5

Ils étaient sous les fondations du manoir, aux prises avec un vérin hydraulique, quand ils entendirent Sticky appeler. « Yo Bwana, Blondie ! Faut sortir maintenant, c’est plus le moment de se dérober… »

Ils se faufilèrent pour retrouver le soleil de l’après-midi. Laura se hissa par le regard percé dans le béton et se redressa. « Salut, capitaine. » Elle se passa la main dans les cheveux et la retira pleine de toiles d’araignée.

David sortit à son tour en rampant. Son jean et sa chemise de toile étaient maculés de boue séchée aux genoux et aux coudes. Sticky Thompson sourit en découvrant le visage noir de David. « On sort les autochtones maintenant, Blondie ? Où est le Grand Chasseur blanc ?

— Très drôle », dit David.

Sticky les précéda, leur faisant contourner la demeure par l’aile ouest. Alors qu’ils passaient sous les ylangs-ylangs fraîchement taillés, David remit prestement ses verres et s’enfonça l’écouteur dans l’oreille. « Qui est là ? Oh ! Salut ! Quoi ? Merde, j’ai de la boue sur mes lentilles. » Piteux, il les nettoya avec un pan de chemise.

Deux jeeps militaires attendaient dans l’allée gravillonnée – hard-top vert olive et vitres-miroirs. Assis sur les gros pare-chocs aplatis, trois miliciens en uniforme buvaient des sodas dans des gobelets en carton. Sticky les siffla ; le plus maigre bondit au garde-à-vous et ouvrit une portière. Un autocollant bariolé étincela sur le panneau de porte : rouge criard, or et verre – le drapeau de la Grenade. « L’heure de vérité, madame Webster. Après vous…

— Laissez-la se changer, quand même…, commença David.

— Non, inutile, le coupa Laura. Je suis prête. À moins que votre Banque ne craigne que je ne salisse ses garnitures… » Elle sortit ses lunettes d’une poche de chemise boutonnée.

Sticky se tourna vers David, indiquant la seconde jeep. « On vous a réservé pour aujourd’hui une visite touristique originale. Cette autre jeep vous tiendra lieu d’escorte. Ils vont vous descendre à la plage. On a quelques projets de construction tout à fait particuliers. Je suis sûr que ça vous plaira, Dave.

— D’accord, dit celui-ci. Mais faut d’abord que je termine mes travaux de consolidation sous la maison, ou la cuisine va s’effondrer. » Il étreignit soudain Laura avec force. « Bonne chance, chou. Donne-leur du fil à retordre. » Elle l’embrassa, avec passion. Les soldats les regardèrent en souriant.

Laura grimpa à l’avant. L’un des deux soldats monta derrière, en cognant son fusil d’assaut. Sticky prenait son temps dehors. Il avait chaussé une paire de lunettes à verres polarisants. Il scruta soigneusement le ciel, les yeux protégés des deux mains. Satisfait, il se glissa derrière le volant et claqua la portière.

Sticky démarra le moteur avec une antique clé de contact. Il négocia les lacets du domaine à une vitesse à vous dresser les cheveux sur la tête, mais tranquille, négligemment, d’une seule main sur le volant. Laura comprenait à présent pourquoi sa couleur de peau avait changé. Ce n’était pas du maquillage, mais une technique copiée sur celle du caméléon, qui agissait au niveau cellulaire. Et induisait des tas de changements, trop, même, peut-être. Les lunules de ses ongles avaient d’étranges reflets jaunâtres. Des ongles qu’il rongeait, d’ailleurs.

Il lui lança un sourire dégagé – maintenant qu’il conduisait, il paraissait soulagé, un peu parti. Sous stimulants, se dit-elle, sombre. « Vous verriez votre tête, lui dit-il. J’arrive pas à croire que vous ayez pas trouvé le temps de vous tartiner un peu de rouge. »

Laura se toucha machinalement la joue. « Vous voulez dire du vidéofard, capitaine ? J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une audience à huis clos.

— Oh-oh, fit Sticky, amusé par ce formalisme. V’là autr’ chose. Tant que la caméra regarde pas, on peut se balader en dégueulasse, s’déguiser pour jouer les prolos, c’est ça ? » Il rit. « Qu’est-ce qu’elle dirait, vot’ copine de fac si elle vous voyait ? Celle qui se fringue comme un travelo d’esclavagiste du vieux Sud ? Emily Donato ?

— Emily est ma meilleure amie, fit-elle, pincée. Elle m’a vue en bien pire état, vous pouvez me croire. »

Sticky haussa les sourcils. Il remarqua d’un ton léger : « V’z’êtes déjà interrogée, par hasard, sur les relations de cette Donato avec votre mari ? Elle l’a connu avant vous. Même que c’est elle qui vous l’a présenté. »

Laura réprima aussitôt une brusque bouffée de colère. Elle attendit quelques instants. « Vous avez bien pris votre pied, Sticky ? À piétiner tranquillement mon fichier personnel ? Je parie que ça vous donne un vrai sentiment de puissance, hein ? Un peu comme de brimer ces jeunes recrues dans votre milice d’opérette. »

Sticky jeta un bref coup d’œil dans le rétroviseur. Le garde à l’arrière faisait comme s’il n’avait pas entendu.

Ils prirent la nationale en direction du sud. Sous le ciel couvert et plombé, les empilements d’arbres verdâtres prenaient des tonalités étranges, crépusculaires, au long des pentes volcaniques embrumées. « Vous croyez que je ne vois pas où vous voulez en venir ? reprit Sticky. Cette frénésie de travaux sur la maison ? Gratis – juste pour faire impression. Refiler aux domestiques des cassettes de propagande… chercher à soudoyer nos compatriotes.

— Proposer aux gens d’entrer à Rizome, ce n’est pas les soudoyer, loin de là, rétorqua Laura, sans se démonter. S’ils collaborent avec nous, ils méritent une place à nos côtés. » Ils dépassèrent une raffinerie de sucre abandonnée. « C’est dur pour eux d’être à la fois nos domestiques et de bosser pour vous au noir, comme espions. »

Sticky fulmina. « Ces putains de saletés de lunettes, cracha-t-il soudain.

— Atlanta, je décroche un petit instant », annonça Laura. Elle ôta tout son attirail et ouvrit la boîte à gants. Un carton alvéolé rempli de cartouches en ruban lui tomba sur le pied. Elle l’ignora et fourra casque et lunettes à l’intérieur – ça braillait dans le casque – puis elle referma la petite trappe en acier.

Vorochilov ricana. « Z’allez avoir des ennuis. Feriez mieux de remettre ça.

— Et puis merde ! Ça vaut le coup, rien que pour ne plus vous entendre prendre ce putain d’accent. » Elle lui sourit, sans humour. « Allons, soldat. Jouons franc jeu. Je n’ai pas l’intention de me laisser bassiner durant tout le trajet jusqu’à la Banque, sous prétexte que vous voulez jouer les psy avec moi, ou je ne sais trop quoi. »

Les mains musclées de Sticky se crispèrent sur le volant.

« Vous n’avez pas peur d’être toute seule avec moi ? Maintenant que vous n’êtes plus en contact avec le Réseau, vous êtes plus ou moins vulnérable, sans défense, pas vrai ? » Il lui enfonça brutalement le doigt dans les côtes, comme s’il tâtait un quartier de bœuf. « Et si je vous traînais sous ces arbres et devenais violent avec ce joli corps ?

— Seigneur. » L’idée ne lui en était jamais venue. « Je ne sais pas, capitaine. Je suppose que je vous arracherais les yeux.

— Oh ! dur ! » Pas un regard dans sa direction – il roulait vite, les yeux fixés sur la route – mais sa main droite jaillit avec une vitesse incroyable et lui saisit le poignet, dans un claquement d’épidermes entrant en contact. Les doigts de Laura devinrent gourds tandis qu’une douleur cuisante lui remontait le long du bras. « Dégagez-vous, lui dit-il. Essayez. »

Elle tira, sentant pour la première fois monter en elle une authentique terreur. C’était comme de vouloir desserrer un étau. Il ne tressaillit même pas. Il n’avait pas l’air si fort et pourtant son bras brun et nu était devenu rigide comme une barre de fonte. Surnaturel. « Vous me faites mal », dit-elle, essayant de garder son calme. Avec un horrible petit tremblement dans la voix.

Sticky eut un rire triomphant. « À présent, vous allez bien m’écouter, ma petite. Pendant tout le temps que vous… »

Laura se laissa brusquement glisser sur le siège et son pied écrasa le frein. La jeep dérapa brutalement ; le soldat à l’arrière poussa un cri. Sticky la lâcha comme s’il s’était ébouillanté ; la main revint se plaquer sur le volant avec une vitesse panique. Ils firent une embardée, rebondirent sur les nids-de-poule du bas-côté. Ils se cognèrent la tête contre le toit rigide. Deux secondes de chaos trépidant. Puis ils se retrouvèrent sur la chaussée, zigzaguant.

Sains et saufs. Sticky poussa un long soupir.

Laura se rassit et se massa le poignet sans rien dire.

Quelque chose de vraiment méchant venait de se passer entre eux. Elle ne ressentait aucune peur encore, même s’ils avaient failli mourir ensemble. Elle n’avait pas imaginé que ce serait aussi grave – une jeep manuelle –, elle l’avait fait sans réfléchir plus avant. Sur un coup de tête. La rage qui avait soudain débordé, quand leurs inhibitions s’étaient évanouies, emportées avec l’œil de verre des caméras du Réseau.

Tous deux se comportant comme des brutes avinées sitôt le Réseau disparu.

C’était fini, à présent. Le soldat – le gamin –, sur le siège arrière, agrippait son fusil, paniqué. Il n’avait pas senti la présence du Réseau – pour lui, c’était un mystère complet, cette soudaine bouffée de violence, comme une tornade. Apparue sans raison, et dissipée de même… Il ne se doutait même pas encore que c’était déjà fini.

Sticky continua de conduire, la mâchoire crispée, les yeux fixés sur la route. « Winston Stubbs, dit-il enfin. C’était mon père. »

Laura hocha la tête. Sticky avait une raison de lui révéler cela : c’était la seule façon qu’il connaissait de lui présenter ses excuses. La nouvelle ne la surprit pas trop, mais durant quelques instants elle sentit que ses yeux la piquaient. Elle se carra contre le dossier du siège, se décrispant, respirant lentement. Il faudrait qu’elle fasse attention à lui. Les gens devaient faire attention à leur prochain…

« Vous deviez être très fier de lui », dit-elle. Doucement. Timidement. « C’était un homme remarquable. » Pas de réponse. « À sa façon de vous regarder, je sais que…

— Je l’ai trahi, dit Sticky. J’étais son guerrier et l’ennemi l’a pris.

— Nous savons à présent qui a fait ça, lui dit Laura. Ce n’était pas Singapour. C’est un régime africain – la police secrète de la république du Mali. »

Sticky la fixa comme si elle était devenue folle. Ses verres polarisants avaient sauté lors de l’accident manqué et ses yeux jaunâtres luisaient comme ceux d’une fouine. « Le Mali est un pays d’Afrique.

— Quelle différence ?

— Nous nous battons pour le peuple africain ! Le Mali… ce n’est même pas une planque de données. C’est un pays qui souffre. Ils n’ont aucune raison. » Il plissa les paupières. « Ils vous mentent s’ils vous ont dit ça.

— Nous savons que le Mali est le FAIT. », dit Laura.

Sticky haussa les épaules. « N’importe qui peut employer ce sigle. Ils cherchent à extorquer de l’argent et nous savons très bien où il va : à Singapour. » Il hocha lentement la tête. « La guerre est imminente, Laura. Les temps s’annoncent difficiles. Vous n’auriez jamais dû venir sur cette île…

— Il le fallait. Nous étions cités comme témoins.

— Comme témoins, répéta Sticky, méprisant. Nous savons ce qui s’est passé à Galveston, nous n’avions pas besoin de vous pour ça. Vous êtes des otages, Laura. Vous, votre mari et même la mioche. Des otages pour Rizome. Votre compagnie est prise entre deux feux, et si elle favorise Singapour à nos dépens, la Banque vous tuera. »

Laura s’humecta les lèvres. Elle se raidit sur son siège.

« Si la guerre doit éclater, des tas d’innocents vont mourir.

— Ils se sont moqués de vous. Votre compagnie. En vous envoyant ici, ils étaient au courant !

— Les guerres tuent les gens, dit Laura. David et moi ne sommes pas aussi innocents que certains. »

Il plaqua la main sur le volant. « Et vous n’avez pas peur, fillette ?

— Et vous, capitaine ?

— Moi, je suis soldat. »

Laura se força à hausser les épaules. « Qu’est-ce que ça veut dire dans une guerre terroriste ? Ils ont assassiné un invité sous mon propre toit. Devant moi et mon bébé. Je vais faire ce que je peux pour les coincer. Je sais que c’est dangereux.

— Vous êtes un ennemi courageux », dit Sticky. Il obliqua sur une route secondaire, traversant un petit village déshérité, pisé rouge et tôle rouillée. Ils attaquèrent les lacets des collines, gagnant l’intérieur. Le soleil fendit un instant les nuages et l’ombre des branches vint tacheter le pare-brise.

Au détour d’un tournant en épingle à cheveux, Laura aperçut, très loin tout en bas, les maisons coloniales resserrées du port de Grand Roy – toits rouges endormis, porches à colonnades, rues en pente et tortueuses. Un puits de forage était tapi au large, comme une araignée de Mars.

« Vous êtes une idiote, lui dit Sticky. Vous cherchez à diffuser votre propagande merdique en croyant qu’elle va amener tout le monde à jouer bien gentiment. Mais on n’est pas dans une galerie marchande yankee bien pépère, où on peut fourguer la paix à tout le monde comme du Coca-Cola. Ça ne marchera pas… Mais je trouve qu’y a pas lieu que vous mouriez pour ça. C’est pas juste. »

Il aboya un ordre. Le milicien prit quelque chose derrière lui et passa à Laura un blouson d’aviateur et une tunique noire à capuche. « Enfilez ça, dit Sticky.

— D’accord. » Laura boucla le gros blouson par-dessus son bleu de travail. « C’est quoi, ce peignoir de bain ?

— C’est un tchador. C’est ce que portent les femmes musulmanes. Très pudique… Et puis ça cachera ces cheveux blonds. Y a des avions espions, là où on va. J’ai pas envie qu’ils vous repèrent. »

Laura se glissa dans le vêtement et rabattit la capuche sur sa tête. Une fois la tête dans cette espèce de sac, elle décela un reste d’odeur de son ancien propriétaire : cigarettes parfumées et essence de roses. « Ce n’était pas la Banque islamique…

— Nous savons que c’est la Banque. Ils envoient leurs avions espions tous les jours, un saut de puce depuis Trinidad. On connaît les plantations qu’ils utilisent, tout. Nous aussi, nous avons nos sources – on n’a pas besoin de vous pour tout nous dire. » D’un signe de tête, il indiqua la boîte à gants. « Vous feriez aussi bien de remettre votre attirail de télécom. J’ai dit tout ce que j’avais à dire.

— Nous n’avons pas l’intention de vous nuire, à vous ou vos compatriotes, Sticky. Nous ne vous voulons que du bien. »

Il soupira. « Faites simplement ce que je vous dis. »

Elle sortit les vidéoverres. Emily lui piailla dans l’oreille. [« Mais qu’est-ce que tu fous !? Tu vas bien ? »]

« Très bien, Emily. Lâche-moi un peu la grappe ! »

[« Sois pas stupide, Laura. T’es en train d’entamer notre crédibilité. Pas de négociations secrètes ! Ça s’annonce déjà mal – comme s’ils allaient s’en prendre à toi. La situation est suffisamment délicate sans que les gens soient amenés à s’imaginer que tu prépares tes coups en douce. »]

« On se dirige vers Camp Fédon, dit Sticky tout haut, d’une voix mélodieuse. Vous entendez, Atlanta ? Julian Fédon. C’était un Noir libre. Du temps de la Révolution française. Lui prêcher les Droits de l’Homme. Les Français lui envoyer des armes, il s’empare des plantations, libère les esclaves et leur donne fusils. Les esclavagistes ont connu son feu vengeur. Et il se battait l’arme à la main quand les Tuniques rouges ont envahi l’île… Leur a fallu des mois, avec une armée, pour réduire son fort. »

Ils venaient de déboucher dans une cuvette déchiquetée, au milieu de collines sauvages et volcaniques. Un paradis tropical ponctué de hautes tours de guet. À première vue, aussi parfaitement anodines que des châteaux d’eau. Mais le réservoir cylindrique était en fait un arsenal blindé, criblé de meurtrières. Les flancs métallisés de chaque construction étaient constellés de projecteurs et d’excroissances de radars tandis que leur sommet était aplati pour accueillir un héliport. Les racines d’énormes cages d’ascenseur plongeaient dans les profondeurs du sol – aucune porte n’était visible nulle part.

Ils gravirent la pente par une large route empierrée de caillasse noire. Des déblais d’excavations. Il y en avait partout, barrières casse-pattes formées d’éboulis aux arêtes vives, à demi cachés sous les buissons et les bosquets pleins de gazouillis d’oiseaux…

Camp Fédon était une forteresse d’un nouveau genre. Ni sacs de sable, ni barbelés, ni porte, ni gardes. Rien que cet alignement de tours dressées, muettes, au-dessus du calme verdoyant, comme autant de champignons mortels de céramique et d’acier. Des tours qui se surveillaient mutuellement, surveillaient les collines, surveillaient le ciel.

Des tunnels, songea Laura. Il devait y avoir tout un réseau de tunnel pour relier ces tours de mort – et des salles enterrées bourrées de munitions. Tout cela souterrain, avec juste ces fortins pour crever la surface selon une géométrie de zones de tir stratégiques.

À quoi ressemblerait l’attaque d’un tel dispositif ? Laura imaginait d’ici des émeutiers affamés et furieux, pathétiquement armés de leurs torches et de leurs cocktails Molotov, errant sous ces tours comme des souris sous des meubles. Incapables de trouver quoi que ce soit à leur mesure – une cible à toucher ou atteindre. Pris d’une terreur croissante à mesure qu’à leurs cris ne répond que le silence – rampant d’abord, par petits groupes murmurants, sous la fausse protection des rochers et des arbres. Alors que leurs moindres pas résonnent comme un roulement de tambour transmis par des micros enterrés, que leurs corps luisent comme des chandelles humaines dans le viseur infrarouge de quelque canonnier…

La route débouchait simplement sur un demi-arpent de bitume envahi par les herbes. Sticky coupa le moteur et reprit ses verres polarisants. Il regarda par le pare-brise. « Là-bas, Laura, vous voyez ? » Il indiquait le ciel. « Près de ce nuage gris, en forme de tête de loup… »

Elle ne voyait rien du tout, pas même une tache. « Un avion espion ?

— Ouais. De là-haut, ils peuvent compter vos dents sur une photo prise au télé. Et ces engins ont juste la bonne taille : trop petits pour être repérés par un missile stupide, mais ne valant pas la perte d’un missile intelligent. » Crépitement rythmé au-dessus de leur tête. Laura grimaça. Une ombre squelettique traversa la piste. Un hélicoptère de transport planait à leur aplomb.

Sticky descendit de la jeep. Elle vit l’ombre lâcher un filin qu’elle entendit claquer contre le toit de la jeep. Des grappins se refermèrent et Sticky remonta à bord. En un instant, ils s’élevaient dans les airs. La jeep et ses occupants.

Le sol s’éloigna vertigineusement. « Accrochez-vous bien », avertit Sticky. Sur un ton las. L’hélico les déposa au sommet de la plus proche tour, dans un grand filet jaune. Les bras supportant le filet craquèrent sur leurs gros ressorts et la jeep oscilla, comme ivre ; puis les bras descendirent et les déposèrent en douceur sur le toit.

Laura descendit, tremblante. L’air avait des senteurs d’aube au jardin d’Éden. Tout autour d’eux, des montagnes aux flancs trop abrupts pour la culture : des collines étouffées sous la végétation qui se drapaient de brumes gris d’encre comme un paysage chinois. Les autres tours étaient analogues à celle-ci : leur sommet bordé d’un parapet bas en céramique. Sur la plus proche, à cinquante mètres de là, des soldats à demi nus jouaient au volley-ball.

L’hélico atterrit, crachotant, sur le trèfle noir de son aire, non loin de là. Le vent du rotor fouettait les cheveux de Laura. « Qu’est-ce que vous faites lors des ouragans ? » cria-t-elle.

Sticky la prit par le coude pour la guider vers une trappe d’accès. « Il y a d’autres voies d’accès, en dehors des hélicos. Mais que vous n’avez pas besoin de connaître. » Il ouvrit les deux battants de la trappe, révélant quelques marches menant à un ascenseur.

[« Attendez »], dit à son oreille une voix inconnue. [« Je ne peux pas vous surveiller tous les deux à la fois et je n’y connais rien en architecture militaire. L’autre truc en mer, c’était déjà pas mal… David, connaissez-vous à Rizome un spécialiste des questions militaires ? C’est bien ce que je pensais… Laura, vous pouvez vous arranger pour traîner une vingtaine de minutes ? »]

Laura s’immobilisa. Air impatient de Sticky. « Vous ne verrez pas grand-chose de plus, si c’est ce qui vous arrête. On descend tout de suite. »

Laura prévint Atlanta : « Encore un ascenseur. Je vais décrocher.

— Il est câblé, lui assura Sticky. Ils savaient que vous alliez arriver. »

Ils descendirent de six étages, à toute vitesse. Et émergèrent dans un tunnel de pierres striées de la taille d’une route à deux voies. Elle avisa des caisses militaires portant le tampon en cyrillique de l’ancien pacte de Varsovie. De lourdes bâches tendues sur des empilements informes de Dieu sait quoi. Sticky ouvrait la marche, les mains dans les poches. « Vous connaissez le tunnel sous la Manche ? Entre la France et l’Angleterre ? »

Il faisait froid. Elle croisa les bras sous les manches amples du tchador. « Ouais ?

— Ils ont appris plein de trucs sur la construction des tunnels. Tout était sur des bases de données publiques, en plus. Pratique. » Sa voix résonnait lugubrement. Les plafonniers s’allumaient à mesure de leur progression pour s’éteindre dans leur dos. Ils parcouraient le tunnel au milieu d’une tache de lumière mouvante. « Déjà vu la ligne Maginot ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Laura.

— Un gigantesque ouvrage fortifié creusé par les Français, il y a quatre-vingt-dix ans. En défense contre les Allemands. Je l’ai visité un jour. Winston m’avait emmené. » Il rajusta son béret. « De grands dômes d’acier qui rouillent toujours au milieu des pâturages. Avec tout un réseau de chemin de fer souterrain. Parfois emprunté par les touristes. » Il haussa les épaules. « Il est tout juste bon à ça. Comme cet endroit, un de ces jours.

— Que voulez-vous dire ?

— Les pétroliers sont supérieurs : ils sont mobiles. »

Laura vint à sa hauteur. Mal à l’aise. « Ça pue dans ces galeries, Sticky. Comme dans les pétroliers…

— C’est le plastique des entraveurs, lui expliqua-t-il. Une arme d’exercice. Quand vous êtes touché par un fusil entraveur, il y a une drôle d’odeur le temps que le plastique polymérise. Ensuite, vous vous retrouvez enveloppé de barbelé… »

Il mentait. Il y avait des labos, quelque part là-dessous. Quelque part dans ces ténèbres fongiques. Elle le sentait. Cette vague odeur acide…

« C’est là que se livrera la bataille, reprit-il. Là que l’ennemi devra payer le prix. C’est pas qu’on espère les arrêter, pas plus que Fédon ne l’a fait dans le temps. Mais ils paieront le prix du sang. Ces galeries sont bourrées de trucs prêts à vous sauter dessus dans le noir… » Il renifla. « Vous bilez pas, pas vos Yankees. Les Yankees ont plus guère de couilles, ces derniers temps. Mais tous les autres. Babylone.

— Le Système », dit Laura.

Sticky sourit.

Les directeurs de la Banque l’attendaient. Ils étaient simplement installés là, dans le tunnel, sous une flaque de lumière. Avec une longue table de réunion rectangulaire et quelques sièges en cuir confortables. Plus thermos de café, cendriers, calepins, crayons. Ils bavardaient entre eux. Souriants. Des anneaux de fumée de cigarette montaient sous la lampe.

Ils se levèrent en la voyant. Cinq Noirs. Quatre en costume de bonne coupe ; le cinquième en uniforme avec des épaulettes étoilées. Trois étaient assis à gauche, deux à droite.

Le siège en bout de table était vide. De même que celui immédiatement à sa droite. Sticky la conduisit vers la chaise du bout.

Le général prit la parole. « Ce sera tout, capitaine. » Sticky salua sèchement et tourna les talons. Elle entendit résonner ses bottes tandis qu’il s’éloignait dans l’obscurité.

« Bienvenue à la Grenade, madame Webster. Asseyez-vous, je vous en prie. » Tout le monde s’assit, crissements de cuir. Devant chacun était posée une plaque en cuivre judicieusement orientée vers elle :

Dr CASTLEMAN. M. RAINEY. M. GOULD. GEN. CREFT M. GELLI. M. Gelli était le plus jeune de tous. Aux alentours de la quarantaine ; il était italien et sa peau était noire. Les sièges vides avaient également des plaques : M. STUBBS. Et P.M. ERIC LOUISON…

« Je m’appelle Gould », annonça M. Gould. C’était un Anglo à peau noire, corpulent, dans les soixante-cinq ans, maquillé au rouge vidéo et portant un postiche de cheveux drus. « Je fais office de président de semaine pour cette commission spéciale d’enquête, chargée d’examiner les circonstances du décès d’un citoyen grenadin, M. Winston Stubbs. Nous ne sommes pas un tribunal et ne pouvons prononcer de jugements mais nous pouvons émettre des avis et offrir nos conseils au Premier ministre. Aux termes de la loi grenadine, madame Webster, vous n’avez pas droit à un avocat devant une commission spéciale de ce type ; toutefois, tout faux témoignage est passible de poursuites. M. Gelli va recevoir votre prestation de serment. Monsieur Gelli ? »

M. Gelli se leva vivement. « Levez la main droite, je vous prie. Jurez-vous ou affirmez-vous solennellement… » Il lut intégralement la formule.

« Je le jure », dit Laura. Castleman était le plus étrange de la troupe : monstrueusement obèse, avec des cheveux tombant sur les épaules et la barbe en broussaille ; il achevait de fumer un cigarillo jusqu’au filtre. Des yeux bleus, écartés. Il tapait de la main gauche sur un petit clavier.

Rainey avait l’air de s’ennuyer. Il griffonnait sur son papier et caressait son grand nez noir d’Anglo comme s’il était douloureux. Il portait une émeraude à l’oreille et une grosse gourmette en or. Le général Creft ressemblait à un Noir authentique, bien qu’avec son teint café-au-lait il fût le plus clair du lot. Il avait les yeux impassibles d’un crocodile et les mains aux phalanges balafrées d’un habitué des combats de rue. Des mains qu’on aurait vues plutôt tenir des pinces ou un tuyau de caoutchouc.

Ils l’interrogèrent une heure et demie durant. Ils étaient polis, mesurés. Gould était le plus loquace, ne s’interrompant que pour consulter des notes sur sa console. Rainey s’embêtait – manifestement, l’affaire manquait par trop de piquant pour le passionner ; il aurait été plus heureux à la barre d’une vedette rapide, filant devant les garde-côtes de Floride. Creft accapara le devant de la scène quand on en vint à l’avion-robot tueur. Il avait un dossier entier de photos du Canadair CL-227 – la cacahuète orange rééquipée d’une terrifiante variété de lance-grenades, lance-napalm, diffuseurs de gaz… Elle désigna le modèle qui lui semblait le plus proche du profil dont elle se souvenait. Creft fit circuler le cliché sans un mot. Tous hochèrent la tête…

Gelli ne disait pas grand-chose. C’était le cadet de la troupe. Le Gelli ancien modèle n’avait manifestement pas tenu le coup. Quelqu’un l’avait déboulonné…

Elle attendit le moment opportun pour lâcher son information sur le FAIT. Elle contacta sa console restée au manoir, téléchargea les preuves que lui avait envoyées Emily et les leur balança sous le nez. Ils examinèrent le document avec des hum et des mouais. (Castleman le parcourut à 2400 bauds, ses yeux bordés de graisse le dévorant par paragraphes entiers.)

Ils étaient polis. Ils étaient sceptiques. Le président malien, un certain Moussa Diokité, était un ami personnel du premier ministre Louison. Les deux pays entretenaient des liens fraternels et avaient envisagé l’instauration d’échanges culturels. Malheureusement, ces projets de liens pacifiques avaient capoté, par suite de l’état de crise endémique propre à tous les pays sahariens. Le Mali n’avait rien à gagner à attaquer la Grenade ; le Mali était désespérément pauvre et ravagé par les désordres civils.

Et les preuves étaient douteuses : l’Algérie et le Mali avaient depuis longtemps un différend frontalier ; les Affaires étrangères algériennes auraient raconté n’importe quoi. La liste donnée par l’I.G. Farben d’actes terroristes commis dans le secteur turc de Chypre était impressionnante et fort utile mais elle ne prouvait rien. Chez Kymera Corporation, ils étaient paranoïaques, accusant toujours les étrangers des menées criminelles des gangs du Yakuza japonais. Accuser le Mali relevait de la plus haute fantaisie quand les Singapouriens étaient manifestement les agresseurs.

« Comment savez-vous qu’il s’agit de Singapour ? demanda Laura. Est-ce que vous pouvez prouver que Singapour a tué M. Stubbs ? Singapour a-t-il attaqué la Loge de Rizome à Galveston ? Si vous pouvez prouver que vous avez agi loyalement, tandis que la Banque islamique a rompu les termes de l’accord, je vous promets que je soutiendrai votre plainte par tous les moyens à ma disposition.

— Nous vous savons gré de cette position, dit M. Gould. Établir légalement la preuve dans un meurtre commis à distance est, bien entendu, passablement difficile… Êtes-vous déjà allée à Singapour ?

— Non. Rizome y entretient un fonctionnaire mais…

— Vous avez eu l’occasion de voir ce que nous faisons ici, sur notre île. Je pense que vous comprenez à présent que nous ne sommes pas les monstres que l’on a dépeints. »

Le visage mince du général Creft se plissa, révélant une rangée de crocs étincelants. Il lui souriait, ou du moins essayait. Castleman gigota en grognant et se mit à pianoter sur ses touches de fonction.

« Un voyage à Singapour pourrait vous éclairer, suggéra Gould. Cela vous intéresserait-il de vous y rendre ? »

Laura ne répondit pas tout de suite. « À quel titre ?

— Au titre de négociatrice. Comme déléguée de la Banque unie de la Grenade. » M. Gould tapa sur son clavier. « Permettez-moi d’observer, dit-il en consultant son écran, que Rizome opère dans le cadre d’un certain nombre de contraintes légales. Il est fort probable que la convention de Vienne ne va pas tarder à suspendre définitivement l’enquête menée par Rizome. » Il leva les yeux sur elle. « À moins de nous rejoindre, madame Webster, vous ne connaîtrez jamais la vérité sur l’identité de vos assaillants. Vous serez obligée de réintégrer votre Loge criblée de balles, sans savoir qui était votre ennemi, ni s’il frappera de nouveau… »

M. Rainey prit la parole. Il avait l’accent traînant d’un petit Blanc de Floride du siècle passé. « J’ai cru comprendre que vous savez que nous détenons quantité de données sur vous et votre mari. Ce n’est pas une décision soudaine de notre part, madame Webster. Nous connaissons vos capacités – nous avons même vu le travail que vous avez accompli, dans le refuge où nous avons assuré votre protection. » Il sourit. « Nous aimons votre attitude. En un mot comme en cent, nous croyons en vous. Nous savons comment vous avez dû vous battre au sein de Rizome pour avoir une chance de bâtir votre Loge et mettre vos idées en pratique. Avec nous, vous n’auriez pas à livrer un tel combat. Nous savons laisser travailler les gens créatifs. »

Laura effleura son écouteur. Silence complet sur la ligne.

« Vous m’avez coupée d’avec le Réseau. »

Rainey ouvrit les mains, et sa gourmette en or accrocha la lumière. « Cela semblait plus sage.

— Vous voulez me faire déserter ma compagnie.

— Déserter – mon Dieu, quel horrible terme ! Nous voulons que vous nous rejoigniez. Et votre mari David aussi. Nous pouvons vous assurer tous les deux d’un soutien dont le niveau pourrait vous surprendre. » D’un signe de tête, Rainey indiqua l’écran d’ordinateur devant lui. Un relevé financier était en train de s’y inscrire. « Bien sûr, nous sommes au courant de votre poids financier personnel. Nous avons été surpris de constater que, en dehors de Rizome, vous ne possédez quasiment rien ! Certes, vous détenez des titres, mais tout ce que vous avez construit ne vous appartient pas en propre – vous le gérez simplement au nom de votre entreprise. Je connais des plombiers avec un meilleur salaire que le vôtre. Mais il en va autrement ici. Nous savons nous montrer généreux.

— Vous semblez apprécier la maison de la plantation, observa Gould. Elle est à vous… Nous pourrions signer l’acte de cession dès aujourd’hui. Vous pourrez engager votre propre personnel, bien entendu. Pas de problème pour les déplacements : nous mettrons un hélico et son pilote à votre disposition. Et je puis vous garantir que vous serez bien mieux protégés par la sécurité de la Banque que vous ne pourrez jamais l’espérer de retour aux États. »

Laura jeta un œil sur l’écran devant elle : un choc soudain – c’était de millions qu’ils étaient en train de parler. De millions de roubles de la Grenade, réalisa-t-elle. Un sacré paquet. « Je n’ai rien à vous offrir qui vaille cette somme, remarqua-t-elle.

— Nous avons une bien mauvaise image de marque auprès du public, constata tristement Gould. Nous avons tourné le dos au Réseau, ce qui nous a valu d’être calomniés. Réparer ces dégâts devrait être votre tâche à longue échéance, madame Webster – cela devrait convenir à vos talents. À court terme, nous avons cette crise avec Singapour. Nos deux banques rivales ne peuvent pas se sentir. Mais l’escalade n’est une solution pour personne. Et vous êtes la candidate idéale pour offrir une proposition de paix.

— Pure comme neige », murmura M. Castleman en contemplant la surface polie de son étui à cigarillos en or. Il l’ouvrit d’un geste et en alluma un nouveau.

« Vous jouissez effectivement auprès de Singapour d’une crédibilité qui fait défaut à notre ambassadeur », expliqua M. Gould. L’indiscrétion de Castleman avait fait naître en lui un bref rictus irrité.

« Je ne peux décemment pas vous donner de réponse sans en avoir auparavant discuté avec ma compagnie, dit Laura. Et avec mon mari.

— Votre mari semble apprécier l’idée, dit Gould. Bien sûr, nous avons déjà abordé la question avec lui. Cela affecte-t-il votre réflexion ?

— Ma compagnie va fort mal prendre que vous ayez coupé ma liaison, dit Laura. Ce n’était pas dans notre accord.

— Nous ne vous avons pas totalement coupée, rectifia Castleman. La liaison est toujours en service mais nous l’alimentons avec une simulation… » Ses doigts boudinés dansèrent dans les airs. « Banal travail de synthèse graphique : pas de décor, juste de la lumière, un fond noir, un plateau de table et des têtes qui parlent. Rien de tout cela n’existe, voyez-vous. Cela fait déjà un certain temps que nous n’existons plus. »

Gelli rit nerveusement.

« Dans ce cas, je clos cette séance de notre commission d’enquête, dit M. Gould. Vous auriez dû me prévenir, Castleman.

— Désolé, dit paresseusement l’interpellé.

— Je veux dire que j’aurais officiellement clos la procédure d’enquête, avant que nous décrochions pour lancer notre offensive de recrutement.

— Je suis désolé, Gould, vraiment, dit Castleman. Vous savez que je n’ai pas votre flair pour ce genre de chose.

— Mais à présent nous pouvons raisonner ensemble », intervint Rainey, l’air soulagé. Il se pencha pour saisir quelque chose sous la table. Il se redressa, tenant un narguilé rastafari en bambou tacheté, doté d’un bol incurvé en corne de bélier et noirci par un épais dépôt collant de résine. Il avait l’air vieux de mille ans, enveloppé comme une momie sous ses bandelettes de cuir et ses pendeloques de cordelette tressée. « Son Excellence se joindra-t-elle à nous ? demanda Rainey.

— Laissez-moi vérifier », dit Castleman. Il tapa rapidement sur son clavier. L’éclairage décrut, prenant un ton ambré.

Rainey laissa tomber sur la table un sac en plastique et tira le coulant de fermeture avec un sifflement. « Le pain de l’Agneau ! » exulta-t-il en exhibant une poignée d’herbe verte coupée. Il entreprit de bourrer la pipe d’une main vive et preste.

Le premier ministre était assis au bout de la table. Un petit homme noir avec des verres fumés, vêtu d’une vareuse militaire à col montant. Il s’était matérialisé, venu de nulle part.

« Bienvenue à la Grenade », lança-t-il.

Laura écarquilla les yeux.

« Je vous en prie, ne vous inquiétez pas, madame Webster, dit le premier ministre Louison. Cette entrevue n’a rien d’officiel. Nous réfléchissons souvent ensemble de cette manière. Dans le sacrement de la méditation. »

Rainey fit glisser la pipe de l’autre côté de la table. Louison la prit et l’alluma avec un briquet chromé puis il tira dessus bruyamment. La marihuana s’enflamma avec un sifflement rageur et des flammes bleuâtres dansèrent au-dessus du fourneau.

« Que brûle le pape ! » dit le général Creft.

La tête de Louison était couronnée de brouillard. Il souffla la fumée sur sa droite, par-dessus le siège vide de Stubbs. « À la mémoire d’un bon ami. » Il passa la pipe à Rainey. Celui-ci aspira bruyamment – la pipe bouillonna. « Le feu et l’eau », dit-il en la donnant à Gelli.

Gelli pompa avec enthousiasme puis se carra dans son siège. Il glissa la pipe à Laura. « Ne vous affolez pas, lui dit-il. Rien de tout cela ne se produit vraiment. »

Laura passa directement la pipe au général Creft. L’air était bleui de fumée sucrée. Creft aspira et souffla avec de grands soupirs d’hyperventilation.

Laura se tenait crispée au bord de son siège. « Je suis désolée de ne pouvoir me joindre à votre cérémonie. Cela me discréditerait comme partenaire dans la négociation. Aux yeux de ma compagnie. »

Rainey croassa de rire. Gloussements autour de la table.

« Ils n’en sauront rien, lui dit Gelli.

— Ils ne comprendront pas, dit Castleman, aspirant la fumée.

— Ils ne le croiront pas », dit Gould.

Le premier ministre se pencha ; ses lunettes miroitaient et ses médailles brillaient dans le noir. « Certains se préoccupent d’information, lui dit-il. Et certains de la notion de vérité. Mais d’aucuns s’occupent de magie. L’information vous submerge. Et la vérité coule vers vous. Mais la magie… elle vous transperce.

— Ce sont des trucs », dit Laura. Elle agrippa la table. « Vous voulez que je vous rejoigne… Comment puis-je me fier à vous ? Je ne suis pas magicienne…

— Nous savons ce que vous êtes », dit Gould comme s’il s’adressait à un enfant. « Nous savons tout de vous. Vous, votre Rizome, votre Réseau – vous croyez que votre univers embrasse le nôtre. Mais pas du tout. Votre univers est un sous-ensemble du nôtre. » Il claqua la table de sa paume ouverte – une véritable détonation d’arme à feu. « Voyez-vous, nous savons tout de vous. Mais vous ne savez absolument rien de nous.

— Peut-être une petite étincelle », intervint Rainey. Il se carra dans son siège, joignit le bout des doigts, les yeux plissés, rougissant déjà. « Mais vous ne verrez jamais l’avenir – l’avenir véritable – tant que vous n’aurez pas appris à ouvrir votre esprit. À discerner tous les niveaux…

— Tous les niveaux existant sous le monde, enchaîna Castleman. “Des trucs”, dites-vous. Le réel n’est rien d’autre qu’une accumulation de trucs. Retirez de devant vos yeux ces stupides lunettes noires et nous pourrons vous montrer… tant de choses… »

Laura se leva d’un bond. « Redonnez-moi le Réseau ! Vous n’avez aucunement le droit de faire ça. Reconnectez-moi immédiatement ! »

Le premier ministre rit. Un petit ricanement sec et fripé. Il posa sur la table la pipe fumante. Puis il se redressa, leva les deux mains dans un geste théâtral et se volatilisa.

Les directeurs de la Banque se levèrent comme un seul homme, repoussant leurs sièges. Tous riaient et hochaient la tête. En ignorant entièrement Laura.

Ils s’éloignèrent d’un pas tranquille, caquetant et plaisantant, et disparurent dans les ténèbres absolues de la galerie. La laissant seule sous la flaque de lumière, en compagnie des consoles éclairées et des tasses à café en train de refroidir. Castleman avait oublié son étui à cigarettes…

[« Ô mon dieu »], fit une voix calme à son oreille.

[« Ils se sont tous évanouis. Laura, êtes-vous toujours là ? Est-ce que vous allez bien ? »]

Ses genoux se dérobèrent. Elle se laissa quasiment choir dans son siège. « Madame Emerson, est-ce vous ? »

[« Oui, mon petit. Comment ont-ils fait ça ? »]

« Je ne suis pas sûre », dit Laura. Elle avait la gorge sèche, comme passée à l’émeri. Elle se versa un peu de café, en tremblant, sans se soucier de son éventuel contenu. « Que les avez-vous vus faire, au juste ? »

[« Eh bien… cela avait l’air d’une discussion parfaitement raisonnable… Ils disaient qu’ils appréciaient notre médiation, qu’ils ne nous reprochaient absolument pas la mort de Stubbs… Et puis soudain ceci. Vous êtes seule. L’instant d’avant, ils étaient assis et discutaient, et la seconde d’après, les sièges sont vides et l’atmosphère enfumée. »] Mme Emerson marqua un temps. [« Comme un truquage vidéo. Avez-vous vu la même chose, Laura ? »]

« Un truquage », répéta Laura. Elle but une gorgée de café chaud. « Oui… Ce sont eux qui ont choisi le lieu de la rencontre, n’est-ce pas ? Je suis sûre qu’ils ont dû le bricoler d’une manière ou de l’autre. »

Mme Emerson rit doucement. [« Oui, bien sûr. Ça m’a fait un coup… Durant un instant, j’ai eu peur que vous ne me disiez qu’ils étaient tous des personnages optimaux. Ah ! ah ! Quel numéro minable ! »]

Laura reposa délicatement sa tasse. « Comment… euh… comment m’en suis-je sortie ? »

[« Oh ! très bien, mon petit ! Vous étiez pareille à vous-même. J’ai bien avancé deux ou trois suggestions mineures au micro mais vous sembliez distraite… Rien de surprenant, d’ailleurs, lors d’une entrevue de cette importance… En tout cas, vous vous en êtes fort bien tirée. »]

« Oh ! Bien. » Laura leva les yeux. « Je suis sûre que si je pouvais atteindre ce plafond et creuser un peu derrière ces lampes, je trouverais des hologrammes ou je ne sais quoi. »

[« À quoi bon perdre votre temps ? »] gloussa Mme Emerson. [« Et gâcher cette bien innocente touche de spectaculaire… J’ai remarqué que David ne s’était pas ennuyé non plus… Ils ont essayé de le recruter ! Nous nous y attendions. »]

« Qu’a-t-il dit ? »

[« Il a été très poli. Il s’en est bien sorti, lui aussi. »]

Elle entendit des pas. Sticky surgit de l’obscurité.

« Allons bon, fit-il. Je vois qu’on se remet à causer dans le vide. » Il se laissa négligemment tomber dans le siège de Gelli. « Ça va, z’êtes sûre ? Z’avez l’air un rien pâlotte. » Il lorgna, l’air curieux, l’un des écrans. « Vous ont donné du fil à retordre ?

— C’est des durs à cuire, répondit Laura. Vos patrons.

— Eh bien, ce n’est pas non plus un monde facile… » Sticky haussa les épaules. « Vous devez avoir envie de retrouver votre bébé… J’ai la jeep qui attend sur le toit… allons-y. »


Les balancements de la descente depuis la tour lui retournèrent l’estomac. Elle se sentait verdâtre et pâteuse dans les lacets pour rejoindre la côte. Il conduisait bien trop vite, les collines romantiques et escarpées tressautaient à chaque cahot, comme un mauvais décor de fond. « Moins vite, Sticky. Sinon je vais vomir. »

Sticky prit un air alarmé : « Pourquoi pas me l’avoir dit ? Sapristi, on va s’arrêter. » Il quitta la route pour se garer à l’abri de quelques arbres puis coupa le moteur. Il prévint le soldat : « Toi, tu restes ici. »

Il aida Laura à descendre. Elle se pendit à son bras. « Si je pouvais simplement faire quelques pas… » Sticky la conduisit à l’écart de la jeep, inspectant à nouveau le ciel, par réflexe.

Une légère ondée frémissait dans le feuillage au-dessus d’eux. Sticky s’étonna : « Qu’est-ce qui se passe, que vous vous accrochiez comme ça ? Vous avez pris les pilules de Carlotta ou quoi ? »

Elle le lâcha à regret. Elle le sentait solide et chaud. Fait de chair humaine. Sticky rit en la voyant osciller de la sorte. « Qu’est-ce qui ne va pas ? Onc’ David vous file plus rien ou quoi ? »

Laura rougit. « Votre mère ne vous a donc pas appris à ne plus jouer les sales machos ? J’arrive pas à le croire !

— Hé, répliqua doucement Sticky. Ma mère était une des nanas de Winston, sans plus. Y claquait un doigt, a’sautait comme une crêpe. Pas le genre susceptible comme vous, vous savez. » Il s’accroupit sous un arbre, le dos au tronc, et cueillit une longue brindille. « Enfin… Vous ont flanqué une sacrée frousse, pas vrai ? » Il fit rouler la brindille entre ses doigts. « Y vous ont parlé de la guerre ?

— Un peu, oui. Pourquoi ?

— La milice est en alerte maximale depuis trois jours, dit Sticky. Connaissez les ragots… dans les casernes, on dit que les terroristes ont lancé un ultimatum à la banque. Qu’ils menacent de tout faire péter. Mais qu’on en a marre de payer des rançons. Alors, il semblerait qu’on va se mettre à faire parler la poudre.

— Les ragots de caserne… », dit Laura. Soudain, elle se sentit engoncée dans ce long tchador noir. Elle le passa par-dessus sa tête.

« Mieux vaut que vous gardiez la combinaison d’aviateur », avertit Sticky. Il y avait une lueur dans ses yeux. Il aimait bien la voir se déshabiller. « Disons qu’c’est un petit cadeau de ma part. »

Elle regarda alentour, le souffle court. Légère odeur moite de la forêt tropicale. Des cris d’oiseaux. La pluie. Le monde était toujours là. Quoi qu’il pût se passer dans la tête des gens…

Sticky piqua un nid de termites entre les racines de l’arbre. Il l’attendait.

Elle se sentait mieux à présent. Elle comprenait Sticky. Leur violente altercation quelques heures plus tôt avait pris un côté presque confortable – comme une étape nécessaire. Il la lorgnait maintenant – non plus comme un quartier de bœuf ou comme une ennemie mais avec ce genre de regard qu’elle était habituée à rencontrer chez les hommes. Il n’était pas si différent des autres jeunes gars. Un peu secoué, peut-être, mais un être humain. Elle se sentit soudain prise pour lui d’un brusque élan de camaraderie, se sentit presque prête à l’étreindre ; ou tout du moins l’inviter à dîner.

Sticky regarda la pointe de ses bottes. Il demanda, crispé : « Z’ont dit que vous étiez une otage ? Qu’ils allaient vous tuer ?

— Non, répondit Laura. Ils veulent nous engager. Qu’on travaille pour la Grenade. »

Sticky se mit à rire. « C’est bon. C’est vraiment bon. Elle est bien bonne. » Il se leva nonchalamment, heureux, comme délivré d’un grand poids. « Z’allez le faire ?

— Non.

— M’en doutais. » Puis, après une pause : « Vous devriez, pourtant.

— Pourquoi ne dîneriez-vous pas avec nous, ce soir ? proposa Laura. Peut-être que Carlotta pourra venir. On aura une bonne discussion tous ensemble. Tous les quatre.

— Faut que je surveille ce que je mange », dit Sticky. Incompréhensiblement. Mais cela avait un sens pour lui.

Sticky la déposa au manoir. David arriva une heure après. Il ouvrit la porte d’un coup de pied et déboula dans le hall, poussant des youpis et faisant sauter le bébé contre sa hanche. « Enfin chez soi ! Enfin chez soi… ! » Loretta en gazouillait d’excitation.

Laura attendait dans le séjour hideux en sirotant son second punch au rhum. « Mère de mon enfant ! s’exclama David. Où sont les couches et comment s’est passée ta journée ?

— Elles sont censées être dans le couffin.

— Je les ai finies. Seigneur, qu’est-ce qui sent si bon ? Et qu’est-ce que tu bois ?

— Rita m’a préparé un planteur.

— Eh bien, sers-m’en un verre. » Il disparut avec le bébé et le ramena, changé de frais, avec son biberon.

Laura soupira. « T’as passé une bonne journée, n’est-ce pas ?

— Tu ne croirais pas ce qu’ils ont là-bas », dit David en s’étalant sur le canapé, le bébé sur les genoux. « J’ai fait la connaissance d’un autre des Andreï. Je veux dire, il ne s’appelle pas Andreï mais c’est tout son portrait. Un Coréen. Un grand fan de Buckminster Fuller. Ils construisent d’imposantes arcologies en partant de rien ! Et pour rien ! Du béton de sable compacté et des galets… Ils coulent ces grillages métalliques dans l’océan, puis y font passer du courant ; résultat : de la matière commence à se déposer… du carbonate de calcium, d’accord ? Comme les coquillages ! Ils construisent comme ça des bâtiments au large. Avec du sable et du “béton de mer”. Et pas de problèmes de permis de construire… Pas d’études d’impact. Rien. »

Il engloutit ses trois grands doigts de rhum-citron vert, frissonna. « Sacrédieu ! J’en reprendrais bien… Laura, c’est le truc le plus dingue que j’aie jamais vu. Des gens vivent là-dedans. Certains sont même sous l’eau… Impossible de dire où finissent les murs et où commence le corail. »

La petite Loretta agrippait son biberon avec avidité. « Et écoute bien ça : je me suis baladé là-bas en bleu de travail et personne ne m’a prêté la moindre attention. J’étais un Noir comme un autre, tu piges ? Même avec le vieux, humm… Bon Dieu, j’ai déjà oublié son nom, l’Andreï coréen… il m’offrait la visite guidée, mais c’était vraiment relax : j’ai pu tout voir.

— Ils veulent que tu travailles dessus ? demanda Laura.

— Mieux que ça ! Merde, ils m’ont offert un budget de quinze millions de roubles et donné carte blanche pour me lancer sur ce qui m’intéresse. » Il retira ses vidéoverres et les déposa sur l’accoudoir du canapé. « Bien entendu, j’ai dit rien à faire ! – pas question que je m’y installe sans ma femme et ma gosse – mais si on pouvait aménager une espèce de coopération avec Rizome, alors là, oui, d’accord. Je serais partant dès demain.

— Ils veulent aussi que je bosse pour eux, dit Laura. Ils sont préoccupés par leur image de marque. »

David la fixa puis éclata de rire : « Un peu, tiens ! C’est évident. Allez, merde, verse-m’en un autre. Et parle-moi de cette entrevue.

— Un truc bizarre, confia Laura.

— Ça, je veux bien le croire ! Bon sang, t’aurais dû voir où ils en sont, là-bas sur la côte. Ils ont des gosses de dix ans qui sont nés – je dis bien : nés – dans l’eau de mer. Dans ce qu’ils appellent des caissons de maternité… Les femmes qui sont à terme, tu vois… ils les installent dans ces cuves d’accouchement… Je t’ai parlé des dauphins ? » Il but une gorgée.

« Des dauphins ?

— T’as déjà entendu parler de l’acupuncture par laser ? Je veux dire, tout le long de la colonne vertébrale… » Il s’avança, secouant le bébé. « Oh ! pardon, Loretta. Il la passa sur l’autre bras. N’importe, je pourrai te raconter tout ça plus tard. Alors, t’as déposé, hein ? Ils étaient coriaces ?

— Pas exactement coriaces…

— S’ils veulent tant qu’on vienne chez eux, ça n’a pas dû se passer si mal.

— Eh bien… », commença Laura. Tout lui échappait. Elle se sentait gagnée par le désespoir. Impossible de lui dire ce qui s’était réellement passé… ce qu’elle avait cru voir passer… et surtout pas à l’antenne, face aux caméras d’Atlanta. Ils trouveraient bien un meilleur moment, plus tard. Certainement. « Si seulement on pouvait causer en privé… »

David fit la moue. « Ouais, c’est toujours chiant, d’être en ligne… Enfin, je peux toujours demander à Atlanta de nous transmettre l’enregistrement de ta déposition. On se la repassera ensemble, tu pourras me la commenter. » Un silence. « À moins qu’il n’y ait un truc que tu veuilles me dire tout de suite.

— Non…

— Eh bien, moi j’ai quelque chose à te dire. » Il finit son verre. « Je voulais attendre après le dîner mais je peux pas garder ça pour moi… » Il sourit. « Carlotta m’a fait du plat.

— Carlotta ? dit Laura, outrée. Elle t’a fait quoi ? » Elle se redressa sur son siège.

« Ouais. Elle était là-bas. On s’est retrouvés hors antenne juste une seconde dans une de ces salles d’aquaculture. Elle n’était pas câblée, tu vois. Et voilà qu’elle trébuche plus ou moins, me passe une main sous la chemise et me glisse… je ne me souviens plus au juste mais c’était quelque chose comme : “Jamais demandé quel effet ça ferait ? On connaît des tas de choses que Laura ne connaît pas.” »

Laura devint livide. « Comment ça ? Qu’est-ce qu’elle a fait avec la main ? »

David cligna les paupières, perdant son sourire. « Elle m’a simplement passé la main sur les côtes. Pour montrer qu’elle parlait affaires, je suppose. » Il était déjà sur la défensive. « Ne m’en veux pas. Je ne demandais rien.

— Je ne t’en veux pas, mais tes affaires, c’est moi que ça regarde », lui dit Laura. Long silence. « Et j’aimerais bien que ça ne te ravisse pas à ce point. »

David ne put cacher son sourire. « Eh bien…, je suppose que c’était plutôt flatteur. Je veux dire, toutes nos connaissances savent que notre relation est quelque chose de solide, alors ce n’est pas comme s’il y avait des tas de femmes prêtes à me sauter dessus au coin du bois… Tu sais, ce n’est même pas que Carlotta m’ait fait du plat à titre personnel… C’était plutôt une manœuvre stéréotypée de prostituée. Comme une proposition commerciale. »

Il laissa Loretta lui agripper les doigts. « Ne t’en fais pas une montagne. T’avais raison quand tu as dit qu’ils essayaient de nous avoir à l’usure. Comme s’ils recouraient à tous les moyens possibles. La drogue – on ne marche pas. L’argent – eh bien, on ne court pas après… Le sexe – je crois qu’ils ont dû dire à Carlotta de tenter le coup et elle a dit banco. Rien de tout cela n’a beaucoup d’importance. Mais bon sang – le potentiel créatif – je n’ai pas honte de dire que ça m’a pris aux tripes.

— Quel truc dégueulasse, quand même, dit Laura. À tout le moins, elle aurait pu t’envoyer une autre paroissienne…

— Ouais, fit-il, songeur. Mais peut-être qu’une autre fille aurait été mieux foutue… Oh ! désolé ! Oublie ce que j’ai dit. Je suis bourré. »

Elle se força à y réfléchir. Peut-être qu’il était resté hors antenne juste cinq minutes, dans ce purgatoire télématique qu’ils avaient ici, et peut-être, peut-être seulement, il avait cédé. Peut-être qu’il avait couché avec Carlotta. Elle sentait son univers se fissurer à cette seule pensée, comme de la glace au-dessus d’eaux noires et profondes.

David jouait avec la petite, une expression innocente, tra-de-ri-de-ra, sur le visage. Non. Pas possible qu’il ait fait une chose pareille. Elle n’avait même jamais un seul instant douté de lui jusqu’ici. Jamais à ce point.

C’était comme si douze années de vie adulte dans la confiance s’étaient soudain ouvertes pour révéler de sombres crevasses. Avec là-bas, tout au fond, les cicatrices encore fraîches de la terreur dévorante ressentie à neuf ans, quand ses parents avaient rompu, le rhum tourna à l’aigre dans son estomac et elle éprouva une soudaine crampe douloureuse.

C’est encore une de leurs ruses, songea-t-elle, résolue. Ils n’allaient pas lui faire ça. Tout le monde avait ses points faibles. Ils connaissaient les siens – ils connaissaient sa biographie. Mais ils n’allaient pas jouer sur ses terreurs intimes et la pousser à douter de la réalité. Elle ne les laisserait pas faire. Non. Terminé les faiblesses. Plus qu’une ferme résolution. Jusqu’à ce qu’elle ait mis un terme à cette histoire.

Elle se leva et traversa rapidement la chambre en direction de la salle de bains. Elle ôta ses vêtements sales. Son slip était taché. Ses règles avaient commencé. Les premières depuis sa grossesse. « Et merde », dit-elle avant d’éclater en sanglots. Elle entra sous la douche et laissa les jets fins comme des aiguilles lui fouetter le visage. L’eau avait une drôle d’odeur.

Pleurer l’aida. Elle se vida de ses faiblesses comme d’un poison emporté par les larmes. Puis elle se mit du mascara et de l’ombre à paupières, pour qu’il ne voie pas ses yeux rouges. Et elle passa une robe pour le dîner.

David avait encore l’esprit rempli de tout ce qu’il avait vu, aussi le laissa-t-elle parler, se contentant de sourire et de hocher la tête, à la lueur des chandelles allumées par Rita.

Il envisageait sérieusement de rester à la Grenade. « La technique est plus importante que la politique, lui dit-il allègrement. Ces conneries, ça ne dure pas, tandis qu’une réelle innovation, c’est comme un investissement d’infrastructure ! » Tous deux pouvaient créer un véritable Rizome-Grenade – ce serait comme d’aménager la Loge, mais sur une échelle vingt fois supérieure, et sans contrainte budgétaire. Ils leur montreraient ce dont un architecte de Rizome était capable – et ce serait une base de départ pour instaurer ici de saines valeurs sociales. Tôt ou tard, le Réseau civiliserait ce coin – détournerait ces gens de leurs stupides délires de pirates. La Grenade n’avait pas besoin de drogue ; ce dont elle avait besoin, c’était de vivres et de toits.

Ils se couchèrent, et David s’approcha d’elle. Et elle dut lui dire qu’elle avait ses règles. Il en fut surpris, et heureux. « Je te trouvais un peu stressée, lui dit-il. Ça faisait une année entière, n’est-ce pas ? Ça a dû te sembler drôle qu’elles soient revenues.

— Non. C’est simplement… naturel. On s’y fait.

— Tu n’as pas dit grand-chose, ce soir. » Il lui massa doucement le ventre. « Plutôt mystérieuse.

— Je suis juste crevée. Je ne peux pas vraiment t’en parler comme ça, maintenant.

— Te laisse pas marcher sur les pieds par ces salauds de la Banque. Ils ne représentent pas grand-chose. J’espère qu’on aura une chance de rencontrer le vieux Louison, le premier ministre. Là-bas, dans leur cité, les gens en causent comme si ces pirates de la Banque étaient ses grouillots. » Il hésita. « Je n’aime pas trop leur façon de parler de Louison. Comme s’il leur flanquait vraiment la trouille.

— Sticky m’a dit que le mot guerre était sur toutes les lèvres… Que l’armée était en état d’alerte. La population tendue.

— C’est toi qui es tendue, dit-il en la massant. Tes épaules sont dures comme du bois. » Il bâilla. « Tu sais que tu peux tout me dire, Laura. On ne se fait pas de secrets, tu le sais.

— Demain, je veux examiner la bande. On la visionnera ensemble, comme t’as dit. » Elle se dit qu’elle devait fatalement trahir un défaut : quelque part, un infime papillotement, un bloc de pixels mal positionnés. Quelque chose qui prouverait qu’on l’avait trafiquée, qui prouverait qu’elle n’était pas folle. Elle ne pouvait pas laisser les gens croire qu’elle perdait les pédales. Ça flanquerait tout par terre.

Elle était incapable de dormir. La journée passait et repassait dans sa tête. Et les crampes étaient douloureuses. À minuit et demi, elle renonça et mit une chemise de nuit.

David avait fait un berceau pour Loretta – un petit parc carré, capitonné de toutes parts avec des couvertures. Laura examina la petite, l’embrassant d’un regard. Puis revint à David. C’était marrant leur ressemblance quand ils dormaient. Le père et la fille. Quelque étrange vitalité qui s’était transmise par son intermédiaire, qu’elle avait nourrie à l’intérieur d’elle-même. Merveilleuse, douloureuse, inquiétante. La maison était calme comme la mort.

Elle entendit au loin rouler le tonnerre. Au nord. Des grondements sourds, répétés. Il n’allait pas tarder à pleuvoir. Ce serait sympa. Une petite pluie tropicale pour lui calmer les nerfs.

Elle traversa sans bruit le séjour pour gagner le porche. Avec David, ils l’avaient débarrassé de ses détritus et balayé ; c’était un coin désormais confortable. Elle descendit les bras d’un vieux fauteuil Morris et s’y allongea, étendant ses jambes lasses. L’air chaud du jardin était lourd du parfum de l’ylang-ylang. Pas encore de pluie. L’atmosphère était tendue, pesante.

Au loin, les projecteurs du portail s’allumèrent. Laura fit la grimace et leva la tête. Les deux veilleurs de nuit – elle ignorait toujours leur nom – étaient sortis et conféraient dans leurs téléphones portatifs.

Elle entendit un petit craquement, au-dessus d’elle. Très léger, discret, comme un chevron qui joue. Puis un autre : vaguement métallique, suivi d’un froissement. Très doux, comme des oiseaux qui se posent.

Quelque chose était tombé sur le toit. Quelque chose avait heurté le sommet de l’une des tourelles – et rebondi du toit de zinc sur les bardeaux.

Une lueur blanche recouvrit la cour, en silence. Une lueur blanche tombée du toit de la maison. Les gardes levèrent les yeux, étonnés. Ils levèrent les bras en l’air de surprise, comme de mauvais acteurs.

Le toit se mit à crépiter.

Laura se leva et hurla à pleins poumons.

Elle fonça dans la maison obscure jusqu’à la chambre. Le bébé s’était réveillé et hurlait de terreur. David était assis dans le lit, ahuri. « Il y a le feu. »

Il se catapulta hors du lit et, en trébuchant, enfila son pantalon. « Où ça ?

— Le toit. À deux endroits. Des bombes incendiaires, je pense.

— Bon Dieu ! Tu prends Loretta, moi, je vais chercher les autres. »

Elle attacha Loretta dans son couffin et fourra leurs consoles d’ordinateurs dans une valise. Elle n’avait pas fini qu’elle sentait déjà la fumée. Et il y avait à présent en permanence ce rugissement crépitant.

Elle trimbala dehors bébé et valise jusque dans la cour. Elle laissa Loretta dans son couffin, derrière la fontaine, puis se retourna pour regarder. Les flammes enveloppaient l’une des tourelles. Un ulcère de feu gagna l’aile ouest.

Rajiv et Jimmy sortirent, mi-tirant, mi-traînant une Rita en pleurs, secouée de quintes de toux. Laura courut à leur rencontre. Elle enfonça les ongles dans le bras nu de Rajiv. « Où est mon mari, sombre crétin !

— Très désolé, madame », gémit Rajiv. Il tirait nerveusement son pantalon qui tombait. « Désolé, madame, très désolé… »

Elle le repoussa avec une telle violence qu’il pivota et tomba. Elle gravit le perron d’un seul bond et se rua à l’intérieur, ignorant leurs cris.

David était dans la chambre. Presque plié en deux, une serviette mouillée pressée sur le visage. Il portait ses vidéoverres et avait ceux de Laura posés dans les cheveux. Le radio-réveil était coincé sous son aisselle. « Deux secondes », marmonna-t-il, la fixant de ce regard vide voilé d’une résille d’or. « Faut que je retrouve ma caisse à outils.

— Laisse tomber, David, viens ! » Elle le tira par le bras. Il suivit à regret, en trébuchant.

Une fois dehors, ils durent reculer devant la chaleur. Un par un, les étages supérieurs explosaient. Figé, David laissa échapper sa serviette. « Amorçage », commenta-t-il, fixant la scène.

Vicieux, un poing de flammes brisa une fenêtre à l’étage. Des éclats de verre tombèrent en cascade sur la pelouse. « La chaleur s’accumule, murmura-t-il, sur un ton clinique. Toute la pièce s’embrase d’un coup. Et la pression des gaz souffle alors le mur. »

Les soldats les firent reculer, tenant leurs vains et stupides fusils-entraveurs à hauteur de poitrine, comme des matraques de flics. David recula à contrecœur, hypnotisé par le spectacle de la destruction. « J’ai fait tourner des simulations du phénomène mais jamais je ne l’avais vu se produire en vraie grandeur, dit-il, à personne en particulier. Bon Dieu, quel spectacle ! »

Laura bouscula l’un des jeunes soldats qui lui écrasait les pieds. « Z’êtes d’un grand secours, tiens ! Merde, où sont les pompiers ou ce qui en tient lieu dans ce bled pourri ? »

Le garçon recula, tremblant, et laissa tomber son arme.

« Regardez le ciel ! » Il tendait le bras vers le nord-est.

De gros nuages embrasés roulaient lentement à l’horizon nord. Éclairés comme une aube d’horribles reflets ambrés.

« Bon sang, s’exclama David, stupéfait. C’est à des kilomètres d’ici… Laura, c’est la pointe du Sauteur. Tout leur putain de complexe. C’est un feu de raffinerie !

— Les feux de l’enfer », pleurnicha le soldat. Il se mit à sangloter en se tamponnant le visage. L’autre, un homme plus imposant, lui flanqua un coup de pied dans les jambes. « Ramasse ton flingue, enflure ! »

Au loin, un éclair sale illumina les nuages. « Mon Dieu, j’espère qu’ils n’ont pas touché les pétroliers ! J’espère que ces pauvres bougres ont des chaloupes ! » Il tripota son écouteur. « Vous recevez bien, Atlanta ? »

Laura releva casque et lunettes. Elle s’écarta pour aller chercher Loretta dans son couffin. Elle libéra la petite qui hurlait et la nicha contre sa poitrine, la berçant en murmurant.

Puis elle remit les lunettes.

À présent, elle pouvait observer sans avoir aussi mal.


Le manoir brûla de fond en comble. Cela prit toute la nuit. Blotti dans le poste de garde, leur petit groupe écouta au casque des récits de désastre.

Aux alentours de sept heures du matin, un hélico militaire arachnéen vint se poser près de la fontaine.

Andreï, l’émigré polonais, en sortit. Il prit des mains du pilote une grosse boîte et les rejoignit au portail.

Il avait le bras gauche bandé et puait les résidus de produits chimiques. « J’ai apporté des chaussures et des uniformes pour tous les survivants », annonça-t-il. La boîte était pleine de paquets aplatis emballés dans du plastique ; la tenue réglementaire du cadre : jean et chemisette. « Tout à fait désolés d’être de si mauvais hôtes, leur dit Andreï, la voix sombre. Le peuple de la Grenade vous présente ses excuses.

— Au moins, nous avons survécu », répondit Laura. Elle glissa ses pieds avec plaisir dans les chaussures souples de marin. « Qui a revendiqué l’attentat ?

— Les brigands du FAIT ont rompu avec toutes les règles de la civilisation.

— Je m’en doutais, dit Laura en prenant la boîte. On va se changer les uns après les autres dans le poste de garde, David et moi passerons les premiers. » À l’intérieur, elle se débarrassa de sa chemise de nuit vaporeuse et boutonna la chemise propre et raide, puis elle enfila le jean de toile épaisse. David mit simplement chemise et souliers.

Ils sortirent et Rita entra à son tour, frissonnante. « À présent, voulez-vous, je vous prie, me suivre dans l’hélicoptère, dit Andreï. Le monde doit connaître cette atrocité…

— Très bien, dit Laura. Qui est en ligne ? »

[« Quasiment tout le monde »], lui dit Emily. [« Vous passez en direct dans toute la compagnie et la transmission est relayée par deux ou trois agences de presse. Ce coup-ci, Vienne aura du mal à étouffer l’affaire… C’est tout simplement trop gros. »]

Andreï s’arrêta au pied de l’hélicoptère. « Pouvez-vous laisser le bébé ?

— Pas question », répondit David, inébranlable. Ils se casèrent dans deux sièges de secours à l’arrière, et David cala le couffin de Loretta sur ses genoux. Andreï s’installa à la place du copilote et ils bouclèrent leurs ceintures.

Bientôt, ils décollaient dans le doux sifflement des pales du rotor.

David avisa par la fenêtre pare-balles l’épave noircie du domaine. « Une idée de ce qui a touché notre maison ?

— Oui. Il y en avait tout un tas : de minuscules avions bon marché – en papier et bambou, comme des cerfs-volants pour gosses. Transparents au radar. Une bonne partie s’est écrasée, mais pas avant d’avoir lâché ses bombes. De petits bâtons de thermite remplis de gel incendiaire.

— Est-ce nous qu’ils visaient en particulier ? Je veux dire, Rizome ? »

Andreï haussa les épaules sous son harnais. « Difficile à dire. Beaucoup de maisons identiques ont brûlé. Mais le communiqué vous mentionne explicitement… je l’ai ici. » Il leur passa une feuille imprimée. Laura y jeta un œil : date, ligne d’identification, puis la succession de pavés débitant l’habituelle prose stalinienne. « Avez-vous déjà un bilan ?

— Sept cents morts, jusqu’à présent. Le chiffre grimpe. On continue d’extraire des corps des plates-formes en mer. Ils nous ont frappés avec des missiles mer-mer.

— Bon Dieu, fit David.

— Il s’agit d’armement lourd. Nous avons envoyé des hélicos à la recherche de leurs bâtiments. Il pourrait y en avoir plusieurs. Mais les bateaux sont nombreux dans la mer des Antilles et les missiles ont une grande portée. » Il sortit quelque chose de sa poche de chemise. « Avez-vous déjà vu ceci ? »

Laura lui prit l’objet des doigts. On aurait dit une grosse attache-trombone en plastique. Elle était barbouillée de vert et brun camouflage et ne pesait presque rien. « Non.

— Celle-ci est désamorcée – c’est du plastic. Une mine. Capable d’arracher le pneu d’un camion. Ou la jambe d’une femme ou d’un gosse. » Sa voix était glaciale. « Leurs petits avions en ont largué des centaines et des centaines. Plus question de se déplacer par la route. Ou de poser le pied autour du complexe.

— Quel genre de cinglé criminel a pu…, commença David.

— Ils ont l’intention de nous interdire notre propre pays, dit Andreï. Ces bidules vont faire couler notre sang durant encore des mois. »

La terre glissait sous eux ; soudain, ils se retrouvèrent au-dessus de la mer des Antilles. L’appareil roula. « Ne volez pas dans la fumée, dit Andreï au pilote. Elle est toxique. »

Des rouleaux noirs s’élevaient de deux des plates-formes au large. Elles ressemblaient à de monstrueux plateaux, encombrés d’une pile d’épaves de voitures en flammes. Deux bateaux-pompes y déversaient de longs panaches de mousse chimique.

Les pilotis télescopiques s’étaient affaissés jusqu’au niveau de l’eau ; les vérins hydrauliques étaient fouettés par les embruns. La surface de la mer était encombrée de débris noircis – poches de toile, serpents entortillés de câbles en plastique. Et des formes aux bras raides qui flottaient comme des mannequins. Laura détourna les yeux en étouffant un cri de douleur.

« Non, regardez bien, bien, lui dit Andreï. Eux ne nous ont jamais montré un seul visage… Que ces malheureux au moins en aient un.

— Je ne peux pas regarder, fit-elle, d’une voix tendue.

— Alors fermez les yeux sous vos lunettes.

— Très bien. » Elle pressa son visage aveugle contre la vitre. « Andreï !… Qu’allez-vous faire ?

— Vous partez dès cet après-midi, répondit-il. Comme vous le voyez, nous ne pouvons plus garantir votre sécurité. Vous partirez sitôt que l’aéroport aura été déminé. » Il marqua un temps d’arrêt. « Ce seront les derniers vols au départ de l’île. Nous ne voulons plus d’étrangers. Plus de journalistes fouineurs. Et plus de cette vermine de la convention de Vienne. Nous fermons nos frontières. »

Elle ouvrit les yeux. Ils survolaient la plage. Des rastas à demi nus hissaient les corps sur les quais. Le cadavre d’une petite fille, vêtements inertes comme un linceul sur l’eau. Laura ravala un sanglot, agrippa le bras de David. Son cœur se souleva. Elle se laissa retomber dans le siège, luttant contre la nausée.

« Vous ne voyez donc pas que ma femme est malade ? aboya David. Ça suffit…

— Non, fit Laura, tremblante. Andreï a raison… Andreï, écoutez. Il est impossible que Singapour ait pu faire ça. Il ne s’agit plus de guerres des gangs. Mais d’atrocités.

— Ils nous disent la même chose, reconnut Andreï. Je crois qu’ils ont peur. Ce matin, nous avons capturé leurs agents à Trinidad. Il semble qu’ils aient joué avec des avions-jouets et des allumettes…

— Vous ne pouvez pas attaquer Singapour ! Ce ne sont pas de nouveaux massacres qui vous aideront !

— Nous ne sommes pas des Christ ou des Gandhi », dit Andreï. Il parlait d’une voix lente, posée. « Il s’agit de terrorisme. Mais il y a une forme de terreur encore plus profonde… une peur plus ancienne et plus noire. Vous pourriez leur en parler, Laura. Vous en savez quelque chose, je crois.

— Vous voulez que j’aille à Singapour ? Oui. J’irai. Si ça peut arrêter cela.

— Ils n’auront pas besoin d’avoir peur des petits avions-jouets, reprit Andreï. Mais vous pourrez leur dire d’avoir peur du noir. D’avoir peur de la nourriture… et de l’air… et de l’eau… et même de leur ombre. »

David fixa Andreï, bouche bée.

Andreï soupira. « S’ils ne sont pour rien dans cet acte, alors ils doivent le prouver et se joindre à nous sans aucun délai.

— Oui, bien sûr, dit rapidement Laura. Vous devez faire cause commune. Ensemble. Rizome peut vous aider.

— Sinon… je plains Singapour », conclut Andreï. Il y avait dans ses yeux un regard qu’elle n’avait vu sur aucun visage humain. Aux antipodes de la pitié.


Andreï les déposa sur le petit terrain militaire de Pearls. Mais le vol d’évacuation promis n’arriva jamais – sans doute un os quelque part. Finalement, à la nuit tombée, un hélicoptère cargo vint les transférer jusqu’à l’aéroport civil de Pointe Salines.

La nuit était percée par les projecteurs et la route de l’aéroport était bloquée par la circulation. Une compagnie d’infanterie mécanisée gardait les accès à l’aéroport. Sur le bas-côté, l’épave d’un camion achevait de se consumer – il avait traversé un champ de mines-trombones.

Leur hélico les conduisit sans problème de l’autre côté du barrage. Dans l’enceinte de l’aéroport, c’était un enchevêtrement de berlines luxueuses et de limousines.

Des miliciens en gilet pare-balles et casque antiémeutes arpentaient le terrain, armés de longues perches en bambou : des détecteurs de mines. Alors que l’hélicoptère se posait sur la piste envahie d’herbes folles, Laura entendit une détonation sèche assortie d’un éclair quand l’une des perches fit mouche.

« Regardez où vous mettez les pieds », lança gaiement le pilote en leur ouvrant l’écoutille. Un jeune milicien en tenue camouflée, dans les dix-neuf ans – l’action de nuit semblait le fasciner. Toute forme de destruction avait quelque chose d’excitant – peu importait apparemment qu’il s’agît de ses compatriotes. Laura et David descendirent sur le tarmac, traînant le bébé endormi dans son couffin.

L’hélico s’éleva sans bruit. Un petit chariot à bagages les dépassa dans l’obscurité. Quelqu’un avait grossièrement attaché une paire de balais à l’avant, à l’aide de fil de fer. Laura et David se dirigèrent à pas prudents vers les lumières de l’aérogare. Le terminal n’était qu’à trente mètres. Nul doute qu’on avait déjà dû déminer le secteur… Ils contournèrent un cabriolet de sport mauve. Deux gros bonshommes, portant un maquillage vidéo élaboré, dormaient – ou cuvaient – dans les baquets rembourrés de la voiture.

Des soldats leur crièrent en agitant les bras : « Eh ! Tirez-vous ! Vous, là ! Pas de vol, pas de pillage ! »

Ils s’engagèrent sous le grand auvent illuminé de l’aérogare. Une partie des vitres de la façade avaient été brisées ou soufflées ; dedans, c’était la cohue. Bruits de foule excitée, bouffées de chaleur corporelle, claquements, froissements. Un avion de ligne cubain décolla, le gracieux sifflement de ses moteurs noyé dans la rumeur de la foule.

Un militaire portant épaulettes saisit David par le bras.

« Papiers, passeport.

— J’les ai pas, répondit David. Tout a brûlé.

— Pas de réservation ? Pas de billets ? dit le colonel. Pouvez pas entrer sans billets. » Il examina leur uniforme de cadres, intrigué. « Où que vous avez trouvé ces lunettes-télé ?

— Gould et Castleman nous envoient », mentit tranquillement Laura. Elle effleura ses vidéoverres. « La Havane n’est qu’une étape pour nous. Nous sommes des témoins. Des contacts extérieurs. Vous comprenez ?

— Ouais », dit le colonel, battant en retraite. Il leur fit signe d’entrer.

Ils se fondirent rapidement dans la foule. « Brillant ! reconnut David. Mais on n’a toujours pas de billets. » [« Ça, on peut s’en occuper »], intervint Emerson. [« Nous avons en ligne la compagnie aérienne cubaine. Ce sont eux qui dirigent l’évacuation – vous pouvez prendre le prochain vol. »]

« Extra. »

[« Vous êtes presque rentrés – tâchez de pas vous en faire. »]

« Merci, Atlanta. Solidarité. » David scruta la foule. Au moins trois cents personnes. « Bon sang, c’est un congrès de docteurs fous… »

Comme si l’on flanquait un coup de pied dans une bûche pourrie, songea Laura. L’aérogare était bourrée d’Anglos et d’Européens au visage tendu – ils semblaient se partager à parts égales entre truands en exil sapés chic et techniciens fascinés par le vice au point d’en devenir indigènes. Des dizaines de réfugiés étaient assis par terre, serrant nerveusement leur maigre butin. Laura marcha sur les pieds d’une Noire élancée, évanouie sur une pile de bagages de luxe, un timbre de dope collé à son cou. Une demi-douzaine de types en maillots aux couleurs de Trinidad jouaient aux dés par terre, tout en poussant des cris excités dans une langue slave. Deux gosses de dix ans hurlaient en se poursuivant au milieu d’un groupe d’hommes occupés à détruire méthodiquement des bandes en cassettes.

« Regarde », dit David, le doigt tendu. Un groupe de femmes vêtues de blanc se tenaient à l’écart de la foule, un vague air dédaigneux inscrit sur le visage. Des infirmières, jugea Laura. Ou des religieuses.

« Des prostituées de l’Église ! s’exclama David. Regarde, c’est Carlotta ! »

Ils jouèrent des coudes pour s’approcher, dérapant sur les détritus. Soudain, un cri jaillit sur leur gauche. « Qu’est-ce que vous voulez dire, vous ne pouvez pas me la changer ? » L’homme qui criait brandissait une carte de crédit locale sous le nez d’un capitaine de la milice. « Bordel, il y en a pour des millions sur cette carte, bougre de crétin ! » Un Anglo corpulent en costume et chaussures de jogging – sur les chaussures dansaient des écrans d’affichage. « Vous feriez mieux d’appeler votre putain de chef, mon petit vieux !

— Asseyez-vous », ordonna le capitaine. Il lui flanqua une bourrade.

— Très bien », dit l’homme sans s’asseoir. Il fourra la carte dans sa poche intérieure. « Très bien. J’ai changé d’avis. Je choisis les abris. Ramenez-moi aux abris, mon vieux. » Pas de réponse. « Merde, vous ne savez donc pas à qui vous vous adressez ? » Il saisit le capitaine par la manche.

L’officier se dégagea d’un coup sec assené sur le bras. Puis il fit choir l’homme d’un croche-pied. Le râleur tomba lourdement sur le cul. Il se releva en titubant, les poings serrés.

D’un geste sec, le capitaine dégaina son pistolet-entraveur, visa et tira sur l’homme à bout portant. Jet à haute vitesse de plastique liquide. Tel un nid de serpents, le ruban nauséabond recouvrit la poitrine de l’Anglo, prenant au piège ses bras, son cou, son visage et une partie de ses bagages avec. Il bascula par terre en poussant des cris aigus.

Grondement d’inquiétude dans la foule. Trois soldats de la milice se précipitaient au secours de leur capitaine, pistolet dégainé. « Assis ! » hurla le capitaine, en armant à nouveau son entraveur. « Tout le monde ! Par terre, immédiatement ! » La victime prise au filet se mit à suffoquer.

Les gens s’assirent. Laura et David également. Le mouvement gagnait par vagues, comme dans les tribunes d’un stade. Certains avaient croisé les mains sur la nuque, par réflexe sans doute. Le capitaine sourit, brandissant son arme au-dessus des têtes. « C’est mieux. » Il donna un coup de pied à l’homme étendu, négligemment.

Soudain, les religieuses approchèrent en groupe serré. La supérieure était une femme noire ; elle ôta son voile, révélant des cheveux gris, un visage ridé. « Capitaine, dit-elle calmement, cet homme est en train d’étouffer.

— C’t’ un voleur, ma sœur, dit le capitaine.

— C’est bien possible, capitaine, mais il a malgré tout besoin de respirer. » Trois des religieuses s’agenouillèrent près de la victime et tirèrent sur les filaments qui lui enserraient la gorge. La femme âgée, une abbesse, estima machinalement Laura, se retourna vers la foule et étendit les mains, les doigts croisés dans le geste de bénédiction de l’Église. « La violence ne sert personne, dit-elle. Restez silencieux, je vous en prie. »

Elle s’éloigna, ses sœurs la suivirent sans un mot. Elles laissèrent la victime ligotée allongée au sol, la respiration sifflante. Le capitaine haussa les épaules, rengaina son arme et se retourna, appelant ses hommes d’un geste. Au bout d’un moment, les gens commencèrent à se relever.

[« Bien joué »], commenta Emerson.

David aida Laura à se relever et saisit le couffin du bébé. « Hé ! Carlotta ! » Ils la suivirent.

Carlotta échangea quelques mots avec l’abbesse, remit son voile et s’écarta des autres sœurs.

« Bonjour », leur dit-elle. Sa crinière frisée était tirée en arrière. Son visage aux pommettes saillantes paraissait nu et livide. C’était la première fois qu’ils voyaient Carlotta sans maquillage.

« Je suis surprise de vous voir partir », lui dit Laura.

Carlotta secoua la tête. « Ils ont touché notre temple. Un échec temporaire.

— Désolé, dit David. Nous aussi, nous avons été chassés par l’incendie.

— Nous reviendrons. » Carlotta haussa les épaules. « Là où il y a la guerre, il y a des putes. »

Les haut-parleurs s’éveillèrent en grésillant – une hôtesse cubaine passant une annonce en espagnol. « Hé ! c’est pour nous, dit soudain David. On nous demande au guichet. » Il se tut un instant. « Gardez Loretta, j’y vais… » Il s’éloigna en hâte.

Laura et Carlotta s’entre-regardèrent.

« Il m’a dit ce que vous avez fait, dit Laura. Au cas où vous vous seriez posé la question. »

Demi-sourire de Carlotta. « Les ordres, Laura.

— Je pensais que nous étions amies.

— Amies, peut-être. Mais pas sœurs. Je sais de quel côté va ma fidélité. Exactement comme vous. »

Laura saisit le couffin de Loretta et se passa la bride à l’épaule. « La fidélité ne vous donne pas le droit de piétiner ma vie de famille. »

Carlotta plissa les paupières. « La famille, hein ? Si la famille avait une importance pour vous, vous seriez au Texas en train de vous occuper de votre homme et de votre bébé, au lieu de les traîner ici en première ligne.

— Comment osez-vous…, s’offusqua Laura. David croit en cette cause tout autant que moi.

— Non, certainement pas. C’est vous qui l’y avez poussé afin de mieux grimper l’échelle hiérarchique dans votre compagnie. » Elle éleva la main. « Laura, ce n’est qu’un homme. Votre rôle est de le tenir éloigné des fusils. Le vieux démon est à nouveau libéré. Les hommes sont remplis du poison de la guerre.

— Mais c’est de la démence pure et simple ! »

Carlotta hocha la tête. « Vous perdez la tête, Laura. Êtes-vous prête à interposer votre corps entre un fusil et une victime ? Moi, oui. Mais vous pas, est-ce que je me trompe ? Vous n’avez pas la foi.

— Je suis fidèle à David, fit Laura, pincée. Je suis fidèle à ma compagnie. Et vous, alors ? Si on parlait de votre fidélité à ce vieux Sticky ?

— Sticky est un mercenaire. De la chair à canon, une brute bourrée d’esprit guerrier.

— Alors, c’est ça ? » Laura était interloquée. « Vous le laissez tranquillement tomber ? Vous faites une croix dessus, simplement comme ça ?

— J’ai décroché de la Romance », répondit Carlotta comme si cela expliquait tout. Elle fourra la main dans les replis de sa robe et tendit à Laura un flacon de pilules rouges. « Tenez, prenez-les, j’en ai plus besoin maintenant – et cessez d’être aussi stupide. Toutes ces conneries qui vous paraissent si importantes – vous en avalez deux et tout ça vous sortira de l’esprit. Retournez à Galveston, Laura, prenez une chambre d’hôtel quelque part, et baisez David jusqu’à plus soif, ça le distraira. Fourrez-vous au pieu, bien planqués sous les couvertures, et restez-y, vous ne risquerez pas d’attraper un mauvais coup. »

Carlotta croisa les bras et refusa de reprendre le flacon. Laura le glissa rageusement dans sa poche de jean. « Alors, c’était en fait complètement artificiel… Vous n’avez jamais ressenti quoi que ce soit d’authentique pour Sticky.

— Je le surveillais pour le compte de l’Église. Il tue des gens.

— Je n’arrive pas à le croire. » Laura la dévisagea. « Je n’aime pas beaucoup Sticky mais je l’accepte. En tant que personne. Pas comme un monstre.

— C’est un tueur professionnel, rétorqua Carlotta. Il a déjà liquidé plus d’une douzaine de personnes.

— Je ne vous crois pas.

— Vous vous attendiez à quoi ? À le voir trimbaler une hache et baver ? Le capitaine Thompson ne joue pas selon vos règles. Les houngans travaillent pour lui depuis des années. Ce n’est pas une “personne acceptable”, c’est l’équivalent d’un missile armé ! Vous vous interrogiez à propos d’éventuels labos de fabrication de drogue… Sticky est un labo de drogue ambulant !

— Que voulez-vous dire par là ?

— Je veux dire qu’il a les boyaux remplis de bactéries. Des bactéries bien particulières – de véritables petites fabriques de drogue. D’où croyez-vous qu’il tienne son surnom de Sticky – le joint ? C’est qu’il est capable, rien qu’en mangeant un carton de yaourts, de se transformer en machine à tuer…

— Une machine à tuer ? s’étonna Laura. Un carton de yaourts ???

— C’est à cause des enzymes. Les enzymes les bouffent. Ça multiplie sa vitesse de réaction, sa force, sa résistance à la douleur, sans problème… Ils vont vous le balancer à Singapour et là, hou ! la la ! je plains cette malheureuse île. »

Sticky Thompson – un assassin rendu fou par la drogue. Elle ne parvenait toujours pas à le croire. Mais à quoi ressemblaient les tueurs à gages, d’abord ? Laura se sentait prise de vertige. « Pourquoi ne pas m’avoir dit tout cela plus tôt ? »

Carlotta lui jeta un regard apitoyé. « Mais parce que vous faites partie des gens bien, Laura.

— Arrêtez de me dire ça ! Qu’est-ce qui vous rend si différente, vous ?

— Mais regardez-vous donc un peu. Vous êtes instruite. Intelligente. Belle. Mariée à un putain d’architecte. Vous avez un bébé superbe et des amis haut placés. »

Ses yeux se plissèrent. Elle se mit à siffler. « Et maintenant, regardez-moi. Je suis une plouc. Laide. Sans famille. Papa me battait. Je n’ai jamais terminé mes études – je sais tout juste lire et écrire. Je suis dyselsique ou je ne sais trop quoi. Vous vous êtes déjà demandé ce qui arrive aux gens incapables de lire et d’écrire ? Dans votre saloperie de magnifique univers du Réseau avec toutes ses putains de données ? Non, vous n’y avez jamais pensé, hein ? Si je devais me faire une place, ce ne pouvait être qu’à l’insu de gens comme vous. »

Elle remit son voile. « Et en plus, je me fais vieille. Je parie que vous ne vous êtes jamais demandé ce qui arrive aux filles de l’Église quand elles sont âgées. Quand elles ne sont plus capables de faire agir cette bonne vieille magie noire sur vos précieux petits maris. Eh bien, vous tracassez pas pour moi, madame Webster. Notre Déesse sait se débrouiller toute seule. Notre Église gère des hôpitaux, des cliniques, des maisons de retraite – elle prend soin de ses ouailles. C’est la Déesse qui m’a donné la vie – pas vous ou votre Réseau. Alors, je ne vous dois rien ! » Elle semblait prête à cracher. « N’oubliez jamais ça. »

David arriva avec les billets. « Tout est réglé. On est tirés d’affaire. Dieu merci. » Le haut-parleur annonça un vol – remous dans la foule. Le bébé se mit à geindre. David prit son couffin. « Vous vous sentez bien, Carlotta ?

— Impec’ », répondit celle-ci en lui adressant un sourire radieux. « Vous viendrez tous me rendre visite à Galveston, promis, hein ? Notre révérende Morgan vient de décrocher un siège au conseil municipal. On a de grands projets pour Galveston.

— C’est notre vol, coupa David. Une chance qu’on n’ait pas de bagages – mais bon sang, je vais la regretter, cette caisse à outils. »

Загрузка...