal à mes gauchos pour m’avertir qu’ils sont opérationnels.
On va pouvoir « y aller ».
Les marches de bois de l’auberge craquent comme les jointures du vieux Pinuchet. Pourvu que… Je le souhaite si ardemment !
La porte qui était restée infermée s’ouvre brutalement. Le compagnon de Shéhérazade à la frite cabossée s’efface et, ô gloire immortelle de mes aïeux, ô grâce divine, ô saint Pierre et Saint-Miquelon, ô sainte Marinella, qui se présente ? Tu veux-tu-t-il que je te le disâs ? A quoive bon : t’as déjà deviné.
Le prince Soliman, voui, môssieur !
Vêtu d’un pantalon pied-de-coq et d’un blouson de daim beige. Le visage partiellement dissimulé par de fortes lunettes de soleil, coiffé d’une casquette élégante, assortie à son grimpant. Son parfum pénétrant le précède : musc et rose fanée (une création de Ballamou, le fameux parfumeur-conseil).
Guignolet, mon ami de toujours, se déchaîne entre mes cerceaux ! Comme ma salive qui a lubrifié tant de clitoris arides devient cotonneuse ! Lui ! Enfin ! Sorti de son univers malfaisant ! Lui, à merci, ou presque, malgré sa garde prétorienne.
Il s’avance, suivi de ses archers. Deux d’iceux dégainent des pistolets-mitrailleurs de leurs fringues, bien établir leur incontestable suprématie.
— Salut, mon prince ! lancé-je joyeusement.
Au lieu de répondre à mon vibrant accueil, il dit, montrant Pinaud :
— Qui est-ce ?
— Mon oncle. J’ai eu besoin d’aide, ai-je déjà dit à miss Shéhérazade.
— Et le trésor ?
Je lui désigne le haut de l’armoire.
— Il vous attend !
Mon lutin intérieur qui se manifeste dans les grandes occases, me souffle la conduite à tenir. Et tu peux te fier à lui autant qu’à moi-même, Eugène.
Illico, je tire une chaise devant l’armoire, grimpe dessus, avance mes mains sur le coffre merveilleux. En loucedé, j’actionne les deux fermoirs.
— Aidez-moi ! grommellé-je ensuite en l’arrachant du meuble.
Ce qui succède alors est beau comme la baie de San Francisco ou la chaglatte de Madonna. En tirant la malle d’abondance, je la fais basculer ; le couvercle s’ouvre et la cargaison de joyaux se met à pleuvoir dans la pièce.
Les péones de Sa Majesté se précipitent, mais le monarque se fout à bieurler :
— Stop ! Que personne ne touche à ça !
Ses aides se figent.
Pour ma part, je dépose la valoche vide sur le tapis, après avoir écarté du pied les fabuleuses pierreries.
— Je suis navré ! fais-je.
Mais Soliman Draggor ne m’entend pas. Hypnotisé, il plonge les doigts avec délices dans ce monçal (un monçal, des monceaux) de pierres précieuses.
— A moi ! balbutie-t-il. Tout à moi ! Enfin ! Enfin !
Pendant qu’il chope son foot, je prépare dans ma vague le petit dispositif qui s’y trouve en attente. Un truc dont on se sert de plus en plus dans les services secrets et même chez les truands de grande lignée. Imagine une minuscule capsule de plastique comportant une aiguille à injection. Cette dernière est protégée par un capuchon vissable et moi, grand zozo, j’ai oublié de le dégoupiller avant usage. Si bien que je m’escrime (et châtiment) d’une seule paluche. N’en plus, le bouchon vissé résiste. La chiasse française, quoi ! Faut toujours qu’on ait un côté Bibi Fricotin dans nos entreprises délicates. Du génie à revendre, mais on se prend les pinceaux dans la frange du tapis.
— Sortez la main de votre poche ! me jette soudain Shéhérazade.
La garce ! Elle a pigé. L’instinct femelle, ça s’appelle.
Mais je puise dans les ressources géniales du Français con.
— Quoi ? fais-je en sortant ma paluche.
Seulement, dedans, y a le bistougnac. Elle, comprends-le, pensait à un truc du genre pistolet, grenade, machintruc. Donc je la rassure…
L’autre prince de ses burnes qui se gave de joyaux. Ma tiare est verte ! Mon rubis sur l’ongle ! Ma couronne pour un empire ! Harpagon. Il veut tout ! Ça ! Puis ça ! Et ça encore ! Que ça lui dégouline des mains. Il s’en foutrait dans l’oigne (beau centre d’hébergement chez un prend-du-fion) s’il était nu. Il a mille doigts ! S’en carre dans les fouilles ! Tout en poussant des cris de gazier chopant son fade.
Beau document sur l’humain, cette saloperie racaillante. J’en pleurerais si j’avais un mouchoir pour m’étancher ; hélas, mon tire-gomme est dans ma vague. Et moi qui décapsule enfin ma seringue et la lui plante dans le gras du bras !
La mère Shéhérazade gardait tout de même sa vigilance car elle crie aux archers abasourdis de me neutraliser. Ils réagissent. L’un m’ajuste de sa pétoire. Ça fait boum ! boum ! C’est Pinuche qui a tiré, ayant repris son riboustin à saint Patrick. Le gusman écroule. Qu’alors la porte s’ouvre à la volée et que voilà mon Toinet qui surgit avec l’inspecteur Calumet, ainsi surnommé parce qu’il s’appelle en réalité Bouffarde.
D’un coup, la chambre est comble. Confusion héroïque. Les deux autres sbires du prince sont bousculés, happés, digérés. Grappe humaine : Toinet, Blanc, Bouffarde et puis encore Mathias qui radine en couverture. Tout à la matraque, arme silencieuse s’il en est. Tcholc ! Biiing ! Paf ! Pouf ! Les trois gardes du corps de Sa Majesté empétardeuse gisent sur le parquet. Pas fraîchouillards du tout ! Très endommagés, même ! Surtout celui que le père La Pine a composté au 9 millimètres.
— Foutez-moi ces connards éclopés dans la salle de bains ! fais-je.
Ils obtempèrent rapidos prompto. Qu’à peine le ménage est fait, on toque à la lourde : le vieux crabe de la réception qui se pointe aux nouvelles. Il prétend avoir entendu du bruit. On le rassure avec des grands rires. On lui explique qu’on est des amis en vacances irlandaises qui viennent de se retrouver et qu’on sable le champagne ; pardon pour le bruit, my dear, vous savez comme sont les Latins ? Un bifton de dix livres achève de le rassurer. Il repart en nous recommandant d’en profiter.
Il a un rubis de douze carats incrusté dans le crêpe de sa semelle. Drôle de merde de chien ! Il l’emporte sans s’en apercevoir.
Un jour, beaucoup plus tard si toutefois le Seigneur me laisse du temps, quand je repenserai à cette affaire du prince, son souvenir meublera mes insomnies. Elle me fera « de l’abonde », ce qui signifie « du profit ». J’en passerai les péripéties dans ma tronche, soit en accéléré, soit au contraire au ralenti. Elle restera comme l’un des coups les plus gonflés que j’aurai accompli.
Ce tyran sadique, fallait l’extirper de son luxueux terrier andalou pour pouvoir le manœuvrer. Si on avait mis le paquet sur place, on risquait de tout faire foirer. Seulement, ce gusman est une hyène qui ne sort pas facilement de sa tanière. Or, pour « le mettre à plat », il convenait avant tout de l’arracher à son environnement, se le payer en terrain neutre ; le conditionner des jours durant pour l’extraire de sa personnalité. Traitement de choc ! Tu piges ? Le jeu en valait la chandelle.
Ce que nous avons accompli, somme toute, constitue une violation de la personnalité. On se l’est travaillé mimi, comme des pépiniéristes qui tentent des greffes viceloques pour piquer les espèces, les faire devenir autres.
Mais je te reprends les choses depuis l’hôtel Justelittle, près de Bigbitoune.
Ce dont on était conscients, c’est qu’il fallait agir vite. Pour cela, nous devions disposer d’une marge de temps suffisante. Il convenait donc de placarder l’oncle Swetzla, sa secrétaire denteuse, le garde du corps blessé et ses deux copains contusionnés. Le plan d’action a été rapidement dressé. La Pine s’est proposé pour surveiller ce beau monde pendant qu’on se taillerait d’Irlande, de manière à ce que rien ne transpire dans l’hôtel avant que nous nous trouvions hors d’atteinte.
On a rassemblé les joyaux impériaux, Mathias a médicamenté Shéhérazade et la Rouquine. Après quoi on s’est cassés proprement et en bon ordre en emmenant Soliman Draggor et sa collaboratrice.
Puis on a récupéré le zinc ayant amené mes potes. J’étais contrarié à cause du rubis coincé dans la semelle du concierge ; ce vieux miraud serait chiche de le prendre pour un bout de verre et de le balancer à la poubelle. Mais quoi, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, comme disait mémé.
Je te l’ai déjà dit : sur notre putain de planète, rien ne se perd, rien ne se crée, seulement tout se transforme. Nous, nous étions autre chose avant de naître et nous deviendrons autre chose après notre mort. Faut se soumettre de bonne grâce. La rébellion, c’est provisoirement dans notre tête, mais peut-être qu’un jour, après de plus amples informations… Je m’attends à tout, tu sais.
Quelques heures plus tard, nous étions en Chiraquie. Mon premier soin a été de lancer un coup de turlu à La Pine. Il nous a assuré que tout baignait. Comme le blessé râlait, il avait branché la téloche pour couvrir ses plaintes.
Je l’ai complimenté et lui ai dit de mettre les adjas à son tour. Nach Dublin. De là il prendrait un vol pour ailleurs, n’importe où, mais le plus rapidement possible.
— Ne t’occupe pas de moi, petit, j’en ai vu d’autres.
C’est ainsi qu’on s’est pris congé.
Les Services spéciaux avaient mis une villa tranquille à notre dispose, dans la région du Vésinet. C’est dans cette coquette cité qu’on a embarqué Draggor et Shéhérazade. Nous y avons installé notre bivouac, Jérémie, Mathias et ton serviteur (mal payé). Des « messieurs tranquilles » assuraient notre protection, bien que ce fût une précaution superfluse. Mathias s’occupait du traitement de Sa Majesté sodomite. Il avait mijoté une thérapie de haut niveau.
Elle produisait son effet. Soliman devenait enjoué, détendu. Je pouvais lui bonnir n’importe quoi, ça le faisait gondoler. Ainsi, un jour, je lui ai déclaré : « Avec ta gueule, quand tu parles, on dirait que tu pètes ! » Eh bien il a rigolé comme un bosco, alors qu’en d’autres temps il m’aurait fait bouffer les testicules par un rat malade !
Pour la fille, c’était une autre thérapie, moins « pointue », assurait Xavier. Un machin à base de cantharide qui l’excitait comme tu peux pas savoir. Elle essayait à tout bout de champ de nous pomper le muscle. Excédé, le Noirpiot l’a tirée sur la table de la cuisine et, un jour que Bérurier nous a rendu visite, il l’a sodomisée, fait unique dans les annales anales, vu le mortier à aïoli du monsieur.
Le temps passait calmos. On attendait la fin « de la cure ». Sa Majesté bouffait beaucoup et repoussait les élans de sa secrétaire. Il était devenu plus eunuque que pédé.
Quatre jours plus tard, c’est Pinuche qui nous a rendu visite. Pas seul : la Mary Wood l’accompagnait. Il en était tombé fou amoureux et se la gardait pour soi. Je l’ai assuré que je n’y voyais pas d’inconvénient. Elle n’avait été qu’une comparse dans l’aventure et on ne peut pas toujours punir les lampistes. Il faut bien que les choses changent, non ?
La donzelle nous assura qu’elle était folle de César, de Paris, des couturiers où il la traînait, de la maison Carita, du restaurant Lasserre, de son élégant appartement de la rue de Chazelles, du cabriolet BMW blanc qu’il venait de lui offrir, ainsi que du joli godemiché en chlorure de vinyle, avec testicules d’argent formant poignée, qu’elle manœuvrait dextéritement pendant les séances de broutage du cher homme.
Nous fûmes ravis de voir s’épanouir cet amour franco-britannique. Comme sont donc mystérieux les desseins de la Providence !
Enfin, après onze jours de cette vie-là (ou de cette villa), Mathias nous déclara que l’expérience, selon lui, pouvait se dérouler.
Je n’attendais que son feu vert.
J’avais aménagé une sorte de studio de cinéma dans une chambre inoccupée du premier étage. Un inspecteur qui avait fait l’I.D.H.E.C. en pensant devenir Henri Verneuil, mais qui avait dû déchanter, servit de cameraman et de chef opérateur. C’est lui qui régla les quatre projos mis à notre disposition, procéda aux essais et exécuta le tournage, tandis que son beauf, avec qui il réalisait de petits films d’amateur, s’occupait du son (d’ailleurs ce type était un âne).
Nous nous disposâmes de la manière suivante : l’objectif fut placé en bout de table, le prince et moi face à face. Ainsi l’opérateur pouvait-il par un simple mouvement d’appareil nous filmer alternativement pour les « questions-réponses ».
Hors de la zone lumineuse, Jérémie Blanc et Xavier Mathias constituaient une sorte de cour allégée. La pénombre dans laquelle il baignait, dérobait le visage du Noirpiot qui n’existait plus que par ses lotos.
Un silence intimidant nous unissait.
J’eus du mal à le rompre.
— Moteur ! demanda le cadreur.
— Ça tourne ! répondit le perchman.
Je me raclis la gargante et demandas à mon vis-à-vis :
— Pouvez-vous décliner votre identité ?
Il le put.