Le défilé
On va inaugurer une statue dans le quartier de l’école, et nous on va défiler.
C’est ce que nous a dit le directeur quand il est entré en classe ce matin et on s’est tous levés, sauf Clotaire qui dormait et il a été puni. Clotaire a été drôlement étonné quand on l’a réveillé pour lui dire qu’il serait en retenue jeudi. Il s’est mis à pleurer et ça faisait du bruit et moi je crois qu’on aurait dû continuer à le laisser dormir.
« Mes enfants, il a dit le directeur, pour cette cérémonie, il y aura des représentants du gouvernement, une compagnie d’infanterie rendra les honneurs, et les élèves de cette école auront le grand privilège de défiler devant le monument et de déposer une gerbe. Je compte sur vous, et j’espère que vous vous conduirez comme de vrais petits hommes. » Et puis, le directeur nous a expliqué que les grands feraient la répétition pour le défilé tout à l’heure, et nous après eux, à la fin de la matinée. Comme à la fin de la matinée, c’est l’heure de grammaire, on a tous trouvé que c’était chouette l’idée du défilé et on a été drôlement contents. On s’est tous mis à parler en même temps quand le directeur est parti et la maîtresse a tapé avec la règle sur la table, et on a fait de l’arithmétique.
Quand l’heure de grammaire est arrivée, la maîtresse nous a fait descendre dans la cour, où nous attendait le directeur et le Bouillon. Le Bouillon, c’est le surveillant, on l’appelle comme ça, parce qu’il dit tout le temps : « Regardez-moi dans les yeux », et dans le bouillon il y a des yeux, mais je crois que je vous ai déjà expliqué ça une fois.
« Ah ! a dit le directeur, voilà vos hommes, monsieur Dubon. J’espère que vous aurez avec eux le même succès que celui que vous avez obtenu avec les grands tout à l’heure. » M. Dubon, c’est comme ça que le directeur appelle le Bouillon, s’est mis à rigoler, et il a dit qu’il avait été sous-officier et qu’il nous apprendrait la discipline et à marcher au pas. « Vous ne les reconnaîtrez pas quand j’aurai fini, monsieur le Directeur », a dit le Bouillon. « Puissiez-vous dire vrai », a répondu le directeur, qui a fait un gros soupir et qui est parti.
« Bon, nous a dit le Bouillon. Pour former le défilé, il faut un homme de base. L’homme de base se tient au garde-à-vous, et tout le monde s’aligne sur lui. D’habitude, on choisit le plus grand. Compris ? » Et puis, il a regardé, il a montré du doigt Maixent, et il a dit : « Vous, vous serez l’homme de base. » Alors Eudes a dit : « Ben non, c’est pas le plus grand, il a l’air comme ça, parce qu’il a des jambes terribles, mais moi je suis plus grand que lui. » « Tu rigoles, a dit Maixent, non seulement je suis plus grand que toi, mais ma tante Alberte, qui est venue hier en visite à la maison, a dit que j’avais encore grandi. Je pousse tout le temps. » « Tu veux parier ? » a demandé Eudes, et comme Maixent voulait bien, ils se sont mis dos à dos, mais on n’a jamais su qui avait gagné, parce que le Bouillon s’est mis à crier et il a dit qu’on se mette en rang par trois, n’importe comment, et ça, ça a pris pas mal de temps. Et puis, quand on a été en rang, le Bouillon s’est mis devant nous, il a fermé un œil, et puis il a fait des gestes de la main et il a dit « Vous ! Un peu à gauche. Nicolas, à droite, vous dépassez vers la gauche, aussi. Vous ! Vous dépassez vers la droite ! » Là où on a rigolé, c’est avec Alceste, parce qu’il est très gros et il dépassait des deux côtés. Quand le Bouillon a eu fini, il avait l’air content, il s’est frotté les mains, et puis, il nous a tourné le dos et il a crié : « Section ! A mon commandement...» « C’est quoi, une gerbe, m’sieur ? a demandé Rufus, le directeur a dit qu’on allait en déposer une devant le monument. » « C’est un bouquet » a dit Agnan. Il est fou Agnan, il croit qu’il peut dire n’importe quoi, parce qu’il est le premier de la classe et le chouchou de la maîtresse. « Silence dans les rangs ! a crié le Bouillon. Section, à mon commandement, en avant...» « M’sieur, a crié Maixent, Eudes se met sur la pointe des pieds pour avoir l’air plus grand que moi. Il triche ! » « Sale cafard », a dit Eudes et il a donné un coup de poing sur le nez de Maixent, qui a donné un coup de pied à Eudes, et on s’est mis tous autour pour les regarder, parce que quand Eudes et Maixent se battent, ils sont terribles, c’est les plus forts de la classe, à la récré. Le Bouillon est arrivé en criant, il a séparé Eudes et Maixent et il leur a donné une retenue à chacun. « Ça, c’est le bouquet ! » a dit Maixent. « C’est la gerbe, comme dit Agnan », a dit Clotaire, et il s’est mis à rigoler et le Bouillon lui a donné une retenue pour jeudi. Bien sûr, le Bouillon ne pouvait pas savoir que Clotaire était déjà pris, ce jeudi.
Le Bouillon s’est passé la main sur la figure, et puis il nous a remis en rang, et ça, il faut dire que ça n’a pas été facile, parce que nous remuons beaucoup. Et puis, le Bouillon nous a regardés longtemps, longtemps, et nous on a vu que ce n’était pas le moment de faire les guignols. Et puis, le Bouillon a reculé et il a marché sur Joachim, qui arrivait derrière lui. « Faites attention ! » a dit Joachim. Le Bouillon est devenu tout rouge et il a crié : « D’où sortez-vous ? » « Je suis allé boire un verre d’eau pendant que Maixent et Eudes se battaient. Je croyais qu’ils en avaient pour plus longtemps », a expliqué Joachim, et le Bouillon lui a donné une retenue et lui a dit de se mettre en rang.
« Regardez-moi bien dans les yeux, a dit le Bouillon. Le premier qui fait un geste, qui dit un mot, qui bouge, je le fais renvoyer de l’école ! Compris ? » Et puis le Bouillon s’est retourné, il a levé un bras, et il a crié : « Section, à mon commandement ! En avant... Marche ! » Et le Bouillon a fait quelques pas, tout raide, et puis il a regardé derrière lui, et quand il a vu que nous étions toujours à la même place, j’ai cru qu’il devenait fou, comme M. Blédurt, un voisin, quand Papa l’a arrosé avec le tuyau par-dessus la haie, dimanche dernier. « Pourquoi n’avez-vous pas obéi ? » a demandé le Bouillon. « Ben quoi, a dit Geoffroy, vous nous avez dit de ne pas bouger. » Alors, le Bouillon, ça a été terrible. « Vous ferai passer le goût du pain, moi ! Vous flanquerai huit dont quatre ! Graines de bagne ! Cosaques ! » il a crié et plusieurs d’entre nous se sont mis à pleurer et le directeur est venu en courant.
« Monsieur Dubon, a dit le directeur, je vous ai entendu de mon bureau. Croyez-vous que ce soit la façon de parler à de jeunes enfants ? Vous n’êtes plus dans l’armée, maintenant. » « L’armée ? a crié le Bouillon. J’étais sergent-chef de tirailleurs, eh bien, des enfants de chœur, les tirailleurs, parfaitement, c’étaient des enfants de chœur, comparés à cette troupe ! » Et le Bouillon est parti en faisant des tas de gestes, suivi du directeur qui lui disait :
« Allons, Dubon, mon ami, allons, du calme ! »
L’inauguration de la statue, c’était très chouette, mais le directeur avait changé d’avis et nous on n’a pas défilé, on était assis sur des gradins, derrière les soldats. Ce qui est dommage, c’est que le Bouillon n’était pas là. Il paraît qu’il est parti se reposer quinze jours chez sa famille, en Ardèche.