La folle équipée

Les mains trouvaient assez facilement des prises parce qu'elles pouvaient tâtonner et savaient interroger le bois et la pierre, mais les pieds, beaucoup moins intelligents, suivaient mal. Ils raclaient le mur, dérapaient, arrachaient des feuilles, et parfois ruaient dans le vide. François sentait alors tout le poids de son corps qui le tirait vers le bas. Une chute ne serait pas très dangereuse, ni peut-être très bruyante, mais il n'aurait pas le courage de recommencer l'escalade, parce que le froid le gagnait. Toute l'humidité cachée dans l'épaisseur du lierre se communiquait à sa poitrine, à son ventre. Son pyjama, complètement trempé, collait à ses cuisses et entravait ses mouvements. Il haletait. Le bord de la fenêtre n'était pas encore en vue. Il s'arrêta un instant, suspendu à ses doigts et à ses orteils, la gorge brûlante. Il avait beau se répéter: «Je peux… Je peux…», il arrivait au bout de ses forces. Il reprit pourtant sa reptation verticale, lentement, lourdement. A mesure que le lierre montait, ses multiples branches s'amincissaient, devenaient moins noueuses, plus glissantes. Il fallait chercher des points d'appui à gauche et à droite, progresser en zigzags. Le sol était loin. Le danger grandissait. Par chance, alors que le rez-de-chaussée était construit en pierres de taille à la surface lisse, le premier étage, d'un matériau plus léger, offrait une espèce de meulière bosselée et poreuse sur laquelle les pieds s'accrochaient plus facilement. Tête levée, mais pas trop, afin de garder l'équilibre, François mesura la distance qu'il devait encore franchir. Il arrivait juste sous le rebord de la fenêtre, ce qui allait compliquer sa tâche, car il ne voyait pas comment franchir ce redan.

Faire un rétablissement? Non. Ce serait trop dur. Il n'était pas Tarzan. La seule solution était d'obliquer, de dépasser la fenêtre et, ensuite, de se rabattre obliquement pour prendre pied sur le bord inférieur. Mais François, bientôt, se rendit compte que cette manœuvre présentait de gros risques. Ecartelé en étoile le long du mur, il resta un moment suspendu, incapable de ramener à lui sa jambe gauche, qui n'obéissait plus. Il en avait les larmes aux yeux, de colère, d'impuissance et de peur. Enfin elle osa se décoller et, pour ainsi dire, le rejoindre. C'était une étrange impression d'être servi par des membres qui semblaient avoir conquis leur indépendance. Il fallait presque parlementer avec eux, leur parler comme à des bêtes aimables mais capricieuses. La main droite s'en allait sous les feuilles, palpait, s'arrêtait. «Plus loin! Va plus loin!.. Je tiens bon…» La main hésitait, lâchait sa prise, s'affolait, revenait précipitamment… Pendant ce temps, le pied droit donnait du souci. Il était agité d'un brusque tremblement et s'insurgeait contre la souffrance, car la pierre râpeuse écorchait la peau mouillée.

Avec une attention aiguë, François était présent partout à la fois et, s'encourageant, se suppliant ou s'insultant, il parvint à se hisser à la hauteur de la fenêtre. Un dernier coup de reins. Les doigts qui se referment sur la barre d'appui. Le corps qui bascule enfin dans la chambre. Les murs tournoient. Le sang cogne dans les artères. C'est fini. Est-ce possible? Je suis arrivé. Je suis chez moi. Le mot de Mrs. Humphrey lui revint en mémoire: «Dans ma jeunesse, on avait de l'éducation.» Il se mit à rire, nerveusement. Toute son angoisse s'en allait comme une humeur maligne qui s'échappe d'un abcès. Il était déjà prêt à se moquer de ce qui, en somme, n'avait été qu'une mésaventure. Et elle avait raison, la brave Mrs. Humphrey. Il faut être bien mal éduqué pour rentrer chez soi par escalade.

Il se leva et, en boitillant, alla allumer sa lampe de chevet. Il examina les dégâts. Ce n'était pas trop grave. Une légère coupure à l'orteil droit; une écorchure à la main gauche. Plus de peur que de mal. Il revêtit un pyjama sec, après s'être frictionné, et se coucha. Merveilleuse chaleur du lit! Mais s'il avait espéré trouver un prompt sommeil, il s'était bien trompé. La fatigue l'empêchait maintenant de dormir et, agissant comme un alcool, donnait au contraire à ses réflexions une acuité presque douloureuse.

Car il était bien obligé de se demander pourquoi Miss Mary, en pleine nuit, avait rendez-vous avec quelqu'un. Et pourquoi elle lui donnait une valise. Que contenait cette valise?… Y avait-il un lien entre cette étrange sortie et le cambriolage?… Et si les objets volés s'étaient trouvés dans la valise?… D'abord, ce n'était pas précisément une valise, mais plutôt une mallette plate, à peine plus volumineuse qu'un attaché-case. Le petit éléphant, la main, le poignard et les pistolets pouvaient y tenir à l'aise. Mais dans ce cas?…

«Allons, mon vieux Sans-Atout, pensa François va jusqu'au bout. Si tu raisonnes juste, tu dois admettre que le cambriolage de la nuit dernière a été simulé!»

C'était absurde! C'était choquant! Et pourtant… Après tout, c'était la jeune femme qui avait donné l'alarme, qui avait prétendu avoir entendu du bruit. Alors, pourquoi n'aurait-elle pas elle-même découpé la vitre? «Travail d'amateur», avait dit l'inspecteur. Travail hâtif, fait par quelqu'un de pressé. Miss Mary savait bien qu'elle ne courait pas grand risque, puisque c'était elle qui habitait au-dessus du salon; c'était elle seule que le bruit aurait pu réveiller… A partir de cette hypothèse, tout se tenait. Miss Mary, après avoir fracturé la fenêtre pour faire croire qu'on est venu de l'extérieur, emporte les objets qu'elle dissimule dans sa chambre, et donne l'alerte. Les garçons sont persuadés qu'un cambrioleur est en train d'opérer. D'ailleurs, ils entendent même du bruit. Ce n'est qu'un volet qui bat, mais comment Morrisson douterait-il de leur témoignage?

François envoya promener ses couvertures et alla boire un grand verre d'eau. Mais il ne réussit pas à calmer l'agitation de sa pensée. Car la conclusion qui se formait d'elle-même dans son esprit était monstrueuse: Miss Mary était la complice de quelque chose. Mais de quoi? Elle n'avait pu participer au vol du dossier rouge, puisqu'elle se trouvait chez elle quand les documents avaient été emportés: Bob l'avait eue au téléphone. Et les objets qu'elle avait fait passer à l'inconnu, toujours par hypothèse, lui appartenaient déjà, puisqu'elle devait épouser bientôt M. Skinner. Enfin, si l'inconnu était l'homme qui avait blessé l'ingénieur, Miss Mary aurait eu partie liée avec l'agresseur de son futur mari? Cela devenait délirant!

Mais parce que cette idée était délirante, elle commençait à obséder François comme un cauchemar. Il la tournait et la retournait, et sa curiosité était plus forte que sa répugnance. Il sentait qu'il avait découvert quelque chose d'important, et en même temps il avait l'impression de faire fausse route. Le vrai et le faux formaient un nœud inextricable. Etait-elle coupable? Innocente? Et pourquoi pleurait-elle? La faisait-on chanter? Agissait-elle sous la menace de quelque infamante révélation?… Mais, dans ce cas, on aurait exigé d'elle de l'argent. Pas un éléphant? Pas une main de marbre?… A force de formuler des suppositions plus abracadabrantes les unes que les autres, François finit par s'endormir.

A son réveil, toutes les pensées qu'il avait remuées lui parurent profondément absurdes; mais, s'il réussit à les chasser, il n'en éprouva pas moins un certain malaise. Il se leva. Il était raide, ankylosé. La paume de sa main gauche était un peu enflée. Une séance de gymnastique de vingt minutes le remit d'aplomb. Il tira les rideaux. La pluie tombait d'un ciel bas. Etrange climat, d'une étonnante versatilité. La journée n'allait pas être bien gaie. Il descendit à la salle à manger, où il trouva Miss Mary.

Bien coiffée, impeccable dans son pull-over et sa jupe de tweed, elle avait la netteté, l'aisance des gazelles que François avait vues, la veille, au parc zoologique. Souplesse de la démarche, élégance coulée des mouvements, et, au fond des yeux, la mélancolie voilée des êtres qui ont perdu leur liberté. «Compris! pensa François. Je continue à dérailler.» Il s'appliqua à être enjoué, fit honneur au petit déjeuner, tandis que Miss Mary appelait l'hôpital. Bob arriva à son tour.

— Salut!

— Salut.

— Bien dormi?

— Merveilleusement, dit François avec aplomb.

— Tu as vu le temps? Nous sommes bons pour le British Museum. Quelle barbe!.. Et si on allait chez Mme Tussaud. C'est notre Musée Grévin. Il y a, au sous-sol, un cabinet des horreurs formidable. Hein?

Bob fit part de son idée à Miss Mary qui revenait, et qui parut la trouver d'un goût discutable.

— Vous irez seuls, dit-elle. Moi, toutes ces scènes de crimes me rendent malade. Et puis le moment me paraît mal choisi… Je viens d'avoir l'infirmière. Jonathan a passé une bonne nuit. L'opération est toujours décidée pour demain. A mon avis, voici ce que nous pourrions faire. D'abord, bien sûr, passer à l'hôpital et puis, après, liberté pour chacun. Je ne veux pas m'imposer. Vous dénicherez bien un bon petit restaurant italien; ce sont les meilleurs. Et vous disposerez de l'après-midi à votre guise. Tout ce que je vous demande, c'est d'être rentrés pour sept heures.

Elle baissa la voix, à cause de Mrs. Humphrey:

«D'accord?

— D'accord!

Elle regardait les garçons en souriant et il y avait, dans ce sourire, quelque chose de si frais, de si spontané, une telle confiance, aussi, que François sentit fondre ses soupçons. Il avait rêvé, voilà tout. Mais la petite fièvre qui battait dans sa main lui rappelait son équipée de la nuit. Alors, c'était une autre Mary qu'il avait vue. Celle qui était là avait la transparence du cristal. Il y avait une Mary pour le jour et une autre pour la nuit. Il y avait une innocente et une coupable!

— On part dans une demi-heure, ajouta la jeune femme.

Bousculade dans le cabinet de toilette. Bob taquin, plein d'entrain; François réservé.

— Miss Mary n'aurait pas un frère, par hasard?

Bob, qui essayait de peigner ses cheveux rebelles, et faisait d'affreuses grimaces, répondit:

— Un frère? Non, mon vieux. Ni frère, ni sœur. Tu as des idées bizarres, ce matin.

— Elle travaille?

— Non. Elle a hérité d'une belle petite propriété et de quelques rentes, la veinarde… Moi, c'est ce qu'il me faudrait. Des rentes! Une Aston-Martin, enfin, tu vois le genre! Malheureusement, mon père pense autrement. C'est un matheux, papa. Alors, il faut que je devienne, moi aussi, un matheux.

Un coup de klaxon dans le jardin les rappela à l'ordre. Ils achevèrent de s'habiller et rejoignirent Miss Mary.

— C'est un tacot, souffla Bob, au moment de grimper dans l'imposante voiture. Ça tape à peine les 170!

La pluie crépita sur le toit. François, à travers le pare-brise embué, ne reconnaissait pas le chemin suivi la veille. Et puis la conduite à gauche bousculait toutes ses habitudes. Bob poursuivait son bavardage.

— Tu vois, ce qui serait chouette, ce serait de peindre. Moi, j'aimerais ça, être décorateur, travailler pour le théâtre ou le cinéma. Mon prof de dessin dit que je devrais continuer. Je te montrerai des choses que j'ai faites. Je n'en parle pas souvent parce qu'à la maison il n'y en a que pour les automates.

Il se pencha vers l'oreille de François et, d'un petit coup de menton, désigna, devant eux, Miss Mary qui, les sourcils froncés, surveillait la rue.

— Et puis, elle est du côté de papa, contre moi. Alors, je suis obligé de peindre en cachette… Je te montrerai.

Ils ne tardèrent pas à virer dans la cour de l'hôpital où ils aperçurent, à l'extrémité du parking, la vieille Morris de M. Skinner. Un instant plus tard, ils pénétraient dans la chambre du blessé. Celui-ci avait été rasé et l'on voyait mieux l'affaissement de ses traits, la pâleur de ses joues. Il tendit vers les arrivants une main maigre qui tremblait un peu. Miss Mary examina, suspendu au pied du lit, le graphique de la fièvre.

— 37°7. C'est très bien!

— Oui, dit-il avec effort, je vais m'en tirer. Ça va, jeunes gens? Ne vous inquiétez pas pour moi. Amusez-vous. Et ne vous croyez pas obligés de venir ici chaque jour. J'offre un spectacle peu réjouissant.

— Oh, papa, dit Bob.

— Mais si. Et François n'a pas à devenir garde-malade. Je veux que vous sortiez le plus possible, tous les deux. Aussi, vous allez me faire le plaisir de décamper, et tout de suite.

Où comptez-vous aller?

— Au Musée Tussaud, intervint Miss Mary, d'un ton désapprobateur.

— Pourquoi pas? C'est un endroit amusant. Tu as de l'argent, Bob?

— Oui. J'ai tout ce qu'il faut.

— Eh bien, allez vous promener… Bonne journée!

Et ils étaient si jeunes, tous les deux, si pleins de vie et si avides de liberté, qu'ils éprouvèrent ensemble un lâche soulagement de quitter la chambre. Leur sortie fut si prompte qu'ils faillirent bousculer un homme, devant la porte. Celui-ci leur tourna hâtivement le dos et se dirigea vers le fond du corridor.

— Tu viens? dit Bob.

François, qui avait fait quelques pas, s'arrêta et retint Bob par la manche.

— Ce type… Il avait l'air d'écouter à la porte.

— Oh! Tu crois?

— Alors, veux-tu m'expliquer ce qu'il faisait là?

Ils arrivaient devant la loge vitrée où, nuit et jour, une infirmière de garde se tenait en permanence. Le corridor cédait la place à un hall décoré de plantes vertes, qui communiquait avec une cour intérieure par une porte à double battant. François jeta un dernier coup d'œil en arrière.

— Tu peux m'expliquer ce qu'il fabrique, maintenant, au fond de ce couloir. Pourquoi n'entre-t-il dans aucune chambre?

L'homme, peut-être pour se donner une contenance, alluma une cigarette, en même temps qu'il amorçait un demi-tour, de sorte que, en moins d'une seconde, ils le virent de profil, puis de face. La flamme de son briquet éclairait suffisamment son visage pour qu'aucune erreur ne fût possible. Bien qu'il ne portât ni barbe, ni moustache, c'était l'homme qui était venu à la maison en l'absence de M. Skinner. C'était le voleur!

— Il était déguisé, murmura Bob.

— Oui… Grouillons!

Ils gagnèrent rapidement la sortie.

— Qu'est-ce qu'on fait? dit Bob. Il ne faut pas qu'il nous échappe. On prévient un policeman?

— Tu en vois un?… Et puis, le temps qu'on lui explique… Non. Si on le suivait?

Ils débouchèrent sur le jardin, devant la grande entrée de l'hôpital. A cause de la pluie, il était désert.

— On ne peut pas rester plantés là, reprit François. Il va nous repérer.

— L'auto de papa, dit Bob. Elle est au bout du parking, tu te rappelles?

Courant sous l'averse, ils allèrent se réfugier dans la vieille Morris. Les clefs étaient toujours au tableau. Bob mit le contact et déclencha les essuie-glace. De leur poste d'observation, ils apercevaient assez nettement le porche où l'homme n'allait sans doute pas tarder à paraître, car la sortie inopinée des deux garçons avait dû l'alarmer.

— Qu'est-ce que je disais! s'exclama François. Le voilà! Et il n'y a pas d'hésitation, c'est bien lui.

L'homme inspectait d'un air méfiant le jardin. Il jeta sa cigarette, sortit de sa poche un petit trousseau de clefs qu'il fit sauter dans sa main.

— Bon sang, dit Bob. Nous aurions dû le prévoir. Il a une voiture. Qu'est-ce qu'on fait?

— Tu te sens capable de conduire?

— Mais je n'ai pas de permis.

— Il s'agit de ton père!

— Bon, j'essaie, fit Bob. Mais ça va mal finir!

Le moteur partit au premier coup de démarreur. Ils le laissèrent chauffer pendant que l'inconnu traversait le jardin en direction du parking. Il ouvrit la portière d'une Austin et s'installa au volant.

— Commence à reculer… doucement, ordonna François. C'est très bien. Tu manœuvres comme un grand… Tu le vois, maintenant?… Tâche de le suivre de près. Avec cette pluie, sa vitre arrière est sûrement couverte de buée. Il ne s'apercevra de rien.

L'Austin, au moment de virer dans l'avenue, faillit accrocher une camionnette.

— Il ne conduit pas mieux que moi, dit Bob.

— C'est un étranger, observa François après quelques instants. Il n'a pas l'habitude de conduire à gauche.

Et, en effet, l'Austin avait tendance à rouler au milieu de la chaussée, ce qui provoqua, au premier carrefour, plusieurs coups d'avertisseurs.

— Tu sais dans quelle direction on va? demanda François.

— Pas la moindre idée. J'ai déjà assez de mal à ne pas perdre notre type de vue, tu sais. Je ne peux pas être à la fois pilote et navigateur… Quand tu apercevras un bus, signale-moi son numéro.

L'homme, en dépit de sa maladresse, roulait vite, dès que la circulation devenait moins dense, et Bob le suivait à grand-peine. Si, par malheur, un feu rouge venait à s'interposer, c'en serait fini de la filature. François, crispé, surveillait la rue, essayait de repérer un monument, et il devait, sans cesse, avec son mouchoir, essuyer le pare-brise qui s'embrumait. Les bus à impériale passaient, comme de grandes ombres; impossible de les identifier.

— On est sur un pont. Il y a des lignes de chemins de fer.

Bob ne répondit pas. Il s'appliquait tellement que la sueur perlait à la racine de ses cheveux. L'Austin doubla un camion. Bob voulut la suivre, mais une voiture survint et il se rabattit, se trompa dans ses vitesses, jura, repartit dans un hurlement de moteur surmené. Presque à l'aveuglette, dans la poussière d'eau soulevée par le camion, il passa, fit une queue de poisson qui provoqua, derrière, un puissant grincement de freins.

— Je le vois! cria François.

Les maisons étaient moins hautes. Les jardins faisaient leur apparition. On arrivait dans une banlieue, mais laquelle? L'Austin filait toujours bon train. Le ciel était devenu si sombre que les voitures allumaient leurs veilleuses. Les feux de position de l'Austin brillaient, maintenant, à trente mètres. Bob considérait sa jauge d'essence avec inquiétude.

— Je me demande, dit-il, si on ne va pas tomber en panne sèche. Papa ne songe jamais à prendre de l'essence.

— Espérons que le type n'habite pas trop loin… Combien a-t-on fait de kilomètres?

— Je n'ai pas songé à regarder le compteur, au départ. Mais pas plus de sept ou huit, à mon avis.

Ils longeaient maintenant des entrepôts, des murs d'usine, puis ils traversèrent un quartier tranquille de petites maisons à un étage, toutes semblables.

— J'ai beau habiter Londres, dit Bob. Je ne reconnais pas le coin. On doit être dans la banlieue nord.

L'Austin tourna brusquement à gauche. Bob, surpris, freina en oubliant de débrayer. Le moteur cala. Le temps de le remettre en marche, de manœuvrer, l'Austin n'était plus en vue. Mais la petite route qu'ils suivaient maintenant filait toute droite, sans aucun embranchement, entre des vergers, des jardins, par endroits des terrains vagues. Bob accéléra. François, contracté, crispait ses mains au tableau de bord. Il n'osait pas conseiller à Bob d'aller moins vite, mais il savait que, si un obstacle se présentait, avec cette route détrempée, ce serait l'inévitable dérapage. C'est ce qui faillit se produire, quelques minutes plus tard, quand l'Austin apparut, stoppée sur le bas-côté. Bob freina brutalement. La voiture se mit à tanguer, partit sur la droite, revint à gauche. Bob se cramponnait au volant, les yeux lui sortaient de la tête. Il rasa le mur d'une propriété, changea de vitesse en faisant craquer horriblement les pignons et la vieille Morris consentit enfin à stopper, presque en travers du chemin. Les deux garçons se regardèrent. Ils étaient plus blêmes l'un que l'autre.

— Evidemment, dit Bob d'un air piteux; ça ressemble un peu trop à du rodéo. Je crois que j'ai eu un peu peur.

— Moi aussi, avoua François.

Bob, avec précaution, rangea la voiture, puis, bien encapuchonnés, ils sortirent dans le vent et la pluie. Il n'y avait plus personne dans l'Austin. L'homme avait dû entrer dans un petit parc au fond duquel on distinguait confusément une maison à un étage. François souleva le loquet d'une porte grillagée. La porte s'ouvrit.

— Pas besoin d'entrer à deux, chuchota-t-il. Attends-moi dans l'auto et tiens-toi prêt à démarrer. Moi, je vais jeter un coup d'œil.

Le projet était un peu fou et François ne l'ignorait pas. Il avait affaire à un homme décidé, qui n'avait pas hésité à tirer sur M. Skinner. La prudence aurait voulu que… Mais François ne s'appartenait plus. C'était Sans-Atout, désormais, qui menait le jeu. Et Sans-Atout pénétra hardiment dans le parc, passant rapidement d'un arbre à l'autre, et surveillant la maison silencieuse à travers les hachures de la pluie. Elle semblait abandonnée. Pourtant, l'homme était là, sans aucun doute. Sans-Atout regarda l'heure à son poignet: presque midi. Sur la pointe des pieds, il franchit en courant l'espace qui s'étendait devant le perron.

La demeure ressemblait beaucoup à celle de M. Skinner. L'entrée de l'office devait se trouver de l'autre côté. Sautant entre les flaques, il contourna le petit hôtel et découvrit tout de suite la porte de la cuisine, qui était entrouverte. Peut-être l'homme était-il en train de déjeuner? Rasant le mur, le visage trempé, Sans-Atout s'approcha. La cuisine était vide.

Il entra. La pièce était meublée sommairement. Il n'y avait même pas de frigidaire. Et l'on ne devait pas balayer souvent! Une autre porte ouvrait sur le hall. Sans-Atout écouta. Un bruit rassurant le renseigna: quelqu'un, au premier, tapait à la machine. L'ennemi était localisé. Tant qu'il taperait, Sans-Atout ne courrait aucun risque, car, de toute évidence, il n'y avait pas de domestiques. La maison était trop mal tenue!

Sans-Atout commença sa visite, avec des précautions de Peau-Rouge. La salle à manger, banale à pleurer, avec son buffet imitation Régence et ses gravures bon marché représentant des chasses à courre; le salon, qui sentait le moisi et l'abandon, et enfin un petit bureau… Coup au cœur! La valise était là, sur la table, entre le téléphone et un annuaire. C'était sûrement elle, mallette plus que valise, et juste assez plate pour passer entre les barreaux d'une grille. Il l'ouvrit. C'était bien cela. La main de marbre, les pistolets, le poignard, l'éléphant… pêle-mêle, comme des objets hâtivement réunis. Sans-Atout l'empoigna sans hésiter. Avec cette mallette, il allait pouvoir… Quoi? Confondre Miss Mary? Il ne savait pas encore. Il était trop bouleversé. La complicité de la jeune femme était évidente, puisque l'homme qui tapait à la machine était, vraisemblablement, le bandit qui avait blessé M. Skinner. Mais il faudrait peut-être attendre…

Les idées se bousculaient dans sa tête. Vite! S'en aller, d'abord. Et aviser, plus tard. Il revint dans le hall, et ce fut le drame, au moment où il se dirigeait vers la cuisine. Il avait laissé derrière lui toutes les portes ouvertes, pour battre en retraite plus facilement. Mais un brusque courant d'air se produisit, qui fit violemment claquer, quelque part, une fenêtre. Le bruit de la machine à écrire s'arrêta. Un pas lourd retentit.

Sans-Atout se lança, à corps perdu, dans le jardin. Il courait maladroitement, avec cette mallette qui le déséquilibrait. L'autre allait surgir, sans doute tirer, comme il avait tiré sur M. Skinner.

«J'avais bien besoin de me fourrer dans ce guêpier», pensait Sans-Atout.

Il atteignit la grille, se retourna. L'homme fonçait, droit devant lui, faisant gicler l'eau des flaques. Sans-Atout se précipita vers la voiture, y jeta la mallette.

— Grouille!.. Il ne faut pas qu'il nous rattrape.

Le moteur, bien chaud, partit au quart de tour. Bob démarra.

— Tu vas n'importe où! cria Sans-Atout. Ce qui compte, c'est de le semer.

— Tu me prends pour Jacky Stewart! Sans-Atout, à genoux sur le siège, pour mieux

surveiller la route derrière eux, vit l'homme s'engouffrer dans l'Austin.

— Tâche de revenir vers Londres. S'il nous rejoint, il n'osera pas nous attaquer.

Le premier virage, pris en catastrophe, le jeta contre la portière. Il approuva:

— Très bien. Continue comme ça!

Mais l'Austin ne tarda pas à se montrer et elle allait vite, à en juger par le nuage d'eau qui l'enveloppait.

— J'ai récupéré les pistolets, l'éléphant et le reste, dit Sans-Atout. Rien ne manque… Holà!

Ils venaient de frôler un camion.

— Si j'avais mon Aston-Martin, soupira Bob.


L'inexplicable enlèvement


— Tourne toujours à droite, lança Sans-Atout. Il a tendance à couper les virages. Il va sûrement se faire emboutir.

Mais cette tactique ne tarda pas à les égarer complètement; tantôt ils roulaient dans des rues et avaient l'impression de se rapprocher du centre; tantôt, au contraire, ils se trouvaient en pleine campagne, et l'Austin, alors, forçait l'allure. Le malheureux Bob n'en pouvait plus de lutter de vitesse. Il avait beau être très adroit, il manquait d'entraînement; l'Austin ne fut bientôt plus qu'à une centaine de mètres. Et soudain, le clignotant rouge de la jauge s'alluma. Il n'y avait plus d'essence. Cette fois, ils étaient perdus. Mais, juste à ce moment, la manœuvre imaginée par Sans-Atout les sauva. Bob vira à droite et le poursuivant, oubliant de se tenir dans le couloir de gauche, reprit machinalement sa droite pour serrer la corde. Il se rappela trop tard qu'il commettait une grave faute de conduite. Il voulut revenir à sa main. Trop tard! Le puissant camion qui surgit tout à coup en sens inverse l'accrocha à l'arrière et Sans-Atout vit l'Austin faire un tête-à-queue. Puis le virage lui cacha le reste de la scène.

— Il vient de ramasser une bûche, dit Sans-Atout. Tu peux ralentir.

— C'est grave?

— Je ne crois pas. Mais, de toute façon, il est immobilisé pour un bout de temps.

— Tu penses qu'il a pu nous identifier?

— Certainement pas. S'il s'était rendu compte qu'il était filé, il ne nous aurait pas conduits à cette maison. Et il nous a poursuivis de trop loin; avec cette pluie, il ne devait guère distinguer que nos feux arrière… N'importe comment, ton père n'est pas seul à posséder une Morris.

— Tu as raison.

A leur grande surprise, le moteur tournait toujours. La jauge devait être déréglée. Ils atteignirent une station-service et firent le plein.

— Où est-on ici? demanda Bob.

— A Hatfield.

— Hatfield!.. Incroyable!

— C'est où? dit Sans-Atout.

— Dans le nord-ouest de Londres. Je ne suis jamais venu par là.

— Tu sais comment revenir?

— Oui. Ce n'est pas très difficile. Mais j'aimerais bien savoir quel trajet nous avons suivi.

Et ils durent s'avouer incapables de répondre à cette question, pourtant capitale. A aucun moment, ils n'avaient fait attention à leur direction. Poursuivants, ils n'avaient songé qu'à coller à l'Austin, et, poursuivis, ils n'avaient eu qu'une idée: lui échapper. Bob proposa de manger quelques sandwiches dans le premier restaurant rencontré. Ils en trouvèrent un à leur convenance dans Hatfield, et se détendirent devant une table bien servie.

— Je n'en peux plus, déclara Bob. J'ai souvent tenu le volant, mais en pleine campagne et sans jamais aller vite. Alors, tu penses!

François ne l'écoutait que d'une oreille. Il se demandait s'il devait dire la vérité. Mais ce serait accabler Miss Mary! Et, par ricochet, M. Skinner et Bob. La vérité détruirait ce foyer sur le point d'être reconstruit. Il n'avait pas le droit, lui, l'étranger, l'invité, de prendre une telle initiative. Et pourtant il était en possession — et lui seul — de renseignements qui permettraient certainement à l'inspecteur Morrisson de remonter jusqu'au criminel.

— Tu n'as pas faim? dit Bob.

Non! François n'avait plus faim. Il sentait, pour la première fois, ce que c'est que la responsabilité.

— Moi, reprit Bob, voilà ce que je propose: on la ferme! Premièrement, j'ai conduit sans permis. Deuxièmement, nous avons repéré la maison où se cache le voleur, mais nous ne savons pas où elle est; nous serions incapables de la retrouver. Troisièmement, tu es entré en cachette dans une propriété privée, ce qui est un délit puni par la loi. Quatrièmement, nous avons été la cause indirecte d'un accident… Si je comprends bien, nous n'avons pas cessé de faire des choses idiotes ou interdites, et nous ne sommes guère plus avancés qu'avant. Alors, il vaut mieux la boucler. Tu vois la tête de Morrisson, si nous lui racontions tout ça!

— Mais… la mallette?

— Eh bien, laissons-la dans l'auto, au moins provisoirement. Je vais ramener la voiture au parking et le tour sera joué. Personne n'y pense plus, à la vieille Morris. La mallette sera en sûreté.

— Soit, dit Sans-Atout. Mais Miss Mary va m'interroger sur le Musée Tussaud.

— Eh bien, on va le visiter. On a le temps! François fut soulagé de n'avoir pas de décision à prendre tout de suite, car il se sentait un peu perdu.

— Nous mentirons à peine, assura Bob. Et même nous ne mentirons pas du tout!

N'empêche qu'il y avait un malfaiteur en liberté, qui pouvait encore nuire. Et cette idée ne cessa de tourmenter François tandis qu'ils revenaient vers Londres à une allure de corbillard pour éviter tout incident. La pluie continuait de les servir. Quand ils rangèrent la voiture dans le parking de l'hôpital, personne ne les remarqua. Les rares passants s'abritaient sous des parapluies. Toutes les silhouettes, pareillement enveloppées dans des imperméables, se ressemblaient. Bob enferma la petite valise dans la malle et ils sortirent sans encombre.

— Qu'est-ce qui lui est arrivé, au juste, au type? dit Bob.

— Je n'ai pas bien vu. Il a été heurté à l'arrière. Mais le virage était serré. Nous n'allions pas très vite. Quelques dégâts matériels, je pense.

— De sorte qu'on pourrait très bien l'avoir encore dans les pattes?

— Peut-être!

François n'osait pas aller jusqu'au bout de sa pensée, mais il était évident que l'homme aux cheveux roux chercherait à reprendre cette mallette à laquelle il devait tellement tenir. Mais par quels moyens pourrait-il parvenir à ses fins?…

Il y avait foule, chez Mme Tussaud, et François oublia vite ses craintes. Les scènes de composition lui parurent très amusantes. Gibet, bourreaux, criminels célèbres, oubliettes, cachots, tout cela ne l'impressionnait guère. Il était plus sensible aux éclairages savants et dramatiques, aux poses théâtrales des mannequins. Le spectacle était gentiment horrible et valait d'être vu. Ce qui était beaucoup plus original, c'était la salle réservée à la Cour et aux personnages historiques. François fit connaissance avec la reine, le prince Philip, les hauts dignitaires, admira la tête, prodigieusement ressemblante, de Churchill. Un public respectueux faisait cercle en silence. Ici, le musée devenait église. Bob, blasé, tira François par la manche et chuchota:

— Le Planétarium, ça t'intéresse?

Ce serait encore une heure de gagnée avant d'affronter le problème qui le rendait malade.

— Oui, j'aimerais.

Ils montèrent au Planétarium, qui ressemblait à celui du Palais de la Découverte à Paris. Même architecture, même poésie sèche des constellations, et, à peu de chose près, mêmes explications hérissées de chiffres vertigineux. Bob bâillait.

— Moi, les étoiles, dit-il, ça ne me touche pas beaucoup. Les vraies, on ne les voit pas souvent et, quand elles se montrent, je dors. En ce moment, je ferais bien un petit somme. Pas toi? Tu n'es pas fatigué?

Oh si! François était rompu. Mais, surtout, il était accablé de tristesse. Miss Mary paraissait si nette, si incapable d'une mauvaise action! Et pourtant, elle était la complice de l'homme à l'Austin. Et celui-ci était l'ennemi de M. Skinner. François, s'il parlait, trahirait la jeune femme; et, s'il se taisait, il trahirait l'ingénieur. Dans tous les cas, il aurait le mauvais rôle. Restait une possibilité: rentrer en France. C'est-à-dire quitter la partie d'une manière honteuse, en laissant le mensonge triompher. Cette fois, il trahirait Bob, en l'abandonnant. Que lui importaient la Voie Lactée, les années-lumières, et l'univers en expansion, puisqu'il demeurait prisonnier de la famille Skinner!

— Je suis comme toi, dit-il. Je n'en peux plus.

— Eh bien, rentrons.

Ils prirent un autobus, arrivèrent pour le thé. Miss Mary était là.

— Mais vous êtes trempés! s'écria-t-elle. Qu'est-ce que vous avez fait?

— On a marché un peu, expliqua Bob.

— Allez vite vous changer.

Pleine d'une sollicitude qui n'était pas feinte. Souriante aussi. Tellement maîtresse d'elle-même! Et ce regard bleu, franc, direct, qui se livrait jusqu'au fond! François, le cœur lourd, changea de chaussures, revêtit un pantalon de flanelle et un pull bien chaud. Mais, avant de redescendre, il ouvrit son «cahier», hésita un moment. Il y avait tant de choses à noter! Finalement, il écrivit le commentaire qui résumait le mieux sa pensée:

Je n'y comprends rien!

Il glissa le bloc au plus profond de l'armoire, sous ses chemises et ses mouchoirs.

Bob racontait la visite chez M" " Tussaud. Lui aussi était parfaitement naturel et, pour reprendre son mot favori: décontracté. A le voir beurrer ses toasts, qui aurait cru que, quelques heures plus tôt, il roulait, dans la banlieue, poursuivi par un homme prêt à tout…, le même homme qui, la nuit précédente… François prit, d'une main qui tremblait un peu, la tasse offerte par Miss Mary.

— Quels sont vos projets pour demain? demanda-t-elle.

— Demain, répliqua Bob presque sèchement, on opère papa… Alors, il n'y a pas de projets. Nous verrons… Si tout se passe bien, nous irons peut-être au British Museum.

— Bob, dit doucement Miss Mary, croyez bien que je suis aussi anxieuse que vous. Mais raison de plus pour faire des projets, comme si la vie devait toujours nous obéir. C'est donc entendu. Vous irez au British Museum. C'est la meilleure façon d'assister votre père, de lui prouver que vous êtes confiant. Il a tant besoin qu'on lui donne confiance!

Une seconde, elle faillit perdre son sang-froid. Il y eut, au coin de sa bouche, un imperceptible tremblement. Ah! Savoir ce qui se cachait derrière ce masque de froide gentillesse! A coup sûr, elle tremblait pour M. Skinner. Mais alors pourquoi livrait-elle, la nuit, ces objets absurdes à celui qui rôdait dans les couloirs de l'hôpital comme s'il préparait quelque nouvelle agression?

Chantage? L'idée de chantage s'imposait à François, bien qu'elle demeurât indéfendable. Cependant, l'imminence de l'opération lui permettait de ne rien décider encore. En un sens, elle tombait bien, cette opération. Il ne parlerait qu'après, s'il choisissait de partir. Aussi retrouva-t-il un peu d'entrain et était-il prêt à admirer les dessins de Bob, quand ce dernier l'emmena au grenier, en grand mystère.

Mais François fut sincèrement étonné: autant qu'il pouvait en juger, Bob avait plus que des dispositions. François s'était attendu à voir des croquis appliqués, scolaires; et il était en présence d'esquisses qui affirmaient un vrai talent de caricaturiste. En quelques traits, Bob avait silhouetté de la manière la plus amusante Mrs. Humphrey. Les lunettes relevées sur le haut de la tête, la bouche amère, l'œil réprobateur, la pauvre gouvernante était plus vraie que nature. Et Miss Mary avait été exécutée avec la même verve. Ce n'était plus un portrait. C'était le pilori. Chaque détail était exact, mais l'ensemble exprimait une indifférence dédaigneuse qui n'existait pas chez le modèle.

— Tu es dur, dit François. Mais tu as un sacré coup de crayon.

— C'est vrai? fit Bob, ravi. Attends. Je vais te montrer mes profs.

Il n'était pas surprenant que Bob préférât cacher, à tous, ses dessins, excessifs, féroces, irrésistibles.

— Je croyais que tu peignais, reprit François.

— Quelquefois. Mais j'aime mieux ce genre. Ça va vite et c'est bien plus amusant.

— Mais, à Paris, tu ne m'avais pas mis au courant.

— Je n'ai pas osé. C'est méchant ce que je fais; tu ne trouves pas?

— Oui. Un peu.

– Ça me soulage. Après chaque portrait, je me sens heureux. Je ne sais pas bien expliquer cela.

— Moi…, tu ne veux pas me caricaturer, là, en vitesse?

— Non. Pas toi. Parce que… parce que toi, je t'aime bien.

Ils parlèrent encore longtemps, et bientôt grandit entre eux une intimité qui n'avait plus rien de commun avec la camaraderie que le hasard seul des circonstances avait fait naître. La pluie crépitait sur le toit, à toucher leurs têtes, et déjà l'ombre du soir commençait à se glisser le long des poutres jusque vers les coins encombrés de vieilleries et de choses au rebut.

Assis par terre, jambes écartées, comme des gamins jouant avec des pâtés de sable, ils discutaient gravement, évoquaient l'avenir.

— Papa construit des marionnettes. J'ai bien le droit de faire des caricatures. Peut-être qu'en me perfectionnant, je pourrais entrer dans un journal…, ou bien me tourner vers le théâtre; tu sais, les maquettes, ça me plairait bien.

Pauvre vieux Bob, qui ne se doutait pas que le malheur allait venir, comme cette nuit qui, maintenant, envahissait le grenier. Peut-être était-ce le moment de tout lui révéler? Mais où prendre le courage de détruire cette merveilleuse entente? Et ce fut la voix de Mrs. Humphrey qui la rompit: le dîner était prêt. Dommage! Presque à tâtons, Bob remit ses dessins dans leur cachette et les deux garçons descendirent. Le dîner fut morne. Miss Mary, préoccupée, laissait tomber la conversation. François sentait ses yeux qui se fermaient. Deux nuits sans sommeil, ou presque. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Aussi se retira-t-il dès que la bienséance le lui permit. Pas de méditations vaines, pas de notes; demain, peut-être…

Et ce fut le lendemain, comme dans un conte de fée où il suffit de faire un vœu, même imprudent, pour qu'il soit aussitôt exaucé. Le coup de téléphone survint, alors que François était sous la douche. Il entendit vaguement tout un remue-ménage, des appels, et une brusque angoisse lui bloqua le cœur. Est-ce que M. Skinner?… Mais le médecin était confiant. Et d'ailleurs, l'opération ne devait avoir lieu que plus tard, dans la matinée. Il arrêta la douche et achevait de s'habiller rapidement, quand Bob tambourina à la porte.

— Eh bien, entre.

Bob était si ému et si essoufflé qu'il ne pouvait parler.

— Papa… papa… enlevé!

— Comment ça?

— Kidnappé, si tu préfères… Morrisson vient… de nous prévenir.

François accompagna son ami qui retenait difficilement ses larmes et trouva Miss Mary dans le bureau. Elle était assise, toute droite, devant le téléphone, le visage crispé, les yeux trop brillants. Elle murmura, d'une voix méconnaissable:

— Rien ne nous sera épargné.

Mais, puisqu'elle était la complice du gangster, elle devait bien être au courant de ses projets. Alors, pourquoi cet accablement? Car elle ne jouait pas la comédie. Visiblement, elle était désespérée.

— Bob, dit-elle encore, il faut m'aider. Il faut être gentil.

Elle se passa la main sur les paupières, comme quelqu'un qui essaie de vaincre un étourdissement, et reprit d'une voix plus ferme:

— Prévenez Mrs. Humphrey pendant que je sors la voiture. Venez avec moi, François. Vous ouvrirez les portes.

Ils allèrent au garage. En chemin, elle mit François au courant.

— Jonathan a disparu dans des conditions très mystérieuses, paraît-il. L'infirmière de garde n'a rien vu et elle n'a pourtant pas quitté son bureau de la nuit… Comme je regrette, François, que vous soyez mêlé à tous ces malheurs!

Voulait-elle lui suggérer de rentrer à Paris? Non, car elle ajouta aussitôt:

«Vous êtes là, heureusement. Occupez-vous bien de Bob. Je tremble autant pour lui que pour Jonathan.

François n'eut pas le loisir de réfléchir à cette bizarre réflexion, car Bob arrivait en courant. Il se jeta dans la voiture.

— Que dit Mrs. Humphrey? demanda Miss Mary.

— Elle est scandalisée, comme toujours. Durant le trajet, personne ne parla. François

revoyait le couloir où l'homme aux cheveux roux semblait guetter. Pas moyen d'y accéder sans passer devant l'infirmière de surveillance. Encore un mystère. Mais ce mystère était encore bien plus incompréhensible que ne le pensait François. Quand l'inspecteur, une demi-heure plus tard, leur montra les lieux, ils eurent l'impression que l'impossible était réalisé. Deux policemen gardaient l'entrée du couloir et Morrisson examinait minutieusement la chambre.

— Oh, dit-il, c'est absurde mais c'est tout simple. La chambre donne sur une cour, mais nous avons trouvé la fenêtre fermée. Donc personne n'est passé par là. D'autre part, le corridor aboutit à une sortie de secours, dont la porte, qui ne s'ouvre que de l'intérieur, est, elle aussi, toujours fermée. A moins d'admettre une complicité dans la place, personne n'a pu entrer par là non plus. Reste le corridor qui, à son autre extrémité, passe devant la petite salle où il y a, jour et nuit, une infirmière. Or, personne n'est passé devant elle. Voilà… Vous voyez, les données du problème ne sont pas nombreuses. Ou la fenêtre, ou l'issue de secours, ou le corridor. Mais nous savons qu'aucune de ces hypothèses ne tient debout. Ajoutez que M. Skinner dormait. On lui avait administré, comme chaque soir, un somnifère… Pour emporter un homme endormi, il faut se mettre à deux ou trois ou alors être diablement costaud. N'importe comment, on fait fatalement du bruit. Or, Miss North, l'infirmière de nuit, n'a rien vu, rien entendu. Et je vous précise tout de suite que c'est une femme au-dessus de tout soupçon. Elle n'a rien vu, rien entendu, et elle n'a pas une seconde quitté son poste… Incroyable! C'est incroyable!

L'inspecteur ne tenait pas en place. Il passait de la chambre dans le couloir, revenait dans la chambre, déplaçait machinalement les médicaments sur la table de chevet, ouvrait et refermait l'armoire qui contenait un peu de linge et répétait, de temps en temps: incroyable!

Bob, atterré, rongeait ses ongles. Miss Mary s'était composé un visage impassible. Elle n'était pas femme à montrer ses émotions en public. Et François, un peu en arrière, s'interrogeait, repris par son débat intérieur. Quel verdict fallait-il rendre: Coupable? Innocente? Le moment était-il venu de raconter l'équipée de la veille, de parler de la valise? Et si elle agissait sous la contrainte? Si elle était, elle aussi, menacée d'enlèvement ou de mort?

— Le motif est clair, disait l'inspecteur. Le voleur n'a pas trouvé dans le dossier qu'il a emporté tous les éléments dont il a besoin pour tirer parti de l'invention. Il a donc enlevé M. Skinner et compte sans doute le faire parler.

— Jonathan ne parlera pas, dit Miss Mary.

— Dans ce cas…

Morrisson haussa les épaules. Pour lui, il n'y avait pas à se leurrer: l'ingénieur était condamné.

— Oh! ajouta-t-il pour paraître optimiste, on le retrouvera. Ce n'est pas facile de transporter un grand blessé sans être remarqué. Il a fallu une voiture transformée en ambulance, ou bien une ambulance volée… Ce véhicule a stationné… Des gens l'ont vu… Non, de ce côté-là, je ne m'inquiète pas. Nous ne tarderons pas à relever une piste. La seule question est de savoir comment M. Skinner a supporté le transport. Je suppose qu'on ne l'a pas emmené trop loin; dans la banlieue, sans doute.

François et Bob échangèrent un regard. Ils pensaient, l'un et l'autre, à la maison où les avait conduits l'homme à l'Austin. Mais ils ignoraient où se trouvait cette maison; alors, à quoi auraient servi leurs déclarations?… Et pourtant, c'était un supplice de tenir un fragment de vérité et de se taire, quand M. Skinner, faute des soins nécessaires, était peut-être en train de mourir. Un supplice plus grand encore pour François. N'aurait-il pas dû dénoncer Miss Mary? Il faillit parler, se retint. Non! C'était décidément au-dessus de ses forces. Il n'y avait qu'à laisser agir la police.

L'inspecteur, justement, leur conseillait de rentrer. Il avait seulement voulu, en les faisant venir à l'hôpital, leur montrer les difficultés de la tâche et prévenir ainsi tout reproche de lenteur et d'inefficacité.

Ils revinrent donc, tristement, et ressassant les mêmes questions: Comment s'y était-on pris pour faire sortir le blessé? Y avait-il eu une complicité dans l'hôpital? Mais non, l'inspecteur avait dit que l'infirmière de garde était au-dessus de tout soupçon.

Miss Mary écoutait distraitement les propos des garçons. Elle semblait étrangère à la discussion. «Pardi, pensa François, elle sait, elle, ce qui s'est passé et où on a caché M. Skinner.

Elle connaît la maison!..» Et un projet se forma peu à peu dans son esprit… Il fallait la surveiller constamment, écouter ses paroles si elle téléphonait, ne pas dormir, monter la garde à la fenêtre, au cas où l'inconnu reviendrait lui parler à la grille… Tout cela était un peu chimérique, soit! Mais il n'en restait pas moins que Miss Mary pouvait conduire à M. Skinner. C'était là, du moins, une hypothèse à ne pas écarter. Certes, François ne nourrissait aucune illusion: il savait bien qu'il était à peu près impuissant; que, si la jeune femme sortait sous prétexte de faire des courses, il ne pourrait pas la suivre; que, si elle écrivait, il ne pourrait pas intercepter la lettre… Mais il lui suffirait de recueillir de nouveaux indices, même minuscules, pour alerter Morrisson. Dénoncer Miss Mary? Pourquoi pas? Puisque, maintenant, la vie de M. Skinner ne tenait plus qu'à un fil!

La routine des gestes quotidiens les reprit; ils laissèrent la voiture devant le perron et, tandis que Miss Mary allait mettre la gouvernante au courant des événements, Bob commença à sortir les assiettes et les couverts et François écrivit une petite lettre pour ses parents, où il parlait beaucoup de Mme Tussaud, mais très peu de la famille Skinner. Mrs. Humphrey avait fait cuire un poulet auquel on ne toucha guère. Bob avait mal à la tête.

— Moi-même, dit Miss Mary, je ne me sens pas très bien. Il faut pourtant que je songe au ravitaillement. Nous allons manquer de tout.

François dressa l'oreille.

— Je peux vous aider? proposa-t-il.

— Oh non! Merci. Je suis habituée à me débrouiller. Tenez plutôt compagnie à Bob.

François ne fut pas dupe. Ce qu'il avait prévu arrivait. Elle allait rejoindre l'homme roux; il le sentait. Que faire? Il avait beau passer en revue toutes sortes de plans, aucun n'était réalisable. Cependant, à force de chercher, il trouva une idée qui ne valait peut-être pas cher, mais qui n'était pas idiote. Il se mit à la creuser, tout en aidant Bob à débarrasser la table.

— Tu devrais te reposer un peu, dit-il. Une petite sieste et tu seras d'aplomb. Moi, pendant ce temps, je ferai du courrier. Vers quatre heures, s'il ne pleut pas, on essaiera de sortir, hein? Et puis, crois-moi, Morrisson n'est sans doute pas un superman, mais il dispose de moyens formidables. Alors, il faut avoir confiance.

Bob avala deux cachets et consentit à s'étendre. Aussitôt, François avertit Miss Mary qu'il sortait pour acheter des cartes postales, et il fit mine de s'éloigner. Mais en quelques bonds, il se cacha derrière la Daimler. C'était maintenant ou jamais…

La malle! Il l'ouvrit. Elle était très spacieuse, en dépit de la roue de secours qui tenait beaucoup de place. Elle était même revêtue d'une moquette. François s'assura que le pêne de la serrure pouvait être manœuvré de l'intérieur. Un dernier coup d'œil! En souplesse, il se glissa dans la malle et rabattit le couvercle. Il était à l'étroit, mais, en tâtonnant, il trouva une position pas trop inconfortable. Il ne manquait pas d'air car la voiture était ancienne et le couvercle ne s'ajustait pas d'une manière hermétique. Restait l'odeur d'huile, de caoutchouc, de cuir… C'était un peu écœurant. François se dit que, par une malchance persistante, il ne saurait pas, encore une fois, quel chemin il suivrait. Peut-être Miss Mary conduirait-elle simplement la voiture au parking de quelque supermarché.

Quand elle ouvrirait la malle pour y déposer ses paquets, alors… S'il n'avait pas trouvé l'occasion de s'éclipser auparavant, ce serait la honte, le déshonneur, quelque chose d'affreux. Mais il fallait quand même essayer. A pile ou face. Miss Mary mentait ou ne mentait pas. François persistait à croire qu'elle mentait et qu'elle n'allait pas faire des achats.

Il se recroquevilla quand il l'entendit s'approcher. Elle mit le moteur en route et la Daimler commença à rouler, vira dans la rue, accéléra.

— Si je perds, songea François, je passerai pour un voyou. Si je gagne, je serai peut-être un héros. Ce sera à toi, vieux Bob, de décider!

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