Elle sema les journalistes à l’aéroport de Galveston. Elle commençait à avoir pris le coup. Ils n’étaient pas aussi acharnés qu’au début et savaient qu’ils pourraient la récupérer bientôt.
« Bienvenue à la Cité de la Joie, lui dit le monocorps. Alfred A. Magruder, maire. Veuillez indiquer clairement votre destination dans le micro. Anunce usted…
— Loge de Rizome. »
Elle mit la radio, intercepta la dernière moitié d’une nouvelle chanson pop. Les gravats roulent à Bamako. Une musique âpre, rythmée, frénétique. Bizarre comme ce style était vite revenu à la mode. Exotisme, nervosité, vigueur guerrière.
La ville n’avait pas beaucoup changé. On ne lui laissait guère de marge. Les mêmes vieilles bâtisses imposantes, les mêmes palmiers, les mêmes foules de Houstoniens, éclaircies par le front froid de décembre.
L’Église d’Ishtar faisait désormais ouvertement sa publicité. Elle était devenue presque respectable, florissante malgré tout en ce temps de putes et de guerres. De ce côté, Carlotta avait eu raison. Elle songea à la jeune femme, perdue quelque part dans son demi-monde sacré, souriant de son sourire radieux et drogué, battant des paupières pour appâter quelque client. Peut-être que leurs chemins se croiseraient à nouveau, un jour, quelque part, d’une manière ou d’une autre, mais Laura en doutait. Le monde était plein de Carlotta, plein de femmes dont la vie ne leur appartenait pas. Elle ne connaissait même pas son vrai nom.
La mer était grosse, traîne d’une dépression tropicale venue se briser sur la côte texane en vagues brumeuses et déchiquetées. Des surfeurs décidés s’étaient mis à l’eau avec leur combinaison transparente. Plus de la moitié d’entre eux avaient la peau noire.
Elle repéra d’abord le mât. Le drapeau du Texas, l’emblème de Rizome. Le spectacle l’émut profondément. Souvenir, étonnement, chagrin. Amertume.
Les journalos attendaient à la limite même de l’emprise du domaine. Ils avaient adroitement réussi à coincer un bus dans le passage. Le monocorps de Laura stoppa brutalement. Le chapeau et les lunettes noires ne lui seraient plus d’un grand secours. Elle descendit.
Ils l’entourèrent. Mais en se tenant à dix pas, comme l’exigeaient les lois protégeant la vie privée. Bien maigre consolation. « Madame Webster, madame Webster ! » Puis une voix isolée dans ce chœur : « Mad. Day ! »
Laura se figea. « Quoi ? »
Un type roux, des taches de son. L’air suffisant. « Un mot à nous dire sur votre procédure de divorce en cours, madame Day ? »
Elle les toisa. Les yeux, les caméras. « Je connais des gens qui pourraient vous bouffer tout crus en guise de petit déjeuner.
— Merci, merci beaucoup, super, madame Day… »
Elle traversa la plage. Gravit le vieil escalier familier menant à la galerie. La balustrade avait bien vieilli, acquérant l’aspect soyeux du bois d’épave, et le store rayé était neuf. Elle avait l’air d’une baraque sympa, cette Loge, avec ses arches accueillantes, sa tour de château de sable, ses ouvertures rondes et profondes, ses drapeaux. Joies innocentes, bains de soleil et limonade, un coin super pour un gamin.
Elle pénétra dans le bar, laissa la porte se refermer dans son dos. Pénombre à l’intérieur – le bar était plein d’étrangers. Fraîcheur de cave, odeur de vin en carafe et de chips à la tortilla. Tables et sièges en osier. Un homme leva la tête et la regarda – l’un des gars de l’équipe de récupérateurs de David ; ils ne faisaient pas partie du personnel de Rizome mais avaient toujours bien aimé traîner dans le coin – elle avait oublié son nom. Il hésita, la reconnaissant mais pas très sûr.
Elle passa devant lui, comme un spectre. Une des filles de Mme Delrosario la croisa, une chope de bière à la main. La fille s’arrêta, tourna les talons. « Laura, c’est vous ?
— Bonjour, Inez. »
Elles ne purent tomber dans les bras l’une de l’autre – Inez portait la bière. Laura l’embrassa sur la joue. « Mais c’est que t’as grandi, Inez… t’as le droit de servir ça, maintenant ?
— J’ai dix-huit ans, je peux en servir, mais pas en boire.
— Enfin, ça ne sera plus très long maintenant, n’est-ce pas ?
— Je suppose, oui… » Elle portait une bague de fiançailles. « Mon abuela sera content de vous voir – je suis contente, moi aussi. »
De la tête, toujours cachée derrière ses lunettes noires, Laura indiqua l’assistance. « Ne leur dis pas que je suis ici – tout le monde en fait une telle affaire.
— D’accord, Laura. » Inez était gênée. Les gens avaient cette attitude quand vous deveniez une célébrité mondiale. Soudain muets, avec un air de vénération – cela, venant de la petite Inez qui l’avait vue changer des couches et se balader en maillot de bain. « Je vous verrai plus tard, hein ?
— Bien sûr. » Laura plongea derrière le bar, traversa la cuisine. Pas trace de Mme Delrosario, mais l’odeur de cuisine était là, bouffée de souvenirs. Elle passa devant les poêles et casseroles à fond de cuivre, entra dans la salle à manger. Les hôtes de Rizome causaient politique – c’était visible à leur air tendu, au climat agressif.
Ce n’était pas simplement la peur. Le monde avait changé. Ils avaient dévoré les îles et ça leur pesait à présent sur l’estomac, comme une drogue. Cette étrangeté propre aux îles était désormais omniprésente, diluée, sourde, irritante…
Elle ne pouvait leur faire face, pas encore. Elle se dirigea vers l’escalier de la tour – la porte refusa de s’ouvrir pour elle. Elle faillit rentrer dedans. Les codes devaient avoir changé – non, elle portait un nouveau multiphone, non programmé pour la Loge. Elle l’effleura. « David ?
— Laura, répondit-il. Tu es à l’aéroport ?
— Non, je suis ici, en haut de l’escalier. »
Silence. Derrière la porte, les quelques décimètres qui les séparaient encore, elle pouvait le sentir rassembler son courage. « Entre donc…
— C’est la porte, j’arrive pas à l’ouvrir.
— Oh ! ouais, c’est vrai. J’arrange ça. » La trappe s’ouvrit. Elle retira ses lunettes noires.
Elle termina de grimper, accédant par le milieu du plancher ; elle jeta son chapeau sur une table, au milieu du cylindre de lumière tombant d’une des fenêtres de la tour. Tout le mobilier avait changé. David quitta sa console favorite – mais non, ce n’était pas lui, ce n’était plus lui.
Une partie de Gestion mondiale était en cours. L’Afrique était dans un beau pétrin. Il vint l’accueillir – un grand noir émacié, cheveux courts et lunettes de presbyte. Ils restèrent quelques instants les doigts entrecroisés. Puis s’étreignirent violemment, sans un mot. Il avait perdu du poids – elle sentait ses os.
Elle s’écarta. « T’as l’air en pleine forme.
— Toi aussi. » Mensonges. Il retira ses lunettes et les rangea dans sa poche de chemise. « Je n’en ai pas vraiment besoin. »
Elle se demanda à quel moment elle allait se mettre à chialer. Elle en sentait venir le besoin. Elle s’assit sur un divan. Il prit une chaise, de l’autre côté de la nouvelle table basse.
« La maison a l’air chouette, David. Vraiment chouette.
— Webster et Webster. Bâti pour durer. »
Ça y était. Elle se mit à pleurer, fort. Il alla chercher un mouchoir, la rejoignit sur le divan lui passa un bras autour de l’épaule. Elle le laissa faire.
« Les premières semaines, dit-il, aux alentours des six premiers mois, j’ai rêvé de ces retrouvailles, Laura, je ne pouvais pas croire à ta mort. Je t’imaginais détenue quelque part. À Singapour. C’est une prisonnière politique, je disais aux gens, quelqu’un la séquestre, ils la relâcheront quand la situation se sera clarifiée. Puis on s’est mis à parler de ta présence à bord de l’Ali-Khamenei, et j’ai su que cette fois ça y était. Qu’ils avaient fini par t’avoir, qu’ils avaient tué ma femme. Alors que moi j’étais à l’autre bout de la planète. Et que je n’avais pas su t’aider. » De deux pouces, il se frotta l’angle des paupières. « Je me réveillais la nuit et te voyais en train de te noyer.
— Ce n’était pas de ta faute. Ce n’était pas de notre faute, n’est-ce pas ? Notre couple formait vraiment quelque chose de solide, appelé à durer, durer éternellement.
— Je t’aimais vraiment. Quand je t’ai perdue, ça m’a complètement démoli.
— Je veux que tu le saches, David… je ne te reproche pas de ne pas m’avoir attendue. » Long silence. « Je n’aurais pas attendu non plus, pas dans une situation identique. Ce que vous avez fait, Emily et toi, c’était ce qu’il fallait faire, pour vous deux. »
Il la dévisagea, les yeux rougis. Son geste, son pardon l’avaient humilié. « Il n’y a pas de limite à ce que tu es prête à sacrifier, c’est ça, hein ?
— Ne viens pas me rejeter la responsabilité ! Je n’ai rien sacrifié, je n’ai pas demandé que tout cela nous arrive ! Ça nous a été volé – ils nous ont volé notre vie.
— On n’était pas obligés de le faire. C’est nous qui l’avons choisi. On aurait pu démissionner, aller se planquer quelque part, être heureux, tout simplement. » Il tremblait. « J’aurais été heureux… Je n’avais besoin de rien d’autre que toi.
— On ne peut pas s’empêcher d’être obligés de vivre dans le monde ! On n’a pas eu de chance. Ça arrive. On a trébuché sur un obstacle enfoui, et qui nous a déchirés. » Pas de réponse. « David, au moins, nous sommes vivants. »
Bref glapissement de rire. « Merde, t’es plus que vivante, Laura. T’es une sacrée célébrité. Le monde entier est au courant. C’est devenu un putain de scandale, une vraie série télé. On ne “vit pas dans le monde”… désormais, c’est le monde qui vit en nous. On avait décidé de se battre pour le Réseau et le Réseau nous a tout bonnement foutus en l’air. Pas de notre faute… foutre, non ! C’est cette saleté de fric, de politique, ces multinationales qui nous ont gentiment mis le grappin dessus et nous ont taillés en pièces ! »
Il claque du poing son genou. « Même si Emily n’était pas arrivée – et je n’aime pas Emily, Laura, pas comme je t’ai aimée – comment donc aurait-on pu revenir à une vie humaine normale ? À notre petit mariage, notre petit bébé, notre petite maison ? »
Il rit, sur un ton aigu, malheureux. « Pendant le temps où j’étais veuf, j’ai traversé une période de chagrin et de rage, mais Rizome a essayé de s’occuper de moi, ils y trouvaient un intérêt… dramatique. Je continuais à les détester pour nous avoir entraînés dans cette histoire, mais je me disais : Loretta a besoin de moi, Emily est attentionnée, peut-être que je peux arriver à m’en sortir. Continuer à vivre. »
Il était crispé comme un ressort bandé. « Seulement, je ne suis qu’un petit individu, un simple particulier. Je ne suis pas Hamlet, prince de Danemark, je ne suis pas Dieu. Moi, je voulais juste ma femme, mon bébé, mon travail, et quelques potes pour partager une bière, et une gentille maison.
— Eh bien, ils ne nous ont pas laissé avoir ça. Mais au moins, on leur aura fait payer ce qu’ils nous ont fait subir.
— Tu leur auras fait payer.
— Je me battais pour nous deux !
— Ouais, et t’as gagné la bataille – mais pour le Réseau, pas pour toi et moi. » Il noua les doigts. « Je sais que c’est égoïste. Je me sens honteux, parfois, inutile. Tous ces salauds, au fond de leur sous-marin, ils sont toujours là-bas, avec leurs précieuses bombes A bricolées, et s’ils en lancent une seule, elle va vaporiser un million de gens, des gens comme nous. Ils sont nuisibles, il faut les combattre. Alors, quelle importance avons-nous, toi et moi, d’accord ? Mais je n’arrive pas à voir les choses à cette échelle, je suis tout petit, je ne vois que toi et moi. »
Elle effleura ses mains. « David, nous avons toujours Loretta. Nous ne sommes pas des étrangers. J’ai été ta femme, je suis la mère de ton enfant. Je n’ai pas cherché à être ce que je suis devenue. Si j’avais eu le choix, c’est toi que j’aurais choisi. »
Il s’essuya les yeux. Il ravalait ses émotions, devenait lointain. Poli. « Enfin, on se verra de temps en temps, n’est-ce pas ? Aux vacances… tout ça. Même si je suis au Mexique à présent, et que tu restes encore dans la boîte.
— J’ai toujours bien aimé le Mexique.
— Tu pourras descendre voir sur quoi on travaille. Le projet Yucatan… certains de ces mecs de la Grenade… leurs idées n’étaient pas si mauvaises.
— On restera bons amis. Quand la blessure sera refermée. Il n’y a pas de haine entre nous – nous ne voulions pas nous faire souffrir. Si ça fait mal à ce point, c’est parce que c’était si bien quand on était unis.
— C’est vrai que c’était bien, hein ? Quand on était encore ensemble. Quand on avait encore la même taille. » Il la regarda, derrière son visage noir maculé de larmes. Soudain, elle pouvait y découvrir le David qu’elle avait perdu, quelque part. Il était comme un petit garçon.
On lui avait offert une réception au rez-de-chaussée. Pareille à toutes les autres réceptions en son honneur, en Azanie, à Atlanta, même si la pièce, ici, était pleine de gens qu’elle avait aimés. Ils lui avaient fait un gâteau. Elle le découpa et tout le monde chanta. Pas de journalistes, Dieu merci. Une réunion de Rizome.
Elle leur servit un petit laïus, écrit à leur intention dans l’avion du retour. Sur la Loge – sur l’ennemi qui avait tué un invité, bafoué sa maison et leur compagnie. Sur leur manière de riposter, sans mitrailleuses, mais avec de la vérité et de la solidarité. Ils avaient payé leur tribut à la résistance, entre problèmes et tragédies.
Mais aujourd’hui la conspiration malienne était dénoncée, démontée. Le régime grenadin avait été balayé. Les Singapouriens avaient eu une révolution. Même les pirates des banques de données européennes – Los Morfinos – avaient perdu leurs planques sûres pour se retrouver balayés aux quatre vents (Applaudissements).
Jusqu’à Vienne qui avait été ébranlée par le bouleversement planétaire, mais Rizome, elle, était plus forte que jamais. Ils avaient prouvé leur droit à l’avenir. Tous – les membres de la Loge – pouvaient être fiers de leur rôle dans l’histoire mondiale.
Tout le monde applaudit. Ils avaient les yeux brillants. Elle se débrouillait de mieux en mieux. Elle l’avait fait si souvent que le trac avait complètement disparu.
La cérémonie achevée, les gens se mirent à circuler. Mme Delrosario et Mme Rodriguez étaient toutes les deux en larmes. Laura les consola. On lui présenta le nouveau coordinateur de la Loge et son épouse, enceinte. On caqueta sur l’agrément manifeste des lieux, le plaisir général de la retrouver. Laura fit son numéro d’« humble Laura », patiente, détachée.
Les gens semblaient toujours surpris de la voir s’exprimer raisonnablement, sans s’arracher les cheveux ou faire de crises d’hystérie. Tous avaient formé leur jugement initial en la voyant sur le reportage de Gresham. Elle avait visionné la cassette (l’une des innombrables copies pirates) exactement une seule fois, et l’avait arrêtée avant la fin, incapable d’en supporter l’intensité. Elle savait ce que les autres en pensaient, toutefois – elle avait lu leurs commentaires. Sa mère lui en avait envoyé un petit recueil d’extraits soigneusement découpées dans la presse mondiale.
Elle repensait parfois à ces jugements lorsqu’on la présentait à des inconnus et qu’elle les voyait la juger. La juger, sans doute, d’après le genre de merde qu’ils avaient vu et lu. « Mme Webster était tout à fait convaincante, manifestant toute la rage naïve d’une bourgeoise offensée », La Presse libre de Leningrad. « Elle a récité ses doléances devant la caméra comme la maîtresse d’un preux chevalier exigeant réparation d’une insulte », La Dépêche de Paris. « Déplaisant, théâtral, irritant dans son insistance, un témoignage au bout du compte bien trop désagréable pour être mis en doute », The Guardian. Elle avait lu ce dernier une bonne douzaine de fois, avait même envisagé d’appeler le petit crétin qui s’était cru malin de pondre ce texte – et puis merde. Le reportage avait marché, c’était suffisant. Et ce n’était rien, comparé à ce qu’ils racontaient sur les autres salopards qui naguère contrôlaient Vienne.
De toute façon, tout cela sentait le réchauffé aujourd’hui. Aujourd’hui tout le monde parlait du sous-marin. Tout le monde s’était bombardé expert. Ce n’était pas, évidemment, un Trident américain – le FAIT avait menti à ce sujet, ce qui n’était guère une surprise. Elle avait raconté au monde entier qu’elle avait été à bord d’un sous-marin Trident quand un Trident était en fait un type de missile.
Mais Gresham lui avait demandé une description et la description avait clarifié les choses : le navire était un ancien sous-marin lance-missiles soviétique de la classe Alfa, revendu des années auparavant à Djibouti et déclaré perdu avec tout son équipage. Évidemment, il n’avait pas du tout sombré – ses malheureux marins avaient été gazés par des saboteurs du FAIT embarqués comme mercenaires, et le bâtiment capturé intact.
Presque toute l’histoire était livrée au public à présent, et de nouveaux éléments sortaient tous les jours. On avait mis la main sur les archives informatiques du FAIT, à Bamako. Les agents du FAIT outre-mer se rendaient à tour de bras, dénonçant leurs complices, ruinant leurs anciens associés dans une orgie malsaine de confession.
La Comtesse elle-même était morte. Elle s’était suicidée d’un coup de revolver dans son bunker de Bamako et s’était fait incinérer, laissant un long testament délirant sur sa justification future par l’histoire. C’est ce qu’on prétendait, en tout cas. Pas la moindre preuve tangible de sa mort. Elle y avait veillé.
On n’était même pas certain de son identité véritable. Il y avait au moins cinq candidates sérieuses. De richissimes femmes d’extrême droite qui avaient disparu à un moment ou à un autre dans la clandestinité de la piraterie informatique et de l’espionnage international. Et c’était sans compter les centaines de contes abracadabrants et autres récits de complots bidons colportés dans le grand public.
Le truc le plus incroyable, le plus écœurant, c’est que les gens adoraient ça. Ils adoraient l’idée d’une comtesse maléfique entourée de ses mignons, même si témoignage et confessions révélaient tout le sordide de l’affaire. Cette femme était une malade mentale. Vieille, tremblante, complètement dérangée, entourée d’une bande d’individus partagée entre fanatiques et profiteurs.
Mais les gens ne voyaient pas les choses ainsi : ils étaient incapables de saisir la parfaite banalité de la corruption. À quelque niveau profond de l’inconscient, le public aimait les bouleversements politiques, l’insécurité, la saveur perverse de la terreur nucléaire. La terreur était un aphrodisiaque, une chance de nier la perspective à long terme pour vivre dans l’instant. Jadis, il en avait toujours été ainsi. Maintenant qu’elle le vivait, qu’elle entendait les gens en parler, elle savait.
Quelqu’un avait invité le maire. Magruder entreprit de lui expliquer toutes les subtilités légales inhérentes à la réouverture de la Loge. Il était sur la défensive pour justifier ses actes, à sa manière agressive habituelle. Elle se déroba avec des amabilités creuses. « Oh ! attendez, dit-elle. Il y a quelqu’un que je veux absolument rencontrer… » Sur quoi elle le laissa pour se précipiter, au hasard, sur une inconnue. Une femme noire, coiffée d’une courte frange, qui faisait tapisserie dans son coin en sirotant une eau de riz-soda.
C’était Emily Donato. Elle vit arriver Laura, la regarda avec une expression de pure terreur animale. Laura s’immobilisa, ébranlée. « Emily, dit-elle. Salut !
— Bonjour, Laura. » Elle allait se montrer civilisée. Laura le lut sur son visage, la vit dominer son envie de fuir.
Le brouhaha des conversations chuta d’une octave. Les gens les surveillaient derrière leur verre, du coin de l’œil. « Il faut que je boive », dit Laura. Une phrase creuse, il fallait qu’elle dise quelque chose.
« Je vais te chercher un verre.
— Non, allons-nous-en d’ici. » Elle poussa la porte et sortit sur la galerie. Quelques invités dehors, accoudés à la balustrade, regardant les mouettes. Laura traversa leur groupe. Emily lui emboîta le pas, à contrecœur.
Elles contournèrent le rempart, sous l’auvent. Il commençait à faire froid et Emily, dans sa petite robe à manches courtes, étreignit ses bras noirs dénudés. « J’ai oublié mon K-Way… Non, ça va. Vraiment. » Elle déposa son verre sur la balustrade en bois.
« Tu t’es coupé les cheveux, nota Laura.
— Ouais, fit Emily. Je réduis mon excédent de bagages ces derniers temps… » Lourd silence. « As-tu assisté au procès d’Arthur ? »
Laura fit non de la tête. « Mais je suis bien contente aujourd’hui que tu ne m’aies jamais présentée à ce salopard.
— Il me donnait l’impression d’être une pute », dit Emily. Tout simple, abject. « Il était du FAIT ! Des fois, j’ai encore du mal à le croire. Que je couchais avec l’ennemi, que j’ai craché le morceau, que tout est de ma faute. » Elle éclata en sanglots. « Et maintenant, ça ! Je ne sais même pas ce qui m’a pris de venir pointer mon nez ici. Oh ! j’aurais mieux fait de rester à Mexico. Je voudrais être en enfer !
— Pour l’amour du ciel, Emily, ne parle pas comme ça.
— J’ai déshonoré mon bureau. Déshonoré ma compagnie. Et Dieu sait dans quel état j’ai mis ma vie personnelle. » Elle sanglotait. « Et à présent, regarde ce que j’ai fait – j’ai trahi ma meilleure amie. T’étais en prison et moi je couchais avec ton fichu mari ! Tu dois souhaiter ma mort !
— Mais non, pas du tout ! lâcha Laura. Je sais… J’y suis passée. C’est vraiment pas ça… »
Emily la fixa. La remarque l’avait désarçonnée. « Je croyais te connaître parfaitement, dit-elle enfin. J’avais pris l’habitude de me reposer sur toi. T’étais la meilleure copine que j’aie jamais eue… Tu sais, la première fois que je suis descendue ici, voir David, je voyais ça plutôt comme une faveur à ton égard. Véridique. Je veux dire, je l’aimais bien, mais enfin, on ne peut pas dire qu’il remontait le moral de Rizome. Toujours à se lamenter, grossier avec les gens, buvant trop. Je me disais, ma copine aurait voulu que je m’occupe de son David. J’ai voulu faire quelque chose de vraiment bien et c’est ce que j’ai fait de pire.
— J’aurais fait pareil », dit Laura.
Emily s’assit dans l’un des fauteuils de jardin et replia les jambes. « Ce n’est pas ça que je veux. Ce que je veux, c’est t’entendre me dire à quel point tu me hais. Je ne peux pas supporter que tu te montres tellement plus noble que moi.
— D’accord, Emily. » La vérité se vida d’elle comme un abcès. « Quand je vous imagine David et toi, couchant ensemble, merde, j’ai envie de t’égorger avec mes ongles. »
Emily se redressa et accusa le coup. Elle frissonna, se ressaisit. « Je ne peux pas rattraper les choses. Mais je peux me barrer.
— Ne te barre pas, Emily. Il n’a pas besoin de ça. C’est un type bien. Il ne m’aime plus, mais je ne peux rien y faire. On est trop loin l’un de l’autre, voilà tout. »
Emily leva les yeux. L’espoir renaissait. « C’est donc vrai ? Tu ne vas pas me l’enlever ?
— Mais non. » Elle se forçait à parler d’un ton léger « Nous l’obtiendrons, ce divorce. Ce n’est pas une bien grande affaire… Hormis pour les journalistes. »
Emily regarda le bout de ses pieds. Elle acceptait cela. Ce cadeau. « Je l’aime vraiment, tu sais. Je veux dire, il est simple, un peu tête en l’air, des fois, mais il a ses bons côtés. » Elle n’avait plus rien à cacher. « Je n’ai même plus besoin de mes pilules. Je l’aime, c’est tout. Je me suis faite à lui. On envisage même d’avoir un bébé.
— Oh ! c’est vrai ? » Laura s’assit. C’était une notion tellement étrange qu’en un sens elle ne la toucha même pas. Elle avait toutefois quelque chose de plaisant, de confortable. « Vous essayez ?
— Non, pas encore mais… » Elle s’interrompit. « Laura ? On va survivre à ça, hein ? Je veux dire, ça ne sera pas comme avant, mais ce n’est pas non plus une raison pour s’entre-tuer. On va y arriver.
— Ouais. » Long silence.
Elle se pencha vers Emily. Maintenant que les choses entre elles étaient claires, le spectre des bonnes vibrations d’antan semblait revenir. Une sorte de frémissement souterrain, comme si leur amitié se manifestait à nouveau.
Emily s’illumina. Elle l’avait senti elle aussi.
Cela se prolongea suffisamment pour qu’elles reviennent à l’intérieur en se tenant par la taille.
Tout le monde souriait.
Elle passa Noël chez sa mère à Dallas. Et il y avait Loretta. Une petite fille qui détala à la vue de la dame au chapeau et aux lunettes noires pour aller enfouir son visage dans les jupes de sa grand-mère.
Elle était mignonne comme tout. Nattes blondes pointues, des yeux verts. Et sacrément bavarde, une fois lancée. Elle dit : « Mamie a renversé le lait », et se mit à rire. Elle chanta une petite chanson sur Noël dont le texte était en majorité composé de « na na na na » criés à tue-tête. Quand elle se fut habituée à elle, elle sauta sur les genoux de Laura et l’appela « Rarra ».
« Elle est magnifique, confia Laura à sa mère. Tu as fait des merveilles avec elle.
— C’est une telle joie pour moi, dit Margaret Alice Day Garfield Nakamura Simpson. Je t’ai perdue – puis je l’ai eue – et maintenant, je vous ai toutes les deux. C’est comme un miracle. Pas un jour ne s’écoule sans que je ne m’en émerveille. Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie.
— Vraiment, maman ?
— J’ai eu de bons moments, j’en ai eu de moins bons – là, c’est le meilleur pour moi. Depuis ma retraite – depuis que j’ai décroché –, il n’y a plus que moi et Loretta. Nous sommes une famille… comme si on formait une petite équipe.
— Tu as dû être heureuse, quand vous étiez ensemble, papa et toi. Je m’en souviens. J’ai toujours trouvé qu’on était heureux.
— Enfin, oui, nous l’étions. Ce n’était pas aussi bien, mais c’était bien quand même. Jusqu’à l’Abolition. Jusqu’à ce que je me mette à faire des journées de dix-huit heures. J’aurais pu tout plaquer – ton père m’y incitait –, mais je me suis dit, non, cette fois ça y est, le plus grand virage auquel il me sera donné d’assister dans toute ma vie. Si je veux rester en prise avec le monde, ça doit passer d’abord. Et c’est ce que j’ai fait, et je l’ai perdu. Je vous ai perdus tous les deux.
— Tu as dû terriblement souffrir. J’étais jeune, je ne me rendais pas compte – tout ce que je savais, c’est que ça me faisait mal.
— Je suis désolée, Laura. Je sais qu’il est un peu tard, mais je t’en demande pardon.
— Merci de me dire ça, maman. Je te demande pardon, moi aussi. » Elle rit. « C’est marrant, que ça doive aboutir à cela. Après toutes ces années. Juste à quelques mots. »
Sa mère retira ses lunettes, s’épongea les yeux. « Ta grand-mère avait compris… On n’a jamais eu beaucoup de chance, Laura. Mais tu sais, je crois bien qu’on va s’en sortir ! Ce n’est plus comme avant, mais c’est déjà un début. Que sont les familles nucléaires, après tout ? Un phénomène préindustriel.
— Peut-être qu’on pourra s’en tirer mieux ce coup-ci, dit Laura. Je suis allée tellement plus loin que toi dans le gâchis que peut-être que ça ne la marquera pas autant.
— J’aurais dû plus m’occuper de toi quand tu étais petite, reprit sa mère. Mais il y avait le travail et puis… oh ! ma chérie, ça me gêne d’avoir à le dire, mais le monde est plein d’hommes. » Elle hésita. « Je sais que tu n’as pas envie d’y songer pour l’instant mais, crois-moi, c’est un truc qui revient.
— C’est réconfortant à savoir, je suppose… » Elle regarda le sapin de Noël qui clignotait entre deux tapisseries japonaises. « Mais pour l’heure, les seuls hommes que je vois sont des journalistes. Rien de bien folichon. Depuis que Vienne leur a laissé la bride sur le cou, ils sont devenus fous furieux.
— Nakamura était journaliste, observa sa mère, songeuse. Tu sais, je n’ai jamais été à franchement parler heureuse avec lui, mais ce fut certainement une relation intense. »
Elles soupèrent ensemble ce soir-là, dans l’élégant petit coin-cuisine de sa mère. Il y avait du vin, du jambon de Noël et une petite tranche de cette nouvelle variété de prom britannique qui avait un goût de pâté. Elles auraient pu en manger des kilos.
« C’est bon mais ça ne ressemble guère à du pâté, se plaignit sa mère. On dirait plutôt, hum… de la mousse de saumon.
— C’est trop cher, observa Laura. Ça doit revenir dans les dix cents pièce à la fabrication.
— Eh bien, fit sa mère, tolérante, il faudra qu’ils se rattrapent sur les frais de recherche.
— Ce sera meilleur marché quand Loretta sera grande.
— D’ici là, ils auront inventé de la prom au goût de tout ce qu’on veut, ou de n’importe quoi, ou de rien de connu. »
La perspective avait quelque chose d’horrifiant. Je me fais vieille, songea Laura. Même le changement commence à me flanquer la trouille.
Elle préféra n’y pas penser. Elles jouèrent avec Loretta jusqu’à ce qu’il soit l’heure de la coucher. Puis elles parlèrent encore une heure ou deux, buvant du vin, mangeant du fromage, entre femmes civilisées. Laura n’était pas à proprement parler heureuse mais les angles étaient arrondis, et elle éprouvait quelque chose d’assez proche du contentement. Personne ne savait où elle se trouvait et ça, c’était une bénédiction. Elle dormit bien.
Au matin, elles échangèrent des cadeaux.
Le comité central s’était réuni dans la Retraite de Rizome de Stone Mountain. Cynthia Wu, le nouveau CEO était là. Et le comité proprement dit, suffisamment nombreux pour atteindre le quorum : Garcia-Meza, McIntyre, Kauffmann et de Valera. Gauss et Salazar étaient ailleurs, à un sommet, tandis que Saïto, qui se faisait vieux, était parti en cure quelque part. Et bien entendu, Suvendra était là, ravie de voir Laura, mâchant de la gomme à la nicotine d’un air frustré.
L’exil à la campagne. C’était devenu du dernier chic. Atlanta était une ville importante. Le bruit courait toujours qu’elle pouvait éventuellement faire une cible.
La chère était typiquement comité central : soupe aux lentilles, salade et pain complet. Une simplicité voulue – tous mastiquaient consciencieusement, chacun en tâchant d’avoir l’air plus inspiré que son voisin.
Le bureau des télécoms était de style néo-Frank Lloyd Wright, un bloc de béton armé percé de baies vitrées, découpé en tranches nervurées d’une sévère élégance géométrique. L’édifice semblait convenir à Mme Wu, une Anglo à l’allure d’institutrice, la soixantaine, issue de la section génie maritime. Elle rouvrit la réunion.
« Grâce à nos contacts, leur dit-elle, nous avons obtenu cette bande avec trois jours d’avance et avant que le réseau ne la diffuse. Je vois ce documentaire comme un couronnement à l’œuvre politique poursuivie du temps de mon prédécesseur. Je propose que nous mettions à profit l’occasion qui nous est offerte ce soir pour réaffirmer notre politique. Rétrospectivement, nos plans initiaux semblent naïfs, et d’ailleurs ils ont sérieusement dérivé. » Elle avisa la main levée de de Valera. « Un commentaire ?
— Quelle est, au juste, votre définition du succès ?
— Si je me souviens bien, notre stratégie initiale était d’encourager les planques de données à fusionner. Les poussant de la sorte à former une structure de Gesellschaft, bureaucratique, plus facile à manœuvrer – à assimiler, si vous voulez. Pacifiquement. Y a-t-il quelqu’un, ici, qui estime que cette politique a marché ? »
Kauffmann prit la parole. « Elle a marché contre l’EFT Commerzbank – bien que je reconnaisse que nous n’y avons pas été pour grand-chose. Toujours est-il qu’ils sont désormais légalement entravés. Inoffensifs.
— Uniquement par peur de se faire tuer, dit Suvendra. L’ire du Réseau est devenue une force redoutable !
— Voyons les choses en face, intervint de Valera. Si nous avions su dès le début la nature véritable du FAIT, jamais nous n’aurions osé nous impliquer ! D’un autre côté, les pirates ont bel et bien perdu la partie, non ? Et nous, nous avons gagné. Même notre naïveté a marché à notre avantage – au moins, personne ne peut accuser Rizome d’avoir jamais soutenu le FAIT, malgré toutes les allégations des planques de données.
— En d’autres termes, notre succès a tenu essentiellement à la chance, remarqua sèchement Mme Wu. Je suis d’accord… la fortune nous a souri. Si l’on excepte les associés de Rizome qui ont dû payer le prix de notre aventurisme. » Elle n’eut pas besoin de regarder Laura pour se faire comprendre.
« Parfaitement exact, dit de Valera, mais nos motifs étaient valables et notre combat le bon combat. »
Sourire de Mme Wu. « J’en suis aussi fière que n’importe lequel d’entre nous. Mais je puis espérer que nous ferons mieux dans la situation politique actuelle. Maintenant que la vérité a été révélée – et que nous pouvons prendre ce que nous appelons, risiblement, des décisions fondées. » Elle se rassit, effleura son multiphone. « Regardons la bande. »
Les lumières baissèrent et l’écran au bout de la table s’illumina. « Ici Dianne Arbright de 3N-News, qui vous parle de Tanger. L’entretien exclusif que vous allez voir a été réalisé dans des conditions extrêmement risquées pour notre équipe de reportage. Dans le désert des montagnes de l’Aïr algérien, isolés, sans aide, nous étions quasiment des otages aux mains de la désormais célèbre Révolution culturelle inadine…
— Elle se prend pas pour une merde, grommela Garcia-Meza.
— Ouais », dit McIntyre, depuis la confortable Gemeinschaft de la pénombre. « J’aimerais bien connaître le nom de son coiffeur. »
Suivirent des images, commentées par Arbright : des jeeps blanches qui tressautaient prudemment au milieu d’un paysage rocailleux. L’équipe de tournage, fringante dans sa tenue de safari, chapeau, foulard et bottes montantes.
Une foule soudaine de Touaregs, jaillis de nulle part sur leurs buggies. La jeep encerclée. Les armes dressées. Inquiétude réelle sur le visage des journalistes, images qui sautent, cinéma-vérité. Les caméras bloquées par des mains calleuses.
Retour sur Arbright, quelque part à Tanger. « On nous a fouillés, à la recherche d’éventuelles balises émettrices, puis on nous a bandé les yeux. Ignorant nos protestations, ils nous ont ligoté les mains et les pieds puis embarqués tous les quatre dans un de leurs véhicules, comme du bétail. Nous avons été trimbalés pendant des heures à travers l’une des régions les plus rudes et les plus désolées d’Afrique. La prochaine séquence que vous allez voir a été tournée dans les profondeurs d’une zone “libérée” par la RCI. Dans cette forteresse secrète extrêmement gardée, en pleine montagne, nous avons finalement rencontré en tête à tête le prétendu génie stratégique de la RCI – l’ex-colonel des Forces spéciales, Jonathan Gresham. »
Nouvelles images. Tous retinrent leur souffle. Une caverne, aux parois nues, creusées à l’explosif à même la roche, des ampoules qui pendent du haut plafond. Arbright, assise en tailleur sur le tapis, le dos tourné à la caméra.
Devant elle est assis Gresham, voilé, enturbanné et vêtu de sa cape ; la tête et les épaules massives encadrées par le haut dossier rond d’un grand fauteuil d’osier. Debout derrière lui, de part et d’autre, deux lieutenants touaregs, fusil automatique en bandoulière, cartouchières noires, sabre cérémoniel à pommeau incrusté de pierreries dans son fourreau à glands, couteau de combat, grenades, pistolets.
« Vous pouvez y aller », annonça Gresham.
Mme Wu arrêta l’image. « Laura, c’est vous notre expert de la situation. Est-ce lui ?
— C’est lui, confirma Laura. Il est passé à la blanchisserie, mais c’est Gresham, sans problème.
— Est-ce qu’ils ont toujours cette dégaine ? » s’enquit de Valera.
Rire de Laura. « Ils ne tiendraient pas cinq minutes avec cet attirail, en cours d’opération. Ces épées idiotes, toute cette quincaillerie… ne leur manque plus que les chasse-mouches. Gresham essaie de lui en mettre plein la vue.
— Je n’ai jamais contemplé de personnage aussi terrifiant, dit Mme Wu, tout à fait sincère. Pourquoi dissimule-t-il son visage ? Sa photo doit être fichée quelque part, de toute façon.
— Il porte le tagelmoust, expliqua Laura. Ce voile et ce turban – c’est une tradition chez les hommes touaregs. Une sorte de tchador masculin.
— C’est une tante ! » s’exclama McIntyre, avec une légèreté forcée. Elle était terrifiée, elle aussi.
« Merci, colonel Gresham. » Arbright était ébranlée mais elle allait reprendre le dessus. En professionnelle. « Laissez-moi d’abord vous poser la question : pourquoi avez-vous accepté cette interview ?
— Vous voulez dire pourquoi avec vous précisément – ou pourquoi tout court ?
— Commençons par pourquoi tout court.
— Je sais ce qui s’est passé dans votre monde, dit Gresham. Nous avons mis au jour les manœuvres de Vienne, et maintenant le Réseau veut savoir pourquoi. Quel est l’intérêt pour nous ? Qui sommes-nous, qu’est-ce que nous voulons ? Quand le Réseau veut savoir, il dépêche son armée : des journalistes. Aussi suis-je prêt à en rencontrer exactement un seul : vous. Je compte sur vous pour dissuader les autres.
— Je ne suis pas sûre de vous suivre, colonel. Je ne peux pas parler au nom de mes collègues des médias, mais je ne suis certainement pas une militaire.
— Le régime malien a mené contre nous une guerre d’extermination. Cela, nous le comprenons. Nous comprenons également la menace bien plus insidieuse que vous représentez, vous et votre armée de cameramen. Nous ne voulons pas de votre univers. Nous ne respectons pas vos valeurs et nous n’avons pas l’intention de nous laisser toucher. Nous ne sommes pas une attraction pour touristes – nous sommes une révolution, pas un zoo. Nous ne nous laisserons pas domestiquer ou assimiler. Par votre seule nature, par votre seule présence, vous nous menacez d’assimilation forcée. Cela ne sera pas.
— Colonel, vous-même avez été journaliste, en même temps que soldat et que… théoricien culturel. Vous devez être conscient de l’intérêt populaire considérable soulevé par votre personnage et vos activités.
— Absolument. C’est bien pour cela que j’ai la ferme intention de joncher ce désert des ossements de vos collègues dans les années à venir. Quand nos ennemis – vos collègues – se feront tuer dans nos zones libérées, ils mourront en sachant pourquoi. À supposer, évidemment, que je puisse compter sur vous pour transmettre le message.
— Je ne vous censurerai pas, colonel. Je ne suis pas non plus un agent de Vienne.
— Non, je le sais. Je sais que vous avez assuré la couverture de l’attaque terroriste sur la Grenade bien au-delà des limites assignées par Vienne, en prenant certains risques pour votre carrière. C’est bien pourquoi je vous ai choisie – vous faites preuve de caractère. »
Le second cadreur, qui s’était mis à tourner, prit un plan de coupe en contre-champ : Arbright souriait à Gresham. Montrant ses fossettes. Laura savait ce qu’elle ressentait. Elle était devenue très proche de la jeune femme. Elle avait fait une interview avec elle, une bonne. Elle connaissait même le nom de son coiffeur.
« Colonel, saviez-vous que votre livre sur la doctrine de Lawrence est aujourd’hui un best-seller ?
— Il a été piraté, dit Gresham. Et expurgé.
— Pourriez-vous expliquer quelque peu la doctrine à nos téléspectateurs ?
— Je suppose qu’il est préférable de les inciter à la lire », dit Gresham, avec réticence. Une réticence feinte, estima Laura « Il y a plus d’un siècle, Lawrence… c’était un Britannique, durant la Première Guerre mondiale… Lawrence découvrit comment une société tribale pouvait se défendre contre l’impérialisme industriel… La Révolte arabe a stoppé l’avance culturelle des Turcs, littéralement sur place. En opérant des attaques de guérilla contre les voies ferrées et les lignes télégraphiques, contre le dispositif de contrôle de l’industrie turque. Pour parvenir au succès, toutefois, les Arabes avaient été forcés de recourir à des produits industriels – essentiellement le fulmicoton, la dynamite et la nourriture en conserve. Pour nous, c’est l’énergie solaire, le plastic et la protéine monocellulaire. »
Il marqua un temps d’arrêt, « Les Arabes ont commis l’erreur de faire confiance aux Britanniques, qui n’étaient que des Turcs sous un autre nom. La Première Guerre mondiale a été une guerre civile proto-Réseau et les Arabes se trouvèrent mis sur la touche. Jusqu’à l’arrivée du pétrole – à ce moment, ils se sont fait assimiler. Les efforts courageux comme ceux des Iraniens en 1979 étaient trop limités et trop tardifs… ils se battaient déjà pour la télévision.
— Colonel, vous parlez comme si vous ne cherchiez pas à vous attirer de sympathies.
— Je n’en cherche pas. Vous vivez selon votre système. Vienne, le Mali, l’Azanie… tout cela, c’est la même quincaillerie impérialiste, seuls changent les noms de marque.
— Irwin Craighead, l’expert britannique en sciences politiques, vous a décrit comme le “premier intellectuel de droite crédible depuis T. E. Lawrence”. »
Gresham toucha son voile. « Je suis un anarchiste tribal postindustriel. Est-ce considéré comme être “de droite” de nos jours ? Faudra que vous interrogiez Craighead.
— Je suis sûre que sir Irwin serait ravi de débattre de définitions.
— Je n’ai pas l’intention d’aller en Angleterre – et s’il essaie d’envahir nos territoires, il sera pris en embuscade comme les autres. »
Mme Wu arrêta la bande. « Cette litanie de menaces de mort est vraiment lassante.
— Arbright l’a coincé, se rengorgea de Valera. Le discours typique de l’extrême droite – un tissu de conneries !
— Hé ! objecta Garcia-Meza. Vous pouvez parler, de Valera… vous et votre système monétaire intérieur socialiste !
— Je vous en prie, ne remettez pas ça, intervint Kauffmann. D’ailleurs, il est quand même intéressant, non ? Voici un bonhomme qui pourrait être un héros planétaire – pas pour tout le monde, j’en conviens, mais pour bon nombre d’entre nous – et non seulement il est allé s’exiler dans cet enfer perdu, mais en plus il a réussi à persuader ces pauvres diables de le rejoindre !
— Son idéologie est puante, persista de Valera. S’il a envie de jouer les ermites du désert, il pourrait aller s’installer dans l’Arizona et cesser de payer ses quittances de télécoms. Il n’a pas besoin pour ça de lance-roquettes et de tout ce baratin.
— Là-dessus, je suis d’accord avec de Valera, intervint McIntyre. Et je ne vois toujours pas où intervient là-dedans la station spatiale russe.
— Il est perplexe, dit Laura. Il n’est plus sûr du bien-fondé de ses actes. C’est comme… comme s’il voulait être le plus possible différent de nous mais sans parvenir à se libérer de notre influence. Il est rempli d’une sorte de haine de lui-même que je n’arrive pas à comprendre.
— Laissons-le s’exprimer », dit Garcia-Meza.
Ils poursuivirent la lecture. Arbright interrogea Gresham sur le FAIT. « Le régime malien est fini, répondit celui-ci. Le sous-marin n’est qu’un simple détail », et il partit sur l’« impérialisme » azanien. Expliquant comment ils allaient miner les routes, attaquer les convois, couper les lignes de communication, jusqu’à ce que l’« expansionnisme » azanien ne soit « plus tenable économiquement ».
Puis, sans transition, il se mit à exposer ses plans pour soigner le désert. « L’agriculture est la biotechnologie la plus ancienne et la plus vicieuse de l’humanité. Au lieu de paysans déracinés dans les camps de stérilisation azaniens, on devrait voir plutôt des tribus errantes d’activistes écodécentralisés…
— Il est complètement allumé, commenta de Valera.
— Je crois que nous sommes tous d’accord là-dessus », dit Mme Wu. Elle baissa le ton. « La question reste : quelle est notre politique ? Gresham est-il pour nous moins menaçant que la Grenade ou Singapour ? Il cultive sans aucun doute cette image de bravache agressif.
— La Grenade et Singapour étaient des pirates et des parasites, dit Laura. Accordez-lui au moins cela : il veut seulement qu’on lui fiche la paix.
— Allons donc, fit de Valera. Et qu’est-ce que vous faites de tout son matériel de haute technologie ? Il ne l’a sûrement pas obtenu en vendant des bijoux artisanaux.
— Ah ah ! s’exclama Garcia-Meza. Alors, c’est par là qu’il est vulnérable.
— Mais pourquoi devrait-on nuire à quelqu’un qui a combattu le FAIT ? demanda Suvendra. Et d’abord, si même eux ont été incapables de terroriser ou de vaincre son peuple, alors en sommes-nous capables ?
— Bon point, ça ! » dit Mme Wu. Ils regardèrent Gresham s’adosser brièvement dans son fauteuil en osier pour chuchoter un ordre à son lieutenant de gauche. Le Targui salua promptement et sortit du champ.
« Il est dans un désert dont personne ne veut, dit Suvendra. Pourquoi le forcer à nous tomber dessus ?
— Oui, mais qu’est-ce qu’il pourrait bien nous faire ? intervint de Valera. C’est un Luddite. »
Laura les coupa brusquement. « Pouvez-vous rembobiner la cassette ? J’ai l’impression que l’homme qui vient de sortir du champ était Sticky Thompson. »
Grosse émotion. Mme Wu repassa la séquence. « Ouais, dit Laura. Cette démarche, ce salut. Sous ce voile, c’est bien lui, aucun doute. Sticky – Nesta Stubbs. Bien sûr – où aurait-il pu aller ? Je me demandais ce qu’il était devenu.
— C’est horrible, dit de Valera.
— Non, pas du tout, lui répondit Laura. Il est là-bas dans le désert avec Gresham. Ça évite de l’avoir ici.
— Ô mon Dieu ! fit McIntyre. Et dire que je passe des nuits blanches à m’inquiéter d’une attaque atomique. On ferait mieux de prévenir Vienne illico. »
Tout le monde la regarda. « Pas bête, dit enfin de Valera. Vienne. Waouh ! Ça va vraiment lui flanquer la trouille. »
Mme Wu se massa le front. « Bon, que fait-on maintenant ?
— Je pense à un truc, dit Laura. On peut protéger ses canaux d’approvisionnement, de sorte que personne d’autre ne vienne l’embêter ! Et je connais un article qui a plus de valeur pour lui que tout autre. Les Chameaux de Fer que fabrique la GoMotion Unlimited de Santa Clara, en Californie. On devrait se renseigner.
— Rizome-GoMotion, fit McIntyre. Ça sonne plutôt bien.
— Bien, dit Garcia-Meza. Il est vulnérable, comme j’ai dit. Les moyens de transport – ça pourrait nous donner de l’influence sur lui.
— On serait peut-être mieux inspirés de l’oublier complètement, dit de Valera. Ça chauffe, dans le Sahara. Qui sait, ils vont peut-être tous se volatiliser…
— Plus personne ne risque d’oublier Gresham désormais, observa Laura. On n’oublie jamais ce qu’on ne peut avoir… Non, nous ferions mieux de mettre le grappin sur cette entreprise. » D’un regard circulaire, elle examina ses collègues, assis autour de la table dans la pénombre papillotante de l’écran de télévision. « Vous ne voyez donc pas ? Les Chameaux de Fer… le style Jonathan Gresham. Tous les faux durs, tous les individualistes forcenés, tous les fondus de moto de cette planète vont en vouloir un eux aussi. D’ici six mois, l’Arizona sera plein de mecs en tagelmousts de nylon en train de se rompre le cou. » Elle posa le menton sur ses mains croisées. « Et ça, il ne peut foutrement rien y faire.
— C’est une affaire qui pourrait rapporter des millions, fit de Valera, songeur. Merde, moi, je parie dessus. » Il leva les yeux. « Quand la diffusion de ce truc est-elle prévue ?
— Dans trois jours.
— Peut-on faire quelque chose dans ce délai ?
— En Californie ? Bien sûr, dit Mme Wu. Si on s’y met tout de suite. »
Ils s’y mirent donc tout de suite.
Laura nettoyait la cuisine quand son multiphone sonna. Elle effleura une touche et la porte s’ouvrit, Charles Cullen, ancien CEO de Rizome, se tenait dans le couloir, en combinaison de toile.
« Monsieur Cullen ! fit-elle, surprise. Je ne savais pas que vous étiez revenu à Atlanta.
— Je passais juste voir quelques vieux amis. Désolé de n’avoir pas appelé, mais avec vos nouvelles procédures d’appel téléphonique… J’espère que je ne vous dérange pas.
— Non, non, je suis contente de vous voir, entrez donc. » Il traversa le séjour et elle quitta la cuisine. Ils s’étreignirent brièvement, s’embrassèrent sur la joue. Il la regarda et sourit tout d’un coup. « Je parie que vous n’êtes pas au courant, hein ?
— Au courant de quoi ?
— Vous n’avez pas regardé les infos ?
— Pas ces jours-ci », dit Laura, débarrassant le divan des magazines posés dessus. « Je ne supporte pas – trop déprimant, trop tordu. »
Cullen rit de bon cœur. « Ils ont bombardé Hiroshima ! »
Laura devint livide et saisit le bras du canapé.
« On se calme… Ils ont merdé ! Ça a foiré. » Il roula le fauteuil derrière elle. « Tenez, Laura, asseyez-vous, désolé… Elle n’a pas explosé ! À l’heure qu’il est, elle est plantée dans un jardin à thé, en plein centre d’Hiroshima. Inerte, inutile. Elle est tombée du ciel – en tournoyant, disent les témoins – pour s’écraser au fond du jardin où elle s’est enfouie dans la terre. En plusieurs morceaux.
— Quand est-ce arrivé ?
— Il y a deux heures. Allumez la télé. »
Elle obéit. Il était dix heures du matin à Hiroshima. Une claire matinée d’hiver. Le secteur avait été bouclé. Combinaisons jaunes, masques, compteurs Geiger. Bonne vue d’hélicoptère du site. Parcelle exiguë, bois et céramique, dans un quartier de petits restaurants.
Les restes du missile gisaient au beau milieu. On aurait dit une épave tombée d’une barge de détritus. On distinguait surtout un moteur, des tuyauteries de cuivre éclatées, des fragments de tôle ondulée.
Elle coupa le bla-bla du commentateur. « Il n’est pas bourré d’uranium ?
— Oh ! la première chose qu’ils ont faite a été de récupérer la charge nucléaire. Intacte. Ils pensent à une panne de détonateur. Un explosif classique. Ils sont en train de l’examiner.
— Les salauds ! » hurla soudain Laura en écrasant son poing sur la table basse. « Comment ont-ils pu choisir Hiroshima ? »
Cullen s’assit dans le canapé. Il semblait incapable de se retenir de sourire. Moitié d’amusement, moitié de terreur nerveuse. Jamais elle ne l’avait vu sourire autant. La crise était en train de révéler les côtés bizarres de tout un chacun. « Le choix parfait, expliqua-t-il. Assez important pour montrer qu’on est sérieux – mais pas trop, pour montrer qu’on se domine. En ce moment, ils sont en train d’évacuer Nagasaki.
— Mon Dieu, Cullen…
— Oh ! appelez-moi donc Charlie. Vous avez quelque chose à boire ?
— Hein ? Euh, bien sûr. Bonne idée. » Elle appela le bar roulant.
« Vous avez du Drambuie ! » Il prit deux verres à liqueur. « Buvez donc un coup. » Il la servit, renversant quelques gouttes sirupeuses sur la table basse. « Oups !
— Seigneur, pauvre Japon. » Elle but une gorgée. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à haute voix. « Je suppose que c’est pour dire qu’ils peuvent nous atteindre, nous.
— Ils ne vont atteindre personne, dit-il tout en buvant. Le monde entier est à leurs trousses. Détecteurs acoustiques, sonars, avec tout ce qui flotte. Merde, toute l’aviation singapourienne est en alerte au-dessus de la mer de Chine orientale. Ils ont pu relever la trajectoire d’entrée de la bombe… » Ses yeux étincelaient. « Ce sous-marin est foutu. Je le sens. »
Elle remplit leurs verres. « Désolée, il n’en reste plus beaucoup.
— Qu’est-ce qu’il y a d’autre ?
— Euh… » Elle grimaça. « Un peu de vin de prune. Et une bonne réserve de saké.
— Super ! » fit-il, machinalement. Il fixait l’écran de télévision. « Peux pas envoyer chercher de l’alcool. C’est d’un calme, ici, chez vous… mais croyez-moi, ça devient vraiment curieux, là-bas dans ces corridors.
— J’ai bien des cigarettes, confessa-t-elle.
— Des cigarettes ! Waouh ! Je crois bien ne pas en avoir fumé une depuis ma petite enfance. »
Elle prit le paquet au fond du cabinet à liqueurs et sortit son antique cendrier.
Il quitta la télévision des yeux – elle diffusait à présent une déclaration publique du premier ministre nippon. Personnage falot. « Désolé, dit-il. Je n’avais pas l’intention de vous tomber dessus de la sorte. J’étais dans votre immeuble avant d’apprendre la nouvelle et… À vrai dire, j’espérais simplement que nous pourrions… enfin, vous comprenez… avoir une bonne conversation.
— Eh bien, parlez-moi quand même. Parce que sinon, je crois bien que je vais faire une crise de nerfs. » Elle frissonna. « Je suis bien contente de vous avoir là, Charlie. Je n’aurais pas aimé regarder ça toute seule.
— Ouais – pareil pour moi. Merci de dire ça.
— Je suppose que vous aimeriez être auprès de Doris.
— Doris ?
— C’est bien le nom de votre épouse, n’est-ce pas ? Aurais-je oublié ? »
Il haussa les sourcils. « Laura, Doris et moi sommes séparés depuis deux mois, maintenant. Si nous étions encore ensemble, je l’aurais amenée avec moi. » Il regarda la télévision. « Éteignez-la, dit-il soudain. Je ne puis aborder qu’une seule crise à la fois.
— Mais…
— Merde, c’est des histoires de Gesellschaft. Ça ne dépend pas de nous. »
Elle éteignit le récepteur. Soudain elle ressentait l’absence du Réseau comme si on lui avait retiré un gros morceau de cervelle.
« Calmez-vous, dit-il. Respirez profondément. D’ailleurs, la cigarette, ce n’est pas conseillé.
— Je n’étais pas au courant pour Doris. Pardon.
— C’est ma rétrogradation. Tout allait bien tant que j’étais CEO mais elle n’a pu supporter la Retraite. Je veux dire, elle savait que c’était inéluctable, que c’est la tradition, mais… »
Elle regarda sa combinaison de toile. Elle était usée aux genoux. « Je trouve qu’ils poussent quand même un peu loin le rituel de rétrogradation… Qu’est-ce qu’ils vous font faire, à présent ?
— Oh ! je m’occupe des foyers de vieux. Changer les draps – raconter les souvenirs – rentrer les foins, parfois… Pas si mal. Ça vous remet plus ou moins les choses en perspective.
— C’est une attitude très correcte, Charlie.
— Non, je suis sincère. Cette crise de la bombe a rendu les gens complètement obsédés, mais la perspective à long terme est toujours là, si l’on prend suffisamment de recul pour la voir. La Grenade et Singapour… Ces gens-là avaient des idées folles, insouciantes, mais si nous sommes malins, et très prudents, nous pourrions utiliser intelligemment ce genre de potentiel radical. Il y a tout un monde de souffrance à remettre sur pied, pour commencer… et bien plus encore peut-être, si ces salauds nous bombardent… Mais un jour…
— Un jour quoi ?
— Je ne sais pas vraiment quel terme employer… Je pressens une sorte d’amélioration profonde, authentique, de la condition humaine.
— Ce ne serait pas du luxe », observa Laura. Elle lui sourit. Ça ne lui déplaisait pas. Elle l’aimait bien, pour lui avoir offert cette vision à long terme, au moment même où tout explosait. C’était le moment idéal, en fait. « Ça me plaît bien, dit-elle. Le boulot paraît intéressant. On pourrait en discuter un de ces jours. En réseau.
— Je ne dis pas non. Quand je me serai remis dans le bain. » Il avait l’air gêné. « Mais ça ne me gêne pas de rester un peu à l’écart. Je ne m’étais pas trop bien débrouillé. Le pouvoir… vous devez connaître, Laura. Mieux que quiconque.
— Vous vous êtes très bien débrouillé – tout le monde le dit. Vous n’êtes pas responsable de ce qui m’est arrivé. Je m’y suis jetée en toute connaissance de cause.
— Seigneur, ça fait du bien de vous entendre dire ça. » Il regarda par terre. « Je redoutais cette rencontre… Je veux dire, vous aviez été sympa les quelques fois où l’on s’était rencontrés mais je ne savais pas comment vous le prendriez.
— Eh bien, c’est notre boulot ! C’est ce que nous faisons, ce que nous sommes.
— Vous y croyez vraiment, hein ? La communauté.
— Il faut bien. C’est tout ce qui me reste.
— Ouais, dit-il. À moi aussi. » Il sourit. « Ça ne peut pas être une mauvaise chose. Je veux dire, on est tous les deux dans le même bain. Au pied du mur. La solidarité, Laura.
— Solidarité. » Ils trinquèrent et burent le reste de Drambuie.
« C’est bon. » Il regarda autour de lui. « Chouette appart.
— Ouais… À l’abri des journaleux… Et j’ai un balcon super. Vous aimez l’altitude ?
— Ouais, ça fait quoi, comme hauteur, ici, le quarantième ? Jamais été foutu de distinguer tous ces grands machins d’Atlanta. » Il se leva. « Je prendrais bien un peu l’air.
— D’accord. » Elle se dirigea vers le balcon ; les portes-fenêtres s’ouvrirent automatiquement. Ils se retrouvèrent au-dessus d’une rue qui paraissait bien lointaine.
« Impressionnant. » Ils pouvaient voir en face d’eux une autre tour, ses étages successifs, les rideaux tirés ici et là, la lueur du journal télévisé. Le balcon du dessus était ouvert et ils entendirent un murmure de conversation. Qui montait.
« C’est bien d’être ici, dit-il. Je me souviendrai de cet instant. Où j’étais, ce que je faisais. Merde, tout le monde s’en souviendra. Dans des années d’ici. Jusqu’à la fin de nos jours.
— Je crois que vous avez raison. Je le sais.
— Ça va être soit le pire absolu, soit la fin définitive de quelque chose.
— Ouais… J’aurais dû amener la bouteille de saké. » Elle se pencha par-dessus la balustrade. « Vous ne m’en voudriez pas, Charlie, n’est-ce pas ? Si c’était le pire ? Parce que j’y ai bel et bien joué un rôle.
— L’idée ne m’est jamais venue.
— Je veux dire, je ne suis qu’un simple individu mais j’ai fait ce qu’un simple individu pouvait faire.
— On ne peut pas en demander plus. »
Il y eut un cri bestial à l’étage supérieur. De joie, de rage, de douleur, difficile à dire. « Ça y est », dit-il.
Les gens se déversaient dans les rues. Descendaient des véhicules. Pour courir. Se précipiter les uns vers les autres. Fragments lointains d’anonymat bondissants : la foule.
Concert d’avertisseurs. On s’embrassait. Des étrangers, qui s’embrassaient. Des gens se jetaient dans les bras les uns des autres. En face, des fenêtres s’ouvraient à la volée.
« Ils les ont eus », dit-il.
Laura considéra la foule en dessous. « Tout le monde est si heureux. »
Il eut le bon sens de ne rien dire. Il lui tendit simplement la main.