A MARIA IOSSIFOVNA TA TARTCHENKO,
où qu'elle puisse être.
Et aussi
à Anna, à Irina, à Nadia,
à la grande Klavdia, à Nadièjda, à Louba,
à la grande Choura, à Katia, à Génia,
à la petite Choura, à Doucha, à Sonia,
à Olia, à Viéra, à Galina,
à Zoïa, à Maria, à Lidia,
à Tania, à Tatiana, à Vanda,
à Tamara, à la petite Natacha, à Agafia..
Et aussi
à Pierre Richard, à Fernand Loréal, à Viktor
à Marcel Piat, à Raymond Launey à Ronsin,
à Paulot Picamilh, à Maurice Louis, àRené la Feignasse
à Auguste, à Jacques Klass, au gros Mimi,
à Cochet, à Bob Lavignon, à Fathma…
au vieil Alexandre à Tonton
à Roland sabatier à Roger Lachaise
Et aussi
à tous ceux et à toutes celles dont j'oublie le nom mais pas le visage,
à tous ceux et à toutes celles qui ramenèrent leur peau, à tous ceux qui l'y laissèrent,
et, en général, à tous les bons cons qui ne furent ni des héros, ni des traîtres, ni des bourreaux, ni des martyrs, mais simplement, comme moi, des bons cons.
Et aussi
à la vieille dame allemande qui a pleuré dans le tramway et m'a donné des tickets de pain.
LE MARCHÉ AUX ESCLAVES
C'est une machine. Une grosse machine. Au moins deux étages de haut. Et moi devant, en plein milieu. Une presse chauffante, c'est.
Pour chauffer, elle chauffe! On y met dedans de la poudre de bakélite, on y met des cornets en ferraille, des petits des grands, les petits dans les grands, la bakélite fond et remplit l'espace entre les deux cornets, on démoule, pof, ça fait des fusées d'obus en vrai cuivre rouge pris dans la masse, suffit de les recouvrir à la galvano d'une immatérielle pellicule de cuivre rouge, les troufions de la Vermaque, là-bas sur le front russe, voient rappliquer à pleins wagons les bons gros obus allemands faits à la maison avec leur pointe en beau cuivre rouge astiquée au miror, ça leur remonte le moral mieux que les colis de pain d'épices de la fiancée, ils se disent que la Grande Allemagne a encore de la ressource, du beau cuivre comme ça, dis donc, les Popoffs, quand ils les reçoivent sur la gueule ça doit leur donner à réfléchir, et bon, ils se crachent dans les mains, ils empoignent leur flingue et les voilà repartis une fois de plus à cavaler au cul de leurs obus, les Popoffs c'est par là, tout droit, on peut pas se tromper, y a qu'à suivre les belles pointes en cuivre des beaux obus allemands qui passent en sifflant Lili Marlène.
Les Popoffs, le soir à la veillée, quand ils se retirent du corps ces copeaux de fer-blanc vaguement cuivré, rigolent comme des gros primaires et se disent qu'il laut que la Grande Allemagne soit tombée bien bas et que le fantassin allemand est plutôt mal barré. Nous aussi, à l'autre bout, on se dit ça. Il n'y a que le fantassin allemand qui ne se le dit pas. Lui, il ne voit que le beau côté des choses, le côté cuivré. Il ne voit pas la bakélite et le fer-blanc, et bon, si ça peut le rendre heureux, qu'il en profite donc, il a mangé son pain blanc, il ne rigolera plus jamais comme il a rigolé, mais lui il ne le sait pas encore, il croit que la fête va continuer un bon bout de temps, y a pas de raison.
Je suis debout devant la machine, juste au milieu. A ma droite, j'ai Anna. A ma gauche, j'ai Maria. Je suis le servant de la machine. Anna et Maria sont mes servantes à moi.
Anna prépare les cornets de tôle sur une espèce de plateau rond avec des trous étudiés pour, lourd comme le diable, que, le moment venu, j'enfilerai dans le ventre de la machine, moi l'homme, moi le costaud, moi le cerveau. Maria extrait du plateau que je viens de sortir de la machine les croque-monsieur fumants tôle-bakélite-tôle en forme de fusée d'obus. Ça marche au signal, temps de cuisson très précis, il y a une minuterie, quand ça sonne j'ouvre, je retire le plateau cuit, j'enfourne le plateau cru, je referme, je verrouille, je tire de la main droite sur le levier qui pend en l'air, j'appuie de la main gauche sur le machin qui dépasse d'en bas, braoumm, la presse s'abat, huit tonnes, coup de bélier, jets de vapeur, ça tressaute brutal, un boucan de catastrophe ferroviaire. La bakélite brûlée se traîne en fumée jaune qui rampe, lourde, sur nous, et pue. Bon Dieu que ça pue !
Abteilung Sechsundvierzig. Section quarante-six. Vingt monstres. comme celui-là. Devant chaque, un petit Français pâlichon maigrichon flanqué de ses deux bonnes femmes. Toutes les deux minutes, coup de bélier, sonnette, défournage-enfournage... Les presses ne sont pas synchronisées, parfois il y a de longs blancs, parfois les coups de bélier partent en rafale, les murs sautent à la corde.
Anna a une tête de chat, des manières de chat. De chatte, oui, bon. Visage en triangle, la pointe en bas, pommettes mangeant les yeux, très écartées, yeux noirs de chat noir, avec de l'or dedans. Cheveux dans un chiffon blanc, rien qui dépasse, à cause de toute cette saleté de bakélite jaune.
Maria... Non, tout à l'heure.
*
Trois jours sans dormir. Ce putain de train se traînait sur la plaine grise, bloqué des demi-journées dans des déserts de mâchefer au bout d'embranchements cul-de-sac couverts de rouille et de sales fleurs jaunes pour laisser passer je ne sais quels urgents convois de troupes, de tanks, de munitions, de blessés ou de beaux gras bœufs mugissants achetés fort cher (mais que leur coûte l'argent ?) à quelque gras fermier dans quelque grasse Normandie.
Depuis Metz, rien à bouffer. Metz, première ville allemande. Ça m'a fait drôle. J'avais pas pensé à ça : l'Alsace-Lorraine redevenue chleuhe. Evidemment, quand on y réfléchit, ça va de soi. Ils sont vainqueurs, ils se la reprennent. Les provinces, ça va ça vient, surtout les frontalières. J'aurais dû m'y attendre. Cette guerre est tellement tordue, aussi. J'en ai jamais connu d'autre, mais n'empêche, c'est pas comme ça que je voyais les choses. Pas cette pagaille. Les journaux les radios qui clament à tout va que le chancelier Hitler est notre ami, que c'est l'Europe des honnêtes gens qui a vaincu l'hydre de l'anarchie et les voyous du Front Populaire, que notre déculottée est un grand bonheur, un vrai don du ciel, même le Maréchal le dit, même les curés qui font des missions dans les banlieues pour expliquer ça, notre véritable vrai ennemi héréditaire pourri fumier c'est l'Angleterre, tout ça... Et total, ils se goinfrent l'Alsace-Lorraine, comme des Guillaume, comme des Bismarck, comme des Charles Quint, comme tous ces roitelets qui se gagnaient des provinces à la guerre, la guerre c'est la belote des rois. D'un coup, je sors de la bouillasse des propagandes, j'entre dans l'histoire de France. Je vois les pointillés changer de place sur les cartes en couleurs, je vois l'Allemagne rose dévorer un méchant coin de la France mauve, voilà qu'elle a une épaule plus basse que l'autre, la France, elle a l'air con, on dirait un manchot avec sa manche vide, on voit tout de suite que c'est pas naturel, il en manque un bout, c'est bien la preuve que l'Alsace-Lorraine est française, suffit de regarder une carte de France pour que ça vous illumine, les Chleuhs ne peuvent pas gagner la guerre, ou alors pas longtemps, on ne va pas contre les lois de la nature. Enfin, quoi !
Et voilà. T'arrives à Metz, tu vois « Metz » écrit en lettres gothiques, ce drôle de gothique qu'ils ont, pas pointu et Moyen Age comme le nôtre des cartes de Noël, mais un peu rond, un peu mou, très noir, très arts graphiques, arrogant et parfait, trop parfait, qui fait tout de suite caserne allemande. Enfin, à moi, il me fait ça.
Des soldats partout, vert-de-gris. Un gros père, le fusil à la bretelle, le casque lui battant le cul, gueule « Lôss ! » et nous fait signe qu'on a droit à la bouffe. On dégringole sur le quai, mal élevés Vranzais sauvages que nous sommes, on saute en tas sur la cuisine roulante, qui manque chavirer. Quelques coups de pied au cul, beaucoup de « Lôss! » gueulés à plein gosier nous réinculquent l'usage de la queue, ou « file d'attente », comme dit la carte de priorité des dames en cloque, institution qui, depuis juin quarante, étend ses bienfaits rééducateurs sur toute l'Europe non germanique.
Le cuistot chleuh plonge sa louche dans la marmite fumante, et puis reste là, louche en l'air, à gueuler comme un perdu. Qu'est-ce qu'ils aiment gueuler! Il en est tout bleu. Il va se péter une veine dans les boyaux de la tête, si ça dure. Un petit vieux à balai de bouleau, tout jaune tout perdu sous une casquette noire large comme une plaque d'égout avec une cocarde en aluminium sur le devant, nous traduit : « Il vous demande comme ça ousqu'elles sont, vos gamelles, pour leur-z-y mettre ed'la soupe ed'dedans. » Des gamelles? On n'en a pas, de gamelles. On est comme on nous a ramassés. Fallait penser aux gamelles ? Ça gueule beaucoup beaucoup à tous les échos de cette sacrée gare de Metz toute en fer découpé en dentelle pour faire joli, et on finit, va savoir comment, par se retrouver chacun avec en poigne une espèce de petite cuvette à se débarbouiller en tôle émaillée brun caca, un ustensile que j'aurai l'occasion de revoir, là-dedans un machin gris verdâtre, genre purée très très liquide, qui sent le chien mouillé et la crotte de chien mouillé comme si on avait passé un de leurs uniformes dans un pressoir à cidre et qu'il en soit sorti ça.
Ça surprend, mais c'est pas l'horreur. Et puis d'abord, c'est du manger. Il y a même des bouts de patate, tout au fond. De patate, tu te rends compte? J'avale ça à même la cuvette, j'ai pas de cuillère. Je demande à un autre triste con dans mon genre, en lui refilant la cuvette :
« C'est quoi, ce machin? Ils bouffent des drôles de trucs, les Chleuhs, dis donc. Ça doit être tout chimique, je parie. »
Le gars me regarde.
« Ben, c'est de la soupe de pois cassés, quoi. Tu vas pas me dire que t'as pas reconnu? »
J'aurais été bien en peine de reconnaître. Jamais approché ce truc-là auparavant. Chez nous, sorti des nouilles et des soupes poireaux-pommes de terre...
Et puis ils nous ont refilé à chacun un bout de pain noir, tout petit mais lourd comme les trente-six diables, avec cette mie grise et mouillée qui sent l'acide, les autres aiment pas mais moi j'adore, je vais me ramasser du rab, chouette, ça cale, ça bourre, et aussi une rondelle d'une espèce de saucisson de pâté de foie, bizarre, pas rose comme le nôtre mais gris blême, pas dégueulasse du tout à l'odeur, deux centimètres de long sur trois centimètres et demi de diamètre. Et bon. « Lôss ! » On était repartis.
*
J'en ai profité pour changer de wagon. Jusque-là, j'avais eu droit au fourgon à bestiaux, ma valise sous la tête, le cul talé à chaque secousse parce que je suis plutôt maigre de toute façon et ces temps-ci vraiment très, à Nogent-sur-Marne ça fait près de trois ans qu'on la saute sévèrement. J'ai achevé ma croissance aux rutabagas, je ne suis pas le seul, il n'y a qu'à regarder le troupeau, rien que des gueules blêmes, des joues creuses, des loques râpées qui flottent autour de beaucoup de vide. Tout ça a vingt ans, la belle âge, c'est le S.T.O. qui passe, c'est la jeunesse de la France qui s'en va relever les pauv' prisonniers, les flics nous l'ont gentiment expliqué en nous embarquant sans faiblesse pour la gare de l'Est.
En queue du train, il y avait des vrais wagons, des wagons pour les gens. A cause des Actualités. Au départ, les gars des Actualités étaient là avec leurs caméras, et aussi les journalistes, mais ils ne s'avançaient pas loin sur le quai, alors il suffisait d'accrocher quelques wagons dé troisième classe, réformés mais quand même, en queue du train. Les fourgons à bestiaux ou à marchandises ne se verraient pas à l'écran, suffisait d'attraper le bon angle. Juste avant qu'on nous fasse monter, des mecs de la milice, ces grands cons à gueules de boy-scouts vicelards avec leurs culottes de golf bleu marine qui leur tombent sur les chevilles, leur petit blouson plein de poches et l'espèce de bouse de vache qui leur pend sur le côté de la figure, s'étaient amenés avec des pots de peinture et avaient barbouillé en grandes lettres blanches sur les flancs des wagons : « Vive la relève! », « Vive Pétain! », « Vive Laval! », des trucs comme ça.
Un petit olivâtre aux yeux cernés a ricané :
« Vous charriez un peu, les mecs ! »
Le milicien l'a regardé en vache.
« Tu serais pas un peu youpin, toi, avec la gueule que tu te paies ? Ça te dirait qu'on regarde ça de près, moi et mes potes? »
Le petit jaunâtre s'est fondu dans la masse.
Pendant qu'on était parqués, le cul sur le ciment du hall de la gare de l'Est, les flics nous avaient distribué une baguette et un saucisson par tête de pipe. Un saucisson, parfaitement. De cheval. Tout entier. Sans ticket. Trente centimètres de long. J'avais pas vu un tel objet depuis avant l'exode, je crois bien. Il y en a, ils ont mordu un coup dedans, pour se rappeler le goût que ça avait, et peuvent ils se le sont dévoré pas moyen de s'arrêter. Une baguette de pain pour accompagner c'était un peu court, alors ils ont terminé sans pain. Après, ils faisaient la queue au robinet du quai pour boire, c'était salé poivré à t'arracher la gueule. Les flics se marraient. Si t'avais des ronds, ils allaient t'acheter des kils de rouge. On se les passait. Ça commençait à chauffer. On entendait des choses :
« Ah, ouais ? Ils veulent me faire bosser de force, ces enculés-là? Bon, d'accord, mais tu vas voir le boulot! Ils regretteront, moi je te le dis ! » « On va donner un coup de main à l'Armée Rouge, ouais! », « Les flics à la relève! ». Même un début d'Internationale, mais le gars devait avoir des potes qui lui ont fermé la gueule.
*
Moi, c'est sur le boulot qu'ils m'avaient piqué. J'étais alors maçon chez Bailly, l'usine de médicaments au bord de la Marne, grosse boîte, sérieuse et tout, bonne paye, pas de risque d'intempéries, j'avais été embauché au service entretien trois semaines plus tôt, et voilà qu'ils s'étaient mis à rafler tous les hommes valides pour les expédier en Allemagne 1.
L'année d'avant, en 42, donc, ils avaient essayé le volontariat. Des affiches partout, bien alléchantes :
« Viens travailler en Allemagne! Tu libéreras un prisonnier, tu construiras l'Europe nouvelle, tu gagneras de quoi nourrir ta famille. » Sous-entendu qu'en travaillant en France tu la nourris pas, ta famille, et ça c'est bien vrai. Les patates au marché noir et les nouilles clandestines soixante-quinze pour cent son et poussière sont hors de portée du salaire ouvrier. Quant au beurre et au gigot, n'en parlons même pas... Enfin, bon, ça n'avait quand même pas rendu des masses, faut croire. Dans les bureaux d'embauche allemands (des boutiques juives vidées comme des coquilles d'escargot par des bernard-l'ermite, les bernard-l'ermite c'étaient des gros Chleuhs bien au carré bien rougeauds, avec leurs petites secrétaires sapées en souris grises, le calot de travers sur le chignon bien tiré, les miches un peu carrées aussi, c'est la race, mais bien rondes quand même, moulées par la jupe serrée, les salopes, je m'en serais bien tapé une, tiens...), dans les bureaux d'embauche allemands, c'était pas la foule. Entretemps, il y avait eu Stalingrad, la guerre devenait vraiment gourmande, il fallait lui donner à bouffer de plus en plus de bonne viande aryenne mâle, même si un peu sénile un peu boiteuse un peu tubarde, et pour cela d'abord la remplacer, la viande aryenne, aux commandes des machines-outils, par de la viande inférieure, voire nettement méditerranéenne, d'où, bing : création du Service du Travail Obligatoire, S.T.O. pour les intimes.
Service du Travail Obligatoire. Dit comme ça, ça fait vaguement service militaire, ça rassure les parents, les replace dans le droit fil de la tradition. Depuis qu'« ils » sont là, il n'y a plus d'armée, les garçons de vingt ans ne partent plus en cortège, avec cocardes, rubans et litres de rouge, pour les garnisons lointaines, les vieux bougonnent que ça donnera des hommes sans couilles, la jeunesse lui faut de la discipline et de l'aventure, du coup de pied au cul et de la soûlographie de chambrée, sinon y a plus personne dans la culotte.
Sur les marchés de banlieue, dans le Quartier latin, à la sortie des cinémas et même de la messe, les Chleuhs pratiquent la razzia-surprise. Des camions arrivent, des troufions vert-de-gris en jaillissent, ordres gueulés, coups de sifflet, cavalcades brèves, et voilà : en moins de deux, un anneau infranchissable cerne la foule, anneau fait de Fridolins jambes écartées, le torse solidement assis sur les reins, mitraillette au cou et les avant-bras appuyés dessus, bien à l'aise, prêts à y passer l'année. A un certain point de cet anneau s'accroche un deuxième anneau, tangent et extérieur au premier, mais plus petit, et vide. Provisoirement vide. Au point de tangence des deux anneaux se tient un sous-off flanqué de deux ou trois sinistres gueules en civil. Voilà comment ça fonctionne :
Le sous-off dit « Papîr! », on lui donne les papîrs, il les examine bien bien, les gueules sinistres lisent par dessus son épaule, de temps en temps l'un ou l'autre sinistre dit « Bitteu! », alors le sous-off lui passe le papîr, que l'autre sadique épluche en jetant au type du papîr suspect un de ces regards qui rendraient coupable un nouveau-né, et alors peut-être que Gueule-de-Raie fait le mauvais signe et que deux troufions t'embarquent dans un camion à part, naturellement tu gueules non mais ça va pas qu'est-ce qui vous prend je suis un bon Français moi j'ai dénoncé des terroristes moi il y a une erreur écoutez-moi bon Dieu je connais quelqu'un à la mairie je connais quelqu'un à la préfecture je connais quelqu'un au gouvernement je suis le petit-fils du Maréchal qu'avait été volé par des bohémiens la preuve j'ai une médaille j'ai un grain de beauté je connais quelqu'un à la Kommandantur je connais quelqu’un à la Gestapo — il prononce « jestapo » — je connais très bien le chancelier Hitler... Arrivé là, en général, il se trouve dans le camion. Un choc sourd, on n'entend plus le mec aux relations. Qui c'est? Oh! ben, un juif, un communiste, un franc-maçon, un terroriste, un qui a revendu à un soldat allemand un vélo qu'il venait juste de faucher à un autre, va savoir...
Enfin, bon, si pas ce genre d'anicroche et si tu es une femme, on te gueule « Lôss! », ce qui signifie que tu peux rentrer chez toi torcher tes gosses — dans ce cas-là, mais n'allez pas croire que vous venez de faire un progrès sensible dans la connaissance de la langue allemande,
« Lôss! » peut vouloir dire un tas de choses extrêmement variées et même contradictoires, « Lôss ! » est un mot magique, mais il ne suffit pas de le gueuler à s'arracher l'âme, encore faut-il l'employer à bon escient et y mettre l'exacte subtile intonation —, si tu.es un vieux de plus de cinquante ou un gosse de moins de dix-huit, tu as droit au « Lôss! » sauveur, si tu es un étalon piaffant dans la force triomphante de sa virilité tu passes dans le petit anneau. La queue basse. Quand le grand anneau est vide, on embarque le contenu du petit — « Lôss ! Lôss ! » — dans les camions, et tagada.
Technique impeccable qu'adoptèrent avec enthousiasme les miliciens, les flics, gendarmes et gardes mobiles français, peuplades attardées, certes, mais pleines de bonne volonté et susceptibles de progrès, suffit qu'on leur explique.
*
J'avais donc forcé ma longue carcasse dans un compartiment pour honnêtes gens. Honnêtes mais pas rupins. Il datait de la guerre de 70, ce wagon. Tout en bois. Sièges en bois, en bois très dur. Roues en bois, tant qu'ils y étaient, je suis pas allé vérifier. Ovales, en tout cas. Celle qui se déhanchait sous mon banc avait même carrément quatre coins. C'était aussi hargneux à la fesse que les tape-cul que les gosses de la rue Sainte- Anne se bricolent avec des vieux roulements à bille mendigotés chez Cordani, le garage de la rue Lequesne, et enfilés à coups de talon à chaque bout de deux liteaux cloués sous un bout de planche, on dégringole là-dessus à tout berzingue les rues bourgeoises bien goudronnées qui plongent vers la Marne, ramdam d'enfer, culs pleins d'échardes, Nino Simonetto, à plat ventre, fonce tête en avant entre les roues des camions, ressort à l'autre bout, « Eh, les mecs, vous avez vu ? Eh, les mecs, eh? », les flics en parlent à sa mère, mah, dit la mère, fout le comprende, qu'il a été trespané quouante qu'il était pétite, allora il est pas tout à fait bien dans la sa tête, c'est pour ça, ma il est pas miçante, pas dou tout, il est con, quva, ma miçante, non il est pas...
Oui. Où que je m'en vas ? Elle est loin, la rue Sainte- Anne, au moins mille bornes, maintenant, et mon enfance encore plus loin. Me voilà posé, donc, sur un siège en bois calculé galbé à l'intention d'un cul humain, c'est meilleur pour la dignité que le plancher aux bestiaux, mais pour le confort je me faisais des illusions. Coincés à six sur une banquette pour quatre, en face de moi un grand blondin frisé monté en graine, paumé comme un veau arraché à sa mère, effaré, triste à crever, tellement triste qu'il l'est même en dormant, et il dort tout le temps. Tous, on essaie de dormir, mais lui, il peut. Il à posé ses pieds sur moi, ses vastes panards blindés de cuir de rhinocéros plantés comme des marteaux au bout de ses maigres interminables guibolles tout os à moelle massif avec la peau collée directement dessus et les genoux qui font des boules, il a posé ça sur mes cuisses, me les a enfoncés dans le ventre, en plein dans le mou, et ce cochon-là avait marché dans la merde, il en a plein les nougats, je viens juste de m'en rendre compte, je comprends du coup pourquoi ça pue si fort, j'ai ce paquet de merde jaune sous le nez, j'en ai plein mon lardosse plein les paluches à force d'essayer de virer de là les pompes merdeuses de ce grand malpropre, voilà donc ce qui pue, et je pense que. j'ai dû aussi m'en tartiner plein la gueule en essayant de me protéger de la lumière.
Pas moyen de bouger, ni moi, ni lui, ni personne. Chacun les pieds sur les cuisses d'un d'en face, deux ou trois allongés par terre entre les banquettes, sous la voûte de guibolles, sans compter ceux dans les filets. Le couloir, bourré pareil. On pisse dans une gamelle qu'on se passe de main en main. On la vide par la fenêtre. Chier, pas question. Si la merde des pieds de l'autre finit par me faire dégueuler, ça me jaillira droit devant, à l'horizontale, ça retombera où ça voudra. Va dormir là-dedans, toi... Ce qui me reste de ce voyage, c'est par-dessus tout l'odeur de merde écrasée, et aussi la tête de ce grand bébé perdu, son air absolument sonné chaque fois qu'une secousse le réveillait et que du coup il se rappelait.
Freins qui couinent, ferrailles qui cliquètent, vapeur qui crache, tampons qui tamponnent... Encore un spasme ou deux, et l'immobilité. Et le silence. Nous voilà arrêtés. Pour la trois cent millionième fois. En rade dans un bled pourri. Le trois cent millionième bled pourri de ce pays pourri. Un de ceux près de la fenêtre gueule, tout excité : « Hé! les mecs! » Quelque chose peut donc encore exciter quelqu'un dans cette lavasse grisâtre? Si tu te figures que je vais regarder! Rien à regarder. Rien que du gris. Terre, ciel, baraques, fringues, gueules... Du gris suintant l'eau. D'y penser, ça me coule dans le cou, ça me jute entre les orteils. Frisson. L'Allemagne : grise et mouillée comme un cache- nez de pauvre. Comment ne pas rêver de guerre dans un bled pareil?
*
« Hé ! les mecs ! »
Il insiste. Quelqu'un jette un œil, gueule à son tour :
« Ça, alors, les mecs! Ça, alors! >>
Et puis :
« Des prisonniers ! Hé ! Des prisonniers ! »
Du coup, moi aussi je veux voir. On débarbouille la buée de la vitre, et voilà. C'est encore pire que tout le reste. Des tas de charbon se bousculent, hauts' comme des montagnes, à perte de vue. Des espèces de tour Eiffel loupées, des grues, des passerelles, des poutrelles, des palans, des poulies, des chaînes, des wagonnets, un délire de ferraille croisillonnée à gros rivets, qui pue le travail chiant, l'œil implacable de la pendule pointeuse dans le petit matin sale... Sinistres murs de brique découpés en dents de scie. Horizon en dents de scie. Cheminées colosses, serrées, féroces, insolentes, crache-merde, écrase-monde. Ciel noir. Il sort des cheminées, le ciel. Les cheminées le vomissent et l'étaient, comme une boue, du plat de la main. Tout est noir, ici, tout. Tu passes le doigt sur le paysage, tu le retires noir, et gras. Suie et cambouis.
« La Ruhr », me dit Lachaize, un de Nogent, et même un cueilli chez Bailly, comme moi. Ah ! ah ! la voilà donc, me disent mes souvenirs d'école. La Ruhr : une tache noire sur le rose de l'atlas. Ça veut dire bassin houiller. Ou minerais de fer, peut-être bien. Ou les deux. En tout cas, ferraille et pognon. Grosse ferraille, gros pognon. Et travail, travail, travail. Travail noir. Fourmis noires. La Ruhr. Richesse et fierté de l'Allemagne. Exemple et envie pour les autres. Cul énorme qui chie des tanks et des canons. Je regarde la Ruhr. Elle a une sale gueule de contremaître peau-de-vache. C'est pas là qu'on va, quand même, merde ? Pourvu que le train se remette en route !
Il y a de l'animation. Des voies et des voies courent et s'entrelacent. Des locomotives sans wagons avancent, reculent, sifflent, crachent, tapent du pied, piquent un temps de galop, stoppent sur place, se chahutent les ferrailles. Sur leurs panses noires aux cuivres bien astiqués, de pimpantes inscriptions à la peinture blanche, énormes, comme celles sur nos wagons, ça doit être une coutume à eux : « Wir rollen fur den Sieg ! »
« Ça veut dire : « Nous roulons pour la victoire! » explique, tout flambard, un pépère poivre et sel avec un petit bide sur le devant.
Aussitôt, nous autres, on se pense « Un enculé de volontaire! » Alors on fait ceux qu'ont entendu mais qu'en ont rien à foutre. On est pas à l'école Berlitz, nous. On est pas là pour s'orner l'esprit et s'enrichir la culture, nous. Le pépère se raccroche à sa bonne femme, qu'on n'avait pas vue d'abord, sapée en homme qu'elle est et quinquagénaire abondamment, à cet âge-là ça n'a plus de sexe, ça a les mêmes fanons sur les mêmes gueules de vieux cons. « Tu vois, Germaine, « rollen », c'est « rouler », ça c'est pas dur, et « der Sieg », ben, c'est la victoire, seulement, à l'accusatif, on met « den ». Eh bien, voilà, voilà, voilà... La mémère fait des yeux de veau à son grand homme. Faudra que je me rappelle de pas leur causer, à ces deux puants.
Bon. J'ai beau regarder, je vois pas de prisonniers. « Mais si, tiens, là, mate! » Au bout du doigt tendu, près d'un hangar en tôle ondulée, quelques capotes jaune moutarde, taillées dans ce bois spécial où se taillent à la hache les effets militaires de l'armée française. L'absence de ceinturon les rend parfaitement coniques, le bonhomme a l'air perdu là-dedans comme un battant dans sa cloche, la tête, emmanchée d'un cou que l'immensité de la circonférence du col fait paraître étique, jaillit comme un poulet plumé cherchant à se sauver de la marmite de la poule-au-pot. Aux fringues, pas de doute, c'est des Français! Me le confirment les deux cornes en oreilles d'âne, mais l'une derrière l'autre, du calot. Un des gars tourne le dos. S'y étalent deux énormes lettres blanches, barbouillées à la diable : « KG ».
« Ça veut dire « Prisonnier de guerre », parade l'intellectuel. « Kriegsgefangen » : « Krieg », c'est la guerre, et « gefangen », c'est prisonnier, mais eux ils mettent le mot principal en premier, c'est pour ça, et avec un « s » pour le génitif. Au début, ça déroute, forcément. »
Cause toujours.
Des prisonniers, merde ! En chair et en os ! Là, devant nous ! J'en ai la gorge serrée.
Depuis trois ans, je marche à la religion du prisonnier. Moi et les autres. Toute la France. Depuis trois ans, le prisonnier est le. grand thème national, le mythe sacré, l'Indiscutable. On peut être pour ou contre le Maréchal, Laval, la Collaboration, les Anglais, les Américains ou les Russes, on peut exalter la guerre ou la déplorer, sur les prisonniers tout le monde tombe d'accord.
Le Prisonnier, martyr national, victime expiatoire, Christ douloureux... Le Prisonnier, grande figure émaciée au regard lourd de muet reproche... Le Maréchal ne parle que de ça, à tout propos, la larme à l'œil. La France entière souffre et expie par ses deux millions de prisonniers. Les affiches, dans les rues, ne vantent plus le chocolat Menier ou la ouate Thermogène. Elles font jaillir des murs les longues silhouettes kaki pathétiques, au teint jaune-vert de citron pas mûr, aux joues creuses — pas trop creuses, attention : ça pourrait suggérer que les Allemands les nourrissent mal, la Propagandastaffel n'aimerait pas ça — aux orbites pleines d'ombre où flambe le regard fiévreux. Fiévreux, mais franc et direct. Et bleu. Regard de Français, regard d'Aryen. Les belles affiches douloureuses aux couleurs tout à la fois vives (faut que ça se voie) et tristes (eh oui, artiste, c'est un métier, quoi) mettent le Prisonnier à toutes les sauces : pour nous enjoindre de souscrire à l'emprunt national, pour nous exhorter à aimer le Maréchal, à travailler dur, à supporter les privations avec le sourire, à donner pour le Secours d'Hiver du Maréchal, à économiser le charbon qu'on ne nous distribue pas, à dénoncer les terroristes, à aller de bon cœur tourner des obus en Allemagne, à maudire l'Anglais (on dit « la perfide Albion »), le juif, le Bolchevik et le pourceau yankee, à collaborer dans l'enthousiasme avec le vainqueur magnanime, à ne pas écouter la B.B.C., à adhérer au P.P.F. ou à d'autres trucs du même genre... Enfin, bon, le Prisonnier hante la conscience de la France. Sa mauvaise conscience. N'oublions jamais : c'est notre je-m'enfoutisme qui les a menés là, derrière les barbelés, ces martyrs qui souffrent pour nous. Et aussi notre goinfrerie de congés payés, de semaine de quarante heures, de sécurité sociale, de dinde aux marrons à Noël...
Il n'y a plus de politique en France, il n'y a que de la propagande. Deux millions de prisonniers — on nous le répète assez, on ne risque pas de se tromper d'un zéro ! — ... Chaque famille française en a au moins un « là-bas ». La France entière communie dans la religion de la Patrie blessée. Le Maréchal est Dieu le père, le Prisonnier est son fils douloureux. Le barbelé, comme symbole, vaut bien la croix. Et, celui-là, même les bouffe-curé peuvent s'incliner devant sans rougir.
Les discours, les journaux, la radio aussi, sans doute (je suppose : à la maison, la T.S.F. n'a jamais pénétré), ressassent et exaltent l'expiation, se barbouillent d'humilité, ramènent sans cesse nos malheurs si terribles mais si mérités et la nécessité de s'incliner avec dignité, de dire : « Merci, mon Dieu » et de tendre l'autre joue. Ça donne à tout un ton chialard, un air curé, dont le culte du prisonnier est l'expression la plus achevée.
Le prisonnier, notre plaie saignante, notre remords et notre pitié, le juge futur à qui nous aurons à rendre des comptes, de terribles comptes...
Eh bien! il est là, le Prisonnier! Devant moi, à cinquante mètres.
J'ai même pas à réfléchir. Je piétine les autres, je passe par la fenêtre, je cours vers le groupe jaune moutarde. On est une vingtaine à avoir eu la même idée. Personne ne nous empêche. Un vague troufion vert-de- gris, le flingue à la bretelle, surveille distraitement ses prisonniers tout en se bourrant une pipe, assis d'une fesse sur un tas de traverses.
« Salut, les potes! on dit, tout émus. On arrive de Paris! On va y retourner tous ensemble, vous autres avec, et dans pas longtemps ! Vous en faites pas ! Vous en avez assez bavé ! Ils l'ont dans le cul ! »
Les gars nous regardent arriver, appuyés sur leurs manches de pelles, pas excités, pas émus, ça, non. Pas trop ravis, non plus, on dirait. Comme des paysans qui verraient des Parisiens piétiner joyeusement leur blé pour venir leur donner le bonjour.
Au point qu'on se demande si on s'est pas trompés.
« Vous êtes Français, hein ? Prisonniers de guerre ? »
Un grand balaise placide finit par répondre :
« Ça se pourrait ben. Et alors? »
On leur tend les gâteries qu'on a prélevées sur nos provisions. Enfin, ceux qui en ont! Petits-beurre, sardines, figues sèches, morceaux de sucre, ou simplement les restes du saucisson et du pain distribués à Metz. Moi, je file le paquet de pipes que Chariot Bruscini m'a glissé quand il est venu, avec ma mère, me dire adieu à la gare de l'Est. Les gars empochent, disent merci, mais sans trop d'ardeur, comme un bedeau dit merci à la quête. On se sent pas aussi pères Noël qu'on aurait cru.
Il y a comme une gêne. On se regarde. Et voilà que l'affiche qu'il y avait entre eux et nous se déchire, l'affiche au prisonnier citron pas mûr, hâve et pathétique. Voilà qu'on a devant nous des gros pères rougeauds, pétant de santé, bardés de lainages, l'air de prendre le boulot du bon côté.
Le balaise placide finit par demander :
« Et où que c'est-y que vous allez, comme ça? »
Il s'en fout visiblement, mais c'est pour la politesse et les bonnes manières.
« Où qu'on va? Si on le savait! On nous a ramassés, on sait que c'est pour nous envoyer bosser quelque part en Allemagne, c'est tout ce qu'on sait.
Vous leur-z-y avez quand même bien dit là où que vous voulez aller? »
On se regarde, les jeunots. Plutôt sciés. Ça renifle le malentendu.
« Si tu crois qu'on nous a donné le choix, je dis.
Quand vous avez signé le contrat, ça y était pas écrit dessus, peut-être? Moi, je dis que des types comme vous autres, qu'ont choisi de travailler pour les Boches, eh ben c'est des pas grand-chose, v'ià ce que je dis, moi.
Mais, bon Dieu, on n'est pas volontaires, on est tous des forcés, quoi, merde, on est prisonniers comme vous! C'est les flics à Pétain qui nous ont faits aux pattes... »
Là, le gars se fâche.
« Causez pas mal de Pétain, hein ! Pétain, c'est Verdun. Mon père y était, la preuve. Pétain, il est en train
de les baiser tous, les Boches ! Et puis d'abord, faut pas confondre : nous, on est des prisonniers de guerre, on est des militaires. Faut pas dire n'importe quoi. » Les bras nous en tombent. Un Parigot hargneux lance :
« Hé ! les beaux militaires, si vous vous étiez pas sauvés comme des lapins, en 40... »
Je lui colle mon coude dans l'estomac. C'est pas la chose à dire, je le sens. Je m'écrie :
« Mais vous savez rien ! Rien de rien ! A Paris, on crève la faim. Les flics français, les flics à votre Pétain, ils marchent à fond avec les Fridolins...
— Touche pas à Pétain, t'as compris? Pétain, c'est l'armée française, et nous aussi. Moi je dis que c'est une honte que des merdeux comme voilà vous autres viennent gagner des sous en aidant les Boches à gagner la guerre pendant que nous autres on souffre la misère et la souffrance loin de la patrie et de pas voir nos femmes, v’là ce que je dis, moi. » Ses copains, en bloc, approuvent de la tête. Le Chleuh, sur son tas de traverses, commence à trouver que ça va comme ça. Il s'approche en se dandinant, gueule quelque chose qui se termine par « Lôss ! », appuyé d'un geste de la main facile à comprendre. Le gros gars lui dit :
« Fais pas chier, Fritz! T'es pas heureux, ici, avec nous ? T'es pas mieux qu'à ramper dans la neige chez les Popoffs? Tiens, pour t'aider à attendre la fin de la guerre. »
Il lui tend une gauloise. L'autre dit : « Ya, ya! La kerre, gross malhère! » Il allume sa gauloise et il se tourne vers nous : « Aber lôss ! Lôss ! »
Et bon, quoi, on est là, petits Parisiens tout maigres tout gris, devant ces paysans massifs bien pénétrés de leur statut officiel de héros nationaux attendrissants pour périodes historiques calamiteuses, croyant d'ailleurs dur comme fer à leur martyre et à notre indignité, et qu'est-ce que tu veux dire ? On est bien tout seul dans sa peau, merde.
D'ailleurs, des « Lôss ! » retentissent du côté du train, ça va repartir, faut qu'on y retourne. « Bon, ben, salut », on fait. Un prisonnier nie tire par la manche. Il sort à demi quelque chose de sous sa capote.
« Ça t'intéresse? »
C'est une plaque de chocolat. Je lis « Kohler ». C'est du suisse.
« Vingt marks. Tu le replaces quarante à un Chleuh, facile.
Mais, des marks, j'en ai pas, de marks! »
En fait, j'ai pas un rond.
« T'as bien une montre? Deux plaques contre ta montre. »
Ben, non, j'ai pas de montre. Le gars referme sa capote. Il tente encore, sans conviction :
« Des cigarettes, des américaines, ça t'intéresse?
J'ai pas le rond, je te dis. Mais d'où que t'as tout ça? »
Il se fait vague.
« Les colis, la Croix-Rouge, les comités... On se démerde, on échange... »
Ouais. La grande démerde. Je connais. Comme à Paris, quoi, pareil. Barbelés mon cul. Tous des petits malins. Des petits, des gros. L'époque des démerdards. Je me sens exclu, pas dans le coup, ducon la joie. Comme au bal. Je sais pas danser, je sais pas traficoter, le plouc intégral. Rideau pour les nénettes, rideau pour les côtelettes. Juste bosser, je sais. Comme papa, comme maman. « Tant qu'on a deux bras, on crève pas de faim », qu'elle disait toujours, maman, quand j'étais môme. Très fière. Tu parles ! Si t'as que ça, tes deux bras, même bien musclés pas feignants, tu crèves pas de faim, d'accord, mais tout juste. En temps normal. Les proverbes à belles moustaches morales, c'est pour les temps normaux. En temps pas normal, comme voilà maintenant, avec tes deux bras, et même si t'en avais quatre, tu la crèves, la faim, et en plus tu passes pour un con. Maman trouve ça injuste, et surtout anormal, comme si le Bon Dieu s'était détraqué. En 14, tout ce qu'on voudra, c'était pas cette chienlit ! Cette guerre-là ne joue pas le jeu.
*
Encore un arrêt... Tiens, cette fois, ça cavale grosses bottes à clous tout le long du train, ça gueule « Lôss! Lôss ! », ça ouvre les portes à la volée. « Lôss ! Schnell ! » Pas possible ! On serait arrivés ?
On est arrivés. Je cherche la gare. Pas de gare. Rien qu'une grande clairière de sable au milieu d'une forêt. Des quais en bois le long de la voie, et puis des baraques en bois, toutes pareilles, toutes neuves, bien alignées, on dirait un camp de vacances, un très grand camp. Tout autour, des sapins, serrés. Peut-être d'autres arbres aussi mais, comme c'est l'hiver, on ne voit que les sapins.
On est là, ahuris, on s'accumule en troupeau frileux à mesure que le train finit de se vider à coups de « Lôss ! ». Des uniformes vont et viennent, plus ou moins verdâtres, plus ou moins jaunâtres, kaki, moutarde ou gris souris. Il y en a même d'un beau brun chaud de chocolat au lait avec des petits lisérés rose vif, très coquins. Militaires? Flics? Organisation Todt? Va savoir... Tout Chleuh est en uniforme, tout ce qui ne porte pas d'uniforme n'est pas chleuh, c'est déjà un point de repère... Et puis, je m'en fous, je suis trop crevé, j'ai mal partout, j'ai froid, j'ai faim, j'ai sommeil, je pue. Les bouffées de grand air et de verte forêt me font sentir combien je pue. Les autres ne sont pas frais non plus. Un ramassis de dégénérés frissonnants, voilà le spectacle que nous offrons aux impeccables fils de la race élue.
Tiens, un civil plutôt propre. Il se met devant nous, frappe dans ses mains. Un Allemand trapu, de la variété kaki il se tient près de lui, mains dans le dos, jambes écartées. Le civil parle :
« Bienvenue à vous. Bon. Alors, vous vous alignez sur deux rangs, une fois, hein, celui de derrière bien derrière celui de devant, hein, sans ça c'est le bordel et alors il n'y a pas moyen, hein, et alors on va vous compter pour savoir combien que vous êtes tous ensemble, une fois, hein. Moi, je suis l'interprète de ce camp-ici, hein, je suis belge, si vous avez quelque chose à demander vous me le demandez à moi, hein. Ça ira comme ça? »
L'Allemand trapu approuve à petits coups de menton, tout à fait d'accord. Son uniforme a sûrement été fauché dans les stocks de l'armée française et un peu rebricolé par-ci par-là, sauf la casquette, un machin mou avec une longue visière de même étoffe et des rabats pour tenir bien chaud aux oreilles, mais pour l'instant ils sont relevés et attachés sur le dessus par une bouclette. Dès qu'on sort de chez soi, on en voit, des choses !
On s'aligne en râlant sur deux rangs plutôt mal ficelés, ça en fait une sacrée longueur. Le Belge file à un bout de nous autres, l'Allemand trapu à l'autre bout, et ils se mettent à compter, à haute voix, l'un en chleuh, l'autre en belge. Ils se croisent au milieu, et quand ils ont fini ils reviennent l'un vers l'autre.
« Vierhundertzweiundneunzig ! aboie l'Allemand.
Quatre cent nonante et deux ! » confirme le Belge.
On dirait qu'ils jouent à la morra.
« Goûtt ! » dit l'Allemand, tout content.
Il tape sur l'épaule du Belge, et puis il s'en va.
On entoure le Belge.
« Eh, c'est là qu'on va rester?
Ils vont nous faire abattre des arbres, ou quoi ?
C'est quoi, ici, comme département, enfin, je veux dire, comme tu dirais chez nous la Normandie, quoi, l'Auvergne, je sais pas, moi, c'est quoi, comme campagne, ici ? »
Le Belge lève les bras.
« Pas tous à la fois, s'il te plaît, hein ! Ici, ce n'est pas un camp pour habiter, c'est un camp de triage. Vous serez répartis dans les fabriques de vos futurs employeurs, n'est-ce pas. La région où nous sommes, ici, c'est Berlin. »
Berlin? Ah! ben, dis donc! Je voyais pas du tout ça comme ça. On demande :
« Mais, Berlin, c'est une ville, non ?
Nous sommes ici dans la proche banlieue. Lichterfelde, ça s'appelle 2.
Et bouffer ? Quand est-ce qu'on bouffe ?
Et dormir?
Et chier? Dis donc, le Belge, ça fait trois jours que j'ai pas chié, moi ! » .
Le Belge prend son temps.
« D'abord et avant tout, vous passez la visite médicale et le contrôle administratif. Voilà justement la sœur. »
La sœur? Ah! L’infirmière, il veut dire. S'amène une grande rouquine à tête de cheval, corsage à fines rayures blanches et bleu ciel, col amidonné jusqu'aux oreilles comme mon grand-père sur sa photo de mariage, sur la tête un machin blanc plutôt genre bonne sœur, effectivement, qu'infirmière laïque. Le Belge nous fait remettre sur deux rangs, mais face à face, cette fois. Tête-de-cheval passe entre les deux, demande au type à sa droite : « Krank? », le Belge traduit : « Malade? », le gars fait : « Ben, c'est-à-dire... », le Belge traduit : « Nix krank », Tête-de-cheval dit : « Goûtt! » et se tourne vers celui de gauche : « Krank ? »... Comme ça jusqu'au bout.
Il y a un gars, à côté de moi, un de Nogent, Sabatier il s'appelle, pendant tout le voyage il a été malade à crever. La tête lui tournait, il geignait, pensait avoir chopé une grosse grippe. Il était là, blanc, chancelant, Lachaize et moi on le soutenait. Quand le Belge lui a dit : « Malade? », il a balbutié : « Hein? », complètement pas là. Je dis à Tête-de-cheval : « Camarade malade. Très malade! ». Elle dit : « Krank? » et puis quelque chose au Belge, très vite, et elle passe. Le Belge dit : « Il sera très bien soigné, les docteurs allemands sont excellents. » Et bon, ils étaient déjà loin, tous les deux.
On a quand même fini par toucher une cuvette de soupe et un coin de bat-flanc à claire-voie avec une couverture toute mince. Je m'allonge là-dessus, c'était aussi dur que le plancher du wagon, mais plus vicieux, à cause de la claire-voie.
Je m'entortille tout habillé, pardessus compris, dans la couverture, juste le bout du nez qui dépasse, je tâtonne de la hanche pour loger entre deux lattes le gros os bête qu'on a là et qui fait si mal, mes deux voisins à droite à gauche bien encastrés pointe dans creux, moi dans eux et eux dans moi, râlent merde tu vas nous faire chier longtemps? Non, pas longtemps, ça y est, j'ai coincé l'os, je ferme lés yeux, je serre les paupières de toutes mes forces, j'ai froid, merde, surtout aux pieds, c'est signe de neige, quand on a froid aux pieds on a froid partout, dit maman, mais je m'en fous, dormir, bon Dieu, dormir! Je sens que ça vient, je bascule...
Et merde !
« Lôss ! Lôss ! Aouff-chténe ! Lôss ! »
Une poigne sans tendresse me secoue, m'arrache la couverte. Je regarde, ahuri, l'épaisse andouille harnachée de ferrailles et de buffleteries qui écrase le plancher à lourdes enjambées de ses bottes de sept lieues, secouant et dépouillant au passage à droite à gauche les autres recroquevillés, gueulant ses « Lôss! » et ses « Aouff-chténe ! » à s'en arracher la tripaille du ventre.
Voulez-vous nous donner, pour nos chers lecteurs de Je suis partout, vos premières impressions, cher pauvre con héros du Service du Travail Obligatoire? Très volontiers, monsieur le journaliste. Voilà : l'Allemagne, une éponge grise qui suinte. L'Allemand, une gueule béante qui gueule. Merci. Pas de quoi.
Pour l'instant, qu'est-ce qui lui prend, merde, à celui-là? Qu'est-ce qu'ils nous veulent encore, ces gros connards méthodiques bien cirés gagneurs de guerres de merde? Le Belge trottine derrière Gueule-de-Raie.
« Allez, debout, hein! Il faut vous lever, une fois, hein !
Mais, bon Dieu, y a pas cinq minutes qu'on s'est couchés ! Il est bourré, ta grosse vache, ou quoi ?
Ecoutez, hein, ne parlez pas avec des mots comme ça, parce que, tant que c'est moi, ça va bien, hein, mais eux, n'est-ce pas, il y en a qui ont fait l'occupation en France, hein, alors, naturellement, les premiers mots qu'on apprend dans une langue c'est les mots sales, n'est-ce pas, après ils me demandent de traduire, mais eux ils ont déjà compris, alors naturellement si je ne leur dis pas exactement la même saloperie comme vous avez dit je suis puni moi avec aussi, hein, alors ça est désagréable pour tout le monde, n'est-ce pas.
Oui, bon. Et alors? Y a le feu?
La guerre est finie? On rentre chez nous ? »
Le Belge dit :
« Il faut cinq cents hommes immédiatement tout de suite, hein, et alors il y a juste cinq cents hommes dans le camp, et alors naturellement vous partez, n'est-ce pas. Heureusement qu'il y a eu votre arrivage, sans ça on n'aurait pas pu faire face, une fois, hein. »
Tout content, il est, d'avoir pu faire face!
Nous voilà recrachés dans la nuit hargneuse, cernés par des projecteurs camouflés de bleu, piétinant tassés frileux le sable aride de la clairière. Un paquet d'uniformes variés s'amène, bottes martiales, panses tressautantes. (Ces fiers Tarzans trimbalent, passé la trentaine, des bides en gelée de veau et des bourrelets comme des bouées de sauvetage. Le cuir brut à foison virilise tout ça.) Au-dessus du mâle quarteron se propulse en vol groupé une formation de casquettes archi-arrogantes, tellement relevées de la proue qu'on dirait des crêpes en train de sauter dans la poêle. Tout ce Quatorze-juillet fait cap sur notre horde piteuse. Parmi les seigneurs de la guerre, un civil, mais botté, quand même, jusqu'aux genoux par-dessus le pantalon impecc de son costard croisé d'homme important. Rasé jusque bien plus haut que les tempes, les oreilles battant des ailes, n'ayant épargné qu'une brosse à dents de tifs tout là- haut, avec une raie tirée à la règle en plein milieu. Il aurait l'air moins con s'il s'était carrément rasé le crâne rasibus. Ils font vraiment tout ce qu'ils peuvent pour être encore plus moches. C'est l'uniforme qui doit être beau, pas l'homme. L'homme : une vague tête de bois, anonyme, raide, dure, virile. Virile, nom de Dieu ! Pensent qu'à ça : leur virilité. Pas pour s'en servir, mais pour la montrer.
Ce zèbre-là, belle gueule de vache très au point très réussie d'aristocrate allemand korrect dans la victoire, porte, épinglée à son revers, bien en vue, la discrète pastille blanche cerclée de grenat avec au milieu la roue dansante, l'araignée aux quatre pattes raides qui se courent après : la croix gammée fatidique. C'est donc un membre du Parti, et plutôt un gros : il y a du doré autour de son insigne.
Le Belge s'empresse. Le grand type l'écarté. Il n'a pas besoin d'intermédiaire.
« Vous tous, ici, vous appartenez maintenant à la firme Graetz Aktiengesellschaft. La Graetz Aktiengesellschaft vous prend en charge complètement. La firme travaille pour l'industrie de guerre. Elle est donc placée sous le contrôle de l'armée. La paresse, l'indiscipline, la maladresse trop obstinée, la simulation de maladies et la mutilation volontaire seront considérées comme dés actes de sabotage et leurs auteurs livrés à la Gestapo. Tout acte de terrorisme, toute propagande communiste ou défaitiste, toute calomnie ou propos injurieux dirigés contre le Fuhrer, contre le Reich allemand ou contre le parti National-Socialiste allemand des Travailleurs entraîneront la remise du coupable à la Gestapo. Toute tentative d'évasion sera punie par les soins de la Gestapo qui, la première fois, enverra le coupable faire un stage de rééducation 3 et, si l'individu récidive et s'avère irrécupérable, décidera, en ce qui concerne cet individu, de la solution la meilleure pour le Reich allemand. Toute tentative de vol, d'escroquerie, de marché noir ou de trafic de tickets de nourriture pratiquée sur des citoyens allemands entraînera l'intervention de la police criminelle qui estimera si elle doit soumettre le cas aux tribunaux réguliers ou le confier aux soins de la Gestapo. Tout vol commis en mettant à profit une alerte aérienne ou une action militaire, même si c'est aux dépens d'un autre travailleur étranger, sera puni de mort. Je vous signale qu'en Allemagne les condamnés à mort sont décapités à la hache. Tout pilleur de cadavres ou de maisons bombardées sera abattu sur place. Il est strictement interdit d'avoir des conversations avec les citoyens du Reich en dehors des besoins du travail. Il est interdit de parler aux ressortissants des pays de l'Est. La copulation avec une femme allemande peut entraîner la mort pour les deux coupables. Mon nom est Herr Millier. Je suis le chef du personnel de la firme Graetz Aktiengesellschaft. Les camions vous attendent. Bienvenue. »
Il se raidit, claque légèrement les talons, comme Erich von Stroheim dans La Grande Illusion.
Plus un Allemand parle aisément le français, plus il est allemand. Plus il fait peur. Celui-là le parle parfaitement. Ça s'annonce bien...
*
Quand un Allemand dit « Les camions sont là », ils sont là. On s'entasse dedans, et nous voilà repartis, dans un nuage de poussière sablonneuse. Au passage, j'admire la belle clôture grillagée toute neuve, trois mètres de haut, avec par-dessus quatre lignes de barbelés vicieusement inclinés dans le mauvais sens pour faire une blague à Pescaladeur éventuel. On n'aura pas traîné longtemps sur le carreau du marché aux" esclaves. On a vite trouvé preneur.
Maman, tu as élevé ton fils en t'arrachant la peau du ventre pour qu'à vingt ans on le vende comme on vend les poulets à la foire, par paquet de douze, la tête en bas, ficelés par les pattes, et qu'est-ce que tu dis de ça?
Ça cahote un bout de temps dans des banlieues, des forêts avec des lacs, immenses, encore des banlieues, des usines, des bouts de ville par-ci par-là... Quel drôle de pays! Tout est mélangé, tout est l'un dans l'autre... De toute façon il fait nuit, de toute façon je suis trop abruti de sommeil pour faire du tourisme, de toute façon au bout de la putain de route il y a forcément un putain de bout de planche et un bout de couverture, c'est tout ce que je sais, moi. Non. Je sais aussi que j'ai chopé des puces, sur leur bat-flanc de merde. Je les sens me courir partout, je les sens me pomper le sang, ,les goulues. Ça me révulse, mais pas au point de me couper l'envie de dormir.
« Lôss ! Lôss, Mensch, lôss ! »
On y est. Du sable, des baraques en bois, des lumières barbouillées de bleu, « Lôss! Lôss! », « Dépêchez-vous, une fôis, hein, c'est pas une heure pour arriver, on ne sait même plus dormir la nuit, ici-dedans, hein ! » : un Belge. Il y a toujours un Belge.
Complètement abruti, je suis le troupeau. Du sable. Il y a toujours du sable. Des chiens gueulent à gorge arrachée, tout près... Des chiens? Ben, merde!
« Hîr !
— Là? Bon. »
C'est donc là ma piaule. Dix lits en bois à deux étages, comme sommiers des planches à claire-voie, sur chaque lit une couverture pliée et une espèce de grand sac en fausse toile à patates faite de ficelle en papier, la kerre gross malhère. Vide, le sac. Le Belge nous explique que c'est là notre matelas, que demain on nous distribuera des chutes de papier d'imprimerie pour le bourrer, que c'est très confortable, juste un peu bruyant quand on se retourne mais on s'y fait très bien. D'accord, d'accord.
Les lits ne laissent entre eux que de minces interstices. L'allée centrale doit bien avoir un mètre cinquante de large, elle est occupée par une table que flanquent deux bancs, par un poêle rond, genre godin, et par une caisse pleine de briquettes, un drôle de charbon qui ressemble à de la bouse de vache comprimée et séchée.
Vingt à vivre là-dedans? Faudra qu'on se rode les angles ! On n'arrête pas de se cogner, gros ours maussades alourdis de sommeil.
Je me dégotte un plumard libre tout en haut, j'aime pas avoir un type .qui me gigote sur la tête, et j'entreprends l'ascension par la face Nord. Il n'y a pas d'échelle.
La porte claque. C'est un Chleuh, dans un uniforme d'entre leurs uniformes, suivi de son Belge trottinant. Il nous scrute, un à un, puis désigne du doigt : « Diseur. Diseur. Ountt diseur dâ. » Je suis l'un des trois. Le Belge explique : « Vous trois, ici, vous êtes désignés pour l'Abteilung Quarante-six. »
Ma foi... En attendant, dodo. Je demande quand même, du fond de mon coma : « Ah ? Et pourquoi ça ?
— Parce que vous êtes grands et forts. Il faut des types costauds, sais-tu, au Quarante-six. »
Je sens comme une gêne dans sa voix lorsqu'il ajoute :
« Ils font les trois-huit, au Quarante-six. Les presses, ça ne sait pas s'arrêter, hein. » De plus en plus gêné :
« Ça veut dire que vous êtes une semaine du matin, une semaine d'après-midi et une semaine de nuit. »
Ouh là... Tu parles d'une vie! Maman, pourquoi m'as-tu fait si bel homme?
Il est maintenant vraiment emmerdé, le Belge : « Et vous autres trois, ici, hein, vous êtes justement de l'équipe de nuit, cette semaine. Vous prenez la relève dans une demi-heure. »Pour adoucir le choc, il me confie : « Au quarante-trois, ils font les douze-douze. »
*
C'est comme ça que je me suis retrouvé devant cette presse, avec, à ma gauche, Anna et, à ma droite, Maria. Maria...
REGARDE DE TOUS TES YEUX, REGARDE!
ET donc on m'a jeté là, dans cette énorme cloche de boucan, dans cette puanteur de bakélite brûlée, dans cette soupe jaune où l'on n'y voit pas à trois mètres. On m'a collé devant le mastodonte de ferraille noire et d'acier étincelant, on m'a dit : « Tu fais comme te montrent ces femmes-ci, une fois, hein. Aujourd'hui, tu apprends, tu as le droit de te tromper, mais n'en profite quand même pas pour exagérer, bien sûr, hein. Tu verras, c'est pas tellement difficile comme on pourrait penser à première vue, n'est-ce pas, et puis, dis donc, ne t'assois pas comme ça sur le bord de cette chose-ici, hein, surtout ne t'endors pas, dormir ça est du sabotage, sais-tu, ils n'aiment pas ça du tout, hein. Tu tousses? Ça passera, hein. Ça fait toujours ça, les premières fois, et puis après ça passe très bien, n'est-ce pas. Bon, alleï, je dois expliquer aux autres aussi, une fois, hein. Bon courage, quoi. »
Alors, voilà. Ces femmes-ici me montrent. C'est-à-dire Maria me montre. La minuterie sonne. Maria lève le doigt. Je la regarde, attentif. Je fais l'attentif. Je la regarde pour la regarder, elle. Maria dit : « Vott ! Aouf makènn ! » Elle déverrouille les machins qu'il faut, elle ouvre le ventre du monstre. « Vott ! » Elle rit. Me désigne du doigt. « Nou ! Vozmi ! Raouss némènn ! » Elle mime ce que je dois faire. Elle fait comme si elle empoignait le massif plateau par les oreilles et le sortait de là-dedans, elle fait ça d'un geste marrant, pfft, gracieux comme tout, avec un petit coup de sifflet et un clin d'œil, et puis elle éclate de rire.
D'accord. J'attrape le bazar par les poignées prévues pour ça, je le tire vers moi Sur ses coulisses et d'un seul coup j'ai tout le poids sur les bras, nom de Dieu, je m'attendais à du lourd, mais à ce point-là... Je fais « Houmpf! », je raidis mes avant-bras. J'ai bien failli prendre toute cette ferraille brûlante sur les cuisses.
Maria dit : « Astarôjna! Pass mal aouff, dou, Mensch! Tiajelô! » Elle a eu peur. Elle me montre le support où je dois encastrer la saloperie : « Vott ! Hîr liguènn ! »
Je m'en tire tant bien que mal. Elle approuve avec chaleur : « Kharachô ! Goûtt ! Zêr Goûtt ! » Elle me fait signe que c'est lourd : « Tiajelô! » Ah, ah. Tout fier d'avoir compris, je lui dis : « Tiajelô! Ouh là là! Vachement tiajelô ! » Je suis content. J'ai appris un mot d'allemand. Elle me regarde, sidérée. Elle se tourne vers Anna, lui dit quelque chose à toute vitesse. Les voilà toutes les deux qui me regardent, serrées l'une contre l'autre, mi-méfiantes, mi-ravies. Maria me dit quelque chose de très long qui se termine par « kharachô! ». Ça chante comme une musique. Je lui rechante ce qu'elle m'a dit, c'est-à-dire la musique de ce qu'elle m'a dit, juste le même air, toute la phrase, et je termine par « kharachô! » puisque ce sont les seules syllabes que j'aie démêlées. Maria éclate de rire. Le rire de Maria!
Je m'étais désigné du doigt et j'avais dit : « François », en articulant bien. Elle avait ri, incrédule, elle avait demandé « Kak ? » en fronçant le nez devant l'étrange bête. J'avais répété : « François ». Elle avait essayé : « Brraçva ». Avait examiné la chose. Avait recommencé, en s'appliquant : « Brraçva ». Avait éclaté de rire, secouant la tête devant ce truc pas possible. « Brraçva! »... J'avais pointé mon index vers elle et j'avais dit : « Toi ? » Elle avait brillé de tous ses yeux, de toutes ses dents, de tout son bleu, de tout son blanc, elle avait lancé, comme un défi, comme un triomphe : « Marîîa! » En appuyant de toute sa belle santé sur le i, comme la lune sur le clocher jauni d'Alfred de Musset. J'avais demandé à l'autre : « Toi? » Elle avait minaudé : «-Anna », le « A » majuscule gros comme le monde, le petit « a » de la fin escamoté, fondu dans l'anonymat incolore des voyelles muettes.
Je m'étais dit oui, compris, les Allemands, c'est comme en italien, quoi. Ils mettent l'accent tonique sur l'avant-dernière, pareil. Tous les étrangers pas français mettent l'accent tonique sur l'avant-dernière syllabe, c'est pas compliqué. Et ces prénoms : Maria, Anna, c'est des prénoms italiens, ça. Pourquoi imitent-ils les Ritals, ces Chleuhs? Et puis je m'étais dit pourquoi pas, il y a bien des Allemands qui s'appellent Bruno, ça doit être une espèce de mode, chez eux. Oui. J'ai toujours la tête qui combine des trucs. Tu lui donnes n'importe quoi, un mot, une herbe, une image, un copeau, un bruit, elle commence à tourner autour, le flaire, le retourne sur le dos, sur le ventre, fait des rapprochements, essaie des trucs, comme quand t'as une serrure et un paquet de clefs de toutes sortes, file dans les généralités, se raccroche à l'universel, philosophe à tout berzingue. Naturellement, déconne neuf fois sur dix. S'amuse bien, n'empêche. Tout l'intéresse, tout l'amuse, tout lui est rébus excitant dont la solution doit, d'une manière ou de l'autre, se raccrocher au grand Tout. Elle grignote la nouveauté comme une souris grignote le fromage, une souris gourmande, et joyeuse. Jamais en repos, toujours frétillante, elle avale tout et garde tout, le loge où il faut, quelque part dans une petite case, juste la bonne case, avec une étiquette dessus et un petit déclic avec une petite lampe, rouge la lampe. Dès que du nouveau se présente, infirme ou énorme, des déclics s'enclenchent dans tous les coins, des lampes s'allument, rouges, des circuits s'arabesquent, des parce que font lever des pourquoi, quelle merveille, le dedans d'une tête! Une véritable ville flottante, dirait Jules Verne. La mienne et moi on s'ennuie jamais ensemble.
J'ai pas choisi d'être là, j'ai pas choisi ce boulot de con. L'usine, horreur des horreurs. Plutôt qu'aller en usine, j'ai toujours préféré les travaux les plus pénibles, les plus sales, les plus méprisés. La tête des autres enfants de Ritals, à Nogent, quand je me suis fait maçon ! Merde, François, t'es dingue ou quoi ? Aller te coltiner de la brique sur le dos avec l'instruction que t'as? (J'avais décroché mon brevet élémentaire, distinction vertigineuse pour la rue Sainte-Anne!) C'est un métier de clochard, ça !... C'était le métier de leurs pères. Eux, ils étaient apprentis mécaniciens dans des garages, ou garçons bouchers, promotions flatteuses sur l'échelle des valeurs sociales. Maçon, plâtrier, terrassier... métiers tout juste bons pour d'épais croquants aux. sabots glaiseux, recrutés sur le quai de la gare de Lyon, ne baragouinant que le dialetto, et encore : taciturnes comme des bœufs. Travailler dehors, au soleil, à la pluie, ça ne te décolle pas de la paysannerie. Un maçon n'est qu'un cul-terreux mal dégrossi. La dignité commence avec un toit au-dessus de la tête du travailleur.
Le travail d'usine, j'y avais goûté. J'avais quatorze ans, j'en avais marre de l'école, on m'avait proposé ça, j'avais dit d'accord. Je savais pas. J'ai tenu quinze jours. Une fraiseuse, ça s'appelait, ce machin. Je faisais de mon mieux, je suis le bon petit gars convenable et tout, mais s'il m'avait fallu y passer la vie, je me serais flingué, c'est sûr. A dix-sept ans, après une année dans les P.T.T. — le rêve de maman ! — comme auxiliaire au tri, viré, comme un malpropre en juin 40 pour cause d'austérité nationale, j'ai fait les marchés comme homme de peine, aide-vendeur et, surtout, tireur de voiture à bras. L'essence avait disparu, engloutie par les panzers du vainqueur, les automobiles et camionnettes conséquem- ment aussi, sauf à y adapter un gazogène à bois, cette excroissance extravagante et capricieuse, crachant la suie, postillonnant des étincelles, qui avait l'allure et le volume d'une raffinerie de pétrole collée comme un cancer sur le côté de la bagnole et dont l'usage n'était permis qu'aux entreprises collabos arborant sur le pare-brise 1'« Ausweiss » barré de rouge des S.P. (services publics) délivré par la Kommandantur.
Dans les brancards, je tirais comme un percheron, tout content d'en baver et de sentir ma force. J'ai toujours aimé le sport dans la vie autant qu'il m'emmerde sur un stade. Grimper les étages quatre à quatre, les dégringoler à la volée, marcher au pas de charge pendant des heures, courir après le bus et sauter en voltige sur la plate-forme arrière, avaler méthodiquement, sur mon vélo chargé à plier, des cent cinquante bornes dans la journée, porter à bout de bras ou sur le dos des poids terrifiants, j'adore ça. Je me sens vivre. Le complexe de Tarzan, toujours. C'est pourquoi quand, un soir, Roger Pavarini, mon pote, mon frangin, est venu me dire : « On embauche chez Cavanna et Taravella. Moi, j'y suis depuis hier. Si tu veux, présente-toi demain matin », j'ai aussitôt laissé tomber la légume et le pois caille, mes spécialités foraines, et je me suis amené « au bureau », rue Gustave-Lebègue, où régnaient les deux Dominique4.
Dix minutes plus tard, je piochais un tas de glaise sur le chantier même où travaillait papa. Tout surpris, papa. Et pas trop content. Il s'était bien gardé de me signaler l'aubaine. Il aurait tout fait pour que son « piston » ne soit pas un gâcheux de mortier comme lui, qué c'est oun mestière qué de la mijère y en a beaucoup, et même de trop. Moi, content comme l'oiseau. Je me dépensais au grand air, je travaillais comme un enragé, comme un chiot fou, gaspillant mes forces, accumulant les conneries, me faisant foutre de ma gueule par tous ces Ritals tannés recuits dans le ciment, qui me traitaient de bureaucrate et me conseillaient, pour ménager mes ampoules, de prendre la pelle avec les dents. D'ailleurs sans méchanceté : ils m'avaient vu naître, j'étais le piston à Vidgeon, à Gro Louvi, ils m'auraient préféré sachant un peu moins lire, mais bon, l'essentiel c'est de pas être feignant, seule tare impardonnable.
J'ai pas choisi d'être là, je me suis fait faire aux pattes comme un con, mais c'est la guerre, quoi, et l'Abtelung sechsundvierzig n'est quand même pas le Chemin des Dames.
*
Ça, alors... Je croyais parler allemand, je parle russe !
Je croyais Maria allemande — au vrai, je ne m'étais même pas posé la question —, elle est russe ! Ukrainienne, pour être précis (L'Ukraine? C'est quoi, l'Ukraine? Mes souvenirs scolaires : un vague nom quelque part sur la désespérante immensité vert pâle qui couvrait deux pages de mon atlas, avec « U.R.S.S. » étiré en travers, d'un bord à l'autre, dix centimètres de vide entre chaque initiale...). Anna aussi, et toutes les autres. Déportées par villages entiers. Traitées comme du bétail. Nous autres, à côté, c'est des roses.
Je sais ça, maintenant. Je sais aussi que l'insigne qu'elles portent cousu sur le sein gauche, un large carré d'étoffe bleue avec, ressortant en grosses lettres blanches, le mot « OST », n'est pas une espèce de badge de service, mais bien la marque infamante, à ne quitter sous aucun prétexte, de leur appartenance à une race abâtardie, une race d'indigènes colonisés occupant indûment d'immenses et fertiles territoires qui reviennent de plein droit au seul vrai peuple pur. L'homme germanique y tolère provisoirement ces sous-humanités afin d'y faire pousser les patates dont a besoin la Wehr- marcht pour finir de mener à bien son historique boulot de remise de l'Europe dans le sens de l'Histoire majuscule. Après, on verra...
Les Polonais, eux, portent un « P » jaune vif sur un carré violet-pourpre. Les spécialistes qui ont mis ça au point ont le sens de la décoration, pas à dire. En Allemagne, jamais on n'oublie l'aspect graphique, jamais.
Français, Belges, Hollandais, Tchèques, Slovaques ne portent pas de signe distinctif. Leur bâtardise reste dans" les limites décentes, faut croire. Nous pissons dans les goguenots des Allemands, ce qui témoigne de leur part d'une certaine estime. Se secouer la queue côte à côte est un geste qui ne se galvaude pas. Une petite vieille à l'œil de rat, puant le Schnapps et fredonnant d'un air vengeur des marches militaires, ou bien un invalide de Quatorze-Dix-huit (la kerre-gross malhère, Pariss-bédides fâmes) se tient là, balai à la main, prompt à pousser une serpillière zélée sur les gouttes sorties du rang. Accessoirement, signale au Meister ceux qui s'enferment à intervalles trop rapprochés pour rouler une sèche et offrir un peu de bon temps à leurs varices, le cul sur la faïence.
Russes, Ukrainiens, Polonais et autres pouilleries des steppes n'ont droit qu'à un trou dans une cabane en bois, au fond de la cour, bourdonnante de mouches, avec, barbouillés sur la porte qui ne descend qu'à hauteur de fesses, les mots « OST », ce qui veut dire « Est », en allemand, et « Dla Polakov », ce qui veut dire « Pour les Polonais », en polonais. Il paraît que, naguère, la demi-porte partait du sol et s'arrêtait à hauteur de fesses, afin que l'œil vigilant de la vertueuse Allemagne pût savoir à tout moment si l'occupant temporaire des lieux s'y trouvait bien effectivement seul, ainsi que l'exige la satisfaction d'un besoin naturel dénuée de toute intention sentimentale accessoire. La vertueuse Allemagne s'avisa un jour qu'une silhouette debout et apparemment solitaire quand on n'en voit que la moitié supérieure n'exclut nullement la présence indécelable d'une autre silhouette, accroupie, celle-là, et se livrant à l'abri de sa demi-porte à des activités sexuelles, et même dégoûtamment sexuelles, bien qu'il répugnât à la droiture allemande d'imaginer que de telles abominations pussent exister, fût-ce chez des peuplades dégénérées jusqu'à la liquéfaction. L'indignation et la nausée stimulant l'esprit méthodique du technicien affecté à ces choses, celui-ci conçut l'idée de la demi-porte cachant le haut plutôt que le bas : qu'on s'y prenne comme on voudra, il est difficile de se trouver à plusieurs en un même lieu sans que repose à terre un nombre correspondant de paires de pieds. Voilà la prévention du mal désormais efficacement assurée. L'ennui, c'est que certaines des opérations auxquelles est affecté ce lieu exigent l'accroupissement. C'est même le cas général en ce qui concerne les dames. Les gens des territoires de l'Est sont fort pudiques, même si cela est difficilement concevable pour un Allemand. Quand une personne sla- voïde de sexe féminin se trouve avoir à faire dans la cabane, elle ôte son tablier et le tient devant elle à bout de bras de façon à pallier l'absence de menuiserie protectrice. Les hommes, eux, se munissent d'un chiffon, d'un exemplaire du Völkischer Beobachter, ou, en cas de nécessité pressante, tendent devant eux leur pantalon déployé. Naturellement, la plaisanterie que chacun redécouvre périodiquement avec un plaisir inlassable consiste à s'approcher à pas de loup, à tirer d'un coup sec sur le pantalon et à se sauver avec...
*
L'abominable première nuit. La fabuleuse première nuit. Soûlé de manque de sommeil, titubant, halluciné, toutes les deux minutes mordu aux oreilles par la saloperie de sonnerie, sentant peser sur moi l'œil saillant de Meister Kubbe, le chef de section, qui n'arrête pas de me tournailler autour — pourquoi spécialement moi, la vieille vache? —, avec ses mains croisées dans le dos, sa gueule de grenouille au goitre palpitant... Vingt fois, les filles me sauvent la mise. Défournent-enfournent à ma place, s'y prenant à deux, chacune cramponnée à une poignée, pour soulever le plateau de ferraille, puis doivent pédaler dur afin de rattraper ce temps perdu pour leur propres tâches, ne pas se laisser avoir par la machine...
Maria me houspille : « Lôss, Brraçva! Nix chlafène!
Chlafène nix goûtt! Astarôjna! Meister chtrafène! Nix goûtt! », m'encourage : « Vott! Tak goûtt! Kharachô! Goûtté arbaïtt! », pouffe derrière sa main avec Anna à des conneries de filles qui se paient de la tête d'un mec, tout à coup saute sur le machin à poser le bazar, Meister Kubbe est parti rôder à l'autre bout du hall, cinq rangées de monstres le séparent de nous, et la voilà qui chante à pleine gorge, sur l'air tant rebattu, de Lili Marleen :
Morgen, nicht arbeiten,
Maschina kaputt!
Immer, immer schlafen,
Schlafen prima gut!
Nach Sonntag aufwiedersehen,
Aufwiedersehen, aufwiedersehen !
Arbeiten, nicht verstehen !
Arbeiten, nicht verstehen !
Et, nom de Dieu, à peine a-t-elle commencé, elles sont douze, vingt, à chanter de tout leur cœur! Mais qu'est-ce qui me tombe dessus ? Mais qu'est-ce que c'est beau ! Je ne savais pas que ça pouvait exister, aussi beau ! C'est comme quand papa chante en chœur avec les autres Ritals, le dimanche, au « Petit Cavanna » de la rue Sainte-Anne, mais là, beau, beau à t'arrêter de vivre. Tous ces yeux soudain allumés, ce rose sur les joues blêmes entortillées de cotonnade blanche, ces voix amples, souveraines, passionnées, éprises de perfection, entremêlant au gré de l'inspiration quatre, cinq, six arrangements spontanés qui se côtoient, s'enlacent, s'opposent, se fuient, se renforcent, s'assourdissent, ou, soudain, éclatent, faisant de cette parodie de rengaine niaise et pleurnicharde une harmonie céleste...
Maria, comme en transes, se lance dans un solo sauvage. Sa voix est pleine de choses riches et fortes qui me prennent au ventre. Les autres la soutiennent, en retrait, et puis c'est une autre qui s'y met, d'une violence de cri de bête, celle-là, et alors Maria s'efface, et puis tout le chœur toute la bande, en masse, triomphal, j'étouffe de bonheur, les jambes me tremblent, les coups de canon des presses tombent là-dessus juste bien à point, juste faits pour ça, parfaitement à leur place, l'Abteilung sechsundvierzig chante comme une cathédrale à bulbes dorés, comme le vent dans la steppe, comme... Oui. Va dire ça sans tomber dans le cucul, toi.
Le gars de la presse à côté de la mienne et moi, on se regarde. Rebuffet, il s'appelle. Il a les yeux pleins de larmes. Moi, ça me coule sur les joues. « C'est Boris Godounov », il me dit. Je dis rien. Je sais même pas de quoi il parle. Je savais même pas que les Russes ont la réputation de chanter mieux que tout le monde. Je savais même pas que j'aimerais ça, cette façon de chanter.
Tout à coup, plus rien. Les filles s'affairent, muettes, sur leurs boulots. Maria est à son poste, un rien trop rose, du rire plein la figure, une boucle qui se tortille devant son nez, échappée au fichu blanc. Meister Kubbe arrive, mains au dos, flairant l'incongru... C'était donc ça.
Plus tard, Rebuffet, qui a fait de l'allemand au lycée, me traduit la chanson. C'est ce qu'on pourrait appeler du petit-nègre allemand :
Demain, pas travailler,
Machine kapoutt!
Toujours, toujours dormir!
Dormir, extra bon !
Jusqu'après dimanche, au revoir,
Au revoir, au revoir.
Travailler, pas comprendre !
Travailler, pas comprendre !
Moi, je suis en plein Michel Strogoff. L'Allemagne n'est plus ce bourbier puant la mort, elle est le camp des Tartares, elle est le maelstrôm où s'engouffrent l'Europe, l'Asie, le monde, l'Allemagne croit dévorer la steppe, et la steppe est là, à Berlin, elle commence là, la Grande Plaine de l'Est qui court d'un trait jusqu'au Pacifique, l'énorme tache vert clair des atlas scolaires, avec ses vents hurleurs, ses herbes couchées, ses fleuves-océans, ses hordes, ses nippes, ses poux, ses femmes qui chantent, à pleine gorge, à pleine gorge.
« Regarde de tous tes yeux, regarde ! »
POUR LE TSAR!
MON premier Chleuh 5, je l'avais rencontré à Gien, une jolie petite ville au bord de la Loire, une jolie petite ville toute cassée, pleine de fumée, de poussière et d'yeux hagards.
C'était en juin quarante, vers le 16 ou le 17, par là. En fait, ils étaient deux. Mais soudés d'un bloc, eux, la moto et le side-car. Ça faisait le long du trottoir une épaisse bête trapue, un pachyderme bas du cul avec deux grosses têtes rondes et dures pas à la même hauteur, rentrées dans les épaules, sans cou, et avec plein de peau en trop qui faisait des plis. C'est ce qui frappait d'abord, cette peau, cet immense imperméable vert méchant sucré de poussière grise, qui était peut-être en toile cirée et qui était peut-être en cuir superbe, bottelé à la taille par le ceinturon en une gerbe serrée de plis profonds, puis les formidables pèlerines évasées en hottes de cheminées sur les formidables épaules, puis les épaisses pattes gantées de buffle écartées à bouts de bras sur les poignées du guidon géant, puis les pans de l'interminable manteau retombant tout autour en cascade de plomb, couvrant la machine, arrêtant net leur chute au ras des semelles des bottes massives. Pas de visages : deux trous de nuit sous les visières des casques. Eclats morts sur les lunettes scarabées, orbites de verre sans regard. Un blindé en réduction. Les têtes comme des tourelles. On cherchait sur les dos les alignées de rivets. On entendait le placide poutt-poutt- poutt du gros moteur au ralenti.
D'un seul coup, j'ai tout compris. J'ai tout reçu, tout le paquet. La guerre, la voilà. La vraie, celle qui ne rigole pas. Pas celle des clairons joyeux taratata, des petits coqs flambards au pas cadencé. La lourde noire guerre des reîtres tannés aux cuirasses comme des enclumes. La guerre mise en scène par ses amants, minutieusement, passionnément, comme un opéra. Exaltée dans ce qu'elle a de sinistre, d'écrasant, de fatal. D'indiscutable. De fascinant. Un hymne d'adoration à la mort. Les Allemands ont le sens du grandiose dans le macabre. Les Allemands sont faits pour gagner les guerres. Quels vainqueurs-nés ! Quand ils les perdent, c'est une erreur du destin, ça ne change rien à la chose. Ils doivent faire de mauvais vaincus.
Ce rhinocéros tranquille au bord de son trottoir m'a cueilli à froid. Ainsi donc, ils sont là. Ils m'ont rattrapé. Mes tripes se serrent en boule toute dure, mon cœur se met à cogner. Pas de peur, non, pas du tout. Emotion purement esthète^ Littérature. « Ils » sont là, devant moi. « Ils » existent. Les Boches. Les Prussiens. Les Germains. Les Hordes Teutonnes. Les Grandes Invasions. L'histoire sort des bouquins, la voici sur la grandroute. Je voudrais toucher le cuir verdâtre. Je suis vraiment le bon public. Quand mes lectures se matérialisent, je suis bouleversé que ça existe pour de vrai. Je vois la Loire, je me dis « La Loire! », j'ai une boule dans la gorge. Je la compare aux descriptions des livres, à l'image dans ma tête, et elle est juste comme je me la voyais, juste comme je me la veux, encore mieux, même, et bon, j'en reviens pas. J'ai l'émouvance facile, quoi, plutôt.
*
Trois jours avant ça, le receveur du bureau de poste de la rue Mercœur, près du métro Charonne, fait rassembler tout le monde, tri, guichets, facteurs, télégraphistes, tout le monde, et il nous dit :
« Les Boches sont à Meaux. Foncez chacun chez vous chercher vos affaires, le strict minimum. Dans trois heures, un autocar vous emmène tous vers le Sud. Ordre de l'Administration. Ceux qui refuseront de partir encourront des sanctions pouvant aller jusqu'au licenciement. Sans préjuger des poursuites devant les tribunaux militaires. N'oubliez pas que nous sommes réquisitionnés. »
Héroïque. Enfin, presque. Il ne devrait pas porter des pantoufles pendant le travail. Mais il est sensible des pieds. Il ajoute, avec un gros soupir :
« Je ne vous accompagne pas. J'ai l'ordre d'occuper le bureau de poste et de faire face à toute éventualité. »
Je file à Nogent, vingt minutes de vélo, je vais tout droit trouver maman chez Mme Verbrugghe, la brodeuse de la Grande-Rue, où elle fait le ménage chaque matin. Dans Nogent, tout est comme d'habitude. Peut- être encore plus comme d'habitude que d'habitude. Le soleil tape, un beau soleil dë juin, déjà haut et clair. Des hirondelles tournaillent en piaulant autour du clocher de l'église.
Je trouve maman à quatre pattes, une brosse à la main, devant un seau qui sent l'eau de Javel. Je lui dis l'affaire. Elle m'écoute à genoux, redressant du bras une mèche échappée au chignon. Elle me dit :
« Hélâ, mon Dieu, faut-y, faut-y ! Jamais j'aurais cru revoir ça ! Oh ! je suis bien tranquille, ils vont les arrêter sur la Marne, c'est toujours là qu'ils les arrêtent. A l'heure qu'il esf, ils doivent déjà être à l'ouvrage. Y a des mères qui vont pleurer. C'est toujours les mères qui pleurent, en fin de compte. Faut-y que je revoie des choses pareilles ! Et maintenant te v'ià parti sur les routes, je sais-t-y seulement où, comme un va-nu-pieds, avec des gens que je connais seulement pas ! Qui c'est qui va s'occuper de toi, te faire à manger, te laver ton linge? Tu vas manger rien que des cochonneries, du saucisson, des frites, des rigolades, toi qu'i te faudrait un bifteck de cheval tous les jours, pour ta croissance, t'as déjà pas trop bonne mine, hélâ, mon Dieu, faut-y, faut-y ! Quand je pense que je vais entendre le canon, comme en quatorze, on a déjà tant de mal sur terre à gagner sa putain de vie, enfin, bon, les ordres c'est les ordres, t'as une bonne place, va pas te faire mal noter, je vais dire à la patronne que je prends cinq minutes pour te faire ta valise, viens dire au revoir à madame Verbrugghe, tâche d'être bien poli bien convenable et fais bien attention où que tu mets les pieds, je viens de cirer. »
Je dis au revoir à Mme Verbrugghe, elle pleure, ses deux fils sont mobilisés, elle me dit fais bien attention à toi, tu sais que ta maman n'a que toi, elle me donne une boîte de pâté, un paquet de petits-beurre et cinquante francs. Je refuse de toutes mes forces, je suis bien élevé, mais elle me fourre l'argent dans la poche et maman me dit que je peux accepter, que ça ferait de la peine à Mme Verbrugghe, dis merci à Mme Verbrugghe, fallait pas, Madame, voyons, fallait pas.
La rue Sainte-Anne est à cinquante mètres de là. On grimpe à notre troisième, maman me descend de sur l'armoire sa valise à elle, la seule valise de la maison. Elle est en gros cuir tout raide, on dirait de l'hippopotame, cousu à la main, avec de terribles fermoirs de bronze, vide ou pleine on ne sent pas la différence tellement elle est lourde. C'est la valise de maman quand elle était jeune fille. Elle est montée à Paris avec. C'était déjà une très vieille valise quand son père lui en avait fait cadeau, en pleurant sa petite Margrite qui quittait la maison. Le cuir est marron foncé, tout griffé, mais luisant doux à cause de l'encaustique que maman lui met de temps en temps.
Maman me donne des affaires, des chaussettes chaudes, mon pull-over à col roulé, mon blouson de suédine, ma culotte de golf que j'aime pas mettre à cause de mes mollets maigres, du papier, des enveloppes... « T'écriras tous les soirs, tu me le promets? Je veux savoir où que t'es. Ce soir, tu me mets une lettre à la poste! » Elle veut que j'emporte la couverture de mon lit. Ah! non. Des couvertures, il y en a partout ! Pourquoi pas emporter le lit, aussi? Pendant que je m'esquinte à boucler ces sacrés fermoirs, elle me passe un bifteck à la poêle. Mais j'ai pas faim, m'man! Fais un effort, t'en mangeras peut-être pas d'autre avant longtemps! Je mâche en vitesse, j'enveloppe un camembert, un bout de saucisson, du chocolat, je dis :
« Tu sais où il travaille, papa? Je voudrais lui dire au revoir. »
Elle me le dit. C'est un chantier du côté du Perreux.
Elle m'embrasse comme si je partais pour le front. Ses larmes me coulent sur la figure. J'ai de la peine de lui voir tant de peine. Je vais pleurer moi aussi.
« Quelque chose me dit que je te reverrai plus, elle sanglote. Quand je pense que j'ai vu partir mes frères comme ça !
Eh, alors, tu vois : ils sont revenus !
Oui, mais dans quel état!
Mais moi, je suis pas soldat, je vais pas me battre, je vais justement là où ça se bat pas... Si tu veux, je reste avec vous.
Oh ! non, ne fais pas ça, mon petit ! Sois bien obéissant envers tes chefs. Allez, va. Ne te mets pas en retard. Fais attention à toi. Ne va pas m'attraper un chaud et froid. Nourris-toi bien. Achète-toi des biftecks. De cheval, c'est plus fortifiant. Ecris-moi tous les soirs. Fais attention à ton linge. Si tu rencontres les Boches, ne les provoque pas, tu sais qu'ils coupent les mains aux garçons. Demande-les bien dans le filet, les biftecks, ou dans la hampe, si y a pas de filet ! »
Je redescends avec elle jusque chez Mme Verbrugghe, mon vélo à la main, la valise sur le dos, attachée aux épaules par des ficelles. J'embrasse maman une dernière fois, et me voilà dégringolant la Grande-Rue vers le pont de Mulhouse.
Je trouve papa sur son chantier, tout seul, en train de fignoler des joints sur de la brique apparente. Il chantonne sa petite chanson, une grosse chique dans la joue gauche. Il est content de me voir.
« Ma gvarde-ma ça ! L'me Françva ! »
Et puis, tout de suite :
« Coumme ça se fait t'es pas al travail ? »
Je lui explique. Il secoue la tête, soucieux.
« Sta guouerra-là, i va pas coumme il fout, pas dou tout. I Franchèjes, i j'ont desclaré la guouerra à la Jallemagne, ma la guouerra, i j'ont pas envie de la faire, la guouerra, ça se voit qui j'ont pas envie.
Papa, tu crois quand même pas qu'on va perdre la guerre? »
Papa lâche un jus de chique qui cingle de plein fouet une fleur de pissenlit. Il se gratte la nuque sous le chapeau. Il me regarde. Triste comme un chien.
« Mah... »
Merde, alors, j'avais jamais sérieusement pensé à ça! La France gagne les guerres, ça va de soi. On peut avoir un peu peur, parfois, mais c'est rien que des épisodes, on sait bien que le Droit, la Justice et la Liberté finissent toujours par avoir le dessus, forcément. Or le Droit, la Justice et la Liberté, c'est la France, non ? Et aussi les alliés de la France. Je dis :
« Tu vas voir, ils vont les arrêter sur la Marne, à tous les coups. »
Papa me plante ses yeux bleus droit en face.
« Allora, bisogna qu'i font vite ! Pourquoi la Marne, a sara pit'êt' bien déza passée, la Marne, à l'hore qu'il est. »
Je dis à papa viens, je te paie le coup. Ma, z'ai l'me litre, qu'il me répond. Et il me le montre, s'en tape une bonne gorgée. Mais moi je veux lui payer le coup au bistrot, j'ai encore jamais payé le coup à papa, je gardais ça pour un instant solennel, faut croire, et aujourd'hui c'est juste le vrai bon instant solennel. Papa commande « oun rouze », moi un diabolo-menthe, on boit gravement, on ne sait plus trop quoi se dire, finalement papa se torche la bouche sur le dos de la main et il me dit bon, fout que ze vas finir stes zoints-là avant midi, qu'après z'ai oune bricole à faire cez les sœurs de la roue de Plaijanche.
« Bon, ben, au revoir, papa », je lui dis.
Mais papa me demande, sévère :
« L'arzent, tou n'n'as?
Ouais, t'en fais pas, maman m'a filé cinq cents balles. Et puis, là-bas, je vais continuer à travailler. Je vais être payé.
Allora, bon. Ça va. »
Il me glisse des billets dans la main.
« T'es pas oublizé tout manzer à la fvas. »
On s'embrasse.
« A r'var, Françva. Fa 'tention, hein! »
Il secoue la tête, pas content du tout.
*
Me voilà sur mon vélo. Il faut que j'en parle, de celui-là. La prunelle de mes yeux. Je viens juste de l'acheter. Un gars qui le vendait, le préposé au télégraphe du bureau Paris-111, rue Amelot, un mordu. Tout
tube Reynolds importé de Suède, jantes durai creuses à boyaux, cadre à mes mesures, le gars est exactement haut comme moi et tout en jambes lui aussi, les roues sont si rapprochées que, si tu fais pas gaffe en prenant un virage, tu passes le pied à travers la roue avant. Six kilos, un nuage, un rêve, je le porte sur mon petit doigt, un bijou gris métallisé à discrets filets vert et or, il me l'a laissé pour huit cents balles, il en vaut quatre fois autant. Huit cents francs, c'est juste ce que je gagne par mois comme manipulant auxiliaire. Maman m'a fait cadeau de ma paie d'un mois pour le vélo, c'est chouette, d'habitude je lui donne tout.
Le demi-course de mon certif, sur lequel j'étais parti pour le tour du monde, il y a trois ans de ça6, je l'ai cassé en deux, l'année dernière, quand une fille jaillie de ma gauche est venue se planter sous ma roue avant. Plongeon, trois quarts d'heure dans les pommes, réveillé par les pompiers, Roger et Pierrot qui me ramènent à pied, un demi-vélo, sous chaque bras, couvert de sang et de mercurochrome, la moitié gauche de la figure épluchée jusqu'à l'os.
Me voilà, donc, sur mon coursier fringant, cap vers la rue Mercœur, Paris XIe. Mais je peux pas quitter Nogent comme ça. Je pique un sprint jusqu'à la Marne. C'est formidable, un vrai vélo de course réglé au quart de poil ! Ça file comme un dard, sans que tu forces, c'est lui qui fait tout le boulot.
La Marne. Jamais elle n'a été si belle. Si large. Si verte. Si transparente. Si miroitante dans le grand soleil. Elle pousse tranquillement ses eaux depuis les lointains bleus de l'Est. J'y cherche en vain les caillots noirs du sang impur. Rien. Des petits poissons qui batifolent. La guerre ? Quelle guerre ?
Trop tentant. Je pousse jusqu'à Noisy-le-Grand, je connais un coin désert, en pleins champs. A poil, et je plonge. Juste un peu froide, comme j'aime. Je remonte le courant à fond de train, je me laisse redescendre.
à longues brasses coulées et, tout à coup, j'entends.
C'est le canon, j'en suis sûr! Je l'ai jamais entendu avant, mais j'en suis sûr. De lointains petits bruits, sourds et secs tout à la fois, en chapelets irréguliers... Je sors de l'eau, j'écoute en me séchant au soleil. Ça continue. Je me répète « C'est le canon ! Le canon... ».
L'énormité de la chose me pénètre peu à peu. La guerre s'est arrachée aux titres fadasses des journaux et aux propos geignards des commères, elle est là, la voilà, elle accourt. Jusqu'ici, on lui avait fait une place dans la vie quotidienne, elle ne gênait guère, même pas les femmes des mobilisés qui, disait maman,,« touchaient des sous gros comme elles ». Eh bien, elle a décidé de se secouer, la salope.
*
Une demi-heure plus tard, j'arrive rue Mercœur, ma valise sur le dos. Tout le monde est là, tendu, excité, mais pas l'affolement. Plutôt le départ pour l'excursion. On attend le car, le car va venir, on y prendra place, posément, hiérarchiquement, les dames des guichets et les contrôleurs à l'avant, la jeunesse turbulente au fond pour pouvoir faire des grimaces par la vitre arrière. Nous sommes des fonctionnaires, un corps de l'Etat qui s'évacue en bon ordre vers des positions de repli mûrement prévues et parfaitement organisées.
A midi, pas de car. A une heure, pas de car.
Paris, cependant, commence à prendre conscience qu'il s'amasse de l'exceptionnel. Il tourne en rond, sur lui-même, comme une poule qui sent rôder le busard. L'inquiétude rampe et s'infiltre. Des boutiques n'ont pas ouvert. D'autres, qui avaient ouvert, ferment. Des familles entassent sur des juvaquatres des paquets qu'elles descendent des étages. Des gens les regardent, goguenards, de ces gens qu'on ne voit jamais dans la rue, sauf le matin en train de courir du métro au boulot et le soir en sens inverse. Ils ont laissé tomber le noir garage ou l'atelier de fond de cour où se fabrique l'article de Paris en celluloïd, et ils traînent sur le trottoir, en bleus au soleil, un peu paumés, ne le laissant pas trop voir, moitié angoissés moitié ravis du chambard qui secoue leurs petites vies sans qu'ils y soient pour rien.
Avec les copains, on va de temps en temps moissonner les bobards au troquet du coin. Les autres manipulants, des mômes de seize ans embauchés comme moi en septembre dernier, on a tous passé le concours ensemble, se tapent des tournées de blanc sec en vrais petits hommes. Pas bégueule, je siffle comme un grand le muscadet corrosif qui me rebrousse la tuyauterie ën giclées aigres. La tête me tourne un peu, je plane, c'est juste comme ça qu'il faut être pour bien savourer le goût de l'historique :
A deux heures, pas de car. Le receveur dit :
« Que ceux qui ont des bicyclettes partent à bicyclette. Que les autres prennent le train, s'ils y arrivent, ou partent à pied. Ils trouveront bien une voiture qui acceptera de les prendre. »
Bonaparte à Arcole. Il ajoute :
« Point de ralliement : Bordeaux. La poste centrale.
Tâchez de rester groupés, dans la mesure du possible. »
*
Pour Bordeaux, tu sors par la porte de Versailles ou par la porte d'Orléans, ça dépend si t'as dans l'idée de passer par Poitiers ou bien par Limoges. On en discute un bout de temps, les huit vélos qu'on est, en se tapant des œufs sur le plat et de l'andouillette chez le bistrot au muscadet. Y a du pour, y a du contre. Comme il faut bien finir par au moins décoller de la rue Mercœur, on saute en selle sans avoir tranché la question. On peut toujours aller jusqu'à la République, puis descendre le Sébasto et le Saint-Michel (Ménis dit « le Boul' Mich' », ça fait étudiant) jusqu'à Denfert. Là, on prendra la décision.
Oui, ben... A peine tourné le coin, on comprend notre douleur. Le boulevard Voltaire, pas moyen d'approcher. Des bagnoles, oui, mais surtout des charrettes .de paysans. Tirées par des chevaux, quelques-unes par des bœufs. Quelques-unes par des ploucs harassés. Et c'est le pas des plus lents qui commande tout le cortège, bien forcé. C'est-à-dire le pas des bœufs. D'où ils sortent, tous? Ça fait pas mal de temps qu'on en voit passer par les banlieues, des Belges, des gens du Nord, des Alsaciens, avec leurs armoires à glace, leurs matelas, leurs grand-mères effarées, leurs gosses endormis, leurs poules dans une cage bringuebalant entre les grandes roues de bois cerclées de fer. On s'y est habitués, il se passe des choses, par là-haut, c'est la guerre, quoi. Sur les routes, ils se tiennent tout à fait à droite, bien sages, tout tristes. On dit : « C'est des réfugiés. »
Ce matin, quand j'ai passé la porte de Vincennes, ils piétinaient sur la moitié droite du boulevard extérieur, descendant vers le Sud, dépassés par des camions militaires qui filaient à tout berzingue sur la gauche de la chaussée, bourrés de troufions, certains même debout sur les marchepieds ou à plat ventre sur la cabine du chauffeur. J'y avais pas porté spécialement attention. Depuis près d'un an que ce cirque est commencé, les convois militaires ça va ça vient, pas question de droite, de gauche ou de feux rouges, c'est eux les patrons, tu vas pas chicaner code de la route quand il s'agit de sauver la patrie. J'avais guetté le trou, je m'étais faufilé avec mon vélo, j'étais passé de l'autre côté. Maintenant que ça me revient, ils étaient plus tassés que d'habitude, les réfugiés. Beaucoup plus. L'air plus fatigué, plus abattu. Ça aurait dû me donner à penser.
Bon, ben, puisque c'est comme ça, on coupe à travers, on rejoint la rue de Charonne. Elle est vide, on se croirait un dimanche matin, elle sent la grasse matinée, elle se tortille mollement au soleil comme une femme qui s'étire et montre les poils de ses dessous de bras. Des mômes jouent à la guerre. Tu dirais jamais qu'elle est là, de l'autre côté du pâté de maisons, la guerre.
On dégringole Charonne jusqu'à la Bastoche, on passe l'eau, on continue par les petites rues peinardes. Paris, maintenant, sue carrément l'attente anxieuse, de plus en plus anxieuse, mais qui ne veut quand même pas y croire. Sue aussi la feignasserie qui profite de tout pour musarder sous le ciel bleu. Il fait un temps magnifique. Quoique...
Quoique, vers le Nord, on dirait que ça se gâte. Le bleu tourne au bleu sale. Puis au noir opaque. Un drôle de nuage, bourré comme un édredon, escalade le ciel quatre à quatre, en dévore la moitié en moins de rien, sur son élan va bientôt tout bouffer. Voilà cette saloperie noire qui rattrape le soleil. Gobé, le soleil. D'un seul coup, le crépuscule. Les oiseaux ont peur. Ça fait très mort du Christ, si t'as été au catéchisme.
Tout le monde regarde en l'air. Un renseigné explique :
« Ils ont fait sauter les dépôts d'essence. »
De fait, ça pue. L'essence qui brûle, mais aussi le vieux pneu. Je connais bien, j'en ai assez fait cramer sur le Fort. Ça te prend à la gorge. Et voilà qu'une espèce de neige noire nous tombe dessus, molle, grasse, dégueulasse. T'y mets la main, tu te l'étalés plein la gueule. On se regarde, assez secoués. On voit pas tous ces détails quand on pense à la guerre.
« On nous gâte ! C'est le Châtelet ! » dit un mec.
Ça nous réveille. On pédale sec vers le Sud. On essaie d'obliquer vers l'Ouest, vers la porte d'Orléans, puisque c'est la première des deux qui se présente, voir au moins la gueule qu'elle a, si elle nous plaît pas on obliquera un chouïa de plus, jusqu'à la porte de Versailles.
Tu parles ! L'avenue d'Italie, infranchissable. Inaccessible, même. Les rues parallèles, les rues à pauvres du treizième, bourrées d'un mur à l'autre. Vides comme la mort ou pleines à craquer, tu peux jamais savoir d'avance. Cette fois, c'est les Parisiens de Paris qui les mettent. En masse. Ça doit être cette fumée du diable qui leur a allumé le feu au cul. Ils ont fait fissa! Eux, c'est pas tellement le genre armoire à glace sur la charrette à bœufs, plutôt le lampadaire de chez Lévitan sur le tandem des congés payés et le môme dans le sac à dos, très sport, très A. J.
Pas question d'atteindre la porte d'Orléans. Déjà bien heureux si on peut sortir par la porte d'Italie...
Finalement, c'est par Bercy qu'on est sortis. Et grâce à nos vélos. On se faufilait dans le magma. On roulait sur les trottoirs.
La porte de Bercy, c'est pas précisément la direction de Bordeaux. Ça nous rejette complètement à l'Est, autant dire dans les pattes des Boches, en plein. C'est peut-être pour ça que c'est moins embouteillé. Bah, on verra bien. Déjà s'arracher à cette marmite du diable. Quand on y verra plus clair, on repiquera vers le Sud- Ouest par les transversales.
*
Et me revoilà pédalant sur cette sacrée Nationale 5, celle-là même sur laquelle je m'étais élancé, il y a trois ans, avec Jojo Vapaille, pour courir la grande aventure.
Ça me fait quelque chose. Le paysage n'a pas changé, sauf que c'est tout vert tout fleuri au lieu de pleurer glacé dans la gadoue. Sauf aussi qu'il y a du monde sur le ruban.
Collées au bitume comme à du papier tue-mouches, elles dégustent leur calvaire, les familles. Le soleil tape maintenant à bras raccourcis, cette mi-juin se prend pour un quinze août,
les tôles noires bien astiquées des tractions et des rosengarts des beaux dimanches te brûlent les doigts quand tu t'appuies dessus, les têtes pendent, flasques, aux portières, les bouches béent, les langues s'emplâtrent de poussière. Les croquants, là- haut sur leurs charrois, dodelinent, hébétés. Les grand- mères aux bas de coton gris, juchées sur l'amas de matelas qui couronne le mobilier entassé, visage de bois, joues cireuses, pelote de rides violemment tirées en arrière et ficelées en un minuscule chignon serré serré, contemplent le désastre de leurs yeux sans couleur. Qu'elles auraient donc préféré mourir avant de revoir ça ! Les chiens de cour de ferme tirent sur leur ficelle. Les poules, écrasées de terreur, tassées en un seul bloc de plumes dans leur cage entre les essieux couineurs, crèvent de soif, une à une, le bec écarquillé, l'œil terne. On les mangera le soir, à l'étape. Il faut vraiment la guerre pour que le paysan français mange du poulet en semaine.
Un gros père en complet-veston oscille sur sa bicyclette. Il pose le pied à terre, essaie de lever haut la jambe pour se dégager du cadre, mais avant d'avoir pu y arriver il s'abat d'une masse, sur le côté, le vélo entre les cuisses. Il est bleu, les yeux lui sortent de la tête. Le mouchoir mouillé, noué aux quatre coins, dont il a coiffé son crâne nu, fume. On le traîne sur le bas-côté en évitant les pieds des chevaux.
Ça s'englue. Quelque chose bloque devant, la bête aux cent mille têtes avance de plus en plus lentement, comme si quelqu'un serrait quelque énorme frein. La pression augmente derrière, la route grouille à perte de vue, les chromes et les vitres étincellent sauvagement, les klaxons soudain rugissent, les trompettes à poire pouëttent-pouëttent. Ça commence à s'énerver.
Huées et bousculade juste derrière. Un camion kaki force le passage. Debout sur le marchepied, un militaire casqué, avec des galons sur la manche, hurle :
« Laissez passer! Priorité à l'armée! Laissez passer, nom de Dieu ! »
Le camion pousse du nez une vieille torpédo Citroën jaune décapotée qui contient un monsieur à lorgnon, sa madame, ses deux jeunes filles, ses valises et son canari.
« Ma peinture! glapit le lorgnon. Ah! elle est belle, l'armée française !
— L'armée française, elle te pisse au cul, eh, planqué ! » répond le galonné.
Il a l'accent de Belleville et une gueule de gouape.
Et bing, un bon coup de pare-chocs dans la roue de secours ! La torpédo bondit, s'emplâtre dans la bagnole qui rampe devant elle, une traction-avant avec un lit- cage sur le toit. Le canari se met à chanter. Le camion remet ça, encore et encore, les dames hurlent, le lorgnon se cramponne à son volant, le galonné est bourré jusqu'aux yeux, son chauffeur aussi, les bidasses débraillés empilés dans le camion aussi.
« Bordel de merde, vous allez dégager ou je tire dans le tas ! »
Eh, mais, il a sorti son flingue, ce branque! Le lorgnon a compris. Il essaie d'obliquer sur la gauche, mais le bas-côté est encombré de piétons qui poussent des brouettes, des landaus chargés à crouler. Le camion lui facilite la manœuvre : d'un dernier coup de tampon il envoie la torpédo dans le fossé, dans une pâtée de hurlements et d'écrabouillades.
La traction prend le même chemin. Le camion taille sa route à coups de pare-chocs.
On relève les bousculés, on les aide à ramasser leurs trésors, on console la famille Lorgnon.
« Autant aller à pied, je leur dis. Ça va plus vite. Et de toute façon, où trouver de l'essence?
Mais... nos affaires? pleure madame Lorgnon.
C'est la guerre, madame, dis-je, royal. Prenez ce que vous pouvez porter sur votre dos. »
Ils le font, en sanglotant. Pendant qu'ils trient, des gens s'arrêtent, farfouillent avidement dans ce qu'ils doivent abandonner sur place.
« Vise, Jeannette, la chouette pendule ! Toute en marbre! Et même les vases qui vont avec, ouah, dis, eh!
La vache ! T'as vu le dessus de lit au crochet ? J'ai toujours rêvé de m'en tricoter un !
Oh ! dis, eh, un renard ! Un renard bleu ! Il me va bien ? Qu'est-ce t'en penses ? »
Les Lorgnon se mettent en route, chacun une valise ficelée sur le dos. Les charognards s'abattent sur leurs dépouilles, se chargent à en crever, les yeux plus grands que le ventre, abandonneront tout ça deux kilomètres plus loin...
Ça prend de plus en plus des allures de grande défoule. Au passage, des gars tâtent si les portes sont fermées à clef. Si ça résiste, la porte est vite enfoncée, et c'est la ruée. S'il y a quelqu'un, on dit « Pardon, escuses! » et on va voir plus loin, pas gêné. Le contenu des maisons s'éparpille dans les champs tout le long de la route. Des rigolos se mettent des dessous de femme par-dessus leurs nippes. Les garde-robes si soigneusement protégées des mites pendent aux haies, guirlandes tristes pour un Quatorze-Juillet de fin du monde.
Des soupiraux des caves montent des chansons pâteuses, des éclatements de bouteilles cassées contre les murs, des chocs mous de bagarres, des cris, des relents de vinasse et de dégueulis.
Nos vélos nous arrachent à cette chierie. On est les rois, on se faufile partout, au besoin à travers champs.
De lourds panaches noirs grimpent et se boursouflent aux quatre coins de l'horizon. Dépôts de carburant sacrifiés ? Bombardements ? Va savoir.
Aux approches de Melun, sur des kilomètres, la route, les fossés, les champs sont couverts, de canettes de bière. Des millions de canettes. Des pleines, des vides, des cassées. Un peu à l'écart, une petite usine flambe. Une foule y va et en vient, des troufions et des civils, tous saouls à crever, les poches bourrées de canettes, des caisses de canettes sur l'épaule. Ils boivent à la régalade, vautrés sur le talus, rigolent, bombardent les voitures à coups de canettes, tirent la canette au fusil de guerre. Je demande ce qui se passe.
« C'est la brasserie Griiber. Une putain de boîte boche. Bande d'enfoirés ! On leur-z-y fait leur fête, tiens donc!»
J'avais jamais pensé à ça. Pourtant, ç'est drôlement connu, comme marque de bière, Griiber. C'est vrai que c'est un nom qui sonne boche. Et Karcher aussi, c'est sûrement des Boches! Comme on se fait avoir, quand même ! Bon, désormais, je boirai rien que de la Dumes- nil. C'est français, ça, Dumesnil.
MON vélo, je vous l'ai dit, est un splendide vélo de course, une bête de race. C'est-à-dire à boyaux, pas à pneus. Un boyau, c'est en toile avec une mince bande de caoutchouc au milieu, c'est cousu tout du long, ça fait un tube très léger avec la chambre à air enfermée dedans. Et c'est collé sur la jante. Quand tu crèves, il faut que tu commences par décoller le boyau de la jante, et puis tu cherches le trou dans un seau d'eau. Rien que ça, tu deviens fou ! A moins que le clou ne soit resté gentiment planté dedans, t'es parfois obligé de découdre sur la moitié du diamètre de la roue avant de le dénicher, ton trou. Parce que les bulles d'air peuvent très bien ne pas trouver tout de suite à sortir, et alors elles voyagent entre cuir et peau, entre chambre et boyau, et elles sortent là où elles trouvent une fissure dans la colle de la couture, au diable vauvert. Bon. T'as trouvé ton trou, tu grattes, tu nettoies à l'essence, tu étales la colle, tu poses la rustine, tu presses entre le gras de tes deux pouces à t'en faire péter les veines du cou, tu attends un chouïa, tu donnes un prudent coup de pompe, tu vérifies : ça tient. En admettant. Et alors ton calvaire commence. Parce que tes cinquante centimètres de boyau, maintenant il faut les recoudre. Au point de croix. En serrant chaque point bien à fond, et le fil à boyaux qui te coupe les doigts jusqu'au sang. Pas t'énerver, surtout : tu frôles la chambre à air ultralégère ultra-fragile en pur para transparent comme un bas de soie, un coup d'aiguille malheureux tu la reperces. Une fois tout recousu, tu recolles le boyau sur la jante, bien soigneusement : si tu déjantes, tu te tues. Tu remets la roue en place, tu retends la chaîne, et c'est bon, en route. J'ai la main, j'arrive à faire tout ça en trois petits quarts d'heure, faut pas être feignant.
Une fois, ça passe. A la quatrième de la journée, ça devient nettement fastidieux. Surtout dans la poussière, au bord d'une route où s'écoule, lentement, lentement, un fleuve de misère de plus en plus sinistre, de plus en plus terrorisé, tournant carrément à l'hystérie collective. Et les camions de l'armée qui font leur trou là- dedans, fonçant vers le Sud, et la foule qui s'écarte, résignée, c'est l'armée, n'est-ce pas, c'est normal, l'armée est la seule chose qui tienne encore debout dans cette débâcle, sans se rendre compte, les malheureux, qu'elle fout tout simplement le camp, l'armée, qu'elle les bouscule, les écrase et les tue pour se sauver plus vite...
Les trois premières fois, les copains m'ont attendu. De moins en moins de bon cœur. « Merde, quelle idée, aussi, de prendre un vélo de course pour un voyage pareil ! Avoue que t'es pas normal, franchement ! » Comme si j'avais choisi, moi ! Je m'amène bosser sur mon vélo, comme tous les jours, on me dit vous partez en autocar, total je me retrouve en enfer avec entre les cuisses un bijou à boyaux de soie! Et ces putains de bourrins de ploucs qui sèment les clous de leurs fers partout! La quatrième fois, ils ont mis les bouts, les potes. Ils ont fait ceux qu'ont pas vu. Et moi qui découds, vas-y que je te découse ! Et merde, cette fois, je l'ai dans le cul : une déchirure de dix centimètres dans la chambre. Imbaisable. J'avais un boyau de rechange, ficelé sous la selle, c'est même lui que j'ai mis à la place de l'autre à la première crevaison, mais il était pourri, la deuxième crevaison a eu lieu cent mètres plus loin. Que voulez-vous, j'ai eu déjà bien du mal à payer le vélo, j'avais plus un rond pour les boyaux, les Boches me laissaient un mois de mieux j'aurais été équipé fin prêt, oui, mais voilà...
Et bon, comme un con. A pied. Tout seul. Les vaches ! Ça me fout un coup. Et puis, tout de suite après, comme un soulagement. Au fond, je crois.que j'aime autant être tout seul. Je serai pas distrait de l'ambiance par leurs joyeux déconnages. Pas appliqué à leur répondre marrant tac au tac. Je verrai mieux. Je profiterai mieux. Je suis un lent, moi. Je m'imprègne. Je rumine. Je distille. J'engrange. Je cliquète tchic et. tchac dans le dedans de ma tête. Je me retrouve, quoi.
Bon. J'ai comme un creux. J'ouvre une boîte de sardines. Ah, ouais, mais le pain, c'est Cruchaudet qui le portait sur son porte-bagages, le pain. Sans pain, moi, pas possible. Je bouffe mes sardines avec les petits- beurre de madame Verbrugghe comme pain. Non, ne me dites rien. C'est dégueulasse, et c'est marre. Et rien à boire.
Un camion de l'armée s'est arrêté juste en face. Les troufions en profitent pour téter un coup à leurs bidons. Tant pis, j'y cours.
« Hé ! les mecs, passez-moi un coup à boire !
— Attrape! »
J'avale à furieuses lampées. Hé! mais, c'est pas du coco ! Le noir pinard me tombe dedans, de haut en bas, cascade et arc-en-ciel, j'ai l'intérieur en chapeau de feutre, hérissé aride, et tout empoissé d'huile à sardines, bouh, le pinard rebondit là-dessus, glisse, m'inonde, m'imprègne, me caresse, me lave, me réveille, je suis une éponge, je suis le sable blond, je suis la pâquerette qui s'ouvre à la rosée, c'est bon, c'est bon, j'en frissonne de bonheur.
Ben, dis donc, j'avais soif!
Je rends le bidon au gars. Le camion se remet en route. Le vin m'a donné des ailes au cerveau, et aussi du culot.
« Hé ! je peux monter ? Sur le marchepied ? »
Le bidasse hausse les épaules. Il s'en fout, lui.
« Si tu veux ! Au point où on en est ! »
Je saute sur le bas-côté, j'enfile mes bras dans les bretelles en ficelle de ma valoche, j'empoigne mon vélo super-poids plume, je cavale pour rattrape]1 le camion, je gueule au troufion pas vache :
« Hé ! Mon vélo ! »
Sans lui laisser le temps de réfléchir, je le lui tends, à bout Je bras, tout en courant. D'abord soufflé, le militaire attrape le vélo, l'air de dire « T'es pas gonflé, toi ! »,.et le carre sur le toit de la cabine. Je saute sur le marchepied. J'ai mon cher vélo juste au-dessus de la tête, s'il se casse la gueule je saute aussi sec pour le ramasser.
Et vas-y! Ça fonce dans le tas. D'ici, je trouve ça chouette. Le vent me rafraîchit les coups de soleil. Les croquants s'écartent sans trop de problème, ils sont maintenant rodés à la manœuvre, d'autres camions, devant nous, ont fait le trou. On roule avec deux roues sur l'herbe, ça cahote sec. Je retiens mon vélo d'une main. Tout flambe, tout pète, tout pleure partout autour et même devant, on est cernés, c'est la grande merde, le grand chambard, on fonce pour foncer, où qu'on va j'en sais rien -mais on y va à tombeau ouvert, j'ai dix-sept ans, ce matin j'étais encore dans mon lit de môme chez maman et papa, je hais la guerre et ceux qui la font, je veux rien savoir de leurs jeux de cons, je me fous de tout, ils m'ont jeté là-dedans, à moi de pas crever, et merde !
Je me répète : « Tu te rends compte de ce que tu es en train de vivre? » Putain, oui, je me rends compte !
Je suis pété, un peu.
*
Cahin-caha, on traverse Fontainebleau, une ville rupin, rien que des villas très chic au fond de parcs à sapins bleus. La cohue est toujours aussi épaisse, et là elle se trouve coincée entre les murs, pas moyen de faire le trou, bien obligés on est d'avancer au pas.
Les volets sont partout soigneusement clos, mais j'ai l'impression que les gens sont dans les maisons, tapis, attendant que ça se tasse, peut-être le fusil de chasse à portée de poigne pour les pillards éventuels... Au fait, tiens, c'est marrant, ils restent strictement éventuels, les pillards, par ici. Pas de lingerie à dentelle répandue sur les trottoirs, pas de vaisselle cassée, pas de tableau* crevés, pas de photos de famille éparpillées aux quatre vents... La richesse, ça en impose au peuple, on dirait. Pourtant, ces palaces, ça serait plus marrant à piller que les trous à rats des purotins, ça doit être plein de trucs en or, là-dedans, de pull-overs avec des beaux dessins, de machins électriques rigolos... Ben oui, mais ça leur vient même pas à l'idée. Et puis, faut dire, il y a les clebs, derrière les grilles. Gueulent à tout va, écument et ragent sans arrêt, sans arrêt. Preuve que les pékins sont effectivement à la maison. Il y a donc des gens qui n'ont pas peur des Boches ? Les riches, c'est instruit, ça fréquente des députés, ça sait les choses. A mon idée, les Boches, ça doit être comme les fuyards, ça doit piller que les ploucs et les petites gens. Ça touche pas aux riches. Je les imagine très bien violant les.filles de ferme et les bonnes femmes en sueur qui en bavent sur la route, je les vois pas du tout culbutant la châtelaine ou la femme du docteur.
Nous revoilà dans la campagne. La campagne, ici, c'est la forêt. Le camion tousse, et puis s'arrête. Le chauffeur descend, les bras écartés, dit qu'il,n'a plus d'essence, que c'est bien fait pour nos gueules, qu'on n'avait qu'à faire comme il avait dit et réquisitionner l'essence des bagnoles des civils, et maintenant, voilà, on est marrons, les bagnoles civiles il y a longtemps qu'elles n'ont plus d'essence, elles sont toutes immobiles sur les bas-côtés, complètement à sec, et même basculées dans le fossé cul par-dessus tête par les petits jaloux qu'ont jamais pu s'en payer une. Quant aux stations-service, toutes asséchées et désertées depuis belle lurette, bien sûr.
Les troufions râlent, ne veulent pas y croire, attendent le miracle, ne se décident pas à descendre de leur char kaki, ce serait accepter l'inacceptable.
Pendant qu'ils piétinent et s'engueulent, je récupère mon vélo, et je replonge dans le pudding.
Traîner là-dedans un vélo boiteux qui se cogne partout, m'attire des injures et des coups de pied, ça pourra pas durer jusqu'à Bordeaux... Et voilà que j'aperçois dans le fossé un vélo cassé, la roue avant pliée en deux, abandonné là. Aubaine! C'est un vieux clou rouillé à pneus demi-ballon. Je démonte vite fait la roue arrière, je la monte sur le mien à la place de ma roue avant inutilisable, le gros pneu ballon passe tout juste tout juste dans la fourche étroite, même il frotte un peu, la roue est voilée, mais bon, je peux rouler. J'attache ma précieuse roue durai sur ma valise, je hisse le tout sur mon dos, et voilà notre héros en route vers de nouvelles aventures.
*
Je pédale sur une route toute droite, toute plate, bordée de grands beaux arbres, des platanes, peut-être bien, qui tricotent une ombre en dentelle. Je me faufile entre les carrioles, les voitures à bras, les piétons harassés. Il y a maintenant des troufions parmi la piétaille. De plus en plus de troufions à mesure que je gagne sur la colonne. Ils traînent la patte, épuisés, ruisselants de sueur, chargés de lainages kaki comme en plein hiver, la capote bâillante, les bandes molletières pendouillant à la godille, traînant les pieds dans des espadrilles ou même dans les somptueuses pantoufles fourrées du célèbre docteur Machin fauchées à quelque éventaire, avec des chiffons crasseux qui dépassent, tachés de sang et de jus d'ampoules. Les moins avachis portent le fusil en bandoulière, les cartouchières sur l'estomac. Le casque, le bidon et l'étui à masque à gaz leur battent les fesses. Mais la plupart ont balancé tout ça dans la nature, sauf le bidon. Ils marchent en s'appuyant sur un bâton. Les fossés débordent d'héroïques quincailleries.
Quelqu'un s'exclame : « Tiens, des avions ! »
En effet, on voit des petites choses brillantes, tout là-haut dans le soleil. Elles grossissent. Ce sont bien des avions, groupés en formation comme j'en ai vu au Bourget le jour du meeting d'acrobatie où Clem Sohn, l'homme-oiseau américain, est tombé comme une pierre et s'est enfoncé dans la pelouse, un mètre de profondeur, à vingt pas de Roger et de moi, une flaque rouge avec des bouts d'os blancs, la pauvre vermine. Les avions grossissent et grossissent, ils descendent droit vers nous, les mères commencent à avoir peur : « C'est des Boches ! Ils vont nous jeter des bombes ! » Les hommes prennent le temps de bien regarder, la main en visière au-dessus des yeux.
« C'est les nôtres ! Ils ont les cocardes ! » Du coup, tout le monde se sent mieux. La guerre n'est peut-être pas si perdue que ça. L'armée française a du ressort. Nos avions sont bien meilleurs que ceux des Boches, ça, personne ne peut dire le contraire. Et nos aviateurs, donc! La vraie bagarre ne fait que commencer, si on ne les a pas arrêtés sur la Marne on les écrabouillera sur la Seine, ces prétentieux. Ou sur la Loire, à l'extrême rigueur. Les choses rentrent dans l'ordre, la Terre tourne dans le bon sens, le Droit et la Justice triomphent. Nous, ici, évidemment, on" n'en voit que le mauvais côté, forcé qu'on se soit laissé impressionner.
Les avions sont maintenant tout près. Ils frôlent les arbres, on dirait. Ils se sont placés l'un derrière l'autre, à la queue leu leu, ça fait un boucan fantastique. Les chevaux se cabrent et hennissent. Un troufion soudain me serre le bras. Il crie quelque chose, les yeux fous. Personne n'entend, le bruit des avions écrase tout. Il me hurle dans l'oreille : « Et merde ! C'est des Ritals ! » Ah ! ouais ? Et alors ?
Il secoue les gens autour de lui, leur gueule dans l'oreille :
« C'est des Ritals, bon Dieu! Des Italiens! Couchez- vous, bordel ! Couchez-vous ! »
Au fait, c'est vrai. Les Ritals. J'avais oublié. Tout le monde avait oublié. Ça s'est fait si vite, on avait déjà tant de catastrophes sur les bras, on y avait à peine prêté attention sur le moment : l'Italie a déclaré la guerre à la France. « Coup de poignard dans le dos! » titrait Paris-Soir. De fait, Mussolini a attendu dix mois, a attendu que le front soit enfoncé et la France à genoux pour lui rentrer dans le lard. Ça n'a pas contribué à nous faire bien voir, nous autres les Ritals de banlieue, mais finalement pas autant qu'on aurait pu s'y attendre. Des allusions perfides, des bagarres de bistrot, des injures sur les murs de nos taudis, mais tout de même pas les pogroms, les incendies de quartiers ritals que redoutaient les femmes gémissantes dévideu- ses de chapelets derrière les volets tirés. Il leur en tombait un tel paquet d'un seul coup sur la gueule, aux Français, et de tellement de côtés à la fois, qu'ils ne faisaient plus le détail des coups, comme un boxeur K.O, debout.
Les Italiens, nos ennemis. Rital égale Boche. Ça va pas ensemble. Ça jure. Faut faire un effort, se violer la spontanéité, pour réaliser. Les zigotos qui jouent les casseurs d'assiettes au-dessus de nos têtes, avec leur vert-blanc-rouge maintenant bien visible, ne peuvent pas nous en vouloir vraiment, c'est pas du Teuton féroce, ils sont là pour marquer le coup, quoi, faut pas prendre ça au sérieux.
Ils prennent la route en enfilade, bientôt se perdent à l'horizon. Les gens se regardent, soulagés. On blague le soldat alarmiste. Tiens, les revoilà.
Très haut dans le bleu, en triangle, comme les oies sauvages, ils repassent en sens inverse, disparaissent au loin derrière notre dos, on les entend piquer l'un après l'autre, les voilà qui reviennent au-dessus de la route, à frôler les arbres, comme tout à l'heure, dans le tonnerre de leur insolente allégresse. On n'a plus la trouille. On se fout de leurs gueules. « Hé, macaronis ! » « Mandolines ! » « Dégonflés ! » « Toutous des Boches! ».
Braoum ! Ma tête explose. Juste contre mon oreille, le troufion de tout à l'heure a tiré un coup de fusil. Il aurait pu prévenir, ce con ! Un autre en fait autant. Tous ceux qui n'ont pas jeté leur flingue se mettent à tirer contre les avions. Un qui porte un fusil mitrailleur se couche sur le dos, son copain maintient l'engin vertical, et vas-y, tacatacatac, comme à la fête !
« Allez-y, les gars ! Feu à volonté ! On va bien en descendre un, de ces enculés ! »
Excités comme des poux. Même des pépères civils ramassent des fusils dans le fossé et tiraillent en l'air. Même des gosses. Il y en a un qui chiale, à moitié assommé : le recul lui a claqué la crosse contre la joue. Des femmes, que ces pétarades inquiètent, s'éloignent à tout hasard de la route, dans les blés presque mûrs, entraînant leurs mômes.
Les avions disparaissent, de nouveau happés par l'horizon. Et reviennent. Mais cette fois, celui de tête plonge en piqué, droit sur nous, redresse au ras des feuilles, suit la route à l'horizontale. Des petites flammes clignotent à l'avant de ses ailes surbaissées. Tacatacatac...
La vache ! Il tire ! Il tire sur nous ! Avec des mitrailleuses ! Je me trouve tout près d'un gros arbre, je plonge derrière le tronc sans lâcher mon vélo, je m'écrase le museau dans l'herbe, je pousse ma figure de toutes mes forces contre la terre, je voudrais m'y enfoncer. L'avion remonte la route, canarde la colonne à rebrousse-poil, bien à son aise. Un autre s'amène aussitôt, plonge, tacatacatac, s'éloigne, un autre, un autre...
D'abord, la stupeur. Maintenant, ça hurle. L'abattoir. Tout près de chez nous, dans la Grande-Rue, il y a un charcutier, il tue lui-même dans sa cour, j'entends les cochons couiner leur cri quand il les égorge. Le cri abominable qui me fait trembler et sangloter, et désirer la mort du monde entier, de toutes mes forces, la tête sous les couvertures. Le cri quand, brusquement, le cochon comprend. Le hurlement de folie quand l'éven- tré voit ses tripes couler. Il y a dix secondes — dix secondes! — tu étais vivant, entier, tu fonctionnais impeccable, et voilà ton ventre troué, la merde et le sang bouillonnent, voilà ta cuisse d'où jaillit une fontaine rouge au milieu des esquilles d'os éclaté, t'as même pas mal, pas encore, tu es révulsé de pure horreur, stupéfait, foudroyé, tu n'y crois pas, c'est pas vrai, ça ne peut pas exister, bon Dieu, il y a dix secondes, une seconde, tu étais là, merde, tout allait bien, solide comme un chêne...
Vroumm... Tacatacatac... Ça dure. Ils passent et repassent. Quelques enragés continuent à décharger leurs flingues contre les preux chevaliers du Duce.... Ça y est. Le dernier s'éloigne. Je risque un œil. Cris à pleine gorge des blessés. Gémissements feutrés des mourants. A te dresser les- cheveux. Il y a des morts ? Il y a des morts. A un mètre de moi, un bonhomme saigne du dos et ne bouge pas. Je tends la main, j'ose pas le toucher. Sa femme le secoue, l'appelle, ne veut pas y croire :
« Victor ! Victor ! »
Un troufion retourne doucement Victor sur le dos, colle l'oreille à sa poitrine, lui examine l'œil. Hausse les épaules. Aussi gentiment qu'il peut :
« Il est mort, madame. »
Les yeux de la femme s'agrandissent, sa bouche s'ouvre, elle reste quelques secondes comme ça, et puis elle se met à hurler. Le troufion et moi, on lui prend chacun un bras, on sait pas trop quoi faire, mais elle s'arrache à nous, elle regarde son Victor, elle se remet à hurler, un hurlement de bête. Mais où sommes-nous donc, bon Dieu? Qu'est-ce qui nous arrive?
L'écorce de l'arbre derrière lequel je m'étais aplati est creusée de deux sillons profonds. C'est passé près ! Qui disait qu'on entend les balles siffler? Rien entendu, moi.
Finalement, le massacre est modéré : trois morts, une quinzaine de blessés, des bagages troués. Quelques chevaux, aussi, mais les bêtes ça compte pas. Ces Ritals visent comme des manches.
Eh bien, voilà. Mes premiers morts. J'avais encore jamais vu de mort.
*
Nemours. Dans la rue principale, c'est le métro aux heures de pointe. Les rideaux de fer sont baissés, la ville est morte. Elle étrangle entre ses façades muettes le bouillonnement de la France du Nord qui tombe vers le Sud, comme le sable dans un sablier. Surprise : un boulanger est ouvert. Il vend du pain ! Une cohue effroyable ravage sa boutique. Bagarres féroces pour accéder au comptoir. Un pain par personne. La boulangère au beau chignon rend scrupuleusement la monnaie. Le patron, un colosse blême à grosses moustaches noires poudrées de farine, se tient à son côté, bras croisés, sévère comme un Turc, prêt à parer au coup dur. Il répète inlassablement :
« Vous bousculez donc pas! Y'en aura pour tout le monde! J'ai une autre fournée en train. Un peu de patience, dame ! »
Il a un accent de la campagne. J'irais bien me jeter dans la mêlée, il me faut du pain, absolument, j'ai de nouveau une faim de tigre, mais si je lâche mon vélo je le retrouverai pas, ça c'est sûr.
Une petite vieille dame, toute petite, regarde le massacre, désemparée. Elle porte une jupe grise bien repassée, un gilet de laine gris sur un chemisier blanc avec une petite chaîne d'or et une petite croix. Son chapeau noir est posé droit sur sa tête. Elle est sur le point de pleurer. Elle voit que je la regarde. Elle me dit :
« C'est qu'il me faut mon pain, dame ! Comment que je vâs-t-y bien faire, avec tous ces furieux? Quand ils seront partis, je pourrai toujours leur z'y passer derrière, y aura seulement plus les miettes ! » Je lui demande : « Vous êtes d'ici ?
— Ma foi, oui ! Depuis soixante-seize ans que je suis au monde et que je vois clair. J'en ai jamais bougé, dame, jamais, et c'est pas aujourd'hui que je commencerai. Les jeunes sont tous partis sur la route pour pas tomber dans les mains des Allemands, qu'ils disent, mais moi je suis bien trop vieille. Dame, que voulez- vous qu'ils fassent à une pauvre vieille comme voilà moi, vos Allemands? Mais il me faut mon pain. C'est pas tellement moi, mais mon pauvre vieux il ne mange que de la soupe au lait avec du pain dedans, y à rien d'autre qui passe, si je lui ramène pas de pain qu'est-ce qu'on va-t-y ben devenir? » Je lui dis :
« Gardez-moi mon vélo, madame, je vais aller chercher du pain et on partagera. D'accord ?
— C'est bien aimable à vous, mon petit gars, mais n'allez pas attraper un mauvais coup. Ces Parisiens, c'est des vrais buveurs de sang, vous savez ! »
On fait comme ça. Je plonge dans le plat d'asticots, je taille ma trouée jusque pas loin du comptoir, je tends mon bras parmi une forêt de bras, je le tends jusqu'à ce qu'un gros pain de quatre livres finisse par venir se poser sur ma main. Je dis :
« Il m'en faudrait encore un, c'est pour une vieille dame, votre voisine. Elle fait la soupe au pain à son mari, vous voyez ? »
La boulangère voit. Elle sourit et me dit : « Madame Després. Voilà ! »
Elle me donne un autre pain. J'ai mes sous tout prêts. Pour m'en aller, je tiens mes deux pains au-dessus de ma tête, aussi haut que je peux, hors de portée de tous ces morfaloux.
La vieille dame, toute contente. Elle tient absolument à me payer son pain, elle me donne même dix ronds de pourboire parce que je suis un bon petit gars.
« Vous êtes bien honnête, bien délicat. Pas comme tous ces va-nu-pieds. »
Et la voilà repartie faire la soupe au lait pour son pépé.
Je me cherche un coin pour poser mon cul, le temps de manger mon pain. J'aimfe pas manger en marchant ou en pédalant, ça me coupe la digestion. Un bistrot à terrasse, sans doute abandonné par ses propriétaires, a été forcé, bouteilles vides et verres en miettes jonchent le trottoir, dedans c'est plein de troufions, gris de fatigue et de poussière. Pas un siège de libre. Je m'assois par terre. Je tire mon saucisson, mon pain de l'autre main, je mords dedans, un coup à droite, un coup à gauche. C'est bon. Ça donne soif.
Un grand maigre aux joues creuses, pas jeune, îne regarde. Triste comme un chien. Je lui tends mon pain et mon cifloque. Il secoue la tête.
« Non, tu vois, petit gars, j'ai pas faim. C'est la fatigue, tu vois. Trois semaines que je marche. Je sais seulement pas où qu'est passé mon régiment. Oh, ça a pété sec, là-haut, dans les Ardennes! Ils étaient tout autour de nous, on a seulement rien vu. Les officiers nous ont dit de nous replier sur la Marne tant qu'y avait le passage. Après ça, on les a plus revus, les officiers. Ça fait qu'on s'est repliés tout seuls, comme on a pu. Arrivés sur c'te bon Dieu de Marne, on a trouvé les gendarmes qui nous attendaient, ils regardaient notre numéro de col et ils nous disaient d'aller sur Paris, qu'on regroupait nos régiments par là. Pis v'ià qu'on est tombés dans toute cette merde de réfugiés, quoi, va donc t'y retrouver, toi, et si tu vas demander aux gendarmes, i savent rien de rien, les gendarmes, i te disent d'aller su' la Loire, qu'i te disent, vu que la ligne de repli est prévue par là, mais moi, j'en ai plein le cul, petit gars, plein le cul, tu vois, je sais très bien qu'ils ont rien prévu du tout, tout le monde s'en fout, c'est à qui courra le plus vite. Ils nous ont laissés pour nous faire massacrer à leur place, et pendant ce temps-là, eux, i s'sauvent. V'ià la vérité. Regarde un peu mes pieds, petit gars. Tu les as vus, mes pieds? »
Je regarde ses pieds. Ils sont nus dans des espadrilles en loques. Les orteils, noirs, passent par les trous. Les chevilles enflées semblent prêtes à se fendre, comme des reines-claudes bien mûres. Son copain, à côté, un bouffi malsain aux yeux cernés, porte au pied droit un godillot réglementaire tandis que l'autre est entortillé de chiffons suintants et posé sur un morceau de pneu d'auto qui tient par des ficelles.
Le bistrot pue la sueur rance, la vinasse et le pernod. Des gars ont un bras en écharpe, d'autres un pansement à la tête, un vieux pansement croûteux de sang et de pus séchés.
Il me reste des petits-beurre. Je les offre aux troufions. Le grand maigre en accepte un avec plein de cérémonies. Il grigote du bout des dents. Il dit avec conviction :
« Ah ! ils sont bien secs, ma foi ! Bien secs ! »
Très petit doigt en l'air, visite dominicale chez la belle-sœur qu'est bien mariée.
Il me file un coup à siffler à son bidon. Il me dit :
« T'as intérêt à pas traîner dans le coin, petit gars. I sont juste là derrière, les Boches. P't'êt' à pas vingt kilomètres d'ici. »
Je sursaute :
« Mais alors, ils sont à Paris ?
C'est dans les choses possibles. On sait rien de rien. On a bien une T.S.F., ici, mais y a plus d'électricité nulle part, alors c'est comme si on n'en avait point.
Qu'est-ce que vous allez faire, quand ils arriveront ? Vous allez vous battre ? »
Il me regarde comme s'il ne m'avait pas encore bien vu :
« Ben, petit gars, t'es pas un feignant, toi ! Tu trouves qu'on s'est pas assez battus comme ça? Tiens, tu veux le savoir, ce que je vais faire? Pas plus tard que t't'à l'heure, je vais me dégotter un costume civil et je vais tâcher voir à tirer tout doucement du côté de chez nous, vu que je suis d'Alençon, en Normandie. Le v'ià ce que je vais faire, aussi vrai que je te le dis. La guerre pour moi, elle est finite. »
Tant mieux pour lui. Mais moi, j'ai une mission. Faut que j'aille à Bordeaux. Je dis salut et bonne chance au grand troufion triste et je reprends la route.
*
Oui, mais voilà le jour qui bascule. La nuit s'amène à pas de loup. On l'avait oubliée, celle-là.
Je décide de pédaler aussi longtemps que je pourrai. J'ai ramassé une carte Michelin qui traînait dans le bistrot, elle va bien me servir : je pourrai prendre par les petites routes parallèles, j'ai idée que ça doit être moins encombré.
La nuit n'arrête pas la bringuebalante cohorte. Des lumignons s'allument, des lanternes à huile fauchées sur les chantiers, et aussi de ces lampions à bougie, modèle Quatorze-Juillet, blancs devant et rouges derrière, dont les cyclistes d'autrefois serraient l'anse entre les dents. De loin en loin, le faisceau d'une torche électrique ou d'une lampe à carbure jaillit. Aussitôt : « Lumière ! » « Tu veux nous faire massacrer, salaud ? » Pourtant, pas un ronron d'avion, rien, que le fer des chevaux, le crissement des silex sous les roues, un essieu qui couine, un gosse qui pleurniche, des voix de filles qui chantent « Marinella ». On croirait, dans l'interminable crépuscule de juin, une tribu de romanichels en migration, une tribu énorme. Des images d'histoire sainte me reviennent : les Hébreux en route pour la Terre Promise. D'histoire tout court : les Germains envahissant l'Empire romain. De cinéma : les vaillants pionniers américains chevauchant vers l'Ouest immense en jouant de l'harmonica...
Oui. Pour l'instant, les Germains, on les a au cul. Ma valise me scie les épaules, ma selle de champion me taie le périnée, symptômes éloquents : j'en ai plein les pattes. Une ferme se présente, j'entre dans la cour, je me faufile dans une grange, je me fais un trou dans la paille. C'est plein de familles qui saucissonnent à la lueur des bougies.
Ça mange, ça boit, ça discute. Ça s'échauffe. La famille tout près de moi analyse les événements, la bouche pleine. Sûr et certain qu'on va les arrêter, les clouer sur place, plâf, comme ça ! (gifle sur la cuisse). L'armée française n'a pas dit son dernier mot, monsieur. Ceux que vous voyez cavaler comme des lapins en se prenant les pieds dans leurs bandes molletières (les dames pouffent), c'est pas l'armée française, ça, c'est rien du tout, opération de diversion, appât, leurre, quelques régiments sacrifiés, faut ce qu'il faut, et pas des régiments d'élite : vous avez vu leurs gueules? Pas jojo, oui, je vous le fais pas dire ! Rien que ça, ça devrait vous mettre la pucé à l'oreille. Et alors, les Boches, rran, comme un seul homme. Dans le piège. Ils foncent, droit devant eux, comme des mécaniques — c'est des mécaniques, ces gens-là — juste là où le haut commandement français a décidé qu'ils fonceraient. Ne s'aperçoivent pas qu'ils s'éloignent de leurs bases, étirent leurs lignes de communication, ah ah ! Et c'est là qu'on les attend. Le gros de l'armée française, qui jusqu'ici n'a pas donné, notez bien cela, les coince en tenailles, tchiac, d'un seul coup! Vous imaginez le carnage! Nos chars Renault vont te vous faucher ça comme à la moissonneuse-batteuse. Faudrait pas les oublier, nos chars Renault, hé là ! Les meilleurs du monde. Même les Américains s'inclinent. Et la ligne Maginot ? Vous y avez pensé, à la ligne Maginot? Inviolée! Elle est toujours inviolée! Inviolée parce qu'inviolable. Ils ont été obligés d'en faire le tour, de passer par la Belgique, comme des lâches ! Ils ne s'y sont pas frottés! Alors, à l'heure H, qui c'est qui va les prendre à revers ? C'est la ligne Maginot, pardi ! Sa puissance de feu titanesque, son infanterie toute fraîche, vous voyez ça d'ici surgissant dans le dos du Boche ? Et je n'ai pas parlé de notre aviation ! On ne l'a pour ainsi dire pas vue, notre aviation. C'est qu'on se la garde en réserve, pardi ! Et notre flotte, hein ? Et nos colonies ? Je vous le dis, le commandement sait ce qu'il fait. La riposte sera foudroyante. Et décisive. On ne va pas recommencer les bêtises de 1914, s'éterniser dans une guerre de tranchées parce qu'on n'avait pas su leur briser les reins du premier coup. Je fais confiance à l'armée française, aux généraux français, et je lève mon verre, ou plutôt ma timbale (sourires), à la victoire!
Ils applaudissent. Ils boivent.
Il y en a un qui dit :
« Et les Anglais?
Quoi, les Anglais ?
Pourquoi ils se sont sauvés comme des rats, à Dunkerque? Comme des vrais fumiers! Même qu'ils ont fait massacrer sur place des divisions françaises pour les protéger pendant qu'ils s'embarquaient tranquillement, et que si un troufion français s'amenait à la nage pour essayer de grimper à bord, ils avaient ordre de lui tirer dessus, les salauds !
D'abord, monsieur, il n'est pas du tout certain que les choses se soient passées comme vous dites. Ensuite, s'il s'avère que l'Angleterre nous a effectivement lâchés, eh bien, nous ferons sans l'Angleterre! L'Angleterre s'est toujours cachée derrière nous pour profiter de nos victoires. Il n'est pas mauvais que nous soit enfin donnée l'occasion de montrer que nous sommes parfaitement capables de vaincre sans elle! Et d'en avoir sans elle la gloire et le profit ! »
Le bonhomme a l'air d'une espèce de prof, de prof d'histoire-géo, la cinquantaine, le crâne rose, du bourrelet entre nuque et col. Ils sont là trois ou quatre pépères chefs de famille, c'est lui le plus instruit, en tout cas c'est lui qui parle tout le temps. Les dames épouses épluchent les œufs durs et tournent la salade, une salade de chicorée cueillie au passage dans un jardinet, y en a qui perdent pas le Nord. Une jeune femme donne le sein à un moutard. Le sein est très beau, très blanc dans la lumière dansante de la bougie, avec de jolies veines bleues à fleur de peau. C'est dégueulasse de gaspiller tout ça pour un môme. Un morveux à lunettes et à oreilles de cocker lit Le journal de Mickey, le nez raclant le papier. Deux filles dans les dix-sept dix-huit ricanent et se parlent bas, comme font les filles.
Comme dessert, ils ouvrent des boîtes de pêches au sirop. « Libbys », il y a d'écrit dessus. J'en ai déjà vu dans les devantures des épicemards de luxe mais j'en ai jamais bouffé. C'est des gros machins jaunes, coupés en deux, avec plein de jus. Chacun a droit à une demi- pêche et à deux langues de chat pour pousser. Il reste une demi-pêche en rab. Oreilles de cocker dit nan, j'en veux pus, alors la dame épouse regarde autour d'elle, me voit, je sens qu'elle va me l'offrir, je regarde ailleurs, ça loupe pas : « Jeune homme, sans façons? » Je fais non, merci bien, madame, merci beaucoup, mais j'ai déjà mangé, j'ai pus faim. « Allons, pas de cérémonies entre nous! On est tous des Français,'à la guerre comme à la guerre! Tiens, Gisèle, porte ça au petit jeune homme. »
Une des deux ricanantes se bouge et porte ça au petit jeune homme, à quatre pattes dans la paille. C'est une grande bringue encore pleine d'os, avec des gestes braques. Elle me tend la boîte, je me sens rougir comme un con, elle le voit, elle rougit aussi, elle sourit, emmerdée qu'on lui refile des corvées aussi tartes, elle a des yeux verts incroyables, grands comme la mer, brillants, un peu fous, la bougie par-derrière fait flamber ses cheveux, une tignasse noire, bouclée serré, avec des reflets rouges. La voilà qui se marre franchement. Sa "bouche part toute seule dans le rire, comme avec des ressorts, ça creuse deux fossettes dans ses bonnes grosses joues de gosse montée en graine. Je dis merci, vous êtes gentille, fallait pas, elle dit c'est de bon cœur, elle se sauve, revient avec deux langues de chat, « Pour pousser », elle me dit, elle pouffe, me plante les yeux en pleine figure, un éclair vert, la voilà repartie à quatre pattes.
Ils se sont tapé uit coup de la gnôle qui vient du cousin qui la fait lui-même avec ses mirabelles à lui, rien que du naturel, attention, et puis un deuxième coup, encore un que les Boches n'auront pas, les dames épouses minaudent oui mais alors rien qu'un doigt ça me monte tout de suite à la tête qu'est-ce que vous penseriez de moi, allons, allons, Germaine, ça ne peut pas faire de mal, rien que du naturel, nous traversons de dures épreuves, il faut nous soutenir, nous devons tenir le coup. Les deux ricanantes font la bouche pointue, trempent la langue, boivent en pouffant, et s'étranglent, et toussent, et pleurent, et rient. Les hommes ricanent supérieur. La dame épouse de tout à l'heure ne peut plus me laisser de côté, c'est comme ça quand on commence à partager, on ne peut plus s'arrêter. Yeux verts m'apporte un fond de timbale, attention, c'est fort, elle me dit. Je veux faire l'homme, je me jette ça au fond du gosier, bon Dieu, ça brûle, je tousse, tout repart dans la paille. Elle me prend la timbale, il en reste une goutte au fond, elle la liche, plante ses yeux dans les miens. Ils sont pleins de larmes, mais elle tient le coup. Les larmes les font encore plus verts, comme ces gouttes de pluie qui pendent longtemps à un appui de fenêtre et que le soleil tape dessus juste bien pour que ça fasse du vert, quel vert !
Ils ont chanté Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine, et puis Cœur de Française, et puis Le Temps des cerises, et puis L'Hirondelle du faubourg, et puis Les Roses blanches, et puis du Tino Rossi, et puis du Charles Trenet, et puis de la môme Piaf mais les dames épouses ont dit non, pas celle-là, c'est trop vulgaire. Moi, j'écoutais, j'avais pas sommeil. Et puis ils se sont dit bon, c'est pas tout ça, demain il y a école, demain. Regardez Xavier, il donne le bon exemple, bonsoir tout le monde. Xavier, c'est Oreilles-de-cocker. Il s'est affalé dans ses lunettes.
Il me semble bien que les yeux verts m'ont passé un coup de phare, mais alors tellement vite, non, je me fais des idées, tomber les souris c'est pas mon blot. N'empêche que j'ai le cœur qui cogne.
Ils ont éteint.
Je suis crevé et excité tout à la fois... Tout ce carnaval me tourne dans la tête. Un frôlement contre mon bras. C'est Yeux verts, je le sais. Mon sang se fige. Elle étend doucement une couverture sur moi. « Vous êtes chouette, je bafouille, mais j'ai pas froid! » De fait, on étouffe. Elle me dit « Chut! », tout bas, dans l'oreille. Son souffle me chatouille. Elle sent très bon. Une odeur de miel, de poivre et de bête sauvage, violente, presque trop violente au premier contact, et puis qu'on voudrait ne plus quitter. Une odeur de muqueuses et d'intimité, de vie puissante, et chaude, et amie, une odeur où l'on voudrait s'enfoncer tout entier, tout entier.
Elle s'allonge près de moi, sous la couverture. Elle se serre contre moi. Je suis tout con, tout glacé. Merde, c'est pas vrai ? Ça m'arrive, à moi ?
Je bouge pas. Elle m'embrasse sur la joue, léger léger. Me prend la figure dans ses mains. La tourne vers elle. Je, suis tout raide. Bouleversé de bonheur, et tout raide. Il faut faire quelque chose. Je pose ma bouche sur sa bouche et je l'embrasse, comme on embrasse, avec un petit bruit comme pour appeler le chat. Elle m'effleure de ses lèvres fermées, les promène doucement sur les miennes, de gauche à droite, de droite à gauche, à peine à peine. Je me laisse faire. Elle se caresse la joue contre ma joue. Elle me donne des petits baisers, sur les yeux, sur l'oreille. Dans moi, ça se rassure, ça se décrispe, ça ose y croire.
Elle gémit un peu, elle se serre à moi, tout du long. Quand elle bouge, l'odeur somptueuse m'emplit tout. Je la prends dans mes bras. Je sais pas du tout ce que je suis censé faire, maintenant. Qu'est-ce qu'elle attend de moi? Je sens ses petits seins contre ma poitrine, tout petits mais durs, et vivants, des seins de chienne, j'ai envie de les prendre dans mes mains, une terrible envie. Mais n'est-ce pas ce qu'on appelle « peloter » ? Une fille comme ça, bien élevée, délicate et tout, si je lui fais un truc aussi grossier elle va me filer une baffe et se tailler aussi sec. J'en rougis d'avance. Je lui mettrais bien la main entre les cuisses, c'est ça qui me démange plus que tout, mais ça non plus ça se fait pas comme ça du premier coup, faut une progression, commencer par le commencement. Je manque d'expérience, j'ai surtout connu les putes du claque de la rue de l'Echiquier, les jeunes filles ça se manipule pas pareil, il y a des rites. Je la tiens contre moi, je suis content comme ça, j'ai mon nez dans ses cheveux, c'est encore une autre odeur, ses cheveux, je défaille de bonheur, je voudrais que ça ne finisse jamais. Mais voilà que je prends conscience que je bande ! Je ne sais plus où me fourrer. Je m'écarte d'elle pour ne pas qu'elle sente ça, je recule les fesses, seulement plus je recule plus elle se serre, la trouille me prend, elle va éclater de rire, ou me planter là, écrasante de mépris, comme les filles au bal les deux ou trois fois où, suant la trouille, j'ai osé me risquer sur la piste...
Ce que je voudrais, je le sais : je voudrais lécher ses petits seins, je voudrais la téter, la mordre, lui lécher les poils sous les bras, farfouiller dedans avec mon nez, boire sa sueur, frotter mes joues sur son tendre ventre, m'y enfoncer, ouvrir ses cuisses et plonger mon visage en elle, et m'emplir d'elle, et ruisseler d'elle, et la sentir chaude et vaste et complice autour de moi... Ben, oui, mais il y a les gestes d'avant, que je connais pas. Les caresses brûlantes, comme dans les chansons de Tino Rossi. J'ai pas des mains qui prodiguent l'ivresse, des baisers qui ensorcèlent, j'ai juste une envie terrible de farfouiller en elle partout partout, de lui dire mon bel amour mon cher trésor, et puis de lui enfoncer mon truc dans le ventre, tout au bout, là-bas, quand vraiment on ne pourra plus y tenir...
Elle n'a pas l'air d'en savoir plus que moi. Elle a une grosse envie d'être câlinée, elle attend que je prenne les choses en main. C'est quand même elle qui a fini par prendre ma main et qui l'a posée sur son nichon. Elle qui a pris mon autre main et l'a glissée entre ses cuisses, qu'elle tenait d'ailleurs serrées. Elle qui a débouclé ma ceinture. Je me suis mis sur elle, j'ai voulu m'intro- duire en elle, mais j'étais tellement ému, tellement ému, c'est parti avant même que j'aie pu la pénétrer. Elle était toute heureuse quand même. Elle m'a serré très fort, mais j'ai bien vu qu'elle n'avait rien eu. Je le lui ai dit. Elle m'a posé le doigt sur la bouche. Chut. Elle m'a pris la main, l'a posée sur sa motte dodue. Je l'ai caressée. Et puis j'ai tout osé. J'ai enfoui ma tête dans ses cuisses et je l'ai léchée, léchée, sucée, mâchée, mordue, elle a haleté longtemps, longtemps, elle n'en finissait plus, elle mordait son poing pour qu'on ne l'entende pas gémir. Et puis je l'ai pénétrée encore, et cette fois tout à fait bien. On est retombés côte à côte, éclatés comme deux grenouilles, tout gluants tout poisseux, on reprenait notre souffle, on se touchait le bout des doigts, on était bien.
Au bout de longtemps, elle m'a donné un baiser sur le nez, s'est levée pour partir. Je lui ai dit :
« Apporte-moi Le journal de Mickey et un bout de bougie. Je peux pas m'endormir si j'ai rien à lire. »
Elle l'a fait.
Je lis Mickey. Par-delà le halo tremblotant de la bougie, je cherche à deviner sa forme allongée. Quelque chose me semble bien être sa tignasse noire, mais j'en suis pas sûr... Je m'endors.
L'aube me réveille. Ils dorment tous. Elle est couchée sur le côté, le visage enfoui dans .ses longs bras blancs tachés de roux allongés, comme des algues. Sa hanche osseuse, déjà ample, s'épanouit brusquement après le torse mince. Que voulez-vous que je fasse?
Je m'en vais.
*
Sur la grand-route, la procession continue. Je prends à droite une petite déviation caillouteuse que j'ai repérée sur la carte. Si je fais bien attention, je dois pouvoir rouler à peu près parallèlement à la nationale, en zigzaguant, bien sûr, et en vérifiant ma direction à chaque carrefour.
Comme prévu, il y a beaucoup moins de monde. Pas un chat, même. Les maisons des paysans sont vides, ou alors les gens se terrent. Des vaches mugissent dans les prés. Elles accourent du plus loin qu'elles me voient, poussent du poitrail sur le fil de fer, allongent le mufle vers moi, mugissent à fendre l'âme. Je finis par comprendre : elles n'ont pas été traites, les pis doivent leur faire mal. Ils sont gonflés à péter. J'ai encore jamais trait de vache. Je prends un seau dans la cour d'une maison, j'avise une vache enfermée toute seule dans un petit enclos, je m'approche, pas rassuré, prêt à lâcher le seau et à enjamber le barbelé en voltige. Elle se place de flanc, bien coopérante. Je m'accroupis, je voyais pas ça si bas, je place le seau sous le pis, j'empoigne les deux machins comme j'ai vu faire du côté de chez mon grand-père quand j'étais petit. Merde, faut tirer ou faut pousser? Peu importe : le pis est tellement plein que ça vient tout seul, rien qu'à le serrer dans les mains. Bruit du jet sur la tôle. Arrive un moment où il faut quand même aider. Je tâtonne. Je finis par m'y prendre pas trop mal. Mais ça va pas vite. Quand le seau est à moitié plein, j'arrête. La vache gémit de me voir partir. Ben, oui, mais les Boches...
Je bois à même le seau le, comme on dit, bon lait crémeux. Beuh... Crémeux mais tiédasse, et puant le purin. Je trempe mon pain dedans, je me force à avaler le plus que je peux du contenu du seau, j'en mets dans une bouteille pour la soif à venir, et on y va.
Je pédale sec. Le matin est frais, l'air sent les foins, le soleil grimpe à toute vitesse dans le ciel bleu, il va encore en faire un sacré plat. Des petits oiseaux s'envolent droit en l'air, en braillant comme c'est pas permis. Des alouettes? Va savoir.
Mon boyau arrière tient le coup, ça va. Je voudrais bien me laver. Je m'arrête à une pompe devant une maison, vas-y que je te pompe, mais rien n'en sort que des couinements d'égorgé. Faut savoir parler à ces engins. Et bon, je me laverai dans la Loire. Doit plus être tellement loin, la Loire. Une fois de l'autre côté, je serai plus tranquille. Les Boches vont quand même bien prendre le temps de souffler un peu avant de se l'enjamber, non? En admettant qu'on les laisse arriver jusque-là.
Les maisons se serrent, prennent des allures pavillon de meulière avec marquise. Ça sent le faubourg, on entre en ville. Et voilà la plaque : Gien. A Gien, il y a la Loire. La Loire ! Les rivières, ça se trouve toujours dans les creux, tout au fond, forcément. Si je me laisse descendre, j'arrive à la Loire. Et ça marche, juste comme j'avais combiné : elle est là, large et belle dans le soleil. Un joli pont l'enjambe.
Les Boches aussi sont là. Mais je vous ai déjà raconté ça.
Alors, comme ça, ils m'ont rattrapé! Ils sont même arrivés avant moi. Ils rôdaillent sur leurs motos, dans leurs side-cars, massifs et fermés, casques de tôle sur impers de cuir vert ou gris.
Vue du fleuve, la ville me donne un choc. J'avais pas vu ça en arrivant par mes chemins creux. La longue façade de belles vieilles maisons en bordure de grève n'est plus que chicots noircis et moignons fumants. Ça s'est cogné, ici. Mais qui, contre qui? J'y comprends rien. Le pont est intact. Alors ?
La colonne de réfugiés que j'ai quittée ce matin, je la retrouve là, elle sort de la ville, elle enfile le pont, elle continue de l'autre côté, personne ne l'en empêche. A chaque bout du pont, deux tanks montent la garde. Ils portent sur le flanc une grosse croix noire et blanche, la même que celle qu'il y a sur les avions allemands qu'on voit aux actualités. La tourelle est ouverte comme une boîte de pâté, au balcon se pavanent des gars en espèce de blouson noir avec un drôle de calot noir tout de guingois sur le crâne, ça fait bizarre un calot militaire sans les deux cornes pointues.
C'est donc des Boches? Eh, bien... Ils ont tous l'air très jeune, sportif, leurs'uniformes leur vont bien, cols grands ouverts, tissus légers, petites demi-bottes évasées avec le futal qui plonge dedans. Font plutôt boy- scouts que bidasses.
A retardement, je sens l'émotion qui monte, qui monte... Les Allemands sont là! Les Boches! Dis donc! L'énormité de la chose me pénètre peu à peu. J'ai froid dans les os... Et s'ils laissent les réfugiés continuer à descendre vers le Sud, c'est qu'ils s'en foutent pas mal, c'est qu'ils ont déjà eux-mêmes passé la Loire, c'est qu'ils sont partout, qu'il n'y a plus de front, plus d'armée française !
Mais alors, tout est foutu! Ils ont gagné! Toute la France est à eux! Et s'il existe encorè un front, très loin, sur la Dordogne, sur la Garonne, je sais pas où, comment franchir la ligne de feu?
Je traîne, désemparé. Je marche sur des gravats, des éclats de verre, j'enjambe des fauteuils cassés. Par-ci par-là, des maisons finissent tranquillement de brûler, elles pétillent et craquent dans le grand silence. Toutes les boutiques sont éventrées. D'après ce que j'ai vu le long de la route, je me dis que les Boches n'ont pas dû trouver grand-chose à piller quand ils sont arrivés. Une âcre puanteur de cheminée mal ramonée me prend à la gorge. De temps en temps, une de leurs motos passe en zigzaguant entre les débris, ou bien une petite bagnole militaire marrante, décapotée, faite comme un petit tank vert-de-gris avec le nez qui plonge.
Je débouche sur une grande place. Un choc : sur la façade d'une belle maison, la mairie peut-être, deux grandes oriflammes rouges, d'un rouge intense, pendent depuis le toit, tout droit, à pic, et coulent sur le trottoir. En plein milieu, un rond blanc avec la croix gammée noire, énorme, dansant sur une patte, terrifiante grimace qui sue la méchanceté.
Et là, tu comprends que c'est justement pour ça qu'on l'a inventée : pour faire méchant, pour foutre la trouille.
Pris en pleine gueule, comme ça, à la surprise, ça marche à tous les coups. Ce rouge, ce blanc, ce noir, ce graffiti haineux soigneusement dessiné à la règle : pas de doute, les Barbares sont là. Le Mal a gagné.
Et bon. Tout bascule. Tout ce qu'on m'a appris, la gentille France, la - vilaine Allemagne, il va falloir reprendre tout ça à rebours. La loi, désormais, c'est le mal. Le gendarme, c'est le mal. La guerre, c'est le bien... •Les journaux me puaient déjà au nez, ils me pueront bien davantage.
En attendant, qu'est-ce que je fous, moi ? J'ai l'air fin, avec mon vélo de course et ma petite valise! Je reviens au bord de l'eau, je descends sur la grève, je me mets à poil, je plonge, je ressors, je me savonne bien partout, les cheveux, le trou du cul, tout, je replonge, je me rince bien bien, je nage dans le courant pour me calmer cette espèce de fièvre nerveuse que j'ai, et je remonte me sécher.
Je suis assis là, jambes pendantes, je me demande quoi foutre. Quelqu'un s'assied à côté de moi. Je regarde. Un Allemand. Tout jeune. Ils sont tous tout jeunes. Lui, il a un uniforme gris clair, poitrine au vent, avec des trucs jaune canari sur le col. Il me dit quelque chose. Je fais signe que je comprends pas. Il me tend un paquet de cigarettes, des blondes avec du papier d'argent autour. Je fais signe que je fume pas, merci. Il allume sa sèche, plonge la main dans sa poche, en tire une poignée de bazars brillants qu'il étale par terre, entre nous. C'est des couteaux. Des couteaux de poche, tout neufs. Il en sort autant de son autre poche. Tout ce tas de couteaux ! On leur a laissé quand même quelques bricoles à piller. Il me fait signe de choisir, de prendre ce que je veux. Il me fait un grand sourire. S'il a quatre ans de plus que moi, c'est le bout du monde. Non, j'ai pas tellement envie de ses couteaux. J'ai un vieux schlass pseudo-suisse que j'ai échangé dans le temps à Jean-Jean, je l'aime bien, je m'attache à mes affaires. Il choisit un canif, me le carre dans la poigne. « Ya, ya, fur diche! Goûtt! » Oh! bon, si ça lui fait tellement plaisir... Je dis « Merci », je lui fais un sourire. Il dit « Goûtt! Goûtt ! » et il me tape dans le dos.
Je vois plus grand-chose à se dire, alors je fais salut et je m'en vais, avec ma valise et mon vélo. Et son canif dans la poche. C'est un canif de riche, à manche de nacre, avec une lame pour tailler les crayons et une autre» plus petite, pour quand t'as cassé la grande. Je vois pas trop ce que je vais en foutre.
Je sais pas si je l'ai déjà dit, j'ai la spontanéité à retardement. Voilà seulement maintenant que je me dis que je me suis laissé acheter par l'ennemi. J'ai accepté les miettes du pillage. Ouh là là... C'est vrai que ça peut se dire comme ça. Y'a plein de symboles, là-dedans. Le mec qui fait ça, dans les films, c'est le lâche salaud gluant vendeur de patrie qui crève comme un coyote juste avant la fin, c'est écrit d'avance. Oh! dis, eh, moi, c'était juste pour lui faire plaisir, à ce grand con ! J'ai horreur de vexer les gens. Eh, mais, ça aussi, c'est révélateur, mon pote! Traître par crapulerie ou traître par faiblesse de caractère, y a juste à déplacer un tout petit peu le projecteur à symboles... Va te faire foutre.
Et puis, tant pis, je continue sur Bordeaux. Ça ou autre chose... Allez, c'est décidé! Je passerai coûte que coûte, on verra bien, le moment venu. Je me sens très courrier du Tsar. Et vraiment il y a de ça, dans ce pays ravagé, sens dessus dessous, où fument les incendies, où plus rien de ce qui fait la vie civilisée ne fonctionne, traversé par cette interminable horde de plus en plus en haillons, de plus en plus déboussolée, qui n'a plus de but puisqu'elle est maintenant réjointe et enveloppée, qui continue cependant à avancer droit devant elle sur la vitesse acquise, éparpillant ici et là des familles à bout de souffle qui s'installent précairement dans des maisons abandonnées dont les occupants en font sans doute autant dans d'autres maisons délaissées, quelques dizaines de kilomètres plus au sud. Tels les lanciers tartares de Michel Strogoff, les vainqueurs, en petits groupes d'une arrogante indifférence, caracolent par les campagnes, coupent les files piétinantes ou bien les font se tasser vivement sur les bas-côtés pour laisser passer quelque engin blindé, quelque petite bagnole de liaison cahotant sur les nids-de-poule à grands éclats de rire... Car ils sont gais. Arrogants, parfaitement indifférents à toute cette misère ambulante, mais gais. Rudes pour ordonner, « Lôss! Lôss! », et même brutaux. Empressés quand on s'adresse à eux. Dois-je dire gentils et serviables? Oui, ça leur arrive.
Je passe donc la Loire. Avant de m'insérer dans la colonne, je reste un bon moment planté à l'entrée du pont, des fois que j'apercevrais Yeux-Verts ou quelque membre de sa famille. Mais rien. Ils ont dû, au réveil, se retrouver nez à nez avec les Boches, et alors ils sont restés là, dans la paille, à attendre la victoire imminente en bouffant leurs conserves et en sifflant la mirabelle du cousin. Mon cœur bondit deux ou trois fois à une brune tignasse bouclée, et puis je me dis cesse de rêver, qu'est-ce que tu te figures? Les gars qui gardent le pont commencent à me reluquer d'un drôle d'air. Bon, tant pis, quoi. Après tout, ils sont peut-être devant. Ça me décide.
Une fois de l'autre côté, je m'aperçois que la colonne est plus clairsemée qu'auparavant, plus étirée. Et puis on commence à croiser des charrois qui vont en sens inverse. On m'explique qu'il y aurait des bruits d'armistice, que la guerre est sûrement finie à l'heure qu'il est, ou tout comme. Des gens l'auraient entendu à la T.S.F.
Je demande si ça s'est battu à Paris. Il paraît que non. Je suis un peu rassuré pour mes vieux. Je pense à maman qui voulait que je lui écrive chaque soir! Elle doit me croire bien peinard à Bordeaux, elle se demande pourquoi je la laisse sans nouvelles, doit accuser mon je-m'en-fichisme bien connu...
La poste, le train, l'électricité, le gaz, l'eau courante, il semble que rien de tout ça n'a jamais existé. Pas plus que les boulangers, les bouchers, les épiciers, les marchands de couleurs... Les Parisiens commencent à sentir pas très bon.
Je me remets à serpenter sur les petites routes parallèles. Vers midi, je tombe sur des troufions, des Français. Ils sont trois, en train de plumer deux poulets sur le bord de la route. Je leur dis :
« Les Boches vous ont pas ramassés ?
Les Boches, ils ont plutôt l'air de s'en foutre. Ils foncent, ils voient qu'on n'a pas de fusils, ils s'occupent même pas de nous. C'est quand même une drôle de guerre. Je voyais pas du tout ça comme ça. »
Il hoche la tête, enfile une baguette dans le cul de son poulet, la pose sur deux branches fourchues plantées en terre. Je ramasse de la paille, des brindilles. La flamme bientôt lèche la peau hérissée du poulet.
Les gars prennent les choses du bon côté. La putain de guerre est finie, ils vont rentrer à la maison. En attendant, ils se donnent un peu de bon temps, vivent sur le pays, chapardent, maraudent, mendigotent là où il y a des gens, font sauter les serrures là où il n'y en a pas.
Pendant qu'on se partage les poulets, un jeune gars s'amène. Il chevauche un antique vélo noir, un Saint- Etienne, marque « L'Hirondelle », et porte sur le dos ses affaires dans un sac à patates. Le sac à patates me touche. Je revis la folle équipée de mes quatorze ans.
Il couche son vélo dans l'herbe, posément, se débarrasse de son sac et s'affale à côté de nous avec un gros soupir d'aise. Il dit :
« Y en aura p'têt' ben un ch'tit bout pour môué ? »
Il a un accent qui me va droit au cœur. Je demande :
« Tu serais pas de la Nièvre, toi ?
Oh! ben, dame, si, vieûx gârs! Je suis de Four- chambault. Mais j'y habite point, à c't'heure, vu que je travaille à Paris. »
Il parle exactement comme parlait grand-père, comme on parle à Forges, commune de Sauvigny-les- Bois, entre Nevers et Saint-Bénin-d'Azy. Le terrible accent morvandiau dont maman ne s'est jamais débarrassée.
C'est un escogriffe monté en graine, à peu près de mon âge, avec une grosse tête rouge au bout d'un long cou, des oreilles décollées, pas d'épaules, un gros cul. Ne s'étonne de rien, est partout à sa place, pose sur tout ses yeux placides qui ne cillent pas.
Quand y en a pour quatre, y en a pour cinq. Les grivetons tirent de leurs musettes du saucisson, des boîtes de pâté, du pain d'épices. Et du pinard. Du cacheté, me fait-on remarquer avec un clin d'œil. Je bois avec respect.
Les troufions rotent, se cherchent un coin à l'ombre pour faire la sieste. Je dis au gars de Fourchambault : « Je vais sur Bordeaux. Enfin, j'essaie. » Il me dit :
« Moué, j'allais sur Marseille. Mais maintenant, ça m'est ben égal, dame. Si te veux ben, je m'en vâs avec toué, vieûx gârs. » Nous voilà partis.
C'est un garçon vraiment agréable. Quand il pédale, il pédale. Ne s'arrête pas toutes les demi-heures pour pisser, ou parce qu'il a soif, ou mal au cul. Ne parle pas beaucoup, mais toujours pour te faire marrer. Oh ! pas de ces vannes de titi parisien toujours sur la brèche et qui n'en loupe pas une, plutôt du pince sans rire, de la grosse bêtise paysanne que tu vois pas tout de suite le vice, tu prends le gars pour un con, et puis, à deuxième lecture, tu t'aperçois que ça va loin et que le con, c'est toi. Le style de papa, quoi. J'ai l'habitude, alors j'aime bien, je me sens chez moi. Papa avec l'accent morvan- diau, ça vaut le déplacement. Il y a la tête, aussi, qui aide bien. Cette bonne bouille à claques avec ses deux yeux bien ronds, innocents et pas gênés.
Dans une descente, les mains sous la selle, il se met à chanter à tue-tête, sur un air de bourrée. Et sa chanson est comme ça :
Mon père a planté des raves
Lon 1ère, Ion 1ère,
Mon père a planté des raves
Lon 1ère, Ion lè.
Les pus grousses ed's'teux raves,
All"taint grousses,
All"taint grousses,
Les pus grousses ed's'teux raves,
All"taint grousses comme mon doué!
Me voilà parti à me marrer, à me marrer ! Il faut que je m'arrête, j'ai bien failli me ramasser la gueule, à cause de la valise qui me tangue sur le dos, à droite à gauche, secouée par ma rigolade, et m'aurait bien foutu par terre, oh vâ la sâprée denrée, tins donc !
Du coup, il se marre aussi. On est là, pliés en deux, des larmes plein la figure, dès qu'on s'arrête ça repart, on peut même pas respirer, on va crever, c'est sûr! Je lui demande de me la rechanter. Lui, pas chien. Elle me fait toujours le même effet. A travers mes convulsions, j'essaie de chanter avec lui. Je lui demande s'il connaît les autres couplets. Non, il les connaît pas. Faudra bien qu'on se contente de celui-là.
En attendant, j'ai chopé le hoquet, moi. Il ramasse au hasard une poignée de petits cailloux. Il souffle la poussière, il compte les cailloux. Il y en a quatorze. Il me dit :
« Dis les mots. Quatorze fois. »
Et les mots me reviennent, les mots magiques de mon grand-père :
J'ai l'loquet,
Bistouquet,
P'tit Jésus,
Je l'ai pus.
Quatorze fois de suite en articulant bien et sans respirer. Sans respirer, surtout ! Si tu respires avant d'avoir fini, c'est foutu, « Hoquet » te ressaute dessus aussitôt, faut que tu recommences tout depuis le début... Et quatorze! Il était temps, je dois être bleu. Le hoquet est parti, naturellement, c'est magique.Eh bien, tous les deux, on a notre hymne national. On plonge dans les vallons, on se dandine sur les raidillons en braillant tant que ça peut « Mon père a planté des raves ».
Il est monté de sa cambrousse, comme maman quand elle était petite. Il travaille à Bercy, dans les caves à pinard. Il lave les futailles, il gerbe les demi- muids. Il est content, il gagne des sous, il s'est même payé un vélo. Il fera monter son petit frère quand il sera assez grand. A Fourchambault, c'est comme à Forgés : il n'y a que l'usine ou le chemin de fer. L'usine, il aime pas tellement, et le chemin de fer faut le certificat. Lui, il l'a pas, il s'est même pas présenté, le maître d'école lui avait dit si te t'présentes, te t'présentes toût seul, vieûx gârs, moué j'te présente point, dame, te m' f'rais ben trop honte !
*
Pédaler, ça creuse. On a vite de nouveau faim. On a bien cueilli des cerises à un grand cerisier, mais elles n'étaient pas tout à fait mûres, et puis une volée de troufions vert-de-gris aux bonnes joues roses se sont amenés, sont grimpés dans l'arbre et ont commencé à le ravager par branches entières, en riant comme des collégiennes. Les cerises les meilleures se perchent tout en haut, près du soleil, c'est bien connu, mais comme les branches intéressantes sont trop minces pour y grimper, le plus simple c'est encore de les casser au ras du tronc. C'est chouette d'être vainqueurs! Nous deux, on se sentait de trop, on est par tis. Personne ne nous a retenus.
On a vu une petite maison de paysan, au bord de la route, un peu en retrait, une vieille petite maison de pauvre vieux tout seul, bouffée par les ronces. Le crépi de chaux avait foutu le camp, alors on voyait les caillasses brutales assemblées à la terre à lapins, les linteaux et les coins de grosse pierre grise tachée de lichens jaune d'or, rouille intense, vert amande ou gris souris. Le toit ployait l'échine comme un vieux bourricot. Les volets étaient clos, mais la porte entrebâillée. Le loquet pendait, cassé. On a passé la tête, on a crié y a quelqu'un, non, y avait personne. Dedans, il faisait noir, ça sentait le vieux qui se lave pas tous les jours, la soupe tournée et la pisse de chat. On a cherché à bouffer, n'importe quoi, on a juste trouvé un quignon de pain dur comme une brique et tout moisi plein de mousse, et aussi du lait dans une jarre, mais complètement pourri. On a fait le tour. Derrière, dans un enclos de grillage rafistolé, des poules faisaient côt... côt..., inquiètes mais pas affolées. On a vu qu'il y avait des œufs aux nids, on les a pris, sept œufs, et puis on est descendus dans une cave qui sentait le champignon et on a trouvé une espèce de machine et des bouteilles auprès, des bouteilles à bouchon à bascule. On en a ouvert une : de la limonade. Ce vieux-là devait fabriquer de la limonade et aller la vendre aux petits enfants le dimanche sur les foires, ça devait être ça, sa combine. On s'est assis à l'ombre, on a gobé les œufs tout crus, le septième qui était en trop c'est moi qui l'ai gobé parce que le gars de la Nièvre avait un peu mal au cœur, on a croqué le pain dur, le moisi avec, on a fait descendre ça avec des flots de limonade, on s'est mis à roter, pas moyen de s'arrêter, ça nous faisait rire, qu'est-ce qu'il y fourrait comme gaz, dans sa limonade, ce limonadier-là ! On s'est demandé si on allait crever, à cause du moisi, on s'est répondu on verra bien, et puis on a repincé nos bas de pantalons dans nos pinces à vélo et on s'est remis en route en chantant « Mon père a planté des raves », et aussi des chansons cochonnes que je lui apprenais, par exemple « En descendant la rue d'Alger », qui lui faisaient fendre la pêche jusqu'aux oreilles.
De temps en temps, on croise des Boches à bicyclette. Pour des gens aussi modernes, leurs vélos ont de drôles de gueules, on dirait qu'ils datent de Jésus-Christ, qu'ils sont faits de barres de fer plein travaillées à la masse sur l'enclume. Le guidon est bien trop haut, pas commode du tout, ça les oblige à pédaler droit comme des mâts, les mains presque à hauteur des yeux, les reins creusés, tu parles d'un char à bœufs ! La position la plus con qui soit pour pédaler, surtout en côte. Il est vrai que, les côtes, ils les grimpent à pied. Le frein, c'est un patin de bois qui frotte directement sur le pneu, en plein milieu, actionné par toute une tringlerie articulée... Même la vieille bécane de défunt mon grand-père était moins tartignolle que ces dinosaures.
Une fois, il y en a un qui m'arrête, un jeunot, il regarde mon vélo avec attention, fait sonner le métal du cadre sous l'ongle — un cristal ! —, siffle, admiratif, et me fait signe qu'il le veut. Je lui dis eh, dis, ça va pas, mec? Je fais non de toutes mes forces avec la tête et je me cramponne des deux mains à mon biclo. Merde, qu'il me tue, mais mon vélo je lui donne pas ! Il me fait des tas de signes pour me faire comprendre qu'il veut juste faire un petit tour afin de l'essayer. Ça me décide pas. Qu'est-ce qui me prouve qu'une fois dessus il va pas se tirer ? C'est perfide, cette race. Mon pote me fait signe d'accepter, et il va se placer, avec sa propre « Hirondelle », en travers de la petite route, à une centaine de mètres de là. J'ai compris. Je dis au Boche d'accord, je lui tends mon vélo et je me place en travers de la route, assis sur son tas de ferraille. Il saute en voltige, les pieds aussi sec dans les cale-pieds, sans tâtonner. Il bloque les courroies des cale-pieds, tchic tchac, roule mains en haut jusqu'au Morvandiau, vire sur place, plonge en bas du guidon, pique un sprint droit sur moi, bloque des deux à me toucher, dérape contrôlé de l'arrière, me rend le vélo. Pas à dire, il y tâte. Il me fait : « Primâ! », l'œil plein de convoitises, et me raconte toute une histoire, sans doute qu'il est coureur cycliste dans le civil, des trucs comme ça. Il dit : « La Kerre, gross malhèr! » Un truc que j'ai pas fini d'entendre... Il dit aussi : « Fini, la Kerre... Kapoutt, la Kerre » et me fait signe qu'il va rentrer à la maison et refaire du vélo. Ah! bon.
Le soir, on couche en ville, va savoir quelle ville, une ville petite, jolie, pas abîmée comme Gien. On entre dans une maison qui bâille. Une belle maison, tant qu'à faire. Un docteur habite là, sa plaque est sur la porte. Tout ce qui pouvait s'emporter a été fauché, le reste a été saccagé. On déniche quand même des pots de confitures dans un placard, des dizaines de pots avec le nom des fruits écrit bien soigneusement en ronde sur des étiquettes à filets bleus. On fait une orgie de confitures, et puis on se couche, chacun dans sa chambre, dans des lits fantastiques, grands à t'y perdre, doux comme de la çrème. Mon vélo et ma valise sont debout contre le lit, reliés à moi par une ficelle cachée sous le drap. Si tu veux me les faucher, aussitôt je bondis.
Je me suis dégotté un chouette bouquin : Les maladies vénériennes, avec des illustrations en couleurs, et un bout de bougie. Je m'endors dans des visions de chancres d'art.
Le lendemain, on reprend la route. On ne va pas loin.
Des machins blindés, à chenilles, frappés de la croix noire et blanche, mitrailleuses braquées sur nous, barrent la route, ne laissant qu'une maigre chicane. Un peu en avant, des Boches casqués, fusils, mitraillettes, grenades à manche de bois dépassant des bottes, l'air pas marrant, se tiennent, jambes écartées, devant des rouleaux de barbelés. Des paumés dans notre genre, à valises et à sacs à dos, s'accumulent et attendent, mornes, je ne sais quoi. Il se présente sans cesse des autos et des camions boches. Ils montrent un papier, on leur ouvre le barbelé.
Dans les prés, sur la droite, je vois des camions militaires français, des milliers, à perte de vue, et aussi des tanks tout neufs à cocarde bleu-blanc-rouge, sans doute les beaux chars Renault de l'autre optimiste.
Je me renseigne autour de moi. On sait pas. Faut attendre. Je me risque à dire à un Boche à grosse casquette et à culottes de cheval qui a l'air de commander : « Moi, Bordeaux. »
Il me regarde depuis tout là-haut comme si j'étais une crotte de pigeon sur son uniforme de gala : « Ya. Momènnte! »
« Momènnte », ça doit vouloir dire « un moment ». Je fais part du produit de mes réflexions au Morvan- diau, qui arrivait justement à la même conclusion. « Ya », « ça je sais, tout le monde sait, ça veut dire « oui ».
Le momènnte dure une bonne demi-heure. Et puis une autre grosse casquette gueule :
« Matames, Meuzieurs, fenir! Tous matames-meu- zieurs ! Lôss ! »
Pour le cas où nous n'aurions pas compris, des troufions nous encadrent, nous font signe d'aller par là : « Lôss ! Lôss ! »
C'est pas loin. Un petit pré encadré de haies vives que renforcent des rouleaux de barbelés. Il y a l'herbe, et rien. Une seule sortie, gardée par deux vert-de-gris.
Mon pote et moi, on s'affale dans l'herbe. Plutôt curieux qu'inquiets. On regarde autour de nous. Gueules grises de gens qui n'ont pas beaucoup dormi ces temps derniers.
Au bout d'un moment, on commence à se demander ce qu'on fout là. Le soleil tape déjà dur, il n'y a aucune ombre, si ce n'est une bande toute maigre au pied de la seule haie qui soit un peu à contre-jour. Et voilà que j'ai mal aux dents. Une molaire, creuse à y loger un cheval et sa charrette, avec qui cependant je vivais jusqu'ici sur un pied de tolérance réciproque, vient soudain de jeter le masque. Ça m'élance furieusement. Pendant que je donne des coups de tête dans la terre, le gars de
Fourchambault cherche de l'aspirine dans l'honorable assistance. Personne n'en a. Une dame me tend un petit flacon d'alcool de menthe. J'en verse dans le trou, ça me fait cent fois plus mal qu'avant, dix millions de volts me secouent la mâchoire. Un jeune homme avec une barbiche me dit qu'il est étudiant en médecine et qu'à son avis c'est un abcès, mais que sans instruments on ne peut rien faire. Je vais trouver les sentinelles, je leur montre ma dent, je fais -« Ouh là là » en secouant la main, mimique de douleur extrême. Ils font « Ya, ya ! » d'un air plein de compassion, et puis haussent les épaules d'un air de totale impuissance. Font de la main le geste qui veut dire « Patience! ». Ben, oui. Seulement, moi, c'est ma dent.
J'écoute les gens causer autour de moi. Il paraît que les Boches (« Chut ! Voyons ! Dites « les Allemands » ! Voulez-vous nous faire tous fusiller? ») occupent la France entière, du Nord au Sud, des Alpes aux Pyrénées. Il paraît que l'armée française a stabilisé le front juste après le bled où nous sommes, vers Saint-Amand-Montrond, par là, et que la contre-offensive est imminente, c'est pourquoi vous voyez, ils sont devenus nerveux, tout à coup. Il paraît que le maréchal Pétain a été nommé chef du gouvernement et qu'il a demandé l'armistice. Il paraît que, pendant que les Allemands avancent en France, les Français avancent encore plus vite en Italie (là, tout le monde rigole). Il paraît que s'ils n'avaient pas eu leur Cinquième Colonne jamais ils n'auraient pu vaincre l'armée française, la dame qui dit ça vient justement de reconnaître son épicier habillé en officier allemand, si si, c'est lui, j'en donnerais ma tête à couper, je le connais bien, tout de même! Il paraît qu'un type a parlé dans le poste, il était à Londres, soi-disant, et il disait que la guerre n'était pas finie, des trucs dans ce genre, on a pas bien tout compris. Ah, non, dit une autre dame, fini, les bêtises! Ça ne sert à rien de s'obstiner. Il faut être beau joueur. On a perdu, on a perdu, c'est tout. Des zigotos comme ça, c'est bon qu'à nous faire tous massacrer! On n'est pas à Londres, nous autres, on est ici, en première ligne, entre leurs pattes! Finalement, c'est nous qui l'avons déclarée, la guerre, faut être juste. Et pourquoi, au fait ? Vous rappelez-vous seulement pourquoi? Parce que Hitler voulait Dantzig, ou la Pologne, je ne sais même plus moi- même, alors, voyez... (« Parlez plus poliment, voyons! Dites « monsieur le chancelier Hitler ». Ces Allemands, ils comprennent bien mieux le français qu'ils ne le laissent voir. Ils font semblant. Dans les casernes, on leur donnait des cours de français spécialement en vue de la guerre. Oh, ils sont forts, les bougres! Et quelle organisation! Vous avez vu leur organisation? Nous ferions mieux de profiter des circonstances pour prendre modèle sur eux. ») Il paraît que, il paraît que...
Mais j'ai maintenant tellement mal que je ne peux plus m'intéresser à rien. Les heures passent. De temps an temps, des nouveaux sont injectés dans le pré. On n'a pas l'air d'avoir l'intention de nous donner à manger. Je m'en fous, j'ai pas faim, j'ai mal, c'est marre, mais les autres commencent à la sauter. Les gens font leurs pipis-cacas dans un coin du pré, à l'angle de deux haies, y vont par couples, le monsieur fait écran et monte la garde pendant que la madame s'accroupit.
Le soir vient, tout doucement. Le pré est maintenant plein de monde. J'ai mal, j'ai mal. Je décide de me tenir tout près des sentinelles. Quand un nouveau contingent arrive, je harponne carrément par la manche le gradé à la grosse casquette qui l'accompagne et je gueule que j'en ai plein le cul, que j'ai mal, que je veux qu'on me soigne, et puis d'abord je vais à Bordeaux, j'ai l'ordre de mes chefs d'aller à Bordeaux, et merde. Avec beaucoup de gestes très expressifs très véhéments.
Grosse-Casquette me regarde, sévère. Voit que je suis rien qu'un grand môme. Tend la main : « Papîrs! Pâ-piés! »
Je lui montre ma carte d'identité, ma carte des P.T.T. Il me les rend. Ricane du haut de son nez :
« Nix Borteaux, Meuzieur! Retour Pariss! La Kerre, fini. Franntsozes, kapoutt ! »
Il ajoute :
« Vous bedide karçon. Vous partir temain. Nous cherche franntsozes zoldates. »
Il tourne le dos. Je reviens parmi les autres. Je leur répète ce qu'il m'a dit. Quelques types font une drôle de gueule. Des gaillards dans la force de l'âge. L'un d'eux demande à une dame seule si elle ne voudrait pas dire qu'il est son mari, qu'il a perdu ses papiers dans la grande pagaille, soyez chic, quoi, je suis militaire, vous comprenez, s'ils me chopent ils me font prisonnier, soyez chic, madame. La dame dit ça marchera jamais, et puis où voulez-vous aller ? Ils vous rattraperont n'importe où, et alors là ils vous fusilleront comme déserteur, vous trouvez que c'est intéressant? Et vous aurez la honte, en plus. Vous en faites pas, ma petite dame, que je sorte seulement d'ici, ils ne m'auront plus ! Je file tout droit chez nous, à la maison, et là, je les attends ! Chez nous, c'est chez nous, vingt dieux !
Je sais pas s'ils sont arrivés à se mettre d'accord. Ici et là, des gaillards-dans-la-force-de-l'âge conciliabu- lent.
La nuit est longue. Je la passe à tourner autour du pré carré, à m'arracher la peau de la joue, à me balancer des coups de poing, à me retenir de geindre, à m'apercevoir que je geins depuis des heures... Ça n'a pas l'air de gêner les autres. Ou bien ils sont tellement crevés qu'ils dormiraient attachés à une roue de moulin, ou bien ils sont là, sur le dos, mains sous la nuque, à regarder les étoiles, ou bien ils sont accroupis, mine de chier, dans le coin des deux haies, pendant que d'autres, à plat ventre, cachés par eux, trafiquent les barbelés. Je m'endors comme le matin se pointe.
Remue-ménage du côté de la sortie. Voilà Grosse-Casquette, accompagné de deux ou trois autres casquettes. Des camions attendent dehors. Des vert-de-gris en armes font la haie entre la sortie et les camions.
Grosse-Casquette gueule :
« Matames ! Meuzieurs ! Ici ! Tous fenir ! Schnell ! »
Le tas de chiffons répandu sur le pré se défripe mollement. Ça craque, ça geint, ça poche sous les yeux, ça jaunâtre et ça a besoin d'un coup de rasoir.
« Lôss, Mensch ! Lôss ! »
Voilà le troupeau vaguement debout, agglutiné devant Grosse-Casquette. Un troufion rôdaille dans le pré, renifle la haie, à quatre pattes. Il rapplique, au trot, freine pile devant Grosse-Casquette, salue, claque des talons, reste au garde-à-vous, raide comme ils savent être raides. Il aboie quelque chose. Grosse-Casquette fronce le sourcil, donne trois ou quatre coups de gueule furibards. L'autre re-salue, re-claque, se place sur le côté, mitraillette en poigne. Grosse-Casquette s'adresse à nous.
« Matames, Meuzieurs, franntseûziche zoldate étaient dans vous hier soir. Auchourt'hui matin, ne sont plus. Où ils, hmmm? Wo denn, bitte? Où, z'il fous blaît? Hmm, hmm? »
Ses yeux balaient le ramassis apeuré. Il est vraiment en colère. Il explose.
« Ils partis ! Voilà où ils ! Weg gelaufen ! Ils courir, courir! Loin courir! Ils prisonniers-la-kerre. Vous voir partir. Vous aider partir. Vous gross filous ! Che fitsiller vous!»
A ce moment-là, une autre casquette lui dit respectueusement quelque chose. Il fait « Ach ! » d'un air aga- cé-furibard, et puis un geste de la main pour dire bon, d'accord, après tout je m'en fous. Les gens s'entre- regardent, pas frais. « Il a dit qu'il va nous fusiller ! » dit une dame. Elle éclate en sanglots. Son mari la serre contre lui, lui tapote l'épaule: « Allons, Suzanne, allons! »
Les premiers commencent à sortir. Ils présentent leurs papîrs à une casquette, qui examine surtout les bonshommes, surtout s'ils ont entre vingt et cinquante, et puis fait « Lôss ! » avec un geste écœuré de la main. Tout le monde passe, sauf un grand corniaud rouquin, taillé comme un bœuf, vêtu de bleus de travail en loques et beaucoup trop courts, visiblement fauchés à un épouvantail. Ses gros bras jaillissent des manches qu'ils font péter. Les autres ont dû l'oublier, ou alors c'est un de ces taciturnes de la campagne qui ne se font pas de copains au régiment. Ils l'embarquent dans un camion.
*
Je me tâte un instant si je vais pas faire un saut jusqu'à Nevers et Forges, c'est pas loin d'ici, et puis non, j'ai pas tellement la fibre familiale, depuis dix ans que grand-père est mort j'ai vu mes tantes, mes oncles et mes cousins une seule fois : le jour de ma communion. Toute la mâchoire me fait un mal de chien, je suis enflé, j'ai de la fièvre, je me sens pas du tout en train pour écouter les litanies prévues sur le malheur des temps, hélâ faut-i don ben qu'j'arvoyons ça, ôh ben, nous v'là-t-i ben, qu'est-ce que j'vons-t-i don ben dev'nîr, qu'j'avons déjê telPment de misère à seul'ment arriver à tremper not' soupe, faut-i don point qu j'nourrons ces vâ-nu-pieds de Prussiens, à c't'heure? Et làvoudon que vous voulez-t-i que je prenions de quoué, moué ? I vont nous dévorer la poule et le jô, et pis la gârelle et le pourceau, et pis la vache et son viau, et pis nout'piau et nous ôs ! Oh ! vâ, l'gârs, vâ, c'étaint ben la peine que j'payains tant d'impôts et de contributions pour astiquer tous ces biaux militaires, dame ! Au premier coup d'fusil, i s'sont ensauvés tellement vite que j'avons seu'ment point eu le temps ed'les vouér! J'ons juste vu leû'dârrières avec leû'ch'mises qui dépassaint qu'on aurait dit des culs de lapins en train de courir avec leû'ch'tites queues blanches! Vous aût', les Parisiens, vous vous débrouillerez toujours ben> mais nous aut', ici, dame, on va les avouér sû' les reins! C'est que ces Prussiens, ça mangeont comme trois gorets ! La misère, c'est ben toujours poû'l'Morvanguiau ! Oh que j'cheux-t-i don fâché...
Mon copain n'est pas davantage tourmenté du besoin de passer par Fourchambault. D'après ce qu'on entend à droite à gauche, les Allemands sont à Bordeaux, et même à la frontière espagnole. Bon. Il ne nous reste plus qu'à rentrer, quoi. La queue entre les jambes.
*
La route est moins encombrée qu'à l'aller, quand tous ces bons branques étaient poussés au cul par la grande trouille de la Bête blonde. Maintenant, ils rentrent chez eux, dans leurs Picardies, dans leurs Belgi- ques, puisque aussi bien les Boches sont partout et qu'au moins, chez soi, on est chez soi. Un peu gênés d'avoir cédé à la panique, ils ont l'air de se demander ce qu'ils sont venus foutre là, dans quel état ils vont retrouver la maison, la boutique, les bestiaux. S'en veulent de s'en être fait tout un plat. Après tout, les Allemands, c'est pas si terrible. Sont bien polis bien corrects, là vous pouvez pas me dire le contraire, faut regarder les choses en face, patriote, d'accord, mais pas chauvin, polope. Pas comme ces voyous'de fuyards français ! Je suis sûre et certaine qu'on va pas retrouver un seul drap dans l'armoire, tu verras ce que-je te dis ! Des draps en pur fil que maman avait fait broder exprès pour notre mariage! Heureusement que j'ai insisté pour emporter l'argenterie! Si je t'avais écouté, on serait partis en pyjama!
Ils cheminent à petites étapes, pique-niquent à l'écart, sournois, refermés sur leurs provisions. Certains retrouvent leur chère auto là où ils l'avaient abandonnée, et alors ils décident de camper à côté, l'essence va bien finir par revenir, c'est une question de quelques jours, les Allemands vont réorganiser tout ça vite fait, ils ont le génie de l'organisation, on ne peut pas leur retirer ça, tout ce que vous voudrez, d'ailleurs leur propre intérêt exige que tout se remette à fonctionner normalement le plus vite possible.
Les Allemands, ils nous bousculent dans leurs petites bagnoles marrantes, puisant à poignées dans leurs casques débordants de cerises. Parfois un vainqueur solitaire s'approche d'une famille et dit, mi-quémandant, mi-menaçant : « Cognac! » Ou bien c'est un détachement qui revient de quelque corvée, dans ce bruit de mastication rythmée que font les bottes cloutées sur les pavés. Un aboi bref : toutes les bouilles se fendent, tous les gosiers entonnent, exactement ensemble, à trois voix accordées avec précision, un chant barbare, farouche et brutal, qui vous martèle le ventre et vous glace la moelle des os7.
Nous nous nourrissons au hasard des trouvailles mais, à mesure que nous gagnons au Nord, les maisons vides se font de plus en plus rares. Beaucoup de paysans ont réintégré leurs fermes. Peut-être s'étaient-ils tout simplement cachés dans les bois, pas bien loin. Ils acceptent, sans enthousiasme mais à prix-d'or, de nous céder des œufs, du lard, du beurre, et aussi du pain qu'ils ont réappris à cuire eux-mêmes dans les vieux fours d'autrefois.