Et malgré une nuit brève, il fut à l’heure au commissariat.
— On ne pleure plus ce matin ? interrogea Galtier à voix presque basse.
Il finissait la rédaction d’une note et ne leva qu’un instant les yeux vers Tom en lui faisant signe de la main de s’asseoir. Mais Tom s’était déjà assis.
— On ne pleure plus, répondit Tom en étendant ses jambes. On est même devenu un coupable de rêve, conciliant, résigné, comme tout inspecteur souhaite un jour d’en rencontrer, c’est normal.
— Ne jouez pas trop fort, Soler. Vous travaillez un nouveau rôle ?
Tom rougit.
— Parce que très franchement, il n’y a aucun motif pour être d’aussi bonne humeur, reprit Galtier. Vous êtes loin d’être tiré de là, mais si ça vous amuse après tout, c’est votre droit.
— Faut-il donc que je pleure à nouveau ? Qu’est-ce que vous voulez à la fin ? Vous n’êtes jamais satisfait. Et vous me vouvoyez à présent. Que faut-il en conclure ? Mon cas s’est-il aggravé ou amélioré ?
— Ni l’un ni l’autre. Rien ne bouge en ce qui vous concerne. Et je le regrette car j’aime le changement. Savez-vous que la piste Saldon ne débouche sur rien d’important ? Ce n’est pas bon pour vous.
— Justement, j’ai quelque chose à vous dire à ce propos, qui ne m’est revenu qu’hier soir. Je préfère vous prévenir tout de suite que vous n’y croirez certainement pas. Cependant, il n’y a pas plus pure vérité. C’est de la vérité à l’état natif.
Galtier écouta, bras croisés, le récit de Tom au sujet de l’affolement brutal de Saldon.
— Tu imagines que je vais avaler ça ?
— Pas du tout. Je vous avais prévenu d’ailleurs.
— C’est un peu grossier, tu t’en rends bien compte.
— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? On ne peut pas sans cesse être fin.
— Ces deux femmes, décrivez-les.
Tom s’appliqua, et Galtier admira ses capacités d’observation. Sur ce point au moins, il n’avait pas menti et les deux femmes existaient. Galtier ne mit pas longtemps à les repérer sur sa liste.
— Elles sont en effet américaines toutes les deux. Mrs Walton et Mrs Henders. D’après leurs dépositions — Galtier parcourut rapidement ses notes —, elles ne savent rien de Saldon. Mais peut-être pourraient-elles se rappeler ceux qui les entouraient à ce moment précis de la soirée.
Galtier donna l’ordre qu’on les contacte toutes les deux. Il ne pouvait se permettre de négliger cette nouvelle indication, aussi truquée pouvait-elle être.
— Qu’avez-vous vu d’autre ?
— Presque rien.
— Pourquoi spécialement cette femme ?
— Je me suis figuré qu’elle devait être l’ancien amour de Saldon et qu’en la rencontrant si…
— Ça suffit, je vois. Ne te donne pas la peine d’aller plus loin. Qu’est-ce que tu as vu d’autre ?
— Vous savez, je ne me suis tout de même pas attardé outre mesure sur la question. Une ou deux minutes, pas plus. Mais j’ai l’impression que vers mon œil droit, il y avait un homme massif, plutôt roux, je n’ai pas vu exactement son visage, mais il avait des chaussures noires à lacets.
— Comment peux-tu être si précis ?
— J’ai l’habitude de regarder les chaussures. Je ne m’en rends même plus compte. J’aime bien voir de quelle façon elles se…
— Arrête. Ce n’est pas ce qui m’intéresse.
— Dommage, soupira Tom. Cela faisait déjà longtemps qu’il avait remarqué que les chaussures de Galtier étaient en discordance avec le reste de son habillement.
— Des roux massifs qui étaient arrivés dès 9 heures, il y en a au moins neuf. Il va falloir tous les contacter.
Galtier attrapa le téléphone et congédia Tom d’un geste en lui disant simplement de rester à sa disposition dans le couloir.
Deux heures plus tard, il fallut réveiller Tom qui s’était endormi pour passer le temps. Galtier le redemandait. Il l’avait bien dit, cela ne finirait jamais.
On avait reconstitué le groupe qui figurait à l’entrée de la salle vers 9 heures :
— Baguelon, antiquaire, petit, brun. (Galtier sortait les photos correspondantes les unes après les autres et les lançait à Tom :) Merlin, banquier, René Cousin, le roux à droite, import-export, il est dans la chaussure si cela peut vous faire plaisir, martela-t-il.
Tom sourit et remercia.
— Une Anglaise, Mrs Barett, sans profession, discutant avec Adams, à la tête d’une chaîne de garages, et Delmont, dans l’industrie alimentaire. Enfin, un homme tout seul, de Marentis, sculpteur en vogue. Est-ce que tous ces noms, tous ces visages, vous disent quelque chose ?
— Non, dit Tom d’un air de regret. Je vous ai dit que je ne connaissais personne. Sauf de Marentis bien sûr, par les journaux, mais je ne l’avais jamais vu.
— Très bien, dit Galtier. On vous reconvoquera.
Tom avait déjà repris le couloir quand Galtier appela :
— Soler, arrêtez-vous un instant. Il faut malgré tout que vous sachiez qu’il y a un point positif pour vous. Mais ce n’est pas grand-chose. Vous vous rappelez ce store qui avait soit-disant tremblé dans le bureau et qui vous avait fait fuir ? On a contrôlé ce point. La femme de ménage des Gaylor est formelle. On n’ouvre jamais la fenêtre. Aucune fenêtre. Gaylor déteste ça. Il y a de la poussière sur la poignée, personne ne l’a touchée. Et en outre ce soir-là, il n’y avait pas un brin de vent. Donc vous voyez, il reste trois possibilités : un, vous avez rêvé, ce qui me semble probable dans votre cas, deux, vous m’avez raconté une histoire pour me convaincre de la présence d’un assassin derrière le store, trois, il y avait vraiment un assassin que vous avez dérangé, et vous l’avez échappé de peu.
Attablé avec Tom, Jeremy avait noté sur un coin de la nappe tous les noms que Tom s’était répété depuis le commissariat pour ne pas les oublier.
— Évidemment, dit Jeremy, ce sont tous des gens qui ont pu aller à San Francisco, et tous des gens suffisamment en vue pour ne pas avoir intérêt à être reconnus par Saldon comme ancien escroc ou on ne sait quoi encore. La police va foncer là-dessus. Imagine que l’un d’eux ait participé autrefois à l’affaire de la fausse agence de voyage, et l’apparition de Saldon, l’ancien homme de main, est drôlement embêtante. Surtout que Saldon est à cran et qu’il a pu vouloir faire un peu de chantage, l’occasion était trop belle. Oui. Bien sûr c’est possible. Seulement. Seulement…
Et. Jeremy resta silencieux.
— Le mieux, proposa Tom, est de laisser la police se démerder. Ils font le travail, et puis nous on récupère les résultats par ton ami Tarquet. On réfléchira ensuite, qu’en dis-tu ?
Comme Jeremy, sourcils baissés, ne répondait pas, Tom reprit :
— Et puis toute cette histoire de sursaut de Saldon peut ne mener à rien. Tu vas voir que je finirai par avoir raison et que c’était simplement une vieille histoire d’amour et que Saldon a…
— La barbe Tom avec ton histoire d’amour. Tu deviens idiot par moments.
— Et l’autre piste ? L’assassinat manqué de Gaylor ? La méprise ? Tu n’y penses plus ?
— Mais si. Cependant il y a là-dedans un tas de choses curieuses.
— Mais quoi bon dieu ? Dis-m’en une par exemple.
— Des choses. Des choses que je vois. Des choses que je sais.
— Mais que tu sais comment ? Hein ? Comment ? Tu n’y étais pas nom de dieu ! Ce n’est pas toi qui l’as tué, le type, si ? Alors, des choses que tu sais comment ?
— Cherche ! dit Jeremy.
Il rit, attrapa son cartable et partit avec un petit signe de la main. Tom resta seul à la table. Il n’avait pas fini son plat. Du doigt, il suivit le rebord de son verre jusqu’à ce qu’il grince et vibre, et il dit tout bas : des choses que tu sais comment, dis-moi, Jeremy ?
En rentrant chez lui, Tom se rasa. C’était devenu nécessaire. Il ôta sa chemise rouge et la lava. Il n’aimait plus cette chemise. Il réfléchissait à ce drôle de type qu’était Jeremy. Comment est-ce que Jeremy pouvait savoir des choses que lui, Tom, ne savait pas ? Il crispa ses mains dans la bassine à linge. Il venait d’avoir une pensée horrible. Bruyamment, il vida l’eau de la bassine, s’en aspergea sur le visage, tordit sa chemise et fit beaucoup de mouvements et de tapage. C’était atroce d’avoir des pensées aussi horribles. Ce meurtre commençait à le rendre fou, il déraillait. Il n’aurait plus le droit de penser si ce devait être comme ça. Cela le faisait dérailler et souffrir. Il fallait qu’il mette de la musique.
Une heure après, chantant « Mon cœur s’ouvre à ta voix », il descendait les cinq étages pour aller chercher son courrier. Trois jours de courrier s’étaient accumulés, il allait peut-être s’y trouver des choses miraculeuses. Tom espérait toujours des choses inouïes du courrier, alors que celui-ci trahissait pourtant jour après jour sa confiance. Il savait que beaucoup de gens étaient comme lui avec le courrier. Par la vitre, il vit une enveloppe longue qui ne ressemblait à rien de connu. L’écriture, penchée et irrégulière, lui était complètement étrangère. Songeur, il remonta mécaniquement les étages en tournant la lettre sous toutes ses faces. Il avait pris l’habitude de se donner le temps des cinq étages pour deviner l’identité de ses correspondants, ou à défaut le genre, l’espèce. Sur cette lettre, il séchait. Pas plus l’écriture que la qualité de l’enveloppe, que le cachet de la poste ou que la consistance générale de l’envoi ne l’aidaient. À la consistance, on pouvait souvent dire si c’était un prospectus ou une lettre personnelle, qui donnaient des résultats très différents. Il n’aurait pas dû se donner tout ce mal, il risquait d’être déçu. Si c’était une chaîne maléfique ou quelque chose de ce genre, non seulement il serait déçu, mais en plus une partie de sa journée serait gâchée.
Il l’ouvrit et son regard fila droit à la signature. Il sursauta. Il l’aurait reconnue entre des milliers. Droit, sans soulignage superflu, semblable à celui apposé en bas de toutes ses toiles, le fameux paraphe de R.S. Gaylor. Tom eut besoin de s’asseoir pour lire la courte page qui lui était adressée, à lui, Tom.
La police m’apprend que vous êtes l’homme à la chemise rouge qui s’est enfui de chez moi après la découverte du corps de Robert Saldon.
Vous comprendrez que votre rôle dans cette soirée pénible me paraisse très insolite et que je souhaite entendre personnellement votre version des faits. J’aimerais que vous m’exposiez vous-même les raisons de votre présence, non seulement chez moi, mais dans mon propre bureau.
Il paraît que vous êtes peintre et que vous vouliez me soumettre vos essais. Apportez-les donc.
Vous n’ignorez pas que la police vous tient pour le suspect principal. Elle est donc avertie de cette entrevue, et mieux, elle l’a sollicitée.
Je compte sur votre visite le 26 à 17 heures.
17 heures ! Tom fila à toute allure et parvint, haletant mais avec une peu d’avance, au 25 avenue de l’Observatoire. Il reprit son souffle dans l’escalier et se rafraîchit les joues avec les mains. Sa course ne lui avait même pas laissé le temps de réfléchir à cette impérieuse convocation. En fait, il aurait dû s’en douter depuis longtemps. La police devait espérer que Gaylor l’identifie, même si lui, Tom, avait juré être un inconnu pour le peintre. Mais ce qu’il pourrait jurer ou rien, c’était pareil pour la police. Tout de même cette phrase, « me soumettre vos essais ». Ses essais ! Tom serra son enveloppe de photos et se récita quelques pensées orgueilleuses qui redressèrent son allure. Il était hautain d’avance en sonnant à la porte. Gaylor avait beau être un génie, il n’était pas sûr qu’il eût su tuer un anaconda avec autant d’adresse que Tom l’avait fait l’année passée quand il avait remonté ce grand fleuve pourri.
Un valet de chambre lui ouvrit. Tom ne l’avait pas vu le soir de la réception. Il devait être d’Afrique du nord, d’Égypte peut-être, et il avait l’air assez âgé. Mais il se tenait droit, cambré, et il était presque aussi grand que Tom. Gaylor avait dû se l’offrir au cours d’un voyage comme souvenir, c’était assez dans sa manière. Et il avait dû exiger aussi qu’il ne marche que pieds nus dans l’appartement chargé de tapis. Lubie ostentatoire, pensa Tom avec mépris. Heureusement, l’homme, qui était beau, avait des pieds splendides. De l’étage, il entendit la voix grave qui appelait.
— Khamal ! Est-ce le jeune homme que j’attends ?
Tom fit oui de la tête et Khamal libéra le chemin en s’effaçant sans dire un mot.
En prenant le couloir pour la seconde fois, le souvenir de sa répugnante trouvaille de l’autre soir lui embarrassa la marche. Cette fois, la porte du fond était grande ouverte. En croisant le regard de Gaylor qui l’observait, appuyé d’une main sur la table, Tom sentit que ses défenses n’allaient pas résister de manière durable.
Ils se serrèrent la main et Gaylor lui sourit. Finalement Tom trouva naturel que cet homme profite de sa gloire et de son argent, avec tout l’excès et la parade qui lui plaisaient. Qu’il ait su tuer ou non un anaconda, ne changeait rien à l’affaire.
Sur le désir du peintre, Tom dut faire le récit, assez gêné, de sa quête, de sa rencontre avec Saldon, de son intrusion à la soirée, de son indiscrétion et puis de sa découverte dans le bureau. Il ne pouvait faire autrement que de croiser et décroiser les jambes sans cesse, et en ce moment ses jambes le gênaient, il les trouvait trop longues. Il finit par se lever et parler debout en tournant dans la pièce. Gaylor ne le quittait pas des yeux. Bras fermés, laissant fumer une cigarette au bout de ses doigts, et un pied posé contre une chaise, Gaylor écoutait sans interrompre, le regard lourd. Tom pouvait bien voir sa joue déchirée et son œil à moitié fermé, le maxillaire carré et la lèvre inférieure en avant, le nez large et busqué, la prunelle verte, les cheveux blancs et les très grandes oreilles, et il était satisfait de réussir à le voir de si près. De temps en temps, la cendre de sa cigarette tombait et Gaylor époussetait sa chemise d’un geste précis et pesant. Tom imaginait cette main puissante tenant le pinceau, cela devait être un spectacle souverain.
— C’est là toute l’histoire ? dit enfin Gaylor.
— Oui, répondit Tom. Il se sentait épuisé.
— Et le store ? C’est tout ce que vous pouvez me dire sur ce store qui tremblait ?
Tom écarta les bras et les laissa retomber sur ses cuisses. Il ne voyait pas quoi dire d’autre sur ce foutu store. Gaylor frappa avec violence du plat de la main sur la table et en levant la tête, Tom comprit ce qu’entendaient les journalistes quand ils écrivaient que son visage flambait.
— C’est inconcevable ! Vous sentez ce store bouger, vous percevez qu’un homme est là, derrière, et vous, au lieu de guetter, au lieu de tenter quelque chose, au lieu d’essayer de savoir, vous vous enfuyez comme un lâche en lui laissant la route libre ?
Tom repensa le plus fort possible à l’anaconda. Il avait horreur qu’on le traite de lâche.
— Vous rendez-vous compte de ce que vous avez gâché ? Vous en rendez-vous compte ? Vous avez tout gâché !
Tom ne put rien répondre. Il savait que Gaylor avait raison. Il n’y avait aucune excuse à sa conduite. Il aurait pu au moins se cacher dans le vestiaire et attendre de voir l’homme se glisser hors de la pièce. Et tout aurait été fini. Il retourna au fauteuil et s’y mit un peu en boule, les mains dans les cheveux. Gaylor avait vraiment l’air hors de lui. Mais qu’est-ce que Gaylor pouvait bien avoir à faire de l’assassin de Saldon ? Saldon n’était plus son ami depuis longtemps. Bien sûr le crime avait été commis chez lui, dans son propre bureau, et ce n’était pas agréable. Mais de là à s’énerver de cette manière. Et puis Tom se dit qu’il était idiot. Gaylor ne cherchait pas le meurtrier de Saldon, Gaylor cherchait son propre meurtrier, l’homme qui avait tué l’autre en le prenant pour lui. Gaylor avait tout de suite compris qu’il y avait eu erreur d’appréciation et qu’il l’avait échappé de très peu. Il avait peur tout simplement, et la seule pensée que Tom ait laissé passer de si près l’occasion de saisir l’assassin le rendait fou de fureur. À cause de lui, il y avait un meurtrier libre, vivant, actif, et qui viendrait frapper à nouveau. Gaylor avait l’air d’être certain de cela. Il savait quelque chose qu’il avait tu aux policiers. Pour lui, Tom n’était pas un suspect, mais un simple imbécile. Et pour le moment, Tom, qui comprenait seulement les conséquences dramatiques de sa fuite, en était bien d’accord.
Le silence dura des minutes entières. Les jambes contractées, les dents sur la lèvre, Tom se sentait transpirer beaucoup trop et ne pouvait pas remuer. Gaylor bougea le premier. Lentement il s’approcha et demanda d’une voix redevenue très calme.
— Ces photos ? Celles de vos toiles ? Vous les avez avec vous ? Montrez-les moi.
Gaylor les sortit une à une de l’enveloppe, les déroula et les disposa sur la table, le dos tourné à Tom. Il siffla un air avant de se retourner.
— Avez-vous déjà été montrer ça ?
— Personne n’en veut, souffla Tom.
— Bien sûr. Ce ne sont que des crétins, des incompétents, des marchands. Je crois, continua-t-il, que quand toute cette horrible histoire sera finie — et Tom eut l’impression qu’il cherchait sa respiration — oui, quand tout cela sera terminé, vous reviendrez me voir et je m’occuperai un peu de vous.
Gaylor sourit en lui tendant les photos et Tom pensa qu’il allait se jeter dans ses bras. Il se contenta de lui serrer la main très fort, et de le regarder à fond pour se souvenir le mieux possible.
Une fois dans la rue, il fallut qu’il coure. Il courut jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, mais cela ne le calma pas tellement. D’une cabine il appela Lucie. Elle aussi avait des choses à lui dire. Ils se verraient dans deux heures.
On était en juin et il n’y avait tout d’un coup plus personne dans les rues. Tom s’étira et tendit les bras vers le ciel. Sur le trottoir d’en face, il eut l’impression de reconnaître l’allure de l’un des enquêteurs de Galtier et il se sentit brusquement entravé. Galtier ne le lâchait pas. L’idée l’engourdit comme une piqûre. Mécontent, il poussa la porte battante du grand café de la place et s’installa, bien en vue, à une petite table de la terrasse. Là il écrivit :
Saldon, au cours de la soirée, se rend aux lavabos. La vue de la cape au porte-manteau du couloir le trouble. Il connaît son prix. Jusqu’ici, il avait seulement l’intention d’emprunter de l’argent à R.S., mais il sent qu’il ne pourra pas affronter son ancien ami, après vingt ans de séparation, d’une façon aussi humiliante pour lui. Il aime R.S., il a peur de perdre son estime. Il préfère voler. L’affaire de l’agence de voyage, trente ans plus tôt, montre sa tendance au petit larcin. Il n’a peut-être jamais changé depuis et a dû butiner un peu partout quand une occasion facile se présentait.
Tom posa son stylo parce que cela lui semblait ridicule de prendre des notes. Il préférait continuer de tête.
— Mais si c’est vraiment Mme Gaylor qui lui a donné l’invitation, fait qu’elle a nié à la police, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Aurait-elle elle-même commandé le vol à Saldon ? Soit qu’elle ait eu un besoin inavouable d’argent, soit qu’elle ait cherché à inquiéter son mari ? Parce que tout de même, comment Saldon aurait-il pu savoir pour cet argent dans le secrétaire ? Il n’avait rien dérangé d’autre dans la pièce. Tom revit le visage fermé de cette femme si belle, et remua sur sa chaise. Il n’aimait pas l’idée qu’une femme se mêle de quelque chose de bas, et pire, qu’elle se serve d’un pauvre bougre d’exécutant pour le faire. Tom repensa à Saldon, et il eut de la peine. Après tout Sald avait peut-être menti, et n’importe quel proche du peintre aurait pu remettre cette invitation à Saldon et l’engager pour ce vol. Il fallait juste être un peu au courant des habitudes de Gaylor. Mais il n’avait pas l’air de se cacher. Il avait bien emmené directement Kaplan dans son bureau pour lui payer cette dette. Ce n’était pas une mauvaise idée.
De toute manière, que Saldon agisse pour son propre compte ou non, voici comment les choses se passent : il prend la cape, dès l’aller, car le couloir est vide et il doit en profiter, et entre dans le bureau. Il fouille le secrétaire. Saldon a mis le vêtement sur ses épaules pour avoir les mains libres. Quelqu’un est là qui guette et Saldon se fait tuer. Le meurtrier doit attendre pour sortir que le couloir soit libre. L’oreille à la porte, il écoute les allées et venues, il surveille le moment propice. Mes pas se rapprochent dans le couloir, il se planque derrière le store. Les lames n’ont pas encore repris leur immobilité complète quand j’entre dans la pièce. S’il y avait bien quelqu’un dans la pièce, ce qui reste à prouver. Pris de peur, je m’enfuis, et la police me suspecte gravement, ce qui est une veine pour l’assassin.
Ce qui crève les yeux, c’est qu’il n’y avait pas besoin de tuer Saldon ce soir-là. Pour se risquer à commettre un meurtre au milieu d’une soirée de trois cents personnes, il faut vraiment qu’il n’y ait aucune autre solution. Or pourquoi voudrait-on tuer Saldon ? soit parce qu’il a reconnu un ancien associé, soit parce qu’il exécute un coup sur commande. Dans l’un ou l’autre cas, celui qui, par crainte d’être trahi, souhaite s’en débarrasser, peut attendre. Il doit attendre. Il n’a qu’à fixer rendez-vous à Saldon pour discuter argent dans un coin tranquille, et le tuer là en toute sécurité.
Donc rien n’explique le meurtre de Sald. C’est R.S. Gaylor qui devait être tué ce soir-là.
Et dans cette hypothèse, tout s’arrange. Parce que Gaylor, on ne l’approche pas facilement. Cette soirée est sans doute une occasion rare pour pouvoir se glisser auprès de lui et l’éliminer. Ce qui paraît exclure a priori ses intimes et oriente les soupçons vers une relation éloignée du peintre, ou même un inconnu agissant sur ordre. À moins que l’intime en question n’ait précisément joué là-dessus, ce qui deviendrait extrêmement compliqué. Tuer au milieu d’une réception quasi-publique, alors qu’on a vingt fois l’occasion de le faire chaque jour… Pas sot.
Ensuite, qu’il s’agisse d’une proche ou d’un tueur à gages, il suffit de bien préparer son coup, d’isoler Gaylor à un moment convenu de la soirée. De l’attirer dans son bureau. Un complice peut appeler de l’extérieur, et demander à parler d’urgence à Gaylor pour une affaire confidentielle. Naturellement Gaylor viendra prendre la communication dans son bureau, et non pas dans l’entrée où il y a beaucoup trop de monde. L’assassin attend sa victime, et à l’heure dite, il voit entrer un homme en cape qui s’approche du secrétaire. Comment pourrait-il imaginer qu’il s’agit d’un pauvre Américain qui n’a rien à voir dans cette histoire ? Dans l’hypothèse d’un tueur à gages, la méprise est certaine. Elle est douteuse venant d’un proche. Allons pour le tueur donc. Et le tueur fait son travail. Il tue.
Je suis génial, pensa Tom. Tout ceci est limpide, mécanique et génial. Pauvre Saldon. Il a mal choisi son moment. Et si contrairement à toutes les prévisions, Gaylor avait pris la communication en bas ? Et si Saldon, le voyant occupé au téléphone, avait jugé que c’était le moment ou jamais d’aller faire son coup tranquillement là-haut ? Ce qui expliquerait qu’il ait poussé la porte du bureau à la minute précise où le tueur attendait Gaylor. Cela s’organise impeccablement. Et Galtier qui fait le con à me faire surveiller. Tom jeta un œil. Le type était toujours là, il lisait le journal, debout au milieu de la rue. Tom secoua la tête. C’était donc vrai que les flics en civil étaient repérables comme des palmiers dans le désert. Et en plus il était en imperméable. C’était misérable et Tom eut honte pour Galtier. Mais peut-être Galtier tenait-il à ce qu’il se sache suivi, pour l’épuiser. Ç’aurait bien été dans son style.
Et d’ailleurs, ce qui prouvait qu’il était bien dans la bonne direction, c’était cette panique de Gaylor. Gaylor, lui, ne s’y était pas trompé. Il savait qu’on avait voulu le tuer et que Saldon lui avait servi sans le vouloir de bouclier. Mais il n’a rien dit à la police. Il planque quelque chose. Il espère s’en tirer tout seul. C’est peut-être une vieille affaire qui remonte à la sale passe de Frisco, dont Saldon ne parlait qu’avec répugnance. Peut-être un règlement de comptes sur lequel il ne peut pas s’expliquer sans se compromettre affreusement.
Qu’est-ce qu’il avait bien pu foutre là-bas ? Est-ce qu’il connaît au moins celui qui le cherche ? Peut-être pas. Et c’est pour cela qu’il me convoque. Pour me questionner, pour savoir si je n’aurais pas perçu un détail, insignifiant pour moi, mais essentiel pour lui. Il est déçu. Je n’ai rien perçu du tout. Il ne peut pas aller interroger les flics, ils pourraient flairer son secret, et il veut absolument éviter ça. Tandis qu’avec moi, il est tranquille. Même si je me doute de quelque chose, je n’irai pas le raconter à Galtier.
Et pourquoi ? Comment peut-il être certain de ça ? Tom fit la moue. Parce que je suis suspecté, parce que Galtier n’a pas confiance en moi, parce qu’il sait que j’attends quelque chose de lui, que j’étais là pour lui montrer mes tableaux.
— Tu as l’air terriblement concentré, dit Lucie. Tom leva la tête.
— J’étais seulement en train d’espérer qu’il n’a pas fait semblant d’apprécier mes tableaux. Mais vraiment je ne le crois pas. Sincèrement non. Il aurait dit « la lumière est belle » ou bien « la composition ne manque pas d’audace : », j’aurais su qu’il n’aimait pas. C’est toujours ce qu’on dit dans ces cas-là. Mais non, il a eu vraiment l’air d’aimer.
— Dis-moi rapidement où tu en es, dit Lucie.
Tom la regarda s’assoir. Qu’est-ce qu’elle avait aujourd’hui pour être si belle ? Il ferma les yeux un bref instant et prit une cigarette.
— Écoute bien cette histoire, Lucie. D’abord, tu vois le type là-bas, près de la station, qui lit un journal ? C’est un enquêteur à Galtier. C’est pour moi. C’est pour me tenir chaud. Mais moi, pendant ce temps-là, voilà ce que j’ai trouvé.
— C’est bien pensé, dit Lucie pour finir.
— Oui, tu trouves ? Moi aussi j’en suis content.
— Esperanza est louche.
— Elle n’a probablement rien à voir là-dedans. Sinon, Sald ne m’aurait pas dit que c’était d’elle qu’il tenait son carton. Sald a menti. D’ailleurs il a légèrement hésité avant de parler. C’est la preuve qu’il cherchait un nom.
— Ou bien la preuve qu’il n’a pas résisté au plaisir de la compromettre, parce qu’il était un peu saoul, et qu’il en avait marre d’assumer tout le sale boulot tout seul. La beauté n’est pas un critère de pureté, Tom. De ce côté, ton raisonnement manque de hardiesse.
— Je n’aime pas que tu parles ainsi. C’est trop facile. Saldon a menti.
— De toute façon cela n’a pas d’importance. Puisque d’après toi, cette affaire de vol, commandé ou non, n’est qu’un élément parasite, c’est cela ?
— Oui. C’est un court-circuit en quelque sorte, qui a sauvé momentanément la vie de Gaylor et précipité Saldon.
— C’est du côté de Frisco que cela vient.
— As-tu vu Louis ?
— Justement. Il n’a rien voulu dire. J’ai été le surprendre à la Galerie Mex, il était en train d’encadrer des photos. Il était au courant par le journal du meurtre de Saldon, mais cela avait l’air de lui être tout à fait égal. Jusqu’à ce que je lui dise que c’était sans doute Gaylor qu’on avait voulu tuer. Tom, on dit toujours que les gens deviennent blancs, mais je ne l’avais jamais vu. Louis est devenu blanc, absolument blanc. Il s’est dressé d’un tel bond qu’il a fait tomber son cadre qui s’est cassé. Il n’a pas eu l’air de le remarquer. Je lui ai dit qu’il n’y avait aucune piste, aucun indice, rien, et que s’il savait quelque chose au sujet de Gaylor, il fallait qu’il le dise, parce qu’on risquait de t’emprisonner, toi, Tom. Il a crié qu’il ne savait rien, pourquoi est-ce qu’il saurait quelque chose ? Qui m’avait demandé de venir le questionner ? Je lui ai dit qu’il n’y avait aucune raison de s’affoler comme ça s’il ne savait rien. Il m’a répondu que ce n’était pas mes affaires, et qu’il avait simplement peur qu’en fouillant le passé de Gaylor, cela ne nuise à sa réputation, que n’importe qui pouvait comprendre ça. Et il m’a pratiquement jetée à la porte. Il est si calme, d’habitude.
Sa réputation ! Comme si Louis en avait quelque chose à faire ! Plus il y a de monde au courant de ses liaisons illustres et plus il est heureux. Tu te souviens de son histoire avec l’écrivain polonais ? Plus un parisien ne l’ignorait. En revanche, son escapade d’adolescent avec Gaylor, qui pourtant lui ferait une excellente publicité, il ne veut pas qu’on en parle. Ça le met hors de lui.
— Est-ce que tu penses qu’avec Gaylor ils ont pu faire quelque chose de moche ? De dangereux ? Ou qu’ils ont pu être simplement témoins d’une sale affaire et que ce soit la raison pour laquelle Gaylor ait fui l’Amérique ?
— Et qu’on les recherche pour les éliminer vingt ans après ? Alors qu’ils se sont tus jusque-là ? Lucie haussa les épaules.
— On a déjà vu des hommes attendre vingt ans leur vengeance, dit Tom.
— Oui c’est vrai. Mais ce peut-être aussi des milliers d’autres choses. En tout cas je ne retournerai pas voir Louis. Je ne suis pas fière de moi. J’ai eu l’impression de le blesser.
— Est-ce que tu as vu Jeremy ?
— Non. Il a appelé. D’après son informateur toujours, la police ne lâche pas la piste Saldon, dit Lucie en jetant un regard vers l’homme installé de l’autre côté de la place. Ils s’obstinent. Mais il y a du nouveau malgré tout. Sur les dix personnes qui étaient près de vous quand Saldon a sursauté, l’une était sans doute à Frisco au moment de l’affaire de la fausse agence de voyage. Elle y a même peut-être tenu un rôle de premier plan.
— Ne me dis rien. Attends. Je vais deviner. L’import-export dans la chaussure, le roux ?
— Non.
— Le banquier ?
— Non. Tu ne trouveras pas. L’amour de sa vie.
— La gracieuse Américaine ?
— Exactement. Elle est l’épouse d’un homme de la General Motors et elle vit magnifiquement en Floride. Elle a dit n’avoir jamais été à Frisco, n’avoir jamais quitté l’Est. Mais Galtier a téléphoné là-bas. D’après son collègue, il pourrait s’agir d’une des têtes de ce vieux gang. Elle était chargée de donner confiance. Une jolie femme tu comprends, cela rassure tout le monde. Quand le coup s’est éventé, elle a disparu avec le fric, et la police n’a jamais pu remettre la main dessus. Les descriptions n’étaient pas assez précises pour qu’on la retrouve. Elle changeait souvent de visage, d’allure.
— Alors finalement, c’est bien à cause d’elle que Sald a sursauté mais pas du tout pour une histoire d’amour ? dit Tom en riant.
— Qui sait ? Sald a pu l’aimer malgré tout ! Ou même la suivre par amour ! On ne saura jamais.
Tom se rappela que Saldon était mort et il cessa de rire.
— Je m’en vais, dit Lucie. Que vas-tu faire maintenant ?
— Traîner sans doute. C’est même certain.
— Et lui là-bas ?
— Il va traîner derrière moi. Je vais le promener un peu, ça le dégourdira.
— Traîne bien alors. Et fais attention à toi tout de même.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Ce n’est pas moi. C’est Jeremy qui a dit ça tout à l’heure. Il a dit « fais attention à toi tout de même, ce n’est pas du tout une plaisanterie, et dis-le à Tom ». Donc je te le dis. Ce n’est pas une plaisanterie.
— Mais c’est lui qui s’amusait tellement hier soir, non ?
— Aujourd’hui il était différent.
— Dis-lui ce que je t’ai raconté, n’est-ce pas ?
— Ne t’inquiète pas.
Tom partit dans les rues. Il sentait derrière lui le poids de l’homme qu’il remorquait. Maintenant, cela l’amusait. On peut faire des tas de choses distrayantes avec quelqu’un qui surveille vos mauvaises actions.
Tom s’arrêta devant un platane, piétina un peu, et en fit trois fois le tour à pas très lents. Puis du bout de la rue, il vit l’homme qui fouillait du regard la grille de l’arbre. Tom se rapprocha doucement, cigarette aux lèvres.
— Vous avez du feu ?
Tom vit qu’il avait l’air fatigué, l’air d’en avoir assez, et il regretta tout de suite d’avoir joué avec lui. C’était facile d’agacer les enquêteurs loin du regard de Galtier.
— Pardonnez-moi, dit-il. J’ai tourné autour de cet arbre pour vous énerver. C’est idiot. Je n’ai rien mis dans la grille, et je n’y ai rendez-vous avec personne. D’ailleurs je ne suis pas l’assassin.
— Je ne sais pas ce que vous me voulez, dit l’homme.
Bien sûr. Il ne pouvait pas répondre autre chose.
— C’est bien, dit Tom. Je m’en vais. C’est-à-dire, on s’en va. Et je vais même vous dire où on va. Mais attention, à l’oreille.
Tom l’attrapa par le col et chuchota : Je rentre à la maison.
Et il le laissa avec un grand sourire.
C’est en chemin que Tom réalisa vraiment que le peintre pouvait mourir d’un moment à l’autre et que personne n’avait l’air de s’en soucier autrement. Galtier s’acharnait sur lui et sur les bricoles d’amateur de Saldon, alors que quelqu’un guettait, tranquille comme tout, que la belle occasion se présente à nouveau. Mais lui pouvait peut-être faire quelque chose. Il pouvait chercher, s’embusquer, protéger, il pouvait être merveilleux, comme avec l’anaconda. Il avait fini par tout savoir sur l’anaconda, le géant de la famille des Boïnés. Celui qu’il avait tué à la hache faisait plus de six mètres. Il finirait par tout savoir aussi de cet autre meurtrier et il se lancerait à travers sa route venimeuse. Tom se passa la main sur le front. Il imaginait trop en ce moment, beaucoup trop. Ça dépassait les limites qu’il s’était permises. Il n’avait même pas remarqué le chemin qu’il venait de parcourir alors qu’il était à présent presque devant chez lui. Peut-être des milliers de gens l’avaient-ils salué qu’il n’avait même pas vus. Il fallait qu’il reprenne ses pinceaux et qu’il se remette au travail, c’était ce qu’il avait de mieux à faire pour l’instant.
Il préparait ses couleurs quand le téléphone sonna. Il souhaita que ce soit Gaylor, mais c’était Jeanne. Elle paraissait très en colère, et Tom en fut fatigué d’avance. Lucie était venue harceler Louis de questions et elle ne le tolèrerait pas. Il fallait qu’on foute la paix à Louis avec ça.
— Il me semble que tu ne l’as pourtant pas épargné l’autre soir, dit Tom durement.
— C’est vrai. Mais c’est mon frère et cela me regarde. Il n’y a que moi qui aie le droit de l’emmerder avec cette histoire. C’est convenu entre nous.
— Comment cela ?
— J’étais en Amérique avec lui quand il a connu Gaylor. J’étais petite, sans doute, mais je me souviens bien de ce qui s’est passé. Je sais de quoi il s’agit et moi seule ai le droit d’en parler. C’est admis.
— Je ne cherche pas à lui faire de mal. Mais il y a des choses qu’il faut que j’apprenne et je me débrouillerai pour y parvenir.
Il y eut un silence et puis Jeanne dit :
— Ne bouge pas Tom. Je viens chez toi tout de suite.
Jeanne avait des façons très brutales. Tom rangea un à un ses pinceaux. Il passa sur sa paupière celui en poil de martre, qui avait coûté si cher, si cher d’ailleurs qu’il avait dû le voler en fin de compte. Quand Jeanne sonna, il retournait sa toile face contre le mur.
Elle ne dit pas bonjour, elle s’allongea sur le lit et croisa les mains sous sa nuque.
— Je te dis ce que je sais et tu me jures de le laisser tranquille. On est d’accord ?
— On est d’accord.
— Qu’est-ce qui t’intéresse ?
— Louis et Gaylor. Qu’est-ce qu’ils ont fabriqué là-bas ? Qu’est-ce qu’ils ont bien pu fabriquer pour qu’on manque de liquider Gaylor plus de vingt ans plus tard ?
— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est en Amérique qu’il s’est passé quelque chose ?
— C’est une idée que j’ai.
— C’est à dire que tu n’en as pas d’autre ?
— Mets les choses comme ça si tu veux.
— Je n’aime pas ça. Tu crois que Louis pourrait risquer quelque chose ?
— Non. Pas forcément. Gaylor a très bien pu faire un coup tout seul. Mais Louis a l’air de se douter de quelque chose. Dis-moi ce que c’est.
— Mais je n’en sais rien au juste. À la fin de notre séjour, il est resté une semaine absent. J’étais morte d’angoisse. Louis ne disparaissait jamais sans me prévenir. Au bout de quelques jours, j’ai eu un appel de Gaylor. Il fallait que je ne m’inquiète pas, et que j’attende sans alerter personne surtout. Et finalement un matin, très tôt, Louis est arrivé. Il a dit : « fais ta valise, on se tire ». Et c’est tout. Il n’a rien ajouté d’autre et je ne lui ai pas posé de questions. Il avait l’air faible et terrorisé, et il avait des pansements. Il a mis très longtemps à retrouver le sourire. Si tu savais le temps qu’il a mis. C’est pour ça que je ne veux pas qu’on l’emmerde.
— Tu n’as rien pu savoir ?
— Tout ce que je peux te dire, c’est le nom des boîtes où ils allaient le soir. Ça je le sais.
Tom prit un papier.
— Il y avait d’abord le Western Club, non, le Western Hall. Je ne pourrais pas te dire où cela se trouve, mais ils y allaient très souvent. Et puis le Company, Louis disait le Comp’. Et puis le Greenline. Il y en avait encore un autre qui s’appelait le Country. Je ne les accompagnais jamais. Moi, je donnais des cours de français et je recevais des leçons d’anglais en échange, c’était Louis qui avait arrangé ça pour moi, et il n’y avait pas à discuter.
— Pourquoi Louis t’avait-il emmenée ?
— Ça ne t’avancerait à rien de le savoir. Disons qu’il fallait me changer d’air. Et puis il y avait encore le Peacock. Je n’ai jamais vu aucun de ces bars. Je m’ennuyais tellement avec mes leçons que j’ai voulu absolument les accompagner un soir. Louis est devenu furieux. Ce n’était pas des endroits pour moi, comment est-ce que je pouvais y songer ? De toute façon, on n’acceptait pas les filles, sauf au Greenline, donc cela réglait la discussion.
— Comment sais-tu tous ces noms, alors ?
— Tu crois que je te raconte n’importe quoi ? Simplement Louis me disait, « Ce soir petite, je sors. Si tu t’inquiètes, si tu as besoin de moi, je suis au Compagny avec Gaylor, tu peux m’y appeler. » S’il lui arrivait de changer de bar pendant la nuit, il me téléphonait pour me prévenir. Parfois, Louis rentrait saoul comme dix hommes à la fois, ou bien complètement abruti. Je me levais et je l’aidais à se coucher. Il me faisait peur. J’ai été soulagée qu’on s’en aille. Est-ce que cela peut t’aider ?
— Sûrement, dit Tom.
— Pourquoi est-ce que tu te mêles de ça ? Pourquoi ne laisses-tu pas les flics se débrouiller ?
— Je ne suis pas d’accord avec eux.
— Ah.
— Et puis on me suspecte.
— Je sais. Tout ce qui m’importe — et Jeanne se mit debout —, c’est que tu fiches la paix à Louis maintenant.
— J’ai compris. Tu me l’as déjà dit.
— Si j’arrive à en savoir plus, je te le dirai. Mais moi seule le questionnerai, c’est entendu, n’est-ce pas Tom ?
— C’est promis.
— J’ai ta parole.
Jeanne envoya un baiser du bout des doigts et partit sans dire au revoir. Tom regarda la porte quelques minutes. Si seulement Jeanne ne se faisait pas tant de souci pour son frère. Louis était un très bon photographe et il était en train de bien réussir. Il n’y avait pas de quoi se faire du souci. Il fallait juste espérer que Gaylor ait fait un coup tout seul et que Louis ne se soit pas mêlé à une sale histoire. Tom n’avait pas voulu inquiéter Jeanne.