King

Avec Alceste, Eudes, Rufus, Clotaire et les copains, nous avons décidé d’aller à la pêche.

Il y a un square où nous allons jouer souvent, et dans le square il y a un chouette étang. Et dans l’étang, il y a des têtards. Les têtards, ce sont des petites bêtes qui grandissent et qui deviennent des grenouilles ; c’est à l’école qu’on nous a appris ça. Clotaire ne le savait pas, parce qu’il n’écoute pas souvent en classe, mais nous, on lui a expliqué.

A la maison, j’ai pris un bocal à confiture vide, et je suis allé dans le square, en faisant bien attention que le gardien ne me voie pas. Le gardien du square, il a une grosse moustache, une canne, un sifflet à roulette comme celui du papa de Rufus, qui est agent de police, et il nous gronde souvent, parce qu’il y a des tas de choses qui sont défendues dans le square : il ne faut pas marcher sur l’herbe, monter aux arbres, arracher les fleurs, faire du vélo, jouer au football, jeter des papiers par terre et se battre. Mais on s’amuse bien quand même !

Eudes, Rufus et Clotaire étaient déjà au bord de l’étang avec leurs bocaux. Alceste est arrivé le dernier ; il nous a expliqué qu’il n’avait pas trouvé de bocal vide et qu’il avait dû en vider un. Il avait encore des tas de confiture sur la figure, Alceste ; il était bien content. Comme le gardien n’était pas là, on s’est tout de suite mis à pêcher.

C’est très difficile de pêcher des têtards ! Il faut se mettre à plat ventre sur le bord de l’étang, plonger le bocal dans l’eau et essayer d’attraper les têtards qui bougent et qui n’ont drôlement pas envie d’entrer dans les bocaux. Le premier qui a eu un têtard, ça a été Clotaire, et il était tout fier, parce qu’il n’est pas habitué à être le premier de quoi que ce soit. Et puis, à la fin, on a tous eu notre têtard. C’est-à-dire qu’Alceste n’a pas réussi à en pêcher, mais Rufus, qui est un pêcheur terrible, en avait deux dans son bocal et il a donné le plus petit à Alceste.

— Et qu’est-ce qu’on va faire avec nos têtards ? a demandé Clotaire.

— Ben, a répondu Rufus, on va les emmener chez nous, on va attendre qu’ils grandissent et qu’ils deviennent des grenouilles, et on va faire des courses. Ça sera rigolo.

— Et puis, a dit Eudes, les grenouilles, c’est pratique, ça monte par une petite échelle et ça vous dit le temps qu’il fera pour la course.

— Et puis, a dit Alceste, les cuisses de grenouille, avec de l’ail, c’est très très bon !

Et Alceste a regardé son têtard, en se passant la langue sur les lèvres.

Et puis on est partis en courant parce qu’on a vu le gardien du square qui arrivait. Dans la rue, en marchant, je voyais mon têtard dans le bocal, et il était très chouette : il bougeait beaucoup et j’étais sûr qu’il deviendrait une grenouille terrible, qui allait gagner toutes les courses. J’ai décidé de l’appeler King ; c’est le nom d’un cheval blanc que j’ai vu jeudi dernier dans un film de cow-boys. C’était un cheval qui courait très vite et qui venait quand son cow-boy le sifflait. Moi, je lui apprendrai à faire des tours, à mon têtard, et quand il sera grenouille, il viendra quand je le sifflerai.

Quand je suis entré dans la maison, Maman m’a regardé et elle s’est mise à pousser des cris : « Mais regarde-moi dans quel état tu t’es mis ! Tu as de la boue partout, tu es trempé comme une soupe. Qu’est-ce que tu as encore fabriqué ? »

C’est vrai que je n’étais pas très propre, surtout que j’avais oublié de rouler les manches de ma chemise quand j’avais mis mes bras dans l’étang.

— Et ce bocal ? a demandé Maman, qu’est-ce qu’il y a dans ce bocal ?

— C’est King, j’ai dit à Maman en lui montrant mon têtard. Il va devenir grenouille, il viendra quand je le sifflerai, il nous dira le temps qu’il fait et il va gagner des courses.

Maman, elle a fait une tête avec le nez tout chiffonné.

— Quelle horreur ! elle a crié, Maman. Combien de fois faut-il que je te dise de ne pas apporter des saletés dans la maison ?

— C’est pas des saletés, j’ai dit, c’est propre comme tout, c’est tout le temps dans l’eau et je vais lui apprendre à faire des tours !

— Eh bien, voilà ton père, a dit Maman ; nous allons voir ce qu’il en dit.

Et quand Papa a vu le bocal, il a dit : « Tiens ! c’est un têtard », et il est allé s’asseoir dans le fauteuil pour lire son journal. Maman, elle, était toute fâchée.

— C’est tout ce que tu trouves à dire ? elle a demandé à Papa. Je ne veux pas que cet enfant ramène toutes sortes de sales bêtes à la maison.

— Bah ! a dit Papa, un têtard, ce n’est pas bien gênant...

— Eh bien, parfait, a dit Maman, parfait ! Puisque je ne compte pas, je ne dis plus rien. Mais je vous préviens, c’est le têtard ou moi !

Et Maman est partie dans la cuisine.

Papa a fait un gros soupir et il a plié son journal.

— Je crois que nous n’avons pas le choix, Nicolas, il m’a dit. Il va falloir se débarrasser de cette bestiole.

Moi, je me suis mis à pleurer, j’ai dit que je ne voulais pas qu’on fasse du mal à King et qu’on était déjà drôlement copains tous les deux. Papa m’a pris dans ses bras :

— Écoute, bonhomme, il m’a dit. Tu sais que ce petit têtard a une maman grenouille. Et la Maman grenouille doit avoir beaucoup de peine d’avoir perdu son enfant. Maman, elle ne serait pas contente si on t’emmenait dans un bocal. Pour les grenouilles, c’est la même chose. Alors, tu sais ce qu’on va faire ? Nous allons partir tous les deux et nous allons remettre le têtard où tu l’as pris, et puis tous les dimanches tu pourras aller le voir. Et en revenant à la maison, je t’achèterai une tablette en chocolat.

Moi, j’ai réfléchi un coup et j’ai dit que bon, d’accord.

Alors, Papa est allé dans la cuisine et il a dit à Maman, en rigolant, que nous avions décidé de la garder et de nous débarrasser du têtard.

Maman a rigolé aussi, elle m’a embrassé et elle a dit que pour ce soir, elle ferait du gâteau. J’étais très consolé.

Quand nous sommes arrivés dans le jardin, j’ai conduit Papa, qui tenait le bocal, vers le bord de l’étang. « C’est là » j’ai dit. Alors j’ai dit au revoir à King et Papa a versé dans l’étang tout ce qu’il y avait dans le bocal. Et puis nous nous sommes retournés pour partir et nous avons vu le gardien du square qui sortait de derrière un arbre avec des yeux ronds.

— Je ne sais pas si vous êtes tous fous ou si c’est moi qui le deviens, a dit le gardien, mais vous êtes le septième bonhomme, y compris un agent de police, qui vient aujourd’hui jeter le contenu d’un bocal d’eau à cet endroit précis de l’étang.

Загрузка...