6

Ce fut un vol cauchemardesque – comme dans un wagon à bestiaux. Des bagages entassés partout, pas le moindre siège libre, et des réfugiés accroupis dans les allées. Rien à boire ou à manger. Un marché noir instantané, emballé dans une prison d’aluminium volante.

Il y avait à bord cinq inspecteurs cubains en armes. Ils ne cessaient de repousser les avances des margoulins divers, des types en sueur qui tentaient de se faire un minimum de blé. Leurs roubles grenadins ne valaient plus tripette ; ils avaient besoin d’écus et fourguaient n’importe quoi : breloques, chapelets de timbres à drogue, leur sœur s’ils en avaient une… coupés du monde, à trente mille pieds au-dessus de la mer des Antilles, mais toujours soumis au rituel habituel. Simplement plus vite, sans réfléchir, sautillant et vacillant…

« Comme un lézard qui se sépare de sa queue, observa Laura. Voilà l’attitude de la Banque à l’égard de ces gens. Au Réseau de s’en occuper, aux flics de Vienne de s’en charger. Pour distraire l’attention.

— T’as dit à Andreï que tu irais à Singapour ? demanda David.

— Ouais.

— Pas question. » De son ton le plus ferme.

« On est trop engagés pour reculer.

— Mon cul, oui. On aurait pu se faire tuer aujourd’hui. Ce n’est pas notre problème – ça ne l’est plus. C’est devenu un truc bien trop gros pour nous.

— Alors, qu’est-ce qu’on décide ? On retourne à notre Loge avec l’espoir de se faire oublier ?

— Il y a des tas d’autres Loges, remarqua David. On pourrait aller dans une retraite. Toi et moi, ça ne nous ferait pas de mal, une bonne petite parenthèse… Se relaxer un peu, à l’écart des télévisions. Faire un peu le point. »

Une retraite. Laura n’aimait pas trop l’idée. C’était bon pour les retraités de Rizome, les ratés, les gaffeurs… Un coin pour jardiner pendant que les autres prenaient les décisions. « Ça ne passera pas, rétorqua-t-elle. Cela discréditerait la tentative de négociation de Rizome. Mais on a eu raison d’essayer. Il fallait qu’on fasse quelque chose. Le fait même que la situation devienne critique en est la preuve.

— Alors, ça devrait être repris en main par les Affaires étrangères américaines, dit David. Ou par Vienne – enfin, une organisation mondiale. Pas par notre compagnie.

— Rizome est mondiale ! En outre, la Grenade tirerait à vue sur n’importe quel diplomate yankee. Les Affaires étrangères – allons, David, autant envoyer nos gars avec un grand placard autour du cou marqué “otage”. » Elle renifla de dépit. « En plus, les Fédéraux n’ont aucune jugeote.

— Mais c’est la guerre. La guerre, c’est l’affaire des gouvernements. Pas des entreprises.

— Voilà bien un discours prémillénaire. Le monde aujourd’hui est différent.

— Tu aurais pu être parmi ces cadavres flottant sur les eaux. Toi, ou moi, ou la petite. Ça ne t’est pas venu à l’esprit ?

— Je le sais mieux que toi, fit-elle, rageuse. Tu n’étais pas à côté de moi quand ils ont tué Stubbs. »

David rougit. « C’est dégueulasse de dire ça. Je suis à côté de toi en ce moment, non ?

— L’es-tu ? »

Les mâchoires soudain crispées, il fixa ses mains, comme pour les retenir de la frapper. « Eh bien, je suppose que ça dépend, n’est-ce pas ?, de ce que tu t’imagines faire.

— Je connais mes objectifs à long terme, dit Laura. Ce qui est plus que tu n’en pourrais dire. » Elle caressa la joue du bébé. « Dans quel genre de monde va-t-elle vivre ? Voilà ce qui est en jeu.

— Comme cela sonne noblement, railla-t-il. Et à un quart de poil de la mégalomanie. Le monde est plus vaste que nous deux réunis. Nous ne vivons pas dans le “globe”, Laura. Nous vivons ensemble. Nous deux. Et notre enfant. »

Il inspira un grand coup, souffla. « J’en ai ma claque, voilà. D’accord, peut-être que mon numéro est sorti une fois. Je veux bien être monté en première ligne pour Rizome. Avoir fait ma part de boulot ; contemplé des cadavres ; vu brûler mon toit au-dessus de moi. Mais ils ne me paient pas assez pour que je meure.

— Personne n’est payé assez pour ça, dit Laura. Mais on ne peut pas non plus voir des gens se faire massacrer, dire que tout baigne et que ce n’est pas notre affaire.

— Nous ne sommes pas indispensables. Laissons d’autres s’amuser à jouer les Jeanne d’Arc.

— Seulement, je sais ce qui se passe. C’est ce qui fait ma valeur : j’ai vu des choses que les autres n’ont pas vues. Même pas toi, David.

— Oh ! parfait ! Tu vas encore me démontrer que je traverse l’existence comme dans un brouillard. Écoute voir, madame Webster, j’en ai plus vu de la Grenade authentique que tu n’en as jamais vu. J’ai vu la réalité, moi, pas ces vulgaires conneries de jeux de pouvoir auxquels tu t’amuses avec ton réseau de vieilles filles. Sacré nom d’une pipe, Laura ! Il serait temps de tirer la leçon de tes échecs et de savoir admettre tes propres limites !

— Parlons plutôt des tiennes ! » répliqua Laura.

Il la dévisagea. « Bien sûr. Si tu veux voir les choses sous cet angle. Mes limites. Je les ai atteintes. Voilà. Fin de la discussion. »

Elle se carra dans son siège, furieuse. Parfait. Il avait donc renoncé à écouter. Il n’y avait qu’à voir ce qu’il dirait d’une petite cure de silence…

Au bout de plusieurs heures de mutisme, elle se rendit compte de son erreur. Mais il était alors trop tard pour faire machine arrière.


La police monta dans l’avion à l’aéroport de La Havane. Les passagers furent priés de sortir – pas exactement manu militari, mais c’était tout comme. Dehors, il faisait noir, la pluie tombait. Contenus à bonne distance, derrière une rangée de barrières rayées, les journalistes hispanisants brandissaient leurs caméras et criaient des questions. Agitant les bras, un exilé voulut se laisser glisser vers eux mais fut bien vite reconduit dans le troupeau.

Ils entrèrent dans une aile de l’aérogare cernée de jeeps. Ça grouillait de douaniers. Et d’inspecteurs de Vienne – des types en civil bien habillés, avec terminal portatif et vidéoverres dorés.

Les flics se mirent à aligner sans douceur les réfugiés. Des flics locaux, des Cubains, qui demandaient les papiers. Ils escortèrent un groupe de technos au sourire triomphant, au nez et à la barbe des Viennois furieux. Rivalités de prérogatives juridiques. Cuba n’avait jamais été trop enthousiaste vis-à-vis de la Convention.

Quelqu’un lança en japonais : « Laura-san ni obanashi shitai no desu ga !

Wakarimashita », répondit-elle. Elle les repéra : un jeune couple, près d’une sortie à côté d’un flic cubain en uniforme. « Viens », dit-elle à David – ses premiers mots à son adresse depuis des heures – et elle se dirigea vers eux. « Donata ni goyo desu ka ? »

La femme sourit timidement et s’inclina : « Rara Ebsta ?

Rai, dit Laura. C’est moi. Elle indiqua David : Kore wa David Webster to iu mono desu. »

La femme saisit le couffin de Loretta. Surpris, David la laissa faire. Elle fronça le nez. « O-mutsu o torikaete kudasai.

— Ben ouais, on n’en a plus », dit Laura. Regards incompréhensifs. « De couches. Eigo wa shabere masuka ? » Hochements de tête maussades. Elle se tourna vers David. « Ils ne parlent pas anglais.

¿ Qué tal ? dit celui-ci. Yo no hablo japones – un poquito solo. Uhh… ¿ Quien ustedes ? ¿ Y su amigo interesante ? »

Somos de Kymera Havana », dit gaiement l’homme. Il s’inclina et serra la main de David. « Bienvenidos a Cuba, Señor Rebsta ! Soy Yoshio, y mi esposa, Mika. Y el Capitan Reyes, del Habana Securidad…

— C’est la Kymera Corporation, traduisit David.

— Ouais, je sais.

— Z’ont tout l’air d’avoir plus ou moins passé un accord avec la police locale. » Il marqua un temps d’arrêt. « Kymera… Ils sont avec nous, non ? Des démocrates économiques.

— Solidaridad », lui dit Yoshio, deux doigts levés. Il cligna de l’œil et ouvrit la porte.

Kymera avait une voiture prête pour eux.

Kymera était parfaitement bien organisée. Rien n’avait été oublié : de nouveaux passeports – officiels. De nouvelles consoles. Des couches-culottes et de la bouillie pour bébé. Des vêtements de rechange presque à la bonne taille – ou qui l’auraient été sans les festins de Rita. Et ils avaient aplani les problèmes avec la police cubaine. Laura préféra s’abstenir de demander comment.

Ils passèrent une soirée calme, à l’abri douillet et miraculeux de l’un des bâtiments de Kymera à La Havane. Et hors réseau, dans l’intimité – une sorte d’extase, comme au sortir d’une longue maladie. Leurs chambres étaient plus petites et tout y était plus proche du sol, mais par ailleurs c’était comme la bonne vieille routine dans une Loge de Rizome. Ils bavardaient en espagnol et en japonais, entre fruits de mer et saké, et firent la connaissance de l’adorable gamine de quatre ans des Takeda.

« Rizome nous a montré certaines de vos bandes, dit Yoshio, en s’interrompant pour la traduction. Nous sommes en train de coordonner nos efforts ; d’étaler toutes les cartes sur la table entre nous.

— Alors vous avez vu l’attaque terroriste », dit Laura.

Yoshio acquiesça. « Le Mali est allé trop loin.

— Vous êtes sûrs qu’il s’agit du Mali ?

— Nous savons, confirma Yoshio. Nous travaillions avec eux avant. »

Laura était abasourdie. « Kymera louait les services du FAIT ? »

Air penaud de Yoshio mais il était décidé à tout déballer. « Nous avons beaucoup souffert de la piraterie. Le Front Armé d’Inhibition du Terrorisme nous a offert ses services. Pour effrayer les pirates, les décourager. Et, oui, même les tuer. Ils étaient efficaces. Nous les avons payés secrètement pendant des années. Tout comme bien d’autres compagnies. Cela semblait préférable à la création d’armées avec notre propre personnel. »

David et Laura discutèrent entre eux. David était scandalisé. « Les Japonais ont engagé des mercenaires terroristes ? »

Yoshio s’impatienta. « Nous ne sommes pas japonais ! Kymera est une société de droit mexicain.

— Oh !

— Vous savez comment ça se passe au Japon, railla Yoshio. Tous confits dans leur graisse ! Paresseux ! Plein de vieux partout, complètement arriérés… » Il tapota sa tasse et Mika lui versa du saké. « Trop de succès au Japon ! C’est la politique nippone qui a engendré la crise mondiale. Trop d’interventions en coulisses. Trop de mensonges polis – hipokurasi… » Il avait employé le mot d’origine européenne ; les termes japonais pour hypocrisie sonnaient par trop comme un compliment.

« Nous jugions le Front armé comme un mal nécessaire, poursuivit-il. Nous n’aurions jamais deviné qu’ils étaient si ambitieux. Si malins, si rapides. Le Front armé est la face obscure de nos propres conglomérats – notre keiretsu.

— Mais qu’est-ce que le Mali y a à gagner ?

— Rien ! Le Front armé possède tout le pays. Ils l’ont conquis alors qu’il était affaibli par la famine. Ils se sont renforcés peu à peu, pendant qu’on les payait tout en faisant semblant d’ignorer leur existence. Naguère, ils se cachaient, comme un rat – aujourd’hui, ils ont grandi, comme un tigre. »

Nouvelles traductions. « Que dites-vous ? demanda David.

— Je dis que le Réseau a bien trop de trous dans ses mailles. Tous ces criminels – Singapour, Chypre, la Grenade, même le Mali, que nous avons créés – doivent être écrasés. C’est inéluctable. C’est ce qui se produit aujourd’hui. La nouvelle guerre, la tiers-mondiale est à nos portes. »

Mika gloussa.

« C’est une petite guerre, admit Yoshio. Guère à la hauteur de sa couverture médiatique, hein ? Discrète, limitée, menée à distance. Menée dans des coins où personne ne regarde, genre Afrique. Des endroits négligés parce qu’on ne pouvait pas y faire de profits. Plus question dorénavant d’être aveugles à ce point.

— Est-ce la ligne politique officielle de Kymera, désormais ? demanda Laura.

— Pas simplement la nôtre, rectifia Yoshio. Les discussions s’étendent tous azimuts depuis l’attaque. Nous nous attendions à quelque chose de ce style-là. Kymera est en train de lancer une offensive diplomatique. Nous défendons notre thèse auprès de quantités d’autres multinationales. À l’est, à l’ouest, au nord, au sud. Si nous pouvons agir de concert, notre pouvoir en sera renforcé.

— Vous proposez une sorte de cartel de sécurité mondial ? demanda Laura.

— Une sphère de coprospérité mondiale ! intervint Mika. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Hummm…, réfléchit David. En Amérique, on appelle ça une “entente de restriction commerciale”.

— De quel côté penche votre loyauté ? demanda sobrement Yoshio. L’Amérique ou Rizome ? »

David et Laura échangèrent un regard. « Ça ne peut sûrement pas se réduire à ça, dit Laura.

— Croyez-vous que l’Amérique soit en mesure de régler la question ? Se réarmer, envahir les paradis informatiques et imposer la paix ?

— Pas question, intervint David. Tous les autres signataires des accords de Vienne nous tomberaient dessus… l’Amérique impériale – seigneur, il ne se passerait pas six mois avant que l’on connaisse à nouveau partout des attentats à la voiture piégée. » De ses baguettes, il touilla lugubrement la masse de sukiyaki. « Et, ay de mi, los Rusos – non pas que les Russes aient une quelconque influence de nos jours mais pour peu qu’ils voient ça d’un mauvais œil… Non, écoutez, le seul organisme à même de régler cette affaire, c’est la convention de Vienne. Aux flics de Vienne de mettre fin au terrorisme – c’est leur boulot.

— Alors, pourquoi ne le font-ils pas ? demanda Yoshio.

— Eh bien…, hésita David, mal à l’aise, je suppose que c’est comme l’ONU dans le temps. Une bonne idée, mais quand il faut passer aux actes, aucun gouvernement souverain ne le désire vraiment…

Exactamente, dit Yoshio. Aucun gouvernement. Mais nous, en revanche, nous serions très contents de voir une force de police mondiale. Et Vienne est un organisme mondial. Un grupo nuevo-milenario. L’équivalent moderne d’un keiretsu. »

Laura repoussa son assiette ; elle avait des difficultés avec son japonais. « Vienne est là pour protéger l’“ordre politique”. Protéger les gouvernements. Ils n’ont pas de rapport avec nous ; les corporations ne peuvent pas signer de traités diplomatiques.

— Pourquoi pas ? lança brusquement Yoshio. Un traité n’est jamais qu’un contrat. Vous parlez comme ma grand-mère. Ce monde est le nôtre aujourd’hui. Et voilà qu’un tigre y est lâché. Un tigre que nous avons engendré, parce que nous avons stupidement payé d’autres que nous pour qu’ils servent de griffes et de dents à nos corporations.

— Qui est venu tirer la queue du chat ? » demanda Mika. Elle remit du saké dans la petite bouilloire électrique.

Yoshio les regarda en riant. « Vous en faites une tête. Pourquoi être ainsi outrés ? Après tout, vous jouiez déjà les diplomates pour Rizome – en cherchant à acquérir la Grenade aux vues politiques de votre corporation. Ne soyez donc pas si… quel est le terme ? Insondables ! Soyez un peu plus modernes ! » Il étendit ses bras drapés dans le kimono. « Prenez le problème à bras le corps.

— Je ne vois pas comment ce serait possible, dit Laura.

— Mais si, c’est tout à fait possible, dit Yoshio. Kymera et Farben ont étudié ce problème. Avec l’aide d’autres alliés tels que votre Rizome, nous pourrions rapidement multiplier plusieurs fois le budget de Vienne. Nous pourrions engager une grande quantité de mercenaires et les placer sous les ordres de Vienne. Nous pourrions lancer une attaque éclair sur le Mali et tuer le tigre immédiatement.

— Est-ce légal ? » s’enquit David.

Yoshio haussa les épaules. « À qui le demandez-vous ? Qui prend la décision ? Les gouvernements comme l’Amérique ? Ou le Japon ? Ou alors le Mali ou la Grenade ? Ou bien est-ce à nous de décider, plutôt ? Votons ! » Il leva la main. « Je dis que c’est légal. »

Mika leva la main. « Moi aussi.

— Combien de temps pouvons-nous attendre ? reprit Yoshio. Le Front armé a attaqué une petite île mais ç’aurait pu aussi bien être l’île de Manhattan. C’est cela que nous devons attendre ?

— Mais vous envisagez de soudoyer la politique mondiale, intervint Laura. Cela sonne comme un coup d’État !

Kudetah ? » répéta Yoshio en plissant les yeux. Il haussa les épaules. « Pourquoi continuer d’agir par l’entremise des gouvernements ? Passons-nous des intermédiaires !

— Mais Vienne ne sera jamais d’accord. Si ?

— Pourquoi pas ? Sans nous, ils ne formeront jamais une authentique armée mondiale.

— Arrêtez-moi si je me trompe, dit Laura. Vous êtes en train de parler d’une milice privée, sans la moindre légitimité nationale, qui envahirait des nations étrangères ?

— Une révolution n’est pas une soirée mondaine », coupa Mika. Elle se leva gracieusement et se mit à débarrasser la table.

Yoshio sourit. « Les gouvernements modernes sont faibles. Et c’est nous qui les avons affaiblis. Pourquoi prétendre le contraire ? Nous pouvons les monter les uns contre les autres. Ils ont plus besoin de nous que nous d’eux.

Traicion, s’exclama David. Trahison.

— Parlez plutôt de grève du zèle, suggéra Yoshio.

— Mais le temps que vous soyez parvenus à réunir toutes vos corporations, rétorqua Laura, la police gouvernementale aura arrêté tous vos conspirateurs à droite et à gauche.

— C’est une vraie petite course, n’est-ce pas ? observa Yoshio, ravi. Mais voyons voir un peu qui contrôle la police de Vienne. Ils pratiqueront de nombreuses arrestations avant que tout cela soit terminé. Les bureaucrates nous qualifient de traîtres ? Nous pouvons les traiter de sympathisants terroristes.

— Mais vous parlez de révolution mondiale !

— Appelez ça de la “rationalisation”, suggéra Yoshio en tendant à Mika une assiette. Ça sonne plus agréablement. Nous supprimons les barrages inutiles dans le cours du Réseau mondial. Barrages qui se trouvent être des gouvernements.

— Mais quel genre de monde cela nous donnerait-il ?

— Tout dépendrait de qui en aurait élaboré les nouvelles règles. Si vous rejoignez le camp gagnant, vous avez le droit de vote. Dans le cas contraire, eh bien… » Il haussa les épaules.

« Ouais ? Et si c’est votre camp qui perd ?

— Alors, les nations s’entre-déchireront ; ce sera à qui nous jugera pour trahison, dit Mika. Les tribunaux pourront régler ça. Dans cinquante ans d’ici, peut-être.

— Je crois que je devrais brûler mon passeport japonais et devenir citoyen mexicain, observa Yoshio, songeur. Peut-être qu’on devrait tous devenir citoyens mexicains ! Ce n’est pas le Mexique qui s’en plaindrait. Ou on pourrait essayer la Grenade ! Essayer un nouveau pays tous les ans !

— Ne trahis pas ton propre gouvernement, suggéra Mika. Contente-toi de trahir ceux de tous les autres. Ça, personne ne le considère comme de la trahison.

— Les élections à Rizome sont proches, reprit Yoshio. Vous vous qualifiez de démocrates économiques. Si vous croyez au Réseau – si vous croyez à vos propres vertus morales –, vous ne pouvez échapper à cette sanction. Alors pourquoi ne pas soumettre ça à un vote ? »


Même à l’aéroport d’Atlanta, Laura éprouva le sentiment d’étau, de crispation, que la cité lui donnait toujours. La mégalopole, ce rythme effréné… tous ces Américains, avec leurs beaux habits coûteux et leurs valises bourrées. Grouillant sous les méga-écus des dômes lançant de biais leurs poutrelles géantes, graciles géométries architectoniques de lumière et d’espace. Des mobiles abstraits rose pâle, réagissant à l’évolution du flot humain, plongeaient et tourbillonnaient lentement dans les airs. Comme autant de vols explosés de flamants cybernétiques…

« Waouh ! » s’exclama David en lui flanquant le couffin dans les côtes. « Qui est la nana qui accompagne Emily ? »

Deux femmes approchaient en effet. La première, petite, visage rond, jupe longue et corsage à jabot : Emily Donato. Laura éprouva une bouffée de plaisir et de soulagement. Emily était là – la cavalerie de Rizome. Laura lui fit signe.

Et puis sa compagne : une grande Noire, à la superbe crinière auburn permanentée, avec un port de lionne. Élégante et mince, la peau couleur café et des pommettes à mourir.

« Houlà, fit Laura. Mais c’est – quel est son nom, déjà ?

— Arbright je ne sais quoi…

— Dianne Arbright des infos câblées, dit David, bouche bée. Une femme-tronc du journal… Dis donc, elle a des jambes, comme un véritable être humain ! »

David étreignit Emily à l’écraser, la soulevant du sol. Emily rit et l’embrassa sur les deux joues. « Salut ! » dit Laura à la journaliste de la télé. Elle serra la main fraîche et musclée d’Arbright. « Je suppose que cela veut dire que nous sommes célèbres.

— Ouais, cette foule est pleine de journalos », lui dit Arbright. Elle retourna le revers de son corsage de soie jaune safran. « Au fait, je suis câblée pour le son.

Idem pour nous, je pense, répondit Laura. J’ai le matériel télé dans mon fourre-tout.

— Je vais d’abord collationner mes infos avec les autres correspondants », indiqua Arbright. Il y avait l’ombre d’un filet de sueur sur sa lèvre supérieure, juste sous la lisse perfection du vidéofard. « Ce n’est pas faute de pouvoir les diffuser immédiatement mais… nous aimons bien creuser le sujet. » Un coup d’œil à Emily. « Et vous savez bien comment ça se passe. »

Laura fixa Arbright avec un étrange sentiment de dislocation. Rencontrer Dianne Arbright en chair et en os, c’était un peu comme si l’on contemplait la « vraie » Monna Lisa – une sorte de réalité essentielle délavée par un trop grand nombre de reproductions. « C’est Vienne ? » demanda-t-elle.

Arbright se permit une grimace. « Nous avons diffusé avant-hier certaines images du désastre de Rizome. Nous savons à quel point ça a été dur – par le bilan comme par les formes qu’a prises l’attaque. Mais depuis, la Grenade a bouclé ses frontières. Et Vienne censure tout ce que nous diffusons.

— Mais c’est un truc trop gros pour être contenu, objecta Emily. Et tout le monde est au courant. Ça dépasse de loin les limites – quelqu’un vient de foutre en l’air un pays entier, bon Dieu…

— La plus grosse opération terroriste depuis Santa Vicenza, confirma Arbright.

— Que s’est-il passé là-bas ? » s’enquit innocemment David.

Arbright le gratifia du regard vide qu’on réserve aux débiles profonds. « Peut-être que vous pouvez me raconter ce qui s’est passé à votre Loge de Galveston, demanda-t-elle finalement.

— Oh ! fit David. Je… euh… suppose que je vois ce que vous voulez dire.

— “Limitation des dégâts”, intervint Laura. C’est le terme pour ce qui s’est passé à Galveston…

— Et à des tas d’autres endroits – des années durant, poursuivit Arbright. Alors comme ça, vous êtes deux non-individus, couverture maximale, sans existence officielle. Plutôt dur vis-à-vis de ce bon vieux Premier Amendement… » Arbright adressa un vague signe à un inconnu en costume marron, perdu dans la foule ; l’homme sourit et lui fit un signe de tête. « Mais Vienne ne peut pas nous empêcher de découvrir la vérité – rien qu’en la rendant publique. »

Ils se glissèrent vers une des sorties. Arbright pianota sur son multiphone. « Je nous ai réservé une limousine…

— Les flics de Vienne sont ici ! » dit David.

Arbright leva les yeux, sans se démonter. « Nân. Juste un mec avec des vidéovés.

— Qu’en savez-vous ? rétorqua David.

— Pas les bonnes vibrations pour un Viennois, lui expliqua patiemment Arbright. Les vidéovés, ça ne prouve pas grand-chose ; moi-même j’en porte de temps en temps.

— Nous en avons porté des journées entières », dit Laura.

Arbright la lorgna. « Vous voulez dire que vous avez tout pris ? Toute votre visite de la Grenade ? Tout enregistré ?

— Jusqu’à la moindre minute, confirma David. Ou presque.

— Ça vaut une fortune, observa Arbright.

— Y a intérêt, grommela David. C’était un véritable enfer.

— Emily, demanda Arbright, qui est détenteur des droits, et combien demandez-vous ?

— Rizome ne marchande pas l’information contre de l’argent, dit vertueusement Emily. C’est du matériau Gesellschaft… Par ailleurs, il reste un léger problème : justifier la présence de personnel de Rizome chez des pirates d’une planque de données.

— Hmmm, dit Arbright. Ouais, c’est effectivement une difficulté. »

Des doubles portes vitrées s’ouvrirent puis se refermèrent en chuintant derrière eux, et l’interminable limousine d’Arbright ouvrit ses portières le long du trottoir, au milieu d’une rangée de taxis. La voiture avait des vitres réfléchissantes et, dans le pavillon, deux projecteurs à micro-ondes qui ressemblaient à des canons à rayons refroidis par eau. Arbright leur fit signe de monter. La limousine s’ébranla en douceur.

« Cette fois, nous sommes tranquilles », annonça Arbright. D’une pichenette, elle ouvrit un panneau coulissant et vérifia son maquillage dans une glace. « Les gens de ma boîte ont entièrement revu cette limousine : elle est à l’épreuve des écoutes. »

Ils descendirent une rampe d’accès incurvée. C’était une journée moche, ciel couvert de septembre tranchant la ligne des toits d’Atlanta. Une ligne de crêtes en gratte-ciel : post-modernes, néo-gothiques, baroques organiques, et même quelques reliques prémillénaires trapues, écrasées par leur étrange progéniture. « Trois voitures nous suivent, annonça Emily.

— Jaloux de mes sources. » Arbright sourit et ses yeux s’illuminèrent avec l’intensité d’éclairages de plateau. David se retourna pour regarder.

« Ils nous suivent tous à la trace, dit Emily. Tout le comité de Rizome. Ils surveillent tous nos appartements – et je crois bien que Vienne a mis nos lignes sur écoutes. » Elle se frotta les paupières. « Dianne… vous avez un bar à alcool dans cette tire ? »

Arbright haussa un sourcil fait au crayon. « Vous n’avez qu’à demander à la machine.

— Voiture, fais-moi un Dirty Kimono », commanda Emily. Elle se massa le cou, aplatissant les boucles. « Pas beaucoup dormi ces derniers temps – je me sens un brin tendue.

— Ils en ont vraiment après nous ? Ceux de Vienne ? demanda David.

— Ils en ont après tout le monde. La vraie panique dans la termitière. » La voiture servit à Emily un mélange laiteux qui empestait le saké. « Cette réunion que nous avons eue avec Kymera et Farben – le “sommet”, comme ils disent… » Elle plissa les yeux et but une gorgée. « Laura, tu m’as manqué…

— Va pas, la tête ! » dit Laura. Un échange de répliques qui remontait au bon vieux temps de leurs études ensemble. Comme Emily avait l’air fatiguée – les pattes-d’oie contre les os fins de ses tempes creusées, les fils gris qui se multipliaient dans ses cheveux ! Crevée, même ! Pourquoi mâcher les mots, se dit Laura, l’une et l’autre avaient la trentaine aujourd’hui. Elles n’étaient plus des lycéennes. Elles étaient vieilles. Sur une impulsion, elle caressa les épaules d’Emily. Cette dernière faillit en lâcher son verre, de plaisir. « Oh ! ouais !

— Avec qui êtes-vous ? demanda David à Arbright.

— Vous voulez dire dans ma compagnie ?

— Je veux dire fondamentalement…

— Oh ! dit Arbright. Je suis journaliste professionnelle. Journaliste américaine. »

Hésitation de David. « Américaine ?

— Je ne crois pas à Vienne, déclara Arbright. Un ramassis de censeurs et de fantoches dictant aux Américains ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas dire. Des tentatives de réfutation de la publicité des terroristes… tout ça m’a toujours paru des idées mal fagotées… » Elle rejeta la tête en arrière. « Et voilà que tout le système, toute la structure politique… est en train de voler en éclats ! » Elle claqua le siège du plat de la main. « J’attendais ça depuis des années ! Merde, je biche comme un pou ! » Elle parut surprise. « Comme disait mon grand-père…

— Ça fait un peu anarchie… », observa David en balançant le couffin sur ses genoux. La petite Loretta n’appréciait guère les éclats de discussion politique. Son visage commençait à s’assombrir.

« C’est ainsi que vivaient tous les Américains dans le temps ! La “liberté”, on appelait ça… »

David semblait dubitatif. « Je veux dire, dans une optique réaliste… la structure globale d’information. » Il laissa Loretta lui agripper le doigt, cherchant à l’apaiser.

« Ce que je veux dire, poursuivit Arbright, c’est qu’il nous faut jeter le masque et attaquer les problèmes de front. D’accord, Singapour est un État paria, ils n’ont pas hésité à piétiner leurs rivaux – très bien. Qu’ils paient le prix de leur agression.

— Singapour ? s’étonna David. Vous pensez que Singapour est derrière le FAIT ? »

Arbright se carra dans son siège et les regarda tous les trois. « Eh bien. Je vois que le contingent de Rizome professe une autre opinion. » Avec une dangereuse légèreté dans la voix.

Laura avait déjà entendu ce ton. Lors de ses entretiens, juste avant qu’Arbright s’apprête à coincer quelque pauvre crétin.

Le bébé se mit à vagir.

« Ne parlez pas tous en même temps, dit Arbright.

— Comment savez-vous qu’il s’agit de Singapour ? demanda Laura.

— Comment ? D’accord. Je vais vous le dire. » Arbright referma son armoire à maquillage de la pointe de sa botte italienne. « Je le sais parce que les banques de données pirates de Singapour en sont pleines. V’savez, nous autres journalos… on a besoin d’un lieu d’échanges d’information, sans avoir Vienne sur le dos. Et c’est pourquoi tout journaliste digne de ce nom est fatalement un pirate informatique.

— Oh !…

— Et ça les fait bien marrer à Singapour ! Ils s’en vantent. Ça fait des gorges chaudes dans tous les conseils d’administration. » Elle les regarda. « Bon, d’accord, je vous ai dit ce que je savais. À vous, maintenant. »

Ce fut Emily qui prit la parole. « Le FAIT est la police secrète de la République malienne.

— Oh ! non ! pas encore ce bobard, dit Arbright, déçue. Écoutez, on n’arrête pas d’entendre des rumeurs infâmes sur le Mali. Ça n’a rien de nouveau. Le Mali est un régime de famine, truffé de mercenaires, et de triste réputation. Mais jamais ils n’oseraient tenter un coup aussi gros, aussi flagrant que l’attaque du FAIT contre la Grenade. Le Mali, défier Vienne avec les atrocités du terrorisme international ? Ça ne tient pas debout.

— Pourquoi pas ? demanda Laura.

— Parce que Vienne pourrait foutre en l’air le Mali du jour au lendemain – qu’est-ce qui les en empêche ? Un nouveau coup d’État en Afrique, ça ne ferait même pas les titres du journal de minuit. Si le Mali téléguidait le FAIT, Vienne l’aurait balayé depuis belle lurette. Mais Singapour ! Alors, là ! D’abord, est-ce que vous avez au moins visité Singapour ?

— Non, mais…

— Singapour déteste la Grenade. Et méprise Vienne. L’idée même d’un ordre politique mondial leur répugne – sauf s’ils l’assurent eux-mêmes. Ils sont durs, intrépides, nerveux… En comparaison, tous ces petits rastas grenadins font figure de Bill Cosby.

— De qui ça ? intervint David. Vous voulez dire “Bing” Cosby ? »

Arbright le fixa un bon moment. « Vous, vous êtes pas un vrai Noir, hein ? Ça, ou alors c’est pas vraiment votre bébé, mon vieux.

— Hein ? Euh, à vrai dire, c’est cette lotion solaire… »

Arbright agita la main. « Pas grave. Je suis bien allée en Afrique et on m’a dit que j’avais l’air française. Mais le Mali… c’est de l’intoxication pure et simple. Ils n’ont ni argent ni motif et c’est une vieille rumeur… » L’arrêt de la limousine l’interrompit.

« Les tours Oxford, miss Arbright.

— C’est là que nous descendons, dit Emily, en reposant son verre. On vous recontactera, Dianne. »

Arbright se laissa retomber dans les coussins. « Écoutez. Je veux ces cassettes de la Grenade.

— Je sais.

— Et elles ne vaudront plus autant si jamais Vienne se décide à agir. Aussitôt, ça chassera toutes les autres infos…

— Voiture, ouvre la porte. » Emily sortit. Laura et David se bousculèrent derrière elle. « Merci pour le taxi, Dianne.

— On se perd pas de vue. » Les portes de la limousine claquèrent.

Le rez-de-chaussée des tours Oxford était une ville en réduction. Des rampes fluorescentes déversaient un faux soleil radieux sur les boutiques sobres et les épiceries fines. Des vigiles attifés comme des flics du muet, jolie casquette et vareuse à boutons dorés. De doux adolescents passaient tranquillement devant les vitrines pastel, allongés sur leurs vélorelax.

Ils foncèrent dans une épicerie acheter des couches et des petits pots, le tout débité sur la carte d’Emily. Ils se joignirent au groupe d’une vingtaine de locataires qui s’embêtaient en attentant l’ascenseur, assis sur des banquettes en bois incurvées. Une cabine arriva ; tout le monde s’y engouffra et prit un strapontin. Les niveaux défilèrent dans le silence spectral de la lévitation magnétique, seulement troublé par un reniflement ou un froissement de papier journal.

Ils sortirent à l’étage d’Emily et leurs oreilles se débouchèrent. Ici, au cinquantième, l’air était juste un rien confiné avec une odeur de brûlé. Murs couverts de cartes aux couleurs ésotériques. Ils prirent une navette. Toute une série de petits coins et recoins bordaient la galerie, débouchant sur des patios – ce que les sociologues baptisaient « espace défendable ». Emily les invita à descendre pour gravir un embranchement latéral. Un rat-de-garde les croisa, rasant le sol, petit microbot aux yeux réticulés, au museau couvert de crasse. Emily ouvrit la porte à l’aide de sa carte.

Un trois-pièces – pur art déco tout en noir et blanc. David emmena le bébé dans la salle de bains, tandis qu’Emily gagnait le coin-cuisine. « Waouh ! dit Laura. Sûr que t’en as fait, des changements.

— Je ne suis pas chez moi, précisa Emily. Mais chez Arthur. Tu sais, le photographe.

— Le type avec qui tu sortais ? » Les murs étaient couverts de ses agrandissements : études de paysages maussades, arbres dénudés, un modèle au visage rond, en noir et blanc Garbo, avec des yeux de chat rassasié. « Houlà ! » Laura étouffa un rire. « Mais c’est toi, ça ! Hé ! c’est chouette !

— Elle te plaît ? À moi aussi. Presque pas retouchée – d’accord, juste un poil de traitement numérique. Elle jeta un œil dans le congélateur. Nous avons du poulet aux amandes – du poisson-chat – du cari d’agneau express Rajaratnam…

— Quelque chose de fade et d’américain, suggéra Laura. La dernière fois que j’ai eu de vos nouvelles, Arthur et toi, vous étiez au bord de la séparation.

— Eh bien, aujourd’hui, on filerait plutôt le parfait amour, se rengorgea Emily. Désolée de n’avoir pas mieux à t’offrir, mais Arthur et moi, on ne fait pas spécialement la cuisine ici… Tu sais, ils surveillent mon appart, mais il n’est que huit étages en dessous – et dans un nid à rats comme les tours Oxford, il pourrait aussi bien être situé à Dallas… Cette piaule est une planque qui en vaut une autre. Arthur prend la chose de manière sympa – je crois même que toute cette agitation, ça l’excite. » Elle sourit. « Je suis son espionne bien-aimée.

— J’aurai une chance d’être présentée ?

— Il est actuellement en déplacement, mais oui, j’espère bien. » Emily glissa des plateaux dans le micro-ondes. « Je suis pleine d’espérances, ces temps-ci… J’ai comme l’impression de tenir enfin le bon bout. La méthode de la romance moderne. »

Rire de Laura. « Ah bon ?

— Mieux vivre par la chimie, précisa Emily, en rougissant. La Romance. Je t’en ai déjà parlé ?

— Oh ! Em, non… » Laura plongea la main dans sa pochette en jean, sous une couche de rechange et quelques cacahuètes salées de leur vol en avion. « Tu veux parler de ça ? »

Emily lorgna le flacon en plastique. « Seigneur ! Tu veux dire que t’as passé la douane avec un plein sac d’Embrasantes ? »

Laura fit la grimace. « C’est pas interdit, n’est-ce pas ? Ça m’était complètement sorti de l’esprit.

— Tu les as trouvées où ?

— À la Grenade. Par une prostituée. »

Emily en resta bouche bée. « Est-ce bien la Laura Webster que je connais ? Tu marches quand même pas à ce truc, non ?

— Enfin, c’est plutôt à toi que je pose la question.

— Oh ! j’en ai juste pris une ou deux fois… Je peux voir ? » Emily secoua le petit flacon. « Bigre, ça m’a l’air d’être du méga-dosage… Je sais pas, j’en ai pris, ça m’a plus ou moins transformée en idiote… je suppose que tu dirais que je suis revenue en rampant vers Arthur, après notre engueulade, mais apparemment ça a dû nous faire du bien à tous les deux. Je veux dire, la fierté, ça n’a peut-être pas que du bon. Prends un de ces trucs, et tout le reste, les problèmes, tout ça, devient plus ou moins vain… David et toi, vous n’avez pas de problème, n’est-ce pas ?

— Non… », esquiva Laura. David émergea de la salle de bains, portant dans ses bras le bébé changé de frais. Emily s’empressa de faire disparaître le flacon dans un tiroir de la cuisine.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda David. Vous avez encore toutes les deux ces airs de conspiratrices.

— On constatait simplement à quel point vous aviez changé, tous les deux, lui dit Emily. Tu sais quoi, Dave ? Le noir te va drôlement bien. T’as une mine vraiment superbe.

— J’ai pris quelques kilos à la Grenade, confessa David.

— Oh ! toi, tu les portes à merveille ! »

Il sourit à moitié. « C’est ça, flattons le crétin… Vous deux, vous causiez de la politique de la boîte, hein ? Autant me mettre dans la confidence, je suis prêt au pire. » Il s’assit sur un tabouret noir et chrome. « En supposant qu’on puisse causer sans risque, ici…

— Tout le monde parle de vous, dit Emily. Les Webster, ce coup-ci vous a rapporté un gros tas de bons points.

— Parfait. On pourra peut-être souffler un peu.

— Je sais pas, dit Emily. À vrai dire, vous allez être très demandés. Le comité vous réclame pour une réunion de conseil. Vous êtes désormais nos experts sur la situation ! Et puis, il y a Singapour.

— Mon cul, oui ! fit David.

— Le Parlement de Singapour tient des auditions publiques sur sa politique vis-à-vis des planques de données. Suvendra est déjà là-bas. Elle a été notre intermédiaire avec la Banque islamique et elle doit témoigner. » Emily s’interrompit un instant. « C’est un rien coton.

— C’est dans ses cordes, observa David. Elle saura se débrouiller.

— Certes, mais si elle se débrouille un peu trop bien, son élection au comité est assurée dans un fauteuil… »

David écarquilla les yeux. « Eh là, attends voir…

— Tu ne sais pas comment a évolué la situation au pays pendant votre absence, lui dit Emily. Il y a encore un mois, c’était une attraction, mais aujourd’hui c’est devenu une crise grave. Tu as vu le ton pris par Dianne Arbright. Il y a un mois, une journaliste vedette comme elle ne m’aurait pas adressé la parole mais aujourd’hui, tout soudain, nous voilà frangines, solidaires à tout crin. » Emily leva deux doigts. « Ça va craquer quelque part, et vite. On le sent venir. Comme à Paris en 68, ou dans les premières années Gorbatchev… Mais à l’échelle du globe. » Elle était sérieuse. « Et on a des chances d’être aux premières loges.

— Oui, ou six pieds en dessous, merde ! s’écria David. Bon sang, qu’est-ce que tu nous manigances ? T’as causé à ces fêlés de Kymera ? »

Emily accusa le coup. « Kymera… Toutes ces histoires de corpocratie, ça ne fait pas vraiment un tabac chez nous, mais sûr que ça vaut le coup d’œil… Le comportement de Vienne est plutôt tordu.

— Vienne sait ce qu’il fait, objecta David.

— Peut-être, mais est-ce ce que nous voulons ? » Emily sortit des assiettes et des couverts en plastique. « Je crois que Vienne est en train d’attendre. Ce coup-ci, ils vont laisser pourrir la situation – jusqu’à ce que quelqu’un, quelque part, leur donne politiquement carte blanche. Pour faire le ménage, à l’échelle globale. Instaurer un nouvel ordre mondial et une nouvelle armée mondiale.

— Ça me plaît pas trop, dit David.

— C’est ce que nous avons aujourd’hui, mais sans les trous à rats.

— J’adore les trous à rats.

— Dans ce cas, t’aurais intérêt à aller à Singapour les raisonner un peu. » Le micro-ondes sonna. « Ce n’est que pour quelques jours, David. Et Singapour possède un vrai gouvernement, pas une espèce de front criminel d’abrutis comme la Grenade. Ton témoignage devant leur Parlement pourrait infléchir radicalement leur politique. Suvendra dit… »

Le visage de David se figea. « On va se faire tuer. T’as pas encore compris ? Tous ces petits trous à rats vont devenir des champs de bataille. Il y a là-bas des gens prêts à nous tuer pour rien, alors s’ils peuvent nous tuer contre un bénéfice quelconque, ils vont pas se priver ! Et en plus, ils savent parfaitement qui nous sommes, c’est bien ce qui me flanque le plus la trouille. Nous sommes précieux, désormais… »

Il frotta sa joue mal rasée. « On va se tirer d’ici vite fait, aller dans une Loge ou une retraite, et si tu veux t’occuper de Singapour, Emily, eh bien, appelle Vienne et finance la division blindée de combat de Rizome. Parce que ces pirates-là, c’est pas des rigolos, et faut pas espérer les amadouer avec de belles paroles ! On n’arrivera à rien tant qu’on leur aura pas posté un char à chaque coin de rue ! Tant qu’on n’aura pas retrouvé les fils de pute qui ont appuyé sur le bouton et noyé tous ces pauvres gosses à la Grenade. Mais ma gosse à moi, sûrement pas ! Plus jamais ! »

Laura perfora la feuille d’alu qui recouvrait son poulet aux amandes fumant. Elle n’avait aucun appétit. Ces cadavres noyés… en train de flotter, tout raides, sur les eaux noires… les eaux noires de la rage. « Il a raison, dit-elle. Pas ma Loretta. Mais l’un de nous doit y aller. À Singapour. »

David en resta bouche bée. « Mais pourquoi ?

— Parce qu’on a besoin de nous là-bas, voilà pourquoi. Parce qu’ils ont ce qu’on cherche. Le pouvoir de contrôler nos propres existences. Et les vraies réponses, aussi. La vérité ! »

David la fixa. « La vérité. Tu crois qu’on peut l’obtenir ? Tu te crois si importante ?

— Je ne suis pas importante. Je sais que je ne suis pas grand-chose pour le moment – le genre de personne qui se fait bousculer, insulter, qui se fait mitrailler sa maison. Mais je pourrais me rendre importante, si je veux bien m’y mettre. Ça se pourrait. Si Suvendra a besoin de moi, je marche.

— Tu ne connais même pas Suvendra !

— Je sais qu’elle est chez Rizome, et je sais qu’elle se bat pour nous. On ne peut pas tourner le dos à une associée. Et ceux qui ont mitraillé notre Loge, quels qu’ils soient, vont devoir le payer ! »

Le bébé se mit à gémir. David s’affala dans son siège. Il prit la parole, d’une voix très calme. « Et nous, dans tout ça, Laura – toi et moi et Loretta ? Tu peux mourir, là-bas.

— Ce n’est pas simplement pour la compagnie – c’est pour nous tous ! Nous ne trouverons pas le salut dans la fuite.

— Alors, qu’est-ce que je suis censé faire ? Rester sur le quai et t’envoyer des baisers ? Pendant que tu mets les voiles pour que le monde soit prêt à accueillir la démocratie ?

— Et après ? Les femmes ont toujours fait ça en temps de guerre ! » Laura se força à baisser le ton. « De toute façon, on a besoin de toi ici, pour conseiller le comité. C’est moi qui irai à Singapour.

— Je ne veux pas que tu y ailles. » Il essayait d’être sec et cassant, de tout étaler devant Emily, comme un ultimatum, mais les forces lui manquaient. Il avait peur pour elle et cela sonnait presque comme une supplique.

« Je reviendrai, saine et sauve », répondit-elle. Le ton était celui du réconfort, pas celui du refus. Il n’en fut pas moins blessé.

Silence crispé. Emily avait l’air misérable. « Peut-être que ce n’est pas le moment de parler de ça. Vous avez eu tous les deux les nerfs mis à rude épreuve. Personne n’a dit que vous aviez un comportement non-R.

— Pas besoin, répliqua Laura. On est capable de le sentir sans avoir besoin de paroles. »

David intervint. « Tu vas le faire, quoi que je puisse te dire, n’est-ce pas ? »

Inutile d’insister, désormais. Autant s’en débarrasser une bonne fois. « Oui, lui dit-elle, il le faut. Ça m’a pris, David. C’est en moi. J’en ai trop vu. Si je ne règle pas cette histoire d’une manière ou de l’autre, je ne retrouverai plus vraiment le sommeil.

— Eh bien… alors, il est inutile de discuter, n’est-ce pas ? C’est là que je dois te soumettre de force ou te menacer du divorce. » Il descendit du tabouret, chancelant, et se mit à arpenter la pièce. Tendu, les pieds raclant le tapis. Tant bien que mal, elle se força à rester calme, pour le laisser se débattre avec lui-même.

Enfin, il reprit la parole. « Je suppose qu’on y est jusqu’au cou, qu’on le veuille ou non. Merde, pour autant que je sache, la moitié de Rizome est désormais dans le collimateur d’un de ces groupes terroristes, simplement pour avoir affirmé nos positions. Si on se couche devant des criminels, jamais on ne s’en relèvera. » Il s’arrêta, la regarda.

Elle avait gagné. Elle sentit son visage, qu’elle s’était forcé de garder têtu et crispé, se détendre en un sourire. Un sourire impossible à contenir, radieux, un sourire pour lui. Elle était très fière de lui. Fière simplement pour ce qu’il était ; et fière aussi qu’Emily l’ait vu.

Il se rassit sur le tabouret de bar et la regarda droit dans les yeux. « Seulement, ce n’est pas toi qui vas y aller. C’est moi. »

Elle lui prit la main et la regarda, entre ses doigts. Une belle main, ferme, chaude. « Ce n’est pas comme ça que ça marche entre nous, lui dit-elle doucement. Toi, t’es l’idéaliste, David. C’est moi qui rabroue les gens.

— Laisse-moi prendre les coups. Je ne le supporterais pas s’il t’arrivait quelque chose. C’est vrai. »

Elle le serra, très fort. « Il n’arrivera rien, mon cœur. Je vais simplement faire ce foutu boulot. Et je reviendrai. Couverte de gloire. »

Il se sépara d’elle, se remit debout. « Tu ne vas même pas me laisser ça, hein ? » Il se dirigea vers la porte. « Je sors. »

Emily ouvrit la bouche. Laura lui prit le bras. David quitta l’appartement.

« Laisse-le faire. Il est comme ça quand on se bagarre. Il en a besoin.

— Je suis désolée », dit Emily.

Laura se sentait au bord des larmes. « Ça a été vraiment dur pour nous. Tout ce temps perpétuellement en ligne. Il a besoin de décompresser un peu.

— C’est le décalage horaire. Plus la crame. Je vais te chercher des Kleenex.

— Je le prends mieux d’habitude. » Elle se força à sourire. « Mais en ce moment, j’ai mes règles.

— Oh ! mince ! » Emily lui passa un mouchoir. « Pas étonnant.

— Désolée. »

Emily lui caressa doucement l’épaule. « Je te bassine toujours avec mes problèmes, Laura. Mais jamais tu ne te confies à moi. Toujours si maîtresse de toi. Tout le monde le dit. » Elle hésita. « David et toi, vous avez besoin d’un peu de temps ensemble.

— On aura tout le temps du monde à mon retour.

— Peut-être que tu devrais y réfléchir.

— C’est inutile, Emily. On ne peut pas y échapper. » Elle s’essuya les yeux. « C’est un truc que Stubbs m’a dit, avant qu’ils le tuent. Un seul monde, ça veut dire qu’on ne peut plus se cacher nulle part. » Elle secoua la tête, rejeta les cheveux en arrière, força ce picotement dans les yeux à se dissiper. « Merde, Singapour n’est jamais qu’à un coup de fil de distance. J’appellerai David tous les jours. Pour compenser. »

Singapour.

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