Les pistolets

Mais François ne devait pas rester!

Un coup de téléphone de l'hôpital les avertit, le lendemain, que l'état de M. Skinner donnait des inquiétudes. Bob et Miss Mary partirent immédiatement.

— Je t'appellerai, dit Bob. Ne bouge pas.

François regarda, du haut du perron, la voiture s'éloigner, et remonta tristement dans sa chambre. Ce premier séjour en Angleterre était complètement raté. Et que se passerait-il si le pauvre M. Skinner… Evidemment, le déplacement que ses ravisseurs lui avaient infligé avait aggravé son état. Si, par malheur, il venait à mourir, que deviendrait Bob? Quel appui trouverait-il auprès de Miss Mary, qui avait si manifestement aidé les ennemis de son fiancé?

François en revenait toujours à la même conclusion: c'était lâche de partir au moment où Bob se trouvait dans les pires difficultés. Mais comment lui venir en aide? Et pas moyen de reculer ce départ. Quand on doit s'occuper d'un blessé peut-être en danger de mort, on n'a pas besoin d'avoir dans les jambes un étranger encombrant. Il était de trop, désormais. Il était importun. Et il se sentait de plus en plus mal à l'aise. Attendre un avion? Et pourquoi ne pas prendre le bateau, le plus tôt possible? N'était-ce pas la solution la plus élégante, celle qui lui laisserait l'initiative? Au lieu d'être reconduit à l'aérogare, comme un indésirable, il s'en irait de son propre gré, à l'heure choisie, en garçon réfléchi, qui sait prendre ses responsabilités. Allons! Il n'y avait plus à hésiter.

Il descendit au bureau pour téléphoner, mais, à l'instant même où il fermait la porte, la sonnerie retentit. Seconde d'émotion! C'était sûrement l'hôpital! Quelle nouvelle allait-il apprendre? Il décrocha le cœur serré. Ce n'était pas Bob, mais l'inspecteur Morrisson.

— Je suis seul, expliqua François. Miss Mary et Bob sont à l'hôpital. Il paraît que l'état de M. Skinner est inquiétant.

— Je suis au courant, dit Morrisson. Ecoutez… J'ai affaire dans votre quartier; alors, inutile que vous veniez à mon bureau, c'est moi qui passerai. J'ai des photos à vous montrer et quelques papiers à vous faire signer. Je serai chez vous dans une demi-heure.

— L'enquête avance?

— Heu… Comme ci, comme ça… A tout à l'heure.

François reposa l'appareil et chercha dans l'annuaire le numéro de la gare Victoria. Il obtint facilement le renseignement. Il y avait un train pour Douvres à 15 heures et un bateau à 17 heures. Miss Mary n'aurait pas besoin de le conduire à la gare. Il prendrait un taxi.

Il essaya, mais en vain, de fermer sa valise. Au départ, c'était sa mère qui l'avait remplie, avec un soin si ingénieux qu'elle avait réussi à y ranger toutes sortes de choses que François n'arrivait plus à y faire tenir. Rageusement, il pesa dessus de toutes ses forces et réussit enfin à la boucler. Ensuite, désœuvré, le cœur lourd, il se promena dans le jardin, attendant le coup de téléphone de Bob. Quand il entendit la sonnerie, il bondit dans le bureau.

— Allô… C'est toi, vieux Bob? Alors?

— Tu sais, ce n'est pas brillant.

La voix était découragée et l'émotion la faisait trembler.

— Que pense le chirurgien?

— Oh! L'opération a réussi… Les opérations réussissent toujours. C'est après que ça se gâte. Je vois bien que personne n'est rassuré… On crâne, comme ça… On me rassure…, mais je ne suis pas dupe. Mary a eu un long entretien avec le chirurgien. Moi, bien entendu, j'étais exclu. Elle aussi, elle entre dans leur jeu et fait semblant d'avoir confiance. Malgré tout, elle m'a dit qu'il avait perdu beaucoup de sang…

— Mais la balle a pu être extraite?

— Oui. C'est même Morrisson qui l'a. Tu penses, il était là aux premières. Le sang, ça attire les vautours!

— Tu l'as vu, Morrisson?

— Il sort d'ici. Il voulait me montrer d'autres photos, des trucs à lui dont je me moque complètement… Je l'ai envoyé promener. Il va sûrement te harceler, toi aussi.

— Tu restes à l'hôpital?

— Evidemment. Comme il est question de transfusion, je me suis offert. On est du même groupe, papa et moi… Qu'est-ce qu'on pourrait lui donner de meilleur que mon sang à moi, hein?… Après tout, c'est le sien, en plus jeune! Le toubib est d'accord. Il a fallu parlementer, mais quand je veux quelque chose… Parce que, tu comprends, il y a aussi l'effet moral. Quand papa me verra allongé à côté de lui… s'il me voit (la voix se cassa), il s'accrochera… Il se rendra compte que lui et moi, c'est les doigts de la main, malgré nos querelles… Il sera bien obligé de tenir le coup…, pour moi, pour moi tout seul.

François entendit Bob couper brutalement la communication. Bob ne voulait pas pleurer au téléphone; c'était quelqu'un de bien, Bob! Et, bizarrement, c'était François qui se sentait en faute, qui avait l'impression d'avoir manqué à son devoir.

— Je peux entrer?

François sursauta. C'était l'inspecteur Morrisson.

— Vous voyez, dit François, je parlais avec Bob. La situation n'est pas brillante.

L'inspecteur entra, enleva son imperméable et posa sur le bureau une serviette rebondie.

— Je sais, dit-il. La journée va être critique. Mais le chirurgien conserve bon espoir et je le connais. S'il est optimiste, c'est que Skinner va s'en tirer.

— C'est bien vrai?

— Puisque je vous le dis… Il pourra se vanter de revenir de loin. Il a reçu un morceau de plomb qui aurait pu le foudroyer. Regardez ça.

Il retira de sa poche une petite boîte maintenue fermée par un élastique, et, avec beaucoup de précautions, l'ouvrit. Sur un lit d'ouate légèrement rougi, il y avait une masse brune, un cône arrondi, gros comme une petite bille.

— La balle, dit Morrisson.

— Mais…, c'est très gros! s'étonna François.

— Vous avez raison d'être surpris, approuva l'inspecteur. J'ai vu bien des projectiles, mais celui-ci est particulièrement curieux. D'abord, le calibre est inusité. Et en outre, la forme n'est pas courante. Peut-être s'est-on servi d'une arme étrangère. Le «labo» nous renseignera.

«Une arme étrangère…, ou plutôt une arme ancienne!», pensa François.

Et ce fut comme un voile qui se déchirait… Le pistolet de duel!.. Le coup de feu tiré, du haut du perron, par Bob… François écarta aussitôt cette idée absurde.

L'inspecteur prit dans sa serviette un paquet de photographies.

— J'aimerais que vous y jetiez un coup d'œil. Peut-être ce Laslo Carolyi s'y trouve-t-il?

François, distraitement, examina une série de visages également inquiétants. Il ne pouvait s'empêcher de songer à cette balle et se refusait désespérément aux déductions qui, malgré lui, s'amorçaient; car le coup de pistolet avait été tiré sur un cambrioleur…, et c'était M. Skinner qui avait été blessé. Il n'avait tout de même pas essayé de se cambrioler lui-même!

— Regardez bien celui-ci. C'est un sujet hongrois.

Encore un barbu, avec des cheveux de hippy, mais ce n'était pas l'homme roux.

— Non, dit François. Je ne reconnais personne.

Morrisson parut très déçu.

— J'en aurai peut-être bientôt d'autres à vous montrer.

__ C'est que…, je pars aujourd'hui… Il m'est

difficile de rester ici dans les circonstances actuelles.

— Oui, admit l'inspecteur, oui… Je comprends. Eh bien, tant pis. Je vais seulement vous demander de lire le résumé des événements dont vous avez été le témoin et, si vous êtes d'accord, de signer. Ce n'est qu'une formalité.

Il tendit à François deux feuillets dactylographiés. François les parcourut. C'est à peine si le sens des mots parvenait à son esprit. Une seule question brûlante, dramatique, le hantait. «M. Skinner n'a-t-il pas essayé de se cambrioler lui-même»? Déjà, il ne doutait plus: la balle avait bien été tirée par le pistolet de duel. Il se rappelait la forme et la grosseur des projectiles que Bob lui avait montrés. Impossible d'hésiter. Bob avait tiré au hasard et atteint l'ombre qui fuyait… et cette ombre, c'était M. Skinner. Donc… Ce «donc» était semblable à un écran qui cachait quelque chose d'horrible et François n'avait pas le courage de l'écarter.

— Si vous voulez bien signer… ici.

L'inspecteur tendit son stylo et, machinalement, François signa. «Donc»… Non. Il valait mieux ne pas savoir. Le malheureux Bob blessant son père par erreur…, c'était quelque chose d'insoutenable. Le reste… C'était le secret des Skinner. Mais rien de plus terrible que ce «donc». La vérité est là…, on la devine. Comment se refuser à elle?

— Vous comptez prendre l'avion?

— Pardon? dit François.;

— Vous prendrez l'avion, sans doute?

— Non. Le train… J'ai un rapide à 15 heures.

— Mais alors…, vous ne reverrez pas M. Skinner?

— C'est vrai, fit François. Je n'avais pas pensé à cela?

— Voulez-vous que je vous dépose à l'hôpital; c'est sur ma route.

— Avec plaisir.

La voiture du policier était presque aussi vieille que la Morris de M. Skinner. Et aussitôt François pensa à la mallette qui contenait les pistolets. Elle était toujours cachée dans la Morris. Le moindre détail le ramenait invinciblement au mystère.

Oui, elle était cachée, mais pour combien de temps; et si Morrisson mettait la main dessus, il identifierait immédiatement la balle et Bob saurait qu'il avait tiré sur son père et il en tomberait malade. Et toute sa vie il traînerait ce remords. Jamais! Jamais!..

François croisa les bras, appuya son menton sur sa poitrine, et se dit:

«Pour Bob, je me dois d'y voir clair… Donc,

j'accepte l'inévitable. C'était bien M. Skinner qui était, ce soir-là, à la villa. C'était bien M. Skinner qui avait emporté le dossier rouge, son propre dossier, et qui avait simulé un cambriolage. Mais pourquoi?… Il n'y avait qu'une réponse, aveuglante de simplicité: l'invention avait une grosse valeur, d'une part; et d'autre part, M. Skinner voulait être riche. Il avait donc eu l'idée de vendre une seconde fois ses plans… Et pourtant, il n'était pas un malhonnête homme; cela, François en était sûr. Non, pas malhonnête. Mais peut-être exploité par ce Merrill qui l'avait obligé à accepter des conditions très dures. Qui saurait jamais ce qui s'était passé dans le cœur du malheureux? Indignation? Révolte?… D'où la tentation de tirer double profit de son invention. Mais comme, inévitablement, on apprendra, un jour ou l'autre, la mise en fabrication d'automates semblables à ceux qu'il a créés, il est indispensable de procéder à une mise en scène, de simuler le vol des plans.

«A partir de là, tout devenait clair. D'accord avec ce Carolyi, qui était à coup sûr l'intermédiaire chargé de la négociation, M. Skinner avait soigneusement arrêté tous les détails de l'opération. Premier temps: Laslo Carolyi, convenablement grimé, se présente à la maison durant l'absence de M. Skinner. Son attitude est volontairement inquiétante. On se souviendra de lui; on pensera, plus tard, que le cambrioleur est venu repérer les lieux. Deuxième temps: le coup de téléphone pendant le dîner. Carolyi échange avec l'ingénieur quelques propos arrêtés d'avance, et l'ingénieur annonce que Merrill le réclame, tout en précisant qu'il n'a pas reconnu sa voix. Ainsi, tout le monde sera persuadé qu'il a été attiré dans un piège. Troisième temps: M. Skinner, ne pouvant imaginer que Bob a eu un malaise et que les deux garçons sont rentrés à la maison, revient chez lui, sachant que Mrs. Humphrey est couchée, et qu'il va pouvoir se comporter exactement comme un voleur…, avec cette différence «qu'il fera assez de bruit pour être entendu par la gouvernante», car il a besoin, pour la police, du témoignage de la vieille femme. Il sera évident que quelqu'un — le visiteur de l'après-midi — s'est introduit dans la villa grâce aux clefs qu'il a prises à M. Skinner, après avoir attaqué ce dernier alors qu'il se rendait chez M. Merrill. Ce que confirmerait, d'autre part, l'ingénieur, qui déclarerait avoir été frappé et assommé.»

Tel était bien le plan. François en était sûr. Ses explications s'ajustaient si étroitement aux faits qu'aucune autre solution ne pouvait être retenue.

Il ouvrit les yeux. La voiture tournait autour d'une place inconnue, dans un quartier de bureaux et de banques, car on voyait, sur les trottoirs, des gentlemen en melon, parapluie au bras et attaché-case à la main. Mais le spectacle de la rue ne pouvait distraire François de ses pensées.

Pauvre M. Skinner! Quelle avait dû être sa frayeur quand il avait entendu les pas des deux garçons, dans l'escalier! Il avait fui à toutes jambes, pour rejoindre sa voiture où Carolyi devait l'attendre. Hélas! Bob avait tiré!.. Et l'impossible, comme il arrive souvent, s'était produit. Un homme entraîné aurait raté la cible, à cause de l'obscurité. Bob, lâchant son coup de feu au hasard, avait fait mouche. Voici l'ingénieur blessé à bord de la Morris. Bref conseil de guerre, sans doute. Mais les deux hommes n'ont pas le choix. Il n'est pas tard, ils peuvent penser que les premiers secours ne tarderont pas à arriver; ils peuvent surtout penser que la blessure n'est pas grave. Carolyi conduit donc immédiatement son compagnon à proximité du domicile de M. Merrill et, abandonnant la voiture, disparaît avec les plans.

Et alors, de la façon la plus inattendue et la plus dramatique, va se trouver confirmée la version de l'agression et du cambriolage. Qui pourrait supposer une seconde que M. Skinner est l'auteur du vol dont il est la victime? Le voilà innocenté, à condition que la police n'enquête pas sur l'arme qui a tiré la balle. Qu'on découvre le pistolet et le plan de l'ingénieur s'écroule. Or, on peut faire confiance à la police. Lentement, méthodiquement, elle finira par découvrir la vérité. Carolyi a dû comprendre cela du premier coup. Il faut à tout prix récupérer les pistolets, mais comment?…

Là, Sans-Atout hésite. Il tâtonne. Il n'est qu'un détective amateur, pas encore habitué à pousser à fond un raisonnement rigoureux. Mais il est facile d'aller un peu plus loin…

Qui peut agir, désormais?… Miss Mary, parbleu! L'ingénieur n'aurait sans doute jamais consenti à avouer à sa fiancée la machination qu'il avait imaginée. Mais Carolyi n'a pas de ces scrupules. Il est en danger, lui aussi. Il doit donc tout raconter à Miss Mary et la supplier d'intervenir. Lui téléphone-t-il, en pleine nuit? Se rend-il chez elle?… Cela, c'est un détail sans importance. Ce qui est sûr, c'est que la jeune femme est prête à tout pour sauver M. Skinner. La preuve?… Eh bien, le coup de la mallette. Elle fera disparaître l'étui aux pistolets. Seulement, si les pistolets disparaissent seuls, on risque de se poser des questions trop précises; alors, comme elle est rusée, elle escamotera également des objets insolites, comme la main de marbre, l'éléphant, le kriss malais. Ainsi, ce second cambriolage paraîtra absurde, incohérent, et ajoutera encore au mystère.

D'où les événements de la seconde nuit. Tout le monde étant endormi, Miss Mary a toute facilité pour agir. Elle cache les objets dans sa chambre, puis découpe une vitre du salon, soulève la fenêtre et va donner l'alarme. Qui pourrait penser?… Et, le lendemain, elle va porter la mallette à Carolyi, qui attend, dans la rue. Les pistolets soustraits à la police, on peut commencer à respirer.

Et là, soudain, Sans-Atout rougit. Comme il s'en veut, maintenant! Car il a tout compromis par son intervention. S'il n'avait pas eu cette idée idiote de filer l'homme roux, reconnu dans le couloir de l'hôpital, s'il n'avait pas repéré la maison où ce dernier s'était installé; enfin, s'il n'avait pas récupéré la mallette, croyant réaliser un coup de maître, le malheureux M. Skinner aurait attendu paisiblement l'opération et Miss Mary n'aurait pas connu ces heures affreuses. Sans-Atout les imagine sans peine! Et lui qui soupçonnait la courageuse jeune femme. Il comprend, maintenant, pourquoi elle pleurait, dans le jardin. Et pourquoi elle s'était composé ce masque un peu farouche, quand elle était en présence de Bob. Epargner le fils! Sauver l'honneur du père! Affronter la police sans un tremblement! Comment pourrait-il jamais s'acquitter envers elle, se faire pardonner ses doutes, ses soupçons? Et surtout comment pourrait-il effacer la suite, car tout ce qui était arrivé, après la récupération de la mallette, c'était lui qui l'avait provoqué…

Ralentisstment. Embouteillage. Morrisson regarde sa montre et allume une cigarette. Il est plongé dans ses pensées, lui aussi. François reprend sa méditation. Il n'est pas fier de lui. Mais quoi! Il a cru agir pour le bien de M. Skinner… Les pistolets leur ayant été repris, et ils ignoraient par qui, quelle parade Carolyi et Miss Mary pouvaient-ils imaginer? Il n'en restait qu'une, désespérée. Empêcher la balle qui avait blessé M. Skinner de tomber entre les mains de la police; donc, enlever l'ingénieur pour le faire soigner ailleurs. Ce Carolyi était sans doute bien introduit dans un certain milieu un peu louche et quelque chirurgien marron était prêt — moyennant finance — à extraire le projectile. D'où l'extraordinaire kidnapping. Pas extraordinaire, à la réflexion, puisque M. Skinner était forcément d'accord! Tant qu'on pensait qu'il avait été enlevé de force, l'affaire paraissait incompréhensible. Mais à partir du moment où il coopérait à son propre enlèvement, il n'y avait plus de mystère. C'était lui, de toute évidence, qui avait ouvert la fenêtre de sa chambre à Carolyi, qui se tenait dissimulé dans la petite cour. Carolyi que François et Bob avaient surpris, la veille, alors, sans doute, qu'il venait s'entretenir avec M. Skinner… Le blessé avait beau être sous l'influence d'un tranquillisant, ce n'était pas bien difficile de se traîner jusqu'à la fenêtre et de la soulever. Après? Carolyi entrait en scène, tout seul, car il n'y avait jamais eu de complices, François le voyait clairement. Il soutenait l'ingénieur, passait par l'issue de secours n'ouvrant que de l'intérieur, et regagnait son Austin, arrêtée devant. Oui, c'était sûrement la bonne explication… Peut-être certains détails étaient-ils à retoucher? Peut-être M. Skinner se faisait-il plus abattu qu'il n'était et avait-il la force de marcher? Peut-être n'avait-il pas bu le soporifique ordonné par le médecin? Peut-être… Mais les «peut-être» importaient peu à François. Ce qui comptait, c'était le schéma général de l'explication.

Et il savait qu'il tenait la solution. M. Skinner avait donc été amené à la maison de Carolyi. Hélas! Deuxième échec. Lui, François, était encore intervenu. Et, cette fois, Miss Mary avait accepté la défaite. Carolyi avait dû fuir, et les policiers avaient retrouvé l'ingénieur, très affaibli, et qui risquait, maintenant, de payer cher tous ces déplacements. «J'ai été reçu gentiment, pensait François. Bob est un merveilleux ami. Miss Mary est une femme digne d'éloges. M. Skinner… est ce qu'il est. Je n'ai pas à le juger. Et moi, avec ma curiosité, mon besoin de savoir, j'ai apporté le trouble dans cette famille. Je suis vraiment le dernier des derniers.»

Il se sentait si poisseux de remords qu'il faillit se confier à Morrisson. Mais c'était la dernière chose à faire. La mallette était bien cachée. Morrisson était en possession de la balle, mais tant qu'il ne mettrait pas la main sur les pistolets, la vérité resterait cachée… Et, d'autre part, étant donnée la façon tragique dont les événements avaient tourné, il paraissait évident que le fabricant étranger ne prendrait pas le risque terrible d'être un jour soupçonné d'avoir trempé dans un crime, et renoncerait à son projet de fabriquer les automates.

— Voilà l'hôpital, dit l'inspecteur. Vous n'êtes guère bavard, mon garçon… Je vous laisse là?

— S'il vous plaît. La voiture stoppa.

— Eh bien, bon retour, reprit l'inspecteur. Et soyez sans inquiétude. Le coupable sera arrêté.

Il agita la main et repartit. Il y avait un policeman en faction devant la porte de la chambre. François faillit hausser les épaules. M. Skinner ne risquait plus d'être enlevé! Il frappa et ce fut Miss Mary qui lui ouvrit. Elle avait toujours le même visage soucieux qu'un sourire de politesse éclaira à peine.

— Vous voyez! dit-elle, avec une imperceptible nuance de reproche.

M. Skinner, les yeux clos, semblait dormir. Etendu sur un lit de camp, Bob reposait.

– Ça y est, dit Bob. La transfusion est faite. J'avais un peu peur, mais ce n'est rien du tout. Ça ne fait pas mal. L'embêtant, c'est qu'il faut rester allongé un moment, après.

— Chut, murmura Miss Mary. Jonathan sommeille. Il est très faible, mais il a toutes les chances de s'en tirer.

— J'en suis bien heureux, dit François. Je peux donc partir sans crainte. J'ai l'intention de prendre le train de Douvres de quinze heures. Après, j'ai un bateau à dix-sept heures… Je suis venu pour vous remercier… de tout… Je regrette que les circonstances… Mais maintenant… Une autre fois, peut-être…

Il bafouillait.

— On s'écrira souvent, dit Bob.

— C'est cela, intervint Miss Mary, qui semblait détester les effusions. Vous vous écrirez souvent… Ne m'en veuillez pas, François, j'aurais voulu vous accompagner, mais il m'est difficile, en ce moment…

Elle n'eut pas le temps d'achever sa phrase, car une infirmière entra lui annoncer qu'elle était demandée au bureau. Elle serra précipitamment la main de François et disparut. François s'approcha de son ami.

— Vieux Bob, dit-il. On n'a pas eu de chance…

Tu ne m'en veux pas, au moins?

— Mais non. Tu reviendras, voilà tout. Il tourna la tête vers son père et sourit.

— Quand il rouvrira les yeux, il sera bien épaté. Lui qui prétendait que je ne suis bon à rien… Je suis quand même là pour un coup. C'est du sang au poil que je lui ai donné. Regarde-le. Il a déjà des couleurs aux joues.

M. Skinner, livide, respirait faiblement, mais François approuva.

— C'est vrai, il a des couleurs.

– Ça me fait de la peine de te quitter, reprit Bob. Tu vas peut-être nous oublier…

— Penses-tu.

— Ecoute… Emporte un souvenir… ce que tu voudras… pourvu que ce soit quelque chose qui te parle de moi… Veux-tu un dessin?… Veux-tu… je ne sais pas.

— Il y a quelque chose qui me ferait plaisir-La mallette… Elle est toujours dans la voiture?

— Formidable, fit Bob. Après ce qui s'est passé, moins on la verra chez nous, mieux cela vaudra. Emporte-la. Elle est à toi.

— Merci.

— Donne ta main.

François mit sa main dans celle de Bob qui la tint longtemps serrée.

— Maintenant, va-t'en vite, chuchota Bob. Je vais fermer les yeux. Quand je les rouvrirai, tu ne seras plus là… C'est bête, la vie… Ma veste est au portemanteau. Les clefs de la Morris sont dans la poche gauche. Laisse-les au tableau de bord… Au revoir, François.

François sortit sur la pointe des pieds.

François s'arrêta au bord du quai, à quelque distance du bateau. Cette femme, qui descendait de voiture, qui marchait vers lui, enveloppée d'un ciré bleu que le vent gonflait, c'était Miss Mary. Il posa à terre sa valise, mais garda la mallette à la main. Miss Mary fit encore quelques pas et s'arrêta à son tour.

— J'ai voulu vous remercier, dit-elle. Vous avez tout compris?

— Je crois.

— Et…, c'est pourquoi vous avez choisi d'emporter cette mallette en France?

— Non, dit François. En France, elle ne serait pas encore en sûreté. Et personne ne doit jamais savoir, n'est-ce pas? Aussi…

Il regarda autour de lui. Personne. Alors, d'un simple mouvement du bras, il jeta la mallette à l'eau.

— Elle est à moi, dit-il. Bob me l'a donnée. J'ai le droit d'en disposer. Maintenant, vous pouvez être tranquille. L'inspecteur Morrisson ne saura jamais par quel pistolet a été tirée la balle.

Ils restèrent quelques secondes immobiles, l'un devant l'autre.

— François, murmura Miss Mary, je vous avais mal jugé. Pardon!.. Vous permettez que je vous embrasse?

Elle avait les joues mouillées et un merveilleux sourire illuminait son visage.

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