On marche. Deux enfants perdus dans cette guerre de vieux cons. On doit avoir l'air de Chariot et de la fille dans la scène finale des Lumières de la ville, quand ils s'en vont, tous les deux, vers le soleil levant. Il me semble que c'est bien dans ce film-là.

Fin de l'alerte. Hébétés, clignotants, saupoudrés de plâtre, les survivants, un à un, sortent de leurs trous à rats. Des camions feldgrau transportent des gars feldgrau à tout berzingue à travers le désastre. Quelque dignitaire du Parti, quelque huile de l'Armée, qui aura égaré la clef de son abri personnel ? Un enterrement se remet en route. Derrière le corbillard à bouquets de plumes noires, la famille se tord avec recueillement les pieds sur les débris. Les hommes sont en redingote et en haut de forme. C'est un petit enterrement maigrichon, un enterrement de pauvre, mais tout Allemand conserve dans la naphtaline la redingote noire et le chapeau haut-de-forme, le « zylinder » (prononcer « tsulinndeur ») entouré d'un crêpe de vingt centimètres de haut, qu'exige la décence et qui ne servent qu'aux enterrements.

Quand un soldat meurt. au front, ses proches ont droit à trois jours de deuil. Pendant- trois jours, l'épouse ou la mère peut se vêtir de noir, le père porter un crêpe au bras. Au-delà, ce serait indécent, et d'ailleurs c'est interdit. La Gestapo veille. Sinon, toute l'Allemagne serait en noir, l'énormité de l'holocauste vous sauterait à la figure. Ce ne serait pas bon pour le moral. Un peuple qui se bat doit avoir le moral.

Je reconnais des ruines familières. On dépasse Schô- neweide. Tiens, finalement, sans le faire exprès, on avait pris la direction du camp! Voilà la Landstrasse.

Ça a très peu cogné, dans ce coin. Quelques cratères dans la chaussée, ici et là. Un attroupement. On veut voir. C'est un cheval mort. De quoi, pas facile à dire : il est aux trois quarts dépecé. La foule s'est abattue dessus, ils se taillent des biftecks dans la viande chaude, des caillots noirs pleins les doigts, fébriles enragés, ils vont se couper mutuellement les doigts en rondelles à charcuter hargneux comme ça !

La surprise, c'est pas ça. La surprise, c'est que ce sont des Allemands! Des messieurs, des dames, cravatés, chapeau, porte-documents, des jeunes filles diaphanes, même un aveugle avec ses trois gros points noirs sur le brassard jaune. Des Allemands, s'abaisser à cette curée! Des Allemands, manger du cheval! Il faut qu'ils aient vraiment faim...

Je tire mon couteau, je me faufile à quatre pattes jusqu'à la carcasse du cheval, j'attrape un lambeau de viande qui pendouille, je le coupe. Je reviens à Maria, tout fier :

« Du bifteck, dis donc ! Je vais te faire griller ça, bien grillé sur les côtés, bien bleu au milieu, comme à Paris, tu vas voir, tu vas te régaler ! »

Elle me regarde, sidérée :

« Tu vas manger ça ?

Ben oui. Et toi aussi. Ça donne des forces.

Tu veux que je mange du cheval ? »

Là, le dialogue s'enlise dans les marécages de l'incompatibilité des cultures. Maria crache comme une chatte en furie, s'essuie la langue, fait « Tfou! » trois cent mille fois, dit qu'on lui avait bien dit que les Français mangeaient les grenouilles, les escargots et les limaces, mais elle n'avait jamais voulu le croire, et maintenant elle voit, c'était vrai, des gens capables de manger du — Tfou ! — cheval sont capables de tout !

Et bon, j'ai partagé mon bifteck avec Picamilh. Ou avec Piat, je sais plus.


LA NUIT BALTE

UN soir de la fin février, l'ordre est donné de rassembler nos affaires et de nous tenir prêts à partir. Tout le monde. Appel à cinq heures du matin devant la baraque du Lagerführer. Grande perplexité dans le camp. On questionne les interprètes belges. Ils ne savent rien. Est-ce que les Allemands de la Graetz partent aussi ? Non, seulement nous. Et les Russes?-Les Russes partent avec nous. Je me faufile chez les babas par ma trouée habituelle. Ça jacasse volubile dans les baraques. Le camp est comme une fourmilière où tu as donné un coup de bêche. Les babas se bousculent au lavabo, font en vitesse, à l'eau froide, des lessives qui n'auront pas le temps de sécher.

Maria plie ses affaires. C'est vite plié : un petit balluchon de linge -bien propre bien au carré. Je lui demande si elle sait où on va. Bien sûr, elle sait : on va au front. Tout le monde sait. Toutes les babas, en tout cas. Au front? Qu'est-ce qu'on va foutre au front? Pardi, qu'est-ce que tu crois? Akopy kopatj. Gräben graben. Creuser des tranchées. C'est tout ce qu'on sait faire, non ? Et c'est tout ce qu'il y à a faire en Allemagne, maintenant. Toute l'Allemagne creuse des tranchées. Et où ça, au front ? C'est grand, le front ! Elle a un geste vague. Kouda niboudt na sévèr. Vers le Nord, par là...

Elles ont toutes l'air plutôt contentes. Excitées, disons. Comme les petites filles du pensionnat la veille des vacances. Rient, se font des blagues. Maria me voit soucieux.

« Tu n'es pas content?

Creuser des trous en avant des lignes, ça me plaît pas tellement.

Mais on va à la campagne, Brraçva ! C'est merveilleux! Tu ne connais pas la campagne, tu n'as jamais vu, tu es de Paris, Paris c'est comme Kharkov, il n'y a pas la campagne, tu ne sais pas comme c'est beau !

Et si on nous sépare? »

Là, elle se fronce.

« Pourquoi tu vois toujours tout noir? Aujourd'hui, je suis contente. Demain, on verra. Je sais seulement ça : on reste ensemble, toi et moi. My s toboï. Chto boudièt zavtra, to ouznaïèm zavtra. »

Elle m'embrasse, elle chante Prochtchaï lioubimyï gorod, Adieu, ville bien-aimée, elle me dit apporte-moi tes trucs à laver, toi cochon. Tu dois avoir plein de choses sales puantes sous ta Matratze. Va chercher, vite! Tu te rends compte, Brraçva, on quitte ces sales baraques pourries pleines de punaises, cette sale ville toute cassée où les gens sont si méchants! Je suis contente !

Si elle est contente, je suis content. Laisse-toi donc aller, Brraçva, sois un peu moins le fils de la Morvandelle tragique et un peu plus celui du lumineux Rital Gros Louvi qui prend le temps comme il vient et ne se retient certes pas de rire ce soir parce qu'il risque de pleurer demain !

Les copains sont en train de faire leurs paquets en jurant des putain de bordel de merde parce qu'ils doivent abandonner sur place des tas de machins très précieux, il y a comme ça dans la vie d'abominables déchirements. Parmi ces trésors, je récupère un vieux pantalon, une espèce de vareuse, des chaussures qui furent blanches et de tennis, un béret basque, tout ça à peu près de la taille de Maria, et aussi une valise en carton très fatiguée, une valise tout à fait plouc du Cantal qui monte faire fortune à Paris. Je rafistole la valise avec du fil de fer et de la ficelle, je fourre mes trouvailles dedans et, à quatre heures, je me glisse chez les babas, je grimpe sur le châlit de Maria, je la réveille doucement, je lui dis :

« Habille-toi avec les choses qu'il y a là-dedans et mets tes affaires dans la valise. Comme ça, tu auras l'air d'un Français, si on regarde pas de trop près. » Et puis je file me laver.

A cinq heures, tout le camp piétine sur l'emplacement prévu pour les piétinements. Les Russes d'un côté, les Français de l'autre. Je repère Maria. Elle porte son éternel petit manteau écossais feuille morte archirâpé rafistolé mais bien convenable, ses bas de laine bleus, ses chaussures 1925 avec une bride sur le dessus et un bouton sur le côté. La petite vache! Ses boucles fauves flambent comme un soleil, ukrainiennes avec arrogance et féminines à ne pouvoir penser qu'à ça. Un vrai défi.

Elle me regarde, rit à s'étouffer, me montre la valise à ses pieds. La saloperie de valise d'immigrant qui m'a donné tant de mal et m'a volé une heure de sommeil. J'espère du moins qu'elle a mis dedans le déguisement de prolo français dont j'étais si fier. J'avais même épin- glé à la vareuse un insigne bleu-blanc-rouge avec la tour Eiffel.

On nous distribue un café aussi déprimant que d'habitude, mais aussi bouillant, c'est tout ce qu'on lui demande. Surprise : il est sucré. Très légèrement. Le Lagerfuhrer procède à l'appel. Il recommence cinq fois, il manque toujours quelques gars et quelques filles saisis par la chiasse au mauvais moment, forcément, ça dure trop. Il finit par y renoncer, balance son bordereau dans la baraque avec un énorme « Scheisse! », et puis il nous fait un discours.

« Vous tous, là, vous allez prendre le train. Le type, là, c'est votre chef. Les gars à côté de lui, c'est les surveillants. Je ne sais pas si, là où vous allez, il fera meil- letir qu'ici. J'ai idée que ça doit se valoir. Lebt wohl, ihr Filou! »

Notre « chef » est un grand rhachin plein de santé, un civil, mais torturé par des nostalgies militaires, comme ils sont tous. Vareuse verdâtre à ceinturon, avec plein de popoches terriblement viriles, culottes de cheval, bottes fauves, pull-over col roulé blanc, par là-dessus un petit bitos tyrolien avé le plumeau, té. A la main une cravache, si si, je vous jure, dont il se fouette les bottes de temps en temps, quand ça lui revient en tête qu'il a une cravaché. Plutôt l'air du grand mollasson qui se joue le cinéma du hobereau à monocle. Ses aides sont des Tchèques, pas des Sudètes, des vrais Tchèques slaves, assez emmerdés d'être là. Tout de suite, on sent que ça sera pas la discipline de fer.

*

On s'attendait aux fourgons à bestiaux. Et non, on a droit à un vrai train, avec des compartiments. Un train interminable, il doit bien avoir trois kilomètres de long, bourré jusqu'aux filets d'échantillons bigarrés de matériel humain qui rappellent le bon vieux temps où la Wehrmacht triomphante raclait l'Europe jusqu'à l'os. L'Europe est maintenant à peu près partout libérée de la Wehrmacht, mais les Européens sont toujours là, pris au piège, et l'Allemagne se rétrécit sur eux, l'Allemagne a eu les yeux plus gros que le ventre, le camp des Tartares est devenu la station Châtelet aux heures de pointe.

On a l'air un peu surpris de nous voir arriver, la horde de la Graetz. On dirait qu'on n'était pas prévus. Les gars de la Riechsbahn sont débordés, on ne nous charge d'ailleurs pas dans la gare, la gare est démolie, l'embarquement se fait dans la banlieue, quelque part au Nord de Berlin.

Qu'à cela ne tienne, on rajoutera les wagons qu'il faudra, c'est pas les wagons qui manquent. De par la rapide diminution de surface du Reich, ces temps derniers, l'énorme quantité de wagons fauchés dans toute l'Europe et concentrés là n'ont plus tellement l'occasion de se dégourdir les roues. Nous marchons jusqu'à la queue du train, là-bas au diable, en râlant, bien sûr. Les babas portent bien droit sur la tête leur balluchon, comme au kolkhoze, elles vont nu-pieds, pour l'équilibre, l'orteil tâte le terrain en éclaireur, leurs sabots se prélassent en haut du balluchon, elles marchent cambrées, le poing sur la hanche, ça leur donne un port de reine, ainsi qu'aime à dire l'explorateur-poète en parlant des négresses qui se coltinent sur le chignon sa baignoire, sa table de bridge, son whisky, son canon de campagne et ses caisses de munitions. Maria serre fièrement la poignée de sa valise civilisée. Moi, j'ai arrangé des ficelles à la mienne pour la porter comme un sac à dos, c'est toujours la valise de jeune fille de maman, celle qui a fait sur mes épaules l'exode de juin quarante.

Nous voilà casés, toute la Graetz ensemble, rien que des copains dans le compartiment, Maria contre moi, côté fenêtre sens de la marche, et aussi Anna, la petite Choura, la grande bringue de la cambuse dont j'oublie toujours le nom, celle qui a des dents en fer, on se serre, on se tient chaud, ça commence à sentir fort la bonne odeur russe de chien mouillé, la bonne vieille odeur de kapok qui n'arrive jamais tout à fait à sécher en profondeur... Lachaize tire de je ne sais où des plaques de miel synthétique qu'il a échangées à je ne sais qui contre je ne sais quoi, Picamilh ou un autre exhibe un bidon de pinard qu'il a échangé à un prisonnier rital contre une montre sans aiguilles mais le Rital a expliqué qu'il découperait des aiguilles dans une lame de rasoir, ah bon, pourquoi pas, s'il tient vraiment à savoir l'heure. Maria tire de son sein un gros sac de graines de tournesol, « Vott chokolade! », la grande Génia, la fille de la cuisine — ça y est, je me souviens, c'est Génia qu'elle s'appelle — extirpe de sous sa jupe un sac de loile astucieusement conçu, style voleuse de grands magasins, d'où elle tire des tranches de pain noir et des portions de margarine... C'est la nouba, c'est la fête!

C'est notre voyage de noces, à Maria et à moi.

*

Alors, voilà. Nous sommes en Poméranie, dans un petit bled qui s'appelle Zerrenthin, à une trentaine de kilomètres à l'ouest de Stettin. C'est là qu'on est venus creuser des trous pour arrêter les Russes.

Les Russes sont à Stettin. D'un jour à l'autre, ils vont se mettre en route. Il faut que nos fossés soient prêts. Les chars de l'Armée Rouge piqueront du nez dedans, et voilà, l'assaut sera stoppé net. Les soldats rouges pleureront devant leurs terribles tanks figés le cul en l'air, et Staline implorera la paix. Il faut que ce soit ça, le plan de l'Oberkommando der Wehrmacht, puisqu'on ne voit pas un seul troufion allemand à l'horizon. Pas le moindre mouvement de troupe, pas même un camion de ravitaillement, une estafette à moto. En fait d'uniformes, uniquement ceux des quelques gaillards de l'Organisation Todt qui plantent des petits piquets sur la lande pour délimiter le tracé de nos travaux de fortification.

La Poméranie est plate, à l'infini. Du sable partout. Des rivières, des marécages, des forêts. Des steppes d'herbe maigre, enfin, moi, j'appelle ça des steppes, ce mot-là me donne des frissons. Et d'abord, c'est vrai, je me rappelle très bien, la géographie dit que la steppe c'est quand les touffes d'herbe ne se rejoignent pas et qu'on voit la terre entre. C'est juste comme ça, ici, sauf que sur la terre, c'est du sable. Je commence à croire que toute l'Allemagne est en sable. Faire le terrassier, dans un bled pareil, c'est du gâteau. Pas comme dans ma banlieue où c'est tout glaise collante et grosse caillasse.

Zerrethin est tout petit. Il n'y a que deux ou trois belles fermes, très propres, quelques maisons de paysans pauvres, une église, une école. Nous sommes logés à l'école et dans la salle du catéchisme. Nous, c'est-à- dire les Français. Les Russkoffs n'ont qu'à se démerder. Et voilà la démerde qu'elles ont trouvée, les Ruskoffs : une immense grange, fabuleusement haute, où se trouve une fabuleuse meule de paille. La meule de paille monte jusqu'au toit de la grange, ce doit être la grange communale, ou un machin en coopérative, enfin, bon, on dirait que toute la paille du pays est rassemblée là. Et alors les babas se sont creusé des trous dans la paille, dans les murailles verticales de ce tas de paille au milieu de cette grange, elles s'enfoncent le corps dans leur trou, chacune le sien, juste la tête qui dépasse, on a chaud on est bien, c'est formidable, toutes ces têtes qui dépassent de cette paille comme des nids d'hirondelles accrochés à une falaise, quelle merveille !

. Naturellement, je couche là, j'ai mon trou avec Maria dedans, c'est tellement drôle et tellement bon, on se serre l'un contre l'autre, on se regarde et on rit, on rit comme des bossus.

Et le soir, tous les soirs, les Russes chantent. Là, personne ne les emmerde, les Français sont à l'autre bout du pays dans leur école dans leur sacristie, les Allemands du village, quelques vieux et quelques femmes — les enfants ont été évacués — viennent autour de la grange écouter les Russes chanter dans la nuit. Ils s'assoient par terre, ils tirent sur leurs pipes, ils ne disent rien, je sais que de grosses larmes leur coulent sur les joues, et puis ils s'en vont, discrètement. Demain, l'Armée Rouge sera là.

Jamais les filles n'ont chanté comme ça. Dans l'énorme nuit balte, elles se donnent corps et âme, comme on se donne dans l'amour, comme on se suicide. Elles se soûlent de beauté, elles délirent d'extase, au bord de ce demain qui bée, noir, ce demain imminent qui va tout changer, sauvagement, sans qu'on sache quoi, sans qu'on sache comment.

Demain, nous serons libres. Demain, nous serons morts. Tout est possible. Le plus possible de tout est la mort. Elle va tomber de partout. Les Russes, peut-être, nous fusilleront tous. Ou les Allemands, pourquoi pas, avant de fuir. Et avant ça, il y aura eu les combats, ils vont être enragés, on est coincés entre les deux. Peut- être servirons-nous de cochons pour faire sauter lës champs de mines... Tout est possible.

Quel que soit demain, demain sera autre chose. La fin de cette merde, en tout cas. Même si c'est pour une autre merde, pire. Même si c'est pour la mort. Autre chose. Tout bascule, tout n'est que peur, espoir, attente. Demain sera énorme.

Pour l'instant, demain reprend son souffle avant de nous tomber sur la gueule. Le temps est suspendu. Même la guerre se fait oublier. Plus de bombes, ni de jour, ni de nuit. Nous roupillons des nuits de retraités. Les Américains ne tapent pas sur les travaux stratégiques, ils préfèrent les villes bien bourrées de monde. Les Russes non plus, d'ailleurs, ne bombardent pas. Pourtant, ils suivent de près tout ce que nous faisons. Plusieurs fois par jour, un de leurs petits avions de reconnaissance, un Yak ou un Rata, vient faire du rase- mottes au-dessus de nos têtes, s'amuse parfois à quelques loopings, on lui gueule « Hourra! », on agite nos loques dans le vent, les mecs de la Todt haussent les épaules et se contentent de grogner : « Los! Los! Zur Arbeit, Mensch ! » N'ont pas l'air d'y croire beaucoup, à leurs fossés magiques...

Nous vivons un présent plus étroit que le fil d'un rasoir, et les filles chantent comme elles n'ont jamais chanté. Et moi, qu'est-ce que tu crois, je chante aussi, à pleine gorge. Je commence à les connaître, les chants. Maria me tape sur la tête quand je détonne, mais moi tout seul contre trois cents Russkoffs en délire, ça ne doit pas tellement altérer l'harmonie... Les filles sont heureuses, elles oublient tout ce qui n'est pas leur chant, comme des oiseaux ivres de printemps, elles sont en transes et moi aussi, je tremble, je pleure de bonheur, et quand elles se taisent, très tard, nous faisons l'amour, Maria et moi, très doucement, très fort, et on s'endort dans les bras l'un de l'autre, on est deux bébés jumeaux, dans notre nid de paille, juste les têtes qui dépassent.

Pourquoi ne sommes-nous pas comme ça, nous, les Français ? Pourquoi ne savons-nous que brailler (faux) des obscénités « gaillardes » chiantes à crever ou bien se tailler chacun son petit succès personnel en singeant les rengaines d'une vedette à la mode? Pourquoi sommes-nous si secs, si froids, si ricanants, si rétrécis, si quant-à-soi, si trouillards du ridicule? Pourquoi n'avons-nous ni chaleur, ni odeur?

*

Chaque matin, à l'aube, appel sur la place de l'église. Notre chef responsable arpente le pavé en fouettant ses bottes de sa cravache et en remuant beaucoup d'air dans les ailes battantes de sa culotte de cheval. Pendant ce temps, un Tchèque fait l'appel. Les aspirants malades forment à part un petit groupe transi. L'examen d'aptitude au dorlotage est encore plus sommaire que celui de Schwester Paula : il n'y a pas de thermomètre. Sans doute faut-il être infirmier diplômé pour avoir le droit de lire un thermomètre médical et d'en interpréter les indications. Culottes-de-cheval s'approche du groupe de pâlichons, demande à chacun de lui faire voir ce qui ne va pas et prend sa décision à l'enflure. Si c'est très enflé, tu restes dans la paille pour la journée. Sinon, non.

Distribution du café. S'il est arrivé. Parce que le café nous est livré en bouteillons thermos par le camion de la Todt. Comme d'ailleurs la soupe du soir. Le camion arrive ou n'arrive pas. Ou arrive trop tard. S'il n'arrive pas, on part au boulot sans avoir bu le café. C'est triste. Pas qu'on y perde grand'chose, mais on se sent frustrés. S'il arrive, on part après avoir avalé son quart de café clair, comme toujours, dégueulasse, comme toujours, et froid, ça c'est nouveau. Les bouteillons ont beau être thermos, le camion les bringuebale depuis tant d'heures avant d'arriver ici, nous sommes en bout de circuit, que le café est, quand il nous arrive enfin, froid, eh oui. Même chose pour la soupe du soir : liquide, fade et froide. Alors qu'il y a ici trois cents gaillardes qui ne demanderaient qu'à nous faire la soupe, et de la bonne, que dans le village d'immenses marmites sur d'énormes fourneaux de briques servent à cuire la pâtée aux cochons et donc ne servent à rien, il n'a plus de cochons, que, que, que... Oui, bon, quoi. On avale notre café froid, on se prend chacun une pelle ou une bêche, au choix (« Schüppe oder Spaten? ») que nous tend, bien poliment, ma foi, le Tchèque préposé à ça (« Bitte schön ! » « Danke schön ! ») et puis « Vorwärts... Marsch! », nous voilà en route pour notre chantier du jour, qui se trouvait à six kilomètres du village dans les premiers temps, à plus de douze maintenant car, on a beau bêcher sans zèle excessif, le fossé petit à petit avance, et nous avec, donc.

*

Culottes-de-Cheval aurait bien aimé que nous marchions au pas, pelle sur l'épaule. Tous ces manches inclinés bien parallèles, tous ces fers étincelant comme des hallebardes dans le soleil levant auraient réchauffé son cœur frustré de sous-off-né qu'un destin cruel tient éloigné des héroïques combats, hélas hélas, parce qu'il a une verrue sur l'avant-bras et un beau-frère dans les bureaux du ministère de la Guerre... Faire marcher des Français au pas, tu t'imagines? Même la pelle, on préfère se faire chier à se la coincer sous le bras, mains dans les poches, ou à la laisser traîner par terre, l'air d'emmener pisser le chien. On en rajoute, on fait les avachis, n'importe quoi plutôt que de coopérer, d'accepter de jouer aux petits soldats. Non, mais, pourquoi pas le pas de l'oie, aussi ?

Et on y a un sacré mérite. Se retenir de marcher au pas cadencé quand trois cents babas pétantes de santé chantent à plein gosier tout le long du chemin, il faut être vigilant. Ou avoir l'oreille française. Les babas, faut que ça chante. Or, que peut-on chanter quand on marche? Des chansons de marche, eh, oui.

Avec elles, la vie est un opéra. Ces gens-laf ne peuvent pas être malheureux. S'ils le sont, ils le sont abominablement, et alors ils chantent leur malheur, et alors ils le sont moins. Je suis sûr qu'ils chantent en Sibérie, qu'ils chantent dans les cimetières, qu'ils chantent dans les épouvantables camps allemands pour prisonniers de guerre russes, qu'ils chantent en creusant leur propre fosse avant que ne se mettent à cracher les mitrailleuses de l'Einsatzkommando...

Les babas chantent et se foutent du reste, elles ne pensent qu'à leur chant, à le faire encore plus beau, à inventer des trucs pas possibles. Elles marchent au pas et ne se croient pas déshonorées pour ça, elles marchent comme on danse, parce qu'on n'échappe pas au rythme, elles ne fourrent pas partout de la symbolique à deux ronds, de l'amour-propre et du point d'honneur. Ce qui ne les empêche pas d'emmerder Culottes-de-Cheval de tout leur cœur, et beaucoup plus efficacement que nous.

Elles ont pris de la mine, les babas. Leurs joues se sont remplies, le vent de la Baltique y a posé deux taches rose vif. Autour de ce rose, le foulard de tête, le platotchok blanc éclatant, les fait ressembler tout à fait aux matriochkas qui s'emboîtent l'une dans l'autre.

Culottes-de-Cheval, dégoûté, abandonne les Franzosen à leur chienlit. Il les laisse se traîner en queue de colonne, plus ou moins contenus par les chiens de berger tchèques. Lui, il parade, viril en diable, au flanc de la musicale cohorte des babas matelassées. Il marque la mesure sur sa botte à coups de cravache, son pied gauche frappe le temps fort sur le sol, de loin en loin il prend conscience que, perdu dans son rêve martial, il a pris vingt mètres d'avance sur la colonne, alors il se plante sur l'herbe du bas-côté, il marque le pas sur place, et quand les premières babas l'ont rattrapé il scande, l'œil sévère : « Eins, zwei ! Links !... Links !... »

Pas un instant il ne soupçonne, le Teuton candide, que ces chants somptueux et sauvages qui lui coulent du miel dans l'âme et lui accrochent des ailes aux pieds sont le pli» souvent des abominations bolcheviques, des incitations à la lutte des classes, des cris de haine antinazis, des appels au meurtre contre le Bochë détesté...

Elles chantent les chansons d'Octobre et de la guerre civile, Po dolinam et po vzgoriam : Les partisans, Poliouchko, polié : Plaine, ma plaine, Slouchaï, rabotchiï : Ecoute, travailleur, La jeune garde, Varchavianka : la Varsovienne, chère à Lénine... Des chansons qui furent célèbres en France au temps du Front Populaire, telle « Ma Blonde, entends-tu dans la ville siffler les usines et les trains? »... Même des chansons communistes allemandes : Die rote Fahne : Le drapeau rouge, Die Moor soldaten : Le chant des marais... Des chants de guerre mis à la mode par la propagande : Iesli zavtra voïna : Si demain la guerre est là, Tri tankista : Les trois tankistes... Et de vieux, vieux chants de révolte et de misère des moujiks de la vieille terre russe, c'est toujours finalement là-dessus qu'elles retombent, elles les reprennent et les reprennent, et leurs hurlements de louves courent dans le vent que rien n'arrête, jusqu'à la mer, jusqu'aux lignes russes.

Et lui ne voit rien, ne se doute de rien. Mais d'où il sort, ce boy-scout? Même, il chante aussi, tout fier de connaître un air. C'est Malenkiï troubatch : Der kleine Trompeter, une épopée édifiante dans le genre de notre héroïque petit tambour Bara, qui fut autrefois un chant des Jeunesses Communistes allemandes et que les nazis, le trouvant sans doute efficace, récupérèrent sans vergogne au profit de la Hitlerjugend en changeant juste quelques mots par-ci par-là. Il faut le voir, Culottes-de-Cheval, poitrail au vent, chanter de toute son âme la version hitlérienne, noyé dans le chœur énorme des babas qui lance vers le ciel, en russe, la version communiste, l'œil pétillant de haute malice... Oui, ce sont des plaisirs d'impuissants, des petites revanches stériles de colonisé à colon, je sais, je sais. Ça fait quand même du bien et ça ne tue personne.

Il y a naturellement toujours quelqu'un d'entre nous autres pour réclamer Katioucha. Les filles ne se font pas prier. Là, les Français chantent avec elles, les pas trop vieux cons racornis, je veux dire. Ceux qui ne savent pas les paroles font tralalalère, les filles sont heureuses comme tout, dans leurs yeux brillent tous les soleils, on oublie ce qu'on est venus foutre là, c'est comme si on allait à la fête, on prend la pluie sur la gueule on s'en aperçoit même pas, on est bien des crânes de piafs, et c'est tant mieux, c'est pas des crânes de piafs qui nous ont mis dans cette merde, c'est des cerveaux très intelligents très instruits très responsables. Qu'ils crèvent !

De temps en temps, une vieille baba s'arrête, jambes écartées, et pisse debout, gaillarde et confuse tout à la fois. Et puis elle court pour rattraper les autres.

*

De vraies vacances ! On creuse le sable au bon air jusqu'à ce que la nuit s'annonce, les mecs de la Todt, décamètre en main, vérifient si chacun a accompli son minimum assigné, si les parois du fossé sont bien dressées bien lisses juste au bon angle, Culottes-de-Cheval souffle dans sa petite corne et crie « Feierabend! », on est déjà empaquetés dans nos chiffons, prêts à partir, t'en fais pas pour ça, l'un ou l'autre connard de la Todt proteste que non, ça va pas, travail dégueulasse, faire rester ce feignant-là, et celui-là, et celui-là après l'heure pour lui apprendre, on lui dit « Et la soupe? », il répond « Nicht gute Arbeit, keine Suppe », on lui fait un bras d'honneur, on lui dit ta gueule ducon, Herr Organizat- siône Tôdeute hurle « Zapodache ! » et puis tout de suite « S.S.! », ici c'est pas la Gestapo, c'est la S.S., tout le monde en chœur lui conseille d'aller se faire enculer chez les Russkoffs, ils ne demandent qu'à l'accueillir, tout le monde en chœur sauf naturellement les vieux cons racornis qui estiment qu'ils seraient bien cons de risquer leur peau pour des feignants merdeux ou pour des tubards qui tiennent pas en l'air, que, eux, leur boulot, ils l'ont fait, leur boulot, eux, et merde, quoi, c'est vrai, à la fin, ça serait trop con de se faire fusiller maintenant, juste avant la fin du cirque, quoi, merde, j'ai pas raison, peut-être?

Culottes-de-Cheval, plutôt emmerdé. On sent qu'au fond il voudrait être populaire, cet homme. Le chef sévère mais juste, adoré de ses hommes qui se feraient tuer pour lui, c'est ça son cinéma. Il prend la Todt à part et discute la chose, voyons voir un peu ça, mon cher, très châtelain qui donne des ordres au jardinier. La Todt, c'est criant, l'engueule, le traite de grande nouille, et que cette racaille ça se mène à coups de botte dans le cul, tout ça tout ça, et bon, ça finit par se tasser, les gars de la Todt savent parfaitement bien qu'ils sont là pour peigner la girafe, ils font joujou sa-sable en se donnant l'air d'y croire mais je suis sûr qu'ils n'ont qu'une idée en tête : trouver la combine pour se tirer de ce piège à cons avant la grande ruée.

On rentre au village comme on en est partis : à pied, en chantant. Enfin, les babas chantent. On a du mal à traîner nos carcasses. On a faim, nom de Dieu ce qu'on a faim ! Plus les babas sont fatiguées et plus elles ont faim, mieux elles chantent. Quelle santé! Quel peuple! Et il paraît que les Russes, c'est surtout quand ils sont saouls qu'il faut les entendre, que jusqu'ici j'ai rien vu... Alors, vaut mieux que j'aie pas l'occasion, ce serait trop, je crèverais sur place, le cœur éclaté.

En traversant les petites forêts qu'il y a un peu partout, semées le long de la route, je ramasse du bois sec, Maria et Paulot en font autant, et c'est chargés comme des bourriques qu'on arrive au cantonnement.

Appel du soir. Queue pour la soupe. Si elle est arrivée. Si oui, elle est glacée. Les trop fatigués se l'avalent telle quelle, à même la gamelle, et puis se laissent tomber sur la paille. Nous autres, on allume un feu pour la faire chauffer. En fait, c'est un feu-alibi. Mine de réchauffer la soupe, on fait cuire des trucs. Des trucs qu'on vole. Chut !

Avant d'avoir trouvé les silos, on était strictement réduits à cette soupe de flotte et à la tranche de pain de midi, s'il te restait du pain. Un soir, j'étais le premier à la queue, avec Maria, le camion arrive, j'aide à décharger les bouteillons. Le Tchèque me verse mes deux lou- chées réglementaires. Pendant qu'il sert Maria, j'avale une gorgée de soupe, j'avais tellement faim. Elle était tournée. Du vinaigre. J'en aurais chialé. Culottes-de-Cheval présidait à la distribution. La colère me mord au cul, ravageuse. Je vais à lui. Je lui colle ma cuvette sous le nez. Sentez-moi ça! Was? Was denn? Sentez, bon Dieu de merde! Nun, das ist Suppe, gute Suppe... Je lui plonge la gueule dedans. Goûtez! Probieren Sie nur mal ! Il a de la soupe plein la figure, ça lui dégouline sur la belle vareuse verte. Das ist Scheisse ! je gueule. C'est de la merde, ta soupe ! Et je lui vide la cuvette sur ses belles bottes fauves. Je lui hurle sous le nez : « De la merde! » Fou enragé. Il est tout blanc. Il me cingle un coup de cravache sur la joue. Pas très fort. Je lui balance mon poing dans la gueule. Je vais le tuer. Les Tchèques, Picamilh, Maria me sautent dessus, me jettent par terre, me maintiennent...

Ça aurait pu se terminer très mal. Mais Culottes-de- Cheval s'est trouvé tout à coup devant une émeute : les gars avaient ouvert les autres bouteillons, ils étaient tous bons à jeter au fumier. Les babas prirent les choses en main, firent un charivari de tous les diables. Culottes-de-Cheval était tout seul, les Tchèques valait mieux pas compter dessus, d'abord ils crevaient de faim, eux aussi, ils tournaient de l'œil, et quant aux S.S., c'est bien utile, les S.S., mais on ne les a pas toujours sous la main au moment où on aurait besoin. Culottes- de-Cheval, devant la colère de son peuple, fit ce qu'avait fait Louis XVI aux Tuileries : il fraternisa. Nous annonça qu'il dirait dès le lendemain sa façon de penser à l'Organisation Todt et qu'en attendant, vu l'urgence et la nécessité, il prenait sur lui d'entamer les rations de secours qu'il était tenu de présenter intactes à tout moment à toute réquisition de ses supérieurs, afin qu'au moins nous soyons nourris ce soir. Tout le monde cria « Hip, hip, hip, hourra! », sauf moi, qui lui gardais un peu rancune de m'être conduit comme un con.

Nous touchâmes une grosse tranche de pain et deux cuillerées de confitures par tête de pipe. Maria et moi allâmes mariger notre souper à l'écart, à l'orée de la forêt qui commençait tout de suite aux dernières maisons, assis sur la mousse, serrés l'un contre l'autre comme deux petits oiseaux, les yeux grands ouverts sur l'horizon d'encre où, derrière un nuage, la lune se levait.

*

Très vite, on a eu l'idée des silos. On les repère dans les champs, près des maisons. Certains contiennent des betteraves, des kolhrabis et d'autres saletés fibreuses pleines de flotte, juste bonnes à te gonfler le ventre et à te faire péter. Certains contiennent des patates. Ceux-là nous intéressent.

On attend la nuit tout à fait noire, quand les babas, saoules de chants et de fatigue, dorment. Picamilh et moi, on se faufile jusqu'au silo. Maria fait le guet. On creuse la terre avec les doigts, on écarte la paille. Incroyable : des patates! Rondes, douces, fermes, des grosses patates blondes comme autrefois sur le marché de Nogent. On s'empile les patates entre peau et chemise, on referme le silo bien bien, on se sauve, rigolant d'avance de nos estomacs bourrés à éclater, demain.

On enterre nos patates dans un endroit connu de nous seuls. Le lendemain soir, on s'en fait cuire une marmitée. Les filles me montrent comment conduire un feu. Jusque-là, je faisais ça entre deux grosses pierres, en calculant la direction du vent, bon petit boy- scout. En Ukraine, on utilise une seule pierre, on la cale pour que le dessus soit à peu près horizontal, on pose la marmite sur la pierre, comme une statue sur son socle mais débordant tout autour, on dispose des brindilles en couronne autour de la pierre, on allume. Pas à se soucier du vent, d'où qu'il vienne, il trouve du bois à brûler, il peut même changer faire des, caprices, il tourne tout autour de la pierre, ta marmite chauffe toujours. T'as juste à glisser des brindilles, pas très grosses, au fur et à mesure que ça se consume. Bientôt nos patates dansent dans l'eau qui bout, les voilà cuites, tu les sors de l'eau, la peau éclate et bâille, dedans c'est comme de la neige. On en file aux copains, on les prévient qu'on leur dira pas où on les a eues, ils sont trop cons, ils saloperaient tout, ils nous casseraient la baraque, mais des patates on leur en donnera tant qu'ils en veulent.

Mais bientôt des tas de petits feux se tortillent dans la nuit. Les babas ont-elles aussi trouvé leur mine d'or, qui est peut-être la même que la nôtre, après tout ? Elles rient, elles font, popote par petits groupes, chaque groupe a son secret, elles veulent bien filer des patates aux copines mais pas le secret.

Tout le monde se bourre de bonnes patates. Les habitants n'ont pas l'air de s'émouvoir de leurs silos mis au pillage. Ou peut-être qu'ils ferment les yeux? Notre misère qui les attendrit? Les concerts nocturnes des babas qui leur semblent bien valoir quelques patates? On ne saura jamais. Ils sont très discrets. Pas hostiles du tout. Ils savent que, demain, après-demain, cette nuit, ils seront réduits à ce que nous sommes, à pire, peut-être. Leurs patates, qui les mangera ?

Nous partons le matin les poches boursouflées de patates clandestines. Pour les manger, voilà comment on fait. On creuse en vitesse le début de notre portion de trou, Maria et moi sommes bien sûr toujours côte à côte, Paulot Picamilh jamais bien loin. Quand le trou atteint un mètre cinquante de profondeur, on s'accroupit au fond, hors de vue, bien abrités du vent, on sort nos patates, on les dévore, froides, la peau avec. C'est bon, c'est bon ! Si le con de la Todt s'amène, un gars ou une baba nous le siffle. On lui rendra le même service, chacun son tour.

On se remplume à vue d'œil. J'ai toujours aimé les gros boulots brutaux. J'enfonce ma bêche bien à fond, je la balance en l'air calmement, en professionnel. Je fais le boulot de Maria en plus du mien, j'aime mieux qu'elle aille rôder à droite à gauche repérer s'il n'y aurait pas moyen de se tirer d'ici avant le grand coup de chien, vers l'Ouest ou vers l'Est, je m'en fous, j'ai pas de préférence. Vers l'Ouest? Les Américains sont loin, et puis ces connards écrabouilleurs de villes ne me plaisent pas, j'ai devant les yeux trop de cadavres arrachés aux gravats. Les Russes, j'ai rien contre. Ça doit pas être les mauvais zigues, ils pourraient nous écraser en moins de deux, ils ne le font pas. Et puis, ils ont un côté rustique et pauvre qui m'attire plus que les somptuosités américaines, que les bagnoles américaines, que les cigarettes américaines. Et puis ils pleurent comme des veaux et rigolent comme des vaches. Et puis ils chantent. Et puis ils sont Maria... Bon. On verra.

Cependant, tout timidement, le printemps se défripe. Le printemps poméranien. Parfois on creuse sur la plaine, parfois on creuse sous bois. Il y a eu les perce- neige, puis les primevères, puis les jonquilles. Les merles, prudemment, se dérouillent le sifflet. Sur les étangs tout juste dégelés, les grenouilles plongent et font des ronds.

Maria me chante les fleurs. Vott, éto landich, c'est du muguet. Elle chante une chanson sur le muguet. Eto térèn, l'aubépine. Chanson sur l'aubépine. Vott akatsia, et la voilà qui chante Biélaïa akatsia, l'acacia blanc, une chanson tsariste, me confie-t-elle, mais qu'est-ce que ça fout, la chanson est si jolie. Celle que j'aime par-dessus tout, c'est Viyout vitri, une romance ukrainienne, belle à pleurer.

Avril coule, merveilleux avril. Le vent souffle plus doux chaque jour, chargé de lointaines bouffées marines. Sur la plaine, soudain, explosent les fleurs aux couleurs intenses. Une aurore mauve, en haut des arbres, annonce la montée de la sève dans les brindilles. Une promesse verte frissonne et court sur les noires futaies. Un pivert mitraille un tronc. Maria est là. Avril de ma vie.

*

Un soir, en arrivant, j'apprends que Paulot, qui s'était caché pour ne pas-aller au boulot, un coup de cafard, il est comme ça, s'était fait piquer par le garde-champêtre alors qu'il fauchait des patates dans un wagon, en gare de Zerrenthin. Il est bouclé dans la prison municipale. Je vais le voir.

C'est une petite prison carrée, trois mètres de côté, construite exprès pour ça, pour être prison, je veux dire, elle comprend une seule cellule dont la porte ouvre de plain-pied sur la petite place du village. Les murs sont fort épais, il y a à la porte un verrou considérable avec un cadenas comme une petite enclume. Une fenêtre minuscule garnie d'énormes barreaux de fer, et Paulot qui se pavane derrière, cramponné aux barreaux, hilare.

Un demi-cercle de babas le réconforte et le plaint beaucoup, ça fait un boucan de basse-cour. Toutes lui ont apporté un petit cadeau : des graines de tournesol, un mouchoir tout propre, du journal pour s'essuyer le cul, deux cigarettes, de la purée, trois pastilles pour la gorge, une lame de rasoir, une ceinture en cuir, un crayon à encre et du papier blanc, un très joli bouton de nacre synthétique, une ration de sucre... Il est là, cette grosse vache, qui se prélasse et se fait dorloter. Il me confie qu'une paysanne du village est venue en douce lui apporter un gros morceau de gâteau au chocolat, qu'il a tout bouffé, et puis une autre dame lui a apporté deux grosses saucisses avec de la choucroute et des boulettes de flocons d'avoine, et qu'il a tout bouffé aussi, en se forçant un peu. Ah! oui, une jeune fille rougissante lui a apporté de la bière bien fraîche, mais il a tout bu. Pauvre garçon. Il rote.

Culottes-de-Cheval arrive, flanqué du garde-champêtre gesticulant. Culottes-de-Cheval est responsable de la tenue de ses hommes. Celui-ci est un voleur. Ce qu'il a fait est grave. Le garde-champêtre a dressé procès-verbal. Il est de son devoir de prévenir les autorités de Prenzlau, le chef-lieu de district, afin qu'ils l'emmènent là-bas où il sera jugé.

Culottes-de-Cheval lui explique que, de toute façon, les patates, hein, à qui seront-elles, dans pas longtemps, et le wagon avec, et la gare avec, hein, hein ? Le garde- champêtre dit que ce n'est pas son affaire, la loi est la loi, pour l'instant elle est la loi du Reich allemand, lui il ne connaît que ça. Et puis, dites donc, ça serait pas un peu ce qu'on appelle des propos défaitistes, ce que vous insinuez là?

Ça se présente mal. Picamilh me dit :

« Le certificat ! »

Je dis :

« Quel certificat?

— Le machin, quoi, tu sais bien, le papier que nous a donné le Chleuh de Berlin quand on a empêché sa maison de brûler! Il y a dessus que Paul Picamilh et Franz Kawana ont risqué leur vie en plein bombardement et ont sauvé celle de plusieurs citoyens du Reich et préservé des biens allemands.

Merde, t'as raison. Ça peut attendrir ce vieux con. On est des héros, eh.

—Bon, ben, va le chercher.

—Où il est?

—Dans mon sac, tu trouveras bien. »

Cinq minutes après, je rapporte le papier, un peu défraîchi mais tout à fait convaincant. Culottes-de-Cheval le tend au garde-champêtre, sur le visage duquel l'émotion le dispute à la perplexité. L'émotion enfin l'emporte, il trifouille les entrailles de son cadenas de compétition, libère le verrou de sa gâche et ouvre la massive porte de chêne. Picamilh apparaît dans le cadre de la porte. Les babas crient « Gourré! ». Culottes-de-Cheval serre les mains de Picamilh, me serre les mains. nous dit c'est beau ce que vous avez fait, Ja, sehr edelmiitig! Kavallier! Et puis il dit à Picamilh de ne plus faire le con. Picamilh me confie qu'il serait bien resté un jour ou deux de plus, le temps de faire mieux connaissance avec ces dames au grand cœur. La petite jeune fille avait une natte rousse, des taches de rousseur, elle sentait très bon la rouquine.

Fin de l'aventure de Paulot Picamilh dans la prison.

On raffine. On fait de la cuisine. Maria perce des trous dans un vieux couvercle de boîte à conserves à l'aide d'un clou et d'une grosse pierre, les bavures des trous font une râpe, elle râpe là-dessus des patates crues, elle enferme le râpé dans un chiffon, le trempe dans l'eau, tord le chiffon pour presser très fort, il en sort un jus laiteux, elle recommence plusieurs fois, elle ajoute un peu de sucre qu'elle a trouvé va savoir où, elle met ça sur le feu, laisse mijoter mijoter, ça réduit, ça épaissit, elle le retire du feu, le met à refroidir. Ça se fige en une espèce de gelée tremblotante. « Kissel », elle me dit. C'est donc ça, le fameux kissel. Du flan de fécule, en somme. Pas mauvais du tout. Un peu fade. Elle m'apprend qu'on y incorpore normalement du jus de groseilles, ou de framboises, ou de cassis, ou de citron, et qu'alors c'est une merveille. Brave petite ménagère! J'ai une vraie femme à moi, qui fait de ces trucs de femmes. J'avais jamais pensé à ça. Je me sens très pantoufles.

Un jour, en furetant dans une remise, je trouve du blé, un petit sac. Il est drôle, ce blé, il est tout bleu. Bleu ciel. Je l'apporte à Maria. Elle saute en arrière. « lad ! » Poison ! C'est du blé empoisonné, du blé de semence. Sans ça les corbeaux le boulottent à peine semé. J'ai pourtant une terrible envie de le manger, ce blé. Cuit comme du riz, ça doit être fameux. Mais d'abord, ôter le poison. Je fais bouillir de l'eau, je lave le blé, l'eau devient bleue, le blé est encore bleu. Je jette l'eau, je recommence. Comme ça trois fois. A la fin, le blé n'était presque plus bleu, je dis ça va comme ça, je le fais cuire, il gonfle magnifique. Ça en faisait une marmite énorme. Maria ne s'approchait pas à moins de deux mètres, Paulot non plus, les autres non plus. Du coup, ils m'ont foutu vraiment la trouille. Mais j'en avais tellement envie! J'ai dit merde, j'ai plongé ma cuillère dans la marmite, je me suis rempli la bouche de ce bon blé tendre et moelleux, j'ai mâché, j'ai regardé les autres, Maria a crié « Niet! », j'ai avalé. Délicieux. Je m'en suis tapé une ventrée crapuleuse. Maria a haussé les épaules, m'a pris la cuillère, a mangé une grosse part de blé. Les autres n'ont pas osé. On s'est couchés en se demandant si ce poison tuait doucement, dans le sommeil, ou bien te donnait les coliques du diable, la chiasse du sang. On s'est aimés pathétique comme deux qui vont mourir, on a essayé de pleurer sur nous, on s'est endormis. Au matin, frais comme l'œil. On avait un peu honte. On a ri comme nous deux on sait rire.

La bouffe me hante. Je cherche des escargots. Mais Maria fait « Tfou ! » et crache et me dit que jamais plus je ne la toucherai si je mange cette horreur. Après tout, il aurait fallu les tuer, et j'ai pas le cœur. Je cueille des pissenlits. Maria fait « Tfou ! » et dit que c'est de l'herbe pour les vaches. De toute façon, sans huile, sans vinaigre... Un chat vient de tuer un corbeau. Je fais fuir le chat, je plume le corbeau, j'en fais une poule au pot. J'attends le « Tfou ! » Et non. Elle trouve le bouillon délicieux, grignote une cuisse avec ravissement. Elle a raison, c'est fameux. Coriace, sauvage, mais fameux.


KATIOUCHA CONTRE LILI MARLEEN

MARIA me secoue. Me secoue violemment. Hein ? Oh ! que je dormais bien! Brraçva! Brraçva! Vstavaï! Debout! Quoi, déjà l'heure? Mais je crève de sommeil, moi... Peu à peu, douloureusement, j'émerge. Et j'entends que la grange est pleine de bruit, de « Los ! » et de « Schnell ! » hurlés à voix hargneuses, les babas s'exclament, protestent tchort vozmi tibia, ty zaraza, ty, ça claque des galoches, ça jacasse aigu, des coups de botte rageurs résonnent sur des parois de planches, oh, oh, serait-ce... ?

C'est.

« Alle raus ! Mit Gepäck ! » Nos paquets, ils sont vite faits. Des files de gars et de filles, grisâtres, yeux collés, traînent la patte en bâillant jusqu'à la place devant l'église. On est là à piétiner, des troufions vert-de-gris — tiens, longtemps que j'en avais pas vu! — houspillent les ahuris, fouillent partout, donnent des coups de botte dans les tas de paille, chassent sans tendresse les retardataires vers le lieu du rassemblement. Ces militaires suent la rage et la méchanceté. On les sent sur le point de perdre les pédales. Il n'en faudrait pas beaucoup pour que jaillisse le revolver. Sur un côté de leur col de vareuse, je vois le si fameux double S stylisé « runique », les deux éclairs calculés quart de poil psycho-esthète effet maxi sur les âmes sensibles, foudre et terreur, barbarie-futurisme, Wagner et béton, le Troisième Reich aussi aura été un opéra. Nous voilà donc placés directement sous l'autorité de la S.S. Merde.

Le canon! Tout près. Je n'y avais pas fait attention.

Un roulement continu, pas de trou entre les coups, départs secs, arrivées grasses, tout se fond en une seule énorme clameur. Dos rond, on attend l'appel. Ça discute passionné. « Tu crois que, cette fois, ça y est? » « Merde, pour une fois qu'on était peinards! Qu'on bouffait à notre faim ! » « On a fini d'en chier, les mecs ! Ils l'ont dans le cul! » Excités-déprimés suivant tempérament.

L'appel tarde. Il semble qu'il y ait quelque pagaille dans la belle mécanique. Et où est donc passé Culottes- de-Cheval? Bon, ben, en attendant. Maria et moi, on fait un saut jusqu'à la pompe du village. Un S.S. nous gueule « Nein! Zuruck bleiben! », on lui dit qu'on va se laver, il fait les yeux ronds; ça se lave donc, ces races, il dit « Gut ! Aber macht schnell ! » L'hygiène, c'est le meilleur laissez-passer. Et bon, je me fous à poil, Maria aussi, on se pompe la flotte chacun son tour, on se décrasse bien bien, on n'aura peut-être plus l'occasion avant longtemps, une savonnette de camp y passe tout entière. L'eau est glacée, le vent aussi, nous n'avons rien pour nous essuyer, cons que nous sommes, nous n'avons pas pensé à ça. Des Allemandes passent, hâlant des valises sur de petits chariots de bois. Elles sourient à nos blêmes nudités. Une jeune femme spontanément s'arrête, ouvre une valise, me tend une serviette-éponge, en prend une autre et se met à essuyer Maria. Je la remercie. Elle hausse les épaules, nous fait signe de garder les serviettes, nous sourit encore, et puis s'en va, tirant son chariot cahotant.

Nous nous frictionnons à nous arracher la peau, j'empile bien vite autour de moi mes entassements de lainages, Maria enfile son petit manteau feuille morte, ses bas bleus, ses chaussures à bride. Une dactylo qui part pour le bureau. Un platotchok immaculé autour de la tête, c'est tout ce qu'elle consent à l'aventure. Je serre avec soin mon vieux increvable manteau autour de moi à grand renfort de ficelles et d'épingles de nourrice, bien boudiné bien étanche, me voilà paré.. Je dois avoir l'air d'un de ces juifs errants des tableaux de Chagall.

Sur la place, ça piétine toujours. J'arrange des bretelles de ficelle à la valise de Maria, cette valise de carton que j'ai rafistolée à Berlin, afin qu'elle puisse la porter sur le dos, comme moi-même, les bras libres. Pendant ce temps, elle met à cuire une marmitée de patates, elles n'auront peut-être pas le temps de commencer à bouillir, mais sait-on jamais? J'ai une pensée navrée pour toutes ces belles grosses patates qui dorment dans notre cache, ils auraient pu au moins nous laisser le temps de les bouffer, les Russkoffs. Enfin, bon, c'est comme ça, quoi.

Culottes-de-Cheval finit quand même par se pointer et les patates par être cuites. Juste en même temps. Un sous-off S.S. se tient au côté du grand chef, un vélo à la main, un de ces vélos qu'ils ont, taillé dans une vieille charrue. Culottes-de-Cheval parle.

« Nous allons nous mettre en route vers un nouveau lieu de travail. Je vous demande de marcher en ordre, de ne vous écarter de la colonne sous aucun prétexte et de m'obéir absolument. Vous allez toucher des vivres. Je vous conseille de les économiser. Je vous rappelle qu'il est strictement interdit (strengt verboten !) de traînasser en arrière de la colonne. »

Le S.S. confirme d'un hochement de tête. Il tapote son étui à revolver, étire un rictus voyou. Il est noiraud, plutôt petit, avec une moustache qui se voudrait à la Clark Gable. Son vélo à la main, il a l'air d'aller pointer chez Renault. C'est pas comme ça que je me la voyais, la Bête blonde.

Quelqu'un demande : « Où qu'on va ? »

Culottes-de-Cheval se tourne vers Clark Gable-de- poche. C'est lui qui répond : « Nach Western »

Vers l'Ouest. C'est vague, mais éloquent. Il n'a pas l'air décidé à en dire plus, alors on ne lui demande rien.

Culottes-de-Cheval fait l'appel. Il rend compte à l'autre :

« Es sind aile Leute da.

— Gut. »

On commence à défiler devant trois babas qui nous distribuent un demi-pain, une porcif de margot et deux cuillerées de fromage blanc. Où veux-tu foutre le fromage blanc? J'ouvre la bouche, je lui dis de me le verser direct dedans, gloup, on n'en parle plus. Maria fait poser le sien sur l'entame de son pain, elle coupe la tranche de pain par-dessous, ça lui fait une tartine. Sidéré d'admiration, je suis. Tout de suite après, un Tchèque nous tend une pelle. Ou une bêche, on a le choix. Il y a aussi deux ou trois pioches et une hache, pour les originaux. Bitte schön. Danke schön. Maria, Paulot Picamilh et la petite Choura, on s'est bourré les poches et tous les replis de patates chaudes, mais il en reste encore, quel dommage, alors Paulot attache une ficelle à l'anse de la marmite, il se la passe au cou, elle lui pend devant, je lui promets de prendre le relai.

« Vorwärts... Marsch! »

Le soleil commence à grimper. Le ciel est bleu ciel.

Nous sommes le 4 avril 1945.

*

Nach Western! En débouchant du chemin de terre, on tourne à main droite, en direction de Pasewalk. Et on tombe sur juin quarante.

L'exode. De nouveau. Le troupeau fourbu. L'armoire sur la charrette, les matelas sur l'armoire, la grand- mère sur les matelas. Les poules dans un cageot, entre les essieux.

Juin 40 en Poméranie. Mais avions-nous ces visages de mort, en juin 40 ? Ces yeux vides, ces épaules affaissées, cette morne certitude du pire? Je me souviens d'une énorme pagaille, d'une kermesse de la trouille et du pillage. Ici, rien qu'un lourd piétinement de bêtes qui vont à l'abattoir, et qui le savent. Disciplinés, mais pas seulement. Dignes. Empressés à s'entraider. Bien élevés. Oui, ça fait rire, mais c'est ça : bien élevés. Et déjà morts.

Pourquoi ne sont-ils pas partis plus tôt? Parce que c'était interdit. Pourquoi partent-ils maintenant? Parce que c'est obligatoire. L'ordre est donné : vers l'Ouest. Personne ne doit tomber aux mains des Rouges. Personne. Consigne absolue. Les S.S. y veillent. Alors, ils vont vers l'Ouest. Vers les lignes américaines. Bien sûr, ce n'est pas prononcé, aller se mettre sous la protection de l'ennemi serait du défaitisme et de la trahison, mais c'est lourdement suggéré. Les lignes américaines doivent bien se trouver à quatre ou cinq cents kilomètres d'ici... Ils n'y arriveront jamais. Ils n'arriveront jamais nulle part. Ils le savent. L'Armée Rouge a pris son temps, elle a ramassé ses forces, maintenant elle fonce, à l'instant exact qu'elle avait choisi. Rien ne l'arrêtera plus. L'énorme machine à tuer balaie la plaine, d'un horizon à l'autre, écrase tout, rien ne lui échappera.

En juin 40, nous ne croyions pas à la guerre. Nous ne savions pas ce que c'était. Les Allemands ne pouvaient pas être aussi terribles qu'on nous le disait, et puis, merde, on verrait bien... En avril 45, sur les routes d'Allemagne, « ils » ont eu le temps d'apprendre. Ils savent ce qui s'est passé à l'Est. Ils savent qu'ils n'ont à attendre aucune pitié de ces Russes à qui ils ont fait tant de mal. De ces Russes dont leur propagande a fait d'effroyables brutes asiates dégénérées.

*

On marche. Très vite, la colonne perd de son homogénéité. Des solitaires s'y infiltrent, des gars de culture, Tchèques, Polonais, Ukrainiens, prisonniers de guerre. Des Allemands, aussi. Un vieux couple peine. L'homme n'en peut plus. Il s'arrête, cherche son souffle comme un poisson hors de l'eau, repart, appuyé sur sa vieille. Un gars balance sa pelle dans le fossé : « On a l'air un peu cons avec ça, non ? » De fait... Je balance ma bêche. Je dis à Maria d'en faire autant. Avant qu'elle m'ait répondu, je sens un truc qui me rentre dans le flanc, je regarde, c'est le petit S.S. vicelard de tout à l'heure, il me pousse son pistolet dans les côtes, un engin énorme, il appuie là-dessus comme sur une chignole, tout content de me faire mal, l'affreux con, un rictus de joie mauvaise tord sa gueule de toréador raté sombré dans l'alcoolisme, il meurt d'envie de tirer. Je regarde le liiger, je fais mes yeux innocents, je demande : « Warum ? Warum die Pistole ? » Il crache :

« Werkzeuge nicht wegwerfen ! »

Pas jeter les outils... Il baragouine un allemand encore plus mauvais que le mien. Ça doit être un de ces jobards qui n'ont pas résisté à l'appel de « Et la servante est rousse... » Du menton, il me désigne la bêche.

« Aufnehmen ! »

Ça va, je ramasse le machin, et me voilà reparti bêcher les radis, gentil petit jardinier du dimanche. Lui rengaine son gros zinzin, à regret, me jette le long menaçant appuyé coup d'œil du sous-off fumier qui t'envoie le message, toi, mon gaillard, je me la paierai, ta gueule, enjambe son vélo-dinosaure et se tire, pédalant des talons, pieds écartés, vers d'autres pauvres cons à faire chier.

On marche. Pas vite. Culottes-de-Cheval a beau bomber le torse et marteler son pas cadencé des grandes occasions, la colonne se diffuse et s'englue dans le lent dandinement d'un peuple en fuite qu'un élastique rattache à sa maison, un élastique de plus en plus dur à étirer à mesure qu'on l'étire davantage. Le dandinement des exodes, partout le même. La canonnade se rapproche. Je guette les fumées noires. Les voilà. Derrière nous, tout près, un lourd panache soudain grimpe et s'étale. Puis un autre, plus à droite. Un autre. Les réserves de carburant flambent. Il y a donc des unités allemandes derrière nous, les Russes ne seraient quand même pas assez cons pour détruire de tels trésors... On devrait les voir se replier, ces Allemands. Or, rien. Pas un feldgrau, à part ces S.S. au rabais qui pressent le mouvement, los, los, en suant sur leurs bicyclettes. Paulot, Maria, la petite Choura et moi, on s'arrête un instant le long d'une barrière blanche pour y appuyer nos fardeaux et soulager nos épaules, elle est juste à bonne hauteur, la barrière.. On n'est pas là depuis cinq minutes que, brusquement, c'est la queue de l'exode. Il n'y a plus personne après ceux-là. Moi qui croyais que la colonne continuait sur des kilomètres ! Et voilà que surgissent une vingtaine de S.S. cyclistes. Cinq ou six d'entre eux mettent pied à terre, dégainent leurs pétards et nous foncent dessus. Ausweiss! On présente nos Ausweiss. Warum tragen die Russinen da kein « Ost » ? Pourquoi les deux filles russes ne portent-elles pas 1'« Ost »? Oder vielleicht auch warten die gnädige Damen und Herren auf die Roten? Ces messieurs- dames attendent l'arrivée des Rouges, peut-être? (Ricanement.) Wir müssten sie als Spionen auf dem Ort abs- chiessen! Nous devrions vous abattre sur place comme espions ! (Changement de ton.) Espions ? Nous prenons un air offensé. Je dis à Paulot : « Montre-leur le certificat. » Il a pas l'air de comprendre.

« Le certificat, merde ! Le papier de Chleuh de la maison brûlée. Ça peut peut-être encore marcher. » Lui, piteux :

« Je l'ai laissé en taule. Je l'ai oublié, quoi. » Finalement, on en est quittes pour se faire gueuler dessus un bon coup. On hâte le pas pour rejoindre, tandis qu'ils fouillent la ferme aux barrières blanches. Je commence à comprendre pourquoi ils sont si nerveux. Ils sont le Kommando-balai, ils ne doivent laisser personne derrière eux. Naturellement, plus les traînards se traînent loin de la colonne, plus ils ont eux-mêmes les plumes du croupion à portée de main de l'avant-garde rouge. J'ai dans l'idée que, pour un S.S., il y a effectivement de quoi se sentir nerveux.

Pas question de pause casse-croûte. Celui qui a faim vient piquer une patate dans la marmite qui pend tour à tour au cou de Paulot ou au mien et la mange en marchant. Voilà Pasewalk, une jolie petite ville, un peu austère, comme elles sont par ici. Pas un troufion, pas un canon en batterie. On passe un pont. L'eau miroite au soleil. Pas loin après Pasewalk, la route bifurque. Vers le Nord ou vers le Sud ? Ah ! Ah ! Culottes-de-Cheval consulte sa carte. On s'allonge dans l'herbe toute neuve, on mâchouille des brins tendres pleins de jus sucré- Un boucan d'enfer déchire le ciel. Deux petits avions nous foncent droit dessus. Sous les ailes, les étoiles rouges, insolentes. C'est plus fort que nous. On saute sur nos pieds, on fait de grands gestes, on gueule « Hourra! » « Salut, les potes! », « Vive Staline! » « Ouais, les mecs! » N'importe quoi. C'est juste pour leur montrer qu'on est contents de les voir.

Ratatata... Oh! ben, merde. Ils nous refont le coup des Ritals ! Tous à plat ventre ! Je cherche Maria pour la balancer dans le fossé, elle me tire par la jambe : elle y est déjà. Mais qu'est-ce que tu attends, tchort s toboï, tu vois pas qu'ils mitraillent? Je m'aplatis à côté d'elle, valises sur la nuque. Ces deux cons-là font deux passages, les balles cinglent les branches au-dessus de nous, et puis ils s'en vont. Ils s'amusaient un peu en passant, quoi. Les soldats sont de grands enfants.

On se relève. Personne n'est blessé. Maria m'engueule, mais je sais que c'est parce qu'elle a eu peur, c'est la réaction, je ne lui en veux pas. Je me sens très calme, très fort. Très protecteur. En tout cas, on abandonne les bêches dans le fossé, et merde.

Les S.S. de tout à l'heure nous rejoignent. Le gradé va droit à Culottes-de-Cheval, le prend à part, lui parle dans les trous de nez. On dirait qu'il lui passe un sérieux savon. Culottes-de-Cheval dit Javohl, so fort, Herr Schtrumpflabidriilfuhrer, il claque les talons, le S.S. fait signe aux autres, ils s'éloignent à toutes pédales.

Ils s'éloignent... Mais alors... Mais alors, il n'y a plus personne derrière nous ! Plus personne entre l'Armée Rouge et nous ! Ces gars-là ont fini par avoir la trouille plus forte que la discipline, ils se sauvent vers l'Ouest, les arrogants, ils pédalent vers le chewing-gum et le chocolat au lait! Baisse la tête, fier S.S., t'auras l'air d'un coureur !

Cependant, Culottes-de-Cheval nous a réunis autour de lui. Il a l'air sévère, Culottes-de-Cheval. Il nous apprend que le Gningningninfùhrer lui a fait de très durs reproches concernant l'attitude des étrangers placés sous son autorité, à lui, Culottes-de-Cheval. Le Steckmirindenarschfuhrer et ses hommes ont débusqué, dans les bâtiments d'une ferme peu avant Pase-walk, six femmes russes portant des Ausweiss de la firme Graetz A.G. qui se dissimulaient dans la paille. Elles ont reconnu avec arrogance qu'elles s'étaient cachées pour attendre l'arrivée des Bolcheviks. Elles ont même ricané de façon insultante et se sont réjouies des revers temporaires de la Wehrmacht et des souffrances du peuple allemand. Elles ont été jusqu'à oser se moquer du Fiihrer. En conséquence, elles ont été abattues sur place comme espionnes. Voici leurs Ausweiss.

C'est pas possible ! Ils l'ont fait ! Maria me dit :

« C'est Génia, la grosse Louba et les autres filles de la bande de la cuisine. Je savais qu'elles allaient essayer de se cacher, elles me l'avaient dit. »

Elle est pétrifiée. Et puis elle pleure à gros sanglots, et toutes les babas pleurent, et moi aussi. Génia, la grande boutonneuse pas belle avec ses dents de fer, merde, et Louba avec son gros cul mou, et Marfoucha, et Wanda, et Macha... Maintenant, c'est la rage qui leur monte, aux filles. Elles entourent Culottes-de-Cheval, elles commencent à le serrer de près, elles vont le foutre par terre, lui arracher la peau, lui crever les yeux... Merde, il y est pour rien, ce pauvre con ! On s'y met à trois ou quatre, on le dégage. J'y laisse un peu de cheveux, mais, la première violence passée, elles laissent tomber.

Tout à coup, les cent mille tonnerres s'abattent. Une meule de paille prend feu dans le camp à notre droite. Des gerbes de terre et de cailloux jaillissent tout autour de nous. Cette fois, on est en plein dedans. Je demande à Culottes-de-Cheval si les Rouges sont encore loin. Il me répond que le S.S. lui a dit qu'ils ont passé la Ran- dow, la rivière qui coule de l'autre côté de Zerrethin, je vois? Oui, je vois. On a creusé le long de cette rivière. Dans ce cas, ils doivent bien être arrivés à Zerrethin, à l'heure qu'il est. Et nous, combien a-t-on fait depuis Zerrethin? Il regarde sur la carte. Douze kilomètres. Seulement? Alors, ils sont à douze kilomètres derrière nous? Peut-être moins? Je sens l'excitation me courir par tout le corps.

Je lui demande comment ça se fait qu'on n'a pas vu une seule unité allemande monter en ligne, ni battre en retraite. A mon avis, ils sont partis depuis longtemps, je lui dis. Depuis avant même qu'on arrive ici, nous. Mais alors, pourquoi tous ces travaux, ces tranchées antichars? Il n'y avait personne devant les lignes russes, personne que nous autres, pauvres cons, avec nos pelles et nos bêches? Pendant tout ce temps là? A quoi ça rime? Et-maintenant, pourquoi nous foutre ces S.S. au cul?

Il hausse les épaules. Il ne sait pas. Il ne se pose pas de questions. Il ne veut pas tomber aux mains des Bolcheviks, ça, il sait. Alors, en route.

*

En route. Les obus tombent de plus en plus serré, c'est une préparation d'artillerie, comme disent les livres sur la Grande Guerre, ça signifie qu'ils vont attaquer. Oui, ben, j'aimerais bien choisir mieux à ma main les conditions de notre rencontre. Les chars vont surgir d'un moment à l'autre et tirer sur tout ce qui bouge, et après tu t'expliques. Un vrai jeu de cons, la guerre. Pas chercher à comprendre, je suis un civil, c'est trop calé pour moi. Dans quelques années, les livres d'histoire expliqueront tout à fait bien la manœuvre, l'aile gauche, l'aile droite, tout ça, je comprendrai tout, je m'écrierai mais voyons bien sûr, c'était tout simple ! Pour l'instant, barre-toi, planque ta peau, les obus ne connaissent personne, pour les obus tout est ennemi.

Stimulés par Culottes-de-Cheval — mais est-il besoin de nous stimuler ? — , on force l'allure. On finit même par courir pour échapper à la pluie de ferraille assassine qui, heureusement, tombe à droite et à gauche de la route, assez loin.

Nous rattrapons ainsi le gros de la horde, dont l'affolement devant la mort qui dégringole a quelque peu secoué la morne résignation. Et merde, ces cons de S.S. sont là ! Tout au moins deux d'entre eux, dont le petit sous-off à gueule d'apache. Le pétard en poigne, ils font « Los! Los! », ils attendent qu'on soit tous passés et puis ils remontent sur leurs vélos de labour, ils nous pédalent au ras du cul, poussant ceux1 du dernier rang à coups de leur poing fermé sur la crosse du liiger.

Le vieil homme à bout de souffle de tout à l'heure est affalé sur le bas-côté, le dos appuyé à un arbre. Sa bouche béante cherche l'air. Les yeux lui sortent de la tête, son visage est violet-noir. Sa petite femme ratatinée lui passe un mouchoir mouillé sur le front. Elle pleure, lui parle doucement. Il n'ira pas plus loin. Les deux S.S. mettent pied à terre.

La pluie d'obus cesse comme elle a commencé, sans prévenir. Nous traversons des villages, un pont que personne n'a l'air d'être préposé à faire sauter... Les panneaux annoncent une ville nommée Strasburg. C'est à ce moment que se manifestent enfin les signes de l'existence d'une armée allemande.

Une longue file de fantassins vert-de-gris remonte la colonne. Ils marchent dans le fossé, en file indienne, rasant la haie. Une autre file marche parallèlement à eux, de l'autre côté de la même haie. Je les regarde, stupéfait. Ce sont des gosses. Certains ont l'air d'avoir douze ans. Ils portent des uniformes plus ou moins complets, ceux qui n'ont pas de pantalon ont gardé leurs culottes courtes d'écoliers — la culotte courte se porte tard, en Allemagne. La vareuse feldgrau, trop longue, leur bat les mollets. Ils ont dû rouler le bas des manches pour libérer leurs mains. Je vois aussi des vieillards, vraiment vieux, du poil blanc, du bide, de la nuque en gouttière ou bien à triple bourrelet, de la guibolle arquée, du rein coincé... La plupart portent la cape-toile de tente imperméable camouflée d'un bariolage couleur jeux de lumière dans le frais sous-bois, sur la tête le casque d'acier abondamment garni de feuillages.

Ils sont armés de fusils et de mitraillettes. Des grenades à manche dépassent des bottes de ceux qui en ont. Quelques-uns portent sur l'épaule de longs tuyaux de poêle peints en vert feldgrau. J'entends les gars dire, admiratifs, que c'est là le fameux Panzerfaust, la toute dernière arme miracle qui envoie une petite fusée de rien du tout sur un char, laquelle fusée se colle au blindage, fait fondre l'acier le plus épais en un clin d'oeil et injecte par le trou la déflagration d'une charge creuse extraordinairement puissante : tout ce qu'il y a de vivant à l'intérieur du char est plaqué aux parois en tartine de viande hachée sanguinolente. Ou bien est instantanément cramé carbonisé volatilisé il n'en reste rien qu'un peu de fumée, ça dépend des versions, les gars discutent avec intérêt ce point de technique. J'arrive pas à croire ça. Ce simple bout de tuyau de tôle mince? Oui, mais, tu comprends, il faut se tenir tout près du tank que tu veux descendre. A deux ou trois mètres. Et tu crois que les gars du tank vont te laisser approcher bien gentiment ? Eh bien, voilà, il faut creuser un petit trou dans la terre, juste de quoi s'aplatir, se camoufler dedans et attendre, le laisser venir tout près tout près... C'est pour ça qu'ils ont ces petites pelles en travers du sac à dos en peau de cheval « avec les poils » qui me fait tellement envie.

Pas d'artillerie avec eux, même légère, pas de mitrailleuses. Le Panzerfaust rend tout ça complètement dépassé. Tu crois qu'avec ces zinzins ils peuvent vraiment renverser la vapeur et gagner la guerre ? Les écoliers et les grands-pères chargés de mettre en oeuvres les fabuleuses petites merveilles n'en ont pas l'air tellement convaincus. Ils marchent en silence, tête basse, tristes à crever. Ils nous jettent des regards d'envie, à nous qui allons en sens inverse. Couronnés de branches de cerisiers en fleur, la mort sur la figure, ils vont à l'abattoir, et ça ne leur plaît pas.

« C'est le Volkssturm », m'explique Paulot.

Il s'est instruit, en prison, Paulot. Lès dames du village lui ont appris que le Fuhrer avait décrété la Grande Colère du Peuple allemand contre l'envahisseur impie et avait décidé de ne pas s'opposer à la levée en masse spontanée des jeunes à partir de quatorze ans ainsi que des vieillards sans limite d'âge. Et les femmes? Tiens, c'est vrai, il n'a pas parlé des femmes. Il n'y aura pas pehsé...

Le soleil brille haut et clair. Il fait même chaud, soudain, vraiment, chaud pour un début d'avril. Les merles sifflent dans les haies, habitués maintenant au roulement de la canonnade. Décidément, les grands désastres guerriers aiment le plein soleil. Je laisse Maria prendre un peu d'avance, pour le plaisir de la regarder marcher. Ce printemps n'arrive pas à avoir un goût de mort.

*

Parmi les groupes plus ou moins organisés qui, comme nous-mêmes, suivent la route de la grande migration vers l'Ouest, je remarque depuis un bon bout de temps une petite bande de prisonniers de guerre italiens. Ils font tache dans la tristesse générale. Ni l'accablement apathique des Allemands, ni la hargne rouspéteuse des Français, ni le fatalisme plus ou moins insouciant des Russes ne parviennent à déteindre sur leur belle humeur. Bizarrement, personne ne semble avoir charge d'eux. Ils sont livrés à eux-mêmes. Ils vivent le désastre comme une fête, un rallye du weekend, une énorme aventure picaresque dont ils sont bien décidés d'avance à trouver toutes les péripéties formidablement passionnantes, à en déguster à fond le pittoresque et le cocasse. Ils se voient déjà racontant ça aux copains, avec, les gestes et la mimique, en vidant des fiasques de chianti dans l'ombre ocellée d'une treille, quelque part entre Calabre et Lombardie.

Le triste tissu de fibres de bois de leurs uniformes verdâtres tombe en loques. Ils se drapent avec arrogance dans la cape mousquetaire fièrement jetée sur l'épaule, c'est justement pour ça qu'elle a été calculée, la cape : pour l'arrogance mousquetaire. Tu ne peux que t'en jeter un coin sur l'épaule si tu veux qu'elle t'enveloppe un peu, comme une toge, c'est ça, or ce geste ne peut être qu'arrogant, et comme tu es obligé de le recommencer sans cesse, la saleté de truc retombe toujours, ça donne à l'armée italienne, même vaincue en loques réduite à l'esclavage, une indélébile arrogance. C'est souvent comme ça, les Ritals. Quand ils veulent faire les fiers et les implacables, ils tombent dans l'outrance, ça donne la fierté du matamore. Ils en sont conscients, d'ailleurs : n'est-ce pas la comédie italienne qui a inventé le type du matamore? Certains portent le chapeau de bersagliere avec la grosse touffe de plumes noires de queue de coq tombant sur l'œil. Plutôt mitées, les plumes, mais du panache, très gentilhomme Louis XIII dans la débine. Ils aiment ça, le panache, les Ritals. Tout en se moquant d'eux-mêmes, ils en jouent, c'est plus fort qu'eux.

Tantôt nous les dépassons, tantôt ils nous dépassent, au hasard des vicissitudes de cette avance syncopée. Chaque fois que nous nous trouvons en présence, je constate que leur volume global a grossi. Je ne veux pas dire qu'ils ont ramassé au passage d'autres prisonniers ritals, mais bien qu'ils occupent dans l'espace une géométrie aux dimensions plus vastes, surtout dans le sens de la hauteur. Cette augmentation de volume est due à une incorporation sans cesse croissante d'objets divers. Les objets, gros ou petits, viennent s'agglutiner à eux comme la limaille de fer court à l'aimant.

Les toutes premières fois, ils portaient de maigres balluchons, des musettes étriquées. Des sacs à patates leur pendaient dans le dos, flasques comme des vieilles figues. Peu à peu, les sacs ont pris de bonnes grosses joues, les musettes ont débordé, des caisses et des cartons sont apparus sur les têtes, sur les épaules. Puis il y eut une brouette. Une autre. Un landau d'enfant. Puis une charrette à bras. Puis une charrette à cheval, avec le cheval. Le niveau du bric-à-brac se mit à monter dans la charrette. Bientôt il dépassa la hauteur d'un premier étage, et tout en haut du tas, tout là-haut, posée sur les sacs et les ballots comme une cerise confite sur un gâteau, était assise une dame allemande, une veuve très digne, en pleurs, tout à fait mettable, ma foi, qui souriait déjà à travers ses larmes.

Sacrés Ritals! D'abord ils marchaient en silence, saisis par l'angoisse ambiante, même s'ils n'y participaient pas. Respectueux tout au moins du terrible désespoir allemand. Comme on ôte son chapeau devant un corbillard qui passe. Après tout, ces gens vont mourir, ces femmes seront violées... Et puis, peu à peu, caressés dans le dos par cet irrésistible soleil, ils ont commencé à fredonner, tout doucement, presque à leur insu, comme on lâche du lest à un besoin naturel impossible à réprimer, comme voulut faire cet homme-là, celui qu'aime à raconter papa, qui, dans l'église, au moment de l'élévation, pris d'une épouvantable envie de péter, crut sauver la situation et faire la part du feu en laissant fuser un filet ténu ténu mais, hélas, produisit une note soutenue de trompette bouchée qui se prolongea, se prolongea et, dans l'histoire de papa, se termina en catastrophe.

Le chant prit de l'ampleur et de l'assurance en même temps que montait le contenu de la charrette, et maintenant ils lancent à trois voix l'air des chasseurs alpins.

E bada bene che non si bagna,

Che glielo voglio regalare !

de toute leur âme, à gorge déployée, et leurs yeux brillent, et leur pas est un pas de conquérants, on dirait vraiment que, cette guerre, c'est eux qui l'ont gagnée. Sacrés Ritals !

Les Ritals fascinent Maria. Elle rit avec eux, chante avec eux, engage la conversation. Me désigne, très fière : « One, Italianetz! » Eux, tous contents : « Dawero, sei italiano ? Da dove ? » Je suis plutôt emmerdé, je parle très mal l'italien, un italien farci de dialetto, l'italien de papa, enfin, bon, on échange quelques mots. Il y en a un qui fait un gringue immédiat et pressant à Maria, j'essaie d'avoir l'air ni du con jaloux ni du con con,. c'est difficile, heureusement Maria sent mon embarras et se fait ostensiblement très tendre, m'entoure de petites prévenances, le beau gosse comprend, me cligne de l'oeil, fait « Beh! », hausse les épaules et laisse tomber.

Par-dessus le roulement régulier du canon éclatent maintenant des rafales de coups secs, rageurs, tout proches de nous. De grosses explosions isolées nous enfoncent les tympans, nous obligent à avaler. Tacatacatac de mitrailleuses lourdes... Le Volkssturm aurait-il, comme dit le communiqué, pris contact avec l'avant-garde rouge ?

Nous traversons Woldegk. La nuit s'annonce. Culottes-de-Cheval nous fait cantonner dans les immenses écuries d'une espèce de château. Pas de distribution de vivres. Aussitôt, malgré la fatigue, nous nous mettons à la recherche des silos. Ils sont tous vides, même ceux de betteraves et de kohlrabis. D'autres sont passés avant nous. Nous mordons dans notre pain noir, nous forçant héroïquement à garder un quignon pour demain matin. Et puis nous nous couchons par terre, sur quelques brins de paille piétinés qui ne nous isolent même pas du ciment glacial, nous nous imbriquons l'un dans l'autre, le ventre de Maria contre mon dos, ses bras enserrant mon ventre, recroquevillés comme deux fœtus parallèles, et plouff, nous sombrons.

« Aufstehen ! »

Le faisceau d'une torche en pleine figure.

Merde, on vient à peine de s'endormir!

« Aufstehen ! Schnell ! Los, Mensch, los ! »

D'accord. Deux ou trois bougies clignotent. Je demande l'heure au pasta, qui possède une montre- bracelet. Deux heures du matin. J'ai mal partout. Mais surtout j'ai froid. Maria claque des dents. C'est plutôt un bien qu'on nous ait réveillés, on aurait chopé la crève.

Nous revoilà sur la route. Les Russes- se sont rapprochés. Le canon tonne tout près, juste derrière l'horizon, semble-t-il. La plaine s'étale, immense, et plate à l'infini. Quand je regarde en arrière, je vois une succession ininterrompue de brèves lueurs rouges sautiller capricieusement sur la ligne d'horizon. Sur quoi tirent-ils donc? Rien ne tombe, ici. J'ai bientôt la réponse. Droit devant nous, à l'autre bout du diamètre, d'autres lueurs rouges luisent brièvement, explosent ici et là, à la même cadence que les lueurs des départs. Ce sont les impacts d'arrivée. Je n'entends pas leur répugnante déflagration grasse, le vent vient de l'Est, de derrière notre dos, et couvre tout sous le tonnerre continu des coups de départ.

Petits Poucets perdus au beau milieu de cette apocalypse, nous marchons. Stupidement, obstinément, nous marchons. Les obus nous précèdent, quelle horreur allons-nous trouver, là-bas ?

Mais voilà que les fulgurances rouges des départs ne sont plus seulement concentrées dans un étroit secteur, droit derrière nous, voilà qu'elles avancent, à droite et à gauche, en tenailles. Elles avancent avec nous, plus vite que nous, elles dessinent exactement le tracé de l'horizon, et maintenant nous nous trouvons au centre d'un demi-cercle parfait et continu d'explosions.

Soudain, quelque chose de nouveau nous glace. Une série de ululements monstrueux, violents et brefs, se succédant par rafales, comme si un géant grand comme le monde se soufflait à toute allure sur les doigts pour les réchauffer. Des boules de feu partent d'un point de l'horizon, au rythme de ces ululements, décrivent dans le ciel des trajectoires parallèles parfaitement paraboliques et s'abattent au loin devant nous, derrière la portion d'horizon encore obscure. Dès qu'elles touchent le sol, un éventail' de feu surgit, autant d'éventails que de boules. Ce feu ne retombe pas, l'incendie court, vorace, bientôt tout l'horizon devant nous est en flammes. Ces séries de boules de feu partent de plusieurs points du demi-cercle, crachées par ces ululements épouvantables. Quelqu'un dit :

« Les orgues de Staline. J'en avais entendu causer, j'imaginais pas quelques chose d'aussi terrible. C'est des tuyaux, très gros, groupés en faisceau. Avec ça, ils envoient des fusées énormes. C'est pour ça que ça hurle au lieu de faire le bruit d'un coup de canon : c'est parce que c'est des fusées. » Maria dit : « Katioucha. »

Quoi, Katioucha? Elle a envie de chanter? C'est pas ça. Elle m'explique que les Russes appellent cette arme « Katioucha », comme la chanson, oui, c'est ça. C'est un Russe qui l'a inventée.

Ah ! bon. Si je comprends bien, le miraculeux principe du « Panzerfaust » a été découvert un peu partout en même temps. Les Russes lui ont même donné des dimensions fantastiques. J'estime raisonnable de supposer que les Ricains ne sont certainement pas en retard dans ce domaine, si même ils n'ont pas précédé tout le monde.

Le spectacle est, comme on dit au Châtelet, terrible et grandiose. Nous marchons au centre d'un cercle parfait de flammes. Chaque impact ranime un brasier. Devant nous s'allument l'un après l'autre les arbres, les fermes, les villages, les bourgs. Tout n'est qu'un gigantesque incendie. Et pas un avion dans le ciel.

Cependant, la tenaille, implacablement, se referme. Ses deux branches de feu avancent bien symétriquement. On entend maintenant un bruit de fond épais, comme de dizaines de trains de marchandises qui rouleraient en même temps : les chars !

*

Nous marchons. La foule, autour de nous, se tait, écrasée. Nous traversons des villages dévastés, des maisons flambant haut et dru, d'autres réduites à des moignons calcinés encore rougeoyants. Mais l'aube qui bientôt se lève nous fait voir des dégâts moins considérables qu'on aurait cru. Les Russes ont arrosé à tort et à travers, gaspillant joyeusement les munitions sans trop se soucier d'objectifs précis. Et puis, il faisait nuit.

Nous atteignons les faubourgs d'une ville qui s'annonce assez importante : Neubrandenbourg. Là, oui, c'est tombé à profusion. La ville, apparemment, avait traversé la guerre à peu près intacte, bien tranquille dans son coin perdu de Poméranie, et voilà, en une nuit elle est devenue un amas de ruines semblables à celles que je ne connais que trop.

Quand nous quittons Neubrandenbourg, le jour est tout à fait levé. A la sortie de la ville, la route traverse une petite rivière sur un pont. Il n'est pas détruit, personne ne le garde. Plus loin, nous dépassons une fois de plus les Italiens. Us se sont arrêtés, ils sont tassés autour de quelque chose, au bord de la route, et discutent passionnément. On veut voir. C'est une vache. Une malheureuse vache abandonnée là, dans son pré, et qui, souffrant de ses pis gonflés de lait, a forcé la clôture de fil de fer afin d'implorer d'un humain qu'il veuille bien la traire, et elle est tombée dans le fossé plein d'eau, elle s'est embourbée, elle ne peut plus bouger, elle meugle son épouvante.

Deux Italiens tirent la vache par les cornes, mais la boue épaisse fait ventouse autour du ventre, et rien à faire. La vache meugle à vous tirer les larmes. Les Ritals se concertent, suggèrent des techniques, tous l'air terriblement compétent, les voyelles sonores s'entrechoquent en l'air, les yeux brillent, les mains dansent un ballet volubile. La vache meugle. Et meugle.

Les Allemands en fuite en oublient l'horreur à leurs trousses. Ils s'arrêtent, émus par ces braves cœurs qui, sous la mitraille, se soucient d'une pauvre bête en détresse. Les Allemands aiment les animaux. Moi aussi. Je veux voir comment les Ritals vont s'en sortir.

Enfin, une méthode est adoptée. Un Rital fouille dans le fourbi de la charrette, en ramène une corde longue et solide qu'il fixe aux cornes de la vache. Puis il passe la corde autour du tronc lisse d'un arbre. Une demi-douzaine dé gaillards se crachent dans les mains et se cramponnent au bout de la corde. Deux autres se mettent nus, descendent dans le fossé. Deux autres empoignent la base de la queue de la vache. Les deux du fossé respirent un grand coup, se bouchent le nez et se glissent sous le ventre de la vache. Ils disparaissent dans la boue jaune. « Su! » Tous s'y mettent ensemble. Les deux de la queue tirent vers le haut, ceux de la corde font les bateliers de la Volga, les deux dans la boue soulèvent avec leur dos. Soudain, avec un gros « Floc! » la vache émerge. Ses pieds fourchus pédalent dans le vide, trouvent le sol ferme du talus, s'y agrippent, la voilà tirée d'affaire.

Les vieillards allemands félicitent les Ritals, leur donnent du chocolat, des cigarettes. Une vieille dame les embrasse. Les deux orphelines, là-haut sur le bric-à-brac de la charrette — maintenant, elles sont deux, oui — versent des larmes de douce émotion.

La colonne s'éloigne. On va pour en faire autant, et puis je dis à Maria. « Attends un peu. » J'ai cru voir un truc et je voudrais en être sûr. J'ai cru. voir un des Ritals prendre quelque chose dans la charrette, quelque chose de très significatif. Le voilà justement, il tient cette chose à deux mains, et cette chose est une hache, une hache énorme. Il vient se placer bien en face de la vache, juste à bonne distance, il se crache dans les mains, balance un peu la hache, deux types tiennent solidement les cornes... Han! La vache s'abat, foudroyée.

Je regarde Maria. Elle est aussi pâle que moi. « Ita- liantsy, tojé samoï'é kak Frantsousy : vsio dlia jivott ! »

Les Italiens, c'est bien comme les Français : tout pour le ventre ! Mais déjà le type affûte l'un sur l'autre deux grands couteaux de boucher...

Nous rejoignons les autres, le cœur un peu moins léger que tout à l'heure.


L'HORIZON EST UN CERCLE PARFAIT

Grossie des populations effarées drainées dans Neubrandenburg et dans les villages, la cohue s'est épaissie, est devenue compacte, de plus en plus, s'est maintenant figée, piétine quasi sur place. S'y mêlent désormais des uniformes de la Wehrmacht. Sans doute, des lambeaux d'unités sacrifiées, laissées en arrière pour « couvrir » symboliquement l'abandon du terrain par le gros de l'armée. Ce sont des isolés, noyés dans le flot des civils, de beaux gaillards harassés, pas rasés, l'œil cave, souvent blessés. L'uniforme bâille. Toutes les armées en déroute se ressemblent. Parmi eux, pas un des gosses ou des. vieillards du Volkssturm. Ceux-là, l'ogre les a gobés.

Des petits avions russes solitaires tournaillent au-dessus de nos têtes, de plus en plus fréquemment. Il y a toujours un renseigné pour étaler sa science : « Iliou- chine tant et tant », ou « Tupolev tel numéro », ou « Yak gningningnin ». Le genre de mec qui doit s'intéresser au football, entre deux guerres, ou faire collection de' timbres. Moi, je ne guette qu'une seule chose : s'il ne va pas se détacher de sous ce con-là quelques grappes d'œufs à ressort et si on les verra assez tôt pour avoir le temps de s'aplatir, ou bien si, primesau- tier, le chevalier du ciel ne va pas se payer le délassement d'un carton sur nous, c'est si tentant une horde bien tassée sur une route bien droite, à la mitrailleuse

en enfilade. Ce qui ne manque d'ailleurs pas d'arriver, de temps à autre.

Il y a de plus en plus d'uniformes mêlés à nous. Les uniformes attirent les balles et les bombes. Vue de là- haut, notre colonne doit virer au vert feldgrau. J'aime pas ça. Et puis, pourquoi vers l'Ouest? Nous n'avons pas spécialement envie d'aller vers l'Ouest, Maria et moi. On veut juste trouver un endroit pour y attendre l'Armée Rouge, si possible sans se faire tuer.

Bon. La merde maintenant me semble assez consistante. C'est la grande pagaille, le sauve-qui-peut sauvage. Le dernier S.S. est loin, loin vers l'Ouest. C'est le moment. Une petite route de terre s'offre à main droite. Je pousse Maria du coude, on s'enfile dans la petite route, personne ne nous en empêche.

*

Tourné le premier coin, c'est le paradis. La guerre? Quelle guerre? Rien n'est jamais arrivé, il n'y a jamais eu de guerre, il n'y a pas, de l'autre côté de la butte herbue, au-delà de la haie d'aubépines en fleur, un troupeau humain hébété, rien de tout ça n'existe, n'a jamais existé nulle part. Les oiseaux chantent le printemps, la bataille même s'est faite discrète, roulement lointain tellement familier qu'on ne l'entend plus.

Je me sens l'âme bucolique. Je vis « pour de vrai » le rêve sportif du campeur à pied, du joyeux ami de la nature, tel que je le voyais à travers les enthousiasmes de Bob Lavignon et des autres fervents des Auberges de Jeunesse. Maria me sourit. Nos valises bien calées sur nos épaules comme des sacs de boy-scouts, les pouces passés dans les bretelles de ficelle, nous goûtons l'air frais sur nos joues, nous respirons à pleins poumons, nous nous regardons, nous rions de plaisir, ça y est, la vie commence, ce sera toujours comme ça, maintenant, toujours, toute la vie. Très « Jeunesse qui chante » et J.O.C., en somme. Le bonheur rend cucul, le bonheur rend cureton.

Une ferme. Déserte. On rôde partout, voir s'il ne traînerait pas un croûton. Juste un récipient à trous avec dedans une espèce de fromage, genre gruyère, vaguement, mais pas encore terminé de faire, quelque chose à mi-chemin entre le caillé et la vache-qui-rit, pas bon du tout, qui t'emplâtre la gueule. On s'en bourre au maximum, qui sait quand on trouvera à manger, on s'en enveloppe même dans un chiffon pour la route.

Il y a une pompe et un seau dans la cour, grande toilette, en route. J'ai eu un instant la tentation de nous arrêter là, mais la bouffe?

On marche. Et on marche. Ces immensités à perte de vue nous exaltent. On se sent le cœur grand comme le monde. Maria chante. Elle chante l'aubépine, elle chante le bouleau, elle chante le coucou, elle chante la grenouille qui, sous nos pas, plonge dans l'eau du fossé, elle chante la route « Ekh, darogui... », elle chante le vent « Viyout vitri, viyout bouïni... », tantôt en russe, tantôt en ukrainien, et puis elle m'engueule, me dit que je ne chante jamais, alors je me lance dans « Sur la route de Dijon, la belle digue digue », elle fait, ravie, « ou vasô-ô-ô, ou vasô! »...

Une ferme. Assez loin de la route, celle-là, au bout d'une belle allée de pommiers. Les vaches sont au pré, l'air pas malheureux du tout. Donc, elles sont traites. Donc, il y a quelqu'un. Peut-être qu'on acceptera de nous céder un kilo de patates. On y va.

Le gars qui nous regarde arriver, appuyé à la barrière blanche, porte le bonnet de police à deux cornes de l'armée française. C'est bien le seul indice qui proclame sa nationalité et son état : prisonnier de guerre. Pour le reste, il est habillé en plouc de par-ci, en plouc confortable, sans la moindre trace sur son dos des énormes et réglementaires lettres K.G. barbouillées à la peinture blanche.

Je dis à Maria « Kharacho, onn Frantsouze. » Je dis salut, ouais, je suis français, elle, non, elle est russe, tes patrons pourraient pas nous filer quelque chose à bouffer, du pain, des patates, j'chais pas...

Il me dit des Français, j'en vois point souvent, ah, bon, elle est russe, c'est donc ça, j'ai eu peur que ça soye une Française, une de ces salopes, tu vois, ces morues volontaires pour venir faire les putes chez les Boches, bon, j'aime mieux, mes patrons, j'ai pas de patrons, y a que la patronne, la femme du patron, mais elle est veuve, il est décédé là-bas, à Stalingrad, par là, elle a reçu un papier, alors le patron, c'est quasiment moi, le patron, ici, vu qu'il y a que moi comme homme d'un peu capable question culture, tu vois. Là, je suis tout seul, les Polonais se sont ensauvés y a deux jours de ça, y a plus que moi comme bonhomme, et puis la patronne. Elle voulait s'ensauver aussi, mais comme je lui ai dit : où que tu veux donc ben aller? C'est partout pareil, dame, allèsse kapoutte, qu'é que tu vas donc aller traîner les routes, que si le malheur doit te rattraper, qu'il te rattrape au moins chez toi, au milieu de tes affaires. J'ai peut-être pas raison ? Des patàtes ? Bien sûr, je vas t'en donner, des patates, et pis quèque chose pour leur donner du goût, venez par ici, elle est bien mignonne, c'te p'tiote, y a du bon monde partout, dame. A ton avis, qu'est-ce qu'ils vont bien faire de nous, ces Bolcheviques ?

Tout en parlant, il nous a fait entrer dans la cour, on s'est assis tous les trois sur le banc, et maintenant il attend ma réponse, c'est une question importante qu'il vient de poser.

Je dis :

« Que veux-tu qu'ils fassent ? Ils vont libérer les prisonniers, les rapatrier chez eux dès que la guerre sera finie. Y en a plus pour longtemps. »

C'est pas ça qu'il aurait voulu m'entendre dire.

« Ouais. Sûrement. C'est sûr que c'est ça qu'ils vont faire. »

Un silence.

« Ça fait quatre ans que je suis là, moi. Six cents hectares de terre, c'est pas rien. A fallu en mettre un sacré coup, vingt Dieux ! Et les Polacks, ça travaille ou ça travaille pas, ça dépend de quel pied ça se lève. Et pis c'est de l'homme qui boit, c'est coléreux. La patronne, toute seule là-dedans, elle s'en serait pas sortie, dame non. Moi, au pays, j'ai rien, rien du tout. J'ai que mes deux bras. Qu'est-ce que tu veux que je retourne foutre là-bas ? C'est pas que la terre soye bien fameuse, par ici, rien que de la vacherie de sable à patates, j'arrive à faire un peu d'orge avec bien du mal, et puis j'ai les bêtes. Vingt-cinq vaches, dame, faut s'en occuper. Sans me vanter, petit gars, je peux dire que cette terre-là, elle a profité depuis que je m'en occupe. »

Je dis ouais, le paysan français, y a pas au-dessus, c'est sûr. Il me demande, les yeux dans les yeux.

« Ces Bolcheviques, là, bon, qu'est-ce qu'ils en ont à foutre que ça soye Pierre, Paul ou Jean qui laboure la terre? La patronne et moi, on peut se marier ensemble, si c'est que ça. De toute façon... Quoi, lui fallait un homme, à c'te femme, c'est pas humain, non plus, on n'est pas des bêtes, quoi. En pleine force de l'âge comme la v'ià, costaude et tout... Et moi, qu'est-ce que tu crois? J'ai du sentiment aussi, moi, pareil, c'est la nature, quoi. Oh! ça s'est pas fait tout de suite, elle était aussi gênée que moi, dame... Enfin, quoi, c'est ma ferme, c'est ma femme, on a trimé dur ensemble, je demande pas qu'on m'en fasse cadeau, de la terre, je voudrais seulement rester là, avec elle, et vivre ensemble, et continuer à travailler, comme maintenant, quoi. Tu crois qu'ils voudront bien, les Bolcheviques ? »

Je lui dis que les Bolcheviques c'est le peuple au pouvoir, qu'avec eux toutes ces questions-là se règlent d'une façon humaine, pas comme avec ces cons de bureaucrates capitalistes le règlement c'est le règlement-la propriété c'est sacré et tout le bordel, que la terre est à celui qui la cultive, et que, de toute façon, l'occupation ça dure pas éternellement, qu'ils finiront bien par s'en aller et qu'à ce moment-là, s'il est le mari de la patronne, personne ne pourra le mettre dehors, enfin tout ce que je peux inventer pour lui remonter le moral.

Maria n'a pas compris ce qu'il a dit, mais l'histoire est écrite sur sa figure, une histoire tellement banale... Elle lui prend la main, lui dit :

« Nié boïssia ! Bolcheviki nié zly. Vsio boudiètt khara- cho ! Skaji iémou, Brraçva. »

N'aie pas peur! Les Bolcheviques ne sont pas méchants. Tout ira bien! Dis-lui.

Je lui dis. Il la regarde comme si elle lui racontait le père Noël.. Ses yeux ne demandent qu'à croire. Un petit troupeau d'oies caquetantes évolue dans la cour, tous les cous tendus bien parallèles, oscillant ensemble à chaque changement de direction.

Une bande de troufions feldgrau fait irruption au portail. Une douzaine, à peu près. D'où sortent-ils, ceux-là? Pardi, ils ont eu la même idée que nous : la grand-route, c'est dangereux et ça ne va pas vite. Ils sont jeunes, pas trop débraillés, ont conservé leurs armes. Ils se répandent dans la cour, se pompent de l'eau sur la tête, s'ébrouent, joyeux comme des chiots, s'affalent, font un boucan de colonie de vacances en excursion.

Ils demandent au Franzose s'il n'a pas du lard, des œufs à gober... Ils lui disent en ricanant amer :

« Morgen wirds du frei, und wir werden gefangen ! » Demain, tu seras libre, et c'est nous qui serons prisonniers !

Il les console :

« Krigue fertiche. Morguène alleu nac Haose. » Fini, la guerre. Demain, tous à la maison. « Sicher! Oder vielleicbt werden wir aile tôt! Es ist auch ganz môglich ! »

Tu parles! Ou peut-être qu'on sera tous morts! C'est aussi tout à fait possible !

Ils ne sont pas portés à l'optimisme. Le Français cependant revient avec un gros morceau de lard, du fromage blanc, quelques œufs. Il s'excuse, il n'a presque pas de pain, juste pour lui et la patronne, mais si on veut il peut mettre des patates à cuire. Les troufions disent non, on n'a pas le temps, avec un soupir de regret vers les oies. Un bruit de moteur. Un petit avion tournaille au-dessus de la ferme, descend. Sous ses ailes, les étoiles rouges. Avec tous ces uniformes verts dans la cour, on est bons. Ça ne loupe pas. A peine nous sommes-nous jetés à plat ventre qu'il fait un passage, arrose la cour, retourne se mettre en position, ratatata encore un coup. Un feldgrau exaspéré tire des coups de flingue en l'air. Enfin il s'éloigne, vers l'Est. On se relève. Personne n'est blessé, pas même une oie. Maria me dit :

« Il va revenir avec des copains. Il ne faut pas traîner ici. »

Elle a raison. Et moi qui commençais à me dire que ce serait peut-être le coin idéal pour attendre les Popoffs !

On se gobe chacun un œuf cru — des années que j'ai pas connu ça, j'en raffolais, et voilà, j'ai même pas le temps de déguster, j'avale ça, comme une pilule —, on se coupe chacun une tranche de lard, les troufions nous font cadeau de quelques tranches de pain noir, on étale dessus du fromage blanc et du saindoux, et puis salut, on mangera en marchant.

La petite route taille son chemin entre deux haies vives fleuries d'églantine, d'aubépine et d'autres fleurs que je connais pas. Le soir descend, une odeur épicée, comme de cannelle, monte de tout ça, dans les fossés profonds court une eau gazouillante. Le paradis. Un feldgrau est assis sur le talus, face à la route. Des heures qu'on n'a rien vu d'humain. Il a ôté ses bottes, retroussé ses jambes de pantalon. Ses pieds, jusqu'aux genoux, trempent dans l'eau glacée. De temps en temps, il remue les doigts de pied, pour bien sentir la fraîcheur lui courir dans les interstices, et alors il ferme les yeux, tant c'est bon.

Maria me dit : « Oukraïnietz. » Un Ukrainien. Je le regarde mieux. C'est vrai. Il a la bonne tête ronde aux pommettes écartées, le petit nez en patate nouvelle. Il est même mâtiné de Tatar : cheveux de jais, œil de velours, peau mate. Ce doit être un de ces Russes de l'armée Vlassov, j'en avais encore jamais vu.

« Sdravstvouï! » on lui fait. Salut! Il répond « Sdravstvouïtié ! » Maria le houspille :

« Qu'est-ce que tu fais là ? Tu sais qu'ils arrivent ? Ils sont derrière nous, tout près. Sauve-toi ! Ne reste pas habillé comme ça ! Ils vont te tuer. »

Il hausse les épaules, la regarde de ses yeux noirs, sourit.

« Vsio ravno. Ça m'est égal. Je suis fatigué. Je suis bien, ici. »

Il fouille dans sa vareuse vert-de-gris, tire un paquet de cigarettes froissé, me le tend. Je ne fume pas, mais j'accepte, je pense que ça lui fait plaisir. Il coupe sa propre cigarette en deux, glisse une des moitiés dans sa poche de poitrine, ouvre l'autre, roule le tabac dans un morceau de journal. L'air tout à fait tranquille. Je dirais : heureux, si je ne savais pas.

Maria insiste.

« Ecoute, fais pas le con ! Il y a des vêtements civils, là, dans la valise. Viens avec nous. Si nous on passe, tu passes. Allons, viens ! »

Il tire sur son trognon de journal, à petits coups, en fermant les yeux. Il hoche la tête, doucement.

« Niet. Tout est bien comme ça. Ce qui est fini est fini. Je suis fatigué. Tout est très bien. Prochtchaïtié !

— Nou, tak, prochtchaï, ty dourak ! »

Je dis « prochtchaï », mais pas « dourak », et on le laisse prendre son pied à se rafraîchir les orteils. Puisque ce sera sa dernière joie sur terre, autant qu'il la déguste bien à fond.

Maria est furieuse.

« C'est du cinéma! Ce con-là va crever parce qu'il veut faire le Russe de cinéma, âme slave, « Nitchevo » et toutes ces conneries! Tu comprends, Brraçva? »

Je dis oui, je comprends. Les Allemands aussi sont trop allés au cinéma. Alors ils se sont pris pour des Allemands, pour des Allemands de cinéma, et voilà le travail. Pognimaïèche, Maria?

*

Des maisons à jardinet annoncent l'approche d'un bourg. Une plaque indique « Stavenhagen ». Nous retrouvons la grand-route. Pas moyen de l'éviter, à cause du pont. Les ponts se construisent plutôt sur les grand-routes que sur les petites. Bizarre, nous sommes seuls. La colonne doit se trouver loin en avant. Nous nous sommes laissés distancer, avec nos vagabondages touristiques.

Tout à coup, je pense à un truc : les Russkoffs sont peut-être déjà là! La guerre, c'est comme ça, faut s'attendre à tout. Mais non. S'ils étaient là, ça se saurait. Une drôle de java, j'imagine.

Une petite ville bien propre bien convenable, Stavenhagen. Et morte. Ou qui fait semblant. Portes closes, volets fermés. Oh, oh... Qu'est-ce que je vois là? A un premier étage, un bout de chiffon au bout d'un bâton... Un drapeau blanc ! Ça me donne un choc. Je le montre à Maria. Un autre. Plusieurs... Nos pas résonnent sur le pavé, nous traversons la ville, pauvres petits enfants perdus, nous tenant par la main, bien sages, la ville pavoisée de blanc, la ville pétrifiée de peur et qui attend la mort.

A l'autre bout de la ville, après un tournant, nous tombons sur un bataillon de troufions en train de piller, une fromagerie. La faim, depuis un bon moment, nous mord le ventre. Je dis à Maria de m'attendre là, sous un porche, dans une petite rue de côté, et puis j'entre dans la fromagerie, y a pas de raison. Si les Allemands ont le temps de se servir, je l'ai aussi. Ils savent mieux que moi où en est l'avance russe. Et moi, c'est d'eux que j'ai à craindre, pas des Russes... Quoique, à force, on ne sait plus trop.

Les grands vert-de-gris plongent leur casque dans des cuves de deux mètres de diamètre, le ressortent débordant de caillé, contemplent ça avec extase, poussent un rugissement de volupté et plongent la figure dans le

caillé, s'en barbouillent les cheveux les yeux les oreilles, plaquent du fromage blanc sur la gueule du copain, rigolent à en crever. Un gros père monte sur le bord de la cuve, se laisse tomber cul en avant dans la féerie blanche. Eclaboussures. Grands gosses, va !

Bon, mais moi, j'ai pas les rations de la Wèhrmacht, moi. Je suis pas là pour m'offrir une friandise et une rigolade, moi. J'ai une famille à nourrir, moi. Je me faufile comme un rat parmi ces joyeux cons tout cliquetants de ferrailles meurtrières, ces joyeux cons qui peuvent très bien, d'un moment à l'autre, se rappeler qu'ils sont en train de perdre la guerre et même de se sauver devant l'ennemi, et prendre conscience de l'outrecuidance de cette misérable merde, votre serviteur, encore en leur pouvoir jusqu'à preuve du contraire, de cette misérable merde encore plus vaincue qu'eux-mêmes puisque vaincue par eux, qui profite des malheurs de la grande Allemagne pour remplir sa misérable panse merdeuse. Seuls les Allemands ont le droit de piller l'Allemagne. Je me dépêche de rafler par-ci par-là des fonds de récipients à trous où s'égouttent des fromages à divers stades de fabrication lorsque la verrière qui sert de toit me tombe dessus en mille morceaux, dans un fracas de tous les diables. Je plonge sous une table de fer, les balles de mitrailleuse cinglent les tôles sonores, crèvent les cuves, font exploser la faïence blanche du carrelage mural. Chaque fois qu'un type est touché, un cri, de rage plutôt que de douleur. Quand l'avion pique, le rugissement est amplifié là-dedans comme dans un seau de tôle, un seau énorjne. Il pique deux ou trois fois encore, arrose à chaque fois tacatacatac, et puis, ses chargeurs vides, il s'en va, tout content, en remuant la queue.

Je me faufile dehors. Que les blessés se démerdent entre eux, après tout c'est pas ma guerre. Je retrouve Maria sous son porche. Qu'est-ce qu'elle me passe! Comme si c'était de ma faute... Bon, c'est parce qu'elle a eu peur. Toujours cette sacrée réaction !

En tout cas, puisqu'il traîne encore du militaire par ici, un seul impératif : quitter ces lieux malsains. Ce que nous faisons aussitôt. Dès que nous le pouvons, nous enfilons un chemin champêtre, et nous revoilà en pleine nature, et le crépuscule qui s'amène tout doucement.

*

Tout est calme. On n'entend même plus le canon. Comme si l'Allemagne s'était résignée. On attend les Russes comme on attend le facteur.

Une espèce de grosse ferme-château se présente. De l'autre côté du chemin, une maisonnette, toute neuve, même pas finie, tout juste « hors d'eau », comme nous disons, nous autres du bâtiment. Nous entrons dans la cour, plutôt cour d'honneur que cour de ferme, histoire de voir s'il n'y aurait pas un creux de paille et un fond de soupe. Un grand type vient à notre rencontre, très gentleman-farmer, culottes de cheval (cela va de soi !) enfoncées dans de belles chaussettes de laine à dessins écossais, gros pull roulé, veste cintrée, moustache avantageuse, cheveux gris plaqués brillantine, le junker prussien dans toute sa pureté, mais empressé comme un valet de pied et même, mais oui, servile à ramper par terre.

A manger? Mais bien sûr! Il va nous faire porter ça tout de suite. Mais suivez-moi, je vais vous montrer. Il nous conduit à la petite maison de l'autre côté du chemin, ouvre la porte, me donne la clef. J'ai fait construire ça pour accueillir de la famille, mais ils ne viendront plus maintenant, évidemment... Evidemment? Ah ! bon. Ça sent le ciment frais, là-dedans. L'odeur de ma tribu. Les enduits n'ont pas encore « ressuyé » mais il y a des meubles : un lit, c'est-à-dire un bas de châlit démontable en sapin brut, mobilier de camp, une table de camp, un tabouret de camp. Des couvertures de camp. Au moins, nous ne serons pas dépaysés. Je ne comprends pas mais je m'en fous. L'eau coule sur l'évier : il me montre. Les cabinets fonctionnent. Les fenêtres s'ouvrent et se ferment. Le poêle tire bien. Si vous voulez davantage de bois, bitte shôn. J'ai des pommes de terre toutes cuites. Que voulez-vous avec ? Speck oder Wùrstchen ? Du lard ou des saucisses ? Je regarde Maria. C'est pas vrai ? Je bafouille « Euh... Des saucisses... Ça ira. » Il s'en va.

Je regarde la clef. Je regarde Maria. On se tombe dans les bras, on rit à en crever, on chiale, je cours tout autour de la pièce en la portant en l'air, je la flanque sur la paillasse du lit, je tombe sur elle, on se bat, on rit, je côurs tourner la clef dans la serrure, je ne me lasse pas de la tourner, dans les deux sens, une clef de pacotille dans une serrure de fer-blanc, une clef, une serrure, une maison, merde !

On frappe. C'est une petite jeune fille, blonde et rougissante, taches de rousseur plein le nez, qui nous apporte une marmitée de patates bouillies toutes chaudes, quatre saucisses, deux pommes ridées, des assiettes, des couverts, un pichet de cidre, tout ça dans un panier avec dessus un torchon immaculé, bitte schôn, et puis s'en va avec une petite révérence en disant « Mahlzeit! »

Nous mangeons. Assis à une table. Avec même une nappe : le torchon. Nous nous rions par-dessus la table. Je dis :

« Je ne sais pas ce que tu en penseras, chère, mais il me semble que nous pourrions nous arrêter ici pour attendre nos amis. Hm ? »

Et tout à coup quelque chose me vient en tête :

« Mais dis donc, il faut payer, pour "tout ça! Nous n'avons pas d'argent ! »

Maria me regarde avec pitié. Elle me frappe le front de son index.

« Oï Brraçva! T'as pas compris? Cet Allemand a peur. Très peur. Il a la peur sur sa figure. Il est riche. Il fait comme faisaient les Allemands riches, à Berlin, les derniers temps, tu te souviens ? Il veut que nous soyons ses amis, parce qu'il se figure que nous le protégerons auprès de l'Armée Rouge. »

Je pouffe. Le pauvre vieux ! S'il savait combien nous avons nous-mêmes besoin de protection !

Après dîner, comme de bons bourgeois, nous faisons un petit tour de digestion, autour de notre maison. Le canon s'est tu. A peine, au loin, un grondement ténu. Les chars? Un oiseau chante un chant hésitant. « Solovieï » dit Maria. Un rossignol. Je croyais que ça n'existait que dans les livres, les rossignols. On écoute le rossignol.

On fait l'amour comme des enfants qui découvrent ça. Comme des bêtes, des pauvres bêtes qui n'ont que ça. Et qu'avons-nous d'autre ?

Maria s'endort. Pas moi. Je suis trop excité. Maria est là, de tout son corps contre moi, et maintenant ça y est, l'enfer est derrière nous, ils n'ont pas eu notre peau, on est ensemble, tous les deux, on les emmerde, la vie commence, merde, la vie commence !

*

« Brraçva! »

Maria me secoue. Ce lit... Ah ! oui. Tout me revient. Il fait grand jour. Pas pensé à fermer les volets, manque d'habitude.

« Smatri! »

Je regarde. Dehors, devant le porche de la grande belle ferme, il y a deux troufions, chacun une bicyclette à la main. Ils ont l'air un peu paumé. Bon. Et alors? Qu'ils se démerdent... Maria les regarde intensément. Elle me serre le bras. Elle tremble.

« Doumaïou chto nachi ! »

Je crois que ce sont les nôtres !

Et puis elle me lâche, elle ouvre la porte, elle court aux deux types, elle crie « Nachi! Nachi! », je cours aussi, elle saute au cou du premier qui lui tombe à portée de bras, moi je saute au cou de l'autre, on s'embrasse, les deux troufions sont bien contents, bien soulagés surtout de trouver quelqu'un pour les renseigner.

Les voici donc. Les Soviétiques. L'Armée Rouge. Avant tout, ils sont saouls, saouls à rouler. Ils se cramponnent aux guidons de leurs vélos allemands, heureusement qu'ils les ont, oscillent, émettent des rafales de petits hoquets entrecoupés de petits rots. Ils ne sont sûrement pas arrivés à bicyclette. Les vélos leur servent seulement de cannes. Il fait chaud, ils ne portent pas de capote, uniquement une roubachka, de cette drôle de couleur vaguement bois de rose que j'ai déjà vue sur les prisonniers russes, une culotte outrageusement de cheval prise dans des bottes souples, cylindriques, montant jusqu'aux genoux. Crânes passés à la toile émeri. Petit calot collé sur le côté, va savoir pourquoi ça tient. Un des gars s'étale cinq médailles sur la poitrine, des grosses médailles de bronze bien rangées se recouvrant légèrement de droite à gauche, avec chacune un tank en relief et un joli ruban de couleur où courent des petits lisérés rouges, verts ou jaunes qui ont, n'en doutons pas, une signification militaire extrêmement précise. L'autre n'arbore que trois médailles.

Celui qui, visiblement, commande — celui aux cinq médailles — met fin aux effusions. Il nous éloigne à longueur de bras, prend un air officiel, essaie de passer la tête hors de la courroie de sa drôle de petite mitraillette à crosse de bois avec une espèce de boîte à camembert coincée par le travers, d'une seule main il n'y arrivera jamais, il faut que je l'aide en tenant le vélo, me colle la mitraillette sur le ventre et, faut pas la lui faire, me demande : « A kto vy? » Qui êtes-vous donc?

L'autre, symétrique, a planté sa mitraillette entre les seins de Maria. Maria dit qu'elle est citoyenne soviétique et que moi je suis français. Il s'illumine.

« Frantsouz? Da zdravstvouïèt Frrantsia! Vive la France ! La France est l'alliée de l'Union soviétique ! Le général de Gaulle est l'ami du maréchal Staline! » Il me serre à pleins bras. On se réembrasse. Il pleure

de joie. L'autre en fait autant à Maria. Tout le monde pleure.

Nous ne sommes plus seuls. Des groupes timides pointent le museau, hésitent à approcher, attendent de voir comment ça va tourner. Cinq-Médailles s'éclaircit la voix, hoquète un ou deux coups, se met au garde-à- vous, approximativement, fait un salut militaire bizarre qui doit être la variété de salut militaire choisie entre toutes par l'Armée Rouge et, l'œil fixé sur l'horizon, il déclare :

« Au nom de la glorieuse Union des Républiques Socialistes Soviétiques, moi, sergent Untel Untelovitch Untel, je prends possession de... Au fait, comment ça s'appelle, ce trou ? »

Maria dit que nous ne savons pas, nous sommes de passage. Une voix lance : « Giiltzow!

— Spassiba ! Au nom de... et caetera... et caetera..., je prends possession de... Kak? Ah! da : Guioultsoff, tchort vozmi ! »

Salut militaire. Repos. Il y a maintenant un petit cercle autour des héros. Des Polonais, des Baltes, des Tchèques. Ils se rassurent, demandent au sergent, en petit- nègre slavo-russe, comment il a eu toutes ces médailles. Excellente question. Comment il les a eues, eh? Il les a gagnées en abattant des tanks fascistes, voilà comment il les a eues! Une médaille, un tank. Quelqu'un lui tend une bouteille. Qu'est-ce que c'est? Schnapps. Il goûte, méfiant. Se tape une bonne lampée — « Nié plôkha », pas dégueulasse —, passe la bouteille au copain, qui me la passe, je bois en homme, je passe à Maria, qui passe à... Mais Cinq-Tanks récupère la bouteille au passage, la fourre dans sa vaste poche. C'est pas tout ça. Il se rappelle qu'il a des affaires sérieuses à régler. « Gdié fachisty? » Où sont les fascistes ? Personne ne répond. Il répète, terrible : « Gdié fachisty? »

Il veut des fascistes, cet homme. Dans tout village allemand du Troisième Reich, ça grouille de fascistes, c'est mathématique. Bon. Alors, où sont-ils ?

Quelques-uns des gars qui piétinent là autour se concertent sournois, se dirigent à pas de crabe vers la ferme. Reviennent, encadrant un grand type qu'ils tiennent aux épaules. Le gentleman-farmer d'hier soir. Décomposé. Sur le blanc éclatant de son col roulé, le blanc de son visage est boueux. Il tient une boîte de cigares ouverte, la présente au sergent, à deux mains, avec un épouvantable sourire. Il tremble. La boîte danse. Le sergent lui appuie le canon de la mitraillette sur l'estomac.

« Tôt, fachiste ? »

Celui-là, c'est un fasciste ?

« Da, da! Lui fasciste! Beaucoup grand fasciste!

— Kharachô. Touda ! »

C'est bon. Emmenez-le là-bas! Il désigne du menton le mur d'enceinte de la belle ferme, un haut solide mur de vieilles pierres. L'Allemand comprend. Il dit : « Aber nein ! Nein ! Nicht so ! Nein ! » Ils l'entraînent, tous l'entraînent, ils s'y sont tous mis, ils le collent au mur, le maintiennent au mur par les épaules, et moi je vois ça, je croyais pouvoir supporter ça, et me voilà qui gueule non, merde, vous allez pas faire ça, mais je gueule en français, mes réflexes sont en français, comment dit-on ça en russe, déjà? Maria me repousse, me dit tais-toi, tais-toi, ils vont te tuer aussi... Une détonation, une seule. C'est comme si je la recevais en plein ventre. Le type se plie en avant, il est par terre, il est mort. Des hommes peuvent faire ça ! Des hommes peuvent faire ça !

Le sergent demande où sont les autres fascistes. Quels autres? Les autres, quoi! Ah! oui, les autres... Voilà tous les non-Allemands partis à la chasse aux fascistes. Un hurlement. Un autre, ailleurs, une voix de femme. Ça vrille suraigu, ça pleure, ça hurle « Nein ! » partout dans la grande ferme. Un groupe traîne une bonne femme, sans doute la femme du gentleman-farmer. Un autre, un gros homme qui se débat furieusement...

N'importe quoi, mais pas ça, bon Dieu! Tous ces gars en ont chié, c'est sûr, peut-être que ces Allemands leur en ont fait spécialement baver, je veux bien le croire, mais là, à froid, comme ça, c'est plus le sursaut de rage passionnée, ça pue le petit sadisme merdeux appuyé sur, la bonne conscience, le sang versé sans se salir les poignes, la belle ferme si pleine de belles choses.

Je dis au sergent :

« Kak ty mojèch znatj fachisty li ani? Comment peux-tu savoir si ce sont vraiment des fascistes ? Eto nié pravilno! C'est pas régulier! Pastav ikh v tiourmou! Mets-les en prison ! »

Les autres me regardent de travers.

« Lui pas d'ici! Pas connaître personne! Pas savoir fascistes! »

Le sergent rigole.

« T'en fais pas. Ils souffriront moins longtemps qu'ils nous ont fait souffrir ! »

Il me parle, il me regarde, et en même temps, à l'im- proviste, il appuie sur la gâchette. Un seul coup. Le gros père tombe, cueilli à la surprise, les yeux incrédules, grands ouverts sur cette horreur qui lui déchire le ventre.

La femme se met à hurler. Elle s'est retenue jusqu'ici. C'est son tour. J'empoigne le bras du sergent. Il pointe son engin sur moi. Il ne rigole plus.

« Mojèt bytj i ty, fachiste ? Frantsouzkiï fachiste ? »

Peut-être que tu es un fasciste aussi, toi ? Un fasciste français ?

Maria se jette entre lui et moi.

« Niet ! One kommouniste !

Ah! ah!... Tout le monde est communiste, depuis hier! Et toi, qu'est-ce que tu fous avec cet étranger? Tu te fais baiser, hein, putain ?

One moi mouj. C'est mon mari. »

Le grand Russkoff me regarde. Il en a plein le cul de mes simagrées.

« Ecoute, fous-nous la paix. Si tu peux pas supporter, fous le camp, va te promener, mais nous fais pas chier. Laisse-nous faire notre boulot. Paniatno? Compris? »

Il me refait le coup de tout à l'heure : tout en me parlant, sans la regarder? il descend la femme, d'une seule balle, à bout portant. Je dois être vert. Je sens que je vais tomber dans les pommes. Maria n'est pas en meilleur état.

Le sergent a terminé. Il passe la courroie de la mitraillette à son cou, dit « Prochtchaïtié », enjambe le cadre du vélo, démarre dignement, zigzague sur dix mètres, manque se casser la gueule, renonce. Les voilà tous les deux partis à pied, prendre possession d'autres fiefs de la terre conquise.

Nous rentrons dans la petite maison. Nous restons un bout de temps sans rien dire. Maria pleure en silence. Eh, oui, c'est la guerre. Ils pensent à tout ça, les cons qui la déclenchent? Mais oui, mais oui, mon gars, ils y pensent! Et d'avance ils l'acceptent. Ils l'acceptent très bien, même !

*

Dans la ferme, c'est la nouba. Les non-Allemands du coin fêtent la libération. On entend les oies crier leur dernier cri. Le Schnapps sort de ses cachettes. Un drapeau rouge bricolé d'un lambeau de jupe cloué sur un bâton apparaît au-dessus du porche. Je dis à Maria que j'ai pas envie de rester là. Elle me répond qu'ailleurs ce sera pareil. Oui, mais on n'aura pas vu. Je ne pourrai plus jamais voir ces gens autrement que traînant ces Allemands à l'abattoir. Elle me demande de rester au moins une journée, le temps de se reposer, elle n'en peut plus. Je dis d'accord, mais je ne veux rien demander à ces mecs-là. Je vais jusqu'à Stavenhagen voir si-je peux trouver de quoi bouffer, c'est à moins de deux kilomètres. D'accord, fais vite. Enferme-toi à clef, n'ouvre à personne. N'aie pas peur. Et bon, je m'en vais faire le marché.

La petite route court parallèlement à la grand-route de Stavenhagen. Dès que j'ai dépassé le talus qui, jusqu'ici, me masquait la grand-route, le lointain cliquetis d'engrenages auquel, depuis cette nuit, mes oreilles se sont tellement habituées qu'il fait partie du paysage devient soudain tonnerre d'apocalypse. Au-dessus de moi,, au ras des herbes folles, de longs tubes de canons foncent vers l'Ouest. A mesure que j'avance, les tourelles émergent, puis les carapaces des chars géants. Les chenilles monstrueuses mordent l'asphalte, le rejettent par plaques sur les côtés. Agglutinée en grappes hilares, une cohue bariolée de troufions saouls couvre les blindages.

Les Russes se paient une orgie de victoire. L'enfer de Stalingrad débouche sur ce carnaval. Ils se sont déguisés avec le contenu suprêmement cocasse des armoires occidentales : soutien-gorge passés par-dessus l'uniforme, slips roses à dentelles noires en guise de bonnets, support-jarretelles, redingotes et hauts-de-forme — Zylinder! —, parapluies et ombrelles, dessus de lit drapés en toges, toute la chienlit qu'inlassablement réinvente la fantaisie du troufion en terre conquise, ils la découvrent, ravis. Ils grattent des balalaïkas, ils étirent des accordéons, ils soufflent dans des harmonicas, ils chantent à bouches larges ouvertes, mais on n'entend rien, rien que l'hallucinant vacarme des trains de chenilles et des moteurs poussés au maximum.

Parfois, sur la tourelle, suprême trophée, une jeune femme allemande, couronnée de fleurs, hébétée ou saoule perdue, que le tourbillon emporte et qu'il recrachera un peu plus loin.

Aux premières maisons, je dois soudain me jeter presque dans le fossé. Un attelage fantastique fonce sur moi. Je suis en plein Michel Strogoff. Une télègue ! Une télègue, comme dans les romans russes! Une longue poutre avec deux espèces de râteliers formant un V, voilà toute la caisse. C'est posé sur deux poutres formant essieux, quatre roues dégingandées, cerclées de fer... Autour de la tête du cheval, en auréole, le grand demi-cercle de bois décoré de zigzags et de fleurettes enragées. Assis de côté sur un brancard, les pieds traînant presque à terre, le troufion charretier fait claquer un fouet interminable — la « nagaïka » des chansons! — et le cheval va un galop d'enfer, les roues sautent chacune pour soi sur les cailloux, tout le bazar se tortille et rebondit en grande déglingue comme une araignée saoule, davaï, davaï ! Il en passe comme ça tout un convoi, l'une derrière l'autre. Certaines sont attelées de plusieurs chevaux en enfilade, toujours au grand galop. Il y a de tout, là-dedans : des fûts de carburant, des sacs de patates, même des caisses d'obus, davaï, davaï! Je comprends maintenant pourquoi l'Armée Rouge devait marquer un temps d'arrêt après chaque bond en avant de ses blindés...

A l'entrée de la ville, ça me fait drôle de voir « Stavenhagen » calligraphié en caractères cyrilliques. La ville n'a pas trop souffert. Toutes les portes des maisons béent. Des soldats russes entrent et sortent, la plupart titubants. Au carrefour avec la route du nord, une femme-soldat règle la circulation. Même uniforme que les hommes, sauf la jupe. Elle est trapue, porte un chignon et a l'air spécialement peau de vache. Tiens, ça a dérouillé, par ici. C'était pourtant intact quand nous sommes passés, hier.

Un soldat m'interpelle. Un sous-off, je pense. Il me colle un revolver sur le ventre, je lève les mains, il me demande ce que je fous dehors et pourquoi j'ai pas de brassard. Je lui dis que je suis français, il rit, rengaine son truc, m'embrasse sur la bouche. Je lui demande où je peux trouver de quoi bouffer. Il ouvre grands ses deux bras, m'offre la ville entière : « Sers-toi, petit frère, toute l'Allemagne est à toi ! Entre partout, tu es partout chez toi, prends ce que tu veux, ne te laisse pas attendrir, tu ne leur en feras jamais autant qu'ils t'en ont fait ! »

Je lui demande si ça s'est battu, ici. Il me dit non, presque rien. La ville était déclarée ville ouverte, drapeau blanc, le maire et notre commandant s'étaient mis d'accord, tout ça, et voilà que le groupe local de la Hitlerjugend, avec le fils du maire à sa tête, a dit que eux ne se rendraient pas, que les vieux étaient tous des lâches, et voilà : ils se sont enfermés dans la mairie et, quand nos troupes sont entrées, ils ont tiré dessus à coups de grenades et de Panzerfaust. Nous, qu'est-ce qu'on a fait? On s'est retirés, on a fait venir l'aviation, on a bombardé la mairie et on a un peu cogné tout autour. Et puis on est revenus, et tous les* Hitlerjugend qui n'étaient pas morts, on les a fusillés. Cette graine de fascistes, c'est des vrais chiens enragés !

Je dis voilà, voilà... Il me dit mais d'où ça vient que tu parles russe comme ça? Je lui explique. Il est tout content. Il m'embrasse encore. Je lui dis bon, salut, mais il s'effare : « T'as pas de revolver ? T'es fou ! Tu les connais pas, ces Allemands, des vrais fumiers ! S'ils peuvent te choper dans un coin, t'es bon ! » Il décroche son étui, me le tend. « Tiens, prends ça, il est pas réglementaire, je l'ai pris à un Allemand. Et surtout, ne tourne jamais le dos, t'as compris? Jamais le dos! »

Me voilà bien monté ! J'ai jamais eu en main la moindre arme à feu, je me sens plutôt emmerdé. Suffirait qu'un autre Russkoff me voit avec ça en poigne, me prenne pour un Allemand et, avant toute explication, m'envoie la giclée ! Dès que le gars a tourné le coin, je balance discrètement le pétard dans l'égout.

Bon. A manger. Les boutiques sont béantes, et vides. Des gens de toutes les nationalités de l'Europe, sauf l'allemande, entrent et sortent des maisons. Sortent toujours les bras pleins, les épaules chargées. « Tri dnia grabja », m'a dit le Russkoff : trois jours de pillage plus ou moins autorisé. La hiérarchie ferme les yeux. Les soldats russes, apparemment, ne sont guère en quête de nourriture, ni de vêtements, ni d'objets d'ameublement. Ce qui les intéresse, c'est plutôt les bijoux, les petits souvenirs de valeur. Et aussi le Schnapps. J'entre dans le premier immeuble qui se trouve là.

Au rez-de-chaussée, des types se bousculent pour vider les tiroirs. Je monte. Au premier, pareil. Au deuxième, une porte fermée. Je frappe. Comme un con. Pas de réponse, évidemment. Je tourne la poignée, ça s'ouvre, j'entre. Un vestibule, une salle à manger plutôt cossue. Enfin, cossue par rapport à chez nous. La famille est à table. Ils se lèvent, sans un mot, se rangent en rang d'oignon, le dos au mur. Résignés. Ils portent tous un brassard blanc.

Bien emmerdé, moi. Le vieux déboucle sa montre-bracelet, me la tend. Je dis « Nein !» Il a peur. Il me dit « Wir haben kein Geld ! » Nous n'avons pas d'argent. Il lui vient une idée. « Wollen Sie Zucker? » Du sucre? Il me fait signe de le suivre. Il a tellement peur que ses jambes flageolent. J'ai donc l'air d'une telle crapule?

Dans une penderie, il écarte des manteaux. Je regarde. Un sac. Un grand sac plein de sucre en poudre. Peut-être cent kilos. Les trésors d'Ali Baba! Ça existe donc, le marché noir! Je plonge mes mains dans le sucre, je plonge ma figure dans le sucre, je m'en fourre plein les joues, j'avale ce bon jus sucré, je m'en ferais crever! Le vieux est parti, discret comme tout. A côté du sac de sucre, il y en a un de nouilles, et un de lentilles. Et un de farine! S'embêtaient pas, les gens d'ici, étaient parés pour la guerre de Cent Ans !

Je dégote trois taies d'oreiller, j'en remplis une de sucre, une de nouilles, une de lentilles. Je trouve un petit sac de papier que je remplis de farine, on se fera des crêpes, ce soir. Je noue tout ça dans un grand torchon, ça fait un paquet lourd comme le diable, j'aurais jamais cru. Pourtant, j'ai presque rien pris, ça se voit même pas, dans les sacs ! Bon. En avant.

Mon fardeau sur les épaules, je reprends la petite route, j'aperçois la petite maison, il est temps que j'arrive, je m'écroule. La tête de Maria devant ce que je rapporte ! J'en ris d'avance.

La porte est grande ouverte. Je laisse tomber le paquet sur la table, j'appelle. Personne. Elle n'est pas dans la chambre. Elle doit être dehors, derrière, un peu plus loin. Je sors. Et, soudain, je revois la chambre. Je rentre, comme fou, je cours à la chambre. C'est bien ça : il n'y a plus rien. Plus de vêtements, plus de valises, ni la sienne ni la mienne, rien. Même les couvertures sont parties. La panique me hurle dans le ventre.

Je cours à la ferme. Je tombe sur un Polak, sous le porche. Pas trop trop bourré. Il me dit que des Russes sont venus, dans un camion, ils ramassaient les femmes russes. Maria n'a pas eu le temps de se cacher, elle a dit qu'elle était française, que son mari allait revenir tout de suite, ils lui ont dit ta gueule, ils ont jeté toutes les affaires dans le camion, ils sont partis. Elle voulait t'écrire un mot, mais le soldat a dit « Davaï ! Davaï ! » et ils sont partis. Elle pleurait, tu sais.

Je lui demande s'il a idée où ils sont allés. Il me dit qu'il lui semble avoir entendu « Neubrandenburg », mais il n'est pas sûr. Ils sont passés il y a longtemps? Deux heures, un peu plus, un peu moins. Bon sang! Ils ont traversé Stavenhagen pendant que je m'extasiais devant du sucre en poudre, comme un con !

J'ai tout fait comme un con. Il ne fallait pas la quitter, jamais, jamais, pas un instant, ne jamais lâcher sa main! La guerre, Ducon, tu sais ce que c'est? Tu rêves, tu vois rien, t'es pas là? Con, con triple con, crève!

L'angoisse monte, monte, me bouffe tout vivant.

Je laisse tout là et je file vers Neubrandenburg, en manches de chemise, tel que j'étais sorti ce matin.


LA BÉRÉZINA

MI-AVRIL 1945. L'Allemagne pue le cadavre et l'incendie mal éteint. L'Allemagne est une charogne où les morts pourrissent les yeux ouverts. L'Allemagne est un champ de ruines étincelant au soleil. L'Allemagne est un coupe-gorge où rôdent les millions de déracinés entassés là pour produire ou pour crever, maintenant sans geôlier et sans pitance. L'Allemagne est une terre brûlée, un Moyen Age suppurant, sans eau courante, sans électricité, sans chemins de fer, sans poste, sans essence, sans routes, sans médecins, sans médicaments, sans monnaie, sans police et sans loi. Sans même d'existence légale. Territoire militaire. Zone de combats. Une autorité : l'Armée Rouge. L'Armée Rouge ne s'occupe que de l'Armée Rouge.

Sur cette pestilence foisonnent le typhus, la tuberculose et la vérole.

Et moi, là-dedans, je cherche Maria.

Il m'avait dit : « Neubrandenburg. » J'ai refait le chemin jusqu'à Neubrandenburg. J'ai demandé tout au long, dans toutes les langues, si on avait vu un camion de l'Armée Rouge comme ci et comme ça, avec des femmes russes dedans. On ne me répondait jamais carrément non. On avait toujours un petit quelque chose, un petit quelque chose à quoi se raccrocher à l'extrême rigueur. Et je m'y raccrochais.

De Gultsow à Neubrandenburg, il y a une quarantaine de kilomètres. Mais toute l'Europe en haillons piétinait là, comme une tribu tzigane tournant en rond. Toute l'Europe désormais libre et ne sachant quoi foutre de sa liberté. Les Russes te disaient : « Tu es chez toi. Démerde-toi. » Se démerder là où il n'y a rien-

Fuyards allemands désormais sans but puisque rattrapés, que chacun pouvait dépouiller, que chacun pouvait tuer, race de seigneurs devenue du jour au lendemain lie de la terre. Ex-prisonniers de guerre organisés en petits groupes autonomes farouchement égoïstes. « Politiques » en pyjamas rayés — ceux d'entres eux qui tenaient debout —, rarement solitaires. Surtout l'énorme marée des travailleurs forcés semés le long du front de l'Oder par la Todt... Tout ce magma agité de courants divers encombrait les routes. L'Armée Rouge avait besoin des routes. Des corvées de prisonniers ritals les déblayaient pour que s'y engouffrent les blindés. Les Russes semblaient furieusement pressés de pousser vers l'Ouest le plus loin possible, le plus vite possible.

Seuls les prisonniers de guerre italiens n'avaient pas été libérés. L'U.R.S.S. voulait ignorer le revirement de Badoglio. Pour elle, l'Italie était toujours un ennemi, un allié du Reich, un pays fasciste, et les pauvres cons à la cape verte se retrouvèrent enfermés derrière des barbelés alors qu'ils venaient tout juste d'en sortir.

Je suis arrivé à Neubrandenburg dans la nuit. J'ai questionné des tas de gens. J'en ai réveillé des tas. Il y avait des troupes russes un peu partout, je suis allé partout. J'ai vu des plantons, des sous-offs, des officiers, dès qu'il a fait jour. J'ai abordé tous les troufions que je voyais dans la rue. Quel mépris quand on apprenait ce qui me mettait dans cet état !

J'ai vu, à Neubrandenburg et dans la campagne environnante, les déportés politiques et les juifs libérés du camp de concentration qui se trouve là. J'ai vu ces gens décharnés, jaunes comme des citrons, aux yeux effrayants. J'ai vu des squelettes vivants sur des brancards. Les Russes obligeaient des femmes allemandes à leur faire à manger, à les soigner. Les plus valides couraient partout, obsédés par l'idée de manger. Ils priaient les soldats de venir tuer un cochon qu'ils avaient débusqué dans quelque ferme. Les Russes leur disaient de ne pas tant manger du premier coup, surtout du cochon, plutôt des légumes, des bouillies... Rien à faire. Ils faisaient griller leur cochon, le dévoraient à moitié cru, s'en rendaient malades, et beaucoup qui avaient tenu le coup pendant toutes ces années crevaient là, d'indigestion.

Elle était certainement passée par Neubrandenburg. En tout cas, elle n'y était plus. On parlait d'un camp de regroupement des citoyens soviétiques près de Stettin. En route pour Stettin !

*

J'ai refait la route à l'envers. Notre route. Woldegk, Strasburg, Pasewalk... Près de Papendorf, deux femmes creusaient une fosse. Deux corps attendaient, sous une couverture. C'était le gros bonhomme violacé qui faisait sa crise d'asthme et n'arrivait pas à suivre, et c'était sa petite épouse ratatinée. Gueules éclatées. Balle dans la nuque. Quatre jours de ça...

*

Une ferme. Des troufions font la queue devant une grange. Bavardent en attendant leur tour. Rigolent. Se passent une bouteille. Se donnent du feu. Ils sont bien une cinquantaine. A l'autre bout de la queue, une femme allemande, couchée dans la paille, à plat sur le dos, cuisses ouvertes. Deux troufions la tiennent aux épaules et aux bras, pèsent de tout leur poids. Mais c'est pas la peine. Elle se laisse faire. Ses joues sont barbouillées de larmes, mais elle ne pleure plus. Elle regarde les poutrelles de fer et les tôles ondulées, là- haut. Un gars remonte son froc, le suivant défait sa ceinture. Ils ne sont pas méchants, pas brutaux. Pas méprisants, non plus. Tout à l'heure, oui, entre eux...

S'installent bien à l'aise entre les cuisses ouvertes, tâtonnent de la main pour placer leur machin dans le trou, s'enfoncent jusqu'au ventre avec un grand « Ah ! » d'aise, les copains rigolent en sympathie, ils baisent à grands coups de cul de bûcheron qui secouent la femme inerte, jouissent discrètement, un soupir, un frisson, et se relèvent, les copains attendent. Se secouent le bazar, se reboutonnent, sourient aux gars de la queue, commentent en rigolant un peu, genre « Ah! ça fait du bien. » « Merde, depuis le temps que j'avais pas eu de bifteck de femme autour de la queue! »... Comme quand on vient de chier un bon coup.

Je voyais pas ça comme ça, le viol guerrier. Eux non plus, sans doute. Du fond de leur enfer, combien de fois ont-ils dû le dire : « Si j'en sors vivant et si on repousse ces cochons-là dans leur Allemagne de merde, je te jure que la première Allemande que je vois, je lui saute dessus, je lui arrache la culotte, je lui plante ma queue dans le ventre, oh ! bon Dieu, tu vas voir si je le fais pas ! Et je te la ferai gueuler, la salope ! Oh ! bon Dieu ! »

Ben, oui. En fait de grand rut sauvage, c'est la queue à la cantine. Les choses tournent souvent comme ça, dans la vie militaire.

Après tout, vaut quand même mieux ça que les tuer. A moins qu'ils ne les tuent aussi, après. A moins que la femme ne se tue elle-même, après…

Ce qui m'épate, c'est comment ils arrivent à bander. Quelle santé !

*

Une colonne de prisonniers allemands. A perte de vue. Tous les troupeaux de prisonniers de guerre se ressemblent. Ceux-là ont quand même l'air d'en baver particulièrement. Leurs gardiens sont à cheval, coiffés de la chapka de fourrure. Des cosaques ? La nagaïka, le long fouet à manche court, siffle et cingle. En queue de colonne, les punis. Ils marchent sur les genoux, les mains à la nuque. Merde! Je les suis, curieux de voir quelle distance on les force à parcourir comme ça. Un Russe pousse son cheval vers moi, me conseille d'aller m'occuper de mes cornichons. D'accord.

*

Zerrethin. L'église. La place de l'appel. La prison de poupée. La grange. La route qu'on suivait chaque matin, pelle sur l'épaule... On dirait que je le fais exprès. Que je me barbouille de nostalgie malsaine. Non : c'est la route de Stettin, la seule. En passant, je demande partout, des fois qu'elle se serait dit que ça pourrait être un point de ralliement... Mais non. Des Polonais se sont installés dans les maisons allemandes.

J'oublie de manger. J'ai comme la fièvre, mais c'est pas la fièvre. Ça me court partout, je suis à ressorts, infatigable, et en même temps je suis écrasé, en bouillie. C'est ça, le chagrin? Qu'est-ce que je fous, si je la retrouve pas? Je veux pas y penser. Noir et glacé. Pas possible. C'est pas possible! Elle est quelque part. Elle me cherche. Alors, bon, on va se retrouver, bon Dieu ! On se jettera l'un sur l'autre, on rira, on chialera, j'y suis déjà.

Quand même, les jambes me manquent," la tête me tourne. Il faut que je mange. Une maison isolée. Vide. Dévalisée. Rien de rien. Derrière, dans une cage, un gros lapin. Un seul. Quelqu'un des environs qui se le nourrit clandestinement, je suppose. Il grignote, il me regarde de ses gros yeux, il se pousse du nez contre le grillage. Il aime la compagnie. Bon, je me dis, sois un homme. Ton premier. T'as encore jamais rien tué, rien ni personne, ilkut bien que tu commences. Un lapin, c'est de la viande. Même papa, les lapins, il les élève pour les manger. Il est vrai qu'il les fait tuer par un voisin et que, lui, il n'en mange pas. Les larmes lui coulent quand maman sert le lapin... Oui, bon, c'est lui ou toi, allez, merde, François, sois un homme !

J'ai ouvert la porte grillagée. J'ai pris le lapin dans mes bras. Il grignotait, tout content. Allez, François.

Une boule me serrait la gorge. Je l'ai pris par les oreilles, d'une main. J'ai fait comme on dit qu'il faut faire pour qu'ils ne souffrent pas : je lui ai donné un bon coup du tranchant de la main derrière la nuque. Il a eu un sursaut terrible, et puis il a gigoté, il a compris que je lui voulais du mal. J'ai tapé, tapé, tapé. Il s'est soudain détendu. Voilà. Il était mort. J'étais un homme, mon fils.

J'ai cherché une casserole, un couteau, tout ce qu'il faut. J'ai allumé le feu. Et je me suis mis à chialer. Je ne mangerais pas ce lapin. Maintenant qu'il était mort, je comprenais combien il était mon ami. J'avais tué mon ami. Et il avait eu le temps de savoir que je lui voulais du mal. J'ai compris que je ne retrouverais Maria, ni à Stettin, ni ailleurs. Jamais.

Un Polonais s'est amené. Je lui ai laissé le lapin. Il n'en revenait pas.

*

Stettin. Enfin ! Cent kilomètres en deux jours. Dès les faubourgs, je m'enquiers du camp de regroupement. Je finis par le trouver. C'est très grand. Je ne sais pas qui les Allemands y mettaient, mais c'est resté un camp, comme tous les camps, avec ses baraques couleur de baraque, ses allées de mâchefer... Sur la porte de la baraque de l'administration, les mots « Lagerfiihrer » sont simplement barrés et remplacés par « Natchalnik laguèria ». Une nommée Maria Iossifovna Tatart- chenko? De Kharkov? La femme-soldat aux cheveux plats consulte son registre. Non. Non, elle n'a pas ça. Mais cette Tatartchenko vient peut-être *)ut juste d'arriver, elle n'aura pas encore été inscrite... Et d'abord, qu'est-ce que je lui veux, à Tatartchenko? Bon. Je dis je vais jeter un coup d'œil dans les baraques. Mais, camarade, tu ne peux pas entrer dans le camp des femmes! Bon. Je me plante à l'entrée, je regarde qui entre qui sort, j'interroge les babas, je passe la consigne, je laisse des messages.

Je me trouve un coin pour doçmir dans une cave, sous des maisons en ruine. Le lendemain, je recommence. Et voilà que je tombe sur deux filles que je connais, une Doucha, une Tamara, deux de la Graetz, qui me tombent dans les bras et s'exclament, et rient, et pleurent « Oï ty, Brraçva ! » et moi aussi je ris je pleure, et tout de suite : « Où est Maria? » On l'a dit en même temps. Je leur raconte. Elles sont très tristes. C'est un beau roman d'amour triste. Non, elles n'ont pas vu Maria, n'ont aucune nouvelle. Elles vont demander partout, elles me le promettent.

Je suis déjà moins dans le noir. Je sais quelle est l'efficacité du « téléphone arabe » chez les babas. Où que soit Maria, elle sera touchée. Si elle est quelque part.

Je rencontre d'autres copines. La grosse Doussia, sapée en princesse, poudrée frisée, au bras d'un officier aux épaulettes larges comme des cartes de jeu de tarots, et aussi une Louba d'entre les Louba, et aussi la vieille sentencieuse Agafia... Je reprends espoir.

Et les jours passent. Les filles me nourrissent du rab du camp russe. Devant moi, des idylles fleurissent, prospèrent ou se cassent : c'est à l'entrée du camp que se donnent les rendez-vous. Le beau militaire vainqueur a le pas sur le déporté miteux, mais le militaire passe, le militaire s'en fout, on ne peut pas construire sur lui, ou rêver qu'on construit. Les femmes ont besoin de rêver qu'elles construisent.

Un jour, la grosse Doussia, toute contente, me dit que Maria est à Prenzlau, si si, absolument certain, elle l'a su par son officier, Maria Iossifovna Tatarchenko, parfaitement, une fille comme ceci comme cela, yeux bleus, tout ça, elle connaît bien Maria, tout de même !

De toute façon, j'en ai marre d'ici, je commence à basculer du mauvais côté, la panique monte, monte, marre de traîner ma carcasse dans ces décombres, le long de ce port qui n'est même pas au bord de la mer, ce port aux eaux huileuses où pourrissent des bateaux éventrés. Faire n'importe quoi, fût-ce une connerie, mais remuer. Je martèle les consignes à toutes les filles, je leur confie des lettres, j'en laisse une au bureau pour le cas où... En route! Direction Prenzlau.

*

Je fais les soixante bornes dans la journée. Ce qui est con : j'arrive encore une fois en pleine nuit, obligé de me supporter jusqu'au matin. Et là, chou blanc. Pas de camp à Prenzlau. Une petite garnison, où personne ne peut rien m'apprendre, où l'on me fait comprendre que j'emmerde le monde avec mes peines de cœur. Les amours de guerre et les amours de vacances, il faut savoir tirer le trait dessus à la rentrée. T'es un homme, ou quoi ? Après tout, peut-être qu'elle l'a tiré, elle, le trait? Peut-être qu'elle n'avait pas envie d'aller en France, ce chien de pays où l'ouvrier crève de faim sous là botte des capitalistes, qu'est-ce que t'en penses, camarade Frantsouz? Mais pas du tout! Et d'abord, je m'en fous de rentrer en France! Je suis d'accord pour l'U.R.S.S., pour n'importe où, mais avec elle. Elle le sait très bien ! Les militaires ricanent.

Je tournaille, je fouine, je questionne. L'espoir me coule entre les doigts. Sur le soir, l'angoisse est trop forte, je suis en pleine confusion, la panique me court dans les veines, sur une vague indication qu'on aurait aperçu une jeune femme comme celle que je décris dans une charrette bâchée avec d'autres femmes et des troufions, je repars.

J'ai parcouru ce putain de pays en tout sens. J'ai marché d'une ville ravagée à l'autre, sur des renseignements qui m'auraient fait hausser les épaules si j'avais été dans mon bon sens. Tombant parfois en pleine zone à peine conquise, parfois entendant le canon de l'autre côté de la colline. J'ai marché, marché. Deux fois, j'ai rencontré des Français de la Graetz. Et rien. Je suis retourné à Stettin. J'en suis reparti.

Mes chaussures sont des sacs informes, crevés de partout. Un soir, je marchais entre deux collines où avait eu lieu un combat de chars. Sur une colline, des chars russes disloqués, sur l'autre, des chars allemands. Les morts russes avaient été enterrés. Au-dessus de chaque tombe, un petit obélisque trapu, en contre-plaqué barbouillé de rouge vif, une étoile rouge piquée dessus et le nom du gars proprément calligraphié. Les Allemands pourrissaient où ils étaient tombés, la gueule ouverte, pleine de mouches. Dans le creux entre les collines, une petite maison. Tout ce qu'elle avait contenu parsemait le flanc des collines. Le duvet d'un édredon avait neigé au loin sur les prés, très blanc près de la maison, de plus en plus estompé en s'éloignant. C'est presque toujours ça qui prévient de l'approche d'une habitation : le duvet. Un édredon, c'est la première chose marrante qui te tombe sous l'çeil, quand tu veux marquer ta victoire. Un coup de baïonnette pour l'éventrer, tu secoues dans le soleil, le duvet vole, vole, s'accroche à tout, couvre tout, c'est la grande défoule !

Les morts allemands ont encore leurs bottes, c'est curieux. En me retenant de respirer, à cause de l'odeur, je tire les bottes d'un grand échalas à peu près de ma taille. Ça glisse huileux, la peau est venue avec, le pied se dresse, gluant d'une viscosité brunâtre. Je lâche la botte, je me sauve, je dégueule à m'arracher l'âme. Je me passerai de bottes.

*

Un pavillon de banlieue qui a dû être méticuleusement tenu, pour l'instant sens dessus dessous. J'y suis entré, cherchant un coin pour la nuit, je le croyais vide. Une grosse Allemande fanée surgit, en robe de chambre, me supplie de ne pas la dépouiller, m'apprend qu'elle adore les Russes, que son défunt mari était un Russe, il s'appelait Piotr, elle l'appelait son Pétrouchka, elle me prend pour un Russkoff. Là-dessus, un gradé russe s'amène, fouillotte dédaigneusement dans le bric-à-brac. Elle se cramponne à lui. Lui raconte, sanglotante, son Pétrouchka. Le Russe me dit : « Elle m'emmerde, la vieille, avec son persil! Pourquoi elle parle toujours de son persil? ». En Russe, « pétrouchka » veut dire « petit Pierre », mais aussi « persil ». Amusant, non ? Reprenez donc un peu de thé.

*

Un matin. Une ferme. Quelque part dans ce putain de pays de lacs, d'étangs, de marécages et de rivières secrètes qui courent sous les herbes longues. Je me réveille. J'aime pas me réveiller. Aussitôt je me souviens, aussitôt la bête me mord au ventre. J'ai froid. J'ai dormi dans le foin. Le foin ne réchauffe pas, son odeur donne mal à la tête. Mais il y avait trop de monde dans la paille : un groupe de prisonniers français et belges particulièrement bavards.

Je pompe de l'eau, je me lave. Les kakis s'affairent à leur petit déjeuner. Surgit un officier russe en bras de chemise, les bretelles sur les mollets. Loge dans la maison, sans doute. Il demande quelque chose aux gars. D'où je suis, je n'entends pas. Ils n'ont pas l’air de comprendre. Il s'énerve, finit par se mettre dans une colère noire. J'arrive tout en m'essuyant. Je demande ce qui se passe au grand Belge qui a l'air de commander les autres. Il ne sait pas, le Russe est fou de rage, c'est tout. Je demande au Russe. Il s'épanouit. Enfin! Quelqu'un d'un peu moins con! A toi on peut te parler, au moins ! Je demande à ces nouilles de me raser le crâne, j'ai envoyé mon ordonnance faire une course, je suis pressé, et eux, comme des cons! Regarde-moi ça : ils sont verts de peur! Ils chient dans leur froc! Merde, c'est pourtant pas difficile à comprendre : raser le crâne !

J'explique aux Belges. Ouf ! Les rasoirs jaillissent, les blaireaux, même du savon à barbe « Palmolive » ! Sacrés prisonniers! Mais le Russe ne veut être rasé que par moi. Tu comprends, ces types-là sont trop cons, ils me couperaient la tête! Je le rase, j'ai jamais fait ça, vaut mieux que je ne l'écorche pas. Je m'en tire à peu près, il est content, il me donne un cigare. Je dis spas- siba tovarichtch guénéral, comme j'y connais que dalle dans les grades, autant lui en donner un flatteur, il me redit encore une fois ah, ceux-là, quels cons, m'étonne pas qu'ils aient perdu la guerre, et puis dasvidania, au revoir.

Comme les Américains, les Russes : comprennent pas qu'on puisse ne pas comprendre le russe! En toute ingénuité. Ça me rappelle qu'en russe « Allemand » se dit « Nemetz », qui vient de « nemoï » : le muet. Les premiers étrangers sur qui sont tombés les Russes des âges farouches devaient être des Allemands, et comme ils faisaient avec leur bouche des bruits qui ne voulaient rien dire, les Russes les ont cru muets, c'est tout simple. Quant à l'Allemagne, ils l'appellent « Guermania », comme tout le monde.

Les Franco-Belges m'invitent à partager leur collation, Ça tombe bien, je la saute. Biscuit de soldat, beurre américain, vrai café, lait en poudre (américain). Ils ont une charrette et un cheval. Tout le confort. Je leur demande où ils sont. Vers l'Ouest, bien sûr. Prochaine étape : Waren. C'est justement là que je vais, ce jour-là. Une ombre de piste...

Je leur demande si je peux marcher avec eux. Ils font un peu la gueule, se concertent, finissent par dire oui du bout des lèvres, je suis le seul civil, et pas beau à voir, je déparerai leur photo de famille. M'en fous, j'ai pas envie d'être seul, aujourd'hui. Je m'incruste, comme si on m'accueillait à bras ouverts.

*

Ils ne sont pas désagréables. Un peu concons. L'officier russkoff n'avait finalement pas tellement tort : ils auraient dû comprendre ses gestes. Mais ils avaient d'avance tellement la trouille...

Ils parlent des Russes comme en parleraient de vieilles demoiselles anglaises. Des sauvages! Des mals élevés ! Des Mongols ! Plus Asiates qu'Européens ! Et leurs bonnes femmes ! De la femelle d'ours ! Ça fait l'amour comme ça laboure la terre. Aucune délicatesse, amène ton cul et v'ian! D'ailleurs, les Boches (Ils disent « les Boches », si si, comme grand-père!) c'est bien un peu pareil... Il n'y a vraiment que le Français pour savoir y faire avec les dames. Et gningningnin, et gningningnin, toute la merde, toute la diarrhée habituelle.

Il y a un Marseillais, un jeunot plein d'acné avec un béret de chasseur alpin. J'ai mis du temps à comprendre que ces Esseu-Esseu qui lui reviennent sans cesse dans la conversation ne sont autres que les S.S. Il raconte qu'il a vu un Russkoff qui avait fauché un réveille-matin et qui le secouait, qui le secouait, mais rien, le machin faisait tic-tac, et c'est tout. Le Russkoff, dépité, le jette par terre, et voilà que la sonnerie se déclenche, à toute volée. Le Russkoff sursaute, empoigne sa mitraillette et vide un chargeur sur le malheureux engin en poussant des hurlements de terreur... Tu parles ! C'est avec ça que les peuples se sont plaisir.

Il y a un sergent de la coloniale, joues creuses, teint jaune, dents pourries. Il chante toute la journée Le trompette en bois. Que ça. Toute la journée. Il se donne le ton à l'aide d'un petit harmonica, juste la première note, et vas-y :

Ah, dis, chéri, ah joue-moi-z-en !

D'ia trompette,

D'ia trompette...

La charrette avance doucement sur une petite route ombragée, déserte. Il ne faut pas fatiguer le cheval, on le bichonne, il doit « faire » jusqu'à Bruxelles, puis jusqu'à Paris, puis jusqu'à Marseille, c'est comme ça que les gars voient les choses, ils ont tous leurs petits souvenirs dans la charrette. On marche à pied derrière, on « soulage » dans les montées.

Un cheval aù grand galop surgit au tournant, un cosaque dessus. Le cosaque tire sur les rênes, le cheval stoppe à notre hauteur. Il est couvert d'écume, ses pattes tremblent. Le cosaque saute à terre, prend notre cheval au mors, commence à déboucler les harnais. Le prisonnier-en-chef bondit : « Eh là! Il est à nous, ce cheval ! On l'a acheté ! » Le cosaque dit « Chto ? » empoigne son espèce de mousqueton, le colle sur le ventre du gars, fait jouer la culasse.

« Mnié noujna éta lochadj ! J'ai besoin de ce cheval! Je le réquisitionne. Je vous laisse le mien à la place. »

Je traduis. Les gars se résignent. Et bon, qu'est-ce que tu veux faire ?

Je demande au cosaque où il cavale, comme ça. Au front? Il me regarde bizarre, et puis il rigole. Au front? Il n'y a plus de front ! La guerre est finie. Je ne le saisp as? Les Allemands ont signé l'armistice le 8 mai. Hiter est mort. Berlin est pris.

Eh, bien... Quel jour sommes-nous donc? Le 15 mai. Un mois et demi que je bats les routes.

Je dis tout ça aux autres. Ils n'en reviennent pas. Ils veulent savoir où sont les. lignes américaines. Oh, loin, loin vers l'Ouest. Sur l'Elbe? Il ne comprend pas « Elbe ». Je ne sais pas comment ça se dit en russe. Sur un fleuve ? C'est ça, sur un fleuve, sur le fleuve Elba'. Il me donne un nom de ville : Lioubka. Ça doit être Lubeck. Les gars digèrent tout ça, gravement.

*

J'ai lâché les Franco-Belges à Waren, c'est là que j'allais. C'est une petite ville au bord d'un lac. Le tuyau que j'avais était crevé, naturellement. Pis que ça : tellement inconsistant, tellement flou... Un prétexte à espoir. A condition que l'espoir précède le prétexte. L'espoir, j'étais bien obligé de m'avouer que je n'en avais plus guère. L'incertitude, je supporte mal. Quand je sais quoi faire, je déracine le monde, à griffes à ongles. Mais il faut que je voie quoi faire, nettement.

J'ai cherché pendant deux jours encore, sans y croire du tout. J'ai hésité à retourner une fois de plus à Stettin jeter un coup d'oeil dans ce camp de Russes, et puis je me suis vu d'avance dégustant la déception, je me suis dit ces cons qui l'ont enlevée l'ont foutue dans un bordel militaire, elle est enfermée, où veux-tu la chercher dans cette fin du monde? Oui, bon, j'ai désespéré, quoi, c'est comme ça que ça s'appelle. Prends-le comme tu veux. J'aurais dû m'acharner. D'abord prendre ça calmement, par le bon bout. Commencer par me payer huit jours de vacances au creux d'une ferme, à ne penser qu'à roupiller et à chercher de quoi bouffer. Après, j'aurais vu plus clair... Va dire ça à un type que l'angoisse dévore tout vivant !

Un jour, je me suis dit « C'est depuis la France que je la retrouverai. Quitter ce Moyen Age où on ne peut rien foutre que marcher et marcher. En terre civilisée, on peut agir. Il y a des organismes, des Croix-Rouge, des consulats. Il y a le téléphone, le télégraphe, les lettres. Dès que j'ai un indice sûr, je fonce la chercher. Si elle est en U.R.S.S., j'émigre en U.R.S.S. C'est ça qu'il faut faire, tout juste ça ! »

Sur le moment, ça m'a paru lumineux. Eblouissant.

Je me suis mis en route vers l'Ouest.

*

Tout ce qui va vers l'Ouest est rabattu sur Schwerin. Là, les Russes forment des convois de camions qui vous transportent en zone américaine. Les camions sont flambant neufs, et américains, déjà.

Dix ou douze routes en étoile convergent sur Schwerin. Elles y déversent un flot épais de « personnes déplacées » qui s'entassent et s'entassent dans la ville et ses faubourgs. Tout ça n'a rien à foutre, piétine, s'emmerde, s'impatiente, a faim, est plus ou moins malade, traficote, joue, vole, maquereauté des putes allemandes, se bat au couteau, assassine dans les coins noirs. Les Russes ne demandent qu'à se débarrasser au plus vite de cette fange capitaliste pour rester bien tranquilles entre eux dans leur conquête.

Les boulangeries industrielles, réquisitionnées, fournissent un pain gluant, moitié son et moitié balle, que nous prenons gratuitement dans les boutiques, sans avoir à attendre. On se sert soi-même. Les Allemands, eux, font la queue, et doivent payer les quelques grammes de leur ration quotidienne. S'il en reste. Tu refourgues ton pain au dernier de la queue, très cher, et tu vas t'en prendre un autre, mais faut avoir l'estomac, et aussi la crapulerie.

Timide début d'organisation du magma : la bureaucratie fait son apparition.

Des officiers ex-prisonniers de guerre établissent les listes des départs. Le bureau pour les Français est logé dans une école. Deux Français et deux Soviétiques l'occupent. Il s'agit avant tout, pour les Français, de dépister les fraudeurs, essentiellement les S.S. français ou belges, les engagés de la Wehrmacht, les miliciens, les collabos de la suite à Pétain, les kapos des camps, les Allemands camouflés... Pour les Soviétiques, il s'agit de hâter le mouvement de débarras, et donc de ne pas s'encombrer de ces chinoiseries. Que chacun lave son linge sale chez soi ! D'autant que les Français, lorsqu'ils débusquent un S.S., prétendent qu'il leur soit livré afin de passer en jugement, alors qu'ici tout S.S. est fusillé séance tenante, en bas, dans la cour, et on n'en parle plus.

Les échanges de vues ne sont pas faciles. Il leur faudrait un interprète. Je me propose. On m'accepte. Du coup, j'ai droit à un peu de paille dans un coin du préau de cette école, préau où sont allongés les malades français pas trop mourants, presque tous des chiasseux.

Ça dure comme ça trois-quatre jours, je me débrouille laborieusement, ces gars-là croiraient se déshonorer en s'abaissant à parler lentement ou à te répéter si t'as pas bien compris. Et puis arrivent deux Français enfants de Russes blancs émigrés, et je dis au revoir tout le monde.

Les nuits de Schwerin. Rafales de mitraillettes et éclats de rire : des patrouilles russes jouent à cachecache derrière les platanes, sous les fenêtres de l'école. Bourrés comme des coings. De temps en temps, un hurlement, un juron. Un type a morflé. Les autres applaudissent : « Gourré ! »

Toute la nuit, les chiasseux cavalent aux gogues. Tel que je suis placé, je dépasse un peu, ils se cognent dans mes panards, ça me réveille, me revoilà plongé dans le réel. Le réel, c'est : plus de Maria. Aussitôt, la tenaille aux tripes. J'ai peur... Et voilà qu'une nuit la chiasse me prend, moi aussi. C'est malade comme un chien que je me présente pour embarquer dans le camion.

Le Français qui préside à l'embarquement fait l'appel, liste en main. Pour une raison ou l'autre, ça déplaît au factionnaire russe —. russe et saoul — qui se met à lui chercher des crosses, finit par lui collér sa mitraillette sur le bide, et bon, ça va tout à fait mal. Survient un officier russe, un gros : ses épaulettes resplendissent d'une pourpre à mi-chemin entre la robe de cardinal et la glace à la framboise, ses bottes sont d'une finesse de gants de marquise. L'officier fronce le sourcil, qu'il a fort noir, et dit seulement : « A genoux, cochon ! » Le troufion tombe à genoux. « Daï avtomatt ! » Le troufion donne sa mitraillette. « Tu es un cochon. Tu ridiculises l'Armée Rouge devant ces cochons d'étrangers de merde. Tu n'es pas digne de porter une mitraillette. Je confisque ta mitraillette. On réglera nos comptes plus tard. » Le troufion pleure. Supplie : « Niet! Nié snimi avtomatt! », essaie de lui arracher la mitraillette, enlace de ses bras les genoux de l'officier et répète : « Niet! Nié avtomatt! » Pas la mitraillette! L'officier, comme une statue. Cependant, à je ne sais quel relâchement musculaire, le soldat a senti que l'officier, imperceptiblement, s'attendrit. Il se relève, ,toujours pleurant et suppliant. Baise l'épaulette gauche de l'officier, humblement, plusieurs fois. L'officier se laisse fléchir. Il lui colle 1'« avtomatt! » entre les mains, rudement. « Vozmi! A tepièr', vonn' otsiouda! » Attrape! Et maintenant, fous-moi le camp! Le gars, secoué de sanglots de bonheur, serre 1'« avtomatt » contre son cœur, la couvre de baisers et s'en va. Les Français ouvrent des yeux grands comme ça. Petite scène pittoresque pour l'album de souvenirs.

*

La file de camions joue des hanches entre les cratères. Ces cons-là foncent comme des dingues, font la course entre eux, se cognent les pare-chocs à grands éclats de rire. Bourrés, cherche pas. Nous, dans la caisse ouverte, tellement serrés que ceux du bord se cramponnent aux autres pour ne pas basculer par-dessus la ridelle, nous mâchons la poussière blanche. Le camion qui suit le mien bifurque soudain à gauche dans une espèce de piste en plein champ. Ça doit être un raccourci35.

Des troufions bizarres, vêtus de petits blousons trop courts et de pantalons trop serrés qui moulent leurs grosses fesses — ils ont tous des grosses fesses, même les maigres, et les reins arqués, aussi — nous regardent passer. Perdu dans mes pensées saumâtres, j'ai la réaction lente, mais les mecs, autour de moi, s'écrient : « Les Ricains! », et font des saluts frénétiques, et sautent en l'air, et gueulent « Hourra! ». Les blousons à gros culs font un geste mou et disent « Hello! » en mâchant leur gomme. Ils mâchent vraiment de la gomme.

Nous y sommes donc. La ligne est franchie. Il n'y a eu aucune formalité, on ne s'arrête même pas.

Et là, tout de suite, qu'est-ce qu'on voit? A droite à gauche, serrées sur l'immense plaine jusqu'à l'horizon, des voitures feldgrau. De toute sorte. Des « Kubel » décapotables aux angles à la règle, des Mercedes d'officiers, des camionnettes, des tractions fauchées en France, des automitrailleuses, des blindés et des semi- blindés, des trucs à chenilles, des camions des camions des camions, des motos des motos des motos... Tout ça immatriculé S.S. ! Sauf, par-ci, par-là, une ou deux WH : Wehrmacht. Sur des kilomètres et des kilomètres! Les fumiers ! Les enculés ! Voilà. Pendant que les pauvres cons du Volkssturmm se faisaient hacher pour retarder les Russkoffs,„pendant que nous autres racaille de merde on nous faisait creuser des trous devant les lignes et puis marcher « vers l'Ouest », revolver dans le cul, pendant ce temps-là les Seigneurs de la guerre, l'élite des élites, la fleur de la race, l'honneur de l'Allemagne, ils fonçaient de tous leurs moteurs vers l'indulgente Amérique, son chocolat au lait, ses cigarettes, son chewing-gum... Leur grand opéra de merde, leur Tétralogie exaltée, c'était du bidon. Crépuscule des Dieux mon cul. Rien dans la culotte. Ou plutôt, si : la diarrhée de la trouille verte. Surhommes dans la victoire, bouses dans le revers. Pour les Ricains, un prisonnier de guerre est un prisonnier de guerre. Pour les Russes, un S.S. est un S.S. C'est que les Russes les ont eus sur les reins pendant trois ans, les S.S. Les Ricains, non.

François, toute ta vie rappelle-toi les champs de bagnoles S.S. de la zone américaine! Les milliers de milliers de plaques S.S. à peine la ligne franchie... Si, par hasard, un va-t-en guerre, de quelque couleur qu'il soit, parle devant toi de « sacrifice suprême », de « verser son sang jusqu'à la dernière goutte plutôt que de se rendre », de « la gloire du soldat qui est de mourir en combattant », aussitôt projette-toi ça dans son petit cinoche : l'océan feldgrau des belles voitures S.S. bien astiquées, bien alignées, à perte de vue, à perte de vue.

*

Et quelle est la première chose qu'ils font, les Ricains ? Ils nous enferment derrière des barbelés ! Sentinelles, M.P. défense de sortir. « Pour éviter les incidents »! Nous risquerions de provoquer les paisibles populations allemandes. Les paisibles populations, nous les voyons se pavaner de l'autre côté des barbelés, du bon côté, en habits du dimanche. Les jeunes filles s'accrochent de l'officier américain au bras, toutes fiè- res. Les moches se rabattent sur le simple troufion. J'ai rien contre, j'aime mieux voir ça que la queue pour le viol, mais je vois pas pourquoi on m'enferme, moi. Si ces gens sont innocents, que suis-je, alors ?

Des qui râlent sec, c'est les rescapées en pyjamas rayés. Elles arrivent de Neubrandenburg, et aussi d'un autre camp, un bled qui s'appelle Ravensbriick. Elles restent groupées entre elles, ne se mélangent pas. Certaines ont la tête rasée. Les hommes aussi, mais ça frappe moins, forcément.

De temps en temps, remue-ménage : quelqu'un a repéré un S.S. ou un ex-kapo, qui essaie de se faufiler. Les « politiques » veulent lui faire la peau sur place, discrètement, parce que ces grands cons d'Américains les chouchoutent, leur font un sermon et les envoient en Amérique dans des camps quatre étoiles, et ça, ils ont du mal à le digérer, les « politiques ».

Dès l'arrivée, tu passes à la désinfection. Ils te soufflent une poudre blanche partout, sans même te faire déshabiller. Tu entrebâilles ton col, une giclée entre les nichons, une giclée dans le dos, tu entrebâilles ton froc, devant derrière, et puis une bonne giclée dans les cheveux, ça y est, la vermine est morte, c'est un produit magique, un truc ricain, du D.D.T., ils appellent ça. Un coup de tampon sur le dos de la main pour prouver que tu y es passé, et tu vas te faire enregistrer au bureau.

Là, on te donne une étiquette que tu t'accroches à un bouton. Et puis on te change tes marks. Tu donnes tes Reichsmarks, on te donne l'équivalent en monnaie d'occupation. Que tu pourras changer en France. J'ai- pas un rond, je fais pas la queue. Mais faut voir les matelas que les mecs sortent de sous leurs vareuses ! Alors, voilà qu'on sanctifie le travail effectué pour l'industrie de guerre ennemie? Bien con j'ai l'air! Les gars de la Mayenne avaient raison : le travail et l'épargne sont toujours récompensés... Quand je pense qu'en zone russe les Reichsmarks se ramassent à la pelle, plein les caniveaux! Maria et moi, on en aurait ramassé tant qu'on aurait pu, on aurait de quoi s'acheter le pavillon ! Oui, Ducon, mais Maria, a pus. C'que t'en foutrais, du pavillon?... Je voudrais bien avoir le courage de me tuer.

Quarante-huit heures dans ce camp de merde et de cafard, et puis en voiture ! Wagon à bestiaux. Hollande. Belgique. Je vois rien. Malade comme jamais encore. Toutes les cinq minutes, je m'accroupis à la porte, cramponné à un mec pour pas tomber, et je me vide sur le ballast. Des gares. Des dames dévouées. Des bols de soupe. De soupe aux rutabagas. Pas si finie que ça, la guerre. Impossible avaler. Rencoquillé sur la paille, en chien de fusil, à claquer des dents.

Lille, tout le monde descend. J'essaie de me répéter avec émotion que je suis en France. M'en fous. Une caserne. Première fois de ma vie que je mets les pieds dans une caserne. Je ne les connais que par Courteline. C'est exactement comme dans Courteline. Murs marron en bas, jaune sale en haut. Dortoir. Immense. Bureaux. Là, c'est sérieux. Un militaire à gueule de contremaître fayot épluche mon cas. S.T.O? Ils disent tous ça! Pas volontaire, des fois? Non. Vos papiers? Tout perdu... Ah ! ah !... Avez-vous commis quelque acte de résistance? Résistance?... Au fait,.mais bien sûr! Sauf que ça me serait pas venu à l'idée d'appeler ça comme ça. Oui. Sabotage. J'ai même eu trois, avertissements écrits de la Gestapo, dont un sévère. Deux ans dans un Strafkommando... Eh, mais, c'est très bien ! Vous pouvez prouver ça! J'ai tout paumé, je vous dis ! C'était dans ma valise, la valise de jeune fille à maman, des Russes me l'ont fauchée, et ma femme avec! Oui, oui, bien sûr... Ça fait que vous pouvez raconter ce que vous voulez ! Bien commode... Il m'emmerde, ce rempilé. C'est ça, traitez-moi de menteur, je lui dis. Et puis la colère me monte, je me mets à gueuler. Traitez-moi tout de suite de volontaire, de S.S., pourquoi pas ? Vous voulez voir mon tatouage ? Il est dans le trou de mon cul, mon tatouage de S.S. ! Et je commence à défaire mon futal, je suis fou enragé, je les emmerde, j'ai plus rien à perdre. Deux troufions m'empoignent, l'un des deux me glisse à l'oreille « T'occupe, c'est un enculé, joue pas au con. » Je me calme. Le juteux me reprend en main. Vous savez que vous aurez à remplir vos obligations militaires ? On vous dressera le poil. Quand êtes-vous né? Février 1923. Classe 43, eh? La seule classe exemptée de service militaire! Comme par hasard ! Vous devrez le prouver, mon gaillard ! D'accord, m'sieur, d'accord, une fois chez moi, ça sera facile... Appelez-moi « mon adjudant »! Non, rn'sieur, j'chuis pas troufion, moi, j'ai rien à foutre de vos conne- ries.

Il me file, à regret, une carte de rapatrié qui doit, parait-il, me permettre d'obtenir des tickets d'alimentation et tout ça. Des tickets... Oh! merde. Ils en sont encore aux tickets !

Je fais un tour dans Lille. Le soleil tape comme une bête. Lille est une ville qui demande à être vue sous une pluie battante. Comme ça, en plein soleil, elle est triste à pleurer. Je pleure. J'ai les jambes qui fondent. Je rentre me répandre sur mon lit de camp,'dans mon coin de dortoir, à proximité des chiottes.

De nouveau en wagon à bestiaux. Le train se traîne, s'arrête partout bols de Viandox, bols de café au lait, soupe aux rutas. Envie de vomir. Semi-comateux. Je claque des dents. Un ex-prisonnier me file sa vareuse comme couverture. Gare du Nord. Il fait nuit noire. On nous réunit dans le hall. A cette heure-ci, il n'y a plus de métro, alors on va s'occuper de vous jusqu'au matin, pas de pagaille, restez groupés, s'il vous plaît.

On nous fait remonter le boulevard Magenta, puis le Rochechouart jusqu'à la place Clichy. Paris est comme s'il n'y avait jamais eu la guerre. Pigalle fonctionne à tout va. Du troufion américain partout. Bourré, cela va sans dire. Beaucoup de négros. Dans de drôles de petites bagnoles à nez de bulldog ouvertes à tout vent comme des autos tamponneuses, des malabars en casque blanc marqué M.P. se faufilent, balançant des gourdins. De Barbés à Clichy, c'est une nouba pas croyable. Revues nues, strip-tease, plumes dans le cul, cinoches, bistrots, ça usine, on marche entre deux haies delumière, clignant des yeux comme des chouettes au soleil. Beaucoup se laissent happer par l'un ou l'autre troquet. Moi, hébété, je suis le troupeau.

On nous fait entrer dans un cinéma géant, le Gaumont-Palace. Je connaissais le Rex, mais pas le Gaumont. Je m'affale sur une marche d'escalier, tout en haut. Le cinoche est bourré à craquer. Il y a de tout : du prisonnier, du déporté, du S.T.O. L'ambiance est orageuse. On se sent un peu traité comme du bétail, c'est pas exactement les bras grands ouverts, les larmes à l'œil et les « Marseillaises » qu'on aurait cru.

Des jeunes filles d'excellente famille se faufilent avec des seaux et des quarts d'aluminium. Dans les seaux clapote du vin rouge. Elles plongent le quart dans la vinasse, te le tendent avec un grand franc sourire : « Un coup de rouge, mon brave? » Je jure qu'elles disent ça, comme ça! Il y a des bons cons de prisonniers pour accepter le pinard, les yeux humides du chien qui remue la queue, mais la plupart des mecs, quand même, se rendent compte. Trois ou quatre seaux sont envoyés d'un coup de pied par-dessus la rampe du balcon. Une demoiselle de bonne famille se voit en moins de deux déculotter et asseoir dans le seau, le cul dans la vinasse. L'émeute gagne, il y a du viol dans l'air, une voix aiguë appelle les flics. Les flics... Ils seraient bien en peine de pénétrer dans le pudding humain. Des officiers fringants viennent au secours de ces jeunes filles au grand cœur qui pourraient être leurs sœurs, ou leurs fiancées.

« Allons, les gars, quoi, nous sommes entre Français ! Nous n'allons pas nous conduire comme des Boches ou des Mongols ! » Les Mongols, ils te pissent au cul, les Mongols, Ducon. Les Boches aussi, d'ailleurs. Enfin, bon, ça se tasse. Un type, en douce, hume une petite culotte conquise de haute lutte. Pour apaiser la tension, on va nous faire du cinéma.

Immense hurlement d'enthousiasme. Le rideau s'escamote, l'écran s'illumine. « La Libération de Paris », documentaire vécu. On aurait préféré Laurel et Hardy, mais on n'est pas fâchés de voir un peu ce qui s'est passé ici pendant qu'on était là-bas.

Dès les premières images, on est soufflés : il n'y en a que pour les flics! C'est eux qui ont tout fait. Combats autour de la Préfecture de Police, de l'Hôtel de Ville. Flics à plat ventre faisant le coup de feu. Flics poussant des prisonniers chleuhs, mains sur la nuque... La plupart des gars entassés là ont été embarqués par des flics, de braves flics français. Il y en a qui croient reconnaître parmi les héros ceux qui les ont arrêtés, tabassés et livrés aux Chleuhs. Ça commence à houler. « Fumiers! » « Salopes! » « Toujours du côté du manche! » Le chahut devient grandiose. Les bras de fauteuils se mettent à voler, puis les fauteuils.

Un « politique » saute sur la scène et hurle : « Camarades, c'est une honte! Une insulte à notre martyre! Tous les flics qui ont été flics sous Pétain auraient dû être fusillés ! Même ceux qui ont rendu des services à la Résistance, parce que ceux-là jouaient simplement sur les deux tableaux ! »

La salle hurle « Ouais! » « Mort aux flics! » « Mort aux vaches! ». Clameur énorme. J'en profite pas bien, la tête me tourne, je suis sur le point de tomber dans les pommes. La chiasse s'est arrêtée, mais je grelotte de fièvre. De toute façon, le chahut ne va pas bien loin, un autre gars monte sur la scène pour expliquer que l'épuration est en cours, qu'elle ne peut pas se faire en un jour, que tous les traîtres, les délateurs et les collabos seront châtiés comme ils le méritent, qu'une bonne part ont déjà été collés au poteau et que ça ne fait que commencer, mais cela doit s'opérer dans l'ordre et la dignité parce que si le peuple de Paris s'est libéré lui-même (ricanements dans la salle), ce n'est pas pour offrir à nos alliés le triste spectacle de l'anarchie et du règlement de comptes mesquin... Tous unis pour la reconstruction... Je sais pas comment il a fini, je roupille. Et sans doute que les autres aussi se sont endormis, crevés qu'ils étaient, et que c'était justement ça le but du discours de l'autre pomme : nous avoir à la fatigue.

Mon premier métro. Aucun choc au cœur. Comme si je l'avais pris tous les jours depuis trois ans. Je me fous de tout. Tout a un goût de merde. Tout a un goût de mort.

Je prends le train à la Bastille, le petit train à impériale, il est toujours là, il crache toujours ses escarbilles dans l'œil des rigolos qui voyagent sur l'escalier. Je ne paie pas : je montre ma carte de rapatrié, et j'ai même droit à un sourire ému de la poinçonneuse. Assises en face de moi, deux pisseuses dans les dix-sept dix-huit, ternes et cons, maquillées jusqu'aux tifs ça les arrange pas, quand on est con on est con, une fille moche et con qui se maquille se maquille comme un con et est encore plus moche, ça cause bal, on est samedi, le cafard m'empoigne aux tripes, et monte, monte, qu'est-ce que je suis revenu foutre ici, bon Dieu de merde, qu'est-ce que je suis revenu foutre?

- Papa-maman. Exclamations prévues. J'arrive pas à être au diapason. Je me traite de dégueulasse et de cœur sec, alors, mon salaud, y a que le cul qui t'intéresse, le cul qui te fasse vibrer, qui puisse te rendre heureux ou malheureux, te faire sauter de joie ou crever de chagrin? Ben, oui. Je suis comme ça. Je découvre avec gêne, avec honte, que je donnerais tout au monde pour être avec Maria, que si demain il faut aller vivre dans un camp de déportation sibérien pour être avec elle j'y courrai avec joie, je laisserai tout, que même papa, même papa, je suis prêt à l'abandonner dans ses larmes pour rejoindre Maria. C'est comme ça.

J'ai cru bien souvent avoir peur, pendant ces années. Je sais maintenant que je n'avais pas peur, même quand la mort était quasi certaine et que tous perdaient les pédales. La peur, je le sais maintenant, je ne l'ai connue qu'au moment où j'ai perdu Maria, et depuis ce moment elle ne m'a plus quitté. Et c'est quelque chose d'abominable, qui me réveille vingt fois tout hurlant, qui me fait fuir la compagnie des autres, parce que je n'ai pas envie de parler d'autre chose que de ça et que je n'ai pas envie de leur parler de ça.

Je ne savais pas que j'étais de ceux qui vivent et crèvent d'amour. Je ne me connaissais pas. Je voudrais être comme les autres, moins violent, moins entier, moins excessif. Mes plaisirs, mes espoirs seraient moins bouleversants, mais aussi moins dévastatrices mes déceptions, moins anéantissants mes chagrins. Je voudrais avoir le courage de me flinguer. Des mots, oui, bien sûr. Je sais bien, je le ferai pas. C'est histoire de m'attendrir sur moi-même, de me jouer le cinéma de mon propre mélo... Même malheureux à crever, il fautqu'on se joue la comédie du malheur.

*

Une année entière à cavaler de comités de la Croix- Rouge en consulats, de missions culturelles -ou économiques en ambassades... J'apprends que le général Catroux part à Moscou, je réussis à faire passer une lettre par quelqu'un de son entourage... Tous les messages que j'ai confiés aux services soviétiques, je suppose qu'ils s'en sont fait des rembourrages d'épaulettes, après avoir bien rigolé...

J'ai quand même eu des nouvelles de Maria. Une fois. Par hasard. A la fin de 1945. Dans une réunion d'anciens de Baumschulenweg, je rencontre deux gars que je n'avais pas revus depuis que Maria et moi nous nous étions enfuis de la colonne, sur la route, après Neubrandenburg.

« Dis donc, ta Maria, on l'a rencontrée! Elle nous a demandé de l'emmener avec nous en France, elle disait que vous vous étiez perdus mais que certainement tu la cherchais, que tu l'attendais. Elle pleurait, elle se cramponnait...Et vous ne l'avez pas ramenée ?

Ouah, dis, eh, nous, mon vieux, on s'est dit merde, s'il l'a larguée en douce et qu'on la lui ramène, mince de surprise, il va faire une drôle de gueule !

Bande de cons! Vous saviez pourtant bien comment c'était, nous deux! Fallait la croire! Elle est ma femme, non ?

Oh! dis, eh, et suppose que t'aurais été marié en France, ou fiancé, hein? Tu serais pas le premier qui aurait largué sa gonzesse de guerre une fois la guerre finie, mon pote ! Nous, ces histoires de cul, c'est pas nos oignons. »

J'ai demandé :

« Où et quand ?

Ça devait être en août, c'est ça, à Stettin. Elle était dans ce grand camp russe qu'ils ont fait près de Stettin pour les rapatrier. Elle a dit qu'elle t'avait cherché longtemps, que des troufions l'avaient kidnappée mais qu'elle s'était échappée, et alors elle est retournée là où vous étiez, et puis elle a parcouru le pays dans tous les sens en demandant après toi, et finalement, voilà, elle essayait de retarder son rapatriement le plus possible dans l'espoir que tu finirais par arriver... »

A Stettin! En août! J'aurais patienté trois mois de plus... J'avais manqué d'acharnement, voilà. N'importe qui n'est pas du bois dont on fait les héros...

Me revoilà branché sur Stettin. Mais Stettin est désormais polonais. Impossible d'y mettre les pieds. Pas plus qu'en zone soviétique d'occupation. La guerre froide est là, et toutes mes démarches pour partir là-bas ou m'y faire envoyer en mission d'enquête par les Déportés du Travail se sont cassé le nez sur le « Niet » russe.

Mais tout n'est pas dit. Un jour, je ne sais pas comment, j'irai là-bas. En Ukraine, à Kharkov. Je la retrouverai. En attendant, je prends des leçons de russe.

Et j'ai repris le boulot. Faut bien vivre, puisqu'on ne meurt pas.


ŒUVRES DE CAVANNA

Chez Belfond :

Les Ritals.

Les Russkoffs.

Aux Éditions du Square :

Le Savœz-vous?

Le Saviez-vous? (2° FOURNÉE)

L'Aurore de l'Humanité- :

- Et le le Singe devint Con.

II- Le Con se surpasse.

III- Où s'arrêtera-t-il?

LES AVENTURES DE NAPOLÉON.

Les Aventures de Dieu.

Les Aventures du Petit-Jésus.

Aux Éditions Hara-Kiri : 4, RUE CHORON.

Chez Jean-Jacques Pauvert :

Stop - Crève. Droite - Gauche, piège A cons.

Chez 10/18 :Je l'ai pas lu, je l'ai pas vu mais j'en ai entendu causer (1969-1970).

Aux Éditions l'Ecole des Loisirs

adaptés en vers français par

Cavanna MAX ET MORITZ, de Wilhelm Busch.

CRASSE-TIGNASSE (Der Struwwelpeter)

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