V

Quand Tom entendit sonner chez lui, il sut qu’il était bon, et il eut une grosse envie de pleurer, celle précisément qu’il retenait depuis plusieurs heures déjà. Mais qu’est-ce qui lui avait donc pris, nom de dieu, de courir comme ça ? Il serra ses joues dans ses doigts. Comment est-ce qu’on allait le croire ? Pourquoi est-ce qu’il avait couru comme ça ?

Le temps qu’il arrive à la porte, les yeux lui brûlaient. Il tira le verrou en gardant une main sur une joue pour se protéger.

Ce n’était pas comme ça que Galtier s’était figuré l’assassin. Si peu comme ça qu’il eut un moment d’hésitation et modifia la phrase qu’il avait en tête comme entrée en matière. Personne n’avait encore rien dit et le type était déjà en larmes. Ça commençait mal. Galtier tira sur sa lèvre avec ses dents et sentit que les choses allaient se compliquer.

— Thomas Soler, artiste peintre. C’est vous ?

Tom abaissa la tête. Il pensait que s’il essayait de parler, sa voix comprimée allait sortir trop aiguë et qu’il serait ridicule.

— Inspecteur principal Galtier, chargé de l’enquête sur le meurtre du 25, avenue de l’Observatoire. Le mieux serait que vous preniez quelques affaires et que vous nous suiviez.

Tom fit un geste vers le téléphone.

— Non, dit Galtier. Vous appellerez du commissariat.

— Ce n’est pas moi, dit Tom.

— Tout à l’heure. Prenez vos affaires. Artiste.

Tom poussa un long soupir et se moucha. En enfilant ses chaussures, il regarda cet inspecteur qui devait penser que son compte était bon, qu’il était cuit. Il pleurait encore un peu trop pour le voir de manière nette, mais tout de même, il ne l’aurait pas pris pour un flic. Après tout, qu’est-ce qu’il savait des flics ? Ils n’étaient peut-être pas nécessairement tous lourds avec des yeux durs. Celui-là était grand, mince, interminable, et d’une grâce déconcertante. Tom lui donna la cinquantaine et lui trouva une figure longue, fine, les lèvres très dessinées et colorées, les yeux sombres, tombant en triangle. Il s’essuya les cils pour mieux voir. Le nez grand, le maxillaire tendu, les cheveux bruns jetés en arrière, un air de sévérité distante de résolution contractée, qu’un charme involontaire semblait s’amuser à compromettre. Où est-ce que Sald aurait bien pu le classer ? Tom traîna pour boutonner sa chemise, et l’inspecteur, appuyé sur le chambranle de la porte, ne bougeait pas. Il est tranquille bien sûr, pensa Tom. Il se dit que je ne fais pas le poids. Mais, il se trompe. On peut parfaitement pleurer et faire le poids tout de même. Ce qui le contrariait, c’était cette moustache qui masquait la lèvre supérieure. Il n’était pas sûr qu’elle fût nécessaire à ce visage-là.

— Attendez je me mouche, dit-il.

— Je vois, dit Galtier.

C’étaient les premières paroles que Tom pouvait prononcer correctement. Il doit me tenir pour un zéro, pensa-t-il, et l’idée le fit sourire. Après tout, que Galtier porte ou non une moustache, et que cela lui convienne ou non, n’était pas son affaire. Ce qu’il fallait surtout, c’est qu’il se tire de cette merde le mieux possible.

Tom mit ses lunettes noires pour suivre les policiers, parce qu’il n’avait aucune envie qu’on remarque dans la rue qu’il avait pleuré.


Et l’interrogatoire commença. Au bout de trois heures, Tom n’était plus décidé à faire des efforts.

— Ce n’est pas bientôt fini ? demanda-t-il brutalement.

Galtier était d’un calme et d’une suavité froide qui l’exaspéraient. Il y avait en lui une association de douceur et d’ironie distante qui était horriblement déroutante. Seul le timbre de sa voix le retenait un peu. C’était une voix vraiment curieuse, et Tom pensait n’en avoir jamais entendu une semblable. Assez haut placée et cassée, enrouée même, elle aurait semblé fragile, presque délicate, s’il n’y avait pas eu cette sécheresse et cette régularité dans l’élocution. Au début, Tom en avait été à la fois bercé et intimidé, mais à présent il avait envie de tout foutre en l’air dans la pièce, et de foutre en l’air l’impassibilité séduisante de Galtier pour voir ce qu’il y avait derrière.

— Je vous ai déjà tout raconté ! hurla-t-il. Et je ne vais pas recommencer jusqu’à la nuit !

— Mais bien sûr tu vas recommencer.

— Je le connais ce stratagème, je ne connais que lui. On va me faire répéter et répéter jusqu’à ce que je me trompe, jusqu’à ce que je me « coupe », et après, au bloc. Je ne dirai plus rien, vous m’épuisez.

De toute manière, il valait mieux recommencer tout de suite, parce que Galtier ne céderait pas. Il avait l’air à bout de forces, mais il attendrait. Tom en était sûr. C’était le genre de type à attendre des heures. Le genre de type infernal.

— Merde, dit Tom.

— Ne commence pas comme ça, cela ne te mènera à rien. Tu me racontes toute ton histoire encore une fois, et tu tâches de ne pas pleurer, c’est très agaçant. Et puis ça nous retarde.

— Vous tutoyez toujours les assassins ?

— Non. Ne cherche pas. Recommence cette histoire.

— Il y a des gens qui me vouvoient dans les pires conditions.

— C’est possible.

— Quel est mon âge ?

— Vingt-sept ans.

— C’est ça. De toute façon, je n’aime pas qu’on me vouvoie. Il y a vingt-trois jours, j’ai croisé Gaylor dans la rue. Non. Qu’est-ce que j’ai dit ? Je ne l’ai pas croisé, je ne marchais pas ; je l’ai vu. C’est cela, je l’ai vu. Je me suis mis en tête de lui montrer mes toiles. Vous pouvez demander cela à Jeremy Mareval, il est au courant. Docteur ès Physiques. À force de poser des questions partout, j’ai trouvé Saldon, qui avait bien connu Gaylor et qui allait le revoir. Il avait une invitation pour deux, je me suis greffé dessus. Très simple, n’est-ce pas ? Eh bien c’est comme ça. C’est simple.

— Qui lui avait donné ce carton m’as-tu dit ?

— Mme Esperanza Morecruz Gaylor.

— Tu en es certain ?

— C’est ce qu’il m’a dit.

— Que penses-tu de cette femme ?

— Je la trouve magnifique.

— Et puis ?

— Silencieuse. Je la trouve surtout magnifique.

— Continue sur Saldon.

— Il n’y a rien d’autre. On est sorti plusieurs fois ensemble. Il m’a raconté sa vie. Il boit du gin. Allez lui demander vous-même, vous verrez bien.

— C’est très drôle.

— Non je vous assure. Saldon est un type gentil. Il vous dira exactement ce que je vous ai dit. Il ne demande qu’à parler. Un peu mou sans doute, mais très gentil. Je m’y suis très bien fait à Saldon.

Galtier fit le tour de son bureau.

— Saldon est mort, Soler.

— Non. Et depuis quand Saldon serait-il mort ? On était ensemble hier, vous mentez, je ne vous crois pas.

— Ne te fous pas de moi. Il est mort. MORT !

C’était curieux, pensa Tom. Même en criant, Galtier ne se défaisait pas. D’ailleurs, il ne criait pas réellement. Il durcissait.

— Mais quand est-il mort, bon dieu ? hurla Tom. Qu’est-ce qui est arrivé ?

Galtier frappa du poing sur la table.

— Bon sang ! cela fait trois heures qu’on ne parle que de ça ! À quoi est-ce que tu t’amuses imbécile ? Saldon est mort cette nuit, à 1 heure et demie, assassiné, dans le bureau de Gaylor, et tu le sais mieux que tout le monde !

Galtier regarda Tom, qui, les sourcils baissés, avait agrippé ses deux mains au col de sa chemise comme si ça pouvait l’empêcher de tomber. Il avança et le frappa violemment sur les joues.

— Vous n’avez pas le droit de me frapper, gronda Tom.

— Cela m’est égal. Tu avais les yeux vides.

— Vous êtes pire que n’importe quelle caricature de flic de série B de dernière catégorie de merde.

— Très bien. Tant mieux. C’est ainsi que je m’aime.

— Je peux frapper plus fort que vous. Je peux vous le rendre.

— Je ne t’ai pas fait mal. Je t’ai sauvé de l’abrutissement. Un cas subtil mais plaidable d’assistance à personne en danger.

— Dans ce cas il n’y a plus rien à dire. Restons-en là. Et ne continuez pas à m’emmerder.

— Sinon ?

— Sinon je me renverse sur la chaise, je retourne mes yeux et vous ne tirerez plus jamais rien de moi. Je fais cela à merveille.

— Allez, la suite.

— Je ne sais plus où j’en suis. Le corps que j’ai vu par terre quand je suis entré dans le bureau, avec un couteau planté dans le dos, c’était celui de Gaylor. Certainement pas Saldon. Gaylor est mort.

— C’était celui de Saldon. La cape ne fait pas le peintre, Soler. C’était Saldon avec la cape de Gaylor sur lui. Tant pis pour toi si tu t’es trompé de victime. Un meurtre est un meurtre, de toute manière.

— C’est très vrai, dit Tom en souriant.

— Et si c’est Gaylor que tu voulais tuer, je te préviens qu’en ce moment, il doit fumer assis dans un fauteuil. Si bien que tout est à refaire.

— Ainsi ce n’était pas Gaylor ?

— Voilà. Allez, on continue.

— Où est ce qu’on en était ?

— Tu avais eu l’invitation.

— C’est cela. On s’est retrouvés avec Sald à 9 heures. Quand on est arrivés à la soirée, il avait l’air de connaître des gens. J’ai filé dans un angle, près des livres, et j’ai attendu qu’une occasion passe. Trois fois Gaylor est venu tout près et il ne m’a même pas remarqué, et je n’ai pas fait un geste pour l’approcher. Vous imaginez ?

— Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Je ne sais pas. Je tremblais.

— Pourquoi ?

— Ça ne vous est jamais arrivé sans doute ?

Galtier frappa sur le bureau une nouvelle fois.

— Ne t’occupe pas de moi, bon dieu !

— Bon. Vers 1 heure du matin, j’ai décidé que j’allais laisser mes photos dans un coin avec un mot. J’ai mis au moins une demi-heure à rédiger ce foutu mot. Ensuite j’ai été jeter un œil au premier, il y avait beaucoup trop de monde en bas. Les lavabos étaient indiqués, cela paraissait naturel de monter. Personne n’a fait attention.

— As-tu croisé quelqu’un ?

— Je vous l’ai dit, personne. J’ai dépassé le vestiaire, j’ai pris le couloir. Je voyais une porte entrebâillée au fond. Je suis entré tout doucement sans allumer. La porte a grincé, cela ne m’a pas plu. Et puis j’ai vu Gaylor par terre, avec cette saloperie de couteau. Cela m’a fait un drôle de choc d’être avec ce cadavre. J’étais sûr qu’il était mort.

— Pourquoi ?

— C’est comme ça. Et j’ai senti aussi que je m’étais fourré dans un sale truc. Maintenant que le peintre était mort, je ne pouvais plus rien expliquer, ni mes manœuvres pour l’approcher, ni mon intrusion à la soirée, ni l’histoire de l’enveloppe. Tout paraissait louche tout d’un coup. Pourquoi Saldon avait-il cette cape ?

— Pour la vendre. Elle vaut très cher chez les collectionneurs. Tu ne savais donc pas ça ? Le dernier paysan sait ça.

— Le temps que je me décide, j’ai cru sentir le store trembler, derrière le corps. Ce devait être du vent mais je me suis affolé, je ne sais pas pourquoi. Il m’arrive d’être plus courageux. Rien n’allait ce soir-là. Enfin j’ai cru qu’on allait me tuer, et j’ai couru. C’est la seule chose que j’ai su bien faire, courir. Tellement vite que j’ai dû cogner quelqu’un dans le couloir et que j’ai raté des marches dans l’escalier. Le portier m’a crié quelque chose sur une histoire de taureaux.

— Le portier est un torero manqué. Encorné dans la cuisse au premier assaut.

— J’ai continué à courir dans la rue, et j’ai vu que personne n’était après moi. Je me suis apaisé. Personne ne savait qui j’étais, pas même Saldon qui ne m’appelait que Thomas. Personne ne pourrait me retrouver. Je n’avais rien à dire. J’ai pensé que le mieux était qu’on s’arrange sans moi.

— Tu ne te rappelais pas avoir dit ton nom à cette femme ?

— Maintenant si. Je me souviens. Est-ce que j’aurais dit mon nom si j’avais voulu tuer quelqu’un ?

— Un meurtre n’est pas toujours une chose organisée.

— Est-ce que je n’aurais pas attendu d’être plus au calme pour tuer Saldon ?

— Tu n’avais peut-être pas le choix. Ou peut-être as-tu pensé tuer Gaylor. Tu y vois bien dans le noir ?

— Absolument rien.

— Eh bien voilà. Comme tout est simple en effet.

— Inspecteur Galtier, j’étais seulement venu montrer mes tableaux ; je ne connaissais personne ; je n’ai tué personne, je n’ai pas une figure d’assassin.

— Les figures d’assassin, on en parle beaucoup et tout compte fait, ça n’existe pas. Ça va et ça vient. Ça sert à se faire peur. Signe ta déposition. Sur le double également.

— Qu’est-ce qu’on va faire de moi maintenant ?

— Garde à vue quarante-huit heures. Pour le moment c’est tout ce qu’on peut faire. Et ne me regarde pas comme ça, tu ne vas pas y laisser ta peau.

— Vous n’allez pas me mettre ces saloperies aux poignets tout de même ?

— Les menottes ? Pas si tu te tiens tranquille.

Galtier sonna.

— Quarante-huit heures, dit-il doucement à Vuillard en désignant Tom du menton.

Voilà, se dit Tom. Quand ça commence comme ça, il n’y a aucune raison que ça s’arrête. Pourquoi est-ce qu’il avait fallu qu’il coure comme un imbécile ?

Tom parti, Galtier ferma son bureau et descendit boire quelques cafés. En traversant le hall du commissariat il s’aperçut dans la glace, et Galtier n’aimait pas trop s’apercevoir. Cela lui rappela que Soler n’avait pas cessé de le dévisager, et de dévisager tout le monde, comme s’il voulait les apprendre par cœur. Il eut un mouvement d’humeur. Il préférait encore ceux qui ne le reconnaissaient toujours pas après le troisième interrogatoire. Ce pouvait être humiliant, mais au moins on avait la paix. Et heureusement, c’était le plus souvent comme ça. Au lieu que là, il avait eu la sensation d’être examiné, considéré. Mais Soler aurait beau regarder, cela ne le dérangerait pas. Galtier sourit. Il savait qu’il était beaucoup trop calé. Il avait traversé assez d’histoires en vingt ans, et il pouvait rester insensible, anesthésié, sous les hurlements, les prières, les plus beaux visages en sanglots, les attaques nerveuses. Et s’il le devait, il bouclerait Soler, qui en prendrait pour trente ans. Qu’est-ce qu’il avait dit, Vuillard, tout à l’heure dans l’escalier ? « Il a l’air assez pur, ce gars-là. À mon sens, ce n’est pas le bon ». Quelle foutaise ! De temps en temps, Vuillard disait vraiment n’importe quoi. Il bouclerait Soler s’il le fallait et sans frémir, qu’il le regarde ou non à l’instant où il lui verrouillerait les poignets.

Загрузка...