II

Tom ne l’avait jamais vu de sa vie mais ce n’était pas difficile de le reconnaître. Les journalistes passaient leur temps à chasser sa figure, et depuis des années les articles à sa gloire se succédaient dans un style invariable et désolant. Des choses à propos de la splendeur vigoureuse du visage de R.S. Gaylor, qui n’avait pas peu fait pour lui gagner des dévotions désespérées et propager sa gloire, de l’éclat chaleureux du regard, de la flamboyante majesté du sourire qui avaient fait sans conteste du célèbre peintre l’une des personnalités les plus magnétiques de Paris… Tom trouvait cette littérature exaspérante mais il n’avait jamais pu s’empêcher de la lire. Et il était assez honnête pour admettre qu’il aurait volontiers fait l’échange avec sa tête à lui, qui n’était pas mal bien sûr, mais sur laquelle on ne se retournait pas dans la rue.

Et il se comptait, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, parmi les admirateurs de « l’incontournable œuvre peint » de Gaylor, devant lequel il avait si souvent baissé les bras.

En ramassant toute son attention, il regarda l’homme qui se rapprochait. Regarde-le bien. C’est lui et tu as l’occasion de le voir en vrai, alors regarde-le vraiment à fond, tu n’as pas beaucoup de temps. Et que cette femme affolée cesse donc de l’agripper ou je ne vais rien voir du tout. Mais qu’elle le lâche, bon dieu !

La femme lâcha. Gaylor passa tout près du banc, il s’arrêta même quelques secondes pour saluer un ami qui s’éloignait, et c’est comme ça que Tom le vit tout à fait bien. Il enregistra le mouvement lourd de la main, le regard, le sourire, l’oreille très grande, dont il n’avait jamais entendu parler, avec un petit diamant dessus.

Tom fut très atteint et resta figé comme un imbécile. Un peu plus il allait les suivre. Et comme il avait une tendance à l’adulation, qu’il justifiait en l’érigeant en principe, il choisit, par principe, de se laisser entraîner dans une rêverie valorisante qu’il centra autour de thèmes classiques mais qui l’émouvaient presque toujours.

Après ça, il décida d’aller sans plus traîner raconter son affaire à quelqu’un. Ça semblait valoir le coup d’être raconté. Tant pis pour la soirée qu’il s’était promis de passer, solitaire, vertigineuse, avec une nourriture de misère. Ce serait pour une autre fois. Tom était sûr de retrouver une occasion.

Il eut à faire plusieurs cafés avant de repérer un groupe de ses amis. Ils allaient dîner. C’est vrai, c’était mercredi. Ce soir-là, quand Jeremy était d’humeur, ils se rassemblaient souvent chez lui. Jeremy avait une espèce de nostalgie des salons brillants du siècle passé, où l’on avait ses jours. Le mieux était d’aller raconter cela à Jeremy. Ils allaient pouvoir passer un moment à ranger ses idées et cela ferait beaucoup de bien. Décidément, Jeremy avait bien fait de laisser tomber la peinture, où Tom ne l’avait jamais trouvé bon, pour les Sciences Physiques qui lui allaient à la perfection. Tom avait toujours su que Jeremy finirait par retourner à la physique. Pourvu simplement qu’il n’ait pas passé l’après-midi à chercher des tissus, ou bien on ne pourrait pas parler. C’était la seule chose agaçante avec lui, cette espèce de passion idiote pour les tissus. Quand il était dans les reps, les fils de trame et les fils de chaîne, il n’y avait plus moyen de le faire écouter quoi que ce soit. Il devenait borné et autoritaire.

— Est-ce que Lucie sera là ? demanda Tom.

— Qu’est-ce que cela peut te faire ? Tu n’as pas à t’occuper de ça. Laisse Lucie tranquille.

— J’ai toujours pensé que tu ne valais rien, Guillaume. Tu ne vaux rien. Ne m’énerve pas. Ce n’est pas le jour. Vraiment pas le jour. Est-ce que quelqu’un d’autre sait si Lucie sera là ce soir ?

Guillaume cassa son verre sur le rebord de la table et Tom se dressa. Georges s’interposa et le patron du café mit tout le monde dehors.

— C’est malin, dit Tom.

Il ne savait plus s’il avait toujours envie d’aller dîner avec eux. Guillaume était détestable. Lui aussi, Guillaume, avait cherché Lucie. Il avait même été le premier à lui dire qu’elle ressemblait à Ava Gardner, ce qui était très vrai. Quand ils étaient tous les quatre au cours du soir à dessiner des plâtres antiques, ils l’avaient tous cherchée. Très bien, et alors ? C’est Jeremy qui avait vaincu et personne n’en avait fait une histoire. Tom se passa la main dans les cheveux. Cela durait maintenant depuis trois ans et il n’arrivait toujours pas à être vraiment tranquille avec elle. Il s’appliquait pourtant, personne ne pouvait dire qu’il ne s’appliquait pas. Il avait même aimé des milliers de femmes depuis.

Il n’y avait pas à s’inquiéter pour ça.


Jeremy était inabordable. Tom s’aperçut tout de suite avec lassitude qu’il avait voulu bien faire les choses et qu’il avait dressé la table avec outrance. Entêté, Jeremy passait de l’un à l’autre, tentant de briser l’indifférence générale à l’égard de ce drap damassé qui était sa dernière trouvaille.

Ce soir ils étaient neuf. Tom entendait la conversation traîner et il en saisissait des fragments qui s’attardaient sur des questions de sucre de betterave et de sucre de canne, sur des histoires de différences mécaniques entre la voûte d’arêtes et la voûte d’ogives, sur la vulgarité de Liz Taylor, sur l’éthologie du rat, tous thèmes d’importance mondiale, songeait Tom et qui n’arrivaient pas à l’intéresser. D’habitude pourtant, il était capable d’argumenter avec passion sur n’importe quoi, et surtout il était horriblement susceptible sur la question de Liz Taylor, sur laquelle il ne tolérait pas la moindre allusion dépréciative ; mais pour le moment il préférait rester au bout de la table, manger du pain, et laisser Lucie se charger, très bien d’ailleurs, de la défense.

Jeremy passa derrière lui.

— Que se passe-t-il Tom ? Liz se fait traîner dans la boue en ta présence et tu ne bouges même pas. Je trouve cela assez moche de ta part.

Tom se retourna et attrapa le dossier de sa chaise.

— J’ai rencontré cet après-midi quelque chose d’incontournable. À présent, c’est installé dans ma tête et cela occupe tout l’espace. Et je t’assure, il n’y a rien à faire, je ne peux pas m’en débarrasser.

— Est-ce que Tom se décide à parler ? de quoi s’agit-il ? appela Georges.

— Il s’agit de Gaylor, que j’ai rencontré, dit Tom à voix basse.

— Gaylor le magnifique ! Tom a rencontré Gaylor le magnifique ! Et depuis tu ne dis plus un mot, Tom ? C’est cela ?

Georges éclata de rire et Tom se défendit comme il le put. Il avait l’impression de ne pas trouver les termes qu’il fallait, et il s’égarait d’autant plus qu’il sentait qu’il s’expliquait très mal, avec des mots idiots.

— Tom est devenu fou ! Il entasse ineptie sur ineptie. De quoi as-tu l’air Tom ? D’un pauvre type. Tu as tout à fait l’air d’un pauvre type. Jeanne, vois-tu ce malheureux qui vacille ? Et puis qui va tomber ? Est-ce qu’on peut faire quelque chose contre ça ?

Georges s’adorait, il était grisé. Il se préparait à la plus pénible de ses prestations.

— Tiens-toi tranquille Georges !

C’est Jeremy qui avait crié. Il était resté derrière la chaise de Tom et il en serrait le dossier à deux mains. Georges s’était mis debout et Tom aussi. Cela faisait deux fois aujourd’hui qu’il se préparait au combat.

— Qu’est-ce qui te prend crétin ? dit Tom qui commençait à trembler un peu. Tu n’as pas à hurler comme ça. Ça n’a pas de sens. Tu n’écoutes même pas les mots que tu prononces. Et moi je n’ai jamais dit qu’il était divin ou tout ce que tu veux. J’ai simplement dit qu’il était…

— Magnétique. Très bien Tom, je recule. Au fond, ce n’est pas si grave l’amour. N’est-ce pas ?

Jeanne rit et tout le monde se retourna vers elle. Elle était déjà ivre et cela se voyait.

— C’est vrai Tom, pourquoi te débattre ? Dévale donc la pente de ton nouveau destin, que risques-tu ? Tu ne seras jamais que la millième proie du sourire ravageur du grand Gaylor. C’est amusant tu verras.

— Tu es saoule, Jeanne.

— Je suis peut-être saoule, mais tu t’es fait attraper comme un insecte. Et tu te feras broyer les os comme tout le monde.

— Il n’y a pas d’os dans les insectes, dit Tom.

— Tu n’as pas à te faire de bile Tom. Cela peut arriver à n’importe qui. Dis-lui, Louis, dis-lui comment sont tes os maintenant !

— Arrête-toi Jeanne, dit Louis.

— Louis est rouge.

— Je suis rouge et je n’aime pas parler de ces histoires, tu le sais. Cela ne regarde personne ici.

— Mais c’est vrai que tu as connu Gaylor ? demanda Tom.

— Et après ? À quoi ça t’avance ?

— Louis est violet, commenta Georges.

— Va te faire foutre Georges, dit Louis. Que tout le monde aille se faire foutre !

— C’est cela, dit Jeremy. C’est exactement cela. Que tout le monde aille se faire foutre et que tout le monde se rasseye et que tout le monde se taise.

Jeremy avait l’air tellement résolu à on ne sait quoi qu’il fut obéi. D’ailleurs, tout le monde en avait assez, et Jeanne pleura dans sa serviette. Jeremy se retourna vers elle sèchement et lui demanda si c’était tout le cas qu’elle faisait de son damassé. Après quoi, toute la soirée fut atroce, et Tom et Louis ne voulaient plus dire un mot. Georges était désolé de s’être énervé mais il n’avait pas pu faire autrement. Et au bout du compte, pensa Jeremy, aucun d’eux ne saura jamais vraiment la différence entre l’arête et l’ogive. Lui seul, tenace, songerait à vérifier cette question dans le dictionnaire tout à l’heure. Tom le souciait un peu et il s’était fait bien abîmer ce soir. Il faut dire aussi qu’il avait tout fait pour. Il était heureux que Tom n’en soit pas venu aux mains, il pouvait être redoutable et Georges n’aurait pas tenu le coup.

Ce soir, il raccompagnerait Tom jusqu’à chez lui.


— Maintenant écoute-moi bien, lui dit-il. (Ils avançaient tous les deux dans la nuit.) Écoute-moi bien parce que tu ne vas pas faire une montagne de cette histoire. Tu veux le connaître, tu te débrouilles, tu lui montres tes toiles et tu ne t’énerves pas comme ça.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Louis quand il était avec Gaylor ?

— Je n’en sais rien. C’était il y a au moins vingt ans, tu sais. Ne t’occupe pas de ça.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Mais je te dis que je n’en sais rien ! J’étais petit, à l’époque. Ne t’occupe pas de ça, qu’est-ce que ça a comme importance ?

— Qu’est-ce que tu sais de Gaylor ?

— Ce que tout le monde sait.

— C’est-à-dire ?

— D’origine polonaise. Le père a émigré tout jeune en Amérique. C’est là probablement que toute la famille a changé de nom. Ils devaient s’appeler Galorsky ou quelque chose qui y ressemble. Ensuite, il commence à se faire connaître un peu partout. Vers 1950, à moins de trente ans, rends-toi compte, il était déjà très bien coté. Ensuite, il n’a pas cessé de grimper jusqu’à ce que ça manque de mal tourner, vers 1960 je crois. Ensuite…

— Attends, tu vas trop vite. Qu’est-ce qui a manqué mal tourner ?

— Ne me dis pas que tu n’as pas entendu parler de ça. Tout le monde sait ça.

— Moi, je ne le sais pas. À peine.

— D’abord, sa femme est morte. Bien. On a dit que ça lui aurait fichu un tel coup qu’il aurait fait exprès, peu de jours après, d’aller s’envoyer dans un arbre avec sa voiture. D’autres ont dit qu’il avait trop bu. Les deux sont possibles. Tiens, par exemple…

— Non, s’il te plaît, continue sur Gaylor.

— Comme tu voudras. Tu le devines, il s’est raté. Mais de pas grand-chose. Ça lui a tout de même valu des mois de clinique. Trois ou quatre mois. Il était salement arrangé. Enfin on l’a réparé, tout propre, sauf cette cicatrice sur toute la joue et son œil toujours un peu clos. Remarque bien que la cicatrice, la balafre comme on dit, bien portée comme c’est le cas, ce n’est pas forcément un désavantage. Ça peut même avoir un certain succès. Ce n’est pas tout le monde, tu comprends.

— Mais l’œil, en revanche, n’est pas une réussite.

— Non, c’est vrai.

— Que sais-tu encore ?

— Je sais tout, sourit Jeremy. Après cela, il ne voulait plus peindre. Rien à faire. Il y a eu une sacrée panique chez les marchands, je te prie de me croire. Mais lui, superbe, il s’est mis à boire comme un trou — pour oublier, a-t-on chuchoté — et à passer son temps dans les bas-fonds les plus sulfureux de San Francisco. Il s’y est fait une réputation terrible, vraiment terrible.

— En faisant quoi ?

— Tu as des questions idiotes. Débauches, drogues, exhibitions, alcool, divers.

— De qui tiens-tu tout ça ?

— De la rumeur, d’abord. Et puis d’un type qui était avec lui à Frisco, qui était avec lui dans les bars.

— Louis ?

— Si tu veux. Louis ou un autre.

— Je vois. Tu respectes tes informateurs.

— Pourquoi pas ? Bref, tu connais les Américains. Cinglés mais ne plaisantant pas avec la morale et la religion. L’histoire s’est installée, bien poisseuse, dans les journaux. On le suivait à la trace pour nourrir les feuilles à scandale. Ils ont tout mis sur la table publique de la Nation. Gaylor aux enchères. Une sacrée merde. Les romanesques le pardonnaient, les autres réclamaient sa peau. Il a fini par en avoir par-dessus la tête, Gaylor, mets-toi à sa place, et il a tout plaqué un beau matin. L’Amérique, tout. C’est comme ça qu’il a débarqué à Paris, vers 63 ou 64. Il n’en a plus bougé depuis, sauf pour quelques expos où il tenait à être présent. Oui, parce que tout compte fait, il s’était remis à peindre, mieux que jamais. Ses détracteurs disaient déjà qu’il était vidé, mais c’était faux. Et attends, il s’est même remarié. Mais vraiment, cela m’étonne que tu ne saches pas tout cela.

— Jusqu’ici, cela m’était égal de savoir ce qu’il avait bien pu faire ou pas. Et maintenant comment vit-il ?

— Plutôt rangé. Grandes soirées, cour d’adulateurs, mondanités. Et de temps en temps, il met tout le monde dehors et il s’enferme chez lui pendant des semaines. Après quoi, il sort une toile ou deux, et ça se vend des millions. Des millions de millions.

— Comment sais-tu tout ça, toi ?

— Mais je te l’ai dit, enfin ! Le type de Frisco, et puis je me suis un peu intéressé au personnage il fut un temps. De toute façon, c’est dans les journaux. C’est une histoire qu’ils adorent. Si tu ne te contentais pas des gros titres des voisins dans le métro. Ceci dit, il paraît que si tu l’approches, tu te laisses charmer. On raconte qu’il est impressionnant comme ça à première vue, mais que si tu l’approches, tu te laisses charmer. Ce doit être un sacré type.

— Est-ce que Louis s’est fait charmer ?

— Sûrement. Moi, je pense qu’il est toujours intéressant d’aller voir des gens comme lui de plus près. Tout le reste qu’on colporte à son sujet, ça n’a pas tellement d’importance. Georges est comme tout le monde. Il aime en parler mais il ne sait pas du tout qui il est.

— C’est bien. Tu dis les choses comme il faut qu’elles soient.

— Ne t’attendris pas Tom. Je dis ce que je sais, c’est tout.

— Tu crois que je devrais tâcher de le voir ?

— Tu m’énerves à la longue.

— J’irai le voir, de toute manière. Et tu verras, il s’intéressera à moi.

— Je verrai.


Tom divagua encore un peu dans les rues noires. Il se demandait si dans sa pure et nouvelle passion, il n’y avait pas par hasard un ferment un peu vil touchant sa propre soif de célébrité. Il imagina Gaylor en boucher pour voir s’il l’aurait trouvé si bien que ça. Ça n’avait pas de sens de s’en faire comme ça. Après tout, quelle importance ? aurait dit Jeremy. C’était aussi bien de jouer à Gaylor qu’à autre chose. À partir de demain, il se mettrait sérieusement en quête d’un bon coup pour pouvoir approcher le peintre. Tom choisit de penser que seuls sa lassitude et son désir de brusquer la vie l’avaient accroché à cette planche qui passait par-là. Cela semblait être une très bonne planche, qui le mènerait on ne sait où et c’était là l’essentiel. Ce ne serait pas la première fois de toute façon. Tom sourit et mit ses mains au chaud dans ses poches. La fois où il avait attendu quarante-deux heures de voir passer Dietrich, embusqué dans l’avenue Montaigne avec une réserve de vivres, avait été formidable. Mais les choses en étaient restées là.

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