DEUXIÈME PARTIE AU SERVICE DE LEURS MAJESTÉS

17 VOILÀ QUE TU DÉCONNES, LÉONE

Un vent que n’importe quel romancier médiocre aurait qualifié de violent agitait les branches de sassafras. La forêt dense, d’un vert destructuré, semblait enfanter la nuit. Le couple avançait entre les fûts, tendrement enlacé. Quelques pas en avant de lui, un gros garçon joufflu s’arrêta pour écouter les pépiements provenant d’un nid perché dans les hautes branches. Au sein des Carpates sévères ce doux ramage faisait penser à un hymne céleste.

Le gamin s’arrêta pour repérer le logis des oisillons. Il finit par le discerner, coincé à la fourche d’une haute branche.

— P’pa ! appela-t-il, y a un nid.

— C’est logique, déclara son daron, dans une forêt !

— J’peuve grimper le chercher ?

— Si tu me promettrais d’pas t’casser les reins !

La mère du garnement intervint :

— Voilions ! T’sais bien qu’ c’gosse est dégourdi comme un manche à couilles.

— J’st’ment : faut qu’il acquérisse d’l’espérience ! sentencia le géniteur. Moive, à son âge, j’mettais des noisettes sous la peau d’ma bite.

— J’voye pas l’rapport n’avec grimper aux arbres, fit l’épouse, non sans raison.

— J’aurais eusse pu m’infecter, assura le papa.

Elle ne répondit pas. Leur garnement venait de disparaître à travers les frondaisons et leur solitude matrimoniale lui mettait des langueurs.

— J’ai toujours raffolé les p’tites troussées en forêt, soupira la dame d’une voix en partance.

— L’gosse peut nous voir, déclara le mâle, davantage soucieux de pudeur.

— Si tu croives qu’y s’occupe d’nous !

De manière péremptoire, elle ôta sa vaste culotte qui, une fois séparée d’elle, ressembla à un parachute après l’atterrissage. Elle ouvrit ses énormes cuisses afin de régler leur compte aux ultimes objections de son époux.

Ce dernier regarda la seconde forêt qui lui était offerte, au sein de laquelle on devinait comme des caroncules de dindon.

Vaincu par tant d’affriolances, il transforma son pantalon en socquettes.

Bien qu’extrêmement brefs, les préliminaires avaient suffi à transformer le sexe du guerrier en colonne dorique. Faisant foin des papouilleries d’usage, il s’empara de sa moitié (une moitié copieuse comme une entière !) et commença à la perpétrer. Malgré l’importance de son membre, le déduit fut tout de suite générateur de sensations fortes car la belle avait le désir lubrificateur.

Deux écureuils au pelage gris cendré s’interrompirent de bouffer des glands devant un aussi charmant spectacle.

Emportée par l’intensité de son plaisir, la voluptueuse compagne du promeneur se mit à lancer des cris prometteurs d’une rapide libération. Le gamin dénicheur prit peur en les entendant. Il eut un soubresaut qui lui fit lâcher la branche à laquelle il se cramponnait et chuta à travers les frondaisons. Il se serait volontiers[9] rompu le cou si son ange gardien zélé ne l’avait fait assolir dans un taillis qui, pour être épineux, n’en amortit pas moins le choc. Le dadais se prit à pousser des clameurs pour film de corsaires (séquence de l’abordage par un bateau turc).

Le père se hâta de remonter son pantalon et la maman de se torchonner le mistigri avec une poignée d’herbes.

Tout en détartrant son vase d’expansion, elle invectivait le père coupable d’avoir accordé une permission qui aurait pu causer le trépas de leur unique héritier. Cette colère parut injuste au mâle, lequel avait quelque difficulté à remiser son module Apollo dans ses braies. L’engin tardait à retrouver sa position de repli car, même après la salve libératoire, son appareil reproducteur, émotion ou non, gardait longtemps encore sa vigueur.

Le chef de famille se lança courageusement à l’assaut des taillis, armé de son seul Opinel, couteau qui appartient au patrimoine de la France et contribue à sa gloire, tout autant — sinon plus — que la base de Kourou.


Je me tenais à l’affût, assis sur une souche que se disputaient vers et champignons. Arrivé dans les Carpates la veille, je faisais du repérage en compagnie des « Frères Karatastrophe » Blint et Howard.

Cela avait débuté par une vadrouille autour de la citadelle de Bistroka, bâtiment pénitentiaire rébarbatif aménagé par les communistes dans un ancien château du XVe siècle. Les douves de jadis avaient été remplacées par un vilain mur édifié à la six-quatre-deux, lequel était hérissé de pics que le premier con venu aurait réputés « acérés ». Des postes de garde s’élevaient aux quatre angles et une seule issue permettait de pénétrer dans ce lieu angoissant, voire hypothétiquement d’en sortir.

Pas de la tarte !

Blint, qui m’escortait, m’avait coulé un regard en chanfrein. Son petit visage rusé de vicieux torve s’était enrichi d’un sourire ironique.

« — Pas facile, hé ? » avait-il murmuré.

Je m’étais abstenu de répondre, ne voulant jouer ni les matamores, ni les défaitistes.

Au cours de mon « entraînement » j’avais appris le roumain, langue latine, comme les analphabètes l’ignorent, et qui se laisse facilement apprivoiser par un Français pour peu qu’il soit d’une nature persévérante.


Après une nuit passée à l’auberge Christophi, nous avions tenu conseil. Mes compagnons furent d’accord pour que nous investiguions séparément.

En l’occurrence, j’étais le chef de l’expédition et ils se montraient dociles. Je leur confias la surveillance des allées et venues aux abords de la forteresse et me réservis l’exploration du chemin qui s’enfonçait dans la forêt, voie dont j’espérais beaucoup dans l’hypothèse où notre coup de main réussirait.


Et puis m’y voici donc, vicomte.

Quel n’est pas mon abasourdissement que d’y découvrir trois promeneurs auxquels je ne m’attendais guère, à savoir le ménage Bérurier et son unique enfant Apollon-Jules.

Dieu, que la vie est surprenante ! Charognarde la majorité du temps, mais si riche en imprévus qu’on finit par lui pardonner ses fumiardises sans nombre.


J’observe le comportement de ces étranges bipèdes qui se démènent pour extraire d’un fourré barbelé par la nature le louche résultat de leurs copulations. Le gamin continue de rameuter la garde par ses cris d’orfèvre (se dit également « d’or frais »). J’ai assisté à leur accouplement farouche. Spectacle somptueux. Leurs gros ventres, en s’entrechoquant, produisaient le bruit que faisaient jadis les lavandières portugaises en battant le linge (maintenant, elles sont toutes équipées par Electrolux et le folklore l’a dans le cul). Et puis leur moutard arboricole s’est fraisé au moment du lâcher de Sa Majesté et des recherches sont entreprises pour le détailliser, puis le déroncer. Peu commode. Ils n’y parviennent qu’après de longs efforts. C’est un goret qui a valdingué, ils récupèrent un porc-épic.

La mère, oublieuse de la troussée qu’elle vient de se coller dans la caisse enregistreuse, condamne derechef le laxisme paternel. Elle dit qu’avec un gamin aussi stupide que son père, la cata était incontournable. A quoi le pater familias riposte qu’il est logique d’avoir un chiare aussi branque quand le seul exercice que la mère se donne, c’est pour pomper des chibres ou se les faire encastrer dans la moniche.

Les échos de la forêt se font un malin plaisir de réverbérer l’aimable discussion. Apollon-Jules continue de bieurler.

Picaresque !

On extrait le dénicheur de son buisson ardent de zobs et pines en flirt. Il a la frime lacérée et sanguinole d’un peu partout. La Berthe égosille qu’un polo tout neuf, bordel, regardez-moi dans quel état qu’il l’a mis, l’est juste bon à faire des chiftirs à poussière !

Ma survenance met fin au concert imprécatoire. Les trois cessent de parler, partant, de débloquer, et me défriment comme si j’étais le prince de Galles en tournée d’introspection à Balmoral.

— Alors, mes amis, leur fais-je-t-il, ça vous plaît, les Carpates ?

J’ai laissé pousser ma barbe, façon capitaine Haddock, et ils ont du mal à me « remettre » en plein. Le môme, en tout cas, pas du tout.

— Qui qu’ c’est, c’con ? s’informe-t-il auprès de son paternuche.

Je fais signe au Mafflu de me suivre dans le sombre sous-bois afin que nous puissions y échanger des paroles riches d’enseignement.

— Comme je ne crois pas lerchouille au hasard, je ne pense guère qu’il s’agisse d’une coïncidence ? interrogé-je.

Il revient gentiment de sa stupeur.

— C’est le Négus qui t’remplace en ton absence.

— Il t’a ordonné de venir dans ce coin perdu ?

— Mouais.

— Il savait que je m’y pointerais ?

— Mouais.

— Qui l’a prévenu ?

— N’a pas fourni d’esplicances ; t’sais, les négros, quand t’est-ce y z’ont l’autoritance, y s’croivent !

— Ça s’est fait comment ?

— M’a dit d’viendre av’c ma gerce et le chiare dans c’patelin d’chiottes. Si tu croives qu’ Berthy apprécecille : ell’ d’vait aller aux Canaries av’c not’ pot’ Alfred. V’là deux jours qu’on est laguche, et pour c’qu’est d’s’plumer, on s’plume ! J’sus t’obligé d’la calcer trois fois par jour pour y fournir quéques distractions. Reusesement y a des gardes d’la forteresse qui vient boire l’coup à l’auberge. J’pense qu’ell’ est en train d’chambrer un gradé baraqué armoire normande, av’c d’grosses moustaches qui la fait rêver, ma Grosse. Elle raffole se laisser groumer la chaglaglatte par un gonzier qu’a d’grandes baffles. S’l’ment, j’sais pas si ça va boumer : la minette, c’t’une combine d’chez nous. Dans les aut’ patelins, les mecs, souvent, font la fine bouche.

Tandis qu’il jacte, je gamberge. Brave Jérémie Blanc qui suit l’affaire d’on ne peut plus près ! Quelle géniale idée de m’expédier des renforts de cette façon innocente ! Qui donc, en effet, penserait que ce couple d’obèses, avec son môme taré, sauraient être mes éventuels complices ? J’interromps le verbiage du Mastard :

— La touche de Berthy m’intéresse, Gros. Il faut absolument qu’elle se mette bien avec le gardien galonné dont tu me parles.

Il hargnit :

— Qu’ j’prostipute ma rombiasse ! C’est ça qu’ tu m’demandes ?

— Il faut savoir joindre l’utile à l’agréable, Alexandre-Benoît. Au lieu de t’encorner pour rien, cette bonne chérie peut servir une juste cause.

J’ai parlé grave. Il est impressionné.

— Si c’est par d’voir, murmure-t-il, videmment, ça change l’aspèque du problème.

— Merci, mon chéri. Je savais que, dans les cas importants, on peut en appeler à ton sens du devoir. Dis-toi que Berthe agira pour la France en pompant le nœud de ce mec !

Il opine. Soumis au-delà de tout. Galvanisé, même.

— Moive, quand est-ce les intérêts du pays est en jeu, j’obéis.

— Je le savais, approuvé-je : tu fais passer la nation avant tes sentiments personnels ; c’est le fait d’un grand citoyen. Béru, nous sommes fiers de toi !

Il apprécie l’éloge puis, l’ayant assimilé, s’enquiert avec un brin de mélancolie dans l’intonation :

— Faut qu’ j’vais tiendre la chandelle, pendant c’temps, mec ?

— Non, mon cher, j’ai mieux à te proposer.

— Quoive ? croasse mon Valeureux.

— Les Roumains, peuple latin, sont très francophiles. Tu n’auras pas de mal à faire ami-ami avec la garnison de la citadelle.

— Et n’après ?

Nous interrompons notre converse car la Bérurière se pointe, tenant son chiare par l’épaule.

— C’est fou ce qu’il a grandi, ce chou ! fais-je à l’heureuse mère. Un vrai p’tit homme !

Elle rosit de satisfaction.

— Vous savez qu’y s’branle déjà ? annonce-t-elle, le mufle éclairé par sa vanité maternelle.

18 TU ES UNE CRAPULE, JULES

Et puis les événements se précipitent.

Souvent, dans la vie (en anglais the life).

Elle semble déambuler d’un pas de sénateur obèse, et soudain, au moment que tu t’y attends le moins, la voilà qui pique un sprint et tu dois déféquer des bulles carrées pour tenter de la rattraper.

Ça se passe comme ça…

Berthe rentre à l’auberge soigner les balafrures de son branleur prodige. Nous deux, le Gros et moi, on décide de faire les Carpates (ou Karpates) buissonnières, manière de dresser un plan d’action. Il sera schématique au départ, mais les circonstances l’étofferont.

On va sous les noires frondaisons, devisant à voix mesurée comme deux émérites qui se connaissent de longue date et ont plaies-et-bossé sur presque tous les continents. Quand, tout à coup, le Mastard bronche comme un bourrin devant la prothèse qu’aurait perdue un unijambiste.

Je ne l’interroge pas de la voix, mais du regard.

Il feint de relacer sa chaussure. Comme il porte des mocassins, l’opération lui demande peu de temps. Lorsqu’il se redresse, je note qu’il tient un caillou triangulaire dans sa dextre. Je me dis que ce fils de Saint-Locdu-le-Vieux, à la jeunesse braconnière, vient de retapisser quelque gibier.

Au lancement du gadin, il est imbattable, Big apple. Il m’est arrivé de lui voir tuer un garenne à trente mètres d’un jet imparable.

Effectivement, il prend appui sur sa jambe droite positionnée en arrière, bombe le torse, arrondit le bras, émet un cri de kamikaze qui vient de se prendre les burnes dans la fermeture Éclair de son short, et balance sa pierre à travers les branches.

Presque immediately, je perçois un froissement de feuillage, ponctué de brisures de branchages, et une masse sombre vient s’écraser sur le chemin.

Un mec ! Il a chu la tête en bas et sa coucourbe a éclaté sur une roche de l’époque tertiaire bordant le sentier.

Un sale silence succède. La chose s’est passée si rapidos que j’ai du mal à la réaliser.

Il est clair, à sa position, que l’arboricole s’est pété les cervicales.

Un froid glacé (comme dit souvent le Gravos) m’envahit.

— Seigneur ! Tu es complètement louftingue ! murmuré-je.

— Tu vas pas nous faire un caca nerveux ! grommelle le Mammouth. Ce zig était en train de nous flasher au téléobjecteur. C’t’un mirac’ que je l’aye aperçu, grâce qu’ le mahomed f’sait scintilleller son gros viseur !

— Mais tu ne comprends pas qu’il vient de se rompre le cou !

— C’est d’ma faute si c’tordu n’avait pas le pied marin ? s’emporte le Pachyderme. Tout c’que j’y ai fait, c’est d’lu balancer une pierre, et c’nœud volant qu’en profite pour valdinguer !

Je m’approche du désarbré qui gît, face au sol, avec encore son Kodak autour du cou. Sa théière est vachement fêlée, côté gauche, vu qu’elle a porté sur l’angle du rocher mentionné plus avant. Et puis, pour faire le bon poids, une partie de ses vertèbres sont nases.

De la pointe de ma godasse, je le retourne. Alors je morfle comme une secousse électrique dans le fondement en retapissant Howard, l’un des deux hommes de main du prince.

Mon camarade qui connaît tout de moi sait déchiffrer mes mutismes aussi bien que mes mimiques.

— Chef-lieu Ajaccio ? il me demande[10].

— C’est l’un des deux gorilles qui m’accompagnent, soupiré-je. Je suis cuit.

— Faut toujours dire peut-être ! ricane le lanceur de pierres.

Sa détermination est réconfortante.

— Bon, casse-toive, grand, j’vas fair’ l’ménage ; la forêt, ça m’connaît, qu’é soye normande ou carpateuse.

Ayant dit, il se baisse, saisit feu Howard par les cannes et, d’un épaulé de gladiateur, le charge sur ses endosses.

Je le regarde disparaître entre les fûts, de sa pesante démarche de laboureur arpentant les gras sillons de ses champs. Homme invincible parce qu’il se sent à la mesure de son existence.

L’appareil photo pend du mort comme une cloche muette accrochée au cou d’une vache.

19 ÇA LUI DÉMANGE, SOLANGE

Faudrait peut-être que je te causasse de l’auberge Christophi, nichée en lisière de forêt, non loin de la clairière où s’élève le monastère Cégrotoncùh édifié en 1644 par le voïvode Teïdus Lapidus. Le régime rouge avait transformé celui-ci en lupanar consacré au soulagement des surveillants de la citadelle ; mais à la chute du tyran, il a été rendu au culte et des moines castorus l’ont remis dans son état primitif, supprimant les bidets, les fresques pornographiques et le débarrassant des louches accessoires chargés d’en accroître l’attrait, tels que godemichés, gravures érotiques, martinets et autres babioles du genre dont les malbandants sont friands.

Pour t’en revenir à l’auberge, c’est un bâtiment cacateux (par sa couleur et son architecture) ; rien n’est très folichon dans ce pays, malgré sa latinité. Il a subi trop d’épreuves, trop de tyrannie. Il en a résulté une sorte d’apathie chez ses habitants, un désenchantement endémique qui se répercute sur la vie courante.

Les branleurs qui se risquent dans ce coin viennent principalement des autres pays de l’Est. Les Occidentaux y sont rares et ont été amenés par le mythe de Dracula. Ils consacrent deux ou trois jours à la visite de la région, espérant apercevoir un vampire dans les sombres clairières ou parmi les ruines d’anciens châteaux ; puis, comprenant qu’ils l’ont dans le cul question folklore, ils rengainent leur Nikon et jouent cassos.

L’établissement où nous créchons se divise en deux parties : l’une réservée aux autochtones, la seconde aux « voyageurs ». Cette dernière se subdivise en chambres pour pensionnaires et en constructions annexes louées par les estivants « longue durée ». C’est l’un de ces logements (que je n’ose qualifier de bungalow) que nous occupons, mes deux sbires et moi ; ce qui explique que je n’eusse pas encore croisé la famille Béru depuis mon arrivée. Le confort y est chichois. Deux chambres, avec un lavabo dans chacune d’elles où l’eau chaude est tiédasse et l’eau froide marronnasse. Des gogues communs à tous les cabanons (aux heures de boyasses en détresse, beaucoup de pensionnaires vont se libérer en forêt) constituent l’édifice le plus coquet du complexe, avec sa porte peinte en bleu et percée d’un cœur romantique. Afin, je pense, d’en exalter les mérites, on a planté autour de ce chalet de nécessité de superbes hortensias, si bien que ce lieu consacré à la défécation collective est le seul qu’on souhaiterait habiter.

Allongé sur mon méchant lit de fer qui grince comme quatre étages d’hôtel de passes lorsque je remue, je dresse un bilan désenchanté de la situation.

Pourquoi diantre ai-je accepté cette mission unique en son genre ? Parce que c’est le Premier ministre en personne qui me l’a demandé ? Oui, hein ? Je me suis fait baiser à la gloriole, une fois de plus ! La cocarde, toujours, l’Antonio. Je te répéterai jamais assez : mon modèle ? Le député Machin[11]. « Messieurs, voilà comment on se fait tuer pour quarante sous ! » Ça procède de la folie douce. Ta peau pour un instant d’épate ! Mais j’aime. Ta mother t’a élevé au lait Guigoz, tu t’es fait chier pour passer ton bac, t’as été reçu premier à ceci cela, with les congratulations du jury et tu vas te faire éclater la tronche pour épater trois pelous de mes fesses ! Plus nœud volant personne ne peut ; c’est trop tout. Mais mourir d’amour ou pour la France, mourir d’un chouf ou d’orgueil, où est la différence, Hortense ? Ta garcerie de peau est à ta disposition ; c’est ton unique bien en ce monde. Alors si ça te chante de la transformer en ballon rouge dont tu lâches la ficelle, c’est TON problo, mon mec. Ce qu’en pensent les autres est conchiable, nul et non avenu, tu comprends ? Là est ta seule véritable liberté.

Et que donc, pour t’en revenir, le Pommier sinistre en personne me mande. Discours. Style : « Mon cher, tout bien examiné, il n’y a que vous qui puissiez réussir cette telle mission ! » Déjà, j’humecte la poche kangourou de mon slip, d’un tel langage, tu penses bien ! Y a que vous ! On t’a déjà virgulé une déclarance comme en pleine poire, tégus ? C’est plus fort que quand la princesse Anne te lèche les couilles en te filant un doigt dans le fion (après avoir retiré ses bagues bourrées de carats, pas t’écorcher, œuf corse). Illico, ça te trémulse les glandes orgueillales.

« — L’homme a la réputation d’être un dangereux névropathe, a enchaîné le destinateur national. Le bruit court qu’un homicide ne lui fait pas peur et il traîne avec lui une légende soufrée. Pour l’appâter sérieusement, il n’est qu’un seul moyen : cultiver sa marotte relative aux diamants du shah d’Iran. Si vous étudiez bien son problème et parvenez à l’approcher en lui parlant le bon langage, il est probable que vous arriverez à forcer sa confiance. Alors, sans doute, pourrez-vous remonter jusqu’à l’affaire qui nous intéresse. Les joyaux d’Iran, est-il besoin de vous le préciser, nous laissent froids : nous ne sommes pas des pilleurs d’épaves. »

Ces phrases résonnent encore sous ma coiffe.

J’ai relevé le gant, ou le défi, ou le pan arrière de ma limouille, comme tu voudras, et me suis laissé mettre profond.

Et à présent…

A présent, merde !

Le maréchal Montgomery avait plus beau chpil pour piquer Rommel à El Alamein.


Ma chambre pue l’humidité ; une odeur qui m’a toujours fait penser à la mort.

Voilà que ma lourde ouverte à la volée va écailler le plâtre du mur. Blint surgit, son visage de fouine est assombri par une expression mauvaise.

— Où est Howard ? aboie-t-il kif un chacal enrhumé.

Tiens, il lui est venu deux vilains boutons rouges sur la gueule, pareils qu’à un qui a mangé des conserves périmées.

Je le mate d’un air peu amène, ainsi qu’on exprime dans les books briqués au polish.

— Qu’est-ce qui vous arrive, vieux ? lui fais-je d’un ton d’ennui. Vous ne me l’avez pas donné à garder !

— Il devait aller en forêt, lui aussi ! éclate la fouinasse survoltée.

Ici, le Maure me monte au nez, comme on dit puis dans Othello.

Je saute de mon plumard et marche sur Blint avec le visage d’un gusman qui en a marre d’être emmerdé par un roquet sans pedigree et qui décide de passer un drop-goal en lui savatant le trouduc.

— Vous commencez à me bassiner le dessous des testicules, lui dis-je. Je n’admets pas qu’on me parle sur ce ton, et si vous continuez, je vais lancer un coup de fil à Monseigneur pour lui demander de rappeler ses toutous ; je ne tolère pas d’être emmerdé quand je travaille. On a sur les bras une mission qui n’est pas une partie de plaisir. Je veux bien risquer ma peau et ma liberté, mais à condition qu’on me laisse agir sans miner mon parcours ; compris ?

Ça lui fait ce que j’escomptais et même un peu plus. Le voilà qui rengracie instantanément et devient gentil comme la serveuse d’un salon de thé suisse.

— J’avais rendez-vous avec lui, et il n’est pas venu, bredouille ce zigus brusquement démonté.

— Que voulez-vous que j’y fasse, Ducon ?

— Eh bien, je ne trouve pas ça normal.

— Moi non plus, mais qu’y puis-je ?

— Je… je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque chose.

— C’est probable, en effet.

— Mais quoi ? bafouillasse le petit crevard aux boutons.

— Comment le saurais-je ; il s’y rendait dans quelle intention ?

Non-réponse du zig. Et pour cause ! Il lui est difficile de m’annoncer que son acolyte me surveillait.

— Vous ne l’avez pas aperçu ? se risque-t-il, déjà moins belle queue (comme dit Béru pour « belliqueux »).

— Non. J’aurais dû ?

Il hoche la tête.

— Allons dîner, conseillé-je ; il arrivera probablement pendant ce temps-là et nous expliquera la raison de son retard. Après tout, peut-être s’est-il perdu ? Vous connaissez l’histoire du Petit Poucet ?


C’est pas qu’il aime la jaffe, le jockey, mais la picole, il déteste pas, surtout quand il est loin du prince. Pour lui, c’est un peu la récré, de se trouver à quelques milliers de kilbus du palais, aussi en profite-t-il pour se maquiller l’intérieur au whisky (fabrication nationale). Il l’écluse comme moi de la bière, dans un grand verre plein à ras bord. Une nature !

Aujourd’hui, c’est fête. De quoi ? De qui ? Je l’ignore. En tout cas ça festoie dans le landerneau. A l’auberge, l’alcool coule abondamment et deux musicos travaillent de l’accordéon et du saxo en virtuoses.

A distance, je regarde Berthy dans ses œuvres. Elle boute-en-traîne avec les militaires de la forteresse, réservant sa séduction au gradé déjà mentionné. Un type qui a le gabarit de la cathédrale de Chartres, avec une forte moustache du genre celle des poilus de la Quatorze au départ.

L’homme en question (en anglais : in question) mesure cinq pieds six pouces et tu lis sa force sur sa gueule, aussi clairement que sa connerie.

Mon compagnon, murgé comme toute la Pologne, ne pense plus à son coéquipier. Je l’emmène au dodo sans difficulté, pousse la magnanimité jusqu’à lui retirer ses tartines ainsi que son bénoche. Ensuite de quoi j’éteins la lumière et retourne au musette afin de capter la situasse sous tous ses angles.

La mère Berthy est la reine de la fête. Juchée sur un bout d’estrade, elle exécute un french-cancan qui ferait dégobiller de jalousie les jolies demoiselles du Casino de Paris.

Sa jupe paysanne virevolte autour de sa taille. Comme la dame ne porte pas de culotte afin que sa babasse puisse « respirer à l’aise », elle est le centre d’intérêt de la soirée et les hommes se bousculent pour se placer au premier rang.

Béru qui m’a retapissé, me rejoint, l’œil allumé, la pommette d’api, les lèvres dégoulinantes.

— On dira c’qu’ tu voudras, dit-il, plus épanoui qu’un dahlia en train de se flétrir, mais ma Berthe est tunique. La manière qu’elle te fout une ambiance, tu croives une vraie professionnelle !

Je ne lui demande pas de quelle profession il veut parler.

— Où en es-tu de tes renseignements, Gros ?

— Ça carbure. L’un des gus de la garnison jacte le français aussi bien que moi. D’après s’lon c’qu’y m’a causé, y crèchent à la prison : au reste-chaussé. Les prisonniers occupent l’premier laitage. Les gardiens sont tous célibataires. Y sont par quatre dans les logements ; j’peux m’gourer, mais c’est un’ planque d’père d’famille que matoner dans c’t’ pension. Y aurait qu’une dizaine de taulards, des politiques, uniqu’ment. Si bien qu’ pour c’qu’est du boulot, ça baigne.

Là-bas, sur le petit praticable, la Baleine se livre à mort. N’hésite pas à rester troussée pour exhiber sa babasse babineuse à ces messieurs congestionnés. Tu croirais un film porno teuton. Elle ferait carrière chez les tronches carrées, la grosse vachasse !

— Alexandre-Benoît, dis-je, de ce ton pénétré qui galvanise les individus primaires, ce sera cette noye ou jamais !

— Quoice ?

Poursuivant ma poussée irrésistible, je continue :

— Qu’on va tenter le coup. A cause de la fête, la plupart des gardes seront gelés. Berthy doit absolument se laisser emporter dans la citadelle. Je vais lui remettre ce qu’il faut pour neutraliser ces bonshommes. Quand elle aura épongé son moustachu, elle agira. En ton âme et conscience, la crois-tu capable de suivre à la lettre mes instructions ?

— T’es injurieur d’m’poser la question, grand ! C’t’un êt’ d’élitre, ma femme. Ell’ est d’la race à Jeanne d’Arc, Maâme Curie, Simone Vieille !

— Alors, quand elle aura terminé ses conneries scéniques, dis-lui de me rejoindre aux gogues pour y recevoir mes instructions.

Le Mastard bandonéone du frontal.

— Aux chiottes ! grommelle-t-il. Tu s’ras corréque, j’espère !

20 FAUT PAS DÉCONNER, RENÉ

Sur les testicules de deux plombes of the morning, la fête ne battit plus son plein, faute de festoyeurs en état. Peu avant dix heures, il y eut une relève de la garnison à l’auberge. Les gardes ivres allèrent prendre leur turbin, vite remplacés par ceux dont les prestations à la citadelle venaient de cesser. Pour ces derniers, Berthe renouvela son numéro de cancan-sans-culotte qui obtint un succès aussi vif. Seul le gradé moustachu était resté. Il se faisait de plus en plus pressant avec son Isadora Duncan française, allant jusqu’à la prendre sur ses genoux et lui palper la cressonnière devant ses hommes admiratifs.

La soirée dodelina. Les ivrognes les plus avancés s’écroulèrent, emportés tant mal que bien par ceux qui pouvaient encore mettre un pied devant l’autre. Vint enfin l’instant du couvre-feu, décidé par les aubergistes, un couple d’ours pas léchés du tout qui paraissaient ne prendre aucun plaisir aux festivités qu’ils avaient cependant (d’oreilles) organisées. Car telle est l’existence : au bal, les musiciens ne dansent jamais.

L’euphorie mourante profita à Alexandre-Benoît que le chef, bonne âme, convia également à la caserne. Je compris dans ma grande sagesse fortement étayée par l’expérience, qu’on se fait couramment une fausse idée des choses et des gens. La perspective d’une rébarbative citadelle transformée en geôle invitait à la croire inexpugnable, alors qu’en fait il s’agissait plutôt d’un endroit oublié, hébergeant des prisonniers auxquels personne ne pensait plus, les événements qui les avaient conduits là ayant depuis déjà lurette cessé de passionner les Roumains. Les Ceauşescu, rondement jugés et mis à mort, généraient une indifférence qui s’étendait à ceux qui vivaient encore après avoir participé à leur sanglant régime. Bref, la vie continuait avec son cortège de nouveaux problèmes.

La forteresse Bistroka n’intéressait guère que ceux qui avaient à charge de la faire fonctionner. Tout un chacun s’y plumait à ne plus en pouvoir, donc devenait d’un laxisme de fraisier[12]. Ce qui t’explique en grande partie, mon lecteur imprescriptible, l’aisance avec laquelle le Cheval de Troie constitué par les Bérurier s’introduisit dans le féodal bâtiment carpatien.

Je fus rassuré de voir le Mastard accompagner sa dame pétassière.

Sa Majesté est un être d’action et sa profonde connerie hérédito-sédimentaire n’a jamais entravé son indomptable énergie. S’il m’est devenu indispensable, au long de ma carrière, c’est par ce côté flic surdoué en qui l’absence de toute intelligence (il est seulement madré) rend facile une totale disposition.

Au cas où cette phrase te resterait absconse, tu n’aurais qu’à écrire de ma part à M. Jean Dutourd qui se ferait une joie de la mettre à ta portée sans trahir cette langue française dont il est l’un des serviteurs les plus zélés.


Seul dans ma chambre, je me fais l’effet de ces fauconniers d’antan qui lâchaient leur rapace sur une proie et attendaient le résultat en caressant le trou du luth de leur belle.

Les ronflements de Blint, dans la pièce voisine, me font songer à cette course de Formule I à laquelle j’ai assisté, il y à peine naguère en Ritalerie. Fallait se filer des boules dans les coquilles pour ne pas saigner des tympans. Un qu’a pas connu Monza en est resté à la course de chars de Ben-Hur.

J’évoque les péripéties périphériques de ces dernières heures. Le connard d’Apollon-Jules qui tombe d’un arbre en jouant les dénicheurs, le vilain Howard qui, peu après, choit du sien parce que le Gros lui a ajusté un gadin dans la trombine ! Bis repetita placent, comme dit un videur de poubelles opérant dans mon quartier.

Je revois la soirée endiablée, avec la grosse Bertha donnant du pétrousquin pour allumer les fêtards, y parvenant au-delà de toute espérance.

C’est à présent que les choses sérieuses ont lieu. Si j’avais un autre cierge que celui qui fait l’orgueil de mon Eminence, je l’allumerais pour la réussite de ce coup de main brusqué, improvisé même !

Et puis, des évocations récentes je passe au futur imminent. Ça se met à bouillonner sous ma bigouden. Tant de gros, d’épineux problos à régler !

Je suppute ! Gamberge à bloc. Dieu sait que je le sollicite fréquemment mon brave cerveau, pourtant, ce que je lui réclame cette nuit est de toute exception.


A un moment donné (mais qui vaut de l’or), je vais chercher une carte routière dans notre tire. Elle est craquelée peau de caïman à force d’avoir été examinée, manipulée, dépliée, mal repliée. Je l’étale sur mon plumzingue et me mets à l’étudier de près.

N’en fin de comte, selon la formule des sans-culottes sanguinaires, j’établis un itinéraire à l’intention des Béru, dans l’hypothèse où ils réussiraient leur coup de main.

Puis je me consacre à un second aspect de l’affaire qui est, à mes yeux de lynx, le plus important : mais je t’en causerai en temps utile.

Ce deuxième volet de mes préoccupances m’incite à explorer de fond en combles (surtout) notre bungalow.

Homme d’une grande sagacité, j’en effectue le tour de l’extérieur. Cet examen établi, je m’assieds sur un banc de fortune taillé dans une souche. La nuit est fraîchissante, une lune bien portante l’éclairerait davantage si le vent ne nous apportait des cohortes d’énormes nuages gris qui ont la silhouette d’Alexandre-Benoît…

L’anxiété me fait gesticuler le guignol. En v’là un, espère, qui n’est pas dressé à la fainéantise, comme répétait mémé. Lui et ma bite, même combat ! Ça, c’est moi qui l’ajoute, naturellement.

Les minutes tissent des heures, et puis, enfin, soyez-en loué, Seigneur que je ne parviens pas à tutoyer, bien que l’Église nous en donne l’exemple, le retour des Bérurier s’opère dans le silence nocturne, à peine entrecoupé par les pets que le Mahousse offre à l’air vivifiant des Carpates.

Ils ne sont pas deux, mais trois.

Ayant potassé mon « affaire », j’identifie, en la personne qui les accompagne, le général Gheorghi Dobroujda soi-même.

Je lui adresse un salut qui ne me part pas du cœur car cet escogriffe est aussi sympa qu’Attila avant qu’il reçoive la pâtée aux champs Catalauniques.

Pour l’instant, c’est le Gravos qui a droit à ma sollicitude.

— Un triomphe, mec ! l’applaudis-je. Tout a bien roulé ?

— Un v’lours ! Faut dire qu’ ma Berthy s’est surpassée. A s’est embourbé quat’ gonziers n’a sute. Moive, pendant c’temps, j’ droguais les aut’ à la bibine soporifiée. A c’t’heure, si tu trouvererais un seul garde d’bout su’ ses fumerons, j’t’ paie une mont’ en jonc d’ chez Cartier.

— Les autres prisonniers ?

— Comm’ t’as dit : on leur a donné à tous la clé du champ d’ tire et, à part le général Moncul ici présent, sont en train d’ jouer rip à travers la cambrousse, n’a l’exceptation d’un vieux kroum qu’est su’ l’flanc et qu’a pas voulu s’tailler.

— Chacun fait ce qui lui plaît ! chantonné-je. Maintenant, vous allez quitter la Roumanie par l’itinéraire que je t’ai préparé. Au départ vous aurez un peu de montagne à vous respirer, néanmoins, selon mes estimations, dans trois heures au plus tard vous serez en Hongrie. Si par hasard vous vous faisiez arrêter, battez à Niort : vous ne savez rien. O.K. ?

Là-dessus, je fais signe au général de me suivre. Nous gagnons mon bungalow, lequel comprend, outre les deux chambres, un coinceteau servant de réduit. Il existe une trappe exiguë dans le plaftard dudit, permettant d’accéder à une étroite soupente à peine haute de quarante centimètres dans sa partie centrale.

— Il va falloir que vous vous introduisiez là-dedans, général, lui fais-je d’un ton sans réplique. Votre salut est à ce prix. Surtout pas un bruit car je ne suis pas seul dans cette baraque. Sitôt que la chose me sera possible, je vous ferai passer de la nourriture. Tout ce que je puis vous proposer pour le moment c’est cette bouteille d’eau et cette couverture.

Puis, je croise mes mains pour lui en faire un marchepied.

Il me regarde :

— Qui êtes-vous ?

— Mon nom ne vous dirait rien ; mais pour l’homme qui m’escorte, je suis censé être Tiarko Gheorghiu, un ancien compagnon à vous. Surtout, quoi qu’il arrive, ne vous coupez pas ! Allez !

C’est chouette, un général qui t’obéit ! Malgré sa détention, il est demeuré très souple et n’a aucun mal à se glisser par l’ouverture.

— Ajustez le couvercle ! lui enjoins-je.

Il s’exécute.

Une fois le cadre de bois remis en place, et compte tenu de l’obscurité du réduit, bien malin qui découvrirait cette planque.

On toque.

Je réponds à Béru, en tenue de touriste : short descendant aux mollets, chaussettes montantes, brodequins éculés, maillot de corps à grosses mailles, appareil photo.

— Ben v’là, mec, fait-il, mission remplite. On va n’essayer de passer la frontière avant qu’ces nœuds volants se réveillassent.

Je lui donne une vibrante accolade malgré son fumet rappelant des venaisons attardées loin des chambres froides.

— Merci, murmuré-je en grande simplicité qui n’exclut pas une larme avortée.

Il s’en va dans la noye ventée en déclarant :

— La bibise de la part à Berthe : elle finit d’s’ briquer l’fion, c’qu’est pas du sperflu av’c c’ que ma pauvrette s’est morflé dans les baguettes !

21 ELLE PREND DE LA CRAQUETTE, HUGUETTE

Nuit calme malgré les événements. Je dors du sommeil du machin. Dans sa petite mansarde, le général Dobroujda ne fait pas davantage de bruit qu’un pet de nonne sur un prie-Dieu garni de velours. C’est cette enfoirure britannouille de Blint qui m’éveille. Torse nu, avec des poils d’un roux gerbant sur sa poitrine de petit gredin. Le cheveu ébouriffé, une barbe de dynamiteur d’Amérique centrale, la bouche amère, le regard aussi cordial que celui d’un renard venant de morfler une décharge de chevrotine dans les roupettes.

— Et Howard ? il m’apostrophe.

Je bâille à lui en découvrir la face cachée de mon intestin grêle.

— Dites, l’ami, vous n’allez pas recommencer votre sérénade d’hier ! lui dis-je d’une voix réduite aux aquêts. Si votre comparse s’est fait piquer par un piège à ours, je n’y peux rien !

— Il faut prévenir le prince !

— Eh bien, prévenez-le, mon vieux, et ne me les cassez plus avec votre zozo. Vous n’attendez pas que je pleure son absence, si ? J’ai vécu avant de le rencontrer et je vivrai après.

Furax, il sort, probablement pour se rendre aux tartisses. Moi je vais me passer un peu de baille sur le minois. N’ensuite j’enfile ma robe de chambre et mes savates afin de rejoindre la maison mère pour un petit déje dont j’ai grand besoin.

Si tu penses que ça effervesce dans la baraque, tu te goures. Calme d’une platitude si totale que tu te croirais dans un book de la collection Ado à deux, style : C’est meilleur avec trois doigts ou Minette et sa cousine Lucie.

Je regarde le beffroi de ma Cartier : neuf heures douze. Il y a fort à parier, comme on disait jadis, que les Bérurier se trouvent en Hongrie où ils pourront faire leur plein de goulasch.

Puis je gagne la salle à manger de l’auberge décorée de pyrogravures sur écorce d’un très bel effet. Un couple roumain, gens âgés qui n’ont pas participé très longtemps à la soirée endiablée de la veille, pitance silencieusement près d’une fenêtre. Les vieux époux n’ont plus rien à se dire en dehors des maux dont ils souffrent. Je les salue d’un signe évasif et ils me répondent avec la même fougue. M’empare de la deuxième fenêtre.

Une vieille servante aux cannes torses m’apporte un plateau lesté du bouffement matinal classique : café, lait, rôties, beurre et miel. J’attaque à l’arme blanche, dérouté par l’apathie ambiante. J’imaginais ce début de journée très autrement.

Le bread est grossier comme moi. C’est ainsi que je l’aime. Je raffole de ces gros pains de campagne tout gris avec une croûte pareille à de la peau d’éléphant. Mon côté bouseux, toujours. A Saint-Chef, il était un peu commak, le bricheton. De belles roues lourdes sur lesquelles on traçait un signe de croix avec la pointe du couteau avant de les attaquer.

— Je peux déjeuner avec toi, tonton Antoine ? demande un organe juvénile.

Je me retourne et c’est kif si je découvrais la reine de Hollande et des Pays-Bas en tutu.

Tu sais quoi ?

T’as tout de suite compris qui ?

Ben oui, mon ami : Apollon-Jules, le surdoué de la branlette !

Il porte un pyjama une pièce, style combinaison de coureur automobile, sur lequel d’ailleurs il y a écrit Ferrari en lettres noires sur fond rouge, orné d’une superbe auréole sur le devant car ce tocasson fait de l’incontinence nocturne. La devise de Béru dernier est la même que celle de ses aïeux : « Jaune devant, marron derrière ».

— Tttttoi ! libéré-je-t-il comme dans les romans de capes et de pets.

— Hein, dis, tonton Antoine, tu veuilles qu’je déjeunerais av’c toi ; p’pa et m’man sont pas là.

— C’est la deuxième fois ! grommelé-je.

— Quoi, tonton ?

Déjà en Finlande, il y a des, ils avaient oublié leur chiare, les infâmes ! Ô Seigneur, qu’est-ce qui Vous a pris d’accorder le privilège d’enfanter à un couple aussi dénué de ses responsabilités les plus sacrées ? Répondez-moi, je Vous conjure ! Que je finis par fatiguer de toujours Vous poser des questions auxquelles il me faut trouver des réponses qu’aient pas l’air trop tartes !

Et puis, brusquement, c’est l’illumination. Je mords le parti à tirer du gag. La présence de l’enfant à l’auberge accréditera l’idée que ses parents ne sont pas en fuite, mais qu’ils sont allés excursionner.

Je demande à la serveuse déclavetée d’apporter le petit déje du môme.

Elle opine :

— Une omelette de six œufs, du lard et du fromage comme d’habitude ?

— On ne change rien à une équipe qui gagne ! lui réponds-je, sibyllin.


Il a briffé. Je lui ai fait faire sa toilette (chose qui n’a pas eu l’heur de le botter) et maintenant je m’attaque à sa maquette d’avion qu’il n’avait pas encore sortie du paquet. Cadeau de tonton Pinaud. Faut bien être un vieux nœud coulant style César pour offrir ce machin à un petit connard tel qu’Apollon-Jules. Y a que les gonziers sortis de 1’« X » qui arrivent à construire ce genre de truc ! En tout cas pas les manches genre ma pomme, anti-bricoleur à se déféquer parmi. Un Fokker de la 14–18, si tu te rends compte ! Bonjour les dégâts !

Je suis aux prises avec des chiées de petites pièces ridicules lorsque mon dernier coéquipier, le chafouin Blint, me jaillit sur les endosses avec un regard pareil à un filet de vinaigre à l’échalote sur une belon.

Il me lance avec l’air honnête et franc d’un reître dans un film de mousquetaires :

— Téléphone ! Le prince !

Trois mots bourrés d’explosifs. Il doit suinter de la bitoune dans ses braies anglaises.

Je lui décoche un sourire tellement radieux qu’il ferait éclater un baromètre. Puis me dirige vers la cabine antédiluvienne logée au fond de la salle.

Je décroche.

— J’écoute ?

Sa Majesté est dans tous ses états, si tu me permets. Elle grince :

— Vous allez me dire immédiatement ce qu’il est advenu d’Howard, monsieur Tiarko !

Je flaire la grosse crise. En me parlant, il doit regarder depuis son burlingue les eaux bleues du détroit de Gibraltar en rêvant de m’y faire précipiter, chaussé de béton.

Et moi, du talc au talc, comme dirait cet endoffé d’Alexandre-Benoît :

— Je ne vous dirai pas ce que j’ignore, mais seulement ce que je sais, Monseigneur. Pour commencer, laissez-moi vous faire observer que vous ne m’avez pas donné vos deux guignolos à garder, ce serait plutôt le contraire, n’est-il pas ?

Mon calme le déroute. Il ne souffle plus mot. Alors je reprends d’un ton âpre :

— Je me serais bien passé de ces imbéciles qui, avec leurs allures troisième couteau, se font repérer à cent kilomètres. Pourtant, j’ai réussi, à leur insu, la première partie de mon programme.

Il émet une exclamation escamotée, puis chuchote :

— Vous avez pu approcher le… l’intéressé ?

— Mieux que cela, Monseigneur.

— C’est-à-dire ?

Je baisse la voix et articule :

— Il est à ma disposition, Monseigneur.

— Vous dites vrai ?

— J’ai toujours considéré le mensonge comme une perte de temps déshonorante.

— Comment avez-vous procédé ?

— Il n’est pas opportun d’entrer dans un tel récit là où je me trouve.

— Et Blint l’ignore ?

— J’ai agi pendant qu’il était ivre mort. Ne serait-il point d’origine écossaise ? Il a une propension au scotch qui le donnerait à penser. Pour tout vous avouer, je me méfie de lui ; non que je le soupçonne de traîtrise, mais de stupidité, certes oui !

— Je l’écorcherai vif ! déclare sourdement Soliman Draggor.

— Que feriez-vous d’une aussi piètre peau, Monseigneur ?

Un nouveau temps de réflexion chez mon terlocuteur.

— Je suppose, monsieur Tiarko, que vous ne me racontez pas là une fable ? fait-il d’un ton qui te démange l’autour du rectum et te coule du fluide glacial dans les cages à miel.

— Monseigneur, dis-je-t-il, puisque vous doutez de moi, je vais montrer l’homme à Blint qui vous confirmera la chose, d’accord ?

— Faites.

Tu vois, la confiance règne ! Mais quand tu es un fumelard de ce calibre, tu n’accordes de crédit à rien ni à personne, pas même à ton miroir.

J’adresse un signe au primate, plein d’autorité. Il me suit.

Quelques seconde plus tard, je toque à l’aide d’un manche à balai le trappon du galetas.

— Mon général, appelé-je, vous voulez bien vous montrer un instant ?

Le semi-prisonnier obéit et son visage blafard de concentrationné paraît par l’ouverture. Il tressaille en voyant que je ne suis pas seulabre.

— N’ayez crainte, le rassuré-je, monsieur ne nous trahira pas.

Blint et le détenu échangent un long regard dévisageur.

— C’est tout, mon général, vous pouvez refermer. Dans un moment nous vous apporterons une collation.

Je frime le macaque. J’ai déjà eu sous les yeux des exemples d’ahurissement forcené, mais des comme le sien, j’ai beau davantage réfléchir que toute la Galerie des Glaces, je crois que c’est le premier.

— Allons rappeler le prince, tranché-je, et confirmez-lui que Gheorghi Dobroujda est bel est bien à ma disposition. Ensuite, essayez de vous comporter en fonction de la situation : je n’ai pas envie de finir ma vie dans un cul-de-basse-fosse !

Tu vois, les êtres les plus belliqueux, les plus puants, les plus merdiques, tu les domineras toujours si tu emploies la manière forte. Ils sont pareils aux catins de jadis : ne comprennent et n’aiment que les tartes dans le museau.

Le voici plus docile qu’une vieille pantoufle.

— Comment avez-vous fait ? me demande-t-il tandis que nous retournons à la cabine tubophonique.

Non, qu’est-ce qu’il imagine, Toto ? Que je vais lui tartiner mes mémoires et qu’il n’aura plus qu’à les signer avant de les adresser à mon éditeur ?

— Je te raconterai ça ainsi que beaucoup d’autres choses, un soir, à la veillée, promets-je.

De nouveau, Sa Majesté Mon Paf. La penauderie de son âne damné lui fait piger que je disais vrai avant que l’autre ne se mette à jacter. Aussi est-il tout loukoum quand je réempare le combiné.

Il n’a qu’un mot, mais suffisant pour porter ma vanité à l’incandescence :

— Bravo !

— Ce n’est que le début, Monseigneur, assuré-je avec une fausse modestie de vieux cabot venant de déclamer la tirade de Ruy Blas à une fête de charité.

— Que comptez-vous faire ? demande Draggor.

— Attendre, Monseigneur.

— Vraiment !

— Dans une situation comme la nôtre, il est de toute urgence de prendre son temps. L’immobilisme est une preuve d’innocence. Nous savourons des vacances salubres, ignorons tout des événements de cette nuit et, si nous les apprenons, n’en aurons cure. Lorsque le délai me semblera suffisant, alors là, oui, nous nous mettrons sérieusement au travail.

— Vous pouvez dès maintenant « interroger » le général ?

— Sûrement pas. Il est indispensable qu’il nous considère comme des partisans communistes liés à sa cause. Tant qu’il nous croira ses alliés, il se montrera docile. Mais à compter de l’instant où il réaliserait nos intentions, son attitude deviendrait hostile et risquerait de nous faire perdre la partie. Je n’agirai qu’en ayant les coudées franches !

Un silence dont il a le secret, puis :

— Faites à votre guise, mon ami. Faites !

22 ÇA SENT L’HUMUS, PETRUS

Duchesse vivre encore cent ans, comme disent les bonnes gens de mes fesses, je n’oublierai pas l’étrange période que je vécusis à l’ombre de la forteresse. Pendant plusieurs jours, il y régna une atmosphère pesante. Des ordres venus « d’en haut » firent que cette évasion générale ne fut pas ébruitée. Top secret ; affaire d’État ! Il y eut un grand concours policier venu de Bucarest, mais ces fonctionnaires se déployèrent avec un maximum de discrétion. Dans le pays, on parla « d’une » évasion. Sans préciser l’identité de l’évadé. Ce sauve-qui-peut restait inconnu du public. Toute la garnison demeurait consignée et l’auberge perdit provisoirement sa clientèle militaire.

Des draupers vinrent investiguer à l’auberge et procédèrent à une visite, heureusement sommaire, des lieux. On posa des questions à propos des Bérurier, mais les « enquêteurs » durent ignorer l’abandon de leur fils car pas un instant il ne fut question d’Apollon-Jules. Le couple d’infâmes ne semblait d’ailleurs pas fasciner les bourdilles. Je crus comprendre qu’on récupéra un certain nombre « d’évadés », gens plus hébétés par leur brusque liberté que ravis de l’aubaine. Sans ressources dans cette région de forêts et de montagnes, ils ne pouvaient espérer grand-chose. Qu’un petit nombre de prisonniers tardassent à se laisser reprendre ne devait pas alarmer outre mesure les autorités.

Nous nous étions fixés un modus vivendi, l’Anglais et moi. Lui, consacrait ses journées à la recherche de son acolyte disparu, tandis que moi je m’occupais de l’évadé et, accessoirement, du môme. Deux fois par jour je cognais à la trappe sur un rythme convenu, pendant que Béru junior jouait l’andouille autour de l’auberge. Je passais quelques denrées alimentaires au général, prises sur ma propre nourriture. Je me gardais de lui donner de l’alcool qui aurait pu avoir pour conséquence de l’inciter au tapage. Une puanteur de ménagerie s’échappait de l’ouverture. Mais il n’existait aucun moyen d’assainir sa tanière. Sa pauvre gueule devenait plus blafarde de jour en jour et il prenait un regard d’oiseau nocturne dont la lumière est l’ennemie intraitable.

Je lui prêchais la patience. Les recherches se faisaient moins intensives et n’allaient pas tarder de cesser. Alors je le planquerais dans le coffre de notre voiture et nous quitterions la région. Gheorghi Dobroujda ne répondait rien. Il y avait en lui ce fatalisme qui finit par mettre l’homme à l’abri de sa peur. Il subissait les événements avec stoïcisme puisqu’il ne pouvait les contrôler. Il ne parut éprouver quelque émotion que le jour où je lui offris mon flacon d’after-shave. Certes, il n’était pas question qu’il se rasât, mais le parfum tonifiant lui fut d’un grand réconfort car il en but le contenu, comme toi un verre de Cointreau !

J’en marquai de la surprise pour commencer, mais très vite je me dis que s’il préférait se mettre mon Old Spice dans l’estomac plutôt que sur la gueule, c’était son problème et non le mien.


Dans Sa souveraine magnanimité, le Seigneur m’envoya, au cours de cette période indécise, un divertissement de qualité sous l’apparence d’un couple d’Helvètes vacanciers, plus jeunes et vivifiants que la Jungfrau. Ils n’avaient pas soixante ans à eux deux, comme on dit chez les simplets. L’homme possédait un profil de tennisman, des yeux clairs, un rire qui donnait envie de lui demander sa marque de dentifrice et des cheveux bruns bien plantés. Elle était blonde, bronzée et grande kif sur les magazines de mode. Les regarder constituait un régal dont je ne me privai pas.

Ils venaient de Neuchâtel et parlaient donc bien le français. Lui était peintre. Il vivait avec un carnet de croquis dans la sinistre et un crayon Caran d’Ache dans la dextre. Je lui demandis vite la permission de vérifier son talent. Il en possédait à coup sûr, ce qui me procure chaque fois un inexplicable réconfort. Il croquait la forêt, la montagne carpateuse, la citadelle, l’auberge et les grosses servantes aux regards bovidiens. Le propre du talent, n’importe la discipline pratiquée, consiste à exprimer beaucoup avec peu de moyens. En quelques traits, une cascade tumultueuse coulait sur son carnet de crobards ; un personnage surgissait comme par magie, dirait une grande romancière de mes relations, promise à une belle carrière dans la couture.

Sa femme n’avait pas d’autres occupations que de lire sans relâche la même page d’un livre qui la faisait chier. Ce qui t’explique que je n’eus ni grand-peine, ni grand mérite à la baiser près de la cascade où nos pas nous conduisirent.

L’époux s’était attelé à dessiner la citadelle dont, je le reconnais, la médiévalité pouvait se montrer tentante pour un artiste. Sa ravissante épouse blonde regardait la nappe mousseuse avec tant d’attention qu’elle ne m’entendit pas surviendre.

Je l’abordis en lyrisme :

— Je crois, madame, que l’onde exerce sur vous une fascination égale à celle que j’éprouve en vous contemplant.

Elle me regardit, me souria, et repartit prosaïquement :

— Je cherchais à apercevoir des poissons. Il doit y avoir des truites dans ce cours d’eau ?

Illico, le merveilleux morceau de Schubert se mit à frétiller dans la soute à bagages de mon slip.

— Sans doute, fis-je-t-il, mais ne vous penchez pas trop, vous risqueriez de glisser.

Joignant le geste à l’avertissement, je mis mon bras autour de sa taille.

Il y avait de fortes chances pour qu’elle se dégageât, pourtant elle n’en fit rien et, bien au contraire, sa hanche souple adhéra à la mienne.

Nous restâmes un bon moment ainsi, éclaboussés parfois par l’impétuosité de la chute.

C’était un de ces instants de rare délicatesse qui font durcir les bites et mouiller les chaglates, ce que les poètes à la suce-mon-paf-mais-pas-trop-vite prétendent « de félicité ».

Félicité, mon chibre ! Je sentais sa chaleur m’investir et se joindre à la mienne, comme disait récemment le rémouleur de mon quartier.

Il arriva ce qui venait de se programmer entre nous : je lui roulis une langoureuse pelle à tarte qui poussa jusqu’à sa luette. Elle y prit goût, impétueusa du mufle, puis esquissa une demi-volte pour se plaquer contre moi et remonta son genou entre mes jambes musclées jusqu’à cette masse de bas morceaux qui, sans vraiment être le siège de ma vanité masculine, m’aide néanmoins à trouver l’existence tolérable.

Tu l’as compris, bouffi, il était temps de chercher un coin susceptible d’accueillir la vigoureuse étreinte dont nous étions tacitement convenus. Une cabane, que je supposis être de cantonnier, m’apparut entre les arbres. Nous y fonçâmes. Le cadenas qui la protégeait ne pouvait endiguer un couple saisi d’un tel rut. Je le fis sauter d’une seule main. La porte céda aussi vite que l’avait fait l’épouse du peintre. Nous entrâmes en trombe dans cet appentis grossier, obscur et alourdi d’âcres remugles.

En personne soucieuse de ménager ses effets, elle ôta sa fraîche robe de lin (étoffe froissable entre toutes), et ensuite une culotte que je devinais exquise dans la pénombre. En Suissesse éprise d’hygiène, elle ne s’allongea pas sur le sol inepte, donc inapte, mais me tourna le dos, plaça ses longues jambes en fourche, prit appui des deux mains sur ses genoux, m’offrant en un total et charmant abandon, l’un des plus délicats trésors que la vaillante Helvétie est en mesure de proposer à un garçon que l’on dit être le Von Karajan du chauve à col roulé.

Elle en prit, non pour son grade, mais de quoi noircir dix pages du cahier où elle consignait ses souvenirs de vacances.

Contrairement à ce qu’un valet de ferme, voire un Prix Nobel de physique pourraient penser, je ne l’emplâtrai pas d’entrée de jeu, oh ! que non ! Agenouillé là où il convenait de l’être pour accomplir mon dessein, je la préliminai d’une tyrolienne à cresson qu’aucun jodleur des Alpes d’Europe centrale ne poussa jamais. Ce fut une telle réussite qu’à peine ayant vidé ses ballasts, elle m’implora de réitérer ; ce à quoi je souscrivis incontinent, au prix d’un torticolis que je te raconte pas ! Fort heureusement, sa seconde livraison fut acheminée dans les meilleurs délais.

Elle émit une majestueuse plainte qui me fit évoquer celle de la baleine en frai. J’en profita pour tenter de redonner quelque souplesse à ma nuque surmenée en me tenant à quatre pattes et tête basse. Ce faisant, je sentis sous ma paluche gauche un objet froid et élastique que j’identifiai rapidement comme étant une autre main.

Instantanément, j’oubliai mon torticolis et me pris à investiguer à l’insu de la belle Neuchâteloise. La pogne dont je viens de te faire état était de gauche, un poignet la prolongeait, lui-même assuré d’un avant-bras. Le reste s’en allait sous des branchages.

J’eus alors un comportement d’une inouïsité sans pareille !

Je me releva, fis pivoter ma conquête et, mettant à profit ma rude érection qui perdurait, lui plantai mon trognon de chou là où il était inévitable qu’il se rendît.

Ce fut, j’ose le dire, du délire. Cette femme qui possédait une taille identique à celle des fameuses pendules de sa ville natale, émit des sons qu’aucun appareil enregistreur n’aurait été en mesure de capter, ce qui est fort dommage pour le Musée de l’Homme. Et moi, pauvre de moi, qui tringlais sans perdre de vue cette main morte qu’éclairait la lumière rasante passant sous la méchante porte !

Conçois-tu cela, lecteur béni des dieux, sans lequel je serais contraint de faire du cannage de chaises pour assurer ma subsistance et celle de m’man ? M’imagines-tu, le sexe d’airain, en train de calcer une femme de peintre, sans doute talentueux, à la vitesse d’un rotor d’hélicoptère, avec ÇA sous les yeux ? Une personne dont j’ignorais le prénom mais savais déjà par cœur la manière dont elle bichait son fade homérique !

L’emportant dans une frénésie sans limites, les dents crispées, le regard fixé sur une main dont l’auriculaire s’ornait d’une chevalière que je reconnaissais pour l’avoir vue portée par le dénommé Howard, l’âme damnée de Blint. Ainsi, voilà donc ce que ce sac à merde de Bérurier appelait « faire disparaître le corps » du vilain vaurien ? Grosse loche, va ! Feignasse ! Poubelle de pays développé !

Je finis galamment la petite médème. Lui ramasse ses harnais et l’aide à les remettre.

Elle, détruite par l’amour intense, elle voudrait s’attarder, tu penses. Toujours, les frangines, après un pied de cette pointure ! Elle aimerait un final langoureux. Des mots d’amour, des promesses d’encore. Seulement, le grand vilain Sana n’a qu’une idée en tête : s’emporter le plus loin et le plus vite possible !

J’arrive enfin à évacuer ma Romande après l’avoir comblée.

La cascade est toujours là, avec son grondement simple et tranquille, ses bulles irisées, ses belles truites saumonées.

Tiens, à propos : dans ma précipitance, j’ai oublié de remettre le petit Nicolas dans sa chambrette.

23 TU TE DÉCULOTTES, CHARLOTTE

N’à compter de cet instant tout à la fois étourdissant et morbide (peut s’écrire « mord bite »), je décidai de tailler la route au plus vite.

Les choses semblaient s’apaiser. Certes, des draupers en militaires et quelques autres en civils, continuaient de hanter la région, mais le briscard que je suis sait reconnaître le désintérêt qu’une affaire finit par engendrer. Un élément imprévu m’avait servi : « l’oubli » d’Apollon-Jules par ses chers parents. Les gargotiers taciturnes n’avaient pas précisé que le môme ne « m’appartenait pas » ; aussi, tout naturellement, les bourdilles crurent que j’en étais le dabe. Comme il est rare qu’un père de famille exécute des coups de main flanqué d’un garçonnet, la méfiance qu’ils avaient pu nourrir à mon endroit fit long feu.

Le soir de mon coït de gala avec l’exquise Suissesse, je prévins cet enfoiré de Blint que notre départ s’effectuerait le lendemain, aux aurores. J’en avisai également nos hôtes et leur réglai la facture sous le prétexte valable que nous allions décarrer à poltron-minette[13].

A l’issue du repas, le peintre helvétique, à l’instigation de son épouse, je présume, nous convia à prendre un verre. Nous en bûmes bien davantage pendant que sa chère compagne, décidément insatiable, cherchait dans mon pantalon béant, une bite d’amarrage qu’elle n’eut aucun mal à découvrir. Restait pour elle à en tirer parti. Elle le fit, en prétextant qu’elle voulait me montrer les esquisses exécutées dans la journée par son grand artiste.

Généralement, ce sont les peintres qui vous font l’honneur de leurs œuvres, mais « le nôtre » était un homme modeste qui ne cultivait pas la flatterie. Il laissa donc son épouse me guider jusqu’à leur piaule et m’y pomper le dard à satiété tandis que je compulsais l’album de croquis.

Effectivement, il avait un talent certain. Tout comme son infidèle, il faisait dans le figuratif.

Malgré ma prestation de l’après-midi, j’eus une libération glorieuse qui, à ma grande honte, se répercuta en partie sur les dessins soumis à mon appréciation.

La dame s’en aperçut et rit de la chose, prétextant avec une impudence femelle que cela porterait bonheur à son Watteau neuchâtelois.


Après que nous eûmes bien bu et beaucoup parlé, nous prîmes congé de ce couple si liant. Je leur annonça notre départ aux aurores et la jeune baisée en fut profondément attristée.


Quand nous fûmes seuls, Blint me dit avec aigreur qu’il avait parfaitement percé notre manège et compris que cette jeune épouse désœuvrée se faisait dinander le pot à perte de vue.

Il était jalmince car il aimait la brosse et avait les amygdales sud engorgées. En attendant qu’il retrouve sa vitesse de croisière, je décidai de préparer l’évacuation du général.

Le pauvre homme dormait dans son pestilentiel réduit.

Je l’éveillai, l’en fis descendre et lui conseillai de procéder à quelques ablutions au lavabo de Blint, car s’il avait usé du mien, il aurait pu réveiller Apo.

Il puait tellement que nous décidâmes d’abandonner ses hardes sur place. Je lui donnai des frusques à moi qui, sans lui aller vraiment, s’adaptèrent vaille que vaille à son corps amaigri. Il parut régénéré par son retour à l’hygiène. Avec mille précautions, je le conduisis à notre voiture et « l’installai », si l’on peut dire, dans le coffre. Certes, il dut replier ses jambes, pourtant il s’y trouva sinon à l’aise, du moins dans une position plus que tolérable.

L’imminence de la décarrade faisait briller son regard, et l’on sentait, chez cet homme floué par le destin, comme un regain d’espérance. Je lui annonçai que j’allais essayer de dormir un couple d’heures (comme on dit dans les mauvaises traductions de l’américain), ce que je fis séance tenante.


Tu le sais : comme tous les hommes d’action, je possède cet étrange mouvement d’horlogerie interne qui m’arrache au sommeil avant que les sonneries traditionnelles ne m’y invitent.

A cinq plombes moins quelques broquilles, mon sixième sens (à moins que ce ne fût le huit ou neuvième) me restitua ma lucidité. Je sortis du plumard complètement défatigué, voire fraise et dix pots, et allai appeler mon ouistiti anglais.

Blint avait les yeux rouges et, quand il respirait trop fortement, les mouches et autres insectes d’appartement tombaient, foudroyés par son haleine encore chargée de whisky. Nous procédâmes à des toilettes intimes dont la brièveté me donna mauvaise conscience, car elles me rappelèrent les engueulades que me prodiguait papa, au temps de ma communale, s’il me trouvait de la crasse sur les tendons d’Achille et au cou, qui sont des points de notre corps particulièrement trahisseurs en la matière.

Lorsque nous fûmes (très approximativement) prêts, je pris Apollon-Jules dans mes bras pour le porter dans l’auto afin qu’il y terminât sa nuit.

L’Anglais, lui, coltinait de mauvaise grâce nos deux valoches.

Elles lui churent des mains quand il parvint au terre-plein servant de parking à l’auberge.

Il y avait de quoi. Moi-même je faillis lâcher l’héritier présumé des Bérurier.

Car notre voiture avait disparu !

24 IL EST TOUT CON, RAYMOND

Dans la pire adversité, surtout ne jamais perdre le côté plaisant des choses.

A peine mon effarement surmonté, je pense à l’histoire de la grand-mère, morte pendant les vacances, et que ses enfants ramènent, roulée dans une couvrante, sur la galerie de leur tire.

En cours de route, on leur chourave la bagnole sur l’aire d’un parkinge d’autoroute. Le reste, je m’en souviens plus. Oh ! rien de génial, mais je pars du principe (et je le démontre) que tout ce qui fait marrer est bon à prendre, comme une bite en fin de soirée. Mieux vaut le poil à gratter que la mélancolie, et le plus mauvais des « Comment vas-tu Yaudepipe ? » que la plus somptueuse pensée philosophique. Si on ne riait pas encore un brin, fût-ce de ses malheurs, autant aller se zinguer en couronne avec la secte du « Grand Paf Radieux ».

Mais cette opinion que j’ai le privilège de partager avec moi-même, peut te laisser de marbre, je me ferai une raison.

Le Blint de mes fesses et de leurs environs immédiats se tourne vers moi avec un regard qui se le dispute entre le point d’interrogation et celui d’exclamation (beaucoup plus sobre).

— Ça veut dire quoi ? il demande.

— A votre avis ? riposté-je.

— Vous aviez bien mis le général dans le coffre ?

— En effet.

Il me fustige d’une œillée tellement méprisante que la peau de mes bourses se fendille comme un sac en faux croco, vendu par un vrai Sénégalais dans les tiroirs du métro.

— Vous ne l’aviez pas attaché ?

— J’avais jugé la précaution superflue, avoué-je dans un élan de totale sincérité qui me vaudrait une remise de peine d’au moins deux heures dans un pénitencier laotien.

Il se met à imprécater en slang et si vite que je renonce à capter l’intégralité de son discours.

Pour comble, un merle se met à persifler dans un bouquet d’arbres proche.

Je savais bien qu’il avait une sale gueule, cet enfoiré de Dobroujda. Même dans la pire gadoue, un gonzier qui se traîne une pareille frime de traître reste paré pour te biter jusqu’aux roustons ! Chose curieuse, moi toujours à la pointe de l’action et de mon paf, je reste tout ratatiné, le porcelet béruréen dans les bras.

Well ! Well ! Well ! soupiré-je.

Puis, signe flagrant de soumission :

— Que faisons-nous ? lâché-je d’un ton qu’exténue à toute vibure.

Le vilain Rosbif ricane :

— Vous ne faites plus le malin, hé, Cosaque ! Vous avez enfin compris qu’il y a eu erreur sur la marchandise. Monseigneur n’a engagé qu’un tocard !

Moi, tu me connais plus ou moins par cœur, non ? Tu le pressens déjà qu’un sarcasme aussi outrageant ne saurait me laisser pantelant comme les testicules d’un centenaire.

Je dépose doucement mon goret sur l’herbe mouillée, puis je me tourne vers l’imprécateur.

— C’est toi, sous-merde, qui me traite de tocard ?

Il grisâtrie et bredouille :

— Ben… Hein ?…

Le pain que je lui mets échappe à toute technique pugilistique. Te dire s’il s’agit d’un crochet ou d’un direct, d’un uppercut ou d’un bolo-punch, faudrait que je me fasse repasser la bande au ralenti pour essayer de le définir. N’en tout cas, le cocker est soulevé de terre d’au moins cinquante centimètres.

Dans un instantanéisme prodigieux, je vois se brouiller sa vue et sa physionomie adopter une expression rêveuse. Il s’abat lourdement en arrière.

Sa soute à cervelle a porté sur le muret de briques surmonté d’un grillage entourant un vague potager où les mauvaises herbes se la donnent belle.

Je reste à frottailler de la main gauche mes phalanges droites endolories. Quel taquet, mon révérend !

Comme il garde les yeux entrouverts, je crains qu’il soit clamsé. Alors là, ce serait le bouquet de primevères que je voudrais rapporter à m’man.

Inquiet, je mets ma main non contusionnée sur sa poitrine de lapereau. Dieu soit loué pour toute la durée des représentations : ça bat toujours, presque régulièrement.

Et vlan ! Le déclic ! Santantonio est complètement retrouvé après son coup de flou. A nouveau disponible, à claire-voie, pardon : clairvoyant, déterminé.

Regard circulaire : nobody !

Je ramasse le petit pas-beau, le charge sur l’épaule et le rentre dans notre bungalow. Poum ! sur son lit.

In my opinion, je pense, après une rapide auscultation, qu’il souffre d’un traumatisme crâneur[14]. Il est donc out (voire septembre, octobre) pour un bout de moment.

Sans vouloir faire coûte que coûte de la littérature d’action, je conclus que ma position est devenue plus merdique qu’un slip de pétomane. Ma « mission » a capoté. L’un de mes anges gardiens est canné dans une cabane de cantonnier, toute proche, le second a besoin d’une trépanation, le général que j’ai fait évader s’est cassé avec ma chignole et j’ai sur les endosses le jeune Apollon-Jules, sans papiers d’identité.

Quel est le con qui vient de crier qu’il a vu pire ?

25 SOIS PAS BÉGUEULE, ISEULT

Moi, excepté un Davidoff « Number one », dans les cas d’exception, où je tire douze goulées avant de le transformer en mégot de milliardaire, je ne fume pas, ce qui me permet d’avoir la voix claire, les éponges transparentes et de ne faire chier personne lorsque je suis à table. Rien qui me déprime davantage que de claper en compagnie d’un gusman (voire d’une gerce) qui pétune pendant le repas. J’ai tout soudain l’impression d’être exclu et de partager cet instant de convivialité avec des gens étranges venus d’ailleurs.

Eh bien, magine-toi, Benoît, qu’à cet instant crucial, stupidement, j’ai un besoin physique d’allumer un barreau de chaise, en soufflant sur son bout incandescent pour qu’il prenne bien, et à me lancer dans la réalisation aléatoire de ronds de fumée. Paraîtrait-il que cet exercice est propice à la réflexion. Je me rattrape sur les peaux mortes cernant mes ongles. Les cisaillant de mes incisives et les crachant à petits pets buccaux.

Je me prends à témoin.

— Albert, me dis-je car j’adore ce prénom et me l’approprie à l’occasion, histoire de laisser le mien se reposer, Albert, tu t’es déjà trouvé plongé dans des fosses à purin encore plus nauséabondes que celle-là. Sois toi-même, garde ta confiance dans les valeurs sûres : ta maman, Dieu, la France. Il vaut mieux avoir une seule étoile, mais qui brille, plutôt que sept qui rouillent dans les geôles de l’île d’Yeu.

Cet auto-requinquement réalisé, je me décide, sachant que dans les circonstances glaireuses, tout est préférable à l’inaction.

Primo : dégauchir un véhicule et me casser d’ici dans les meilleurs délais. C’est alors que, tu sais quoi, Eloi ? J’avise, dans le frais morninge, une Renault Machin immatriculée en Suisse, canton de Neuchâtel avec l’écusson rouge, blanc, vert, agrémenté de la jolie croix helvète. La tire du peintre se trouve devant leur bungalow.

Je gage que tu commences à piger ?

Oui ? Magnifique !

Je savais que je ferais quelque chose de toi. Comme quoi faut jamais se laisser rebuter par l’air glandu de quelqu’un : tout individu a des ressources cachées.

Sachant la méticulosité des Suissagas, je cramponne d’ores et déjà l’ami sésame pour une petite violation de domicile (une auto étant considérée comme tel, et lorsqu’il s’agit d’une bagnole de la Confédération, on peut dire comme Guillaume Tell), ma stupeur est totale quand je m’aperçois que, non seulement elle n’est pas verrouillée, avec antivol branché et tout le bataclan illusoire, mais que la clé est sur le tableau de bord. Faut dire que son proprio est un artiste, partant, il a moins que ses compatriotes le sentiment de propriété.

Trois minutes plus tard, le gars Apollon-Jules est allongé sur la banquette arrière et ma valdingue se trouve dans le coffiot.

Un sentiment qui ressemble à une crise de conscience m’incite à aller voir où mon partenaire imposé en est. Ce gazier a le crâne en alliage dur car, figure-toi, qu’il paraît reprendre quelque peu ses esprits. Oh ! ce n’est pas encore la vivacité chiraquienne, n’en tout cas ses falots sont ouverts et il gémit en catiminette.

Je me penche sur lui :

— Hello, Blint, vous m’entendez ?

Il gazouille un charmant « areu areu » de bébé, ce qui le rajeunit considérablement.

My dear, lui déclaré-je, remettez-vous tranquillement de ce début d’insolation, moi je suis obligé de reconduire le gamin chez ses parents. Quand vous téléphonerez au prince, dites-lui que mon départ n’est pas une démission, juste un temps de récupération, et que je vais poursuivre mes recherches car je suis un homme pugnace. A la revoyure, baby ! Prenez un maximum de repos et vous retrouverez ce brio qui fait votre charme.

Je pose un baiser maternel sur son front glacé et joue rip à guichets fermés.

Me voici totalement retrouvé : fringant de partout, avec déjà la zézette qui frétille.


Je roule aussi vite que le permettent les autorités. La partie est serrée. Le jeu consiste a passer la frontière hongroise avant que le « vol » de mon véhicule ait été signalé.

Il est six heures vingt. Je suppose que le barbouilleur ne doit pas être un lève-tôt, comme la plupart des artistes. Quoiqu’il est enfant d’une nation laborieuse où la vie commence bien avant celle des pays qui lui sont limitrophes.

Je suppute, le panard sur le champignon. Mettons qu’il se réveille à huit plombes. Chiottard, petit déje, ablutions. Ça nous mène à neuf. Il découvre alors la disparition de sa pompe. Dramuscule. Artiste, mais suisse, donc attaché aux valeurs. Ramdam, te dis-je. Alerte générale. Tu crois que la police roumaine va se crever le fion pour une tire étrangère ? A la rigueur préviendra les services routiers.

Non, je risquerais trop gros au franchissement de la frontière. Je vais manœuvrer autrement : prendre la route à travers les Carpates jusqu’à ce que je dégauchisse un autre mode locomotoire.

Je ne sais pourquoi, ces monts sombres me fascinent. Réminiscence de mes lectures de jeune homme, des films dits d’épouvante qui firent frémir ma jeunesse (morte à la fleur de l’âge). Depuis mon arrivée dans ce patelin, je rêve de m’enfoncer entre ces fûts, de me perdre dans le clair-obscur du sous-bois. C’est un appel, à tout le moins un instinct. Quelque force occulte (la force, on se la met où on peut) s’empare de moi, agit en mes lieu et place. Il me FAUT la forêt. Cette étendue d’arbres presque noirs, de monts couronnés de châteaux en ruine. C’est plus que littéraire comme besoin, je dirais qu’une voix subconsciente exige que je m’y rende. Alors je, que veux-tu.

La route n’est pas pavée de bonnes intentions, hélas ! Ornières, nids-de-poule (grands comme des aires d’aigle), pointes de roches intempestives, fondrières, tout le bigntz, quoi. Les embûches (de Noël) des randonneurs en rangs d’oignons. Je me cogne du soixante compteur. A cette allure, je ne suis pas près de quitter le pays !

Moi qui avais projeté une décarrade éclair, tu juges ? Ferais-je de l’instabilité mentale ? Patouillé-je du bulbe ? comme demandait l’autre jour M. Raymond Barre à l’infirmière qui vient le changer après son goûter de quatre heures. Toujours est-il, que veux-tu, Lulu…

Belle journée. Çà et là, un rai de soleil perce les frondaisons. J’ai baissé ma vitre pour déguster l’air salubre de la forêt et écouter les ramages et autres incongruités des zizes.

Il m’arrive, fort rarement, de croiser la Jeep déglinguée d’un forestier. Il me salue de la main. Je lui réponds.

Et puis soudain, dans mon dos, une voix à laquelle j’étais loin de penser : celle d’Apollon-Jules :

— Tonton Antoine ! J’ai envie de chier ! Le voilà réveillé après ces tribulations matinales qui n’ont pas altéré son sommeil.

— Facile, fais-je : t’as des hectares de gogues à ta disposition.

Je me range sur un talus et le môme se débagnole.

— Tu as du papier ? m’enquiers-je-t-il.

Il a une réponse qui en dit long comme la ligne Moscou-Vladivostok sur son hygiène de vie :

— Pour quoi faire ?


Le branlo-chieur s’est traîné le fion sur la mousse, ensuite nous sommes repartis. Bien réveillé, la boyasse à jour, il s’est mis à chialer la faim.

Moi, que veux-tu, dans la précipitance de l’événement, je n’ai pas songé à embarquer des vivres.

— Dès que nous trouverons une épicerie, je t’achèterai de la croque, éludé-je.

— Y en a bientôt une ?

— Encore quelques kilomètres.

Il rengracie, mécontent de mon organisation. C’est un authentique Bérurier : il ne conçoit pas qu’on puisse s’embarquer sans choucroute.

Je continue mon chemin.

L’enfoirure de gosse reprend ses geignages.

Il m’énerve ; j’aimerais lui tartiner le museau. Je roule toujours. On approche d’une clairière.

Apollon-Jules s’exclame :

— Y a plein de fraises des bois, vise, tonton !

Effectivement, le sol est tapissé de fraisiers et ce morceau de pré coincé dans la forêt semble avoir la rougeole.

— Arrête-moive ! supplie le larduche.

Bon, je stoppe sans me douter que ce caprice de Bérurier junior va conditionner toute la suite de cette extraordinaire aventure !

26 IL TIRE DE BONS COUPS, JEAN-LOUP

Le mouflet procède de façon animale : il se met à quatre pattes afin de picorer les fraises sauvages qui sont dodues comme des fruits de culture.

Je profite de l’occase pour me dégourdir les fumerons. J’ai toujours adoré les clairières. Romantiques et mystérieuses, elles sont. Mais dans les Carpates, elles atteignent un puissant degré d’angoisse. T’as l’impression que tu vas voir surgir des gusmen avec des oreilles de loup-garou et des ratiches qui ratissent les pelouses.

Ça sent bon l’humus, l’herbe fraîche, le chèvrefeuille. Je marche dans l’herbe trempée de rosée, sans me soucier de mes pompes ni du bas de mon grimpant. Ça me rappelle des instants de jadis, dans notre Dauphiné d’origine. Les digitales, les lupins et ces espèces d’épis verts, crochus, qu’on se posait sur l’intérieur du poignet et qui remontaient lentement ton avant-bras, « entraînés par le sang », assurait mémé. Je me délecte à fouler les plantes en liberté ; à baigner dans cette félicité, j’en oublie les graves préoccupations du moment.

Et alors, se produit quelque chose d’inattendu, de terriblement troublant au sein de ces montagnes somptueuses : un cri ! Un très long cri, intense, éperdu. Cri d’homme fou de souffrance. Cri parti de la chair torturée. Je connais. J’ai eu poussé les mêmes.

Je me dirige en direction de ce bruit insoutenable. Cela vient de la forêt. M’y rends. Je parcours une deux-centaine de mètres, piégés par des ronces tentaculaires, car la sente qui s’offre est à l’abandon. Il y a mèche, des bûcherons la pratiquèrent pour s’en aller désarbrer, mais tu sais combien la nature avide reprend vite ses droits. T’as pas le dos tourné que ça se met à gicler du sol, à partir à l’assaut de la planète. Toujours, de partout, inlassablement. Que même ces sales cons, avec leurs bombes, ne parviendront jamais à neutraliser complètement la végétation. Elle sera éternellement la plus forte ! Tu paries ?

Mes pas me conduisent jusqu’à une cahute de rondins qui choit en digue-digue.

Mais ce n’est pas elle qui me fascine. Oh ! lala, que non ! Je n’ai d’yeux que pour l’automobile stationnée à quelques mètres de la cabane, car cette bagnole, imagine-toi que c’est la mienne !

Tu lis bien ? Tu réalises parfaitement ce que je viens de te bonnir, Casimir ? La mienne ! Elle est a demi cachée par de hautes plantes à larges feuilles, pourtant je la reconnais sans hésitation.

Mon premier signe est de croix.

Comment douterais-je de Dieu à l’issue d’un pareil miracle ?

Impossible, hein ?

Récapipite un peu la somme de fabuleux hasards qu’il aura fallu pour m’amener jusqu’à ma guinde !

Le choix de la direction, au départ. Puis de la route. Le caprice d’Apollon-Jules affamé qui exige de bouffer les fraises garnissant la clairière. Moi, qui footinge dans ce lieu de méditation. Ce cri que je reçois comme un message venu d’ailleurs.

Si après ça tu restes athée, mon pote, c’est que tu es de mauvaise foi (oserai-je affirmer).

Donc, brièvement, mais intensément, je remercie le Seigneur Dieu de m’amener ici. Franchement, c’est chic à Lui. En voilà Un qui n’a pas de rancune, avec toutes les crasses que je Lui fais à longueur d’existence !

L’autre jour, j’étais à la messe avec Jean-François Kahn et Mme Simone Vieille et je leur causais de mes tourments. Ils m’ont fait valoir que de mauvais états d’âme ne signifient pas qu’on ait une âme en mauvais état, que l’essentiel c’est d’en posséder une. Ils m’ont requinqué et Jean d’Ormesson, qui sortait de la synagogue, partageait leur point de vue. Dois-je leur faire confiance ? Ne sommes-nous pas enclins à nous raccrocher aux arguments qui flattent nos penchants ? Il faudra que j’étudie cela de près à la faveur d’une angine terrassante ou d’une crise de constipation pugnace.

Je t’en reviens à mes Carpates sombres et à la cabane de bois d’où s’échappent des plaintes.

La chierie, c’est que je n’ai aucune arme à ma disposition, autre que mes poings et ma vaste intelligence. Ployé en deux ou trois, je pas-de-loupe jusqu’à ce reliquat de construction. Elle ne possède, en fait d’ouverture, que sa porte, laquelle se trouve sur la face qui m’est opposée. Mais les rondins, avec le temps délabreur, joignent mal. Parvenu contre la masurette, je n’ai aucune difficulté à mater ce qui se passe dedans.

Le spectacle me ferait friser les poils occultes si ces derniers ne bouclaient spontanément. Y a vraiment des instants au cours desquels tu mets tes cinq sens en question, comme disait un compositeur du même nom, auteur de la Danse macabre.

Bon, je vais tout te conter, mais je te parie un moule à gaufre contre une moule de Bouchot que tu auras du mal à me croire.

On plonge tout de même ? Alors attache ta ceinture.

Dans la masure (comme dit mon pote Bruno) sont réunies trois personnes, dont l’une a été réunie par les deux autres puisqu’il s’agit du général Gheorghi Dobroujda et qu’il gît sur le sol, à plat ventre, les membres écartés en croix de Saint-André par des cordes. On a baissé son pantalon, ce qui est un manque de respect caractérisé vis-à-vis d’un militaire de son grade, quand bien même il aurait été déchu. Cette manœuvre est sans connotation sexuelle ; on a agi de la sorte simplement pour pouvoir introduire dans son rectum l’embout du gonfleur de secours qui figurait dans la trousse de ma voiture.

Maintenant, parlons des deux tourmenteurs de cet ancien fidèle des Ceauşescu. C’est d’eux que provient ma stupeur.

Je te dis ?

Le peintre ! mon pote. Le barbouilleur de l’auberge et sa polissonne julie que j’ai calcée de queue de maître durant une bonne partie de la journée d’hier. Jure-moi sur la sainte Bible que tu t’attendais à ça et je te rembourse cet ouvrage, bien que j’aie déjà dépensé les droits d’auteur en futilités.

C’est la nana qui manœuvre la gonflette ; l’homme, qui a un tempérament artistique, s’amuse à appuyer le bout incandescent de son cigare sur les lobes oculaires de sa victime, comme s’il voulait transformer ses orbites en cendrier. Tu te rends compte s’il est néfaste, ce salingue !

Évidemment, le général ne peut contenir ses hurlements de souffrance. C’est pas réprimable des douleurs de cette nature ! T’as beau avoir du courage, de la volonté, tout le chenil, tu craques.

Ma baiseuse ardente, je le réalise tardivement, est une sadique. Tu verrais sa gueule, tu pigerais mieux le panard qu’elle se chope à dilater la tripaille du pauvre homme.

— Stop ! fait soudain son complice.

Elle interrompt la pression. Le compagnon remet son havane en bouche pour le faire brasiller. Il tire une belle et longue goulée qu’il rejette avec une lenteur asiate.

— A quoi bon vous obstiner, général ? demande-t-il à sa victime. Nous poursuivrons ces sévices jusqu’à ce que vous parliez. Vos intestins éclateront et vous deviendrez aveugle. Mais nous continuerons à vous martyriser jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et quelle mort !

Il se reprend à fumer. Sans le consulter, sa gerce remet la sauce avec sa grosse cartouche d’air comprimé. Cri exténué et pré-agonique du Roumain.

Le « peintre » fait signe à sa complice de surseoir. Elle obéit de très mauvaise grâce ; est-ce que son rêve est de voir s’envoler sa victime comme un aéronef ?

Le général dit :

— Je ne sais pas où est le trésor, je vous en donne ma parole d’officier.

— Mais vous en avez entendu parler ?

— Oui, vaguement.

— Par qui ?

— Par Nicolae.

— Vous voulez dire Nicolae Ceauşescu ?

— Oui.

— A qui en parlait-il ?

— A l’un de ses proches.

— Et il lui disait quoi ?

— Que le moment était venu de porter la malle du Shah à l’endroit prévu.

— Quoi d’autre ?

— C’est tout, je le jure.

— Qui était l’homme auquel Ceauşescu confiait cette mission ?

— Il m’est impossible de vous le révéler.

— Vraiment ! Et pourquoi ?

— Mon honneur d’officier ne me permet pas de trahir un ami.

Celui que, faute d’avoir son blase, je vais continuer à nommer « le peintre » part d’un large rire autour de son Punch gros module.

— Son honneur d’officier ! exulte-t-il. En ce moment ! Flanque-lui encore une belle giclée dans le cul, ma belle.

La garce, qui ne demandait que ça, donne de la cartouche avec un cri de plaisir. Là, c’est la dose pour enculé obèse. Cette fois, la décharge est si forte que le pauvre évadé part dans le sirop.

L’ont-ils buté, à vouloir aller trop loin dans la torture ?

Dans mon cœur se lève le vent de la rage. Vais-je donc laisser assassiner ce malheureux sans réagir ? Moi, le premier flic de France quand tu arrives à Saint-Cloud ?

N’écoutant que ma courge[15], je me dresse et me mets à la recherche d’un n’importe quoi susceptible de me servir d’arme. Seulement ici, c’est pas Manufrance de la belle époque. Tout ce que je dégauchis c’est un pieu de bois point trop vermoulu. L’empoigne par son extrémité la plus mince. Massue équivoque, mais faute de grives on mange des merdes, comme disait un ami à moi nommé Bérurier.

Je m’approche de la cabane déglinguée, la contourne. Pour y voir clair à l’intérieur, ils sont contraints d’en laisser la porte ouverte. Une dernière lorgnée par une fente m’informe que le couple est agenouillé autour de leur victime. Tel, il me tourne le dos.

Alors mézigue, un brin théâtral, genre Edmond Dantès retour du bagne :

— Vous croyez qu’il parlera ?

Putain, cette secousse à haute tension !

Si j’ai été abasourdi de les retrouver, il y a un instant, eux le sont tout autant de me voir.

Qu’est-ce que les vrais écrivains disent en semblable circonstance ? Que c’est la foudre qui leur tombe aux pieds ? Qu’ils doutent de leur entendement ? Qu’ils se glacent ? Qu’ils claquent du râtelier ? Quoi z’encore ?

— Vous m’avez bien eu, dis-je. Pas une seconde je ne me suis douté qu’on travaillait pour la même maison. Il est viceloque notre prince, vous ne croyez pas ?

27 ELLE EN A DE BONNES, SIMONE

Malgré les coups de théâtre, du sort, de bite enfourrés, l’être humain surmonte toujours. Sa belliquieusité reprend le dessus, invinciblement.

— Vous nous avez suivis ? questionne ma « conquête » de la veille.

— Non : retrouvés, rectifié-je.

Mais le doute est en eux et va-t’en le déloger !

— Le général a un signal à ondes courtes sur lui ? fait le peintre.

— Pas lui : moi. Et je l’ai là ! affirmé-je en me toquant ma boîte crâneuse.

Les deux échangent un long regard : celui de Roméo sur Juliette, de la vache sur le train.

Ma connaissance des hommes m’avertit que le charmant couple mijote un truc peu bandant pour ma pomme. Ce qu’il y a de chiatique, chez les autruis, c’est leur connivence. Parfois, et épisodiquement, certains ont « partie liée ». Là faut te gaffer, mon drôle. Tout est à craindre.

Je fais, montrant le bec du gonfleur dans l’œil de bronze de Dobroujda :

— Vous pratiquez des méthodes peu courantes.

J’ai tort de ne pas me tenir davantage sur mes gardes, comme disait cette impératrice de Russie qui se faisait verger par ses Cosaques. Dedieu, ce qu’il est rapide, l’artiste ! A ce propos, c’est une grande première dans ma carrière, un tortionnaire qui fait de l’aquarelle. Tout existe !

Il a tellement hâte de m’assaisonner qu’il défouraille à travers la poche de son blouson. Heureusement pour ma viande car, son vêtement étant fermé, il n’a pu pointer le canon de son feu selon l’angle adéquat. La bastos fait un trou dans le daim du vêtement, puis un autre, plus large, dans un des rondins de la cabane.

Moi, dare-dard, j’ai plongé pour esquiver la seconde prune qui suit docilement la première. Me trouve contre ma pointeuse de la veille. J’arrache le gonfleur de l’oigne militaire de sa victime et le virgule de toutes mes forces contre l’homme au pistolet. Coup heureux : le projectile vient percuter sa main qui tient l’arme et qu’il a dégagée de sa profonde pour une meilleure liberté de manœuvre. L’impact se produit à l’instant précis où il défouraillait pour la troisième fois. Il fait dévier le canon du riboustin. La purée part nettement sur ma gauche.

Alors la gueule du tireur change. Ses yeux et sa bouche béent. C’est son expression fixe surtout qui me fait tiquer. Il ressemble à deux trous contigus dans du gruyère.

Je me tourne vers la femme et réalise ce faisant la commotion de son « mari ». Ma dévergondée de la veille, celle qui suçait si bien mon paf pour le faire devenir pointu, se tient immobile, en position instable.

Elle a chopé la dernière bastos en plein front, que tu dirais ces tatouages que certaines dames hindouses arborent avec fierté.

Chose hallucinante, elle garde sa posture, pourtant précaire, comme si elle venait d’être minéralisée.

— Gerda…, bredouille le flingueur.

Ce manche-à-burnes-creuses vient de scrafer sa partenaire en voulant me buter. Tout s’est passé si vite que nous avons du mal à réaliser, lui et moi.

Et puis il pige l’étendue de son désastre et émet un son long et modulé qui évoque irrésistiblement la plainte du kangourou qui vient de trouer sa poche marsupiale en y planquant un tire-bouchon.

Il prend son arme à deux mains, avance d’un pas, me vise posément et…

Ma dernière heure commence à sonner au beffroi de Saint-Poulardin-le-Sodomiste. J’élève l’épieu ramassé dans la clairière en un geste dérisoire de défense. Je le sais trop bien que je n’ai pas le temps de le balancer sur le mec, qu’il est trop tard.

Et puis, comme souvent dans mes z’œuvrettes, l’inattendu se pointe. En la personne d’Apollon-Jules. Le poupard attardé arrive en courant dans la cabane. Il est si balourd qu’il télescope, dans son élan, le dos de mon metteur à mort. Le peintre-assassin trébuche, essaie de retrouver l’équilibre, ne le peut, s’abat en avant, c’est-à-dire sur moi.

Suis-tu parfaitement la scène, Arsène ?

Oui ? Alors je continue.

Et lui aussi !

En chutant, tu sais quoi ?

Tu ne vas pas croire. Et cependant il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que je te dis. Le gusman s’embroche délibérément sur mon pieu. Cela fait un bruit surprenant, à la fois de pet à ramifications et d’étoffe déchirée. Il s’octroie vingt bons centimètres de bois dans le baquet. Pour lors, il tombe sur sa souris, laquelle, enfin, bascule comme on a le devoir de le faire lorsqu’on vient de s’adjuger une bastos de 9 mm en pleine poire.

Voici cet étrange tandem au sol, pêle-mêle. L’homme geint sourdement.

— A quoi qu’y joue, c’branque ? demande l’ingénu Bérurier fils.

— Va-t’en savoir, éludé-je en me remettant droit sur mes pattes de derrière, initiative fâcheuse que prit un jour un singe qui allait devenir notre grand-papa.

— Dis, tonton, c’est pas ta bagnole qu’est à côté de la cabane ?

— En effet, mon petit loup.

— T’es venu la chercher ?

— Tu as tout compris.

— Tu veux qu’j’vais mett’ nos valdingues dedans ? J’sus fort, tu sais.

— Bonne idée.

Il sort.

J’en profite pour faire le bilan de cette action ahurissante.

Celui-ci n’est pas laubé !

Ma pseudo-Neuchâteloise est cannée, pralinée involontairement par son équipier. Ce dernier agonise avec une broche dans le tiroir-caisse, ce qui le gêne considérablement pour lacer ses pompes. Le général Gheorghi Dobroujda ne reprend toujours pas conscience. D’après ce qu’il a eu le temps de révéler à ses tourmenteurs, il ne sait pas où est le trésor du Shah. Tout ce qu’il est cap’ de bonnir c’est le blase du gazier que Ceauşescu aurait mandaté pour évacuer les cailloux.

Il faut absolument que l’homme aux entrailles dilatées me confie ce nom. Je ne me suis pas payé cette croisière pour du beurre rance ! Conclusion, je dois ranimer l’ami Gheorghi en grande priorité.

Alors je m’emploie de mon mieux. Dans les bouquins pour scouts boutonneux et adolescentes masturbées, une personne inanimée, toujours on lui « bassine les tempes » avec de l’eau. La tisane ne manque pas dans les Carpates. Je ne vais pas loin avant de dégauchir un ruisselet « murmureur ». J’y trempe mon mouchoir et reviens m’occuper du pauvre mec.

Mais ça n’a pas l’air de vouloir le ressusciter, un chiftir mouillé. Il émet un râle sourd dont je n’arrive pas à déterminer s’il lui vient de la gorge ou du pif. Peut-être des deux endroits à la fois ?

De guerre lasse, je me penche sur « le peintre ». M’empare de son porte-cartes. Il n’est pas helvète le moindre, mais luxembourgeois. Se nomme Éloi Dutalhion. A profession, il y a marqué « gérant de fortunes ». Tu parles ! Je ne lui confierais pas mes pauvres éconocroques ! Effectivement, il est domicilié en Suisse.

Je prends note de son identité. Sa compagne, qu’il a appelée Gerda est sans papelards.

Retour d’Apollon-Jules, en sueur, la bouille rougeoyante.

— Ça y est ! m’annonce-t-il. J’ai déménagé ; on s’en va ?

— Encore un petit moment, monsieur le bourreau.

— Comm’ tu voudreras. Mais si on partira pas tout d’sute, je retourne manger des fraises. Elles sont fameuses. L’aut’ jour, tonton Alfred, le coiffeur, est v’nu baiser Berthe à la maison. Y m’avait apporté une tarte z’aux fraises vachetement bonne. Eh ben, ceux d’ici sont plus meilleures.

Il se tait pour regarder le couple foudroyé.

— C’est eux qu’étaient z’à l’hôtel, hein ?

— En effet, luron !

Il demande, sans émotion :

— Y sont morts ?

— Plus ou moins.

Les trépassés n’ont jamais intimidé les Bérurier, gens de la terre, habitués à voir périr les saisons et les hommes. Le grand cycle de l’azote leur est familier. A la cambrousse, on décède comme on naît. Le village vient te dire adieu au lieu de bonjour et c’est à peine triste.

Apo se taille pour une nouvelle ventrée de fraises ; c’est pas que ça tienne au ventre : la preuve, les diététiciens t’engagent à remplacer la choucroute garnie par ces fruits, mais c’est mieux que rien.


Ces deux messieurs agonisent chacun de son côté. Le Luxembourgeois, avec son épieu dans la carcasse est à l’abri des vampires carpatiens. Le général, claque plus doucettement d’une mort outrageante, mutilante.

— Vous m’entendez, Dobroujda ?

Il entrouvre ses paupières brûlées.

— Reprenez-vous ! l’encouragé-je bêtement. Vos tourmenteurs sont morts ; je vais vous conduire dans un hôpital.

M’a-t-il entendu ? Et si oui, a-t-il déchiffré le sens de mes paroles ? T’avoueras que, crever de la sorte, c’est tristounet pour un général.

— Pardon de vous harceler, reprends-je, mais c’est d’une importance capitale. Il s’agit du trésor des Ceauşescu…

J’approche mes lèvres de son oreille :

— Faites un effort, mon ami, c’est pour une juste cause.

Ça me prend plus d’une heure, de patience et d’exhortations, mais il le fait.

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