10

La deuxième année passa plus vite que la première. Elle s’y était faite. C’était devenu sa vie. Elle n’avait plus soif de choses qu’elle avait perdues – elle était devenue incapable de se les citer sans un effort. Elle était au-delà de la soif : momifiée. Monastique, recluse.

Mais elle pouvait sentir le rythme accélérer, sentir les mouvements ébranler les fils de la toile, là-bas dans le monde lointain du dehors.

On fusillait presque chaque nuit désormais. Quand ils la descendaient pour la promenade dans la cour, elle notait sur le mur les éclats provoqués par les balles, les cratères, comme sur la paroi de la Loge. Sous les impacts, la terre battue était devenue nauséabonde, tapis grouillant de mouches et puanteur métallique du sang séché.

Un jour, le ciel du désert entrevu au bout du trou circulaire dans le mur de sa cellule fut strié d’interminables panaches de fumée noire. Des heures durant, des camions entrèrent et sortirent en brinquebalant et l’on fusilla des gens toute la nuit. À la chaîne : cris, ordres, hurlements, implorations, crépitement sauvage des armes automatiques. Brève conclusion des coups de grâce. Claquements de portières, moteurs. Puis encore. Encore. Et encore.


Jofuette était restée terrorisée pendant des jours. Finalement, on vint la chercher, deux matonnes. Elles arrivèrent en souriant, parlant sa langue, semblant lui dire que tout était arrangé, qu’on allait la laisser sortir. La plus grande sourit éloquemment et se mit les mains sur les hanches dans un mouvement suggestif. Pour évoquer sans doute un petit ami – ou le mari de Jofuette, peut-être. Ou bien alors la perspective d’une nuit de nouba dans le cadre enchanteur du centre-ville.

Jofuette sourit timidement. L’une des matonnes lui donna une cigarette qu’elle lui alluma d’un geste ample.

Laura ne devait jamais la revoir.


Quand ils lui apportèrent le magnétoscope pour la séance hebdomadaire, Laura attendit qu’ils fussent partis. Puis elle saisit l’appareil à deux mains et le jeta plusieurs fois contre le mur. Il se brisa en pièces détachées, embrouillamini de câbles et de circuits imprimés. Elle était en train de les écraser sous ses talons quand la porte ferrailla, livrant passage à deux matons.

Ils avaient sorti leurs matraques. Elle se jeta sur eux, les deux poings serrés.

Ils l’étendirent au sol aussitôt, avec une aisance méprisante.

Puis ils la relevèrent et se mirent à la tabasser. Scrupuleusement, méthodiquement. Ils la frappèrent au cou, sur les reins. Ils la jetèrent sur la couchette et la frappèrent à la colonne vertébrale. Des éclairs jaillirent en elle, grandes décharges électrocutantes, blanc torride, rouge sang. Ils la défonçaient à la hache, la taillaient en morceaux. Elle était en train de se faire massacrer à coups de gourdin.

Un rugissement lui envahit la tête. L’univers s’effaça.


Une femme était assise en face d’elle, sur la couchette de Jofuette. Une femme blonde en robe bleue. Quel âge – quarante ? cinquante ? Visage triste, posé, des rides de rire, des yeux vert-jaune. Des yeux de coyote.

Maman… ?

La femme la contemplait : souvenir, pitié, force. C’était apaisant de la regarder. Apaisant comme un rêve : elle porte ma teinte de bleu préférée.

Mais qui est-ce… ?

Laura se reconnut. Bien sûr. Bouffée de soulagement et d’allégresse. Voilà qui c’est. C’est moi.

Son Personnage se leva de la couchette. Traversa la cellule en glissant, gracieux, silencieux. Radieux. Il s’agenouilla sans bruit auprès de Laura et contempla son visage : son propre visage. Plus vieux, plus fort, plus sage.

Me voici.

« Je vais mourir. »

Non, tu vivras. Tu seras telle que je suis.

La main s’immobilisa à deux doigts de son visage, caressa l’air. Elle en sentait la chaleur – elle pouvait se voir elle-même, à plat ventre sur la couchette, battue, paralysée. Triste Laura. Elle sentait le torrent chaud de guérison et de compassion se précipiter en elle, olympien, grandissant. Pauvre petit corps battu, notre Laura, mais elle ne mourra pas. Elle vit. J’ai vécu.

Dors, à présent.


Elle resta malade un mois. Son urine était teintée de sang : les reins avaient pris. Et elle avait d’énormes bleus douloureux sur le dos, les bras, les jambes. Des ecchymoses profondes, touchant le muscle, provoquant des gonflements sur l’os : on appelait ça des hématomes en cours de secourisme. Elle était malade et courbatue, à peine capable de manger. Le sommeil était une bataille pour trouver la bonne position, la moins douloureuse.

Ils avaient retiré les débris du magnétoscope. Elle était à peu près certaine qu’on lui avait également injecté quelque chose : il lui semblait avoir l’hématome d’une piqûre juste au-dessus du poignet, un des rares endroits oubliés par les matons. Une femme, pensait-elle ; elle avait vu une infirmière, lui avait peut-être même parlé, dans sa semi-inconscience, et voilà : elle avait eu son expérience de Personnage Optimal.

Elle s’était fait tabasser par des matons fascistes. Et elle avait vu son Personnage Optimal. Elle n’aurait su dire quel événement était le plus important, mais elle savait qu’ils constituaient l’un et l’autre des tournants dans sa vie.

C’était sans doute une infirmière qu’elle avait vue. Elle avait dû faire une simple fixation sur elle, rêver qu’elle se voyait. Il ne fallait sans doute pas chercher plus loin l’origine du Personnage Optimal, chez tout un chacun : le stress, l’illusion, assortis d’un besoin psychique profond. Mais ce n’était pas cela l’important.

Elle avait eu une vision. Peu importait son origine. Elle s’y raccrocha, heureuse qu’on la laisse seule parce qu’ainsi elle pouvait s’en parler à haute voix, la serrer contre elle. L’entretenir.

La haine. Elle ne les avait jamais vraiment haïs jusque-là, pas comme elle les haïssait à présent. Elle avait toujours été trop petite, trop terrifiée, trop encline à s’imaginer un biais de sortie, comme s’ils étaient des gens comme elle, à considérer comme des gens normaux. C’était ce qu’ils prétendaient être, mais elle savait désormais que ce n’était qu’un autre de leurs mensonges. Jamais, au grand jamais, elle ne se joindrait à eux, ne deviendrait des leurs, ne verrait le monde par leurs yeux. Elle était leur ennemie jusqu’à la mort. C’était une pensée paisible.

Elle savait qu’elle survivrait. Un jour, elle danserait sur leurs tombes. Ça n’avait pas de sens, pas de sens rationnel. C’était de la foi. En la tabassant, ils lui avaient donné sa foi.


Elle fut réveillée par un grondement. Comme une gigantesque chasse d’eau, cataracte et plainte aiguë de tuyau qui vibre. Qui approchait. De plus en plus fort. Wa-woussh !

Puis : roulement monstrueux. Boum. Boum. Boum-wham-bam, pétarade de feu d’artifice. Le mur de sa cellule s’illumina sous les éclairs fugitifs entrant par le trou de la fenêtre. Puis un nouvel éclair. Puis le coup de tonnerre soudain d’une explosion, toute proche. Séisme. Murs ébranlés. Lumière rouge feu – l’horizon était en flammes.

Les matons couraient en tous sens dans le hall, en se criant après. Ils avaient peur et Laura perçut la terreur dans leur voix avec une sauvage bouffée de joie animale. Dehors, le crépitement assourdi d’une fusillade à l’arme légère. Puis, au loin, à retardement, la plainte funèbre des sirènes.

Explosion de roulements venue de l’intérieur de la prison. Quelqu’un au second tambourinait sur sa porte, pas comme on cogne à la porte de la salle de bains : un martèlement féroce, brutal. Des cris assourdis. Les prisonniers du dernier étage hurlaient dans leur cellule. Elle était incapable de distinguer les mots. Mais elle reconnaissait le ton : rage et allégresse.

Elle fit pivoter ses jambes et s’assit sur sa couchette. Au loin, tardivement, elle entendit cracher la DCA. Crump, whump, crump, toile d’araignée des balles traçantes zébrant le ciel.

Quelqu’un bombardait Bamako.

« Ouais ! » hurla Laura. Elle bondit du lit et se rua vers la porte qu’elle martela à coups de pied de toute son énergie.


La nuit suivante, ils revinrent bombarder. À nouveau, ce brusque wa-woussh, passage en rase-mottes de chasseurs à réaction en formation serrée. Elle entendit crépiter leur canon antiaérien, étrange hoquet convulsif, flop-flop-flop, descendant par effet Doppler tandis que les appareils dégageaient au-dessus de la cité. Puis un bruit de bombes, ou peut-être de missiles : whump, crump, flashes blancs dans le ciel accompagnant les explosions.

Enfin, à retardement, la DCA. Plus nourrie cette fois, mieux organisée. Des batteries de canons, et même le grondement sourd de ce qui devait être des roquettes, des missiles sol-air.

Mais les chasseurs étaient déjà partis. Le radar malien devait être détruit, conclut-elle non sans fierté. Sinon ils auraient sûrement intercepté les avions à leur arrivée, et non pas trop tard, quand ils avaient ratiboisé tout et tout le monde. Les assaillants avaient sans doute commencé par neutraliser le radar.

Elle n’avait jamais entendu de bruit plus sublime. Le ciel était envahi par l’enfer, la rage des anges. Elle se fichait bien qu’ils touchent la prison. Tant mieux, même.

Dehors, les gardiens tiraient à la mitrailleuse : staccato de salves dans le ciel noir. Les balles retomberaient en pluie sur un bidonville quelconque. Des crétins. C’étaient des crétins. Des amateurs.


Ils vinrent la chercher dans la matinée. Deux matons. Ils transpiraient, ce qui n’avait rien de surprenant, tout le monde transpirait en prison, mais ils étaient agités, sur les nerfs, les yeux agrandis, et ils puaient la terreur.

« Alors, comment se passe la guerre ? demanda Laura.

— Pas la guerre », dit numéro 1, une brute d’âge mûr qu’elle avait vue bien des fois. Ce n’était pas un de ceux qui l’avaient frappée. « Des manœuvres.

— Des manœuvres de raid aérien ? Au beau milieu de la nuit ? En plein centre de Bamako ?

— Oui. Notre armée. En manœuvres. Vous en faites pas.

— Vous croyez que je vais croire ces conneries ?

— Silence ! » Ils lui attachèrent les menottes. Sans douceur. Ils lui faisaient mal. Elle se moqua d’eux. Intérieurement.

Ils la conduisirent en bas, dans la cour. Puis la forcèrent à monter à l’arrière d’un camion. Pas un panier à salade de la police secrète mais un camion bâché militaire, barbouillé de camouflage désert gris et jaune. Il était équipé de bancs de bois pour transporter les troupes, et de jerrycans d’eau et de gazole.

Ils lui attachèrent les jambes à l’un des montants, sous la banquette en bois. Elle s’assit, exultante. Elle ne savait pas où on l’emmenait, mais ce serait toujours autre chose désormais.

Elle resta assise ainsi, en nage, en pleine chaleur pendant dix minutes. Puis ils firent monter une autre femme. Blanche, blonde. Qu’ils attachèrent à l’autre banc, avant de redescendre et de rabattre la ridelle.

Le moteur démarra en grondant. L’engin s’ébranla avec une secousse. Laura examina l’étrangère. Elle était blonde, maigre et décharnée, en tenue de prisonnier à rayures. Dans les trente ans. Un air très familier. Laura se rendit compte qu’elle et la femme se ressemblaient assez pour passer pour deux sœurs. Elles se dévisagèrent et s’adressèrent un sourire timide.

Le camion franchit les portes.

« Laura Webster ! dit Laura.

— Katje Selous. » L’étrangère se pencha, tendant ses deux mains entravées. Elles se saisirent mutuellement les poignets et les serrèrent ainsi, avec force, maladroitement, en souriant.

« Katje Selous, corps de l’ACA ! dit triomphalement Laura.

— Quoi ?

— J’ignore ce que ça veut dire… Mais je l’ai vu sur une liste de prisonniers.

— Oh ! dit Selous. Corps de l’Action civile azanienne. Oui, je suis médecin. En camp d’assistance. »

Laura plissa les yeux. « Vous êtes d’Afrique du Sud ?

— On dit l’Azanie, maintenant. Et vous, vous êtes américaine ?

— Groupe industriel Rizome.

— Rizome. » Selous épongea la sueur de son front pâle de recluse. « Je suis incapable de les distinguer, toutes ces multinationales… » Puis son visage s’illumina. « C’est vous qui fabriquez la lotion solaire ? Celle qui vous rend noir ?

— Hein ? Non ! » Laura marqua un temps, réfléchit à la question. « J’sais pas. Peut-être que si, aujourd’hui. Je suis restée un bout de temps hors du coup…

— Je crois bien que c’est vous qui la fabriquez. » Selous avait un air solennel. « C’est très important, c’est magnifique.

— Mon mari en utilisait, dit Laura. Il se peut qu’il ait donné l’idée à Rizome. Il est très intelligent, mon mari, David, c’est son nom. » Parler de David fit d’un coup remonter du tombeau tout un pan enfoui de son âme. Elle était là, enchaînée à l’arrière d’un camion partant pour Dieu sait où, mais quelques paroles miraculeuses avaient suffi à lui faire réintégrer le monde. Le vaste monde sensé des maris, des enfants et du travail. Les larmes se mirent à ruisseler sur son visage. Elle sourit à Selous, haussa les épaules pour s’excuser, puis baissa les yeux.

« Ils vous ont gardée en isolement, hein, dit Selous, avec douceur.

— On a aussi un bébé, bafouilla Laura. Une fille, Loretta.

— Ils vous ont détenue plus longtemps que moi, dit Selous. Ça fait presque un an qu’ils m’ont enlevée du camp. »

Laura secoua la tête, violemment. « Est-ce que… » Elle s’éclaircit la voix. « Est-ce que vous êtes au courant de ce qui se passe ? »

Selous acquiesça, « Plus ou moins. Par ce que j’ai appris des autres otages. Les deux dernières nuits – c’étaient des raids aériens azaniens. Mes compatriotes. Peut-être même nos commandos. Je crois qu’ils ont touché des réservoirs de carburant… le ciel a été embrasé toute la nuit !

— Les Azaniens », dit Laura, tout haut. Alors, c’était ça. Ce qu’elle venait de vivre. Un accrochage entre le Mali et l’Azanie. Ça paraissait obscur et improbable. Non pas le déclenchement d’un incident en Afrique, il y en avait en permanence. Ça faisait les pages intérieures des journaux, quelques secondes sur les réseaux câblés. Mais que ça ait eu lieu pour de vrai, dans un monde réel de poussière, de chaleur et de métal qui vole…

Les Sud-Africains ne faisaient pas souvent les gros titres. Ils n’étaient pas très bien vus. « Vos compatriotes ont dû parcourir une sacrée distance.

— Nous avons des porte-avions, dit fièrement Selous. Nous n’avons jamais signé votre convention de Vienne.

— Oh ! Hm-hm. » Laura hocha la tête, les yeux vides.

Selous l’examina d’un œil critique, en toubib traquant les signes cliniques. « Ils vous ont torturée ?

— Quoi ? Non, » Laura marqua une pause. « Il y a trois mois à peu près, ils m’ont battue. Après que j’ai cassé un appareil. » Elle se sentait gênée d’avoir seulement mentionné ce détail. Cela semblait tellement hors de propos. « Pas comme ces pauvres gens du dessous.

— Mmmmmm… oui, ils ont souffert, » C’était un constat. Curieusement détaché, le jugement de quelqu’un qui en avait vu. Selous tourna son regard vers l’arrière du camion. Ils étaient maintenant en plein Bamako, paysage cauchemardesque de huttes et de taudis entassés à perte de vue. Des panaches de fumée jaune sale s’élevaient d’une raffinerie au loin.

« Et vous, ils vous ont torturée, docteur Selous ?

— Oui. Un peu. Au début. » Un temps d’arrêt. « Avez-vous été agressée ? Violée ?

— Non. » Laura secoua la tête. « Ça ne leur est apparemment même pas venu à l’idée. Je ne sais pas pourquoi… »

Selous s’appuya contre le dossier, hocha la tête. « C’est leur politique. Alors ce doit être vrai, je suppose. Que le chef du FAIT est une femme. »

Laura était abasourdie. « Une femme. »

Selous eut un sourire amer. « Oui… Nous autres du sexe faible avons tendance à faire notre chemin aujourd’hui.

— Quel genre de femme pourrait…

— D’après la rumeur, ce serait une milliardaire américaine d’extrême droite. Ou une aristocrate britannique. Peut-être les deux, eh, pourquoi pas ? » Selous voulut écarter les mains, pour indiquer son scepticisme ; ses menottes cliquetèrent. « Des années durant, le FAIT n’a été qu’une bande de mercenaires. Et puis tout d’un coup… l’organisation parfaite. Un nouveau chef, quelqu’un d’intelligent et de décidé… porteur d’une vision. Une fille moderne dans notre genre. » Elle étouffa un rire.

Il ne semblait guère y avoir à ajouter sur le sujet. C’était sans doute un mensonge, de toute manière, « À votre avis, où nous emmènent-ils ?

— Vers le nord, dans le désert – ça au moins, j’en suis sûre. » Selous réfléchit. « Au fait, pourquoi vous ont-ils tenue bouclée à l’écart de nous autres ? On ne vous a jamais vue. On voyait votre bonne, c’est tout.

— Hein ?

— Votre compagne de cellule, la petite informatrice bambara envoyée du rez-de-chaussée. » Selous haussa les épaules. « Désolée. Vous savez comment ça se passe dans un quartier de prison. On devient un peu cinglé. Ils vous appelaient la Princesse. Rapunzel, hein.

— On devient cinglé, dit Laura. J’ai cru voir mon Personnage Optimal. Mais en fait, c’était vous, n’est-ce pas, docteur ? On se ressemble beaucoup toutes les deux. Vous êtes venue me soigner après mon tabassage, n’est-ce pas ? »

Selous plissa les yeux, dubitative. « “Personnage Optimal.” Très américain… Vous êtes californienne ?

— Texane.

— Ce n’était certainement pas moi, Laura… Je ne vous avais jamais vue de ma vie. »

Long silence étrange.

« Vous trouvez vraiment qu’on se ressemble ?

— Tout à fait, dit Laura.

— Mais je suis une Boer, une Afrikaner. Et vous, vous avez ce type hybride américain. »

Elles avaient abouti à une impasse. La conversation demeura en suspens tandis que chaleur et poussière bouillonnaient au-dessus du plateau vide à l’arrière du camion. Elle était en face d’une étrangère. Quelque part, elles avaient raté une connexion. Laura avait déjà soif et elles n’étaient même pas encore sorties de la ville.

Elle fit un effort pour renouer le fil.

« Ils m’ont gardée en isolement parce qu’ils disaient que j’avais découvert des secrets atomiques. »

Selous se redressa, saisie. « Avez-vous vu une bombe ?

— Quoi ?

— Le bruit court qu’il existe un polygone de tir dans le désert du Mali. Où le FAIT aurait tenté de construire une bombe.

— Première nouvelle, dit Laura. J’ai vu leur sous-marin, malgré tout. Ils disaient qu’il emportait des têtes nucléaires. Il avait effectivement plusieurs missiles. Ça du moins, j’en suis sûre, parce qu’ils ont touché et coulé le bateau à bord duquel je me trouvais.

— Des Exocets ? demanda gravement Selous.

— Oui, c’est ça, tout à fait.

— Mais ils auraient pu avoir des missiles à plus longue portée, hein ? Suffisante pour atteindre Pretoria ?

— Je suppose. Mais ça ne prouve pas qu’il s’agissait d’engins nucléaires.

— Mais s’ils nous conduisent à ce polygone de tir et que nous y trouvons un immense cratère de sable vitrifié, ça prouverait bien quelque chose, pas vrai ? »

Laura ne dit rien.

« Ça corrobore ce que m’a dit le gardien, un jour, dit Selous. Qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de moi comme otage, que nos cités elles-mêmes étaient des otages, si seulement on savait…

— Mon Dieu, mais pourquoi les gens parlent-ils de la sorte ? dit Laura. La Grenade, Singapour… » Elle se sentait soudain très lasse.

« Vous savez ce que je pense, Laura ? Je pense qu’ils nous conduisent à leur polygone de tir. Pour y faire une déclaration, d’accord ? Moi, parce que je suis azanienne et que nous autres Azaniens sommes le peuple qu’ils ont besoin d’impressionner en ce moment. Vous, parce que vous avez vu leur sous-marin nucléaire. Leur dispositif de lancement.

— Possible, je suppose. » Laura pesa la question. « Et ensuite ? Est-ce qu’ils vont nous libérer ? »

Le regard vert de Selous se fit lointain, distant. « Je suis une otage. Ils ne laisseront pas l’Azanie les attaquer sans contrepartie. »

Laura refusa d’accepter cela : « Plutôt dérisoire, comme contrepartie, non ? Tuer deux prisonnières sans défense ?

— Ils nous tueront sans doute devant les caméras. Avant d’envoyer la cassette aux Renseignements militaires azaniens, dit Selous.

— Mais vous, les Azaniens, vous le diriez à tout le monde, de toute manière, non ?

— Nous avons mis les gens en garde contre le FAIT depuis le début. » Le ton était méprisant. « Personne ne nous croirait si nous disions que le Mali a la bombe. Personne ne croit ce que nous disons. On se contente de ricaner et de nous traiter d’“État impérialiste agressif”.

— Oh ! biaisa Laura.

— Mais nous sommes un empire, dit Selous avec fermeté. Le président Umtali est un grand guerrier. Tous les Zoulous sont de grands guerriers. »

Laura acquiesça. « Chez nous, en Amérique, euh, nous avons eu aussi un président noir.

— Oh ! votre type, là, c’était du pipeau. Vous autres Yankees, vous n’avez même pas de vrai gouvernement – rien que des cartels capitalistes, hein. Alors que le président Umtali s’est battu lors de notre guerre civile. Il a ramené l’ordre là où ne régnait que la sauvagerie. Un général brillant. Un authentique homme d’État.

— Ravie d’apprendre que tout baigne chez vous.

— Le peuple noir azanien est le plus grand peuple noir du monde ! »

Elles étaient là, assises face à face, en nage. Laura ne pouvait pas laisser passer ça. « Écoutez, je ne suis peut-être pas une grande nationaliste yankee, mais quand même… vous savez… le jazz, le blues, Martin Luther King, ça vous dit rien ? »

Selous se tortilla sur sa banquette. « Martin King. Il a vécu une sinécure, comparé à notre Nelson Mandela.

— Ouais, mais…

— Vos Noirs yankees ne sont même pas de vrais Noirs, pas vrai ? D’abord, ce sont tous des basanés, en fait. Ils ressemblent à des Européens.

— Hé là, une minute !

— Vous n’avez jamais vu mes Noirs, mais moi je les ai vus, les vôtres. Vos Noirs américains encombrent tout nos meilleurs restaurants, viennent dépenser leur monnaie forte dans nos casinos de Sun City et ainsi de suite… Ils sont riches, et mous.

— Ouais, je viens moi-même d’une ville touristique.

— Nous, nous avons une économie de guerre, nous avons besoin de liquidités… Pour lutter contre le chaos… l’interminable cauchemar qu’est l’Afrique… Nous les Africains, nous savons ce qu’est le sacrifice. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Ça vous paraît brutal, hein ? Je suis désolée. Mais vous, les étrangers, vous ne comprenez pas. »

Laura tourna la tête vers l’arrière du camion. « C’est vrai.

— On dirait que c’est le lot de ma génération de devoir payer les erreurs de l’histoire.

— Vous êtes vraiment convaincue qu’ils vont nous tuer, n’est-ce pas ? »

Selous semblait distante. « Je suis désolée que vous soyez embringuée là-dedans.

— Ils ont tué un homme sous mon toit, dit Laura. C’est là que tout a commencé pour moi. Je sais que ça n’a pas l’air de grand-chose, une mort, comparé à ce qui s’est passé en Afrique. Mais je ne pouvais pas laisser passer ça. Je ne pouvais pas me défaire comme ça de ma responsabilité pour ce qui s’était déroulé sous mon propre toit. Croyez-moi, j’ai eu tout le temps d’y réfléchir. Et je persiste à croire que j’ai eu raison, même si ça m’a tout coûté. »

Selous sourit.

Ils avaient rattrapé un convoi. Deux half-tracks s’étaient ébranlés à leur suite, cahotant sur les ornières de la route, les longues baguettes cannelées du canon de leur mitrailleuse dansant sur les tourelles.

« Ils pensent avoir une réponse, dit Selous, en regardant les half-tracks. C’était pire au Mali avant qu’ils arrivent.

— Je ne parviens pas à imaginer quelque chose de pire.

— Ce n’est pas une chose que vous pouvez imaginer – il faut la voir.

— Et vous, vous avez une réponse ?

— On s’accroche et on attend un miracle – on sauve tous ceux qu’on peut… On obtenait quelques résultats dans le camp, je crois, avant que le FAIT s’en empare. Ils m’ont capturée mais le reste de notre corps a pu s’échapper. On a l’habitude des raids… le désert grouille de scorpions.

— Étiez-vous stationnés au Mali ?

— Au Niger, en fait, mais c’est tout à fait formel. Il n’y a pas d’autorité centrale. Quasiment que des chefs de guerre coutumiers dans l’arrière-pays. Le Front tribal Fulani, les Forces fraternelles Sonraï, toutes sortes de bandes armées, de brigands, de milices. Le désert en est plein. Plus toute la machinerie du FAIT.

— Comment ça ?

— C’est leur méthode de travail favorite : par télécommande. Dès qu’ils ont localisé les bandits, ils attaquent avec des avions robots. Ils vont les pilonner dans le désert. Comme des hyènes d’acier qui tueraient des rats.

— Mon Dieu.

— Ce sont des spécialistes, des techniciens. Ils ont appris pas mal de choses au Liban, en Namibie, en Afghanistan. Entre autres, comment combattre les gens du Tiers Monde sans leur fournir l’occasion de vous toucher. Ils ne les regardent même pas, sinon via leurs écrans d’ordinateur. »

Laura, avec un frisson, reconnut la méthode. « C’est tout à fait eux… J’ai assisté exactement à cela à la Grenade. »

Selous acquiesça. « Le président malien a jugé qu’ils avaient fait du bon boulot : il les a pris comme gardes du palais. Résultat : il est devenu leur pantin. Je crois bien qu’ils le droguent.

— J’ai vu le type qui dirige la Grenade. Je parie que ce président malien n’existe même pas. Ce n’est sans doute rien de plus qu’une image sur un écran et quelques discours préenregistrés.

— Ils sont capables de faire une chose pareille ?

— Les Grenadins, en tout cas – j’ai vu leur premier ministre se volatiliser sous mes yeux. »

Selous pesa la remarque. Laura le voyait bien à ses traits ; elle était en train de se demander si Laura était folle ou bien si c’était elle ; ou bien encore si le monde limpide de la télévision était en train de concocter quelque truc horrible et sombre au tréfonds de ses recoins magiques, « C’est comme s’ils étaient des magiciens, dit-elle enfin, et nous de simples mortels.

— Ouais », dit Laura. Elle leva deux doigts. « Mais nous, on a la solidarité, quand eux sont occupés à s’entre-tuer. »

Selous rit.

« Et on va gagner, en plus. »

Elles se mirent à parler des autres. Laura en avait depuis longtemps mémorisé la liste. Marianne Meredith, la correspondante de télévision, avait été l’âme de leur mouvement. C’était elle qui avait inventé – ou peut-être les connaissait-elle déjà – les meilleures méthodes pour faire passer les messages. Lacoste, le diplomate français, était leur interprète – ses parents avaient été des émigrés africains et il connaissait deux des trois langues tribales du Mali. Les Maliens avaient torturé les trois agents de Vienne. L’un d’eux avait été retourné, les deux autres, ils les avaient relâchés ou plus probablement abattus. Steven Lawrence s’était fait enlever dans un camp de l’Oxfam. Les camps subissaient souvent des raids – c’étaient de véritables greniers à prom, la principale ressource alimentaire pour des millions de Sahariens. Le marché noir de la protéine monocellulaire constituait l’activité économique essentielle de la région – le « gouvernement » mauritanien, par exemple, n’était guère plus qu’un cartel de la prom. Des subsides étrangers, quelques mines de potasse, une armée : c’était la Mauritanie.

Le Tchad était aux mains d’une bureaucratie malsaine d’assistés, une infime minorité d’aristocrates dont les hommes de main vidaient périodiquement leurs chargeurs sur les foules affamées. Le Soudan était dirigé par un musulman fanatique et cinglé qui consultait les derviches pendant que les usines partaient à vau-l’eau et que les aéroports se fissuraient, explosaient.

L’Algérie et la Libye étaient des États à parti unique, plus ou moins organisés dans les provinces côtières mais en proie à l’anarchie tribale à leurs confins sahariens. Le gouvernement éthiopien était maintenu à bout de bras par Vienne ; il était en fait aussi fragile qu’un bouquet de fleurs séchées, et assiégé en permanence par une douzaine de « fronts d’action » implantés dans les campagnes.

Tous tiraient leur venin de l’héritage létal du siècle précédent : un tonnage ahurissant d’armements démodés, bradés d’un gouvernement à l’autre à des prix sacrifiés. D’Amérique au Pakistan, des moudjahidin à un groupe dissident somalien dont le seul mérite était un goût immodéré pour le martyre. De Russie à un groupe de gros bras marxistes aux yeux exorbités tirant sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un intellectuel bourgeois… Des milliards en aide avaient été déversés de la sorte sur les régions subsahariennes, enfermant définitivement les gouvernements dans l’étrange et perverse spirale dette/avidité. Tandis qu’empirait la situation et qu’il fallait de plus en plus d’armes pour maintenir l’« ordre », la « stabilité » et la « sécurité nationale », le monde extérieur poussait avec cynisme un soupir de soulagement en voyant tous ces vieux stocks de ferraille mortelle distribués à ces gens si manifestement désireux de gaillardement s’entre-tuer au plus vite…

À midi, le convoi s’arrêta. Un soldat leur donna de l’eau et de la bouillie. Ils étaient à présent dans le Sahara – ils avaient roulé toute la journée. Le chauffeur leur détacha les jambes. Il n’y avait nulle part où fuir. Plus maintenant.

Laura sauta du camion sous la chape d’un soleil de plomb. Une brume de chaleur distordait l’horizon, perdant le convoi au milieu d’une arène vibrante de roches rouges craquelées. Un convoi formé de trois camions : le premier transportait des soldats, le second l’équipement radio, le troisième était le leur. Enfin, les deux half-tracks pour fermer la marche. Personne ne descendit de ces derniers véhicules, personne n’alla porter à manger à leur équipage. Laura commençait à soupçonner qu’ils en étaient dépourvus. C’étaient des robots, de grosses versions carnivores du banal taxi-bus.

Le chatoiement du désert était fascinant. Elle se sentait prise d’un désir hypnotique de courir s’y jeter, plonger vers l’horizon d’argent. Comme si elle pouvait sans douleur se dissoudre dans le paysage infini, disparaître, comme la glace se sublime en ne laissant derrière elle qu’une pensée pure, qu’un souffle de cyclone.

Trop de temps entre les murs d’une cellule. L’horizon était étrange, il l’attirait, comme s’il cherchait à lui extirper l’âme par la pupille de ses yeux. Son crâne s’emplit d’étranges palpitations annonciatrices d’insolation. Elle se soulagea en vitesse et regrimpa s’abriter sous la bâche.

Ils roulèrent tout l’après-midi, toute la soirée. Il n’y avait plus de sable, ce n’étaient que diverses variétés de substrat rocheux, pulvérisé et d’aspect martien. Des kilomètres de silex cuit à cœur, pendant des heures et des heures, puis des crêtes de grès beige et gris, de plus en plus mornes. Ils croisèrent un autre convoi militaire dans l’après-midi et, à un moment, un avion traversa au loin l’horizon sud.

À la nuit tombée, ils quittèrent la route, disposèrent les camions en cercle. Les soldats plantèrent des pieux métalliques, des pitons dans les roches tout autour du camp. Des moniteurs, estima Laura. Ils mangèrent à nouveau puis le soleil se coucha, inquiétant crépuscule de désert qui embrasa l’horizon de flammes rosées. Les soldats leur donnèrent à chacune une couverture militaire en coton et elles remontèrent dormir dans le camion, allongées sur les bancs, un pied entravé, pour les empêcher sans doute de se jeter sournoisement sur un soldat dans le noir et de le lacérer à coups d’ongles.

Les rochers diffusèrent leur chaleur sitôt que le soleil eut disparu. Toute la nuit, le froid fut mordant, sec et polaire. Aux premières lueurs de l’aube, Laura entendit les roches crépiter comme une fusillade, sitôt que les atteignaient les rayons du soleil.

Les soldats firent le plein des camions à l’aide des jerrycans de carburant, ce qui la mit en rage, parce qu’elle comprit pour la première fois qu’elle aurait pu renverser un de ces bidons sur les véhicules et y mettre le feu ; encore aurait-il fallu parvenir à se libérer, avoir la force d’en soulever un, enfin avoir une allumette.

On leur donna encore de la bouillie, avec des lentilles, cette fois. Puis on repartit, toujours à quarante-cinq à l’heure, et les deux jeunes femmes se retrouvèrent ballottées rudement, suffoquées par la poussière des deux camions précédents.

Elles s’étaient tout dit, depuis le temps. La jeunesse de Katje en camp de rééducation, parce que ses parents étaient des verkampte, des réactionnaires, plutôt que des verligte, des libéraux. Ce n’était pas trop mal, en fait de camp. Les Boers en avaient l’habitude : les Britanniques les avaient inventés durant la guerre des Boers, et en fait le terme même de « camp de concentration » avait été créé par les Britanniques pour qualifier les sites où ils concentraient les civils boers enlevés. Le père de Katje avait en fait conservé son travail d’employé de banque dans une ville où les factions noires rivales passaient leur temps à s’« enfiler des colliers », à savoir passer des pneus imbibés d’essence sur la tête de leurs victimes avant de les rôtir vifs publiquement…

L’Azanie avait toujours été une constellation de camps, de travailleurs migrants parqués dans des casernes, ou de cités noires maintenues isolées par des passeports et des flics armés de fouets en cuir de rhinocéros, ou d’intellectuels maintenus pendant des années « au ban », cette interdiction légale de se joindre à toute réunion de plus de trois personnes, une sorte de homeland tribal indépendant formé d’un unique individu mis sous cloche…

Laura l’entendit raconter tout cela, cette femme blonde qui lui ressemblait tant, et en retour, tout ce qu’elle pouvait dire, c’était…, eh bien…, bien sûr, j’ai des problèmes, moi aussi… par exemple, ma mère et moi, on ne s’entend pas trop bien. Je sais que ça n’a pas l’air grand-chose, dit comme ça, mais je parie qu’à ma place, vous penseriez autrement…

Les camions ralentirent. Ils descendaient une piste en lacet.

« J’ai l’impression qu’on approche du but, dit Laura, en s’étirant.

— Laissez-moi voir », dit négligemment Katje. Elle se leva, se dirigea tant bien que mal vers l’arrière du camion, souleva la bâche et regarda dehors en s’accrochant aux ridelles. « J’avais raison. J’aperçois des casemates en béton. Il y a des jeeps et… ô mon Dieu, c’est un cratère, Laura, un cratère large comme une vallée. »

C’est alors que le half-track derrière elles sauta. Il vola tout simplement en éclats comme une figurine en porcelaine, instantanément, gracieusement. Katje contempla le spectacle avec une expression de ravissement enfantin et Laura se retrouva soudain aplatie sur le plancher du camion, où elle s’était jetée, mue par quelque réflexe plus rapide que sa pensée. Un grondement emplit l’air, accompagné d’un crépitement assourdissant d’armes automatiques ; les balles traversèrent la bâche de trous lumineux, interceptant Katje au passage. Katje tressauta à peine quand le projectile la traversa de part en part[10] ; elle regarda Laura d’un air intrigué et s’effondra à genoux.

Puis le second half-track fit une embardée lorsque quelque chose l’atteignit à la hauteur de l’essieu avant ; il partit en tonneaux dans un nuage de fumée, tandis que les balles sifflaient de toutes parts. Laura se glissa vers l’endroit où Katje gisait affalée. Katje porta les deux mains à son abdomen et les retira couvertes de sang ; alors elle regarda Laura, semblant enfin comprendre, avant de s’allonger sur le plancher du camion, maladroitement, précautionneusement.

Ils étaient en train de tuer les soldats dans le premier camion. Elle les entendit mourir. Ils ne semblaient pas riposter, tout s’était passé trop vite, avec une rapidité mortelle, en l’espace de quelques secondes. Elle entendit un tir de mitrailleuse balayer la cabine de leur propre véhicule, le verre qui volait en éclats, l’élégant cliquetis du métal perforant le métal à une vitesse supersonique. Une nouvelle rafale griffa le plancher de bois du plateau, projetant gaiement des esquilles comme autant de confetti meurtriers. Et de nouveau, le balayage en sens inverse, le bon vieux truc du coup d’épée en travers du tonneau, des balles grosses comme le pouce perforant les ridelles sous les montants de la bâche dans le joyeux tintamarre des impacts.

Silence.

D’autres détonations, proches, à bout portant. Des coups de grâce.

Une main noire étreignant un fusil passa au-dessus de l’abattant arrière. Une silhouette en lunettes couvertes de poussière, le visage drapé d’une étoffe bleu sombre. L’apparition les considéra toutes les deux et murmura dès paroles inintelligibles. Une voix masculine. L’homme voilé sauta par-dessus l’abattant, atterrit à quatre pattes et pointa son arme sur Laura. Celle-ci, figée, se sentait invisible, gazeuse, réduite à la seule prunelle de ses yeux.

L’homme voilé cria, agita un bras à l’extérieur du camion. Il portait une cape bleue et une robe en laine et sa poitrine était bardée de sacs de cuir noirci suspendus à des cordelettes. Il avait également une bandoulière de cartouches et un coutelas incurvé presque aussi grand qu’une machette ; ses pieds nus et calleux étaient chaussés d’épaisses sandales maculées de crasse. Il puait comme une bête sauvage, diffusant l’odeur musquée de jours de sueur et de survie dans le désert.

Quelques instants s’écoulèrent. Katje émit un bruit étranglé. Ses jambes tressaillirent à deux reprises, ses paupières se fermèrent, ne laissant voir qu’une mince bordure de blanc. Le choc.

Un autre homme voilé apparut à l’arrière du camion. Il avait les yeux dissimulés par des lunettes teintées et portait à l’épaule un lance-roquettes. Il le braqua sur le camion. Laura le fixa, vit le reflet d’une lentille, réalisa soudain qu’il s’agissait en fait d’une caméra vidéo.

« Hé… » fit-elle. Elle s’assit et montra ses mains liées à la caméra.

Le premier maraudeur toisa le second et dit quelque chose, une longue et fluide litanie de polysyllabes. L’autre acquiesça et baissa sa caméra.

« Pouvez-vous marcher ? demanda-t-il.

— Oui, mais mon amie est blessée.

— Sortez, alors. » D’une main, il rabattit la ridelle arrière. Elle grinça, les balles l’avaient voilée. Laura rampa dehors en vitesse.

L’homme à la caméra examina Katje. « Elle est en mauvais état. Va falloir qu’on la laisse.

— C’est une otage. Azanienne. Elle est importante.

— Eh bien, les Maliens la recoudront.

— Non, certainement pas, ils vont la tuer ! Vous ne pouvez pas la laisser mourir ici ! C’est un médecin, elle travaille dans les camps ! »

Le premier maraudeur revint au trot ; il portait la ceinture du chauffeur mort, avec une rangée de balles et un anneau de clés. Il étudia les menottes de Laura d’un œil expert, choisit la bonne du premier coup et les déverrouilla. Il lui présenta menottes et clé avec une discrète révérence, la main élégamment posée sur le cœur.

D’autres brigands du désert – deux douzaines peut-être – étaient en train de piller les camions détruits. Ils pilotaient de frêles buggies gros comme des jeeps, tout en tubes, câbles et rayons. Les véhicules bondissaient, agiles et silencieux comme des bicyclettes ; on n’entendait que le crissement des roues en treillis métallique et un léger grincement de ressorts. Leurs pilotes étaient drapés dans leur cape et leur voile. Ça leur donnait une allure énorme, boudinée, spectrale. Ils étaient juchés sur une selle posée au-dessus de leur cargaison empilée et ficelée sous une bâche.

« On n’a pas le temps. » Le grand pillard avec la caméra fit signe aux autres en leur criant quelque chose dans leur langue. Ils répondirent par des vivats et les hommes encore à pied montèrent à bord des véhicules en y entassant leur butin : armes, munitions, jerrycans.

« Je veux qu’elle vive ! » cria Laura.

Il la toisa. Imposant maraudeur avec ses lunettes, son visage masqué et enturbanné, le corps bardé de ceintures et de tout son arsenal. Laura soutint son regard sans fléchir.

« D’accord, dit-il enfin. Vous l’aurez voulu. » Elle sentit le poids de ses mots : il était en train de lui dire qu’elle était à nouveau libre. Sortie de prison, revenue dans le monde des décisions et des conséquences. Une violente impression de soulagement s’empara d’elle.

« Prenez ma caméra. Ne touchez pas au déclencheur. » L’étranger prit Katje dans ses bras et la transporta à son buggy garé à cinq mètres du camion.

Laura le suivit, traînant la caméra. La route ouverte au bulldozer écorchait ses pieds nus et c’est sautillant et titubant qu’elle gagna l’ombre du buggy. Elle regarda en bas de la pente.

La souche métallique d’une tour en ferraille vaporisée marquait le point zéro. Le cratère atomique n’était pas aussi profond qu’elle ne l’avait imaginé. Il était large, en revanche, marqué de sillons sinistres, de flaques de scories vitrifiées craquelées comme de la boue séchée. Tout cela paraissait banal, minable, abandonné, comme une vieille décharge de fûts toxiques.

Des jeeps étaient en train de quitter la casemate, pour se ruer à l’assaut de la pente. Elles emportaient des soldats – la garnison du polygone de tir – installés derrière des mitrailleuses montées sur base pivotante.

À huit cents mètres de distance, ils ouvrirent le feu. Laura vit les petits nuages de poussière soulevés par les impacts vingt mètres en dessous d’elle, suivis, languissamment, du crépitement lointain des détonations.

L’étranger était en train de réarranger sa cargaison. Soigneusement, pensivement. Il jeta un bref coup d’œil aux jeeps ennemis qui approchaient, comme on jette un œil à son bracelet-montre. Il se tourna vers Laura. « Vous grimpez derrière et vous la tenez.

— D’accord.

— Très bien, aidez-moi à la monter. » Ils disposèrent Katje dans l’espace dégagé. Ses yeux étaient rouverts mais ils étaient vitreux, stupéfiés.

Une rafale d’arme automatique crépita sur l’épave de l’un des half-tracks.

La jeep de tête bondit soudain dans les airs, pataude. Elle retomba rudement, retournée comme une crêpe, envoyant valser hommes et débris. Puis le bruit de l’explosion de la mine leur parvint. Les deux autres jeeps pilèrent sec, dérapant vers le bas-côté de la piste. Laura monta dans le buggy puis passa un bras autour de Katje.

« Gardez la tête baissée. » L’étranger enfourcha l’engin, démarra. Ils s’éloignèrent en ronronnant. Hors piste, dans le désert.

En peu de temps, ils étaient hors de vue. C’était un désert bas, vallonné, ponctué de débris rouges, craquelés, et de rochers vitrifiés par la chaleur. Par endroits, un buisson d’épineux arrivant à la taille, quelques maigres filaments d’herbe sèche. La chaleur de l’après-midi était accablante, se réverbérant à la surface comme des rayons X.

Une balle avait touché Katje quatre ou cinq centimètres à gauche du nombril pour ressortir dans le dos, éraflant une côte flottante. Dans cette chaleur effroyable, les deux blessures avaient rapidement cessé de saigner ; son ventre et son dos étaient recouverts de plaques brillantes et noires de sang coagulé. Elle portait également une mauvaise coupure au mollet, due à une esquille, estima Laura.

Laura, pour sa part, était indemne. Elle s’était un peu écorchée une phalange en plongeant pour se mettre à l’abri au fond du camion. C’était tout. Elle estima avoir eu une chance incroyable, puis tempéra ce jugement en songeant qu’elle s’était quand même fait mitrailler deux fois dans sa vie sans avoir eu besoin de revêtir un putain d’uniforme.

Ils parcoururent quatre ou cinq kilomètres, en tressautant et cahotant. Le maraudeur ralentit. « Ils vont se lancer à nos trousses, lui cria-t-il. Pas avec les jeeps – les avions. Il faut que je continue de rouler, on va passer un certain temps en plein soleil. Mettez-la sous la bâche. Et couvrez-vous la tête.

— Avec quoi ?

— Regardez dans le paquetage, là. Non, pas celui-là, ce sont des mines ! »

Laura défit la bâche pour en ramener un pan sur Katje, puis elle dégagea le paquetage de la pile. Des vêtements – elle trouva une chemise militaire crasseuse. Elle s’en enveloppa la tête et le cou, façon burnous, enroulant les manches en turban autour du front.

À force de tâtonnements et de secousses, elle réussit à libérer Katje de ses menottes. Puis elle jeta les deux paires hors du véhicule, les clés avec. Objets néfastes ; comme des parasites de métal.

Elle escalada la cargaison bâchée, derrière son sauveteur. Il lui passa ses lunettes. « Essayez ça. » Il avait les yeux bleu vif.

Elle les mit. Leur bord caoutchouté lui toucha le visage, il était glacé de sueur. La torture de la lumière aveuglante disparut aussitôt. Elle lui en fut reconnaissante. « Vous êtes Américain, n’est-ce pas ?

— Californien. » Il rabattit son voile, lui révélant ses traits. C’était un voile tribal élaboré, des mètres de tissu enveloppant le visage et le crâne d’un long turban strié dont les extrémités se drapaient autour des épaules. Une grossière teinture végétale lui tachait les joues et la bouche, marquant son visage ridé d’Anglo de rayures indigo.

Il portait une barbe de quinze jours, brosse roussâtre piquetée de gris. Il lui adressa un bref sourire, exhibant une rangée de dents américaines incroyablement blanches.

Il avait la dégaine d’un journaliste télé qui aurait définitivement et horriblement mal tourné. Elle supposa aussitôt que c’était un mercenaire, une espèce de conseiller militaire. « Qui êtes-vous, au juste ?

— Nous sommes la Révolution culturelle inadine. Et vous ?

— Groupe industriel Rizome. Laura Webster.

— Ah ouais ? Vous devez avoir une sacrée histoire à raconter, Laura Webster. » Il la regarda soudain avec un immense intérêt, comme un chat assoupi jauge sa proie.

Sans avertissement, elle éprouva une brusque sensation de déjà vu. Lui revint le souvenir d’enfance de la visite d’une réserve naturelle en compagnie de sa grand-mère. Elles avaient arrêté la voiture pour regarder un énorme lion mâle dévorer une carcasse au bord de la route. Le souvenir la frappa : les grandes dents blanches, la robe fauve, le museau éclaboussé de sang jusqu’aux yeux. Le lion avait calmement levé la tête pour la considérer de l’autre côté de la vitre, d’un regard identique à celui que lui jetait à présent l’étranger.

« C’est quoi, un Inadine ? demanda Laura.

— Vous connaissez les Touaregs ? Une tribu saharienne ? Non, hein ? » Il descendit un peu le haut du turban pour s’abriter les yeux. « Enfin, peu importe. Ils se baptisent entre eux les “Kel Tamashek”. “Touareg”, c’est le nom que leur donnent les Arabes – ça signifie “abandonnés de Dieu”. » Il accélérait à nouveau, contournant en expert les plus gros des blocs rocheux. La suspension absorbait les chocs – bonne conception, jugea-t-elle machinalement. Les grosses roues en treillis métallique ne laissaient presque pas de trace.

« Je suis journaliste, lui dit-il. Indépendant. Je couvre leurs activités.

— Quel est votre nom ?

— Gresham.

Jonathan Gresham ? »

Gresham la considéra un long moment. Surpris, songeur. Il la jugeait à nouveau. Depuis le début, il donnait l’impression de la juger. « Autant pour la couverture imparable, dit-il enfin. Qu’est-ce qui se passe ? Je suis devenu célèbre ou quoi ?

— Vous êtes le colonel Jonathan Gresham, auteur de La Doctrine de Lawrence et l’insurrection postindustrielle ? »

Gresham avait l’air embarrassé. « Écoutez, je me suis gouré du tout au tout dans ce bouquin. Je ne savais rien à l’époque, c’est de la théorie, un tissu de conneries mal digérées. Me dites pas que vous l’avez lu !

— Non, mais je connais des gens qui le portent aux nues.

— Des amateurs. »

Elle regarda Gresham. Il donna l’impression d’être né dans les limbes puis d’avoir grandi aux tréfonds de l’enfer. « Ouais, z’avez sans doute raison. »

Gresham rumina la nouvelle. « C’est vos geôliers qui vous ont parlé de moi, hein ? Je sais très bien qu’ils ont lu mon truc. Vienne aussi – quoique… ils n’en aient guère tiré profit, apparemment.

— Ça doit quand même se tenir un peu, non ? Votre bande de gars sur leurs petites motos ont anéanti un convoi entier ! »

Gresham esquissa une grimace, comme un artiste d’avant-garde loué par un ignare. « Si j’avais été mieux renseigné… Désolé pour votre amie. Les risques de la guerre, Laura.

— Ça aurait tout aussi bien pu tomber sur moi.

— Ouais, c’est ce qu’on apprend à se dire au bout d’un moment.

— Vous croyez qu’elle s’en sortira ?

— Non, je ne pense pas. Si l’un des nôtres avait reçu une telle blessure, on lui aurait simplement tiré une balle dans la tête. » Un coup d’œil à Laura. « Je pourrais le faire », ajouta-t-il. Il se voulait sincèrement généreux, elle le sentait bien.

« Elle n’a pas besoin de nouvelles balles, elle a besoin d’être opérée. Y a-t-il un médecin accessible quelque part ? »

Il secoua la tête. « Il y a un camp d’assistance azanien, à trois jours d’ici. Mais ce n’est pas notre direction – nous devons nous regrouper à notre dépôt local de ravitaillement. Nous devons nous occuper d’abord de notre survie… nous ne pouvons pas nous permettre de gestes chevaleresques. »

Laura se pencha pour agripper à l’épaule la tunique épaisse de Gresham. « Cette femme était en train de mourir !

— Vous êtes en Afrique maintenant. Les femmes en train de mourir, ce n’est pas rare dans le coin. »

Laura poussa un gros soupir.

Elle avait atteint le fond de l’abîme.

Elle essaya de se creuser la cervelle. Regarda autour d’elle, cherchant à s’éclaircir les idées. Elle avait l’esprit en lambeaux. Le désert alentour semblait le vaporiser : tout ce qui était complexe se dissipait pour ne laisser qu’une coque dure, simple, essentielle. « Je veux que vous lui sauviez la vie, Jonathan Gresham.

— Mauvaise tactique », observa ce dernier. Il évitait son regard, fixant la route. « Ils ignorent qu’elle est mortellement blessée. Si c’est une otage importante, ils escomptent nous voir mettre le cap sur ce camp. Et si nous avons survécu jusqu’à maintenant, c’est en évitant de faire ce qu’escomptent les experts du FAIT. »

Elle battit en retraite. Changea son fusil d’épaule. « S’ils touchent à ce camp, l’aviation azanienne finira de ratiboiser ce qui reste de leur capitale. »

Il la regarda comme si elle était devenue cinglée.

« C’est la vérité. Il y a quatre jours, les Azaniens ont frappé Bamako, durement. Les dépôts d’essence, les casernes des commandos, le grand jeu. Depuis leurs porte-avions.

— Meerde… » Gresham sourit brusquement. Rien de rassurant dans ce sourire : c’était celui d’un fauve. « Dites-m’en un peu plus, Laura Webster.

— C’est pour cela qu’ils nous emmenaient sur leur site d’essais atomiques. Pour y faire une déclaration de propagande, pour effrayer les Azaniens. J’ai vu leur sous-marin nucléaire. J’ai même vécu à bord. Pendant des semaines.

— Bon Dieu. Vous avez vu tout ça ? De vos propres yeux ?

— Absolument. »

Il la croyait. Elle voyait bien que c’était dur pour lui, que c’étaient des nouvelles qui changeaient les fondements mêmes de son existence. Ou du moins de sa guerre, s’il y avait une différence entre sa vie et son combat. Mais il reconnaissait qu’elle lui disait la vérité. C’était comme un message passé entre eux, quelque chose d’élémentaire et d’humain.

Il marmonna : « Faut absolument qu’on fasse une interview. »

Une interview. C’est vrai qu’il avait une caméra, non ? Elle se sentit confuse, soulagée, obscurément honteuse. Elle chercha à retrouver ses assises morales. Elles étaient toujours là. « D’abord, sauvez la vie de mon amie.

— On peut essayer. » Il se leva sur la selle, tira quelque chose de sa ceinture – un éventail blanc. Il l’ouvrit d’une secousse et le tint au-dessus de sa tête en l’agitant avec des mouvements précis de sémaphore. Pour la première fois, Laura avisa la présence d’un autre Targui – silhouette d’insecte, presque perdue dans la brume de chaleur, quinze cents mètres plus au nord. Clignotement saccadé d’une réponse.

Katje gémit à l’arrière, un grognement purement animal. « Ne lui donnez pas trop à boire, avertit Gresham. Humectez-la, plutôt. »

Laura retourna vers l’arrière.

Katje était éveillée, consciente. Il y avait quelque chose de vaste, d’essentiel, de terrifiant dans son calvaire. Il y avait si peu de choses que la discussion ou la réflexion pouvaient faire – pas question de débattre avec la mort. Son visage ressemblait à un crâne et elle était seule à se battre.


Tandis que passaient les heures, Laura fit ce qu’elle put. En quelques mots échangés avec Gresham, elle fit rapidement le tour des maigres secours qu’il pouvait fournir : des pansements pour la tête et les épaules de Katje. Des outres en cuir remplies d’une eau fade, au goût d’eau distillée. Pour la peau, un peu de graisse à l’odeur de saindoux. Des tartines de teinture noire sur les pommettes pour réduire l’éblouissement.

C’était la blessure dans le dos qui était la pire. Les bords étaient déchiquetés et Laura redoutait une infection rapide. La croûte s’ouvrit à deux reprises, sur les cahots les plus violents, laissant s’écouler une fine rigole de sang le long du dos de la jeune femme.

Ils s’arrêtèrent une fois quand ils heurtèrent un rocher et que la roue avant droite se mit à gémir. Puis une seconde, quand Gresham repéra ce qu’il crut être des avions de reconnaissance – en fait, un couple de vautours.

Au crépuscule, Katje se mit à marmonner à haute voix. Fragments épars de sa vie. Son frère avocat. Les lettres de sa mère sur du papier à fleurs. Les thés. Les cours de maintien. Dans son délire, son esprit cherchait à saisir une vision lointaine, à des kilomètres et des années de là. Un infime centre d’ordre humain au milieu d’un cercle d’horizon désolé.

Gresham continua de rouler jusque bien après la tombée de la nuit. Il semblait connaître la région. Elle ne le vit pas une seule fois consulter une carte.

Finalement, il s’arrêta dans les profondeurs ravinées d’un arroyo – un « oued », tel était son terme. Les fonds sableux du cours d’eau asséché étaient encombrés de buissons bas qui puaient la créosote, recouverts de minuscules chatons urticants.

Gresham descendit, mit un sac en toile à l’épaule. Il dégaina sa machette incurvée et se mit à tailler des branches. « Les avions sont plus dangereux la nuit, expliqua-t-il. Ils se servent d’infrarouges. Si jamais ils nous tirent dessus, ils détecteront sans doute le scoot. » Il se mit à camoufler le buggy sous les branchages. « Alors, on va dormir un peu plus loin. Avec les bagages.

— Très bien », dit Laura. Elle descendit de l’arrière en rampant, moulue, crasseuse, rompue jusqu’à la moelle. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ?

— Vous pouvez vous mettre en tenue de désert. Regardez voir dans le sac à dos. »

Elle alla le chercher de l’autre côté du buggy et l’ouvrit à tâtons. Des chemises. Des sandales de rechange. Une longue tunique rembourrée en toile rêche bleu délavé, fripée, tachée. Elle se tortilla pour quitter sa veste de prison.

Dieu, comme elle se trouvait maigre. Elle voyait toute ses côtes. Maigre, vieille et épuisée, comme une bête à abattre. Elle se faufila dans la tunique – les coutures des épaules lui descendaient à mi-biceps et les manches lui arrivaient aux phalanges. Elle était toutefois épaisse et adoucie par l’usure. Elle était imprégnée de l’odeur de Gresham, comme s’il venait de l’étreindre.

Pensée étrange, qui lui donna le vertige. Elle était embarrassée. Elle offrait un sacré spectacle, pathétique. Gresham ne pouvait désirer une folle…

Le sol monta vers elle, la heurta. Elle resta allongée comme une masse, bras et jambes inertes, perplexe. Un passage de temps s’écoula, en vrac, douleur vague et déferlement de vertiges.

Gresham l’avait saisie par les bras.

Elle le regarda, ahurie. Il lui donna de l’eau. L’eau la ranima suffisamment pour qu’elle sente à nouveau sa propre détresse. « Vous vous êtes évanouie. » Elle hocha la tête, comprenant enfin. Gresham la souleva. Il l’emporta comme un amas de ballons ; elle se sentait légère, creuse, squelette d’oiseau.

Il y avait un abri accroché à la paroi de l’arroyo. Un coupe-vent avec un petit toit incurvé, en toile de tente mouchetée beige. Sous le toit, une forme sombre était penchée sur la silhouette en pyjama à rayures de Katje – un autre brigand targui, avec sa longue carabine en travers du dos. Gresham déposa Laura, échangea quelques mots avec l’homme qui hocha la tête sombrement. Laura rampa sous la tente, sentit de la laine rêche sous ses doigts – un tapis.

Elle se pelotonna dessus. Le Targui fredonnait vaguement pour lui-même, sous une rampe d’étoiles flamboyantes.


Elle fut réveillée par l’odeur du thé bouillant. L’aube se levait à peine, rougissant le ciel oriental. Quelqu’un avait jeté sur elle une couverture chaude durant la nuit. Elle avait aussi un oreiller, un sac en toile marqué d’une étrange écriture anguleuse. Elle s’assit, courbatue.

Le Targui lui tendit une tasse, délicatement, courtoisement, comme s’il s’agissait de quelque objet précieux. Le thé brûlant était brun foncé, mousseux et sucré, avec une forte odeur de menthe. Laura en but une gorgée. Il avait été bouilli, pas infusé, et le breuvage lui fit l’effet d’un puissant narcotique, astringent et fort. Il était infect, mais elle le sentit lui tapisser la gorge comme du cuir tanné, la blindant pour une nouvelle journée de survie.

Le Targui se détourna à moitié, timidement, et, d’un geste discret, souleva son voile. Il but bruyamment, avec plaisir. Puis il ouvrit un sac élastique qu’il lui présenta : des espèces de petites pastilles brunes – comme des cacahuètes. Une sorte de prom séchée. Ça avait un goût de sciure. Le petit déjeuner. Elle en mangea deux poignées.

Gresham émergea de la pénombre qui s’éclaircissait, silhouette énorme drapée jusqu’aux yeux, un nouveau sac passé à l’épaule. Il jetait par poignées quelque chose sur le sable, à petits gestes vifs, rituels. De la poudre traçante, peut-être ? Elle n’aurait su dire.

« Elle a passé la nuit », lui annonça Gresham en s’époussetant les mains. « Elle a même parlé un peu ce matin. Solides, ces Boers. »

Laura se leva, douloureusement. Elle se sentait honteuse. « Je ne suis pas très utile, hein ?

— Vous n’êtes pas dans votre univers, n’est-ce pas ? » Gresham aida le Targui à décrocher et plier la tente. « La poursuite n’a pas duré, ce coup-ci… On a planté quelques leurres thermiques, ça a dû détourner les avions. Ou ils nous prennent peut-être pour un commando azanien… C’est ce que j’espère. On pourrait provoquer quelque chose d’intéressant. »

Sa délectation la terrifiait. « Mais si le FAIT a la bombe… vous ne pouvez pas provoquer des gens qui peuvent anéantir des cités entières ! »

Il n’était pas impressionné. « Le monde est plein de cités. » Il consulta sa montre au bracelet de cuir tressé. « On a encore une longue journée devant nous, allons-y. »

Il avait rechargé le buggy – en transférant une partie des bagages sur un autre véhicule. Katje était allongée dans un nid de tapis, à l’ombre d’une bâche ; elle avait les yeux ouverts.

« Bonjour », murmura-t-elle.

Laura s’assit près d’elle, calant son dos et ses jambes. Graham mit le buggy en route. L’engin prit de la vitesse en gémissant à contrecœur – la batterie faiblissait…

Elle prit le poignet de Katje. Pouls irrégulier, presque imperceptible. « On va vous reconduire auprès de vos compatriotes, Katje. »

Katje cligna des yeux, paupières pâles et marquées de veines. Elle se força à parler. « C’est un sauvage, un anarchiste.

— Essayez de vous reposer. Vous et moi, on va s’en sortir. Survivre pour tout raconter. » Le soleil apparut au-dessus de l’horizon, ampoule de chaleur jaune vif.

Le temps passa et la chaleur monta obstinément à mesure que défilaient les kilomètres. Ils quittaient le Sahara profond pour traverser à présent un terrain qui ressemblait un peu plus à du vrai sol. Ç’avait été jadis des pâturages – ils passèrent devant les cadavres de bétail momifié, comme d’antiques marionnettes de chiffon, étiques sous leur gaine de cuir craquelé.

Jamais elle n’avait réalisé l’ampleur du désastre africain. Il était à l’échelle d’un continent, planétaire. Ils avaient parcouru des centaines de kilomètres sans rencontrer âme qui vive, sans voir autre chose que quelques oiseaux tournoyants ou des traces de lézards. Elle avait cru Gresham cavalier, délibérément brutal, mais elle comprenait à présent à quel point le FAIT avec tout son arsenal était le cadet de ses soucis. Ils vivaient ici, ils étaient ici chez eux. Les bombardements nucléaires pouvaient difficilement faire empirer la situation. L’étendre, tout au plus.

En milieu d’après-midi, un avion du FAIT attaqua l’un des buggies des Touaregs et y mit le feu. Laura n’eut même pas l’occasion d’apercevoir l’appareil, d’assister à la rencontre mortelle, sinon par une lointaine colonne de fumée. Ils stoppèrent et s’abritèrent pendant une demi-heure, jusqu’à ce que l’engin-robot eût épuisé son carburant ou ses munitions.

Des mouches les avaient repérés sitôt qu’ils s’étaient arrêtés. D’énormes mouches sahariennes, agressives, qui se posaient sur les vêtements ensanglantés de Katje, comme attirées par un aimant. Il fallait les détacher, les balayer de la main, avant qu’elles daignent s’en aller. Même ainsi, elles se contentaient de décrire un petit cercle vrombissant avant d’atterrir à nouveau. Laura les chassait avec obstination, grimaçant chaque fois qu’elles se posaient sur ses lunettes, cherchant à aspirer l’humidité autour de son nez, de ses lèvres.

Enfin, la caravane éparpillée leur transmit un message optique. Le chauffeur avait survécu, indemne ; un compagnon l’avait ramassé puis avait remballé ce qui était récupérable de la cargaison.

« Eh bien, c’est fichu », lui dit Gresham comme ils repartaient. Il avait sorti d’elle ne savait où une vieille paire de lunettes de soleil réfléchissantes. « Ils savent désormais où on va, s’ils ne le savaient pas déjà. Si on avait une once de bon sens, on se planquerait discrètement, on en profiterait pour récupérer, faire de la mécanique.

— Mais elle va mourir.

— Statistiquement, elle n’a même pas une chance de passer la nuit.

— Si elle y arrive, alors nous aussi.

— Pas bête, comme pari. »

Ils s’arrêtèrent à la tombée de la nuit dans un village de cultivateurs abandonné aux maisons sans toit, aux murs de pisé creusés par le vent. Les épineux avaient envahi les ruines d’un parc à bestiaux et une longue rigole sinueuse traversait l’aire de battage du village. Le fond des tranchées d’irrigation rudimentaires était tellement incrusté de sel qu’il formait une croûte scintillante. Le puits profond ceint de pierres était à sec. Des gens avaient vécu ici autrefois – de génération en génération, mille années de vie tribale.

Ils laissèrent le buggy caché dans une des maisons en ruine et montèrent leur camp dans les profondeurs d’une ravine, sous les étoiles. Laura avait repris des forces cette fois – le vertige et l’abattement l’avaient quittée. Le désert l’avait décapée au sable, jusqu’à une couche réflexe de vitalité sous-jacente. Elle avait cessé de se tourmenter. C’était une ascèse animale.

Gresham monta la tente et fit chauffer un bol de soupe à l’aide d’une résistance électrique. Puis il s’éclipsa pour aller, à pied, inspecter quelque avant-poste de sa caravane. Laura but avec reconnaissance le brouet huileux de protéines. Le fumet réveilla Katje.

« Faim, murmura-t-elle.

— Non, vous ne devriez pas manger.

— S’il te plaît, il faut que je mange. Juste un petit peu. Je veux pas mourir affamée. »

Laura réfléchit. De la soupe. Ce n’était sûrement pas pire que de l’eau.

— Tu as eu à manger », l’accusa Katje, le regard vitreux, spectral. « Plein. Et je n’ai rien eu.

— Bon, d’accord, mais pas trop.

— Il t’en restera.

— J’essaie de voir ce qui serait le mieux… » Pas de réponse, juste des yeux cernés de douleur, pleins de soupçon et d’un espoir fiévreux. Laura inclina son bol et Katje engloutit la soupe avidement.

« Bon Dieu, c’est quand même vachement mieux. » Elle sourit, acte de courage déchirant. « Je me sens mieux… Merci, oh ! merci ! » Elle se recoucha, pelotonnée, le souffle court.

Laura se rallongea dans sa djellaba raide de sueur et s’assoupit. Elle s’éveilla quand elle sentit Gresham grimper dans l’abri. Le froid pinçait de nouveau, ce froid lunaire du Sahara, et elle sentait la chaleur qui émanait de son corps athlétique, mâle et carnivore. Elle s’assit et l’aida à se frayer un chemin sous la couverture.

« On a bien roulé aujourd’hui », murmura-t-il. Voix douce du désert, troublant à peine le silence. « Si elle vit, on peut être à son camp dans le courant de la matinée. J’espère qu’il ne sera pas bourré de commandos azaniens. Le bras armé de la loi et de l’ordre impérialistes.

— “Impérialiste.” Ce mot ne veut rien dire pour moi.

— Vous pouvez le leur attribuer », dit Gresham. Il toisa Katje qui gisait inerte, inconsciente. « Jadis, on a pu croire que leur petite fourmilière était sur le point de disparaître, ils ont pourtant trouvé moyen de s’en sortir… Le reste de l’Afrique s’est effondré, et chaque année ils progressent un peu plus vers le nord, eux et leurs putains de flics et de règlements.

— Ils valent mieux que le FAIT ! Au moins, ils apportent de l’aide.

— Merde, Laura, la moitié du FAIT est composée de fascistes blancs qui ont fait sécession quand l’Afrique du Sud a opté pour le principe “un homme-une voix”. Il n’y a pas un poil de différence entre eux… votre copine toubib tient peut-être une carotte au lieu d’un bâton, mais la carotte n’est jamais que le bâton par d’autres moyens.

— Je ne comprends pas. » Ça semblait si injuste. « Que voulez-vous ?

— Je veux la liberté. Il fouilla dans son sac en toile. Nous valons plus que vous ne l’imaginez, Laura, à nous voir en fuite de la sorte. La Révolution culturelle inadine – ce n’est pas un de ces noms creux, c’est réellement un combat culturel, pour lequel ils luttent, pour lequel ils meurent… Ça ne suffit pas à en faire quelque chose de noble et pur, seulement c’est ici que les deux courbes se croisent : celle de la population et celle des ressources. Elles se sont croisées en Afrique à un endroit baptisé désastre. Et après ça, tout le reste est devenu plus ou moins confus. Et plus ou moins criminel. »

Nouvelle vague de déjà vu. Elle rit doucement. « J’ai déjà entendu ça. À la Grenade, à Singapour, dans les planques de pirates. Vous êtes un insulaire, vous aussi. Une île nomade dans une mer déserte. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Je suis votre ennemie, Gresham.

— Je le sais, lui dit-il. Je fais simplement mine de croire autrement.

— Ma place est là-bas, si jamais j’y retourne.

— Multinationaliste…

— Ce sont les miens. J’ai un mari et une enfant que je n’ai pas vus depuis deux ans. »

La nouvelle ne parut pas le surprendre. « Vous avez vécu la guerre. Vous pourrez retourner dans ce que vous appelez votre foyer, mais ce ne sera plus jamais pareil. »

C’était vrai. « Je le sais. Je le sens en moi. Le fardeau de tout ce que j’ai vu. »

Il lui prit la main. « Je veux que vous me racontiez tout. Tout sur vous, Laura, tout ce que vous savez. Je suis d’abord un journaliste. Je travaille sous d’autres noms. L’Interéseau de Sacramento, la vidéo-coopérative municipale de la ville de Berkeley, et une douzaine d’autres, épisodiquement. J’ai mes commanditaires. Et j’ai du vidéofard dans un de mes sacs. »

Il était tout à fait sérieux. Elle se mit à rire. Le rire lui liquéfia les os. Elle tomba contre lui dans le noir. Elle sentit ses bras l’entourer. Soudain, ils étaient en train de s’embrasser, sa barbe rêche lui raclait le visage. Elle avait les lèvres et le menton brûlés par le soleil, et elle sentait les poils de sa barbe percer la carapace graisseuse d’huile et de sueur. Son cœur se mit à palpiter follement, exaltation délirante comme si l’on venait de la jeter du haut d’une falaise. Il la cloua sous elle. Tout arrivait très vite et elle y était prête – plus rien n’importait.

Katje gémit tout haut à leurs pieds, voix cassée, inconsciente. Gresham s’arrêta, puis s’écarta d’elle en roulant. « Oh ! merde…, fit-il. Désolé.

— Pas grave, dit Laura, dans un souffle.

— C’est trop », dit-il à contrecœur. Il se redressa, dégagea son bras de sous sa tête. « Elle est là en train de crever, avec sa tenue d’évadée de Dachau… Et moi, j’ai laissé mes capotes dans le scoot.

— Je suppose qu’on en a besoin.

— Merde, un peu, tiens ! On est en Afrique. L’un de nous pourrait sans le savoir être porteur du virus depuis des années. » Carré, sans embarras. Fort.

Elle s’assit. Leur intimité faisait crépiter l’atmosphère. Elle lui prit la main, la caressa. Ce n’était pas difficile. Ça allait mieux entre eux, une fois la tension disparue. Elle se sentait prête à le recevoir, et heureuse de l’être. Le meilleur des sentiments humains.

« Pas de problème, lui dit-elle. Prends-moi dans tes bras. Serre-moi. C’est bon.

— Ouais. » Long silence. « Tu veux manger ? »

Son estomac gargouilla. « De la prom… Seigneur, j’en ai ma claque.

— J’ai de l’abalone de Californie et deux boîtes d’huîtres fumées que je réservais pour une occasion particulière. »

La faim la fit saliver. « Des huîtres fumées. Non. Vraiment ? »

Il tapota son sac en toile. « Ici même. Dans mes affaires personnelles. Pas question de les perdre, même s’ils mettaient le feu au scoot. Tiens-le, je vais allumer une bougie. » Il tira la fermeture à glissière. Une flamme crépita.

Elle plissa les yeux. « Les avions ne risquent pas de la voir ? »

La bougie s’alluma, l’éclairant à contre-jour. Couronne de cheveux rouquins. « Si c’est le cas, mourons en mangeant des huîtres. » Il sortit du fond du sac trois boîtes de conserve. Leur étiquette américaine bien brillante étincelait. Trésors merveilleux de l’empire de la consommation.

Il en ouvrit une avec son couteau. Ils mangèrent avec les doigts, à la nomade. L’arôme puissant submergea les papilles ratatinées de Laura, comme une avalanche ; lui inonda la tête ; le plaisir lui donnait le vertige. Son visage était brûlant, ses oreilles carillonnaient. « En Amérique, on peut en avoir tous les jours », dit-elle. Il fallait qu’elle le dise à haute voix, rien que pour mesurer l’ampleur de ce miracle.

« C’est meilleur encore quand on ne peut pas en avoir, remarqua-t-il. Un sacré truc, hein ? Totalement pervers. Comme de se flanquer des coups de marteau sur la tête, tant c’est agréable quand on arrête. » Il but le jus au fond de la boîte. « Certains sont accrochés comme ça.

— C’est pour ça que t’es venu dans le désert, Gresham ?

— Peut-être. Le désert est pur. Les dunes – tout en lignes et en formes. Comme un bon graphisme sur ordinateur. Il reposa la boîte. Mais ce n’est pas tout. Cet endroit est au cœur du désastre. Le désastre, c’est là où je vis.

— Mais tu es américain, remarqua-t-elle, en considérant Katje. Tu as choisi de venir ici. »

Il réfléchit. Elle le sentait élaborer sa réponse. Une confession délibérée.

« Quand j’étais gosse à l’école primaire, dit-il, des types des réseaux ont un jour débarqué dans ma classe avec leurs caméras. Ils voulaient connaître notre opinion sur l’avenir. Ils ont interrogé quelques-uns d’entre nous. La moitié dirent qu’ils voulaient être médecins, astronautes, les conneries habituelles. Et l’autre moitié s’imaginait simplement qu’ils rôtiraient au point zéro. » Il eut un sourire lointain. « J’étais un de ces gosses. Un tordu du désastre. Tu sais, on finit par s’y habituer, au bout d’un moment. On file là où on se sent mal dès que l’occasion se présente. » Il croisa son regard. « T’es pas comme ça, pourtant.

— Non. Née trop tard, je suppose. J’étais certaine de pouvoir améliorer les choses.

— Ouais. C’est mon excuse, à moi aussi. »

Katje s’agita, mollement.

« Tu veux un peu d’abalone ? »

Laura hocha la tête. « Merci, mais je peux pas. Je ne l’apprécierais pas, pas maintenant, pas devant elle. » Cette nourriture riche inondait son organisme d’une vague d’engourdissement. Elle posa la tête sur son épaule. « Est-ce qu’elle va mourir ? »

Pas de réponse.

« Si elle meurt, et que tu ne rejoins pas le camp, que vas-tu faire de moi ? »

Long silence. « Je te mettrai dans mon harem où je couvrirai ton corps d’argent et d’émeraudes.

— Bon Dieu. » Elle le fixa. « Quel merveilleux mensonge.

— Non, bien sûr que non. Je trouverai bien moyen de te ramener dans ton Réseau.

— Après l’interview ? »

Il ferma les yeux. « Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, en fin de compte. Tu pourrais avoir un avenir dans le monde extérieur, si tu restes bouche cousue, sur le FAIT, la bombe et Vienne. Mais si t’essaies de raconter ce que tu sais… c’est un risque.

— Je m’en fiche, dit-elle. C’est la vérité et le monde a le droit de la connaître. Je dois la dire, Gresham. Tout dire.

— Ce n’est pas malin, remarqua-t-il. Ils te mettront au placard. Ils n’écouteront pas.

— Je les forcerai à écouter, j’en suis capable.

— Non, tu ne pourras pas. Tu finiras comme moi, un non-individu. Censuré, oublié. Je sais, j’ai essayé. Tu n’es pas de taille à changer le Réseau.

— Personne n’est de taille. Mais il faut qu’il change. »

Il souffla la chandelle.


Katje les réveilla avant l’aube. Elle avait vomi et toussait. Gresham alluma la chandelle, rapidement, et Laura alla s’agenouiller auprès d’elle.

Katje était ballonnée, brûlante de fièvre. Sa cicatrice à l’abdomen s’était rouverte et s’était remise à saigner. La blessure sentait mauvais, une odeur de mort : la merde et l’infection. Gresham tint la chandelle au-dessus d’elle. « Une péritonite, j’ai l’impression. »

Laura sentit le désespoir l’envahir. « J’aurais pas dû lui donner à manger.

— Tu lui as donné à manger ?

— Elle me suppliait ! J’étais obligée ! C’était un geste charitable…

— Laura, on n’alimente pas quelqu’un qui a reçu une balle dans le ventre.

— Bordel de merde ! Il n’y a rien à faire avec quelqu’un dans son état… » Elle essuya des larmes de rage. « Et puis merde, elle va mourir, de toute façon !

— Elle n’est pas encore morte. On n’a plus beaucoup de route à faire. Allons-y. »

Ils la chargèrent dans le buggy, titubant dans le noir. Incroyablement, Katje se mit à parler. À marmonner, en anglais et en afrikaans. Des prières. Elle ne voulait pas mourir et voilà qu’elle implorait Dieu. Le Dieu fou quel qu’il soit, qui régentait l’Afrique, comme s’il était le témoin et l’instigateur de tout cela.


Le camp était un carré de quinze cents mètres de côté, formé de blocs de béton blanc ceints d’une haute clôture de barbelés. Ils remontèrent une allée, bordée de grillage de chaque côté, qui menait au centre du camp.

Des enfants s’étaient précipités contre la clôture. Par centaines, visages défilant dans le brouillard. Laura ne pouvait pas les regarder. Elle fixait un visage isolé au milieu de la foule. Une adolescente noire en tablier rouge vif, sorti d’un ballot de vêtements envoyés d’Amérique. Une douzaine de montres numériques en plastique bon marché pendaient comme des bracelets à ses avant-bras décharnés.

Elle avait accroché le regard de Laura. Cela la galvanisa. Elle passa les bras entre les mailles du grillage et l’implora d’une voix enthousiaste, en français : « Mam’zelle, mam’zelle ! Le thé de Chine, mam’zelle ! La canne à sucre ! » Gresham continua de rouler, résolument. La fillette hurla plus fort, secouant la grille avec ses bras maigres, mais sa voix fut noyée sous les cris des autres. Laura faillit se retourner pour regarder derrière elle, mais se retint au tout dernier moment, humiliée.

Il y avait une grille un peu plus loin. Un parachute militaire rayé avait été tendu pour donner de l’ombre. Soldats noirs en tenue de désert mouchetée, coiffés d’un chapeau à large bord, l’insigne de leur régiment épinglé sur le côté. Des commandos, jugea-t-elle, des troupes azaniennes. Derrière la grille fermée s’étendait un camp plus petit au sein du camp, aux bâtiments plus hauts, des préfabriqués en tôle cylindrique, un héliport. Un centre administratif.

Gresham ralentit. « Pas question que j’entre dans ce putain d’endroit.

— Tout va bien. Je m’occupe de tout. »

L’un des gardes donna un coup de sifflet et leva la main. Ils lorgnèrent curieusement ce buggy solitaire, pas particulièrement inquiets. Ils avaient l’air bien nourris. Des soldats de la ville. Des amateurs.

Laura bondit du véhicule, les pieds flottant dans les sandales de rechange de Gresham. « Un médecin ! hurla-t-elle. J’ai une Azanienne blessée, elle fait partie du personnel du camp ! Qu’on amène une civière ! »

Ils se précipitèrent pour regarder. Resté en selle, dans sa robe flottante, la tête voilée et enturbannée, Gresham regardait dans le vague, au-dessus d’eux. Un galonné s’approcha d’elle. « Et vous, qui êtes-vous, bordel ?

— Je suis celle qui l’a amenée ici. Dépêchez-vous, elle est mourante ! Lui, c’est un journaliste américain et il est en liaison-son, alors vous avez intérêt à surveiller votre langage, caporal. »

L’officier la toisa. Tunique maculée, chemise crasseuse en turban autour de la tête, cernes de graisse noire sous les yeux.

« Lieutenant, rectifia-t-il, blessé. Mon grade est lieutenant, mademoiselle. »


Elle parla à l’un des administrateurs azaniens dans l’un de leurs longs baraquements préfabriqués. Les étagères murales débordaient de boîtes de conserve, de matériel médical, de pièces détachées emballées dans la graisse. L’épaisse couche d’isolant sur les parois cylindriques et le plafond étouffait le grondement des climatiseurs.

Un fidèle serviteur vêtu d’une veste blanche, les joues sillonnées de balafres tribales, vint leur distribuer des bidons de Fanta orange glacé.

Elle ne leur avait fourni qu’une version ultra-simplifiée des événements mais les Azaniens étaient nerveux et perplexes ; ils ne semblaient pas attendre grand-chose d’une apparition du désert dans son genre. Le directeur du camp était un Azanien noir corpulent et fumeur de pipe qui répondait au nom d’Edmund Mbaqane. Mbaqane faisait de louables efforts pour paraître bureaucratiquement imperturbable et parfaitement maître de la situation. « Nous vous sommes tout à fait reconnaissants, madame Webster… Pardonnez-moi si j’ai pu paraître abrupt au premier abord. Entendre encore une fois un exemple des exactions du régime génocide de Bamako – il y a de quoi vous faire bouillir. »

Mbaqane n’avait pas bouilli trop fort – aucun des Azaniens non plus, d’ailleurs. C’étaient des civils à des milliers de kilomètres de leur foyer, en première ligne, et ils étaient à cran. Certes pas mécontents d’avoir récupéré leur otage – un membre de leur équipe – mais elle n’était pas passée par les voies diplomatiques et, manifestement, ça les préoccupait.

Le corps de l’Action civile azanienne semblait avoir été composé dans une perspective politique d’équité multiraciale : il y avait deux employés noirs (« de couleur »). Un peu plus tôt, Laura avait fugitivement croisé une petite femme voûtée, aux cheveux nattés et chaussée de tennis, le Dr Chandrasekhar – mais elle était en ce moment à la clinique, au chevet de Katje. Laura présumait que ce petit bout de bonne femme était la vie et l’âme de cet endroit – c’était elle qui parlait le plus vite et semblait la plus crevée.

Il y avait également un Afrikaner du nom de Barnaard, apparemment une sorte de diplomate ou d’agent de liaison. Il avait les cheveux bruns mais sa peau était d’un noir luisant, artificiel. Barnaard semblait mieux appréhender que les autres la situation politique, ce qui était sans doute la raison pour laquelle il empestait le whisky et se tenait toujours près du capitaine de parachutistes. Ce capitaine était un Zoulou, un rude client, un affreux qu’on aurait fort bien imaginé dans une rixe de bar.

Ils étaient tous morts de trouille. Ce qui expliquait pourquoi ils s’échinaient à la rassurer. « Vous pouvez dormir tranquille, madame Webster, lui dit le directeur. Le régime de Bamako ne va pas se hasarder dans de nouvelles aventures ! Ils ne risquent pas de revenir importuner ce camp. Pas tant que notre porte-avions l’Oom-Pau patrouillera dans le golfe de Guinée.

— Un fameux vaisseau », commenta le capitaine de paras.

Barnaard acquiesça en allumant une cigarette. Il fumait des Panda chinoises, sans filtre. « Après l’incident d’hier, le Niger a protesté contre la violation de son espace aérien dans les termes les plus vigoureux. Et le Niger est signataire des accords de Vienne. Nous attendons l’arrivée de délégués de Vienne, ici même, dès demain matin. Quel que soit leur différend avec nous, je ne crois pas que Bamako se risquerait à froisser les Viennois. »

Laura se demanda si Barnaard croyait ce qu’il venait de dire. Les isolationnistes azaniens semblaient avoir bien plus confiance en Vienne que les gens plus au fait des choses. « Vous avez encore de cette lotion solaire ? » lui demanda Laura.

Il prit un air vexé. « Pardon ?

— Je voulais vérifier l’étiquette… Vous savez qui la fabrique ? »

Il s’épanouit. « Certainement. Une firme brésilienne. Unitika-quelque chose.

— Rizome-Unitika.

— Oh ! alors comme ça, elle fait partie de la maison, n’est-ce pas ? » Barnaard hocha la tête, comme si cela expliquait bien des choses. « Enfin, je n’ai rien contre les multinationales ! Si jamais vous avez envie de vous remettre à investir… avec un encadrement adéquat, bien sûr… »

Une imprimante se mit à crépiter. Des nouvelles du pays. Les autres s’éloignèrent vers l’appareil. Le directeur Mbaqane se rapprocha de Laura. « Je ne suis pas sûr de bien saisir le rôle de ce journaliste américain que vous avez mentionné.

— Il était avec les Touaregs. »

Le directeur essaya de ne pas paraître perplexe. « Oui, nous avons effectivement quelques soi-disant Touaregs dans le secteur, ou plutôt, des Kel Tamasheks… Je parie qu’il désirait s’assurer qu’on les traite de manière juste et équitable ?

— Son intérêt serait plutôt culturel, dit Laura. Il a effectivement évoqué l’éventualité d’un entretien avec eux.

— Culturel ? Ils s’en sortent fort bien… Peut-être que je pourrais lui envoyer une députation de nos anciens chefs tribaux – histoire d’apaiser ses inquiétudes. Nous offrons volontiers notre protection à tout groupe ethnique dans le besoin – Bambaras, Markas, Songhaïs… Nous avons un assez fort contingent de Sarakolés, qui ne sont même pas citoyens nigériens. »

Il semblait attendre une réponse. Laura but une gorgée de soda à l’orange et hocha la tête. Barnaard revint vers eux – il avait rapidement jugé le message sans importance. « Oh non ! Pas encore un journaleux, pas maintenant. »

Le directeur le fit taire d’un regard. « Comme vous pouvez le constater, madame Webster, nous sommes légèrement débordés pour l’instant… Mais enfin, si vous exigez une visite guidée, je suis sûr que M. Barnaard sera positivement ravi de, hum, d’expliquer notre politique devant la presse internationale.

— Vous êtes fort aimable, dit Laura. Malheureusement, je dois mener cet entretien moi-même.

— Eh bien, je comprends tout à fait – ce doit être un sacré scoop. Des otages, libérées des tristement célèbres geôles de Bamako. » Il tripota sa pipe, l’air paternel. « Cela va certainement alimenter les conversations en Azanie. L’une des nôtres, revenue de sa détention. Un sacré coup de fouet pour notre moral – spécialement au milieu de cette période de crise. » Le directeur, à travers elle, s’adressait à ses propres troupes. Et là aussi, ça avait l’air de marcher – il était en train de leur regonfler le moral. L’homme remonta dans son estime.

Il poursuivit : « Je sais que le Dr Selous et vous devez être – que vous êtes – très proches. Les liens sacrés entre celles et ceux qui ont lutté ensemble pour leur liberté ! Mais vous ne devez pas vous inquiéter, madame Webster. Nos prières vont à Katje Selous ! Je suis sûr qu’elle s’en sortira !

— Je l’espère. Prenez bien soin d’elle. Elle a été courageuse.

— Une héroïne nationale ! Bien évidemment. Et si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous…

— Je pensais… peut-être une douche. »

Mbaqane se mit à rire. « Sapristi. Mais bien sûr, ma chère. Et les habits… Sara est à peu près de votre taille…

— Je vais garder cette, euh, djellaba. » Là, elle l’avait intrigué. « Je veux passer devant la caméra habillée ainsi, c’est mieux pour l’image.

— Oh ! je vois… oui. »


Gresham était en train d’effectuer un panoramique à la lisière du camp. Laura fit un détour, en prenant garde d’entrer dans le champ.

La beauté de son visage la frappa. Il s’était rasé et s’était fait un maquillage vidéo complet : ombre à paupières, rouge à lèvres, poudre. Sa voix aussi avait changé : douce et mélodieuse, chaque mot prononcé avec la précision d’un présentateur de journal.

« … l’image même de la désolation. Pourtant le Sahel abritait jadis les États les plus puissants, les plus prospères de l’Afrique noire. L’empire songhaï, les empires du Mali et du Ghana, la ville sainte de Tombouctou avec ses lettrés et ses bibliothèques. Pour le monde musulman, le Sahel était synonyme de richesse éblouissante, avec son or, son ivoire, ses moissons abondantes. D’immenses caravanes traversaient le Sahara, des flottes de pirogues emplies de trésors descendaient le fleuve Niger… »

Elle passa derrière lui. Le reste de sa caravane était arrivé et les Touaregs avaient dressé leur camp. Non plus les tentes de toile sous lesquelles ils s’étaient entassés au cours du raid, mais six vastes abris d’aspect robuste. C’étaient des dômes préfabriqués, recouverts de toile camouflée. À l’intérieur, ils étaient renforcés par des membrures métalliques supportant un grillage.

De l’arrière de leurs arachnéennes jeeps du désert, les nomades étaient en train de dérouler de longues pistes articulées qui ressemblaient à des chenilles de char. Sous la lumière crue de l’après-midi, elles avaient les reflets noirs du silicium. C’étaient de longues rangées de panneaux solaires.

Ils raccordèrent les cellules aux moyeux de roues de leurs buggies à l’aide de longs câbles électriques. Tous leurs gestes avaient une fluide aisance ; c’était comme s’ils abreuvaient des dromadaires. Ils devisaient tranquillement en tamashek.

Tandis qu’un groupe rechargeait les accus, les autres déroulaient des matelas à l’ombre de l’un des dômes. Ils se mirent à faire chauffer le thé avec un thermoplongeur électrique. Laura les rejoignit. Sa présence parut les gêner un peu, mais ils l’acceptèrent comme une intéressante anomalie. L’un d’eux sortit un tube de protéine d’une antique sacoche en cuir et le fendit sur son genou. Il lui en offrit une poignée humide, en s’inclinant. Elle racla la substance du bout de ses longs doigts, la mangea et le remercia.

Gresham arriva avec son cadreur. Il était en train d’essuyer méticuleusement son visage poudré à l’aide d’un chiffon gras. « Comment ça s’est passé au camp ?

— Je n’étais pas sûre qu’ils me laisseraient ressortir.

— Ce n’est pas leur méthode, dit Gresham. Le désert suffit à boucler les gens là-dedans… » Il s’assit près d’elle. « Leur as-tu parlé de la bombe ? »

Elle fit non de la tête. « Je voulais, mais j’ai vraiment pas pu. Ils sont déjà tellement à cran, et ils ont des commandos armés… Mais Katje leur dira, si elle s’en tire. Tout est si confus… moi-même, je suis dans une telle confusion. J’ai eu peur qu’ils paniquent et me bouclent. Et toi avec… »

L’idée l’amusa. « Quoi ? Venir se frotter à nous ? Je crois pas. » Il tapota la caméra. « J’ai eu une conversation avec ce capitaine de paras, quand il est venu faire sa petite tournée d’inspection… Je sais comment il pense. La tactique classique des Afrikaners : on range les chariots bâchés en cercle, tout le monde aux remparts, prêt à repousser les Zoulous. Bien sûr, il est lui-même zoulou, mais il a lu les manuels d’instruction… Sauf qu’il se retrouve avec un plein camp de réfugiés, des sauvages, de vrais enfants, à maintenir calmes et pacifiques… En tout cas, il nous juge amicaux. Pour l’instant.

— Vienne va débarquer, également.

— Seigneur ! » Gresham réfléchit. « Un peu de Vienne, ou beaucoup de Vienne ?

— Ils n’ont pas dit. Je suppose que cela dépendra de ce qu’ils cherchent. Ils m’ont servi leur rengaine sur des protestations émises par le gouvernement du Niger.

— Eh bien, ce n’est pas le Niger qui va nous aider, des chars soviétiques vieux de quatre-vingts ans et une armée qui se révolte et incendie Niamey un an sur deux… S’ils sont une tripotée, ça pourrait être ennuyeux. Mais Vienne n’enverrait jamais toute une délégation dans un camp de réfugiés. S’ils doivent faire une démonstration de force contre le Mali, ils se contenteront de frapper Bamako.

— Même pas. Ils ont trop peur de la bombe.

— Je sais pas. Les agents de renseignement font de très mauvais soldats mais ils ont quand même pris la Grenade il y a six mois, et c’était quand même un morceau coriace.

— Hein ? Ils ont réussi à envahir la Grenade ?

— Ils ont délogé ces pirates de leurs trous à rats… Avec une tactique idiote, pourtant : l’attaque de front… d’un maladroit… Ils ont perdu plus de douze cents hommes dans l’affaire. » Il haussa les sourcils devant sa surprise. « T’as bien été à la Grenade, Laura – je pensais que t’étais au courant. Le FAIT aurait dû te l’annoncer – c’était un tel triomphe pour leur fichue politique.

— Ils ne m’ont jamais rien dit. Rien du tout.

— Leur culte du secret. C’est leur raison de vivre. » Il se tut un instant, l’œil tourné vers le camp. « Allons bon. Voilà qu’ils nous ont expédié un échantillon de leurs Tamasheks apprivoisés… »

Gresham se retira sous le dôme en faisant signe à Laura de le suivre. Une demi-douzaine de pensionnaires du camp arrivaient à l’extérieur, en traînant la jambe.

C’étaient des vieillards. Vêtus de T-shirts, de casquettes de base-ball en papier, de sandales chinoises en caoutchouc et de pantalons en synthétique effilochés.

Les Touaregs inadines les accueillirent avec leur politesse rituelle et languissante. Gresham traduisait pour elle. Le seigneur va bien ? Oui, très bien, et vous-même ? Moi-même et les miens allons très bien, merci. Et les gens de mon seigneur, vont-ils bien également ? Oui, très bien. Alors Dieu soit loué. Oui, Dieu soit loué, mon seigneur.

L’un des Inadines leva haut la bouilloire et se mit à verser le thé en un long filet cérémonieux. Tout le monde fut servi. Puis il le remit à bouillir, versant du sucre brut dans une théière déjà à moitié garnie de feuilles. Ils devisèrent ainsi quelque temps, poliment assis en rond et dégustant le thé, chassant sans irritation les mouches qui tournoyaient. Le plus virulent de la chaleur diurne se dissipa.

Gresham traduisait pour elle – étranges fragments de platitudes solennelles. Eux-mêmes se tenaient en retrait, au fond de la tente, en dehors du cercle. Le temps s’écoulait avec lenteur mais Laura n’était pas mécontente d’être assise près de lui et de laisser son esprit s’assécher comme le désert.

Puis l’un des Inadines sortit une flûte. Un second trouva un xylophone complexe formé de lames de bois et de gourdes liées par des bandes de cuir. Il l’essaya, par petites touches, retendant une corde, tandis qu’un troisième fouillait dans sa robe. Il tira une dragonne en cuir. Au bout pendait un synthétiseur de poche.

L’homme à la flûte ouvrit son voile ; son visage noir était marqué du bleu de la teinture indigo maculée de sueur. Il joua une trille rapide, et les autres embrayèrent.

Le rythme s’accéléra, hautes notes résonantes du xylophone en bourdon, pépiement atonal de la flûte, basse sinistre, étrangement primordiale du synthé.

Les autres ponctuaient la musique de claquements de mains et de brusques cris perçants derrière leur visage voilé. Soudain, l’un d’eux se mit à chanter en tamashek. « Il évoque son synthétiseur, murmura Gresham.

— Que dit-il ? »


Je respecte humblement les actes du Très-Haut,

Qui offrit au synthé ce qui vaut mieux qu’une âme.

Car aussitôt qu’il joue, les hommes sont muets

Et leurs mains sur leur voile masquent leurs émotions.

Les tracas de la vie me poussaient vers la tombe,

Mais grâce au synthétiseur,

Dieu m’a rendu le goût de vivre.


La musique s’arrêta. Les réfugiés du camp applaudirent un peu puis cessèrent, confus. Gresham consulta sa montre puis se leva, traînant sa caméra. « Ce n’est qu’un avant-goût, dit-il à Laura. Ils reviendront jouer, plus tard – en amenant leur famille, j’espère.

— Faisons cette interview. »

Il hésita. « T’es sûre que tu es prête ?

— Ouais. »

Elle le suivit sous une autre tente. Gardée par deux des Touaregs inadines, elle contenait l’ensemble de leurs bagages. Il y avait des tapis par terre et une batterie de rechange pour les buggies. On y avait raccordé un clavier et un écran – un modèle spécial avec une console en séquoia gravé à la main.

Gresham s’assit en tailleur devant l’appareil. « Je déteste cette fichue machine », annonça-t-il en faisant courir négligemment sa main sur ses lignes douces. Il brancha sa vidéocaméra à l’une des prises d’entrée de la console.

« Gresham, où est ta trousse de maquillage ? »

Il la lui passa. Laura déplia le miroir. Elle était si maigre et décharnée – une allure d’anorexique, la rage impuissante qu’on retourne contre soi.

L’enfer. Elle plongea le bout des doigts dans la poudre, tartina ses joues creuses. Quelqu’un allait devoir payer.

Elle se mit du rouge aux lèvres. « Gresham, il faut qu’on imagine un moyen de bousculer ces Azaniens. Ils sont vieux jeu, avec une drôle de conception de l’information. Pas question que je m’approche de leur putain de télex, et ils voudront tout régler en accord avec Pretoria.

— On a pas besoin d’eux, dit-il.

— Si ! Si on veut atteindre le Réseau ! Et ils vont vouloir visionner la bande d’abord – ils apprendront tout. »

Gresham hocha la tête. « Laura, regarde autour de toi. »

Elle reposa le miroir et obtempéra : ils étaient sous un dôme. Du tissu tendu sur des membrures métalliques et du grillage de poulailler.

« Tu es assise sous une parabole satellite », lui dit-il.

Elle était sidérée. « Vous avez accès aux satellites ?

— Comment diable veux-tu contacter autrement le Réseau en plein milieu du Sahara ? La couverture est lacunaire mais durant les périodes de suivi convenables, on peut réaliser une transmission.

— Mais comment arrivez-vous à faire ça ? D’où provient l’argent ? » Une horrible pensée lui vint. « Gresham, est-ce que tu diriges une planque de données ?

— Non. J’ai fréquenté les pirates, malgré tout. Depuis le début. » Il se tut, songeur. « Peut-être que je pourrais m’y mettre à mon tour. Il y a moins de compétition et je trouverais toujours à employer le fric.

— Ne fais pas ça. N’y songe même pas.

— Tu dois sacrément bien connaître ce genre de boulot. Tu pourrais être ma conseillère. » La blague tomba complètement à plat. Il la considéra, méditatif. « Z’auriez vite fait de me sauter sur le râble, pas vrai ? Toi et tes petites légions de multinationalistes purs et durs. »

Elle ne dit rien.

« Désolé, reprit-il. Mais peu importe, pour l’instant… Toujours est-il que je ne voudrais pas expédier cette bande à une planque de données.

— Que veux-tu dire ? Où voudrais-tu l’expédier ?

— Mais à Vienne, pardi ! Qu’ils voient que je suis au courant – que j’ai pris le pas sur eux. Le FAIT détient la bombe et ils font chanter Vienne. Alors Vienne a passé un marché avec eux – ils flanquent une dérouillée aux pirates dans leurs planques, tandis qu’eux couvriront les terroristes nucléaires. Seulement Vienne a échoué, et moi je sais qu’ils ont échoué. Pour me clore le bec, ils pourraient bien s’aviser de me traquer et de me descendre, mais j’ai pris toutes mes précautions pour éviter ça. Avec un peu de chance, ils chercheront plutôt à m’acheter. Avant de me ficher la paix – comme ils ont fichu la paix au Mali.

— Ça ne suffit pas ! Tout le monde doit savoir. Le monde entier. »

Gresham hocha la tête. « Je crois qu’on pourrait forcer la main aux Viennois, en jouant serré. Ça ne les dérange pas d’acheter les gens, quand ils y sont obligés. Ils achèteront notre silence. Plus que tu ne pourrais l’imaginer. »

Elle leva le miroir devant son visage. « Désolée, Gresham. Mais je me contrefiche purement et sincèrement de Vienne et de son fric. Je ne fonctionne pas comme ça. Ce qui m’importe, moi, c’est le monde dans lequel je suis obligée de vivre.

— Je ne vis pas dans ton monde. Tant pis si ça me fait paraître grossier. Mais je peux au moins te dire ça : si t’as envie de retourner là-bas, de redevenir qui-tu-dois-être, de vivre ta petite vie pépère dans ton joli petit univers, alors t’as intérêt à ne pas y faire de vagues… Moi, je pourrai peut-être survivre à un coup pareil, en filant me planquer au fin fond du désert, mais je doute fort que toi tu y arrives. Le monde n’en a strictement rien à cirer de la noblesse de tes motifs – il va te rouler dessus, recta. C’est comme ça que ça marche. » Il était en train de lui faire un cours. « Tu peux l’ébranler un peu, entailler un petit coin par-ci par-là, mais tu ne peux pas bloquer le monde à toi toute seule… »

Elle examina ses cheveux dans la glace. Des cheveux hirsutes de prisonnière. Elle les avait lavés au camp et la chaleur sèche les avait fait bouffer. Ils se dressaient sur sa tête, comme une explosion.

Il insistait : « Ça ne vaut même pas le coup d’essayer. Le Réseau ne passera jamais cette bande, Laura. Les agences de presse ne diffusent jamais les cassettes d’otages des terroristes. Hormis Vienne, qui sait que c’est vrai, tout le monde croira que c’est un tissu de conneries. Que tu parles sous la contrainte ou que toute l’histoire est un coup monté.

— T’as bien filmé le site d’essais nucléaires, hein ? Tu pourrais coller la séquence à ma déclaration. On verra si ça aussi, ils le réfuteront !

— Je le ferai, bien sûr – mais ils pourront le réfuter quand même.

— T’as entendu mon histoire. Je suis arrivée à t’y faire croire, non ? C’est bien arrivé, Gresham. C’est la vérité.

— Je le sais bien. » Il lui tendit une gourde en cuir.

« J’en suis capable, lui dit-elle, la voix crispée. De bloquer le monde. Et pas simplement un petit coin, mais toute cette grande masse écrasante. Je sais que j’en suis capable. C’est dans mes cordes.

— Vienne y mettra le holà.

— Vienne va se faire emporter. » Elle pressa sur la gourde pour boire à la régalade puis lança la trousse de maquillage hors du champ de la caméra. Elle déposa la gourde près de son genou.

« De toute façon, c’est trop gros pour que je le garde en moi. Faut que ça sorte. Que je le raconte. Maintenant. C’est tout ce que je sais. » À la vue de la caméra, quelque chose s’était mis à gonfler en elle, avec la vigueur sauvage d’une bouffée d’adrénaline. Un truc électrique. Tout ça, la peur, l’étrangeté, la douleur, bien serré dans une petite boîte en fer. « Enregistre-moi, Gresham. Je suis prête. Tourne.

— C’est parti. »

Elle fixa le monde dans son œil de verre. « Je m’appelle Laura Day Webster. Je vais commencer par ce qui m’est arrivé à bord de l’Ali-Khamenei, au large de Singapour… »

Elle se mua en une fibre de verre, un simple conduit : pas de texte écrit, elle improvisait, mais cela coulait avec vigueur et naturel. Comme une force prête à l’emporter indéfiniment. La vérité, qui se déversait à travers elle.

Gresham l’interrompit avec des questions. Il en avait une liste préparée à l’avance. Précises, judicieuses. C’était comme s’il la poinçonnait. Ça aurait dû faire mal mais cela ne fit qu’ouvrir les digues. Elle atteignit un niveau qu’elle n’avait jamais atteint auparavant. Une extase, l’art dans toute sa fluide pureté. La possession.

Impossible de tenir ce rythme. Le temps s’était suspendu pendant qu’elle le maintenait, mais elle le sentit faiblir. Elle était enrouée, se sentit trébucher un peu, glisser sur les bords, la passion qui tourne au bafouillage.

« C’est dans la boîte, dit-il enfin.

— Vous pouvez répéter la question ?

— Je n’en ai plus. Ça y est. Terminé. » Il éteignit la caméra.

« Oh. » Elle s’épongea les paumes sur le tapis, d’un geste absent. Vidée. « Combien de temps ça a duré ?

— Tu as parlé quatre-vingt-dix minutes. Je crois que je peux ramener ça à une heure. »

Quatre-vingt-dix minutes. Elle aurait cru dix. « Comment j’étais ?

— Incroyable. » Le ton était respectueux. « Et le moment où ils ont survolé le camp – c’est le genre de truc que personne au monde ne pourrait simuler. »

Elle le regarda, interdite. « Quoi ?

— Tu sais bien. Quand les avions sont passés au-dessus du camp en rase-mottes… » Il la dévisagea. « Les avions. Les Maliens viennent de survoler le camp.

— J’ai même pas entendu.

— Eh bien, t’as levé les yeux, Laura. Et t’as attendu. Et puis tu t’es remise à parler.

— J’étais possédée par le démon. Je ne sais même plus ce que j’ai pu raconter. » Elle effleura sa joue d’un doigt. Elle le retira noir de mascara. Bien sûr… elle avait pleuré. « J’ai bien étalé tout mon maquillage. Et tu m’as laissée faire…

— Cinéma-vérité. C’est du vrai. De la matière brute. Comme une grenade de combat.

— Alors, balance-la », lui lança-t-elle. Prise de vertige. Elle se laissa aller et tomba lourdement en arrière. Sa tête heurta un caillou dissimulé sous le tapis mais la douleur brusque et sourde semblait un élément central de l’expérience.

« Je ne savais pas que ce serait comme ça », avoua-t-il. Il y avait vraiment de la peur dans sa voix. C’était comme si, pour la première fois, il venait de se rendre compte qu’il avait quelque chose à perdre. « Ça pourrait bien arriver – que ce truc se trouve lâché sur le Réseau. Et que les gens arrivent finalement à y croire. » Il se trémoussa, mal à l’aise. « Faut d’abord que j’envisage toutes les éventualités. Imagine que Vienne tombe ! Ça serait super, mais ils pourraient aussi se réformer et revenir à l’attaque, cette fois avec des dents encore plus longues. Auquel cas, j’aurai tout foutu en l’air, moi et tout ce que j’ai tenté de créer ici. C’est le genre de conneries qui peuvent se présenter, quand on balance des grenades de combat.

— Mais il faut le lâcher, ce truc ! dit-elle avec passion. Il finira bien par l’être, un jour ou l’autre. Le FAIT est au courant, Vienne est au courant, peut-être même des gouvernements… Un secret aussi énorme est destiné à sortir, tôt ou tard. Ça ne tient pas qu’à nous. Il se trouve simplement qu’on était sur place.

— J’aime bien ce genre de raisonnement, Laura. Ça nous fera une belle jambe s’ils nous coincent.

— Aucune importance. De toute façon, ils ne peuvent pas nous toucher, si tout le monde apprend la vérité ! Allons, Gresham ! T’as tes putains de satellites, alors imagine un moyen de passer le message, merde ! »

Il soupira. « C’est déjà fait », dit-il simplement. Il se releva et passa devant elle, en déroulant une bobine de câble. Au bout d’un moment, elle se redressa sur un coude et regarda dehors, par l’ouverture triangulaire de la porte, le cherchant. C’était déjà la fin de l’après-midi et les Touaregs étaient en train de basculer deux des dômes. Bouches béantes comme des tasses à thé ouvertes au ciel sec du Sahara.

Gresham revint. Il la regarda, étendue sur le tapis, le souffle court. « Tu te sens bien ?

— Je suis vidée. Éviscérée. Absoute.

— Ouais. T’as parlé exactement comme ça. De bout en bout. » Il s’assit en tailleur devant sa console et se mit à taper, avec soin.

Plusieurs minutes passèrent.

Une voix féminine jaillit de la console.

« Attention, source d’émission en Afrique du Nord, latitude dix-huit degrés, dix minutes, quinze secondes ; longitude cinq degrés, dix minutes, dix-huit secondes. Vous émettez sur une fréquence réservée par la Convention Internationale des Communications à un usage militaire. Veuillez immédiatement libérer la fréquence. »

Gresham s’éclaircit la voix. « Vassili est-il là ?

— Vassili ?

— Ouais. Da.

— Da. D’accord, ça se présente bien, ne quittez pas, s’il vous plaît. »

Quelques instants plus tard, une voix masculine vint à l’antenne. Son anglais n’était pas aussi bon que celui de la femme. « C’est Jonathan, hein ?

— Ouais. Comment va ?

— Très bien, Jonathan ! Vous avoir reçu les cassettes que j’ai envoyées ?

— Oui, Vassili, merci, spassiba, vous êtes très généreux. Comme toujours. J’ai quelque chose de très spécial pour vous ce coup-ci. »

La voix était prudente. « Très spécial, Jonathan ?

— Vassili, c’est un article sans prix. Impossible à obtenir ailleurs. »

Silence malheureux. « Je dois demander, est-ce que ça pouvoir attendre notre prochain passage au-dessus votre secteur ? Nous avoir petits problèmes d’arrimage ici pour l’instant. Très petit problème d’arrimage.

— Je crois franchement que vous auriez tout intérêt à le prendre tout de suite, Vassili.

— Très bien. Je vais brancher brouilleur. » Un temps d’attente. « Paré pour transmission. »

Gresham tapa sur sa console. Vrombissement aigu. Il se redressa, regarda Laura. « Ça va prendre un moment. Leurs brouilleurs sont du genre poussif à bord de ce brave vieux Mémorial Gorbatchev.

— C’était la station spatiale russe ?

— Ouais. » Gresham se massa vigoureusement les mains. « Ça commence à prendre tournure.

— Tu viens tranquillement d’envoyer notre bande à un cosmonaute ?

— Ouais. Il croisa les jambes, posa les coudes sur les genoux. « Je vais te dire ce qui va se passer, d’après moi : ils vont s’empresser d’y jeter un œil, là-haut. Ils vont trouver que c’est dingue – au début. Mais il se peut qu’ils y croient. Et dans ce cas, pas question de garder ça pour eux : les implications sont bien trop énormes.

« Alors, ils vont le rebasculer sur Moscou, et sur leur autre site, là, la Cité des Étoiles. Les équipes au sol le visionneront à leur tour, ainsi que les apparatchiks. Et ils en feront des copies. Non par devoir moral mais parce que ça mérite examen. Et ils s’empresseront de l’expédier à tout-va. D’abord à Vienne, évidemment, puisqu’ils noyautent l’organisation. Mais au reste du bloc socialiste également, au cas où… »

Il bâilla dans son poing. « Et puis les mecs là-haut, dans la station, vont se rendre compte qu’ils tiennent le coup publicitaire de leur vie. Et s’il y a quelqu’un prêt à jouer avec un truc pareil, c’est bien eux. J’ai des tas de contacts, ici et là, mais ce sont les mecs les plus tordus que je connaisse ! Emballé c’est pesé, ils vont se mettre à le balancer, par télédiffusion directe. S’ils parviennent à obtenir le feu vert de la Cité des Étoiles. Ou même sans, d’ailleurs.

— Je ne comprends pas, Gresham. Par télédiffusion directe ? Ça paraît complètement dingue.

— Tu ne sais pas à quoi ça ressemble, là-haut ! Attends une minute… Mais si, tu le sais : t’as vécu à bord d’un sous-marin. Seulement, vois-tu, ils sont vraiment sur des charbons ardents depuis que la petite Singapour a expédié elle aussi son mec avec son lanceur laser. Parce que, tu comprends, eux, ça fait des années qu’ils tournent là-haut, le cul posé au bord de l’infini, dans le désintérêt général. N’as-tu pas entendu à quel point Vassili était pathétique ? On aurait dit un pauvre taré de radioamateur bouclé dans sa cave.

— Mais ce sont des cosmonautes ! Des professionnels entraînés, des spécialistes des sciences spatiales… La biologie. L’astronomie.

— Ouais. Deux autres domaines où l’on côtoie les filles et la gloire, on peut le dire ! » Gresham hocha la tête. « Bon sang, je leur donne trois jours, grand maximum.

— Bon, d’accord… Et ensuite ? Si ça ne marche pas ?

— Je les rappelle. Les menace de refiler le truc à quelqu’un d’autre. Il y a d’autres contacts… et nous avons toujours la bande d’origine. Alors, on continue à faire des tentatives, c’est tout. Jusqu’à ce qu’on aboutisse. Ou que Vienne nous coince. Ou que le FAIT démontre ses capacités sur une ville et rende l’information évidente pour tout le monde. Ce à quoi on doit s’attendre, non ?

— Mon Dieu ! Ce qu’on vient de faire pourrait tout simplement causer… une panique mondiale… »

Il ricana. « Ouais – je suis sûr que c’est ce que Vienne n’a cessé de se dire tandis qu’ils s’asseyaient sur la vérité. Des années durant. Et couvraient et protégeaient ceux qui ont canardé ta baraque. »

Un éclair de rage court-circuita la peur de Laura. « T’as raison ! »

Il lui sourit. « C’était le moindre de leurs crimes, à vrai dire. Mais je me doutais que ça te sortirait de tes gonds. »

Elle réfléchit à haute voix. « Vienne les a laissé faire. Ils connaissaient l’assassin de Stubbs et ils sont venus chez moi et ils m’ont menti. Parce qu’ils avaient peur de quelque chose de pire.

— De pire ? Je veux ! Songe un peu aux conséquences politiques. Vienne existe pour maintenir l’ordre contre le terrorisme, et depuis des années ils leur lèchent les bottes. Ils vont être obligés de payer. Les hypocrites !

— Mais Gresham, s’ils se mettent à bombarder les gens ? Il risque d’y avoir des millions de morts.

— Des millions ? Ça dépend du nombre de têtes nucléaires en leur possession. Ce n’est pas une superpuissance. En ont-ils cinq ? Dix ? Combien de tubes de lancement possède leur sous-marin ?

— Mais ils pourraient quand même le faire ! Anéantir des villes entières, exterminer des populations innocentes et paisibles pendant leur sommeil… et sans la moindre raison sensée ! Simplement à cause d’une stupide politique fasciste, de luttes d’influence… » Elle s’étrangla, la voix rauque.

« Laura… je suis plus âgé que toi. Je connais cette situation. Je m’en souviens fort bien. » Il sourit. « Je vais te dire comment on a fait : on a simplement attendu, on a continué à vivre, voilà tout. Ça n’est pas arrivé – peut-être que ça n’arrivera jamais. Et toi, là-dedans, t’y auras gagné quoi ? » Il se leva. « Bon, de ce côté, on a fini. Viens donc avec moi, il y a des trucs que je veux te montrer. »

Elle le suivit de mauvaise grâce ; elle se sentait vidée, terrifiée. Cette façon d’en parler comme si de rien n’était – dix têtes nucléaires – mais pour lui, ce n’était effectivement rien, n’est-ce pas ? Il avait survécu à une époque où l’on parlait de milliers de têtes, bien assez pour anéantir toute vie humaine.

Être responsable de tueries. Cela l’emplissait de dégoût. Ses pensées tournaient à toute allure et elle se sentait soudain l’envie de filer dans le désert, de s’y vaporiser. Elle n’avait jamais demandé à côtoyer quelqu’un qui eût touché de près ou de loin une telle chose, qui eût vécu à l’ombre de telles horreurs.

Et pourtant, elles étaient partout, n’est-ce pas ? Des gens qui jouaient à la politique avec des armes atomiques. Des présidents, des chefs de gouvernement, des généraux… des petits vieux qui promenaient leurs petits-enfants dans les parcs et qui jouaient au golf. Elle les avait vus, elle avait vécu parmi eux…

Elle était de leur monde.

Son esprit se figea.

Gresham ralentit, la prit par le coude. « Regarde… »

Le soir était tombé. Une foule en haillons d’une centaine de personnes s’était rassemblée devant l’un des dômes. Ce dernier avait été ouvert en deux pour former une sorte d’amphithéâtre improvisé. Les musiciens inadines jouaient à nouveau, et l’un d’eux, debout face aux spectateurs, ondulait et chantait. Son chant avait un rythme plaintif et de nombreux couplets. Les autres inadines ondulaient en mesure, lançant parfois un cri bref d’approbation. Les gens les regardaient, bouche bée.

« Que dit-il ? »

Gresham reprit sa voix de commentateur de la télévision ; il récitait de la poésie.


Écoute, peuple Kel Tamashek,

Nous sommes les Inadines, les forgerons.

Nous avons toujours erré parmi tribus et clans,

Nous avons toujours porté vos messages.

Nos pères avaient une vie meilleure que la nôtre,

Nos grands-pères bien meilleure encore.

Jadis notre peuple voyageait partout,

Kano, Zanfara, Agadès.

Aujourd’hui nous vivons dans des cités,

Sommes réduits à des lettres et des numéros,

Aujourd’hui nous vivons dans des camps

Et mangeons la nourriture magique en tube.


Gresham s’interrompit. « Leur terme pour magique est tisma. Il signifie littéralement “l’art secret des forgerons”.

— Continue », lui dit-elle.


Nos pères avaient du lait doux et des dattes,

Nous n’avons qu’orties et épines.

Pourquoi souffrons-nous de la sorte ?

Est-ce la fin du monde ?

Non, parce que nous ne sommes pas mauvais.

Non, parce qu’aujourd’hui nous avons la tisma.

Nous sommes des forgerons qui ont la magie secrète,

Nous sommes des argentiers qui voient le passé et l’avenir.

Dans le passé, cette terre était riche et verdoyante,

Aujourd’hui, elle n’est plus que roc et poussière.


Gresham se tut un instant, observant les Touaregs. Deux d’entre eux se levèrent pour remplacer le chanteur. Ils se mirent à danser, en faisant onduler leurs bras étendus, martelant le sol en mesure avec leurs sandales. C’était un rythme lent, dansant, comme une valse, élégant et élégiaque. Le chanteur se leva de nouveau. « Voilà la partie intéressante », annonça Gresham.


Mais là où s’étend le roc, l’herbe peut revenir,

Là où pousse l’herbe, la pluie vient.

Les racines de l’herbe retiendront la pluie,

Les brins d’herbe apprivoiseront le vent de sable.

Mais nous étions les ennemis de l’herbe,

C’est pourquoi nous souffrons.

Ce que nos vaches n’ont pas mangé, les moutons l’ont mangé.

Ce que les moutons ont refusé, les chèvres l’ont consommé.

Ce que les chèvres ont laissé, les chameaux l’ont dévoré.

Désormais nous devons être les amis de l’herbe

Lui présenter nos excuses, être aimables avec elle.

Ses ennemis sont nos ennemis.

Nous devons tuer la vache et le mouton,

Abattre la chèvre et décapiter le chameau.

Mille ans durant nous avons adoré nos troupeaux,

Mille ans durant nous devrons louer l’herbe,

Nous mangerons la tisma pour vivre,

Nous achèterons des Chameaux de Fer à la GoMotion

Unlimited de Santa Clara, Californie.


Gresham croisa les bras. Le chanteur poursuivait. « Et il y en a encore des tartines, dit Gresham. Mais enfin, c’est l’essentiel. »

La question lui vint, évidente : « C’est toi qui la leur as écrite ?

— Non, répondit-il, fièrement. C’est une vieille chanson. » Il marqua une pause. « Remise au goût du jour.

— Mouais.

— Quelques-uns parmi ces gens nous rejoindront peut-être. Quelques-uns choisiront peut-être de rester. La vie est dure dans le désert. » Il la regarda. « Je serai parti au matin.

— Demain ? Déjà ?

— Il doit en être ainsi. »

La cruauté de ce constat la blessa profondément. Non sa cruauté à lui, mais celle de la nécessité. Elle sut aussitôt qu’elle ne le reverrait jamais plus. Elle se sentit lacérée, soulagée, paniquée.

« Eh bien, t’as réussi, pas vrai ? fit-elle d’une voix rauque. Tu m’as sauvée et t’as sauvé la vie de mon amie. » Elle voulut le prendre dans ses bras.

Il recula. « Non, pas ici – pas devant eux. » Il la prit par le coude. « Allons à l’intérieur. »

Il la ramena sous le dôme. Les gardiens étaient toujours là, en patrouille. Contre d’éventuels voleurs, se dit-elle. Ils redoutaient les voleurs et les vandales venus du camp. Des mendiants. Ça semblait si pathétique qu’elle se mit à pleurer.

Gresham alluma l’écran de son ordinateur. Une lumière ambrée inonda la tente. Il revint à la porte du dôme, parla aux gardes. L’un d’eux lui répondit quelque chose, d’une voix brève, haut perchée, puis il se mit à rire. Gresham referma la porte, agrafa le panneau.

Il la vit pleurer. « Pourquoi ces larmes ?

— Pour toi, pour moi. Le monde. Pour tout. » Elle s’essuya la joue sur sa manche. « Ces gens dans le camp n’ont rien. Alors même que t’essaies de les secourir, ils seraient prêts à voler toutes tes affaires, s’ils le pouvaient.

— Bah, fit Gresham, d’un ton léger. C’est ce que nous, les grands décortiqueurs branlés de la culture des autres, qualifions de “niveau vital de corruption”.

— T’as pas besoin de me parler sur ce ton. Maintenant que je suis capable de voir ce que t’essaies de faire.

— Ô Seigneur ! » dit Gresham, chagriné. Il traversa le dôme à la lueur douce du moniteur pour aller chercher une brassée de sacs de jute. Il les disposa près de l’écran et du terminal, étalés en guise de coussins. « Viens ici, assieds-toi près de moi. »

Elle le rejoignit. Les coussins avaient une odeur plaisante, résineuse. Ils étaient remplis de semences. Elle vit que certains étaient déjà à moitié vides. Ils avaient semé l’herbe dans les ravines tandis qu’ils fuyaient leurs poursuivants.

« Ne va pas t’imaginer que je te ressemble tant que ça, lui dit-il. Doux et honnête, souhaitant le bien de tous… j’admets que t’as de bonnes intentions mais les bonnes intentions, ça compte pour des prunes. La corruption, voilà ce qui compte. »

Il parlait sérieusement. Ils étaient assis à quelques centimètres l’un de l’autre mais quelque chose le dévorait à un tel point qu’il n’osait pas la regarder. « Ta remarque, à l’instant, eh bien, elle n’a aucun sens pour moi.

« Un jour, expliqua-t-il, j’étais à Miami. Il y a bien longtemps. Le ciel était rose ! J’arrête un type sur la promenade du bord de mer et je lui fais : on dirait que vous avez un sacré problème de pollution atmosphérique dans le coin ! Il me répond que le ciel était envahi par l’Afrique. Et c’était vrai ! C’était l’harmattan, le vent de sable. Le sol du Sahara, emporté jusque de l’autre côté de l’Atlantique. Et je me suis dit : Voilà, c’est là-bas qu’est ton foyer. »

Il la regarda, droit dans les yeux. « Tu sais quand la situation a vraiment commencé à se détériorer, ici ? Quand ils ont essayé de les aider. Avec des médicaments. Et avec l’irrigation. Ils ont creusé des puits profonds, avec de l’eau douce en abondance, et bien évidemment les nomades se sont fixés. De sorte qu’au lieu de déplacer leurs troupeaux, donnant ainsi aux pâturages une chance de se reconstituer, ils ont laissé leurs bêtes tout ratiboiser jusqu’à la roche, sur des kilomètres autour de chaque puits. Et les huit ou neuf enfants que chaque Africaine avait engendrés depuis des temps immémoriaux – eh bien, voilà qu’ils vivaient ! Le problème n’est pas que le monde se désintéressait de leur sort. Au contraire, ils se sont tous battus héroïquement, durant des générations, nobles et désintéressés. Pour parvenir à une atrocité.

— C’est trop compliqué pour moi, Gresham. C’est de la perversion !

— Tu m’es reconnaissante, parce que tu t’imagines que je t’ai sauvée. Mon cul, oui ! On a fait de notre mieux pour liquider tout le monde dans ce convoi. On a arrosé ce camion au fusil-mitrailleur, à trois reprises. Merde, je sais même pas comment t’as fait pour survivre…

— “Les hasards de la guerre…”

— J’aime la guerre, Laura. J’y prends mon pied, comme le FAIT. Eux ils prennent leur pied à liquider la populace avec des robots. Moi, je suis plus viscéral. Quelque part en moi, j’ai toujours désiré connaître l’Armageddon, et ici, c’est ce qu’on peut trouver de plus approchant. Là où la Terre est pulvérisée, où se concentrent tous les maux. »

Il se pencha plus près. « Mais ce n’est pas tout. Je ne suis pas innocent au point de laisser faire le chaos. Le Réseau m’a imprégné, Laura. Imprégné de l’odeur du pouvoir, de la planification, des chiffres, des méthodes occidentales, et de cette totale incapacité à laisser faire les choses. Pas question. Même au prix de ma propre liberté. Le Réseau a perdu l’Afrique un beau jour, après l’avoir saccagée au point de la rendre stérile et sauvage, mais le Réseau finira par la récupérer un de ces quatre. Verdoyante, plaisante, maîtrisée, exactement comme tout le reste de la planète.

— Alors je gagne et tu perds – c’est ce que tu es en train de me dire ? Que nous sommes ennemis ? Peut-être le sommes-nous, de quelque manière abstraite qui est entièrement dans ta tête. Mais en tant qu’individus, nous sommes amis, non ? Et je ne te ferai jamais de tort si je peux m’en empêcher.

— Tu ne peux pas l’empêcher. Tu me faisais du tort avant même que j’aie eu vent de ton existence. » Il s’adossa contre les coussins. « Peut-être que mes abstractions ne sont pas les tiennes, alors je vais t’éclairer un peu sur les tiennes. À ton avis, comment ai-je fait pour financer tout ça ? La Grenade. C’étaient mes principaux bailleurs de fonds. Winston Stubbs… Voilà un homme qui était porteur d’une vision. On n’était pas toujours sur la même longueur d’onde, mais on était alliés. Ça m’a fait un sacré coup de le perdre. »

Elle était abasourdie. « Je me souviens, maintenant… Ils disaient qu’ils finançaient des groupes terroristes.

— Je n’ai pas fait le difficile. Je ne pouvais pas me le permettre – ce projet que j’ai lancé, c’est entièrement avec l’argent du Réseau, et l’argent de la corruption est au cœur même du système. Les Touaregs n’ont strictement rien à vendre, ce sont des nomades du désert, sans ressources. Ils n’ont rien à offrir d’intéressant au Réseau – alors j’en suis réduit à mendier et taper. Quelques riches Arabes nostalgiques du désert au fond de leurs limousines… les trafiquants d’armes, quoiqu’il n’en reste plus tant que ça… J’ai même pris l’argent du FAIT, dans le bon vieux temps, avant que la Comtesse devienne zinzin.

— Katje m’en a parlé ! Que c’était une femme qui dirigeait le FAIT. La Comtesse. Alors, c’est vrai ? »

La question le surprit, le fit dévier. « Elle ne le dirige pas à proprement parler et elle n’est pas vraiment comtesse, c’est juste son nom de guerre… Mais, ouais, je l’ai connue, dans le temps. Je l’ai même très bien connue, quand nous étions plus jeunes. Aussi bien que je te connais.

— Vous étiez amants ? »

Il sourit. « Sommes-nous amants, Laura ? »

Le silence s’étira, silence du désert rompu par les lointains vivats des Touaregs. Elle le regarda au fond des yeux.

« Je parle trop, dit-il tristement. En théoricien. »

Elle se leva, retira sa tunique en la passant au-dessus de la tête, la jeta à ses pieds. Elle se rassit près de lui, nue, éclairée par l’écran.

Il resta silencieux. Maladroitement, elle tira sur sa chemise, fit courir sa main sur son torse. Il ouvrit sa robe et s’étendit sur elle.

Il la caressa doucement. Pour la première fois, quelque chose de vital, au tréfonds de son corps, lui fit comprendre qu’elle était à nouveau vivante. Comme si son âme s’était engourdie tel un membre entravé dans lequel le sang circulerait à nouveau. Un torrent de sensations.

Un temps d’arrêt, ponctué du crissement assourdi du plastique contraceptif. Puis il fut à nouveau sur elle, en elle. Elle enroula les jambes autour de lui, la peau embrasée. Chair et muscle qui bougent dans le noir, odeur de sexe. Elle ferma les yeux, submergée.

Il s’arrêta un instant. Elle rouvrit les yeux. Il la regardait, le visage illuminé. Puis il tendit un bras et tapa sur son clavier.

La machine balaya les canaux. La lumière crépita sur eux comme l’écran dégorgeait dans la tente des extraits d’une seconde de vidéo-satellites. Incapable de se retenir, Laura tourna la tête pour regarder.

Paysage urbain / paysage urbain / des arbres / une femme / des marques / écriture arabe / image / image / image /

Ils bougeaient en mesure. Ils bougeaient au rythme du récepteur, les yeux levés, rivés à l’écran.

Le plaisir la transperça comme un éclair canalisé. Elle poussa un cri.

Il l’agrippa et ferma les yeux. Il allait bientôt finir. Elle fit de son mieux pour l’aider.

Et ce fut terminé. Il se laissa glisser sur le côté, toucha l’écran. L’image se figea sur une station météo, colonnes de chiffres muets, blues froid des hautes et basses pressions en animation graphique.

« Merci, dit-il. T’as été sympa avec moi. »

Elle frissonnait, par réaction. Elle retrouva sa tunique et la remit, corps-esprit complètement retournés. À mesure que la réalité s’insinuait de nouveau, elle se sentit inondée d’une vague soudaine et vertigineuse d’allégresse, de pure libération.

C’était fini, il n’y avait rien à craindre. Ils étaient deux individus réunis, un homme et une femme. Elle sentit une grande bouffée d’affection pour lui. Elle tendit la main. Surpris, il la tapota. Puis se leva et s’agita dans la pénombre de l’écran.

Elle l’entendit farfouiller, ouvrir un sac. Bientôt, il était de retour. Vif éclat d’une boîte de conserve. « De l’abalone ».

Elle s’assit. Son estomac gargouilla bruyamment. Ils rirent, à l’aise dans leur embarras, ce sordide érotique de l’intimité. Il ouvrit la boîte et ils mangèrent. « Bon Dieu, c’est si bon, lui dit-elle.

— Je n’ai jamais mangé quoi que ce soit cultivé en pleine terre. Les plantes sont bourrées d’insecticides naturels mortels. Les gens sont dingues de manger ces trucs.

— C’est ce que mon mari répétait tout le temps. »

Il leva les yeux, lentement. « Je serai parti demain, répéta-t-il. Te fais pas de souci.

— Pas de problème, je tiendrai le coup. » Des mots dépourvus de sens, mais la sollicitude était bien là – c’était comme s’ils s’étaient embrassés. La nuit était venue, et avec elle le froid. Elle frissonna.

« Je te ramène au camp.

— Je vais rester, si tu veux. »

Il se leva, l’aida à se relever. « Non. Il fait plus chaud là-bas. »


Katje était étendue dans un lit de camp, draps blancs, parfum floral d’un vaporisateur pour masquer l’odeur tenace de désinfectant. Il n’y avait pas beaucoup d’appareillages selon les critères modernes, mais c’était une clinique et ils l’avaient sortie d’affaire.

« Où as-tu trouvé des habits pareils ? » murmura-t-elle.

Laura effleura sa tunique, gênée. C’était un modèle rouge, décolleté aux épaules, accompagné d’une jupe plissée. « C’est l’une des infirmières, Sara… je n’arrive pas à prononcer son nom de famille. »

Katje parut trouver ça drôle. C’était la première fois que Laura la voyait simplement sourire. « Oui… on trouve ce genre de fille dans tous les camps… Tu dois être célèbre.

— Ce sont de braves gens, ils m’ont très bien traitée.

— Tu ne leur as pas dit… pour la bombe.

— Non… j’ai pensé qu’il valait mieux que ce soit toi. Moi, j’ai l’impression qu’ils ne m’auraient pas crue. »

Katje laissa le mensonge flotter entre elles, sans le ramasser, préférant le laisser passer. Noblesse oblige, ou peut-être les anesthésiques. « Je leur ai dit… à présent, fini de m’occuper des autres… À leur tour, un peu.

— Bonne idée, économise tes forces.

— Je ne ferai plus jamais ce genre de truc… Je rentre chez moi. Pour être heureuse. » Elle ferma les yeux.

La porte s’ouvrit. Mbaqane, le directeur, fit son entrée, suivi de Barnaard, le policier, et du capitaine de paras.

Puis suivaient les émissaires de Vienne. Ils étaient trois. Deux hommes en tenue de safari et lunettes mouchetées, et une femme, une Russe d’âge mûr, la classe, jaquette, pantalon kaki impeccable, bottes de cuir griffées.

Ils entourèrent le lit. « Alors voilà nos héroïnes, dit la femme, enjouée.

— Effectivement, confirma Mbaqane.

— Je m’appelle Tamara Frolova – et voici M. Easton et M. Neguib, de notre bureau du Caire.

— Enchantée », dit Laura, machinalement. Elle faillit se lever pour leur serrer la main, se reprit juste à temps. « Et voici le Dr Selous… elle est très fatiguée, j’en ai peur.

— Quoi d’étonnant, n’est-ce pas ? Elle revient de loin…

— Mme Frolova a d’excellentes nouvelles pour nous, annonça Mbaqane. Un cessez-le-feu a été déclaré. Le camp est hors de danger ! Il semble que le régime malien soit prêt à rechercher la paix !

— Waouh ! dit Laura. Est-ce qu’ils restituent les bombes ? »

Silence gêné.

« Question bien naturelle, dit Frolova. Mais il y a eu quelques erreurs. En toute bonne foi. » Elle secoua la tête. « Il n’y a pas de bombes, madame Webster. »

Laura se leva d’un bond. « Je m’y attendais !

— Asseyez-vous, je vous prie, madame Webster !

— Madame Frolova – Tamara – laissez-moi m’adresser à l’être humain en vous. Je ne sais pas ce que vos patrons vous ont ordonné de dire, mais c’est fini désormais. Vous ne pouvez plus vous défiler plus longtemps. »

Le visage de Frolova se figea. « Je sais que vous avez subi une rude épreuve, madame Webster. Laura. Mais il ne faudrait pas agir de manière irresponsable. Vous devez réfléchir d’abord. Des allégations téméraires du genre de celle-ci… voilà qui constitue un danger manifeste pour l’ordre international.

— Ils étaient en train de me conduire – nous conduire toutes les deux – sur un site d’essais atomiques ! Pour exercer un chantage nucléaire ! Sur l’Azanie, cette fois-ci – Dieu sait à quel point ils vous ont déjà intimidés…

— La zone que vous avez vue n’était pas un site d’essais.

— Cessez d’être stupide à ce point ! Il n’y a même pas besoin de passer la bande de Gresham. Vous avez peut-être embobiné ces pauvres toubibs mais les agents azaniens ne vont pas se payer de mots. Ils voudront survoler le désert pour examiner le cratère.

— Je suis sûre qu’on pourra parvenir à un accord ! dit Frolova. Une fois apaisées les présentes hostilités. »

Laura rit. « Je savais aussi que vous diriez ça. C’est un accord que vous ne réaliserez jamais, si vous pouvez l’éviter. Seulement, la couverture est déjà tombée. Vous avez oublié une chose : c’est que nous, nous y étions ! L’air était chargé de poussière. On pourra tester nos habits, on y détectera de la radioactivité. Pas beaucoup, peut-être, mais assez pour que ce soit probant. » Elle se tourna vers Mbaqane. « Ne les laissez pas approcher de ces vêtements. Parce qu’ils mettront la main sur les preuves après avoir mis la main sur nous.

— Nous ne “mettons la main” sur personne », dit Frolova.

Mbaqane se racla la gorge. « Vous avez bien dit que vous les vouliez pour une confrontation. Un interrogatoire.

— Les vêtements ne prouvent rien ! Ces femmes ont été aux mains d’un provocateur et d’un terroriste ! Il a déjà commis un grave crime contre l’information, avec l’aide de Mme Webster ! Et maintenant que je l’entends, je constate que ce n’était pas une aide involontaire. » Elle se tourna vers Laura. « Madame Webster, je dois vous interdire de parler plus avant ! Vous êtes en état d’arrestation !

— Bonté divine ! s’exclama Mbaqane. Vous ne parlez quand même pas de ce journaliste ?

— Cette femme est son complice ! Monsieur Easton ! Dégainez votre arme, je vous prie. »

Easton sortit un entraveur de sous son aisselle.

Katje ouvrit les yeux. « Tous ces cris… s’il vous plaît, ne tirez pas sur moi, non plus. »

Laura rit avec insouciance. « C’est trop drôle… c’est complètement ridicule ! Tamara, écoutez un peu ce que vous êtes en train de dire. Gresham nous a sauvées des geôles de la mort maliennes – donc, il a pu saupoudrer nos vêtements d’uranium tamisé ! Vous imaginez que quelqu’un va croire un truc pareil ? Qu’est-ce que vous allez raconter une fois que le Mali aura atomisé Pretoria ? Vous devriez avoir honte ! »

Barnaard s’adressa aux Viennois. Perplexe. « Vous nous avez quand même encouragés à attaquer le Mali. Vous disiez que nous aurions votre soutien – en secret. Vous disiez – Vienne disait – que nous étions la grande puissance de l’Afrique, et que nous devrions restaurer l’ordre… Mais vous… » Sa voix tremblait. « Vous saviez qu’ils avaient la bombe ! Vous vouliez voir s’ils oseraient l’utiliser contre nous !

— Je proteste avec la plus grande fermeté contre cette accusation indigne ! Aucun d’entre vous n’est diplomate international, vous agissez sans la moindre expérience…

— Quel niveau devons-nous avoir avant d’être admis à vous juger ? » demanda Laura.

Easton braqua son pistolet. Mbaqane lui frappa le poing et l’arme tomba avec bruit. Les deux hommes se dévisagèrent, interloqués. Mbaqane retrouva sa voix : une voix blanche, perçante. « Capitaine ! Arrêtez-moi ces gredins sur-le-champ !

— Directeur Mbaqane, gronda le capitaine. Vous êtes un civil. Je ne reçois d’ordres que de Pretoria.

— Vous ne pouvez pas nous arrêter ! dit Frolova. Vous n’avez aucun droit ! »

Le capitaine reprit la parole. « Mais j’accepte volontiers votre suggestion. Pour un soldat azanien, la voie que dicte l’honneur est évidente. » Il dégaina son pistolet calibre 45 et braqua le canon contre la tempe de M. Neguib. « Jetez votre arme. »

Neguib dégaina prudemment son pistolet-entraveur. « Vous êtes en train de créer un sérieux incident international.

— Nos diplomates s’excuseront si vous me contraignez à ouvrir le feu. »

Neguib lâcha son arme.

« Sortez de cette clinique. Gardez les mains bien en vue. Mes hommes vont vous incarcérer. »

Il les guida lentement vers la porte.

Barnaard ne put retenir un sarcasme. « Avez-vous oublié que notre pays possède aussi de l’uranium ? » Frolova pivota sur place. Elle tendit le bras, le doigt pointé vers Laura. « Vous voyez ? vous voyez à présent ? Ça recommence ! »

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