IX

Tom eut l’impression qu’on sonnait sans arrêter à sa porte. Il se réveilla tout à fait et c’était l’aube. 5 heures. 5 heures du matin ! Les flics, sûrement. Pris de rage, Tom donna un coup de pied violent dans la porte avant de l’ouvrir. Et dans le couloir, il vit Jeremy, frais, propre, rasé, et souriant. Il avait une valise.

— Il est 5 heures du matin ! hurla Tom. Qu’est-ce que tu fous à me réveiller à cette heure-là ? (Sans attendre de réponse, Tom regagna aussitôt son lit et rabattit les couvertures sur sa tête.) Et éteins cette lumière, bon dieu, ou je te tue ! Va-t’en, je ne veux pas te voir maintenant !

— Tom il n’y avait pas d’autre moyen. Je file à l’aéroport, je prends ta voiture.

— Les clefs sont dans ma veste ! cria Tom.

— Non. Tu n’as rien compris, c’est toi qui conduis. Tu as juste le temps de mettre un pantalon et de m’accompagner.

— Tu es fou. Prends un taxi.

— Non. Je voulais te voir d’abord. Viens, tu te recoucheras plus tard. Tu verras, une fois debout, tu n’y penseras plus.

— Si j’y penserai ! Fous le camp ! Tu m’exaspères quand tu es comme ça !

— Viens bon dieu ! Où est ta voiture ?

— Sur le boulevard, devant la station.

— Je vais la prendre. Tiens-toi prêt. Dans cinq minutes, je te ramasse en bas. Tu prendras le volant, cela te réveillera tout à fait. Tu as entendu ? Dans cinq minutes !

— Ça va ! hurla Tom.

Jeremy partit en courant et Tom entendit qu’il riait. C’est facile de rire quand on s’endort après le dîner. Mais Tom n’était couché que depuis — il fit le calcul — depuis deux heures et demie. Il soupira et se mit debout.


— Pourquoi n’apprends-tu pas à conduire ?

— Je ne sais pas pourquoi, dit Jeremy.

— Cesse de prendre cet air nonchalant, c’est énervant. Où va-t’on ? Tu peux me le dire maintenant ?

— On va à l’aéroport. Prends par là.

— Mais tu pars loin ?

— Je pars pour l’Amérique, tout simplement. Californie. Cela t’intéresse ?

— Bien sûr cela m’intéresse.

— Tu te souviens de ce cycle de conférences que je devais faire au mois d’août ? Eh bien il est avancé. Plutôt non, je l’ai fait avancer. Car comprends-tu, un terme de l’affaire Gaylor est là-bas. Il faut aller le chercher. Et je vais le chercher.

— Très bien. Je t’absous. C’est une idée merveilleuse. Tu vas te renseigner sur le Greenline, le Western Hall, le Company, le Peacock ?

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Ce sont les noms des bars où Gaylor a fait tant de tapage avant de filer en Europe. Tu es étonné, non ? Si, bien sûr tu es étonné. Je te mâche la tâche. Le germe est dans l’un de ces bars, j’en mettrai mes deux mains à couper.

— C’est précieux les mains.

— Ça veut dire ?

— Que tu t’emballes un peu trop vite et n’importe comment.

— Ne me dis pas Jeremy que tu vas négliger une piste pareille ?

— Une piste en or en effet. Avec tout ce qu’il faut pour te faire courir. Tu prends un vieux peintre célèbre, tu le balades dans les rues de Frisco, capitale du crime, tu ajoutes quelques bars pourris, pas mal de dépravation dans l’alcool, pas mal d’homosexualité, pas mal de tapage nocturne, tu couvres, tu laisses bouillir, tu lies avec un scandale quelconque à la cocaïne, ou ce que tu as sous la main d’un peu relevé, peu importe, tu mouilles un gros industriel très respecté, tu fais flamber. Et tu obtiens un gros succès auprès des convives béats.

— Et, bien entendu, le convive béat, c’est moi ?

— Bien entendu. Nappes et serviettes en satin noir gansé, très important.

— Arrête !

— J’ai fini.

— Et bien entendu tu vois les choses autrement ?

— Bien entendu. Cela t’intéresse de savoir comment ?

— Non cela ne m’intéresse pas ! cria Tom.

— Tiens ta voiture.

— Tu es un type odieux. Tu es fier, tu es snob. Mais ces histoires-là Jeremy, ces histoires de mœurs, cousues de gros fils, ces lamentables clichés, cela existe, figure-toi, oui parfaitement, cela existe, et nous sommes en plein dedans, que cela te plaise ou non !

— Ai-je dit que cela n’existait pas ?

Jusqu’à l’aéroport, et il y avait encore du chemin à faire, il n’y eut plus un mot. Tom bouillait. Jeremy, les mâchoires contractées, se reprochait déjà d’avoir provoqué Tom pour le plaisir de faire des phrases. Il aurait voulu rompre le silence mais il ne pouvait pas se décider à abdiquer. Un bref salut, Jeremy attrapa sa valise, et Tom quitta l’aéroport. Jeremy entendit qu’il embrayait sec, le plus sec qu’il pouvait, et il haussa les épaules.


Ce n’est même pas la peine que j’essaie de me recoucher maintenant, se dit Tom qui roulait aussi vite qu’il le pouvait. C’est foutu bien sûr. Mais où s’imagine-t-il ce fou ? C’est bien lui qui lit les journaux, non ? Tous les jours. Tous les jours on ne voit que ça. Des montagnes d’industriels compromis dans de sales trafics. Toujours les mêmes sales trafics. Sans variantes, sans nouveautés, sans imagination, sans rien. Seulement, Jeremy Mareval, non content d’emmerder incessamment la matière en lui déchirant des molécules qui ne lui ont rien demandé, se mêle d’une enquête policière. Jeremy Mareval s’offre un dérivatif champêtre sur la matière humaine. C’est sinistre. Mais seulement, il ne lui faut pas n’importe quelle affaire de fond de port. Non. Il faut que ça brille, il faut que ça sorte du vulgaire. Un esprit de sa trempe ne s’attarde pas sur de la boue. Mais il va l’avoir sa boue, il va l’avoir. Que croit-il ? Que veut-il ? Qu’on lui taille un scandale sur mesure ? Et moi que j’aille en tôle, il s’en fout bien sûr ! Que je prenne trente ans, que mon cerveau s’élime et disparaisse en geôle, que tout le monde, enfin quelques-uns, en crèvent de chagrin, il s’en fout. C’est impossible d’être ainsi, c’est impossible. Et en plus il va en Amérique, et il n’ira pas même enquêter sur ces bars. Nom de dieu ! Si les flics ne m’emprisonnaient pas dans Paris, je lui montrerais exactement ce qu’il faut faire.

Tom n’aurait jamais cru qu’on pouvait perdre un ami aussi facilement que ça, et maintenant c’était fait. Ce qui le contrariait le plus, c’était qu’il ne voyait pas du tout comment s’y prendre pour savoir ce qui avait bien pu se tramer à Frisco. Est-ce que les journaux pouvaient en avoir parlé ? Non, et c’était bien là qu’était tout l’ennui. Tout avait dû rester confidentiel, et la police américaine n’avait certainement jamais rien soupçonné. Un drame à huis-clos, les protagonistes qui se séparent dans la nuit, et puis vingt ans après, l’explosion. Et pourquoi ? Et qu’est-ce que lui, de toute façon, pouvait bien y faire ? Tom songea à l’Atlas, qui noue ses muscles sous le poids du monde, et cela le rasséréna un peu. À partir de ce moment, il se calma lentement et Jeremy ne devint plus qu’un point dérisoire dans ses pensées. Au milieu de l’après-midi, il se sentait à nouveau capable de travailler.


Il retournait sa toile quand on sonna. Tout le monde faisait tout pour l’empêcher de travailler. Jeanne entra, Tom vit qu’elle avait l’air menaçant et prit sa planche pour y mélanger ses couleurs.

— Tu n’es qu’une sale petite ordure, Tom.

— C’est possible, dit Tom qui revissait consciencieusement un tube de bleu.

— Tu m’avais donné ta parole ! Ta parole !

— Tu t’étrangles, Jeanne. Que se passe-t-il ?

— Tu ne devais plus jamais emmerder Louis, tu ne devais plus. Et le lendemain, la première chose que tu trouves à faire, c’est de lui donner rendez-vous pour le soir même ! Si tu ne le décommandes pas Tom, je te jure que je ferai tout pour te nuire. J’irai raconter sur ton compte des choses infâmes qui saccageront ta sale carrière de croûtard avant même qu’elle ne commence.

— Je n’ai jamais donné rendez-vous à Louis. Laisse-moi tranquille maintenant.

— Tu mens. Je souhaite que tu ailles crever en tôle avec les rats.

— Cela suffit Jeanne. J’ai déjà eu assez de chagrin pour aujourd’hui. Je n’en veux pas plus, tu m’entends ? (Tom la prit par les épaules et la secoua.) Je n’ai pas donné la moindre espèce de rendez-vous à Louis ! Tu comprends ? Pas la moindre ! Est-ce que ma parole n’a donc aucune valeur pour toi ?

— C’est Louis qui me l’a dit !

— Louis a menti.

— Non ! Il m’a laissé un mot.

Tom sentit son corps s’engourdir. Il arracha le papier des mains de Jeanne et lut : Ne m’attends pas pour dîner. Je sors avec Tom pour quelque chose d’urgent. Je rentrerai sûrement tard. Tendresses. Louis.

— Qu’est-ce que tu as, Tom ? Qu’est-ce que tu as ?

— Idiote ! Mais tu n’as rien compris ! Rien compris !


Jeanne eut du mal à rattraper Tom dans l’escalier. Il la poussa dans sa voiture. Il y avait des embouteillages. Tom abandonna sa voiture au milieu d’un boulevard et finit le chemin en courant, en tirant Jeanne qu’il serrait au bras. Il fonça dans le commissariat mais on l’arrêta dans le hall.

— Foutez-moi la paix ! cria Tom. Je veux voir Galtier !

— Impossible. L’inspecteur est occupé. Vous l’attendrez et vous avez intérêt à vous calmer.

— Dégagez mon chemin ! hurla Tom. Je viens de tuer quelqu’un d’autre, je veux voir Galtier ! Vous avez entendu ça ? Je vous dis que je viens de tuer quelqu’un avec un marteau ! J’ai fait une boucherie !

— Dans ce cas, c’est différent.

Tom fut poussé, menottes aux mains, dans le bureau de Galtier.

— C’est vous qui faites ce scandale, Soler ?

— Il vient de tuer quelqu’un avec un marteau, chef.

— De la blague ! cria Tom. Je n’ai tué personne, et vous ne me sortirez pas de ce bureau maintenant que j’y suis !

— Laissez-nous, commanda Galtier, et enlevez-lui ces menottes. Qui est cette jeune femme ?

— C’est sa sœur, inspecteur, dit Tom. On a donné un faux rendez-vous à Louis, c’est pour ce soir, on va le tuer, et Gaylor aussi, on va les tuer, on va les tuer !

— Ne recommence pas à pleurer, nom de dieu !

— Je vous jure que je dis la vérité. Je vous en supplie, pour une fois, écoutez-moi. Ce n’est pas moi qui ai donné rendez-vous à Louis ! Il faut que vous fassiez quelque chose !

— Soler, écoute-moi. Écoute-moi je vais parler très doucement. Je ne sais pas qui est Louis. Je ne comprends pas ton histoire. Calme-toi et reprends ça point par point, mot à mot.

Tom se sentit à nouveau apaisé par la voix trouble de Galtier. Galtier pourrait faire quelque chose. C’est vrai qu’il ne savait rien de Louis, ni de San Francisco et de toute cette histoire de bars. Tom expliqua tout du mieux qu’il le put. À la fin il claquait des dents.

— Est-ce que vous me comprenez à présent ?

Galtier décrocha son téléphone et appela l’appartement de Louis. Il n’y avait personne. Il fit monter Monier.

— Qu’on poste un homme à cette adresse. Qu’on intercepte Louis Vernon s’il rentre chez lui et qu’on l’amène ici directement. Vous ne savez pas où il a pu aller cet après-midi ? demanda-t-il en se tournant vers Jeanne. (Elle secoua la tête.) Alors, reprit Galtier, c’est tout ce qu’on peut faire pour l’instant. Qu’on poste aussi un homme à la Galerie Mex, on ne sait jamais.

Puis Galtier appela chez Gaylor. Tom comprit que c’était sa femme qui décrochait et qu’elle refusait de passer la communication au peintre.

— Ça m’est égal qu’on ne puisse pas le déranger ! dit Galtier. Je veux qu’on le dérange ! C’est un ordre ! Un ordre, vous comprenez ?

Tom vit le visage de Galtier se contracter pendant les minutes qui passaient. Gaylor ne venait pas au téléphone. Trop tard, pensa Tom, trop tard. Puis il sentit Galtier se détendre, et il reconnut le bourdonnement de la voix de Gaylor dans le récepteur. Galtier dicta ses consignes. Qu’il ne bouge pas. On allait faire garder son immeuble par la police. Qu’il ne bouge pas. Il n’avait rien à redouter s’il ne bougeait pas.

— Il a l’air affolé, dit Galtier en raccrochant. Tout le monde s’affole. Vous aviez raison Soler : il ne m’a pas posé une question. Il savait parfaitement ce qui l’attendait depuis cette soirée. Bon dieu, pourquoi n’a-t-il rien dit ?

Quatre hommes allaient cerner le 25 de l’avenue de l’Observatoire. On les relèverait à 11 heures.

— Soler, pourquoi ne pas m’avoir prévenu de ce rendez-vous chez Gaylor hier ?

— Il m’avait écrit que la police elle-même avait conseillé cette entrevue.

— Vous l’auriez su.

— Vous m’avez fait suivre toute la journée. Vous avez bien dû vous rendre compte que j’allais chez Gaylor.

— On ne t’a pas fait suivre.

— Un type fatigué, en imperméable, avec un journal.

— Non. Nos types ne se font jamais repérer.

À voir, pensa Tom. Il m’a fait suivre bien sûr. Et puis il se tut. Il s’en foutait. On allait attendre maintenant.


Chez Gaylor, on faisait le moins de bruit possible. Il avait commandé qu’on baisse tous les volets et l’appartement était dans la pénombre. Khamal servait des mescals. Gaylor avait l’air mal, agité, et Khamal voulait faire venir un médecin. Mais Esperanza l’avait interdit. Elle disait que ce serait pire encore. Elle avait dit, tu sais comme il est, il vaut mieux le laisser seul. Finalement Gaylor hurla. Il en avait assez de voir leurs têtes apeurées comme s’il allait claquer d’une seconde à l’autre. Il en avait assez de les entendre marcher à petits pas, il voulait qu’on lui foute la paix. Il sortit un billet de son portefeuille et le fourra dans la main de Khamal.

— Sors Khamal, sois gentil, va au théâtre, va te saouler, va faire n’importe quoi mais sors, je vous en prie, disparaissez tous les deux. Speranza, va dans ton salon, va te coucher, va faire quelque chose, je n’en peux plus de vous voir me regarder.

Le petit policier posté sur le palier entendait à travers la porte les éclats de voix de Gaylor. Et il se dit que, tout célèbre qu’il était, le grand Gaylor n’avait pas plus de sang-froid qu’un lapin. Cela lui fit très plaisir. Il en avait vu plus d’un, des grands hommes, oui, plus d’un, se tasser comme un paquet de poils et de peau dans le coin d’un mur. Il en riait tout seul quand il vit le visage désespéré de Khamal par la porte qui s’entrebâillait. Pauvre Khamal ! Il avait les paupières gonflées, l’expression défaite, et il fuyait la colère du maître, avec son argent froissé dans la main !

— Tu l’oublieras va ! lui cria le petit policier en se penchant par dessus la rampe.

Il rit encore. Il passait décidément une très bonne soirée et il alluma une cigarette.


Galtier avait fait commander un repas, mais cela n’intéressait personne. Tom n’était pas autorisé à quitter le commissariat, ni le bureau, ni le regard de Galtier, et Jeanne ne voulait pas quitter Tom.

— Il est probable qu’on s’en fait pour rien, dit Galtier.

Il regretta aussitôt cette phrase qui n’avait pas de sens. Tom voyait qu’il avait les yeux presque fermés et les cils très longs. C’est rare ça, des cils aussi longs, pensa-t-il. Jeanne avait la tête dans les bras. Depuis une heure, Tom passait les doigts dans ses cheveux et il avait réussi comme ça à l’endormir un peu.

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