Un étrange butin

Etait-ce le rêve qui continuait? Mais non. Bob était bien réel et son ton effrayé montrait assez qu'il ne plaisantait pas. Tout recommençait comme la nuit précédente, et François, le cœur battant, retrouva d'un coup sa lucidité.

— Il y a quelqu'un dans le bureau?

— Non. Dans le salon. C'est Miss Mary qui a entendu. Elle couche au-dessus.

La maison était silencieuse.

— Il faut aller voir, dit Bob.

François se leva. Dans le couloir, Miss Mary écoutait. François eut de la peine à la reconnaître. Dans sa robe de chambre, avec ses cheveux qui formaient deux nattes et son visage démaquillé, elle paraissait beaucoup plus jeune et ressemblait à une petite fille sans défense. Eux-mêmes, en pyjama, l'un bleu, l'autre lie de vin, n'étaient plus que des gamins apeurés. A la faible lumière de la veilleuse, qui était allumée au fond du couloir, ils formaient un groupe bizarre, et paraissaient tenir conciliabule avant de se livrer à quelque jeu insolite. Ils tendaient l'oreille. Rien.

— Je suis sûre, souffla Miss Mary. Tenez! Un faible grincement leur parvint du rez-de-chaussée.

— C'est peut-être Mrs. Humphrey? chuchota François.

— Non. J'ai vérifié. Elle dort.

Ils ne savaient que faire. Descendre? C'était aller au-devant du danger, et l'on n'ignorait plus, maintenant, que l'homme à la barbe était capable de tout. Car c'était sûrement lui qui s'était, à nouveau, introduit dans la maison. Appeler? Mais le téléphone se trouvait dans le bureau, donc à deux pas du malfaiteur. Alors quoi? Rester là? Et s'il montait? Les deux garçons attendaient que la jeune femme proposât quelque chose, mais elle était aussi perplexe qu'eux. François déchiffra l'heure: minuit et demi.

— Ecoutez, dit Bob. Nous sommes trois, quand même! A trois, nous ne devons pas risquer grand-chose. Allons-y!

Il alluma le plafonnier du couloir et s'engagea le premier dans l'escalier. Ils s'arrêtèrent à mi-hauteur. De là, ils découvraient le vestibule et ses portes. Elles étaient toutes fermées. Aucun bruit. Ils continuèrent leur progression, marche après marche. Ils atteignirent le rez-de-chaussée, attentifs, un peu pâles, se sentant de plus en plus exposés. Ils n'étaient plus qu'à quelques mètres du salon et auraient dû entendre quelque chose. Ils n'osaient plus bouger.

— On a l'air malin, murmura Bob.

Et il rit nerveusement.

— Pourtant, je ne me suis pas trompée, dit Miss Mary.

— Eh bien, je crois qu'il n'y a plus personne… François, allume. Le bouton est de ton côté.

François tâtonna et trouva le bouton. Le lustre à quatre branches du hall s'illumina. Si l'ennemi était encore dans la place, il devait voir, sous la porte du salon, une raie lumineuse. Alors, ou bien il allait s'enfuir, ou bien il allait prendre l'offensive.

Mais rien ne se produisit. Alors, résolument, Bob traversa le hall et ouvrit.

— Qui est là? cria-t-il, d'une voix qui tremblait un peu.

Puis il se retourna et dit:

— On a rêvé.

Miss Mary et François le rejoignirent. Ils entrèrent et virent, à ce moment-là, que la fenêtre à guillotine était soulevée. Un des volets oscillait en grinçant, au vent de la nuit.

Bob, soudain furieux, revint sur ses pas et fit la lumière. Ils regardèrent autour d'eux avec étonnement. Le salon avait son aspect habituel. Ils allèrent à la fenêtre et constatèrent que la vitre coulissante avait été découpée dans sa partie inférieure. Un trou, fait sans doute avec un diamant, permettait de débloquer le levier de fermeture.

— Je n'y comprends rien, dit Bob. Se donner tant de mal pour prendre quoi?

Miss Mary, qui inspectait le salon, s'écria tout à coup:

— On a volé l'éléphant d'ivoire!

Elle montrait une étagère où s'alignaient des bibelots. L'éléphant n'y était plus.

– Ça ne tient pas debout, dit Bob. C'est un truc sans valeur.

— Il était gros? demanda François.

— Comme le poing. Et encore!

— Ah! fit la jeune femme. La main de marbre aussi a disparu.

François se rappela qu'il l'avait aperçue, sur la cheminée; une main de femme, longue, délicate, vivante.

— Et les pistolets, dit Bob. Ils ne sont plus là. Je les avais posés sur cette table, hier.

Tournant sur eux-mêmes, lentement, ils examinaient la pièce, meuble après meuble.

— Je crois que c'est tout, dit Miss Mary.

— Non, dit Bob. Le kriss malais a été emporté.

On voyait, en effet, sur le mur, une place vide entre un sabre de samouraï et un casse-tête polynésien.

– Ça alors! reprit Bob. C'est ahurissant! Se donner tant de mal et prendre tant de risques pour voler quoi?… Un éléphant d'ivoire, une main de marbre, un poignard et deux pistolets!

— C'est peut-être, observa François, qu'il n'a pas eu le temps de prendre autre chose.

— Mais il y avait ici des tas d'objets plus précieux, répliqua Bob. Tiens, ce reliquaire… Tiens, ces cavaliers en jade… Pourquoi barboter un éléphant alors que, juste à côté, il y a un petit Bouddha qui vaut vingt fois plus cher. C'est idiot!

— Et surtout, dit Miss Mary, on ne voit pas le rapport avec le vol des documents.

François venait de se faire, à la même seconde, la même réflexion. Il était bien difficile d'admettre que, par une coïncidence extraordinaire, un second voleur, à une nuit d'intervalle, se fût introduit dans la même maison. Mais que signifiait ce vol?

— Moi, dit François, je crois que c'est le barbu qui est revenu, parce qu'il n'a pas eu le temps, hier, d'emporter quelque chose qui lui tenait à cœur.

— La main d'ivoire, peut-être, ricana Bob.

— Je sais. Ça paraît stupide. Mais il est évident que c'est le même type qui a fait le coup.

Et comme c'est bien le même, il savait que la maison était habitée et qu'il pouvait être surpris une deuxième fois. Et pourtant il n'a pas hésité, comme il n'avait plus les clefs, à découper la vitre. Conclusion: il était absolument nécessaire pour lui de revenir.

— Sans-Atout, va! plaisanta Bob. Ecoutez-le. Si on insiste, il est prêt à nous dire que le bonhomme est gaucher et qu'il a eu la scarlatine.

La frayeur qu'ils avaient éprouvée se muait en soulagement et l'insouciance de leur âge reprenait le dessus. Mais Miss Mary, elle, n'avait pas envie de rire. Elle referma la fenêtre:

— Ce qui vient d'arriver est un peu notre faute à tous. Après ce qui s'est passé la nuit dernière, nous aurions dû fermer les volets. Maintenant, il faut prévenir l'inspecteur.

C'était la sagesse même. Ils passèrent dans le bureau et la jeune femme se mit en rapport avec la police, ce qui eut pour effet de réveiller Mrs. Humphrey, qui dormait juste au-dessus. Bob monta la rassurer.

— Comme c'est contrariant, se plaignait la jeune femme, au téléphone. Bien. Nous attendrons… Mais nous ne voudrions pas rester debout toute la nuit… S'il vous plaît… Merci.

Elle raccrocha.

— L'inspecteur n'est pas là, bien entendu, dit-elle. Mais on va le prévenir. Il n'y a qu'à l'attendre… Voulez-vous que je fasse du thé?

C'était amusant, ce goûter impromptu, au milieu de la nuit. On essayait de se déplacer sans bruit, de ne pas heurter les couverts, à cause de la gouvernante. Et l'on s'interrogeait toujours sur les raisons incompréhensibles du vol.

— D'où viennent-ils, ces objets? chuchota François. Si leur origine était connue, peut-être qu'on y verrait plus clair.

— Oh! dit Bob, il n'y a pas de mystère. Ils appartenaient à mon grand-père. Je crois qu'il a acheté la main à Rome. L'éléphant, ça je l'ignore. Mais il doit provenir de Ceylan, comme le Bouddha et quelques autres petites choses… Le poignard vient de Londres. Les pistolets ont été donnés à mon grand-père par un attaché d'ambassade, après un duel… C'était avant 1914… J'ai entendu raconter souvent l'histoire… Il y avait eu une querelle, à Sydney, entre l'ami de grand-père et un Allemand du consulat. Mon grand-père servait de témoin et, après le duel, il reçut les pistolets en cadeau. Il y tenait beaucoup.

— Mais…, ce duel? demanda François.

— Oh! Sans résultat, bien sûr. Et maintenant, si tu peux tirer de là des déductions, bravo!

Miss Mary buvait pensivement son thé. Elle ne paraissait pas faire attention au bavardage des deux garçons et François sentit soudain quelle distance sépare l'univers des adolescents de celui des adultes. Sans doute pensait-elle au blessé, à cet homme qu'elle devait bientôt épouser, qui était bien autre chose pour elle que le héros d'une sombre aventure.

— Tu paries que tu ne trouveras rien? continua Bob.

— Ce n'est pas un jeu, dit gravement François.

La jeune femme lui jeta un coup d'œil étonné et reconnaissant. Mais Bob, qui n'avait rien remarqué, insista:

— L'éléphant n'est pas creux. Les doigts de la main ne se dévissent pas. Le poignard est un poignard. Et les pistolets, tu les a vus. Il n'y a pas de cachette là-dedans… J'ai manipulé ces objets des tas de fois. L'écrin des pistolets? Un brave écrin, sans double fond. Moi, je crois que le type est un maniaque, un cinglé.

François, cédant à nouveau au démon de la controverse, objecta:

— Mais…, pour un collectionneur? Bob haussa les épaules.

— Les pistolets? dit-il. Ni assez anciens, ni assez neufs. Ça ne vaut sûrement pas cher. Le poignard? Une babiole. La main, peut-être, oui. C'est la reproduction de je ne sais quelle main célèbre.

— Bob, observa Miss Mary. Vous buvez trop! Vous ne pourrez pas dormir.

— Il est bien question de dormir, répondit Bob, très excité. Je pense à papa. Il va falloir le mettre au courant. Qu'est-ce qu'il va dire? Tout ce qui a appartenu à grand-père, c'est sacré. Et je pense aussi à la tête que va faire Morrisson. Il va croire qu'on se moque de lui… Vous l'aimez, vous, Morrisson? Il ne se prend pas pour rien!

Ils entendirent, à ce moment, la voiture qui stoppait devant la grille.

— Le voilà, dit Bob. On va rigoler!

— Bob, voyons! Tenez-vous mieux.

Miss Mary devait songer que l'éducation de ce garçon, trop longtemps livré à lui-même, allait lui donner bien du mal. Ils allèrent tous trois ouvrir la grille à l'inspecteur, qui ne semblait pas très content d'être dérangé si tard. Miss Mary résuma les événements et ce que Bob avait pressenti se produisit. Morrisson sursauta quand la jeune femme lui décrivit les objets volés.

— C'est de la démence! s'écria-t-il. Prendre autant de risques!.. Car enfin, cette fois, l'homme a même été obligé d'escalader la grille! Montrez-moi ce salon!

Il examina longuement la vitre découpée, la bouche pincée de dégoût.

— C'est quelqu'un qui ne sait pas travailler, remarqua-t-il. Et il a certainement fait pas mal de bruit. Qui dort dans la pièce au-dessus?

— Moi, dit Miss Mary. J'ai entendu une sorte de grincement. Je suppose que c'est quand il a soulevé la fenêtre.

— Voyons, fit l'inspecteur, d'un air sombre, si je comprends bien, un de ces objets dissimulait une cachette.

Bob poussa le coude de François.

— Non, répondit Miss Mary. Aucune cachette. Et d'ailleurs, qu'est-ce que M. Skinner aurait caché? Ce qu'il avait de plus précieux, c'étaient ses plans et ils ont déjà été volés.

Morrisson, peut-être pour se donner une contenance, se mit à examiner, au hasard, les meubles et les bibelots. De temps en temps, pardessus son épaule, il posait une question:

— Rien d'autre n'a été emporté? Vous êtes sûrs?… Est-ce que M. Skinner venait souvent dans cette pièce?… Est-ce qu'il était particulièrement attaché aux choses qui ont disparu?

— Il nage, souffla Bob à François.

— Bon, conclut l'inspecteur. Je verrai M. Skinner demain. Il n'y a que lui qui peut me renseigner utilement.

Il s'inclina avec raideur devant la jeune femme.

— Bonne nuit, dit-il. J'étais persuadé qu'il n'y avait plus rien à voler ici… Je me suis trompé. Excusez-moi.

Et sans prêter la moindre attention aux deux garçons, il se retira.

— Nous, bien sûr, grommela Bob, on… on…

— On compte pour du beurre, dit François, en français.

— Exactement. Quel mufle!

Ce fut cette nuit-là que François eut l'idée de tenir son journal. Comme il n'avait plus aucune envie de dormir, il prit du papier à lettre et résuma d'abord les événements dont il avait été le témoin. Il nota ensuite ses impressions. C'était passionnant et, en même temps, plein d'enseignements. Car, la plume à la main, il s'apercevait qu'il n'était pas capable de porter un jugement sur ceux qui l'entouraient. Bob, par exemple, un gentil garçon, oui. Mais au-delà des apparences? Le mystère commençait tout de suite. Quels étaient, au juste, ses rapports avec son père? Et avec Miss Mary? Tout ce que François pouvait affirmer, non sans précaution, c'était que Bob souffrait d'une certaine frustration. Et encore ne savait-il pas très bien ce que dissimulait ce mot trop savant. Et M. Skinner? Qui était M. Skinner? Un brillant ingénieur, d'accord. Mais en tant qu'homme?… «Si je connaissais mieux la vie, pensa François, je flairerais mille choses qui m'échappent. Je me prends pour une grande personne, mais je touche là mes limites. C'est vrai. Il y a un petit monde, et c'est encore le mien!.. Sapristi! Il va être trois heures. Je ne me suis jamais couché aussi tard!»

Il se mit au lit, encore obsédé par la découverte de ses insuffisances et, toute la journée du lendemain, il resta distrait, il vécut un peu en marge. Pour la première fois, il comprenait que les visages sont mille fois plus intéressants à étudier que les choses. On rendit visite à M. Skinner. Il avait vieilli en deux jours. Une barbe inégale et rude donnait du flou à sa figure mince. Il avait le regard fiévreux. Il semblait avoir peur, mais ce n'était pas étonnant puisque l'opération que tout le monde redoutait était fixée au lendemain.

M. Merrill était à son chevet. Lui, du moins, offrait une physionomie facile à lire: une bonne grosse face, barrée d'une moustache bourrue, qu'un usage excessif de la cigarette avait roussie en son centre, un nez puissant et sanguin, des yeux gris, vaguement injectés, le droit plus petit que le gauche; autour du front une marque rougeâtre laissée par le chapeau melon; et l'accent! Un accent qui devait rendre malade M. Skinner! Le type du «self made man», de l'homme arrivé à la force du poignet. Le contraire même de M. Skinner. Comment avaient-ils pu s'entendre? Et la voix! Graillonneuse. Enrouée. Et toutes ses phrases commençaient par: «Moi, ma chère mademoiselle… Moi, mon cher Bob…» Etait-il là, poussé par une amitié inquiète ou bien pour veiller sur celui qui valait des millions? Les deux, sans doute.

M. Skinner et Miss Mary échangeaient des regards qui disaient assez à quel point ils regrettaient la présence de ce gêneur. Aussi la visite fut-elle courte. Bien sûr, on parla du second vol, tellement inexplicable. M. Skinner confirma que les objets dérobés n'avaient qu'une faible valeur. Il ne comprenait pas plus que les autres pourquoi on les avait pris. Mais il ne paraissait pas attacher à l'événement beaucoup d'importance. Son esprit était uniquement préoccupé par l'imminence de l'opération.

— Nous reviendrons demain, promit Miss Mary.

François remarqua le regard désespéré de M. Skinner. Pourquoi désespéré? Puisque le chirurgien était très optimiste! Mais François n'était pas dans la peau du malade!

— Allez donc tous les deux au jardin zoologique, proposa Miss Mary. Moi, j'ai beaucoup à faire à la maison, et il faut que je trouve un ouvrier pour réparer la fenêtre.

Cette promenade fut quelque peu maussade. Certes, François n'avait jamais vu un parc zoologique aussi magnifique. Mais Bob manifestait peu d'entrain. Ils flânèrent longuement devant le bassin des pingouins, dans le pavillon des insectes, celui des reptiles. Ils virent les fauves, les girafes, les éléphants. Par suite de quelque association d'idées bizarres, Bob dit:

— Papa m'inquiète. Il a beaucoup changé.

— Ce n'est pas étonnant.

— Oh! Je me comprends. Il y a quelque chose qui le tracasse.

— Explique.

— Je le sens. C'est tout. Ça se passe entre lui et Merrill… Tiens, c'était ici que se trouvait le panda géant. Il est mort… Moi, je n'aime pas Merrill. Il ne pense qu'à son fric. Et il doit en vouloir à papa. Et pourtant, papa, c'est le type régulier. Ce n'est pas sa faute si on l'a attaqué et si on lui a fauché ses plans!

Tard dans la nuit, François écrivait encore. Il notait tout, même les choses les plus banales, parce que rien n'est banal, il en était de plus en plus convaincu. Par exemple, Mrs. Humphrey faisait la tête. Pourquoi? Vraisemblablement parce qu'elle en voulait à Miss Mary d'avoir téléphoné au vitrier. C'était à elle de prendre cette initiative. De même, c'était à elle de décider de fermer les volets. Que se passerait-il quand Miss Mary serait Mrs. Skinner? Sans doute la gouvernante partirait-elle. Peut-être était-ce la raison pour laquelle le dîner laissait à désirer. La viande était trop bouillie, les pommes de terre pas assez cuites. A sa manière volontairement effacée, Mrs. Humphrey était un personnage. Ce second cambriolage, qu'il avait bien fallu lui révéler, l'avait profondément affectée. Que quelqu'un fût venu prendre le classeur, c'était déjà choquant. Mais voler des objets en quelque sorte confiés à sa garde, puisqu'elle les époussetait tous les jours, ça, jamais! Elle se sentait personnellement visée. «Cela ne se serait pas passé ainsi du temps du «pauvre Monsieur», disait-elle. (Le «pauvre Monsieur» était le père de M. Skinner). Dans ma jeunesse, on avait de l'éducation!» Et elle classait certainement Miss Mary qui était là et n'avait rien empêché, dans la catégorie des gens mal élevés. François écrivit encore quelques remarques, se relut, bâilla. Cette fois, il était grand temps de se mettre au lit. Mais comme il avait un peu chaud, il alla ouvrir la fenêtre et entrebâilla les volets. Dommage que le jardin ne fût pas mieux soigné! M. Skinner avait pourtant les moyens de se payer un jardinier, maintenant. S'il avait traversé une période de gêne, grâce à M. Merrill, désormais, il était renfloué. La lueur lointaine d'un lampadaire poussait de pâles reflets entre les massifs et éclairait vaguement l'allée. Et soudain, François se rejeta en arrière: il y avait une ombre dans le jardin.

Très ému, François avança la tête avec précaution. Non! Ce n'était pas le voleur qui revenait. C'était… Miss Mary qui partait. Sa silhouette était parfaitement reconnaissable, ses cheveux blonds notamment. Elle se dirigeait vers la grille, portant une sorte de paquet. François écarquillait les yeux. C'était une valise. Impossible de s'y tromper. C'était bien une valise. Mais comment croire que Miss Mary pût partir ainsi, en pleine nuit, à l'insu de tous? Cela ne lui ressemblait guère.

François n'hésita pas. Sans même prendre le temps d'enfiler un pantalon et des pantoufles, il sortit dans le couloir à pas de loup, descendit silencieusement l'escalier, traversa le vestibule et constata que la porte d'entrée était entrouverte. Miss Mary avait donc l'intention de revenir!.. Alors, où allait-elle, avec sa valise? Une seconde, François se dit qu'il avait tort, que les agissements de la jeune femme, après tout, ne le regardaient pas et qu'un invité doit, en toute circonstance, se montrer discret. Mais il était l'invité, d'abord, de M. Skinner et il avait le devoir d'intervenir secrètement s'il remarquait quelque chose d'insolite, dans la maison de son hôte, surtout après ce qui s'était passé. Or, la conduite de Miss Mary était plus que bizarre.

Les feuillages créaient des zones d'ombre propices à une filature. François se rapprocha sans bruit. Miss Mary s'immobilisa devant la grille, mais, au lieu de l'ouvrir, elle posa sa valise sur le sol et attendit. François se cacha derrière un marronnier. En pyjama, il n'avait pas chaud, mais sa curiosité était devenue telle qu'il ne pensait plus à rien. Qu'allait faire Miss Mary? Il la distinguait mieux et s'aperçut qu'elle était en robe de chambre. Soudain, François comprit: quelqu'un allait venir.

Il ne fut pas surpris quand une ombre apparut, de l'autre côté de la grille, et se dessina tout contre les barreaux. Malheureusement, la lumière du réverbère n'était pas assez forte pour qu'il fût possible de distinguer un visage. La silhouette était celle d'un homme d'assez grande taille. Miss Mary prononça quelques mots, puis elle saisit la valise, qui semblait légère, et essaya de la faire passer entre les barreaux. L'homme l'aida en comprimant les flancs de la petite mallette, et celle-ci fut bientôt entre ses mains. Il s'éloigna aussitôt et sembla fondre dans l'obscurité.

Miss Mary ne bougeait plus. Deux ou trois minutes s'écoulèrent, puis une auto démarra, au bout de la rue. Miss Mary écouta encore. Enfin, elle revint vers la maison et passa tout près de François accroupi. Elle se tamponnait les yeux avec un mouchoir dont la blancheur tranchait sur son profil à contre-jour. Elle pleurait…

Elle pleurait! François demeurait cloué par la surprise. Qu'est-ce que tout cela signifiait? Qui était cet homme? Un complice? Mais complice de quoi? Le mot lui-même était insultant. Comme si Miss Mary était capable de commettre quelque action basse! Il se remit en marche, sans se presser, pour donner le temps à la jeune femme de regagner la maison. Mais soudain un bruit familier le fit sursauter. Miss Mary venait de refermer la porte à clef. Il venait d'entendre le claquement du pêne. Il était bel et bien coincé dans le jardin!

Non. C'était trop bête! Il courut sur la pointe des pieds, manœuvra en vain la poignée. Hélas!.. Sonner? Il faudrait alors tout raconter. Quelle honte! Rester sur le perron jusqu'au matin et se faufiler dans la place dès qu'on aurait tiré les verrous? Dans le brouillard de l'aube? Un coup à attraper une pneumonie.

Non! «Imbécile! Ganache! Crétin!» Mais François avait beau s'insulter, cela ne calmait point son inquiétude.

Comme un chat perdu, il tourna autour de la maison, sautillant sur le gravier des allées qui lui meurtrissait les pieds. La porte de la cuisine était également verrouillée, et tous les volets soigneusement clos. Il se retrouva devant le perron, transi et de plus en plus livré à l'angoisse. Qu'allait-il devenir? Il s'assit sur la plus haute marche.

«Sans-Atout, mon vieux, pensa-t-il, c'est le moment de te manifester!»

Il se sentait affreusement coupable, maintenant. Et le moyen de se disculper? Oserait-il prétendre qu'il souffrait, parfois, de somnambulisme? C'était ridicule. Il se massa les pieds, puis se frotta vigoureusement les bras et les côtes pour se réchauffer. Quelle idée il avait eue de suivre Miss Mary! A cette heure, s'il n'avait pas été si romanesque, il dormirait dans la tiédeur du lit.

Mais, au fait, il y avait une fenêtre ouverte: la sienne. Pardi! Rien n'était perdu.

Il dévala le perron et prit du recul pour mieux déchiffrer la façade. Pas de tuyau de descente. Pas de saillies. Mais il y avait le lierre qui tapissait inégalement le mur. Et si ce lierre était suffisamment solide…

Il s'approcha pour tâter les branches noueuses, à travers le rideau des feuilles. Quoi! Il ne s'agissait que d'une ascension de trois mètres, quatre au plus. Il se suspendit à une branche, en éprouva de tout son poids la solidité. Cela tenait, mais les feuilles s'agitaient violemment et faisaient comme un envol de pigeons. Tant pis pour le bruit!

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