Les flics arrivent, parlent d'hôpital, je veux gueuler que non, je crache un gros paquet de caillots. Roger dit que j'habite tout près, ils se laissent attendrir.

Tête de papa quand on me débarque sur un brancard ! Pauvre papa. Tête de maman quand elle rentre du boulot... Bon. Trois côtes enfoncées, le poumon un peu lacéré, un bras noir des doigts à l'épaule, des gnons partout, rien de sérieux. Deux semaines de lit. Roger m'apporte des bouquins.

Huit jours plus tard, Nino Simonetto jaillit dans la chambre, la gueule à l'envers. Il est midi. Nino crie : « François, le marché couvert vient de s'écrouler! » Effectivement, j'avais entendu comme un lourd bruit, gras et mou. C'était donc ça !

« Il y a plein de morts ! Ça gueule, t'entendrais ça ! Du sang partout ! Je retourne aider. »

Le marché couvert de Nogent est un grand hangar tout en fer, dans le style des Halles de Paris, tarabiscoté comme de la dentelle. Raymonde et Jojo Gallet y ont leurs tables. Sans mon accident, j'aurais été en train d'y vendre. Plus tard, j'ai su que la mère Gallet a été blessée à la tête, qu'une cliente à elle a été tuée sur la table même, parmi les choux-fleurs, les reins pliés dans le mauvais sens par une énorme poutrelle de fer à trous-trous. En tout, vingt-deux morts, d'innombrables blessés. C'est le poids de la neige, plus d'un mètre d'épaisseur, qui a tout fait. Tout le monde s'accorde à dire que les Allemands ont été plus que corrects.

*

Je.suis vite retapé. Un jour, Roger me dit : « On embauche, chez Cavanna et Taravella. Présente-toi demain, moi j'y suis depuis ce matin. » Me voilà donc maçon.

Garçon maçon chez les Ritals, c'est pas du velours. Les Ritals sont aussi durs aux autres qu'ils sont durs pour eux-mêmes. Le garçon doit obéir, comprendre à demi-mot, et filer. Il doit deviner de quoi le compagnon aura besoin avant qu'il en ait besoin. S'il a trois, quatre ou cinq compagnons à servir, à aucun moment la « marchandise » ne doit manquer à aucun d'entre eux, brique, mortier, eau, même s'ils sont éparpillés au diable les uns des autres, même s'il faut grimper le mortier au seau, sur l'épaule, par quatre ou cinq étages d'échelles verticales collées à un échafaudage. Les maçons disent « l'échafaud ». S'ils sont ri tais, ils prononcent « il çaffoud ».

La première fois que j'ai fait du terrassement, je poussais ma pelle dans le tas de glaise compacte, je me cramponnais au manche, je poussais à corps perdu, rien à faire, la pelle ne pénétrait pas d'un centimètre, alors je prenais de l'élan, je frappais à la volée, j'en arrachais gros comme deux noix, les autres se marraient, la glaise s'accumulait devant moi, retombait sur la gueule du gars qui piochait au fond du trou, et moi je comprenais pas, je voyais des gringalets glisser leur pelle dans la glaise comme une tarte dans un four et balancer avec aisance des pelletées de quinze kilos dans la brouette... Jusqu'à ce que papa, passant par là, me dise :

« Et la cvisse ? A quva i te serve, la cvisse ?

Quelle cuisse ?

Tou gu'y arriveras zamais si tou gu'mettes pas la cvisse, vayons! Pousse 'vec sta cvisse! »

Et, me prenant la pelle des mains, papa m'a fait voir comment la cuisse gauche vient s'appuyer par-derrière au manche de la pelle et le pousse discrètement d'une formidable poussée. J'ai essayé. Epatant !

Papa est parti en ronchonnant, mais plus tard je l'ai entendu qui disait à Arthur Draghi :

« L' n'est mica tante beste : tou la splique oune fvas, l'a comprende tout svite! »

Mais j'avais beau faire, être costaud, joyeux, plein de bonne volonté, j'étais « çvi-là qu'il était touzours il primière à l'école », donc suspect. Un qu'il a la teste à estoudier, i po pas avar la force dans les bras, c'est pas poussib'. Qué les livres et la brique, i vont pas ensemb'. J'étais « le bureaucrate », quoi. Et quand il m'a fallu vider, à la pelle carrée, une brouettée de mortier bien mou dans une auge posée sur « il çaffoud » à hauteur du premier étage et que tout m'est retombé sur la figure, bien à plat, plâf, ils ont tous rigolé à s'en péter les bretelles et il a fallu que je paie un litre.

Ce n'était jamais très méchant, à part quelques sournoiseries déplaisantes, mais j'avais de quoi me défendre. Gentil, soumis, empressé tant que je me sentais en confiance, teigneux à ne pas croire quand je sentais la vraie méchanceté. Je descendais un jour le raidillon de la Grande-Rue vers le pont de Mulhouse, dans les brancards du camion à bras chargé à crouler, quelque chose comme une bonne demi-tonne sur les reiris, avec des échasses de sapin pour échafaudage qui dépassaient de cinq mètres devant et autant derrière. Le compagnon, le vieux Toscani, dit « Biçain », était censé retenir le camion de toutes ses forces, à l'arrière, cependant je me sentais partir, irrésistiblement, j'avais beau freiner contre la bordure du trottoir, rien à faire, le poids m'entraînai, j'étais obligé de courir, de courir de plus en plus vite, tout le chargement sautait et rebondissait, la lourde guimbarde allait me passer dessus, je fermais ma gueule, attentif à une seule pensée : ne pas avoir l'air d'un con, j'allais y passer... Et voilà papa qui passe, juste à ce moment, juste par là, il avait un sac de ciment sur l'épaule, il jette son sac, il vient se mettre à côté de moi dans les brancards, il s'arc-boute sur ses courtes solides cuisses, un cheval, papa. A deux, on l'a arrêté, le camion. Papa avait l'œil meurtrier. Mais il m'a juste dit sévère :

« Fout fare 'tenchion, vayons ! Pourquva tou les çarzes tant que ça, sta camion ? Pourquva tou partes toute sol?

Mais je suis pas tout seul, papa! Y a Biçain qui retient derrière.

« Qué Biçain ? »

J'ai regardé : j'étais tout seul. Biçain s'amenait sur ses petites pattes, en se roulant une pipe, à bien cinquante mètres derrière. Le vieux fumier! Et tout ce temps-là, j'avais cru qu'il retenait, cramponné au pavé. Quand il a vu papa, il s'est mis à courir, il a fait le fâché :

« Ma qu'est-ce qui te prende courir tante vite ? Qué te souivre ze po même pas! C'est pas tellizente courir coumme ça, qué tou poutrais passer sotto il camion ! Tiens, vous sêtes la, Vidgeon ? Dites-loui, à l'vot' fils, qué c'est des jimproudenches, pourquva mva, i m'écoutera pas, mva. »

Papa n'a rien dit. Il était tout blanc. Sa lèvre tremblait. Il a haussé les épaules, a ramassé son sac de ciment et est parti. J'ai compris que le vieux Biçain était une vraie sale bête, et ça n'a plus été comme avant. Un jour où nous travaillions tous deux dans un pavillon du Perreux, il m'a fait je ne sais plus quel tour de vache, je lui ai mis trois pêches sur la gueule, je l'ai laissé au fond de la tranchée et je suis allé demander mon compte au grand Dominique. Le soir même, j'avais retrouvé de l'embauche sur un chantier, à Montreuil.

*

A la fin de l'été 41, je travaillais au ravalement d'un vieil immeuble du faubourg Saint-Antoine, au 43, sur la cour, avec Dédé Bocciarelli et le fils Toni. Un boulot pas commode, tout en échafaudage volant, on se hissait au palan, quand on piochait le mur le bazar se balançait. Un matin, j'arrive à vélo par la Nation, je vois sur les deux trottoirs du faubourg, devant chaque porte d'immeuble, des groupes de gens qui avaient l'air d'attendre, tout tristes, tout mornes. A leurs pieds, des valises, des cartons, des balluchons.

En regardant mieux, je vois que chaque porte d'immeuble est encadrée par deux flics en uniforme. Je vois aussi que ces gens tout tristes portent l'étoile jaune sur la poitrine. Des juifs. Des flics en civil entrent dans les maisons et en ressortent, poussant des juifs devant eux.

Les femmes des juifs sont descendues leur dire au revoir, et aussi leurs enfants. Voyant que l'attente se prolonge sur le trottoir, elles remontent vite leur préparer des casse-croûte, leur cuisiner quelque chose de chaud pour manger avant de partir, leur chercher une couverture... Ils vont rester sur le trottoir comme ça jusque tard dans l'après-midi, assis sur leurs paquets, et enfin les cars de la police les embarquent.

Je demande à Dédé et à Toni où on peut bien les emmener. Oh! ben, dans des camps de concentration, parce que si les Allemands les laissaient libres ils donneraient des renseignements aux Anglais, feraient du sabotage, tout ça. Juifs et Allemands, c'est chien et chat, tu comprends. Tu crois qu'ils vont leur faire du mal? Oh ! non, penses-tu. Ils ont pas le droit. Ils les envoient travailler la terre, pour remplacer les prisonniers, faut bien que la moisson se fasse. Et puis d'abord ils prennent seulement ceux qui sont pas français, ceux qui viennent de Pologne, par là, au diable Vauvert. Oui, mais tout ce mal que les Allemands disent d'eux, et aussi les journaux français, ils gueulent tous qu'il faut les tuer, que c'est de leur faute si on en est là, qu'ils pourrissent tout? Oh! tu sais, c'est de la politique! Dans la. politique, ils n'en font pas le dixième de ce qu'ils proclament dans leurs discours.

J'avais feuilleté de ces journaux politiques, Je Suis Partout, La Gerbe, et le plus crapuleux de tous : Au Pilori. C'était tellement con, tellement haineux, tellement boutiquier jaloux, tellement bas-du-cul, mais surtout tellement, tellement con, insolemment, triomphalement con, que j'en revenais pas que le Maréchal, qui est si distingué, si vieux soldat austère et noble, tolère ces glapissements. Même s'il n'est lui-même qu'une vieille crapule ambitieuse, il à une autre allure. Oui, mais il est gâteux, parait-il. Et puis c'est un cul-bénit, il peut pas les piffer, les Youpins.

Les dessins, sur Le Pilori, c'est rien que des Juifs. Nez en aubergine, bouche lippue répugnante, cheveux crépus, allure dégueulasse. « Ils se prélassent à nos frais dans les camps, leurs femelles leur apportent caviar et Champagne. Il faut en finir une bonne fois! » T'as lu un numéro du Pilori, tu les as tous lus. Leurs dessins sont même pas un tout petit peu marrants, comme étaient autrefois ceux du Canard enchaîné. Là, rien, rien que de la haine, du pousse-au-crime. D'ailleurs, ils ne cherchent pas à être drôles, ils méprisent l'humour, ils veulent faire « penser », et aussi être durs, durs comme les Allemands.

Il y a eu une exposition anti-juive au Grand Palais. J'y suis pas allé, mais j'ai vu les affiches, il y en avait plein les rues : « Sachez reconnaître le juif », avec des modèles de nez pendants, de bouches de grenouilles, d'yeux de lézards, d'oreilles en feuilles de radis fanées, de doigts crochus, de pieds palmés... Parfaitement, de pieds palmés ! Les affiches du film Le Juif Siïss aussi valent leur pesant de coups de pied au cul ! Tout ça me rappelle les frénésies anti-juives des vertueux petits gars de la J.E.C., avant guerre. Ils doivent bicher, aujourd'hui, les petites vipères !

J'ai vu quand ils ont déboulonné les statues. Toutes les statues de bronze de Paris, ils les ont enlevées, des Français ont fait ça, oui oui, pour en faire cadeau aux Allemands afin qu'ils les coulent en pointes d'obus. Le plus écœurant, c'est la campagne de préparation dans les journaux. Les plus grandes plumes te démontraient que nos statues étaient laides, qu'il fallait en débarrasser Paris pour que la France n'ait plus à rougir... Comme pour les juifs, quoi. Ils cherchent dans leur tête ce qui pourrait bien faire plaisir aux Allemands et ils le leur offrent avant qu'ils le demandent. J'ai entendu dans le métro un type qui disait qu'on faisait cadeau de nos belles statues aux Fridolins en échange de plusieurs dizaines de milliers de juifs qu'ils laissaient partir en douce pour l'Amérique. Le type ajoutait si c'est pas malheureux, des œuvres d'art uniques au monde, et en bronze, monsieur, vous savez ce que ça vaut, le bronze? Tout ça pour des feignants et des rapaces même pas français qui ont fait notre malheur ! Ah ! ils doivent bien rigoler, Rothschild et compagnie !

*

Les chantiers, j'aimais bien. Le maçon est un ouvrier à part, qui tient du paysan et du marin. Courbé sur la terre qu'il malmène à grands coups de pioche ou voltigeant dans les airs à la merci d'un nœud mal serré 18. Le travail est varié, à l'infini, tu te trouves sans cesse confronté à mille problèmes imprévus qu'il faut résoudre, et vite, et solidement. Le maçon est avant tout un bricoleur, un débrouillard. Savoir s'échafauder en fonction du boulot est déjà toute une science. Et aussi savoir économiser ses forces, harmoniser ses gestes, se programmer le travail dans le temps et dans l'espace... Les compagnons, tous des montagnards ritals durs à cuire comme la meulière, me menaient la vie dure, exigeants sur le travail, sans pitié, et en même temps pleins d'attentions bourrues, vraies mères poules à moustaches :

« Françva ! Varde on po' douve qu'tou mette el' pied ! Tout gu' l'a mica vista qué sta plançe-là il est en bachcoule? Qué si tou gu'mette el pied zouste là dessus, allora tou tombes zousqu'en bas et tou te vas touver ! Et après, qu'est-ce que ze vas dire à tou pare, mé? Ze vas dire coumme ça « Vidgeon, l'est l'vote Françva qu'il est toute morte, pourquva l'a mess' il pied sour una plançe qu'il était en bachcoule, et allora l's'est touvé, ecco! » Allora tou pare i va dire coumme ça : « Tounion 19, i va dire coumme ça, l'est tva, l'compagnon, loui, l'était on pour'goche qu'ai counnaichais rien, le rechponchable il est tva, ecco. » Ôh ! ze le sais qué dou mal i me le fara pas, ma l'avra tante çagrin, pour' homme, qué de le var ze me mettrai à plorer anche me. »

J'aimais les vannes classiques des maçons ritals. Si tu vois un copain en train de creuser un trou, tu dois lui dire :

« Euh, Micain20! Ma vard'on po' qué buse 21! Fa 'tenchion pas croser troppe lvoin, qué tu vas ressourtir cez i Chinvas ! »

Un Rital n'a jamais pu discerner une différence entre « l'équilibre » et « la calibre », ni entre une « chambre à air » et la « chambrière », ce bout de bois qu'on plante sous un camion à bras, à l'arrêt, « per fare qué i tient debout toute sol ». J'aimais les noms des outils. Chaque truelle a le sien : la briqueteuse, la lisseuse, la spatule, la langue-de-chat, les bertelées... Et aussi les pioches : le pic, la panne, le descentoir, le piémontoir... La langue du métier foisonne d'expressions qui me ravissent, dont je ne sais pas si elles viennent du dialetto ou du français de métier. Par exemple, on dit « soulager » pour « soulever » ou « lever » : « Françva, soulaze on po' sour ton côté, qué c'est pas de niveau ! » On dit d'une poutre qu'elle « fatigue ». On dit « le nu » d'un mur, qui est la surface véridique sur laquelle tu peux te fier. On dit « le fruit » du mur, quand il penche...

*

Quand papa ou moi travaillions sur un chantier « al diable ouverte », nous emportions la gamelle, que le garçon met à réchauffer en plein vent, sur un feu de chutes de bois. Garnir la gamelle était devenu le tourment des femmes de maçons.

Il était bien fini, le temps des beaux dimanches de la rue Sainte-Anne, le temps des gosses portant dans des torchons à carreaux rouges les plats odorants sortant du four « per fare ouna poulitesse oux vigins ». La rue Sainte-Anne dansait devant le buffet. Si on n'a jamais complètement crevé de faim, on le doit aux deux Dominiques, Cavanna et Taravella, les patrons, qui se démer- daient à trouver le fabricant de pâtes clandestin qui, à prix d'or, vendait des nouilles presque noires, moitié farine-moitié poussière, ou le plouc qui tirait de ses haricots secs le quadruple de ce que lui en donnait le marché régulier... J'étais déjà ravagé par la faim. J'achetais toutes les saletés sans ticket : les boîtes de conserves « pâté végétal », à peine ouvertes une épouvantable odeur de pulpe de betterave pourrie, tout rutabaga bouilli, sans un soupçon de gras. Le sucre de raisin, quand j'en trouvais, ça avait un goût très fort de cara-, mel brûlé et c'était très acide. Le dimanche, on allait aux escargots, on les mangeait en ragoût, bouillis avec du vin, puisqu'il n'y avait pas de beurre. J'avais trouvé un charcutier qui, une fois par semaine, vendait du boudin sans ticket, en grand mystère, un drôle de boudin sans bouts de gras dedans, qui sentait fort malgré les oignons dont il était bourré. J'ai su un jour que c'était du boudin de chien, il payait des mômes pour voler les chiens. J'ai connu un gars qui piégeait les chats dans une porte entrebâillée. Il imitait le cri d'une souris, le chat passait la tête, couic !

J'ai connu l'insolence de ceux qui peuvent se payer de la viande, du saucisson, du beurre, du sucre, et te bouffent ça à la gueule, tranquillement...

Pendant la drôle de guerre, en 39-40, le bâtiment languissait, papa avait trouvé du boulot à Colombes, grâce au père de Roger Pavarini. Il lui fallait traverser tout Paris en métro, changer deux fois, et puis prendre un autobus. Prendre le métro, ça a l'air tout simple, mais imaginez seulement que vous ne savez pas lire ! La première fois, Pavarini avait montré à papa, lui avait fait compter les stations (papa, du moins, savait compter sur ses doigts). Et bon, papa allait tout seul, bravement, dans toute cette foule, et ne se trompait pas. Jusqu'au soir où il prit le mauvais couloir. Il compta les stations suivit le couloir, et se retrouva perdu dans une banlieue épouvantable, en pleine nuit de guerre sans lumières... Il tourna en rond, n'osant demander, les gens n'auraient pas compris son parler. Il finit par demander asile aux flics, qui lui permirent de dormir sur un bat-flanc, en cellule. Le lendemain, il était à l'heure sur le chantier, sans avoir mangé. Maman avait passé une nuit terrible.

Ils ne doivent pas avoir beaucoup dormi, l'un et l'autre, depuis que je suis parti.


LE BRUIT GRAS D'UNE VILLE QUI CROULE

ON est huit. Des fois dix, des fois douze. Aujourd'hui, huit. Les quatre autres ont dû être envoyés dans un autre secteur, ça a dégringolé dur, cette nuit. Huit punis, huit têtes de lard. Huit « saboteurs ». La fine équipe.- Le Kommando des gravats.

Tous les matins, à cinq heures, nous devons nous rassembler devant la baraque du Lagerfuhrer, pour l'appel. Notre petit appel individuel pour nous tout seuls, vermine que nous sommes.

Le Lagerfùhrer fait la gueule. A cause de nous, il est obligé de se lever aux aurores. Il n'a pas beaucoup dormi. Trois alertes, dont deux sévères. Chaque fois que la sirène hurle, il doit faire le tour des baraques avec ses sbires et ses chiens, vérifier plumard par plumard qu'un salopard de feignant d'emmerdeur de Franzose de merde ne préfère pas rester à roupiller, quitte à risquer la mort par éparpillement de la tripaille mêlée à des fragments de bombe de quatre tonnes, plutôt que descendre dans la tranchée dérisoire mais réglementaire. L'autre nuit, Marcel Piat a failli se faire dévorer vivant, il s'était planqué dans le placard, le con, il avait pas pensé aux clebs.

Le Lagerfiihrer fait la gueule. Etre chef, ça entraîne des responsabilités. Cette grosse vache devrait pourtant bénir le Fûhrer et les petits copains bien placés .qui lui ont permis d'être là à se faire du lard sur nos rations au lieu d'en baver sur le front russe.

Les deux vieilles couennes qui nous escortent n'ont pas l'air frais non plus : joues grises, yeux bouffis. Ce sont des pépères trop vieux pour jouer à cache-cache avec les balles des mitrailleuses, ou trop esquintés, alors on les utilise à surveiller la racaille latino-slave. Ils portent des bouts d'uniformes dépareillés, râpés aux genoux et aux coudes mais rapiécés avec soin : veste vert-de-gris, futal kaki, ou l'inverse, casquette dé ski verte à longue visière en bec de canard et rabattants pour les tites noreilles frileuses. Sur le dos, un sac tyrolien qui pend, flasque. Il n'y a dedans que la boîte à casse-croûte, l'universelle boîte d'aluminium en forme de haricot où les tranches de pain s'encastrent au millimètre près. La ratzionnelle hallemande boîte pour le hallemand casse-croûte. Au retour, le sac sera moins flasque. Mais n'anticipons pas.

L'appel est vite fait.

« Loret?

— Présent.

Picamilh ?

Jawohl!

— Kawana ?

— Ouais. »

Il a fallu qu'ils germanisent mon nom. J'ai beau leur épeler, à tous les coups ils m'injectent d'autorité un K et un W, me sucrent un N. Loret, bon, ils prononcent ça « Lorett », ou bien, si c'est un gars tout fier de montrer qu'il a bien profité des leçons de français du lycée, « Lô-ré », l'air d'avaler une grenouille vivante, mais au moins ils respectent l'écriture. Ce « Cavanna » doit leur paraître d'un exotisme huileux, chargé de turpitudes basanées et de fourberies crépues. Ils tournent autour, le reniflent comme une crotte de chien. Une telle incongruité déshonorerait leurs impeccables bordereaux. Me voilà donc devenu Franz — prononcer Franntss — Kawana, c'est officiel, c'est ce qui est inscrit sur mon passeport, le superbe et complètement bidon passeport rouge vif qu'ils te collent d'office entre les pattes dès ton arrivée, sans te demander ton avis ni, d'ailleurs, la moindre pièce d'identité. Un lorgnon à cheval sur un museau de rat t'interroge : « Name?

Hein?

Pas parler allemand? Dolmetscher! » L'inévitable Belge

surgit.

« Il te demande ton nom, une fois, hein. Comment tu t'appelles, quoi.

Cavanna. » Grimace dégoûtée.

« Wie?

Répète un peu, une fois, s'il vous plaît.

Ca-van-na. »

Je fais sonner mes deux N comme s'il y en avait dix-huit. J'aime beaucoup mes deux N. Et je mets l'accent sur le deuxième A, à l'italienne. « CavAnnnna. »

Il répète après moi, tordant la gueule sous l'effort : « Gafânâ. »

Je lui écris le mot sur un bout de papier. Museau-de- rat s'illumine :

« Ach, so ! Jawohl ! » Il articule, tout faraud : « Gafânâ! » Il inscrit : Kawana.

Je dis « Nein ! » (Je sais dire « Nein ».) « Pas comme ça! » (Pour qu'il comprenne mieux, je prononce « Bas gomme za ».)

Il se tourne, interrogatif, vers le Belge. Le Belge traduit :

« Er sagt, es wird nicht so gèschrieben. » Museau-de-rat dit :

« Doch wird's ab heute so. Maindenant êdre gomme za, Meuzieur. Ici, Deutschland. Hallemagne. Diffitsile lire nom gomme za pour Hallemand. Chose diffitsile pour Hallemand, chose pas bon, meuzieur22. »

Oh ! après tout, si ça les amuse... Moi, en tout cas, ça m'amuse.

« Vorname?

Ton petit nom, hein ?

François.

Wie denn ? Vranntzoâ ? » ,

Il se tourne vers le Belge :

« Was soll das heissen ?

—Es heisst « Franz », auf Deutsch.

Ach so! Warum denn sagt er nicht « Franz »?

Il inscrit « Franz ».

« Geburtstag? Geburtsort? Verheiratet? Schnell, schnell !

Ta date et ton lieu de naissance, es-tu marié, dépêche-toi, une fois, hein. »

J'énonce tout ça, schnell, schnell, il inscrit, il applique le tampon, pas d'un coup de poing désinvolte et viril comme les flics de chez nous, non, il le pose bien d'équerre, il exerce sur le manche l'exacte et efficace pression que lui enseigna l'expérience, et puis il contemple, satisfait, le résultat : un bel aigle violet, ailes déployées, hiératique, stylisé à outrance, très moderne, très expo de 1937, avec entre les pattes la croix gammée sacramentelle. Il se recueille une seconde, prend son élan et griffonne d'un jet par le travers de ce chef-d'œuvre d'art appliqué un paraphe en forme de courbe de température de méningiteux à l'article de la mort.

Doucha s'amène, le bras tiré vers le bas par un grand broc à eau de fer émaillé brunâtre. C'est le café. Au moins dix litres. Ils sont pas regardants sur la quantité. Doucha roule sur les hanches et creuse les reins, ventre en avant. C'est à cause des Holzschuhe, ces épaisses semelles de bois avec juste un petit bout de chiffon sur les doigts de pied, qui t'obligent à traîner les talons sans les décoller du sol si tu ne veux pas envoyer ta bûche dans l'œil du copain. Ça donne une démarche spéciale, à la fois nonchalante, fatiguée, lourdasse et balancée, la démarche des camps. Ça fait un boucan de futaille vide. Doucha sourit jusqu'aux oreilles. Elles sourient tout le temps, elles sont comme ça. Du seuil de la cambuse, elle me crie, ravie, comme si j'étais le plus bel ornement du plus beau jour de sa vie :

« Dobroïé outro, Brraçva !

Dobroïé outro, Douchenka !

Nou, kak diéla?

Nitchévo, Doucha, nitchévo. Tébié, kak ? »

Elle a une grimace, un geste fataliste, un grand sourire.

« Kharacho, Brraçva ! Jivou. »

Ça va, je vis. On rigole tous les deux. C'est vrai que c'est formidable d'être vivant. Encore vivant. Et entier.

Elle pose le broc par terre, devant nous. Elle a dû se lever encore plus tôt que nous pour préparer le café. Le café... Plus clair que du thé très très léger. Je comprends d'ailleurs pas pourquoi ils le font si clair, puisque c'est de l'orge grillée. Pourraient au moins en mettre assez, de quoi lui donner cette belle couleur noir goudron d'un bon café, ça serait déjà ça. Le moral, ça compte. Ou peut-être que l'orge manque aussi ? En tout cas, il est chaud, le topf en fer émaillé brun me brûle les lèvres,.ça me réveille la tuyauterie.

Naturellement, sans sucre. Belle lurette que j'ai effacé ma ration de la semaine. En fait, je l'avale d'un seul coup, en la touchant, devant la grosse Chleuhe à insigne du Parti qui préside à la distribution. De rage que ce soit si peu : deux cuillerées à soupe de sucre en poudre dans un cornet de papier découpé dans le Völkischer. Il y en a qui essaient de faire durer ça toute la semaine. Et qui finissent, le troisième jour, avec un sanglot de désespoir, par se jeter le maigre reste au fond du gosier pour du moins en sentir une fois le goût. Il y en a qui tiennent la semaine. Mesurent leur demi-cuillerée à café de la journée au milligramme près, et puis dégustent leur lavasse très hypothétiquement sucrée avec les airs supérieurs et la bonne conscience fessue d'un qui sait dompter la bête. Ces mecs-là, tu leur réduis du jour au lendemain la ration de moitié, ils diminuent la pincée quotidienne de moitié, c'est tout simple. Bonnes petites fourmis bien prévoyantes, ça, madame. Ça survivra, ça, madame. Ça fera du petit épargnant, plus tard. Il en faut.

Naturellement, rien à bouffer. Ma brique et demie de pain noir de la semaine, elle a fait deux jours. En me retenant surhumain. C'est plus fort que moi, j'ai faim, j'ai faim, je rôde comme un loup dévorant, les guibolles me flageolent dessous, et ce bricheton sur la planche... Je me coupe une petite tranche toute mince toute mince, rien qu'une. Et puis bien sûr une autre. Et puis une autre. Et puis, merde, j'attrape le quignon, je plonge dedans, je me remplis la gueule de pâte grise acide à moitié cuite pleine de flotte pour que ça fasse plus lourd, je m'en bourre les joues, je mâche à pleines mâchoires, je salive un jus épais ça gicle ça me coule, je retourne le pâton dans ma bouche comme avec une fourche, han, je mâche, je mâche, j'avale, volupté. En deux bouchées, a pus. Et merde. Après ça, toute la semaine à regarder les autres, les prévoyants bien organisés, grignoter leurs tartines feuilles à cigarettes. Je leur demande rien. D'ailleurs, ils m'enverraient chier. C'est quand même pas juste qu'une carcasse comme voilà moi, un mètre quatre-vingt-deux, tout en os et en mâchoires, avec des appétits d'ogre et des instincts frénétiques, touche les mêmes rations que ces petites natures qui se tapent, vu leur mignardise, des boulots pépè- res, et même parfois assis, tandis que je me coltine un turbin de cheval de labour.

Le Lagerführer jaillit de sa baraque.

« Los, Mensch! »

Nos deux guignols pressent le mouvement.

« Komma her, dou Filou ! Vorwärts... Marsch ! »

On y va. Sur le large trottoir de la Köpenicker Landstrasse, on fait une jolie troupe. Des éventails en marche. Deux ans qu'on traîne les mêmes fringues, qu'on remue les gravats avec, qu'on les garde l'hiver pour dormir, qu'on se les roule en boule l'été comme oreiller. Il ne manque pas un bouton à mon pardessus, mais il n'y en a pas deux de la même couleur. A chaque nouveau bouton, les Russes rigolent et applaudissent. C'est Maria qui me les donne, je sais pas où elle les fauche, les copines me félicitent, ce sont des cadeaux, des gages d'amour. Les Russes raffolent des petits cadeaux. Je ne suis pas en loques, mais je suis tout en pièces et en reprises. Coudre, ça me déplaît pas, il faudrait seulement avoir des pièces du même tissu, ça ferait plus chic. J'ai aux pieds des godasses de l'armée italienne échangées à un prisonnier contre je ne sais plus combien de rations de cigarettes, des godasses superbes, les Ritals n'ont que ça de bien, pour le reste leurs uniformes c'est encore plus camelote que ceux des Chleuhs.

Mon vieux lardosse parisien est serré à la taille par une ficelle, afin que le vent de la Baltique qui me remonte le long des cuisses ne me morde pas trop le ventre. Dans la ficelle est passée l'anse du topf, la tasse de fer émaillé, contenance un demi-litre, qu'il faut toujours avoir sur soi, on sait jamais, ça serait trop con de louper une aubaine de soupe ou un coup de café brûlant par défaut de récipient. Pour la même raison, ma cuillère dort au fond de ma poche, prête à jaillir. Ne jamais se séparer de sa cuillère.

Ce qu'on fout là ? Eh bien, comme je disais, on est une espèce de Kommando. Le Kommando des gravats.

Depuis que les Anglais ont décidé de venir en masse lâcher leurs bombes sur Berlin à peu près chaque nuit quand c'est pas trois fois dans la nuit, c'est-à-dire depuis l'été 43, la municipalité de Berlin, ou le gouvernement, ou l'Armée, ou le Parti, ou je ne sais qui et de toute façon qui que ce soit au bout du compte c'est toujours le Parti puisqu'ils sont tous du Parti ou rendent tous compte au Parti, depuis donc que les Anglais ont commencé à démolir méthodiquement Berlin, il a été décidé que chaque entreprise importante fournirait quelques travailleurs forcés, choisis parmi les moins indispensables et les moins bien notés, pour aller chaque matin piocher les décombres de la nuit et, éventuellement, aider les ensevelis pas tout à fait morts à s'en extraire, ou dégager les cadavres, ou aider les survivants à récupérer quelque objet précieux.

En ce qui me concerne, c'est tombé juste au bon moment. Ça m'a sauvé la mise, et peut-être la peau. Je dis pas pour autant « Merci, les Angliches! » Quand je vois ce qu'ils font, j'ai envie de tuer, de les tuer, tous, Anglais, Allemands, Français, Russes, Amerloques, tous ces sales cons, ces tristes pauvres sales cons qui n'ont rien su foutre qu'en arriver là. En arriver là où tu n'as plus à te poser de question, où il faut tuer ou être tué, tuer et être tué, tuer en masse, être un héros et un assassin ou crever et se faire en plus cracher à la gueule. Sales cons qui faites les guerres, qui, prétendez- vous, les subissez, mais qui passez votre vie à les préparer, qui osez envisager la guerre comme solution possible de l'équation ! Qui entretenez des armées formidables, formez des officiers dans des écoles de guerre — Des écoles de guerre ! Tu te rends compte ? —, qui inventez des armes nouvelles et en calculez minutieusement l'effet « optimal », qui trouvez de bonnes et saintes raisons pour justifier votre guerre — Y a-t-il jamais eu une seule guerre qui ne fût pas une guerre juste, et des deux côtés? —, qui proclamez, une fois la guerre là, que peu importe si vous vous y êtes laissés embarqués par mégalomanie, par cupidité, par machiavélisme politique, ou parce que ça vous démangeait de faire fonctionner votre belle armée moderne, votre belle machine à tuer bien astiquée, ou tout simplement par connerie, parce que l'autre a su vous manipuler, peu importe, l'heure n'est plus aux analyses ni aux recherches de responsabilités, devant la Patrie en danger c'est l'union sacrée, l'ennemi est là, haut les cœurs, tue, citoyen, tue, tue! Tristes salauds qui parlez d'honneur, de sacrifice suprême, d'implacabilité nécessaire... Venez voir Berlin !

J'ai vu crouler Berlin, nuit après nuit, nuit après nuit. Jour après jour quand les Américains s'y sont mis. Trois mille forteresses volantes dans le grand soleil de midi, lâchant d'un seul coup leurs bombes, toutes leurs bombes, toutes ensemble, au commandement. Un « bombardement-tapis », ça s'appelle. Venez écouter un bombardement-tapis, une seule fois, d'EN DESSOUS, et puis nous parlerons des connards qui vous expliquent qu'il faut se battre, hélas hélas, c'est bien triste mais on n'a pas le choix, alors que ces mêmes fumiers, ou leurs cousins, ont laissé tranquillement grossir la bête, l'ont écoutée proclamer ses desseins, l'ont laissée violer les traités sacro-saints, l'ont regardée préparer la grande boucherie, l'y ont aidée, l'y ont poussée... Et merde, où je m'en vais? Combien avant moi ont vomi la guerre parce qu'ils l'avaient eue sur la gueule, combien de Barbusse, combien de Rilke?... Et qu'est-ce que ça a changé? Les hommes sont comme ça, la guerre n'est pas la monstruosité qu'on prétend et qui ne révolte que les sensiblards dans mon genre. La guerre est le produit normal, fatal, de toute réunion d'hommes. Passe ta crise, mon grand, gueule un bon coup, et puis planque- toi. Sauve ta peau. Sauve ceux que tu aimes. N'en aime pas trop, t'aurais pas les bras assez grands. Ne perds pas ton temps et tes étonnements à découvrir que les hommes sont des sacs de contradictions, qu'ils croient détester tuer mais qu'ils adorent tuer, qu'ils ont peur mais adorent dominer leur peur, ils sont même très liers de ça, ils appellent ça le courage... T'occupe pas, vieux, ferme ta gueule, ils te traiteraient de « lâche », c'est leur pire injure, leur seul vrai vice infamant, les pauvres cons, alors que le seul vrai vice, non pas infamant, la honte connais pas, mais dangereux, mais mortel, et justement on ên crève, c'est la connerie, je m'en fous d'être un lâche, et même je trouve ça plutôt utile, mais celui qui te dit « Lâche! », en général, c'est pour te faire comprendre qu'il te veut du mal, et moi j'aime pas qu'on m'aime pas, alors aussi sec mon poing dans la gueule. Ben, oui. Si tu supportes pas l'horreur, petit gars, ferme les yeux, bouche-toi les oreilles, eux ils la supportent, l'horreur, ils s'habituent très bien, ils naviguent dedans très à l'aise. Ils ont une chose qu'ils appellent « conscience », qui leur dit quand l'horreur est juste et bonne. T'occupe pas. Fais semblant. Ferme ta gueule. Ouais... Facile à dire.

J'ai vu crouler Berlin, jour après jour, jour après jour. Ils ont fait ça. Ils ont pu le faire. Je ne m'en remettrai jamais. La guerre sera toujours en moi, toujours, tant que je vivrai.

Ils ont pu faire ça. Ils l'ont fait en riant, j'en suis sûr, en chantant, en se donnant de grandes tapes dans le dos pour avoir si bien visé, en débouchant le Champagne des grandes occasions... Des hommes ont pu faire ça. J'ai vu crouler Berlin, j'ai pas vu Londres, les journaux d'ici se vantent de l'avoir écrasé. J'ai pas vu Kharkov, j'ai pas vu Stalingrad, j'ai pas vu Dunkerque, j'ai pas vu Pearl-Harbour, j'ai pas vu Dresde, ni Hambourg, ni Dortmund, ni Varsovie, je les ai pas vues mais je les ai toutes vues. J'ai vu Berlin.

La guerre, les Chleuhs l'ont dans le cul, on le sait, et eux aussi le savent. Les Russes sont sur l'Oder, les Ricains sont en France et en Italie, tout fout le camp, c'est la fin. Alors, pourquoi les bombes sur les villes ? Ça n'écourte pas les guerres d'un seul jour, pas d'une heure. Pour terroriser le populo? Oui, c'est vrai, ïl est terrorisé. Et alors ? Quel populo ? Des femmes, des gosses, des vieux, des esclaves déportés. C'est pas ceux-là qui décident de la guerre. Ils ne peuvent rien, que répandre leurs tripes, brûler vivants, crever de faim, avoir peur, avoir peur, et fermer leur gueule. J'ai vu une femme, pas jeune, pleurer devant le tas de briques qui avait été sa maison, on venait de sortir de là-dessous les morceaux de son mari. Elle sanglotait, pas moyen de se retenir. Ne voulait pas s'en aller de là. Sanglotait, c'est tout. Se tordait les mains. Pleurer en public est défendu. Indigne du peuple allemand. Défaitisme. Le défaitisme est puni de mort. Partout des affiches le rappellent. D'autres exaltent l'admirable fermeté des Berlinois dans l'épreuve. C'est la première chose qu'ils font, coller ces affiches sur les ruines fumantes. A peine l'alerte finie, les Hitlerjugend aux cuisses musclées accourent avec leurs pinceaux, leurs pots de colle, leurs culottes courtes et leurs chaussettes blanches... Deux gros mecs en uniforme moutarde avec brassard rouge à croix gammée ont pris la femme chacun par un bras, lui ont parlé, avec patience, ils comprenaient très bien, ils lui ont dit nous comprenons très bien votre douleur, c'est atroce, salauds d'Anglais, mais il est mort pour l'Allemagne, pour le Fùhrer, il sera vengé, songez à tous ces beaux jeunes gars qui tombent au front, gningnin- gnin, ils débitaient leurs conneries de merde, mais elle s'en foutait bien, de l'Allemagne, du Fùhrer, du peuple allemand, de l'honneur et de la dignité, et de perdre la face devant des cochons d'étrangers. Plus rien n'existait, elle n'offrait plus prise, elle avait perdu son vieux, la bombe n'avait pas voulu d'elle, elle n'était plus qu'horreur et incrédulité. Et moi je la regardais, je devrais être blindé, l'horreur je patauge dedans à longueur de journée, je la regardais et j'avais envie de chialer avec elle, de hurler à la mort, cette vieille c'était ma mère, c'était maman devant son fils éventré, mon blindage était tombé, une bonne femme qui pleure qu'est-ce que c'est dans le bordel d'épouvante où je traîne mes pieds depuis si longtemps, ben oui, tu sais jamais quand ça va te cueillir, tout à coup j'en pouvais plus, viens me parler de Boches ou de pas Boches après ça... Les deux gros cons à croix gammée en ont eu marre, ils se sont mis à lui parler sévèrement, puis à l'engueuler, à la secouer, à lui faire honte, mais elle, tu parles, de plus en plus indigne, alors ils lui ont foutu des gifles et puis ils l'ont embarquée. Les Allemands alentour baissaient le nez, filaient comme des rats. Nous aussi.

*

Le métro est tout près du camp. La station s'appelle Baumschulenweg, c'est le nom du quartier. C'est pas vraiment le métro, c'est le S-Bahn, un métro quand même, mais qui se balade en l'air. Il existe un autre réseau, un vrai, celui-là, souterrain, le U-Bahn. Le S-Bahn va loin dans la campagne, comme un train de banlieue, mais dans le centre de la ville ses lignes sont aussi serrées que celles du U, avec lesquelles elles se croisent et s'entremêlent, mais sans se mélanger, sans qu'on puisse passer d'un réseau à l'autre. Ça fait assez bordélique, mais eux ont l'air de s'y retrouver.

Baumschulenweg est coincé aux confins de Berlin, au diable Vauvert, vers le Sud-Est, au-delà de Neukölln, le faubourg ouvrier — qui fut le « faubourg rouge », m'a appris Rudolf, un Chleuh de l'usine, réformé, campagne de Russie, la trentaine, beau comme sont beaux les Allemands quand ils se mettent à être beaux, dans le genre gueule ravinée, mèche onduleuse sur l'œil bleu pâle, deux rides profondes, irrésistibles, filant des ailes du nez aux commissures, qui crache ses poumons, n'en est pas spécialement reconnaissant au Führer, n'a plus grand-chose à perdre et me parle désabusé, âux chiot- tes, en grillant un clope, « Ach, Scheisse! », l'œil aux aguets, quand même — au-delà de Neukölln, tout près de Treptow où s'étendent les considérables établissements industriels de la firme Graetz A.G., mon employeur, mon maître, responsable de moi devant le Führer du peuple allemand, et qui a pratiquement sur moi droit de vie et de mort sans même avoir à se salir les mains : un coup de fil à la Gestapo suffit, et la Gestapo n'est pas loin, elle est dans l'usine même.

Baumschulenweg : une banlieue à pauvres, à pauvres décents. Des petites usines, des ateliers, des garages, des terrains vagues, de la tôle rouillée, du mâchefer, des blocs d'immeubles modernes tristouilles trapus casernes alignés tous pareils le long de la Köpenicker Landstrasse, tous avec un petit espace vert devant, sans barrière pour séparer du trottoir. Berlin est tout en sable, les petits espaces verts aussi, il y pousse des petits sapins tout noirs, des petits bouleaux tout blancs, des petites verdures rampantes à fleufleurs et à boules rouges. Le sable est criblé de trous de lapins, la nuit ils gambadent au clair de lune, tu parles d'une ville! Les Allemands aiment beaucoup leurs petits lapins, et aussi les petits oiseaux, ils clouent dans les arbres des nids en forme de petites maisons. Les piafs chleuhs ne savent- ils donc pas contraire leurs nids eux-mêmes ?

Le camp est coincé là, entre la chaussée et le talus du S-Bahn qui court parallèlement à la Köpenicker Landstrasse (ça veut dire « route nationale vers Köpenick », ou quelque chose comme ça). Juste à côté, il y a un terrain de sport où leg Hitlerjugend viennent s'entraîner le dimanche matin, avec tambours, clairons et longues trompettes d'où pendent jusqu'à terre des bannières de Moyen Age à franges dorées. Rouges, les bannières, avec, cela va de soi, le disque blanc et la croix noire qui fait la grimace. Ils s'entraînent au fusil, au revolver, à la baïonnette, à la grenade, au parcours du combattant, c'est ça leurs sports.

*

En ce temps-là, Berlin s'était couvert de baraques en bois...

Dans les moindres interstices de la ville colossale se faufilent des alignements de parallélépipèdes de sapin jaune coiffés de papier bitumé. Le Gross Berlin, c'est-à- dire Berlin et sa banlieue, forme un seul camp, un camp énorme, émietté parmi les bâtiments, les monuments, les bureaux, les gares, les usines.

Pour un Parisien, Berlin est une ville éparpillée, bâtarde, à peine une ville. Elle englobe dans son énorme superficie des bois, des lacs, des prés, même des champs cultivés, coincés entre les pâtés d'immeubles. Et même dans la partie très urbanisée, dans le Berlin monumental, d'immenses espaces vides vous déroutent tout à coup. Tout vise au grandiose, au grandiose volontiers lourdingue, mais c'est justement l'effet recherché. Ecrasant, voilà. On dirait une ville conçue sur plan, décidée une fois pour toutes, un caprice de Pharaon mégalo et urbaniste, et puis bâtie, au long des siècles, quartier après quartier, sans dévier du plan initial. Avalant les bourgades de la périphérie et les digérant tranquillement, les incorporant à l'ensemble comme si elles y avaient été prévues de tout temps. Cela donne une ville à la texture lâche, coupée d'avenues gigantesques, trouée de places sans limites que balaient les vents aigres de la Baltique ou que raclent jusqu'à l'os les tempêtes glacées surgies des steppes. Une ville, en somme, conforme aux préceptes des hygiénistes moralistes du xixe siècle et .des adeptes moustachus de la gymnastique suédoise, ces obsédés de la santé par le grand air et de la pureté par le contact avec la verte nature. L'austère et vertueux docteur Kneipp était allemand. Ou suisse-allemand, peut-être.

L'épanouissement fessu de ce qu'on appelle ailleurs l'art victorien, ici l'art wilhelminien, que j'appelle, moi, l'art dondon, a coïncidé avec l'ère triomphale de l'Allemagne de Bismarck, et ça se voit. Ici, il a trouvé de l'espace pour gonfler ses hanches, ses croupes et ses mamelles. De la volute, de la cariatide, de la colonne cannelée, du chapiteau corinthien plein ton tablier... Toute cette luxuriance dimensionnée dans le gigantesque, cela va sans dire.

Les rues larges comme des Atlantiques se coupent à angle droit, les trottoirs se prolongent dans le no man's land des petites jungles bien léchées qui maintiennent les murs habités hors de portée du souffle toujours douteux des passants. Ça ne se resserre un peu qu'autour d'Alexander-Platz — le vieux Berlin —, quartier des putes et du marché noir, où serpentent quelques ruelles presque tortueuses, et aussi à Neukölln aux désespérantes casernes ouvrières de brique blême. A Neukölln, j'ai même vu du linge sécher aux fenêtres.

*

Du haut d'un wagon du S-Bahn, tu survoles camp après camp. Vus de là-haut, ils sont tous pareils, sinistrement pareils. Baraques légères, démontables, fabriquées en série, groupées par « blocks », allées de mâchefer, hautes palissades de planches couronnées de barbelés tout autour, deux baraques peintes en blanc encadrant la barrière d'entrée : celle du Lagerfuhrer, le chef de camp, et celle de l'infirmerie. Parfois, l'entrée de tel ou tel camp se fleurit soudain d'une rondelle de tulipes, de pensées ou de géraniums. Ça veut dire que la Croix- Rouge y est attendue. La Croix-Rouge suisse, la Croix- Rouge internationale, d'autres Croix-Rouges pleines de zèle envoient de loin en loin des missions dans les camps pour voir si les prisonniers de guerre, les déportés ou les S.T.O. sont traités humainement, il paraît qu'il y a des règlements internationaux, des lois de la guerre, Genève, La Haye, tout ça. Quand on voit les Russes de corvée à l'entretien du camp repiquer en rond, du plant de petites fleurs aux abords de l'entrée, on se marre : « Oh ! Natacha, la Croix-Rouge va venir? » Natacha se marre aussi.

Vus de là-haut, à vitesse de métro, tous les camps se ressemblent. De près, il y a des nuances, quoique les Berlinois qui longent les palissades ne remarquent guère de différence, et d'ailleurs s'en tamponnent. La kerre gross malhèr, mais à la kerre gomme à la kerre, n'est-ce pas. Les voyous blêmes ou les Kolkhosiens épais entassés là-dedans les dégoûtent et leur font un peu peur, il y en

Les esclaves étaient les fruits grisants de la victoire, comme l'étaient les éventaires croulants de vins français, de vodkas aux aromates, de camembert, de beurre, de truffes, de caviar, de volailles, de saumon de la Volga, de charcuteries exotiques, de nougat, de fruits confits, de harengs marinés dans toutes les variétés de la marinade, de cuissots de chamois des Pyrénées, de filets d'aurochs de Pologne, de confits d'oie des Landes, de pattes d'ours des Carpathes confites dans leur fourrure, de tripes à la mode de Caen, de langues de rossignols assaisonnées aux pétales de roses de la mer Noire, de boudin de mouches vertes de Cracovie, de bottes de pattes de cigognes de Poldévie (ça se mange comme les asperges), de sauterelles salées, de Cyrénaï- que pour l'apéritif, de nouilles Lustucru aux œufs frais, de cornichons sauteurs de Biélorussie, de limaces rouges au miel de la Basse-Estonie, de tourtes aux queues de castors de Crimée, de cacao Van Houten, de marrons glacés, de bêtises de Cambrai, de pastilles Vichy-Efat, de cognac, de calvados, de genièvre, de lambic, de slivovitz, d'ouzo, de chartreuses multicolores et d'une prodigieuse variété de liqueurs poisseuses, les Allemands aiment les tabacs doux et les alcools sucrés, de Numéro Cinq, de rouge Baiser, de savonnettes Palmolive, de lingeries qui rendent fou (französische koschonnerie), de poupées russes emboîteuses pour tester le Q.I. du gosse, de fourrures, de cuirs, de soieries, de porcelaines, de tapis, de pendulettes avec les bras de Mickey qui font les aiguilles, de cigares qui explosent, de poil à gratter, de cartes postales polissonnes, d'ouvre-boîtes magiques qui affûtent aussi les couteaux et écrivent les noms à la crème rose sur les gâteaux d'anniversaire...-Tout ça à des prix fantastiques de bon marché. Nul pillage ici : l'Allemagne achetait et payait. En marks. Le Fuhrer avait décidé que le Reichsmark valait vingt francs français. Avant juin quarante, sur le marché des changes, il valait deux ou trois francs. Pourquoi, dans ces conditions, s'abaisser à être malhonnête ?

Ainsi, la victoire n'était pas une abstraction. Tout le monde en profitait. Le Fuhrer annexait les empires, le Feldmarshall Goering se goinfrait les Rembrandt, le peuple élu faisait la queue au Kolonialwaren (l'épicerie) ou au Delikatessen (la charcuterie) pour toucher sa juste part du butin légitime et glorieusement gagné.

Les tout premiers contingents de viande de vaincu sur pied avaient été composés exclusivement de prisonniers de guerre. D'abord les Polonais, avalés en moins de rien, puis, après juin quarante, d'un seul coup, en masse, les Français, le formidable cheptel français, deux millions de captifs, la quasi-totalité des armées de la République. Aussi les Belges, les Hollandais, les Danois…

Quelques stalags (camps de prisonniers de guerre) furent bricolés à la hâte autour de Berlin. On y puisait de la main-d'œuvre pour tout ce qui ne touchait pas directement à la production de guerre. Les Kommandos d'éboueurs, de balayeurs, de creuseurs d'abris, de débardeurs de wagons, de manœuvres de toute sorte, parcouraient, sous escorte, les rues de Berlin, et ce devait être effectivement un spectacle bien réchauffant pour les cœurs allemands que ces troupeaux de guerriers déchus, aux uniformes à la godille, traînant les pieds, entortillés de cache-nez et de passe-montagne, la musette leur battant le flanc, le gigantesque barbouillage K.G. leur zébrant le dos d'infamie. Les petits enfants jouaient à les tuer : ratatatata. Les deux longues cornes rai des du bonnet de police français excitaient les ricanements des galopins. Plus tard, il y eut les convois de prisonniers soviétiques, mais ceux-là, on ne les montrait pas. J'en ai vu une fois. C'était dans une gare de marchandises, je me rappelle plus laquelle, le Kommando des gravats était de corvée pour décharger de la brique, tout à coup un pote me dit :

« Mate! C'est qui, ceux-là? »

Je regarde. Un paquet de mecs immenses, formés impeccable au carré, qui marchaient au pas, un pas lent, lourd, nonchalant, irrésistible. Droits, le regard figé loin devant. Des statues en marche, des robots de pierre. Harnachés de loques invraisemblables, des lambeaux d'uniformes d'une drôle de couleur, on n'aurait pas su dire si c'était du mauve, ou du gris, ou du beige, enfin une couleur bizarre, où il y avait un peu de tout ça, une couleur triste et douce. Un calot minuscule, un peu style calot chleuh, avec une fente au milieu, mais beaucoup plus petit, collé sur le côté du crâne tondu à zéro comme une limace sur un melon. Lés gars de l'escorte, des gueules de peaux de vaches, mitraillette en pogne, leur hurlaient dessus sans arrêt. Ils nous firent signe de nous écarter du chemin, lôss, lôss, nous enfoncèrent la mitraillette dans le bide parce que nous n'obéissions pas assez vite.

Un gars dit :

« Merde, les mecs ! Des Soviétiques ! »

Il a pas dit des « Russes », il a dit « des Soviétiques ». Ça lui est venu tout seul. Pourtant, jamais on n'emploie ce mot-là. On dit « les Russkoffs », les « Popoffs », « les Russkis ». Les Chleuhs disent « les Ivan ». Mais là, c'était bien le mot qu'il fallait, il a senti ça d'instinct. Je les verrai toujours, dans leurs longues capotes beige-mauve, massifs, muets, soudés d'un bloc. Inaccessibles. Etaient-ils vraiment comme ça? Moi, en tout cas, c'est comme ça que je les revois, que je les ai reçus en pleine figure, dans cette immensité ferroviaire, sous ce ciel bas où traînaient des nuages lourds.

Les derniers venus furent les prisonniers ritals, après le revirement de Badoglio, à l'automne 43. Ceux-là en bavèrent plus que n'importe qui, plus même que les Russes, du moins pendant les premiers mois. La haine viscérale du Germain pour tout ce qui est noiraud, volubile, et donc, ça va de soi, vantard, fourbe et lâche, se trouvait confirmée. Le Führer les avait forcés à aimer les Italiens, bon, ils avaient essayé, le Führer sait ce qu'il fait, le Führer a toujours raison, puisqu'il est le Führer. Le Führer maintenant vomissait les gratteurs de mandolines, hurlait qu'il les avait toujours tenus en suspicion, ces spécialistes du coup de poignard dans le dos, les vouait à l'exécration du fier peuple, allemand qui d'ailleurs n'en gagnerait que plus facilement la guerre, débarrassé d'un allié à qui il fallait sans cesse aller donner un coup de main si on ne voulait pas le voir prendre la piquette chaque fois qu'il se frottait à des Albanais, des Grecs, des Yougoslaves et autres peuplades...

Et puis, la guerre s'éternisant et s'étendant peu à peu à la planète entière, les besoins en main-d'œuvre devinrent fantastiques. On racla les terres conquises. A l'Ouest, on y mit quelques façons, on affecta un semblant de collaboration auquel se prêtèrent avec une servilité empressée lés fantoches de Vichy et d'ailleurs. Il y eut d'abord l'appel au volontariat « pour la relève des pauv' prisonniers », puis, devant le peu de rendement, carrément le S.T.O., déportation massive avec acquiescement actif du pouvoir-croupion local, ce qui permettait d'affubler la chose de formes vaguement légales. Les fiers seigneurs de la guerre, tout en proclamant du haut de leurs terribles casquettes que ce serait la victoire ou la mort, se ménageaient à tout hasard une sortie honorable du côté anglo-ricain, et donc préservaient grosso modo les apparences.

A l'Est, c'était plus simple. Plus direct. On raflait tout. Pas de gouvernement indigène bidon à ménager pour la frime. Terré de conquête, viande à chagrin. A coups de botte dans le cul. Après les premiers revers et le grand reflux de la Wehrmacht, on vit arriver à Berlin d'interminables convois où le moujik s'entassait par provinces entières. Ne rien laisser derrière soi. La terre brûlée. Nécessité militaire, je veux bien, mais ce qu'ils peuvent aimer ça, les militaires ! Les Allemands ont un mot pour ça : la Schadenfreude, la joie de détruire. Une armée en déroute peut toujours se donner cette ultime joie-là. L'Armée Rouge l'avait déjà fait, deux ans plus tôt. Boulot bâclé, faut croire, puisque la Wehrmacht trouve encore de quoi saccager. Elle brûle les maisons, abat les bêtes, scie les arbres fruitiers, déporte les croquants qui peuvent encore servir. Méthodiquement. Ça s'enseigne dans les écoles de guerre. L'aspirant Machin passe au tableau et énumère devant ses camarades tout ce qu'il importe de détruire absolument. Ne pas oublier d'empoisonner les puits, c'est dans le manuel. Si l'on manque de mort-aux-rats, y balancer des cadavres. Y faire chier des typhiques...

J'ai vu arriver en plein hiver les wagons-plates-formes qui promenaient depuis des semaines, de voie de garage en voie secondaire, leur cargaison d'Ukrainiens ou de Biélorusses serrés en tas pour ne pas geler vivants, attachés les uns aux autres par des chiffons pour ne pas tomber sur la voie en s'endormant. C'étaient surtout des femmes, de tous âges, mais jamais de très vieilles. Qu'en avaient-ils fait, des grand-mères? Et des grands- pères? Pas de vieux hommes non plus, sur les plates- formes. Des enfants, par contre, même des tout petits. Tout ça vert de froid, affamé, ahuri de coups et de gueulements, ne sachant où ils allaient, peut-être à l'abattoir, houspillés, lôss, lôss, à coups de crosse dans les côtes, allons, en bas, runtersteigen ! Les morts, vous les laissez sur place, on s'en occupera, los, los, schneller, schneller, Mensch ! Je regardais ça de loin, interdit d'approcher, barbelés et mitraillettes, on les emmenait, à pied, vers quelque lointain camp de banlieue, pas de camions, pas d'essence, tout pour le front, la viande de pauvres est la seule matière première que le Reich possède encore en abondance.

Parfois, une rame entière du S-Bahn est réquisitionnée pour transporter un arrivage, mais alors on interdit l'accès de la station aux civils. Des plaques « Sonderfahrt », « convoi spécial », sont accrochées aux flancs des wagons.

Les Belges nous expliquent que Russes et Ukrainiens sont là de leur plein gré, ils préfèrent la captivité au bolchevisme, n'est-ce pas, ils fuient devant l'Armée Rouge parce que le communisme, eux, crois-moi, ils savent ce que c'est, une fois, hein, alors ils ont compris, permets-moi de te dire, et la vie qu'ils ont ici, avec les coups de pied dans le cul et tout, eh bien, c'est le paradis à côté de là-bas, hein, et alors bien-sûr ils ont choisi le côté où il y a de la margarine sur la tartine !

Les Belges, on a eu vite saisi qu'il y en a deux sortes : les Wallons et les Flamands. Les interprètes, les « Dolmetscher », ce sont toujours des Flamands. Parce que leur langue maternelle est proche de.l'allemand, et que d'ailleurs la plupart ont appris l'allemand, ne serait-ce que pour faire chier leur roi qui les oblige à apprendre le français à l'école. Ça fait qu'ils parlent les deux. Surtout dans les débuts, ils avaient tendance à se sentir assez d'accord avec la théorie du grand Aryen blond supérieur... Enfin, bon, à tort ou à raison, on fait gaffe à ne pas discuter politique devant eux, ni à râler trop fprt contre les autorités de l'usine ou du camp. Ce qu'il y a de curieux, c'est que les Hollandais, par contre, ces grands tas de muscles blonds et roses, sont considérés par nous comme tout à fait francs du collier.


PLÜNDERER WERDEN ABGESCHOSSEN!23

LE S-Bahn nous bringuebale à toute ferraille à travers Berlin, à hauteur de deuxième étage, de quartier en quartier, de décombres en décombres. On est serrés. C'est bourré de babas, blêmes à cause de la nuit saccagée et pourtant jacassantes. Les babas sont les bonnes femmes russes. C'est pas une méchanceté, c'est le vrai mot russe. La baba : une boule sur une boule. La plus petite boule, la tête ronde entortillée dans le grand châle blanc, juste le nez qui dépasse, rond aussi, le nez, et tout court, rond et court comme une petite patate, c'est le nez ukrainien, le châle pour finir fait deux ou trois fois le tour du cou, serré serré, et se noue devant. Le reste de la baba, la plus grosse boule, un capitonnage de kapok ou de je ne sais quelle espèce de bourre piquée machine entre deux épaisseurs, ça fait un édredon avec des manches, c'est chaud, terrible, bien plus chaud que tous nos chandails, mais ça t'épaissit citrouille à pattes, les babas marchent les bras écartés du corps. Ce qu'on peut voir des jambes est matelassé d'épaisseurs de journal enveloppées de chiffons et saucissonnées de ficelle. Aux pieds, des galoches de camp, en toile, à pataudes semelles de bois. Il n'y a pas plus attentif à se protéger du froid que les Russes.

Perdus là-dedans, quelques vieux Chleuhs amplement perclus, arrachés à leur retraite pour aller au fin fond des banlieues usinières houspiller la racaille étrangère et prendre des bombes sur la gueule, douze heures par jour, si c'est pas triste après une vie de labeur, une guerre de Quatorze perdue et deux ou trois fils au front, ach Scheisse !

Plus on avance vers l'Ouest, plus le désastre vous prend aux tripes. Jannowitzbrucke, Alexander-Platz — le vieil Alex des putes, des déserteurs, des évadés français devenus voleurs et maquereaux, et même tauliers, régnant sur la pègre berlinoise émasculée par la guerre —, Bôrse... Ici commencent les beaux quartiers. Et l'épouvante. Friedrichstrasse, Belleviie, Tiergarten, Zoologischer Garten, le trognon de ce qui fut la Gedâchtnis- kirsche, l'église rose, dressé comme un chicot pourri à l'angle de ce qui fut le Kurfurstendamm. Charlottenburg... Soudain, un flot de lumière. Tu es en plein ciel. Plus de murs, plus de rues, plus de ville. Le vide. Devant toi, jusqu'à l'horizon, une étendue blanche qui renvoie crûment le soleil. La neige vue du téléférique. Mais une neige tourmentée, trouée, bosselée, hérissée de poutres, de coins d'armoires enfouies, de tuyaux tordus... Quelques trognons de murs à ras de terre. Par-ci, par-là, tout con, un conduit de cheminée, comme un mât un peu zigzagant. Ça m'épatera longtemps, ces cheminées qui restent debout quand les murs sont partis. Rends-toi compte, tout est par terre, des murs d'un bon mètre d'épaisseur, ces immeubles allemands, surtout les rupins, c'est rien que des piles de briques, il y a plus de plein que de creux, enfin, bon, c'est leur mode, seulement quand c'est par terre ça fait une couche épaisse, cinq ou six étages comprimés sur la hauteur d'un seul, étalés sur toute la rue, le quartier nivelé rasibus, et voilà ces conduits de cheminées tout rouges qui tortillent sur fond d'azur leurs doigts de squelettes rhumatisants... Et les radiateurs! Parfois, toute une tuyauterie de chauffage central restée en l'air dessine dans l'espace le fantôme de la maison qui était là. Les radiateurs pendent aux tuyaux comme des raisins mûrs.

« Ça prouve qu'ils ont beau faire les malins, ils sont plus doués pour la mécanique et la ferraille que pour le bâtiment, dit René la Feignasse. A Paris, les murs, ils sont pas moitié épais comme ceux d'ici, eh ben je te parie qu'ils auraient mieux tenu le coup ! »

Charlottènburg. C'est là qu'on descend.

Au milieu d'une petite place qui dut être charmante, une petite place minutieusement ravagée où trois trognons de platanes en charpie hurlent à la mort, pas loin de la mairie de Charlottenburg, une baraque, comme toutes les baraques, il n'y en a pas cinquante modèles. Au-dessus de la • porte, une grande pancarte avec de grosses lettres gothiques très bien dessinées : BAUBÜRO. « Bureau de la construction ». Ça fait moins triste que bureau de la destruction, ça vous remonte tout de suite le moral. Une formidable queue part de la porte, s'enroule deux fois autour de la place. Les sinistrés de la nuit. Ils ont les yeux rouges, l'air secoué, leurs vêtements chics sont blancs de poussière de plâtras, parfois déchirés, parfois brûlés. Certains ont la tête bandée ou le bras en écharpe. Certains portent sur le dos des sacs tyroliens ou bien traînent des valises dans ces petits chariots de bois blanc à quatre roues cerclées de fer qui ont l'air de joujoux pour atteler des petits moutons. Le sac tyrolien pour Monsieur, le chariot de bois pour Madame, accessoires aussi typiques de l'Allemagne que la culotte de cuir à baudrier pour le gosse.

Pas d'affolement. Tout est en ordre. Les spécialistes du Baubüro vont étudier leurs cas, un par un. Voir s'il y a moyen d'étayer ce qui reste du logement, de boucher les trous du toit avec du papier bitumé, de clouer du carton sur les trous des murs, des choses comme ça... Par les fenêtres, on voit des gars penchés sur des tables à dessin hérissées de machins articulés, ça fait très sérieux, très ingénieur.

Des escouades de traîne-patin dans notre genre déboulent de partout, encadrées par des gardes- chiourme gâteux mais l'air terriblement compétent. Devant la baraque, un gros Chleuh violacé vêtu de vert tendre, petit chapeau à plumeau et pantalon enfoncé jusqu'aux genoux dans les grosses chaussettes blanches à côtes, ça lui fait des mollets coulés dans le bronze, s'occupe de tout, pas à s'inquiéter, il connaît son boulot. Herr Doktor, architecte en chef, huile, insigne du Parti. Nos deux vieilles couennes nous amènent devant lui, ébauchent un compromis foireux de salut nazi et de salut militaire. Depuis l'année dernière, le salut nazi est le seul salut autorisé et obligatoire, mais les réflexes, passé un certain âge...

Le gros père architecte en chef nous toise, écœuré. Il commence à nous connaître. Il consulte une liste, hausse les épaules, lance aux deux couennes un aboiement dont je saisis seulement « Uhlardstrasse » et « Mauern niederschlagen ». Merde. Abattre des murs. Le truc le plus con. Des façàdes restées debout toutes seules, va savoir pourquoi, six étages qui oscillent dans la brise comme un décor de film, dangereux comme tout pour le passant rêveur, alors nous on s'amène avec de longues perches d'échafaudage et on les pousse préventivement par terre. Boulot très spectaculaire, ça fascine les mômes du coin, nos deux croûtons les maintiennent à distance, « Weiter, Kinder! Weg bleiben! », les mômes hurlent de joie quand le mur s'écroule et que le sol sursaute dans un formidable nuage de poussière. Pendant ce temps-là, ils ne pensent pas à leur Mutti' écrabouillée, à leur Vatti criblé de petits trous ronds. Heureux âge.

Oui, mais nous, on aimerait mieux aller piocher les décombres frais sous lesquels dorment les cadavres de la nuit. C'est un boulot dangereux, il y a des tas de bombes à la con qui oublient d'exploser quand c'est le moment et qui n'attendent que ton coup de pioche pour se rattraper. Et puis, ces connards d'Angliches balancent maintenant des saloperies à retardement réglées pour péter des fois vingt-quatre heures plus tard... Mais c'est là qu'on a quelque chance de tomber sur un pain presque entier, sur un bout de lard, sur une mine de patates, peut-être même sur une boîte de singe, si t'as vraiment du pot. Les conserves, ça résiste absolument à tout, juste un peu cabossées, une belle invention. Mais faut faire gaffe. La famille anxieuse suit tes gestes, il traîne des mecs à brassard, des schupos, des petits cons de la Hitlerjugend trop contents de te dénoncer. N'avoir dans l'idée que de faucher de la bouffe, au milieu de tout ce deuil, faut être un beau dégueulasse, non ? Ça peut te conduire tout droit à Moabit, la vieille prison où les pilleurs sont décapités à la hache, pas moins. Alors on fait mine de rien, quand on repère un truc qui se mange on jette un œil à droite et à gauche voir si personne l'a vu, on le pousse de côté, du bout de la pelle, on le recouvre discrètement de quelques gravats, on se le balise au moyen d'un indice quelconque, on photographie bien le coin dans sa tête et on continue à piocher.

Ah ! Ton pic s'enfonce dans du mou... Tu y vas à la main, tu dégages doucement tout autour, et peut-être que tu trouves un sac de linge sale, et peut-être un ventre de bonhomme. Là, tu arrêtes. Tu te redresses. Tu appelles. « Hier! Jemand ! » Ici! II. y a quelqu'un! Un Schupo accourt, ou un mec au brassard fatidique, ou un pompier, ou la vieille couenne, enfin n'importe quoi d'allemand. Seul un Allemand peut toucher à la viande froide allemande. Ils s'empressent, achèvent de le dégager; si la famille n'est pas présente ils se contentent d'attraper le gazier par une patte et de tirer dessus, des fois la patte leur reste dans les mains, hurlements d'horreur, il y en a qui dégobillent, ils ont bien de la chance d'avoir quelque chose à dégobiller dans l'estomac, enfin, bon, c'est leur affaire, pas touche, indigne. Toi, profitant de l'émoi, tu vas t'accroupir au-dessus de tes repères de tout à l'heure, tu te démerdes sous les pans de ton vieux lardosse et tu t'empoches le quignon, ou le bout de sauciflard, ou quoi que ce soit que tu t'étais mis à gauche.

*

Cette façade-là est vraiment haute. C'est pas avec nos bouts de bois qu'on l'aura. Ët puis, tu pousses là-dessus.

c'est pas du tout certain qu'elle va tomber où tu as décidé qu'elle tomberait. Elle peut aussi se mettre en zigzag et te descendre sur la gueule. J'aime pas du tout. Je dis au pépère :

« Ceci n'est pas bon. Tout à fait pas bon. Il faudrait une échelle très grande. Passer une corde en fer par fenêtre, sortir par autre fenêtre, très long corde, tirer corde tous ensemble, braoum. » Il regarde le mur oscillant et dit : « Où que tu veux que je trouve une échelle, mon petit? »

Il a raison. Je disais juste pour dire. Bon. On glande. René la Feignasse, Paulot Picamilh, La Branlette, Loret le Mataf, Ronsin le prisonnier transformé, Guérassimenko le Russe blanc et Viktor, le Polak fou à lier, épluchent des mégots qu'ils ont mis en commun et se roulent posément des pipes. Les deux Chleuhs font la gueule. C'est pas en foutant des murs par terre qu'ils rempliront leurs sacs à dos. Un monsieur distingué s'approche, dit « Guten Morgen ! » à Pépère — on l'appelle Pépère, l'autre, naturellement, c'est Mémère —, Pépère est le moins bouffé aux mites des deux, lui offre une cigarette, le prend à part et lui dit quelque chose. Vu. Un type qui vient se pêcher de la main-d'œuvre pas chère pour clouer de la moquette. On a l'habitude. Les sacs à dos vont quand même s'arrondir, tout compte fait.

Pépère salue, dit « Aber, natùrlich », revient vers nous, me désigne du doigt « Dou, Filou », désigne aussi La Branlette et Viktor. « Mit kommen! » On s'en va, plutôt contents. Y aura peut-être un pot de confitures à étouffer chez le distingué. Les autres font la gueule. Bien fait.

On arrive dans un secteur où, miracle, quelques immeubles pas trop déglingués font les fiers parmi les tas de gravats. Ces tas de gravats sont moins blancs qu'ailleurs, il y pousse de ces tristes fleurs jaune sale qui ne poussent que là. Ce sont donc des ruines âgées d'au moins un an. Le monsieur nous fait entrer dans une maison à gros balcons de pierre soutenus par des bonnes femmes, de pierre aussi, à moitié prises dans le mur, musclées comme des catcheurs, même leurs nichons on dirait que c'est des biscoteaux qu'elles ont sur la poitrine. Tout à fait bon genre.

Tu pousses la porte, l'escalier sent l'encaustique, il y a un tapis au milieu, rouge, avec des barres de cuivre pour le tenir, les murs sont de faux marbre mais très bien imité, la rampe est en bois épais et noir, toute tarabiscotée. On referme la porte sur l'horreur lunaire. Il n'y a jamais eu de guerre, jamais eu de bombes, de nuits blanches, de quartiers de viande humaine tombant du ciel. Je suis tout petit, c'est jeudi, il n'y a pas d'école, maman m'emmène chez une de ses patronnes où elle fait le ménage. Ça sent bon le bourgeois.

Le monsieur a une madame, charmante, un peu triste mais ça lui va bien, transparente de peau comme souvent les Allemandes, cheveux pâles, chignon bien tiré, aussi distinguée que lui, ils font la paire.

Elle nous montre ce qu'elle attend de nous. Voilà, beaucoup des vitres de leurs fenêtres sont cassées — Ça, je veux bien le croire! — Monsieur a réussi à se procurer des carreaux — Comment a-t-il fait, le coquin ? Doit avoir le bras long. Ou alors les a fauchés à son usine, toutes les vitres sont réservées aux usines — et bon, voilà, si nous étions assez gentils pour les mettre en place...

Ils ont du pot. Je sais poser les carreaux. Mais il me faut un diamant. Je fais le geste de couper. Ils ont un diamant. Et du mastic. Ils ont du mastic. Et un couteau à mastiquer. Ah ! ça, ils n'ont pas. Je prendrai le couteau à beurre. La Branlette m'aidera. Viktor mettra la cave en ordre et montera du charbon. Pépère l'accompagnera il est quand même censé ne pas nous perdre de vue.

Avant qu'on s'y mette : « Wollen sie ein bischen Kaffee trinken ? » Tu parles si on veut un peu de café, on ne pense qu'à ça! Du café, ça veut dire quelque chose à grignoter avec, toujours. La faim hurle dans mes boyaux.

Ça se passe à la cuisine, une cuisine verte et blanche, d'un ordre parfait. Une petite Ruskoff rougissante nous y accueille.

Je lui dis, tout content :

— « Comment tu t'appelles?

Nadiéjda Iéfimovna.

Qu'est-ce que tu fous là ?

Le patron est chef dans l'usine, alors il a demandé qu'on lui donne une jeune fille russe pour travailler chez lui à la maison, et voilà, il m'a choisie, moi. »

Eh, oui. A Baumschulenweg aussi. Depuis que l'Armée Rouge campe sur l'Oder, à moins de quarante bornes d'ici, les dignitaires font « travailler » des filles russes chez eux, les gâtent, les chouchoutent, les habillent, font apprendre le russe à leurs demoiselles, c'est charmant.

Ils leur disent « Mange, Natacha, ne te gêne pas. Tu es comme notre fille, Natacha. Tu as tellement souffert ! Ah! si nous avions pu le faire plus tôt! Nous t'aimons, Natacha. Et toi aussi, tu nous aimes n'est-ce pas? » Natacha s'empiffre, rit, gazouille, en profite sans chercher plus loin. Pas dupe. La madame finit toujours par lui demander, tortillante :

« N'est-ce pas que tu es bien, avec nous, Natacha? Nous te soignons bien, n'est-ce pas? Tu pourras le dire, que nous sommes tes amis, que nous t'aimons beaucoup, que nous aimions beaucoup les Russes, que nous n'avons jamais rien dit contre eux? »

Natacha promet tout ce qu'on veut. Le soir, au camp, elle raconte à ses copines. Qui se marrent. Amèrement. S'ils savaient, les bons Allemands prévoyants, s'ils savaient que les déportés soviétiques voient arriver l'Armée Rouge avec presque autant de trouille qu'eux- mêmes ! Ces bruits qui courent, peut-être lancés par la Propagandastaffel mais va savoir, que tous les citoyens de Î'U.R.S.S. qui se sont laissés prendre par les Allemands et embarquer en captivité, que ce soit comme prisonniers de guerre, déportés politiques ou raciaux, travailleurs déportés, otages ou ce qu'on voudra, sont considérés par les autorités soviétiques comme coupables de désobéissance aux ordres d'évacuation vers l'Est, peut-être même de trahison... Ça me paraît gros, mais c'est ce qui se raconte. Les filles en discutent, dans les baraques.

Ah ! ah ! Madame, solennelle, apporte le pain. Du Vollkornbrot, c'est des riches. Il est noir, tassé comme du pain d'épices, très lourd, très acide, avec des grains de blé entiers coincés dedans. Elle coupe des tranches à, l'aide d'une espèce de scie circulaire à couper le jambon. Je trouve ça suprême chic, mais je m'aperçois que ça permet de couper le pain fin comme du papier, et c'est bien ce qu'elle est en train de faire, la vache ! Chacun une feuille à cigarette. Sur une assiette à filet doré, il est vrai. Je me demande si elle va étaler la margarine au pinceau ou au pistolet. Non, au couteau, mais elle a la main ! Pas un milligramme par personne". Eh bien, la journée va être longue...

Je lui pose ses carreaux, mais j'ai trop faim, merde, je flageole, la tête me tourne, j'en casse la moitié. Et puis d'abord, ils n'ont qu'un trop gros marteau, ces intellectuels. La Branlette dort debout, comme toujours, ses yeux bordés de jambon clignotent au fond de ses noires orbites. Ça fait quatre fois qu'il va aux chiottes. Où trouve-t-il tout ce foutre, bon Dieu ? J'aurais même pas la force de me déboutonner, moi. Je ramasse les bouts de verre sur le balcon, il y en a un sacré tas, Monsieur et Madame ont l'air navré, Monsieur avait calculé juste la surface de vitre qui manquait, ils restent avec plein de fenêtres aveuglées au contre-plaqué, évidemment ça fait désordre. Et dis donc, pendant que je suis penché avec la balayette, voilà que Madame s'accroupit pour m'aider, s'accroupit de telle façon que mes yeux ne peuvent pas ne pas plonger entre ses genoux, qu'elle a ronds et blancs. Et écartés. Rien n'arrête l'œil, pas même l'ultime lingerie, elle n'en porte pas, et il plonge, l'œil, jusqu'au1 plus secret de la chose secrète! J'ai jamais vu ça. Pas la chose, je veux dire, la manière. Je lève le nez. La dame me regarde bien droit en face. Je suis rouge, les joues me brûlent. Pas elle. Monsieur est debout, elle s'appuie à sa jambe. Affectueusement, dirais-je. Ça, alors !

Il y a sûrement quelque chose que je suis censé faire, un message à déchiffrer, je sais pas, mais bon, j'ai rien compris. Ou peut-être qu'elle est contente comme ça? Que ça l'excite? Ou que ça excite son Jules? Je le saurai jamais.

Et bon, on a fini. On récupère Viktor, remonté de sa cave, qui fait la causette à Nadiejda dans la cuisine. Il fait semblant de vouloir la Violer, elle a peur, il rit comme une jument. Savoir s'il fait si semblant que ça... Viktor ne peut pas saquer les Ruskoffs. La plupart des Polaks ne peuvent pas, mais lui, en plus, il est fou. Il fait des conneries de gros fou con, de gros fou polak de la campagne polaque. Et il est fort comme le cheval de la jument dé tout à l'heure. Une bête. Sauf que les bêtes n'ont pas ces yeux de fou. Il s'est tapé deux mois d'Arbeitslag, il en est pas crevé, pas tout à fait. Son père l'avait dénoncé. Il avait fauché des abricots sur l'abricotier personnel du président-directeur général de la Graetz A.G., l'actuel rejeton régnant de la dynastie Graetz, j'étais avec lui, on bossait tous les deux à des boulots de gros ploucs cons dans la cour de l'usine, on se coltinait des ferrailles, l'abricotier passait une branche par-dessus le mur, on est grimpés dedans, on s'est empiffrés d'abricots pas mûrs, j'en ai ramené dans ma chemise pour Maria, Viktor en a ramené pour Viktor. Son père couchait dans le châlit au-dessous du sien, il a dit Viktor, qu'est-ce que tu bouffes, enfant de putain, file-m'en. Viktor a dit tiens, fume, et il a ri son rire de jument, et il a tout bouffé, et il a eu la chiasse. Le vieux a été trouver le Werkschutz, le surveillant, il a dénoncé Viktor, la Gestapo est venue chercher Viktor et l'a collé en Arbeitslag pour un mois. Quand il en est revenu, son premier soin a été de casser la gueule à son père, bien à fond, tout flageolant qu'il était, s'il a pas tué le vieux c'est que les Werkschutz le lui ont arraché des pattes. Il est reparti pour l'Arbeitslag. Il n'a jamais dit que j'étais avec lui. Pour des abricots, et même pas mûrs, merde !

Je lui dis Viktor, t'es bourré, du bist besoffen, du Schwein Polak voiler Scheisse! Viktor me gueule nix trinken, cave de merde, seulement charbon de merde, tu vois cette conasse, moi foutre elle bite dans le cul, Pfeife in Arschloch, tak, v doupou, moï khouil y jopou tvoyou, razoumich, ty kourrva rousskaïa ?

Nous revoilà à l'àir libre, dans la bonne vieille odeur de plâtras et de brûlé. Je soupèse le sac de Pépère. Il y a quelques briquettes de tourbe dedans, enveloppées de chiffons pour étouffer les angles vifs. « Du, Kohlenklau! » je lui dis, en me marrant, et je lui montre, sur un trognon de muraille, la célèbre affiche du Kohlenklau, le voleur de charbon, une sinistre silhouette qui vole l'énergie du Reich chaque fois que tu oublies de fermer l'interrupteur, œuvre d'un artiste des services de je ne sais quel ministère à je ne sais quelle économie de guerre de merde24. Pépère me cligne de l'œil. En somme, si on était vaches, on pourrait l'envoyer vite fait à Moabit, nous autres, le vieux Pépère. Et aussi son copain Mémère. On a barre sur eux, quoi, à bien regarder les choses. Tout ce que je pourrais faire, si j'étais un peu vicelard... Bof.

Viktor s'arrête pile. Il gueule :

« Chef! Hunger! Nix essen, nix arbeit. »

*

Faim, patron ! Pas manger, pas travail.

J'allais justement le dire. Pépère a compris. Les lendemains de grands bombardements sur le quartier, en général, il y a distribution de soupe pour les sinistrés de la nuit. On a repéré quelques trucs comme ça. On est dans le quartier de Wilmersdorf. Direction : la mairie de Wilmersdorf. Au passage, je ramasse une pelle de terrassier que je me colle sur l'épaule, Viktor et La Branlette trouvent une vague planche qu'ils portent à deux.

Comme prévu, devant le Rathaus Wilmersdorf il y a des tréteaux, des planches dessus, des marmites fumantes, des dames bienfaisantes qui distribuent la soupe et des gens tristes qui font la queue, cuvette-écuelle sous le bras. Nous nous mettons à la suite, sans nous séparer de nos ostensibles accessoires. Ils proclament que nous œuvrons pour soulager ces détresses, faudrait être fumier pour nous refuser une louchée de soupe.

En principe, on touche la soupe une fois par jour, le soir, au camp. A mesure que les terres fertiles, les BeauceP les Brie, les Ukraine, échappaient aux troupes du Reich, la soupe s'est faite de plus en plus claire. Elle est maintenant constituée d'eau chaude, très chaude, de ce côté-là rien à dire, piquetée de quelques grains d'une espèce de semoule et colorée au Kub. Deux fois la semaine, elle est remplacée par trois petites patates grincheuses, gelées l'hiver, pourries l'été, bouillies avec la peau. Le reste des rations, nous le touchons une fois par semaine : un pain et demi, trois centimètres de saucisson à l'ail sans ail (l'Allemand a horreur de l'ail), cinquante grammes de margarine, vingt-cinq grammes de beurre, une cuillère de fromage blanc, deux cuillerées à café de sucre en poudre, une cuillerée de confiture rouge vif, chimique à hurler, qui d'ailleurs, loyale, ne prétend évoquer aucun fruit connu, et dont je raffole. On chuchote que les autorités du camp et, hiérarchiquement, tout le menu personnel allemand, se sucrent au passage sur nos rations. C'est tout à fait vraisemblable. Le contraire me surprendrait violemment. Mon cynisme est à la hauteur de ma récente connaissance de l'humaine nature.

La soupe des sinistrés est une aubaine. Elle sent bon. Elle est épaisse, elle a une riche couleur beige, il y nage des gros bouts de patates épluchées et des nouilles, plein de nouilles, de ces nouilles allemandes très, molles, très cuites, délicieuses. Et même des bribes de viande, va savoir quelle viande, du cochon, du veau, de la viande, quoi, qui fait des fils et se prend dans tes dents, comme au bon vieux temps.

Je m'accroupis dans un coin, à l'écart, je veux déguster ma soupe tout seul, tête à tête avec mon estomac. C'est bon, c'est bon! La cuvette est pleine à ras-bord, la bonne femme qui m'a servi ressemble à ma tante Marie, la sœur de Papa, elle m'a cligné de l'œil et m'en a collé une bonne louchée de plus.

Je pose ma cuillère, j'ai le bide plein à péter, je suis heureux, heureux...

Un type s'assoit près de moi. C'est un Russe, un paysan. Il porte une casquette en tissu à carreaux, genre casquette de voyou, mais lui il se l'enfonce jusqu'aux yeux, la tête ronde remplissant bien la coiffe, le bouton-pression déboutonné, ça lui rabat les oreilles à droite et à gauche, la visière, taillée carrée, se projette droit à l'horizontale. C'est un élégant. Les autres portent la traditionnelle casquette noire, style marinier. Sous un veston râpé, plein de taches, il porte la roubachka russe. Le cul par terre, appuyé au mur, il tire de sa poche une cigarette, la casse en deux, remet une moitié dans sa poche avec des précautions d'amoureux, dépiaute l'autre moitié, la roule dans un morceau de Signal, c'est un magazine de photos, du papier râpeux, épais comme du carton. Il allume son clope, tire la première exquise bouffée, se la déguste longuement, souffle la fumée comme on soupire. Il est là, il rêvasse, les yeux accrochés à ses bottes rafistolées. Je voudrais être capable de ça, de me déconnecter comme ça. Tout son corps est détendu, comme un chiffon, comme un chien affalé au soleil. Moi, faut toujours que je bricole, que je combine des trucs dans ma tête, des trucs excitants. Et voilà qu'il se met à chanter, tout doucement, tout doucement, sans paroles, juste un bourdonnement pour lui tout seul, pour bercer son rêve. Et c'est Katioucha.

Katioucha. L'air qui règne sur toute cette guerre. Rien qu'une petite chanson bien cucul, bien convenable, sentimentalo-patriotique, sans doute fabriquée sur commande pour les exigences du temps par un poète officiel pour le moins académicien d'une académie d'entre leurs académies de l'U.R.S.S. Ce que Lili Marleen est aux Chleuhs, Katioucha l'est aux Ruskoffs. Mais Lili Marleen est poignant, désespéré, cafardeux d'un cafard envoûtant et morbide, Lili Marleen pue la guerre d'avance perdue, le désespoir désiré, Lili Marleen est subtilement décadent, vénéneux comme un opium, défaitiste par son flou même, je parle surtout de la musique. La voix de Laie Andersson, lasse, blasée, savamment niaise, voix de gentille pisseuse mal mûrie, te fout envie de chialer, doucement, sans savoir pourquoi, parce que tout passe et que rien ne vaut la peine- Comment les gars de Goebbels ne se sont-ils pas rendu compte de ça? En tout cas, succès foudroyant. Depuis cinq ans Lili Marleen traîne ses nostalgies débilitantes de Norvège en Sahara, de Brest à Stalingrad. Je dirai pas que c'est à cause de ça que les Chleuhs prennent la piquette, mais je peux pas m'empêcher de penser que ça a dû aider.

Katioucha, la Madelon des Russkoffs, c'est juste le contraire. Ça traîne pas la patte. C'est pimpant, optimiste, concon, bonnes joues, sans problème. Et charmant. Et russe. Surtout russe. Formidablement russe. Il faut avoir entendu cinquante voix sauvagement belles se soûler jusqu'aux larmes, jusqu'à la pâmoison, en faisant des variations sur Katioucha... Les Russes chantent comme on-fait l'amour. Comme on devrait faire l'amour : plus loin que l'orgasme, jusqu'à l'extase.

Ce moujik fredonne Katioucha, tout bas mais de toute son âme. Il se bourdonne ça pour lui tout seul, s'offre un concert, cherche des modulations, attentif, tout content quand il s'est tricoté un petit truc réussi. Tire sur son clope, de loin en loin, à l'économie, l'œil toujours perdu sur ses pinceaux rapiécés. Balance la tête, à peine à peine. Il se soûle gentiment la gueule, comme ça, d'une chanson. Et alors, j'en meurs d'envie, j'ose pas, et puis c'est plus fort que moi, je me risque, je me faufile dans sa fête intime. Je bourdonne avec lui — oh! bien modestement à la tierce — , je colle bien à lui, je fais gaffe pas me gourer pas détonner,.pauvre con de Français sans oreille je suis, et lui, comme si de rien, mais je sens qu'il est d'accord, qu'il m'accepte, et c'est très chouette, j'en tremble de bonheur25.

Quand, par les nuits d'été, les huit cents filles russes, de l'autre côté de la palissade, chantent toutes ensemble, ça arrive, toutes ensemble sous les étoiles, merde, des chants furieux et doux, grands comme des Niagaras, quand ton cœur est trop gros pour ta poitrine et que tu crois crever de trop beau, alors les Français commencent à gueuler :

« C'est fini, oui ou merde? Eh, nous on bosse, nous demain ! Salopes de merde ! Poufiasses ! Sauvages ! Mais qu'est-ce qu'elles ont dans le cul, merde? Roupillent jamais, c'te race-là? Vos gueules, bordel! »

Et leur balancent des cailloux sur le toit des baraques. Dernière trouvaille : devant chaque piaule se trouve un seau de sable ainsi qu'un baquet d'eau avec une pompe à main, en cas d'incendie. Ils s'amènent derrière la palissade avec le baquet d'eau, ils pompent par-dessus des jets pour arroser les filles. Elles ne voient pas la méchanceté, croient à une amicale plaisanterie, se bousculent en riant pour profiter de la douche, les Russes adorent se balancer des seaux d'eau enpleine figure, l'été. Et chantent de plus belle.

*

La peau du ventre bien tendue, on se remet en route pour notre chantier de tristesse. Ça se trouve vers là Uhlandstrasse, par là, pour autant qu'on puisse se repérer dans ce Sahara de décombres. Et je l'ai en pleine gueule.

Ils ont planté quatre bouts de chevrons dans les gravats. Ils y ont attaché trois filles et un type. Des Russes. Ils leur ont collé à chacun une balle dans la nuque. Leurs têtes cassées pendent sur leurs poitrines. Paquets de caillots noirs, de cervelle rose, de bouts d'os blancs, de cheveux collés. Le sang a pissé stalagtites sur les genoux pliés. Ils penchent en avant, sciés par les ficelles qui les retiennent aux poteaux. Les justiciers ont accroché au cou du type une pancarte qui lui barre la poitrine :

PLUNDERER WERDEN ABGESCHOSSEN !

« Les pillards seront abattus. »

Deux grands gros quinquagénaires moutarde à brassard et à képi mou de S.A. se tiennent à droite et à gauche, jambes écartées, mains au ceinturon. Pétard au côté. Jugulaire au menton. Brioche arrogante. Sales vieux cons. On est là, verdâtres, on voudrait n'avoir pas vu, mais rien à faire, ça y est, t'as vu, t'as vu pour l'éternité. Les deux grosses vaches se veulent impassibles comme les S.S. d'élite qui montent la garde d'honneur au Soldat inconnu, mais c'est plus fort qu'eux, la joie mauvaise leur sort par tous les trous, qu'est-ce qu'ils sont contents qu'on voie ça, nous!

Je demande :

« Qu'est-ce qu'ils ont fait? »

Le gros con de droite condescend, de haut en bas, rictus satisfait :

« Ils ont pillé, voilà ce qu'ils ont fait. Ils ont volé les morts. Gross Filou, meuzieur. Aile Filou abgeschossen ! Pan, pan ! Ja, ja, meuzieur ! »

J'en avais déjà vu, une fois, de loin, mais ceux-là étaient pendus. Un madrier entre deux arbres, trois cordes, trois pancartes. Les pendus tournaient sur eux- mêmes, on avait du mal à lire. On n'a pas toujours d'arbre sous la main, par les temps qui courent. Ou peut-être qu'ils trouvent que la balle dans la nuque c'est plus expressif, comme mise en scène.

Pépère nous presse, los, los. Il aime mieux ne pas trop traîner par ici, avec ses trois briquettes qui tirent son sac à dos vers le bas. On s'en va. On marche en silence. Au bout d'un moment, René la Feignasse dit « Ben, merde... »

Ronsin, le prisonnier « transformé », deux fois évadé, deux fois repris, maintenant « libéré » comme tous les prisonniers, c'est-à-dire du jour au lendemain décrété libre, donc civil, donc automatiquement requis pour le S.T.O., balancé dans un camp de S.T.O. et privé de tous les avantages de l'état honorable de prisonnier de guerre, ricane :

« Vous en faites, des gueules ! A Ravarousska26, c'était tous les jours. Tous les jours. Moi, j'y ai échappé de justesse. Je suis blindé. Faut pas vous laisser abattre, les mecs ! On les aura ! On les encule ! »

Et il se met à brailler, sur l'air de la fameuse chanson des Bat' d'Af' pour fins de noces et banquets :

II est sur la terre ukrainienne

Un régiment dont les soldats

Dont les soldats

Sont tous des gars qu'ont pas eu de veine

On nous a r'pris et nous voilà ! Et nous voilà !

Ravarousska, section spéciale,

C'est là qu'tu crèves, c'est là qu'on t'bat,

La la la la gnin gnin gna-a-le

Tagtagada hur hur et caetera...

(Ça, c'est quand il se rappelle pas les paroles.)

— Et au refrain, tous ensemble !

.

En avant, sur la grand'route,

Souviens-toi, souviens-toi Oui, souviens-toi !

Qu'les anciens l'ont fait sans doute

Avant toi, avant toi!

Percé de coups de baïonnette,

Schtroumpf labidrul et bite au cul,

Dans le dos tu l'as la balayette

Tchouf tchouf bing flac turlututu !

Et on s'en fout! Quéqu'ça fout?

Sac au dos dans la poussiè-è-re.

Marchons, prisonniers d'guè-è-erre !

Allez pas croire qu'il rigole, Ronsin. Il bouche les trous de sa mémoire avec ce qu'il ramasse, au hasard de la fourchette, mais l'oeil farouche, la lippe mauvaise, il vocifère ça sous le nez de Pépère, à son intention spéciale, il s'y croit, nom de Dieu, il joue sa peau.en une héroïque folie. Pépère remonte sur son épaule la bretelle du flingue qui a glissé, et il dit, avec un bon sourire :

« Ja, ja! Gut! Pong chang-zon. » Je me marre. Je dis à Ronsin :

« Vous vous êtes pas foulés, merde ! Vous avez repris mot pour mot « Les Réprouvés » en mettant « prisonniers de guerre » au lieu de « bataillonnaires », et puis t'en oublies la moitié, et puis c'est toujours les mêmes salades, vos chansons de fortes têtes, de durs de durs, c'est chialotteries et compagnie. Vous faites les bravaches, c'est nous les terribles, les buveurs de sang, et la ligne d'après vous chialez sur vos malheurs, et qu'on vous fout des coups de baïonnette, et qu'on vous fait bouffer de la poussière... Pauv' petits lapins ! Vos chants de soi-disant révolte, c'est ça qui vous fait le mieux marcher! Total, qui c'est qu'est bien content? C'est les officiers, c'est les gardes-chiourme. Vous êtes bien des bons cons, tiens ! »

Ça le fout en rogne, à tous les coups. Son cinoche, c'est le voyou, le cynique, le mec en marge, ni Dieu ni maître, et en même temps patriote-mort aux Bochessang impur-couilles au cul-poil au bide... Ça va très bien ensemble, j'ai souvent vu.

« T'es qu'un petit con de bleu-bite, tu causes de ce que tu sais pas, t'as jamais vu un homme, un vrai ! Et puis d'abord, tu crois à rien, t'es là que tu ricanes, mais moi j'ai le droit de causer, moi, j'en ai chié, moi! Ils t'ont fait bouffer ta merde, à toi? A moi, ils me l'ont fait bouffer. Et le mitard, à Rava, tu sais ce que c'est ? Moi, les Boches, je leur pardonnerai jamais, jamais! Et plus il en crève, plus je suis content ! Et quand l'armée française sera là, je me prends un flingue et je me régalerai la gueule, personnellement, fais-moi confiance, je leur baiserai leurs nanas et je leur viderai mon chargeur dans le bide en même temps que je leur lâcherai ma purée dans le con, ça, je te le jure, je le fais, et devant le mari, devant les mômes, devant les vieux, qu'ils en profitent bien, et après je me les bute tous, les fumiers, en prenant mon temps, ah! les vaches, et les petits cons dans ton genre je me les veux à ma pogne, tu vas voir ton cul ! Apatride ! Vermine ! Sans couilles ! Gonzesse! »

Il se monte, il se monte, il écume tout en marchant. Pépère regarde, étonné. « Was denn ? Wass geht's schlecht mit ihm ? Warum ist er so bôse ? » Ronsin se décharge sur lui : « Iche bine beusé parce que Zie Deutch alleu enculés salopes ! » Et il fait les gestes pour être sûr d'être compris. Pépère fait « Ja, ja! Sei doch nicht bôse! » Ne fais donc pas le méchant... Viktor le Polak hennit son rire de jument. Il va étouffer. « Ann- koulé? Dou fick-fick Pépère, ja? » Et puis il dit : « Marcel, singen «Dann kou»! » Et il commence, à voix formidable :

Dann kou,

Dann kou,

Izorrorin la viktoâ-â-rré !

Ronsin ne résiste pas. Il entonne le chant vengeur qui console depuis cinq ans tant de pauvres couillons dans les Stalags :

Dans le cul,

Dans le cul,

Ils auront la victoi-a-re!

Ils ont perdu

Tout espérance de gloi-a-a-are!

Ils sont foutus!

Et le monde en allégrè-è-è-esse,

Répète avec joie sans cè-è-è-esse :

Ils l'ont dans le cul, dans le cul!

Au moins, ça nous fait marcher au pas. Il attaque le couplet :

Un jour un homme se mit en tête

De vouloir être le bon Dieu.

Mais voici que les anges rouspètent.

Et avertissent le Roi des deux...

C'est là que la première bombe arrive. Et toutes les autres à la file. On se retrouve par terre, soufflés comme des bougies, des tas de trucs durs nous dégringolent sur le dos, le sol nous fout des ruades dans le ventre, les monceaux de gravats sautent en l'air, ils commencent à avoir l'habitude, les bombes tombent et retombent sans cesse aux mêmes endroits, il y a des briques qui ont dû être projetées en l'air cent mille fois et retomber cent mille fois, finalement, la guerre, quel gaspillage !

Ça tombe vraiment fort, et en plein sur nos gueules. On entend maintenant les avions, un bourdonnement fantastique, à couper au couteau, tout le ciel résonne comme une cloche énorme, tu es juste au milieu de la cloche, ils sont partout, les explosions se chevauchent et se bousculent, parfois il y a un blanc et alors tu entends, au loin, un long bruit gras, lourd, tranquille : un quartier entier qui s'écroule, qui s'affaisse sur lui- même, d'un seul coup. « Carpet-bombing ». Bombardement-tapis.

« Merde, dit René la Feignasse, ils sont toute une armada ! J'ai l'impression qu'ils couvrent tout Berlin ! »

La sirène! Il est bien temps. Ils se sont fait blouser comme rarement. La Flak, elle, l'artillerie contre- avions, n'a pas attendu. Ses salves de quatre coups secs hachent la clameur énorme, en roulement continu, des explosions.

« Qu'est-ce que vous foutez là? A l'abri, tout de suite, à l'abri ! »

C'est un Schupo. Il nous harponne, nous pousse devant lui.

« Fliegeralarm ! A l'abri, Donrierwetter ! Los, los ! »

Pépère hurle, de trouille et de colère :

« Quel abri ? Où ça, un abri ?

— Kommen Sié ! Schnell ! »

Il court jusqu'à un coin où quelques fantômes d'immeubles se silhouettent dans la fumée. Les caves servent d'abri, effectivement, c'est écrit dessus, noir sur jaune, avec une grosse flèche qui désigne une porte d'entrée. Le Schupo donne un coup de pied dans la porte, nous pousse comme des paquets à l'intérieur, nous engueule : « C'est défendu de rester dans la rue pendant l'alerte! » Il s'éloigne, furibard, sous les bombes, à la recherche d'autres contrevenants.

L'escalier de la cave oscille sous le pied. Les impacts Se succèdent, maintenant, réguliers comme des coups de marteau sur une enclume. D'abord le bruit abominable des couches d'air déchirées l'une après l'autre, à toute vitesse, de plus en plus près, locomotive d'enfer qui te plonge droit dessus et hurle, et hurle, et son hurlement s'enfle jusqu'à l'insoutenable, jusqu'à l'hyper-aigu, droit sur toi, droit sur toi, celle-là est pour moi, je l'attends, je l'attends, et c'est l'impact, le sol te projette comme une crêpe, tu retombésaccroupi, tu rentres la tête dans les épaules, le pire est à venir, la décision... Voilà : l'explosion. Tout bascule. Roulis. Tangage. La terre se tord, furieuse. Fouette de la queue. Les murs balancent et toi aussi, mais à contretemps. La voûte te tombe dessus en larges plaques brique et ciment, poussière poussière poussière, gravier dans le cou, hurlement, une femme est blessée, attention, voilà la suivante, la locomotive plonge, impact, nom de Dieu, elle est encore plus près, cétte fois c'est pour nous... Explosion, tangage, avalanche... Pas encore pour cette fois... Et en voilà une autre. Et une autre. La lumière vacille, s'éteint, se rallume. S'éteint. Le noir. Le pilonnage s'intensifie. Les coups de bélier se bousculent, se contrarient, tu es projeté contre un mur, avant de l'atteindre l'élan, cassé net, s'inverse, te voilà tête en avant contre celui d'en face. Pas moyen de suivre, on se fait paquet de chiffons, la peur ne peut plus monter-descendre en guettant les bombes, il y en a trop, elle est bloquée une fois pour toutes au paroxysme, des femmes hurlent, où vont-elles chercher ce hurlement-là, il se vrille et perce et brûle tout là-haut plus haut que l'épouvantable tohu-bohu des piqués, des impacts, des explosions, des écroulements, il te fait soudain penser à ta peur, jusque-là tu la vivais t'y pensais pas, ta peur te saute à la conscience, tu réalises la folie furieuse de la situation, tu veux courir, gueuler, griffer, faire quelque chose... Il n'y a rien à faire. Tu es livré aux strictes lois du hasard, tu auras le pot ou tu l'auras pas, tu sauras ça après. Et ça tombe, et ça tombe…

Une accalmie. Des coups à la porte. Des cris furieux. René la Feignasse frotte une allumette. Pépère essaie d'ouvrir la porte. Elle est faussée. On s'y met à trois, on la décoince, un type surgit, comme un diable noir, dans un ouragan de fumée noire. Le monde extérieur n'est que fumée noire, et qui pue. On tousse. Le type a des yeux de fou. Il gueule :

« La maison brûle! Tout le quartier brûle! Ailes kaputt ! Ailes ! Uberall ! C'est la seule maison pas encore toute brûlée! Ma maison! Aidez-moi! Qui veut m'aider? »

Juste là, ça se remet à tomber. La porte m'est arrachée des mains, des morceaux de voûte nous tombent dessus, mais l'ensemble tient le coup. La vague passe. On se regarde, pas chauds. Paulot Picamilh hurle : « Moi, j'en ai marre, de ce trou à la con ! N'importe quoi, mais je veux pas crever là-dessous ! » Il dit au propriétaire : « Ich Komme mit !

— Ich auch! » je dis. Et on sort derrière lui. « Allez faire les cons tant que vous voudrez, mais fermez la porte, merde ! »

Ça, c'est Ronsin. On l'entend qui essaie de recoincer la porte de tôle dans son chambranle tordu, en jurant hystéro.

L'escalier de la cave est à demi comblé par les gravats. Plus on monte, plus ça pue. On grimpe quatre à quatre jusqu'aux combles. La charpente flambe. Par les trous du toit, un ciel de fin du monde. Rouge et noir. L'incendie ronfle et craque, les bombardiers invisibles continuent à rôder, placides comme un plouc qui laboure son champ. Ils bourdonnent leur énorme, terrible bourdonnement. La Flak aboie et rage. Au loin, les bombes martèlent. Ils s'attaquent à un autre quartier, là-bas vers l'est... Vers l'est! Là, j'ai la trouille, la vraie. Les tripes soudain aspirées, plaquées aux poumons. Maria! Elle est là-dessous, elle aussi! Et si j'allais ne plus la retrouver? Elle est peut-être déjà en bouillie, mêlée à des briques, à des bouts de planches... Je panique. J'avais jamais senti comme ça à quel point c'était possible. Que brusquement elle n'existe plus. Que j'arrive, comme un con, que je coure, comme je cours à elle, et rien : il n'y aurait plus de Maria ! Il n'y en aurait jamais eu. Il n'y aurait que l'espace où devrait se trouver Maria. Et où elle ne serait pas. Elle ne serait que dans ma tête, un souvenir... Non, merde, non ! Ça ne se peut pas ! Elle existe. Maria, je l'ai vue, je l'ai serrée dans mes bras, encore hier soir! Elle est là-bas, elle a peur, comme moi, pour moi, elle bouffe de la fumée, elle mâche des plâtras, elle a la figure barbouillée de larmes, de morve et de suie, elle pense à comment elle va me raconter ça, ce soir, et puis tout à coup elle se dit que je suis peut-être mort, qu'il est possible que je sois mort, très probable, même, oh, merde, non, Maria, je suis là, je suis là, j'ai peur, sois là, Maria, j'arrive, la guerre nous a amenés l'un à l'autre, la guerre est notre amie, elle ne peut pas nous tuer, pas l'un sans l'autre, pas l'un sans l'autre !

Je demande à Paulot :

« Tu crois qu'ils auront dégusté, à Baumschulenweg ? Et à Treptow ?

— Ça se pourrait bien. Ils mettent vachement le paquet, aujourd'hui. »

Il faut bien que je me contente de ça.

Le bonhomme nous tend des seaux. La citerne réglementaire est pleine d'eau. On mouille des chiffons qu'on se noue sur la figure. On court comme des dingues avec nos seaux, on se cogne, on n'y voit que dalle, des larmes nous brouillent tout, heureusement La Feignasse et Pépère nous rejoignent, et là ça va mieux, on fait la chaîne, les seaux volent de main en main, on finit, mais oui, on finit par avoir raison de toutes ces putains de flammes !

Le propriétaire nous fait signe que c'est pas tout. Il ouvre une porte. Elle donne sur une terrasse goudronnée. Des crayons incendiaires ont mis le feu au goudron, ça brûle avec une épouvante fumée jaune cotonneuse. Bon, puisqu'on a commencé... Le bac de sable (réglementaire!) est approvisionné. Natürlich. On se rue avec nos pelles, avec nos seaux, on se retient de respirer, on jette le sable sur la flamme, on piétine pour l'étaler, on court en rechercher, en respirant un grand coup à travers le chiffon. On finit par baiser cette saleté-là aussi. Le vieux pleure de joie.

De là-haut, aussi loin que je puisse voir, tout ce qui n'est pas aplati à ras de chaussée flambe. L'incendie dévore ce qui reste de cet îlot tout à l'heure encore épargné. L'immeuble que nous venons de sauver est séparé des autres par des jardins. Il a sa chance, si seulement le vieux monte la garde sur son toit, avec ses petits seaux et sa petite pelle, tant que voltigera une flammèche. Jusqu'à la prochaine fois...

Pépère demande au bonhomme de lui signer un papier comme quoi lui et son équipe ont travaillé pour lui. Pépère doit rendre compte. Le vieux nous emmène dans son appartement, il nous verse un coup de Schnapps et signe tout ce qu'on veut. Dans son allégresse, il rédige spontanément une attestation enthousiaste comme quoi les Franzosen tel et tel et tel ont, au péril de leur vie, sous un bombardement terrible, tel jour à telle heure, activement contribué à sauver des vies allemandes et des biens allemands.

Paulot empoche le papier et dit :

« Ça peut toujours servir. »

Une sirène, très loin, sonne la fin de l'alerte. Sans doute celles du coin ont-elles été détruites. Nous revoilà dehors. Le bourdonnement d'enfer s'est tu. On n'entend plus qu'un ronflement-pétillement continu, puissant, égal, le grand bruit tranquille d'une ville qui brûle.

Au loin, très loin, les pompiers. Que voulez-vous que fassent les pompiers quand cent mille maisons flambent? De temps en temps, une explosion secoue le décor. Bombe à retardement. Quelle ingéniosité ! Comme ils doivent s'amuser, les inventeurs qui inventent ça ! Les aviateurs qui règlent la pendule du machin en pensant à la gueule du type qui se croyait tiré d'affaire! Et les torpilles verticales, c'est pas beau, ça? Ça te traverse une maison du haut en bas, c'est réglé pour n'exploser qu'après un certain nombre d'impacts, ça perce tous les planchers, ça pète seulement dans la cave. Une grosse bouffée de poussière fuse par les soupiraux, à l'horizontale. L'immeuble descend sur lui- même, se met à genoux, s'émiette en un tas bien propre, sans une bavure, ensevelissant sa cave-abri aux murs tartinés de bouillie humaine bien rouge...

Il va falloir rentrer à pied. Pas de S-Bahn, pas de métro, pas de tram : pas de courant. Quinze kilomètres jusqu'à Baumschulenweg. Pépère consulte sa montre. Il dit, sans rire :

« Feierabend ! »

« La journée est finie! » C'est bien le moins... Et bon, on se met en route.

Ronsin ricane et applaudit à chaque explosion. Il nous raconte, avec les gestes :

« Pendant que vous. faisiez les boy-scouts, moi je me suis régalé la bite. Elle avait dans les quarante balais, mais très baisable. C'te pétoche ! C'est celle qui gueulait, vous voyez qui je veux dire, elle gueulait, elle gueulait, elle pouvait plus s'arrêter. Je lui dis de fermer sa gueule, « Maul zu ! » je lui gueule, si y a une chose que je sais dire en boche c'est bien celle-là, mais elle, comme si que dalle, complètement hystéro. Merde, je l'alpague aux épaules, et alors je sens que c'est du pas dégueulasse sous la poigne, question fermeté de viande, je savais même pas laquelle c'était, il faisait noir comme dans mon cul, je la prends contre moi, je la berce, je lui dis « Nix schreien ! Schon fertiche ! Ailes goûte! », comme à un bébé, quoi. Je lui tapote la joue, je lui caresse la figure. Petit à petit, elle se rassure, mais elle tremblait comme une feuille, alors j'ai commencé à placer mes poignes, elle a des nichons, la vache, pour son âge, putain ! Moi, aussi sec je me mets à triquer. Je lui prends la main pour lui faire toucher, merde, elle a sauté, comme une brûlée! La salope... Mais juste là, dis donc, juste bien, v'ià que ça se remet à dégringoler ! La v'ià repartie à gueuler, à trembler, elle se serre contre moi, merde, je bandais tellement, j'oubliais d'avoir les jetons. J'ai dit merde, ma salope, tu vas y passer, y a pas de bon Dieu ! J'y ai écarté les cuisses, j'y ai un peu cogné dessus, elle avait tellement peur de me lâcher qu'elle a fini par se laisser faire. Tu parles d'un boulot, enlever la culotte d'une bonne femme qui te serre comme si elle se noyait ! Mais elle y est passée, merde ! Je lui ai foutu mon ciflard, il était temps, j'allais lâcher la purée dans la nature. Et je vais te dire, eh ben, une fois en train, elle s'y est mise aussi, ouais, mon pote ! Ah ! la vache, ce coup de cul! Elle m'a harponné la langue, je croyais qu'elle allait me l'avaler! Et sur la fin, je te jure que c'est plus de trouille qu'elle gueulait ! Ah ! merde, ça fait du bien, tiens ! »

Un silence. Des images nous passent derrière les yeux. René la Feignasse dit :

« Ben, ma vache ! Pendant que nous on se brûlait les roustons sur le toit de l'autre vieux branque...

Viktor a au moins compris les gestes. Il brame de joie :

« Marcel fick-fick starou kourrvou! Marcel immer fick-fick! »

Et puis il supplie :

« Eh, Marcel, singen « Pass mal auf » !

Ronsin, faut pas lui dire deux fois. Il attaque à tue-tête :

Finie la guerre,

Nix pommes de terre.

C'est la misère Partout!

Papa canon.

Maman ballon,

Toujours fabrication!

Ah, pass mal auf27 !

Grosse machine de retour!

Fraiilein fick-fick,

Ein Marek zwanzig,

Toujours machine kapoutt!

On braille tous le refrain en chœur, en guettant Pépère. Pépère s'en fout. Il y en a comme ça cinq ou six couplets. Le dernier se termine par :

Ah, pass mal auf,

Disait un Marseillais,

Vive le pastis

Et vive de Gaulle !

Vive la France, et nous v'là !

Tout ça est bien joli, mais je voudrais qu'on marche plus vite. Je voudrais déjà être arrivé. Savoir. Cette saleté de poigne qui me tord la tripe tord de plus en plus fort. J'en suis sûr : Maria est morte. La panique monte. Ne pas y penser. Marcher, merde, marcher.

Cette lumière de fin du monde exalte mon angoisse. En plein irréel. La fumée a étouffé le soleil, tout danse à la lueur rouge des flammes. La chaussée n'est que cratères et crevasses, des geysers jaillissent des conduites crevées, les fils électriques du tramway traînent à terre. Au fond d'un trou béant, les rails du métro. Partout, des crayons incendiaires. Incroyable, la quantité qu'ils ont pu balancer ! Au moins cinq ou six par mètre carré! Ce sont des prismes d'aluminium, trente centimètres de long, cinq de large, à six pans, c'est pourquoi on les appelle des crayons. Qu'ils tombent n'importe comment, à peine sont-ils posés qu'ils crachent par un bout une flamme effroyable, ardente comme un chalumeau, capable de foutre le feu dans un rayon de plusieurs mètres à n'importe quoi d'un tant soit peu combustible. Il y en a des millions. Chacun d'eux prolongé, sur le pavé, par un long éventail de brûlé noir qui part du bout actif. Et maintenant, dans cette demi-nuit, si tu marches dessus tu te casses une jambe. Scheisse !

Sur des pans de mur encore debout, de longues dégoulinures brillantes bavent jusqu'à terre. La pierre est creusée de vilaines plaies aux bords boursouflés. Le pavé même semble avoir bouillonné comme une confiture.

« Phosphor! » dit Pépère, impressionné.

Oui, on connaît. On l'a trop souvent vu dégringoler, la saloperie, en chuintant, étincelant dans la nuit comme une coulée d'acier fondu, éclaboussant, rebondissant, accrochant immédiatement des flammes dévorantes à tout ce que ses plus infimes gouttelettes peuvent effleurer, liquéfiant tout ce qui ne veut pas brûler. On parle de milliers de degrés, de crânes creusés par une seule goutte comme des coquilles d'oeuf vides.

Répandus aussi à foison, de longs filaments de papier à chocolat. On m'a expliqué que ça sert à faire du boucan, ça multiplie le bruit des moteurs et empêche les oreilles-robots de la Flak de détecter la direction des avions.

Ça, c'était fatal : on se fait réquisitionner au passage par des mecs à brassards pour dégager une cave où l'on entend faiblement crier. On s'y met, et que veux-tu faire d'autre ? Pendant qu'on s'acharne sur le tas de briques, de poutrelles et de tout ce que tu voudras emmêlés agrippés arc-boutés l'un à l'autre, les gars de l'autre moitié de l'équipe, ceux de Mémère, viennent à passer par là, se font alpaguer eux aussi, et bon, avec- les flics et les passants on finit par être une vingtaine de types à s'activer, on arrive enfin à la porte, on l'enfonce, c'est pas beau à voir. Il en reste troiis d'un peu vivants, dont un gosse. Ils étaient assis par terre, le long du seul mur qui ait tenu. Tous les autres sont aplatis.

Je suis secoué. J'en oublie un instant que Maria est peut-être comme ça, elle aussi, en ce moment même.

Ronsin ricane :

« C'que t'en as à foutre, de ces cons-là? Fais pas cette gueule! Ils l'ont cherchée, ils l'ont trouvée, non? La guerre, c'est pas que la victoire, la guerre. C'est aussi ça. Ils l'ont voulue, ils l'ont dans le cul. Bien fait pour leurs gueules. On leur en fera jamais assez baver. »

Qu'est-ce que tu veux répondre ? Je voudrais bien que les choses soient aussi nettes dans ma tête. Les problèmes sont vites résolus, pour Ronsin.

On presse le pas. Voilà Tempelhof, l'aérodrome. Pour ne plus risquer de se faire réquisitionner, on quitte l'avenue et on marche sur la voie du S-Bahn qui longe le terrain. C'est là que, derrière le grillage, sont exposés les avions ennemis abattus. Je contemple au passage ces forteresses volantes si bien nommées. Sidéré qu'on puisse dépenser tant de science et d'amour pour ces usines à tuer. Bon, la philosophie à deux ronds, ce sera pour un autre jour... Vite, vite, au camp!

Il me semble que la voûte de flammes se fait moins ardente, à mesure qu'on avance vers l'est. Qu'on suffoque moins. Je reconnais des carcasses de maisons, intactes extérieurement mais entièrement vidées par le feu, qui étaient déjà comme ça avant.

Neukölln. Pas trop touché. Baumschulenweg. Mon cœur cogne. On passe le canal. On passe sous le talus du S-Bahn... Tout est paisible. Les vieilles ruines n'ont pas changé de silhouette, les baraques de bois trois fois jetées et trois fois rafistolées ont la même gueule de travers que ce matin, à l'ombre des grands blocs détruits il y a six mois. La lune se lève sur cette paix, Maria m'attend, tout est bien.

Un jour d'entre les jours.


LE JOUR OU L'HISTOIRE S'EST TROMPEE DE JOUR

C'EST un matin, un matin d'été, il fait grand jour bien qu'il ne soit pas encore six heures, das Schuttkommando, le Kommando des gravats, descend la Baums- chulenstrasse en direction de la station du S-Bahn. Devant l'entrée du métro aérien, sur le trottoir, à l'angle de la Stormstrasse, deux troufions vert-de-gris, casqués, bottés, en armes, regardent passer le monde. A leurs pieds, une mitrailleuse, braquée sur le carrefour. Une bande de cartouches est engagée dans la culasse. Un troisième feldgrau, jambes écartées, est assis à la mitrailleuse, le cul sur le truc en fer prévu pour ça. Un trio semblable et symétrique occupe le trottoir d'en face, devant le bistrot du coin. Des silhouettes casquées font les cent pas sur le pont du S-Bahn, qui enjambe la rue, là-haut.

Les autres et moi, on se regarde. On dit rien, c'est juste la bonne occasion pour fermer sa gueule, mais on a le cœur qui cogne. Les Russkoffs se seraient-ils enfin lancés dans le grand bond en avant? Depuis le temps qu'on les dit aux portes de Varsovie, qu'on attend la ruée finale-

Impassibles, campés sur les reins, jambes ouvertes, ils nous regardent, du fond de l'ombre qui tombe de leur casque. Ils regardent passer la pouillerie de l'Europe, leur bétail... Non, là, je fais dé la littérature. Au fond, ils s'en foutent. C'est des troufions, quoi. Tu les mets là, ils sont là. N'empêche qu'on se sent falots, plutôt. On attend le choc, on rentre la tête. Coincés entre les deux colosses comme des morpions entre l'enclume et le marteau. Il y a de l'historique dans l'air. Cinq ans qu'on baigne dans l'Histoire, je commence à en reconnaître l'odeur. Je tends l'oreille, je guette le bruit lointain du canon, mais rien. Rien que le fracas des millions de semelles de bois du troupeau aux gueules blêmes de faim, aux yeux hallucinés par le manque de sommeil, qui trottine sur ses millions dé petites pattes, du camp à l'usine, de l'usine au camp. Rien que le jacassement des babas marqués de 1'« Ost » bleu et blanc.

Le S-Bahn nous promène au-dessus du camp de ruines. Berlin est décidément bizarre, aujourd'hui. Il y a de la troupe partout. Des blindés évoluent entre les tas de gravats. Des formations d'infanterie marchent au pas cadencé, bien sages bien en ordre, fusil à la bretelle, va comprendre ce qu'ils fabriquent... Aucun mouvement d'ensemble ne paraît se dessiner. Il y en a qui cernent hermétiquement de grands bâtiments encore plus ou moins debout, des machins imposants malgré les écor- niflures des bombes. Sur certains flotte le drapeau à croix gammée, sur d'autres également le pavillon de guerre barré de la grande croix noire et blanche avec une petite croix de fer dans un coin. L'immobile grouillement vert les enferme, bien au carré. Aux carrefours, des groupes de mitrailleurs. Quand le carrefour est grand, des canons antichars, des barbelés, des chars d'assaut en position, tourelle braquée sur... sur quoi, au fait? Certains camps sont entourés d'un cordon de troupes, d'autres non.

Je demande à Pépère ce qui se passe. Rien. Il ne se passe rien. Pourquoi devrait-il se passer quelque chose? Mais il a un air faux-jeton. Je donne un coup de coude à la Feignasse.

« Dis donc, René, ça pourrait bien être le commencement de la descente en vrille !

— Toi aussi, tu trouves que ça sent le roussi, hein ?

T'as entendu quelque chose, au sujet des Russkoffs?

Quels Russkoffs?

Ben, l'Armée Rouge, pardi! Ils bougent, ou quoi?

Rien entendu. »

On arrive à Zoologischer Garten. La grande magnifique colossale station. Enfin, c'était. Troufions partout, sacs de sable, canons antichars déployés derrière, bien assis sur leur longue queue qui s'ouvre en deux et s'arc- boute sur le pavé. La Feignasse me dit :

« Y a quéque chose qui va pas. Si c'est les Russkoffs qui s'amènent, alors explique-moi les canons, les blindés et.tout le bazar sont tournés vers Berlin? Vers le dedans de Berlin, je veux dire. Les Russkoffs, ils vont pas s'amener par le métro, quand même? »

Je me dis oui, tiens, au fait. Et puis, bon, la journée commence, déjà tâcher de trouver un rogaton à bouffer. On dirait qu'il va faire beau, sûr que les autres enfoirés vont en profiter pour venir nous balancer du phosphore sur la gueule.

Sur le coup de midi, pendant qu'on remue vaguement je ne sais quels décombres, Pépère discute avec un collègue à lui, ils parlent du coin de la bouche, l'air tellement mine de rien que ça pue le subversif à cent mètres. Il en oublie les choses sacrées, Pépère. Pas Viktor. Viktor gueule :

« Chef! Pause! »

Pépère sursaute, nous crie « Ja ! Ja ! Sofort ! Ein moment, Mensch ! » Et il replonge dans ses messes basses, l'air de plus en plus perturbé.

Viktor, il lui en faut devantage. Il hurle à plein gosier :

« Paouzé, Chef! Paouzé, ièb’28 tvaïou matj, ty svolotch! »

Pépère prend congé de son pote et rapplique, tout pensif. Il ordonne machinalement « Pause! », s'assoit sur un trognon d'escalier qui fut monumental et tire de son sac à dos une boîte à sandwiches.

Ah ! mais non. Il va pas se taper la cloche devant nous qui la sautons ! Viktor est le premier à réagir.

« Essen, Chef! Suppe! Im Rathaus! Gute Suppe! » Oui, mais, dans ce coin, il n'y a pas de distribution de soupe gratuite à la mairie, aujourd'hui. Au moins trois jours qu'il n'est pas tombé de grosses bombes sur le quartier. Pas de pot. Pépère nous explique ça. Viktor ne se connaît plus.

« Was? Nix Zouppé? Huh? Nix Zouppé? Scheisse, merdalorankoulétoikong ! Kong, kong, kong! Merdla- bite! Ièb' tvaïou matj nix Zouppé faichiermonkoul la merde, v'doupié, nix essen nix Arbeit, besser der Tod, kourrva iégo match ! »

Pépère devrait se fâcher, même s'il ne comprend pas tout. Il y a la mimique. Mais non. Il a cet air pétrifié... Il dit tout à coup :

« Kommen vir mal einen Stamm essen! » Allons nous taper un Stamm. Pépère ajoute : « Ich bezahle! »

C'est moi qui paie. Là, on n'en revient pas. Qu'est-ce qui lui arrive? La Wehrmacht a fait sa jonction avec les Japonais quelque part du côté de Calcutta, ou quoi ? On le suit dans une rue à l'écart, c'est un rez-de-chaussée pas complètement démoli, ils ont étayé ce qui en reste avec des bouts de madriers, cloué du carton aux fenêtres, l'enseigne est en miettes mais les morceaux sont restés en place, on y lit « Gasthaus » entre deux réclames pour la Schultheiss Bier. Nous voilà assis, tous les six, aujourd'hui on est six. La patronne, toute rose, tablier blanc amidonné impecc, nous demande ce qu'on veut, on dit « Stamm ! » d'une seule voix> et puis on dit « Malz! », c'est la bière brune sucrée, sans alcool, au goût de caramel et de réglisse.

Et voilà les Stamm qui arrivent, on s'empiffre le bon jus bouillant, elle nous demande si on veut du rab, tu parles si on veut ! Elle nous apporte même à chacun une tranche de pain noir mince mince. La nouba!

Pépère meurt d'envie de nous dire quelque chose qu'il sait, ça crève les yeux. Deux ou trois fois il'prend son élan, et puis non, il referme la bouche et secoue la tête.

Il paie, danke shôn — bitte schôn, aufwiedersehen, nous revoilà en-route pour nos grattouillis dérisoires. Mais Pépère, c'est plus fort que lui. Arrivés dans un coin désert, il s'arrête, nous donc aussi, coup d'œil à droite à gauche, il se penche vers moi, me souffle dans l'oreille :

« Der Fiihrer ist tôt! » Le Fiihrer est mort.

Ben, mon vieux... Effectivement, c'est une nouvelle. C'est donc ça qu'on vient de fêter! Je transmets aux autres. Les bouches s'arrondissent et restent comme ça, béantes. Pépère a l'air ni content ni pas content. Visage de bois. Simplement, il offre des cigarettes à tout le monde. René la Feignasse demande:

« Mais de quoi il est mort ? Il était pas malade... » Tonton découvre soudain l'ampleur des conséquences. Il dit à Pépère, tout excité :

« Alors, fini la guerre? Krigue fertiche? Fini les bombes ? Retour Pariss ? »

Pépère pas savoir, Pépère répéter ce que Kamerad dire à lui, Pépère emmerdé avoir trop causé, Pépère et sa foutue grande gueule...

On n'en tirera rien de plus. Tout en travaillant à réparer avec nos ongles les dégâts faits par quelques millions de tonnes de bombes américaines et britanniques de la meilleure qualité, on s'excite l'imagination sur la conjecture.

« Même si Chariot est mort, ça veut pas dire forcément la fin de la merde. C'est Goering qui prend la suite, automatique, et j'ai pas l'impression que ce gros con soit plus sentimental que l'autre gugusse. Et puis d'abord il est coincé dans le système, même s'il voulait arrêter il pourrait pas, il se ferait buter par les S.S... — Merde, n'empêche, ça en fait déjà un de moins ! Et le plus teigneux de tous ! Je voudrais bien savoir de quoi il est clamsé. Tu crois qu'il s'est fait descendre?

Par qui ? Tu vois d'ici un Chleuh descendre le Fiih- rer, toi ?

Peut-être qu'il a pris une bombe sur la gueule, après tout ?

Oh! dis, eh, pas de danger! Ces mecs-là, ça risque pas le bout du nez hors de leurs bunkers super-secrets. Oh ! pis, merde, on verra bien. Si ça se trouve, tout ça c'est rien que du courant d'air comme il y en a tant, vous excitez pas, les mecs, c'est pas encore demain que vous vous taperez un demi à la terrasse du Dupont-Bastille. »

C'est quand même curieux. On devrait voir des drapeaux en berne, des draperies noires avec des têtes de mort et des croix gammées d'argent, je sais pas, moi, entendre pleurer des trompettes et sangloter des trombones, enfin de ces choses tristes et grandioses qui se font quand meurt le Père de la patrie... Mais non. Au loin, sur les avenues, des bottes mâchent le pavé, des canons tressautent sur leurs pneus derrière leurs camions. C'est tout. Autour de nous, sur le champ de ruines, de vagues coups de pioche, quelques ordres placides.

Le soir descend. Pépère crie :

« Feierabend ! »

En route vers le S-Bahn Zoo. Tiens, les mitrailleuses au coin des rues ont disparu. Les canons et les blindés aussi. Les wagons sont bourrés de babas et de Franzosen harassés, d'Allemandes pâlichonnes, de mutilés de guerre, de vieillards récupérés au bord de la fosse. Seuls uniformes : des permissionnaires avec au bras la fiancée. Comme tous les jours. Rien de spécial sur les visages.

Au camp, personne n'a entendu parler de rien. J'épate bien ma baraque en leur annonçant la mort d'Adolf. On me prend bruyamment pour un con, ouah, dis, eh, ça se saurait! Pour les mitrailleuses aux carrefours, ça, oui, ils sont au courant, ils en ont vu à Treptow, mais pas de quoi s'affoler,, ça doit être des espèces de grandes manœuvres pour le cas où... Et bon, je ferme ma gueule, ils ont sûrement raison, et moi j'ai sommeil, moi.

C'est bien plus tard qu'on entendit parler de l'attentat du 20 juillet, de Hitler rescapé par miracle, du putsch presque réussi s'en était fallu d'un cheveu... Ainsi donc, tout ce jour-là, Berlin avait été aux mains des insurgés, les troupes qui montaient la garde aux carrefours et encerclaient les ministères étaient des troupes rebelles, leurs canons étaient dirigés contre les S.S.! Et nous, nous n'avions rien vu, rien compris... Comme Julien Sorel à la bataille de Waterloo... L'Histoire, si t'es pas un spécialiste, elle te passe au-dessus de la tête.


LA GRANDE PLAINE DE L'EST EUROPÉEN

FÉVRIER 45. Pour se réchauffer, on se répète que les Russes campent sur l'Oder. Qu'ils ont pris Kustrin, peut- être même Frankfurt. Que Stettin est assiégé. Si tout ça est vrai, ils sont à cinquante kilomètres de Berlin. Ils se regroupent avant la curée. On suppute, on essaie de faire la moyenne entre les bobards grisants et les communiqués officiels. Excités comme des poux! On met bout à bout toutes nos bribes d'allemand, toute la science de la chambrée, pour décrypter les filandreux comptes rendus du Berliner Tageblatt. On affûte notre sens critique de petits Français à qui faut pas la faire pour tâcher de lire entre les lignes.

« Das Oberkommando der Wehrmacht gibt bekannt... » Depuis deux ans, l'Oberkommando de la Wehrmacht communique toujours la même chose : en certains points du front, les invincibles armées du Reich se replient triomphalement sur des positions situées très légèrement en arrière par rapport à celles qu'elles occupaient hier. Ces nouvelles positions sont infiniment mieux conformées pour faire le plus de mal possible à l'ennemi. Notre foudroyante manœuvre de décrochage a déconcerté l'ennemi, lequel fonce tête baissée comme un gros con épais dans le piège diabolique et vient s'enferrer exactement à bonne portée de la contre-attaque préparée par les stratèges de la Wehrmacht suivant les directives personnelles du Fuhrer... » Ça me rappelle des choses. Des « routes du fer » définitivement coupées alors que les blindés allemands fonçaient à travers la Belgique. D'insolentes affiches « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! » alors qu'« ils » étaient aux portes de Paris...

Les commentaires des correspondants de guerre viennent étoffer un peu la sécheresse toute militaire du communiqué quotidien en décrivant la stupidité moutonnière des moujiks au regard de zombie qui manient leur fusil comme une massue, le tiennent par le canon et cognent avec la crosse, se font tuer comme à l'abattoir, courent au-devant des mitrailleuses en criant « Gourré! » (Hourra!), crèvent en telle quantité qu'ils sont obligés d'emporter des échelles avec eux pour passer par-dessus les monceaux de cadavres, encerclent stupidement les corps d'armée du Reich, font des prisonniers par centaines de mille à la fois, prennent les, villes les unes après les autres sans réfléchir, les pauvres niais, sans songer un instant qu'ils se jettent dans la gueule du loup! Naturellement, ces sous-hommes imbibés de mauvais alcool commettent sur les populations des atrocités ingénieuses que jamais aucun soldat au monde n'a commises, et surtout jamais aucun soldat allemand. Oh! mais, ils le paieront cher! La magnifique victoire que constitue la retraite élastique parfaitement réussie de la Wehrmacht remplit avec l'exacte perfection voulue par le Haut-Commandement que dirige le Fiihrer et avec une précision dans le temps qui fait l'admiration des connaisseurs le double objectif à elle assigné, à savoir : premièrement de faire éclater par l'exemple même à la face du monde civilisé la barbarie inouïe du judéo-bolchevisme et l'état de dégénérescence répugnant des peuplades slaves, deuxièmement de donner aux armes fantastiques. nées des super-cerveaux allemands le temps d'être opérationnelles.

Ces armes d'apocalypse vont entrer incessamment en action, on attend seulement le vrai bon moment de l'effet maximum, ce sera grandiose, New York, Londres et Moscou détruits en une seule fois, à distance, l'Armée Rouge tout entière soudée en une seule flaque de caramel brûlé... Le journal parle à mots couverts (secret militaire !) de rayon de la mort, d'ultrasons indécelables qui liquéfient le cerveau et font tomber l'acier en miettes, de champs de force électromagnétiques qui stoppent les moteurs des avions en plein vol et les font tomber comme des pierres, de tremblements de terre et de raz de marée artificiels capables d'engloutir un continent, de gaz qui rendent l'ennemi peureux, le font pleurer comme un enfant et réclamer sa maman, d'autres gaz qui paralysent, de microbes spécialement dressés pour ne mordre que l'ennemi... La science allemande national-socialiste est la plus forte du monde. C'est parce qu'elle est animée par un idéal. Elle attend son heure. Celle-ci sera terrible.

« Que nos ennemis bombardent donc nos villes, a ricané le Fuhrer devant le micro, ça nous fera du travail en moins ! De toute façon, nous avions l'intention de jeter à bas ces vieilles villes crasseuses suant l'esthétique judéo-ploutocratique petite-bourgeoise pour ériger sur leurs emplacements, les vertigineuses réalisations de l'architecture nouvelle, pur produit du génie créateur de la race allemande régénérée par le • national- socialisme. »

Les Allemands, gravement, passionnément, discutent ces perspectives grandioses. Ça aide à supporter. Car, à leur tour, ils font connaissance avec la faim. La trouille, ils ne l'ont pas encore. Pas vraiment. Le Fuhrer les a habitués aux miracles, ils attendent le miracle. Même les gigantesques affiches rouges et noires qui, partout, sur fond de flammes dévorantes, hurlent SIEG ODER BOLSCHEWISTICHES CHAOS! (La victoire ou le chaos bolchevique!) n'arrivent pas à leur faire prendre pleinement conscience des réalités. Au lendemain des bombardements tout spécialement sévères, la radio annonce aux Berlinois le déblocage d'une ration exceptionnelle de cigarettes, ou de cent cinquante grammes de saucisson ou de cinquante grammes de vrai café (« Bohnenkaffee ») ou d'un demi-litre de Schnapps. Je suppose qu'il existe quelque part une administration qui calcule ça, avec barèmes, tarifs, équivalences : vingt mille morts égalent dix cigarettes, par exemple. Sinon, le moral craque. Combien dites-vous, cette nuit? Neuf mille neuf cent cinquante morts? Ah! non, je regrette, au-dessous des dix mille, pas de cadeau. Et bon, faut croire que ça marche, puisque ça marche.

L'hiver 44-45 a été d'une férocité sauvage. Le thermomètre restait bloqué à moins vingt, descendait parfois à moins trente. Dans le camp, la ration de charbon a été réduite à trois briquettes de tourbe — ein, zwei, drei, los ! — par baraque et par jour. Nous complétons, en allant faucher du bois dans le tas de décombres que sont devenus les immeubles ouvriers jouxtant le camp. Rabotés à ras de terre en une seule nuit par des torpilles de quatre tonnes (quatre tonnes, c'est ce qu'affirment les prisonniers, les choses militaires sont leur spécialité.) Enfin, bon, les gravats sont hérissés de bouts de bois de toute sorte, solives, parquets, portes, meubles, on organise des expéditions la nuit, on fait la chaîne, on a bricolé un trou invisible dans la palissade, on a la trouille au cul, PLUNDERER WERDEN ABGESCHOSSEN, l'écriteau sinistre luit au clair de lune, crever pour des bouts de bois, merde, mais les gros cons à brassards ne se gèlent pas les couilles la nuit, pas de danger, et quant aux petits merdeux fayots de la Hitlerjugend, s'il s'en amène un ou deux on leur fera leur fête ni vu ni connu, et va donc raconter ça à tonton Adolf, graine de vipère! On planque le bois volé sous les paillasses, on entretient un feu d'enfer, le poêle est rouge sombre, des étincelles sortent par la cheminée, le Lagerfuhrer doit avoir d'autres soucis, faut croire.

Les queues ont fait leur apparition. « Bien fait pour leurs gueules! C'est' bien leur tour! » ricanent les copains. Ils en ont, de la chance, d'avoir ce sens du talion! Ça doit aider, je suppose. Moi, que les estomacs chleuhs pâtissent, ça ne remplit pas le mien. Voir crouler les villes allemandes, pleurer les mères allemandes et se traîner entre deux béquilles les mutilés de guerre allemands ne me console pas des villes françaises en ruines, des mères françaises en larmes et des Français hachés par la mitraille, bien au contraire. Toute ville qu'on tue est ma ville, toute chair qu'on torture est ma chair, toute mère qui hurle sur un cadavre est ma mère. Un mort ne console pas d'un mort, un crime ne paie pas un crime. Sales cons qui avez besoin qu'il existe des salauds pour pouvoir être salauds en toute bonne conscience... Mais je me répète, je crois.

Les gens dans les queues ont des- gueules vertes, des yeux bordés de rouge au fond de gouffres d'ombre. Les bombes tombent, et tombent, jour et nuit, à n'importe quelle heure, quel que soit le temps. Les sirènes ululent à contretemps, les alertes se chevauchent et se bousculent, le commencement de la suivante sonne avant la fin de la précédente, les tas de gravats tressautent sur place, il n'y a plus rien à démolir, rien que de la brique pilée à éparpiller, le paysage est nivelé, simplement les cratères changent de place.

La France est perdue, l'Ukraine est perdue, l'Italie, la Pologne, la Biélorussie, les Balkans sont perdus, les riches plaines à blé, les gras pâturages, les mines de fer et de charbon, les puits de pétrole sont perdus... Naturellement, quand l'Allemand jeûne, nous, on grimpe aux murs ! Nous sommes réduits à une soupe par jour. Les colis des familles, depuis longtemps déjà réduits à quatre par an afin dë ne pas encombrer le peu de wagons restant au Reich, ont complètement disparu à l'été 44, quand les Ricains eurent débarqué en France.

Plus de lettres, non plus. Ce qui se passe en France, on n'en a des aperçus qu'à travers Le Pont, journal imprimé à notre intention, qui nous décrit notre malheureux pays baignant — provisoirement, espère ardemment Le Pont! — dans le sang répandu à flots par les communistes déchaînés et par leur piteux otage, le fantoche traître félon ex-général de Gaulle. Les terroristes et les maquereaux surgis des maquis où les contraignait à se cacher la force tranquille de l'ordre allemand national-socialiste assassinent, incendient, violent, pillent, tondent les cheveux des femmes les plus respectables. Les nègres américains saouls et drogués ont fait de Paris un Chicago sans loi. Les juifs, rentrés dans le sillage des brutes yankees, tiennent avec arrogance le haut du pavé, régnent sur le marché noir et la politique, se vengent atrocemént de tous ceux qui se conduisirent pendant quatre ans en vrais Français patriotes conscients et responsables...

Ça nous fait marrer. On sait vaguement que Pétain et sa clique se sont sauvés en Allemagne, dans un bled nommé Sigmaringen, va savoir où ça se trouve. C'est eux notre gouvernement légal, il y a des ministres de ceci et de cela, de l'Intérieur, de l'Extérieur, des Colonies... Ils parlent de reconquête du sol national, rien n'est joué, l'Allemagne a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre... Guignols !

Oui, mais on raconte que Paris n'est plus que ruines, que les bombardements ricains ont tout bousillé, que les Chleuhs se sont battus maison à maison, qu'avant de partir ils ont foutu le feu partout et que, pour finir, les communistes, excités par les juifs, ont fusillé les parents des S.T.O. T'as beau te dire que c'est de la propagande grosse comme le gros cul de Goering, tu te demandes si tout au fond de l'exagération il n'y aurait pas un noyau de vérité et si tes vieux ne sont pas deux petites flaques noirâtres aplaties sous des tonnes de briques. C'est la forme la plus habituelle du corps humain, par les temps qui courent.

Les camps sont toujours là. Plus que jamais là. Un camp, c'est élastique. Une bombe sur un immeuble de brique, il y a du répondant, ça vole en éclats, c'est l'avalanche. Une bombe au milieu d'un camp, les baraques se couchent sur le côté, il suffit de les redresser. Le camp de Baumschulenweg a été trois fois jeté à bas et remis sur pattes. Il est toujours debout. Alentour, il n'y a plus rien.

Bien sûr, il arrive que les camps brûlent. C'est même spécialement à cet usage qu'ont été conçus les crayons incendiaires et les bombes au phosphore. Trois jours après, le camp est de nouveau debout, et tout neuf. Et purgé de ses punaises.

Les punaises. Les millions de punaises. Les invincibles punaises. J'en avais jamais vu, avant. Elles s'entassent en amas serrés serrés dans les fissures du bois, dans les replis de ta paillasse en papier. Tu regardes : rien. Tu regardes mieux : juste une mince ligne noire, une ombre à peine plus marquée, sans épaisseur. Tu n'y crois pas. Tu glisses une lame de couteau. Horreur. Ça bouge. La chair de poule te grimpe le long du dos. Il y en a, dans une fissure de quelques centimètres de long, des dizaines, des centaines, aplaties, écrasées l'une sur l'autre, tu n'en vois que la tranche, et voilà que ça se met à courir, mollement, dégueulassement, papattes grêles, antennes frémissantes, lourds ventres mous pleins de ton sang qu'elles ont pompé dans la nuit et qu'elles digèrent, qu'elles transforment en flaques de merde goudronneuse... Lutter? Impossible. Au début, on a essayé. On sortait tout dehors, on brûlait tout ce qui pouvait brûler, on promenait des torches de papier dans toutes les fissures. Périodiquement, en rentrant du boulot, on trouvait les baraques bouclées, sans qu'on nous ait prévenus, les portes et les fenêtres obstruées par des bandes de papier collant. Une violente odeur de soufre t'arrachait les poumons, des fumerolles bleuâtres fusaient par les interstices du bois. Tu dormais dehors, s'il faisait beau. S'il pleuvait, tu dormais dehors. Ou dans la tranchée-abri, mais c'était interdit, ou dans les chiottes si tu arrivais assez tôt et si tu supportais l'odeur.

Parlons des chiottes, puisque les voilà. Une baraque parmi les baraques, quinze mètres de long, sept ou huit de large, mais sans cloisonnement intérieur. Une porte à chaque bout. Au milieu, une fosse de deux mètres de large, longue de toute la longueur de la baraque, soit quinze mètres. Deux bons mètres de profondeur. Au milieu de la fosse, sur toute la longueur aussi, un madrier, soutenu tous les deux mètres par un madrier transversal. Tu enjambes la fosse, tu t'installes en équilibre sur le madrier central, tu t'accroupis au-dessus du vide, comme un perroquet sur son bout de bois, tout à fait ça, tu pousses ta crotte. Tu es rarement seul. Après la soupe du soir, les deux litres de liquide bouillant qui, brusquement, te dilatent la tripe font chasse d'eau. Le perchoir au-dessus de la fosse se garnit soudain d'une enfilade de petits oiseaux accroupis dans un cataclysme d'entrailles gargouillantes. Tous les sociologues vous diront que chier en groupe engendre la jovialité et resserre les liens tribaux. La conversation roule les éternels vannes où le génie des peuples a toujours glorieusement associé la merde et le sexe, ces deux voisins maudits hilares.

Naturellement, ça pue les trente-six mille fumiers, là- dedans, ça pue la merde et le désinfectant. Le désinfectant plus que la merde. Quand le tas atteint une certaine hauteur, on jette dessus quelques pelletées de terre. Quand la fosse est pleine à ras, on en creuse une autre plus loin et on transporte la baraque dessus. « On », c'est les Russkoffs. Esclaves des esclaves.

Les constipés, les dort-en-chiant, dont je suis, se retrouvent aux heures tranquilles sur le perchoir à perroquets, entre habitués, et élèvent le débat. La constipation porte à la philosophie, à moins que ce ne soit l'inverse.

Il est très courant de laisser choir son portefeuille dans la fosse, surtout lorsque le besoin te talonne. La poche-revolver bâille, voilà l'Ausweiss et les photos de famille éparpillés dans l'immonde ! Ça m'est arrivé plus d'une fois, à la grande joie des copains qui venaient comme à la fête assister à ma descente aux enfers, en slip, c'était assurément passionnant, je dégueulais à m'arracher l'âme, ces tonnes de merde froide autour de mes cuisses, on n'imagine pas, c'est pire que tout, et ensuite m'accompagnaient en fanfare au lavabo où, sous le maigre jet de la rampe à trous, je nettoyais mes jambes et mes trésors.

Un matin que j'étais en position sur. le perchoir, seul, repassant à haute voix la conjugaison de quelques verbes russes assez vicieux, il me sembla entendre, montant de l'abîme, un gémissement suivi de hoquets nettement humains. Je me penchai avec précaution, le moindre dérapage sur le madrier gluant pouvant me précipiter tête en avant dans l'horreur, et j'aperçus une forme courbée, dans la chose jusqu'au ventre, vomissant à corps perdu, tâtonnant l'air de ses bras, la tête casquée d'un épais cataplasme de merde, produit de mes chi- mies intimes, qui venait tout juste de prendre son envol et de s'abattre, à la verticale, sur la nuque, plof, du malheureux.

Je regardai mieux. C'était le pasta. C'est-à-dire le curé. Notre camp, béni du Ciel, a la chance de posséder un curé, ou presque. C'est un prisonnier « transformé », séminariste de son métier, et même presque prêtre, si j'ai bien compris, enfin un gars qui est qualifié pour dire la messe. Le dimanche matin, tous les Chouans de la Mayenne ainsi que quelques rares autres culs-bénits assistent au saint office dans un coin de la baraque qu'il partage, réglementairement, avec dix-neuf autres ex-prisonniers de guerre. Nous autres mécréants on l'appelle « le pasta », c'est ce que nos oreilles entendent quand les Allemands l'appellent « Pastor ». Pour le moment, il hoquetait et sanglotait, de honte plus que de dégoût. Ses longs bras palpaient l'air devant lui, on aurait dit un aveugle. Je demandai :

« Qu'est-ce que tu fous là-dedans, pasta? T'es tombé? » Silence farouche.

« T'as laissé tomber ton portefeuille, hein, c'est ça? Allez, dis-je, y a pas de honte. Si je peux t'aider... » Il finit par lâcher, lèvres serrées : « Mes lunettes! Tu m'as fait tomber mes lunettes. Sans lunettes, j'y vois rien, moi. Rien de rien. J'ose plus bouger.

— Ben, pleure pas, on va les chercher, elles peuvent pas être tombées loin, tes lunettes ! Pourquoi que t'as pas dit que t'étais là-dessous, aussi ? Je me serais mis plus loin.

Je voulais pas que tu me voies.

Eh ben, on peut dire que t'as réussi ! Tiens, les v'là, tes lunettes, juste là devant toi. Et ton livre de messe, il est là, un peu à gauche. »

C'était son livre de messe qu'il avait laissé tomber.

Je l'ai aidé à sortir de là, puis on est allés tous les deux à la baraque-lavabo se décoller la merde du corps. On se causait pas beaucoup avant, juste bonjour-bonsoir, mais depuis, plus un mot. Dès qu'il me voit, il rougit et regarde ailleurs. Pourtant, une aventure comme celle-là, ça aurait pu être la naissance d'une grande amitié, ça aurait pu.

*

Les lavabos, c'est aussi une baraque standard, parcourue tout du long en son milieu par une étroite auge de fer étamé avec au-dessus, à hauteur de lave-mains, un tuyaù percé de petits trous. Si tu veux te laver, tu tournes le robinet placé en bout de tuyau, l'eau jaillit en mince filet de tous les petits trous à la fois, ça pianote sur le truc étamé un très joli air de banjo, très guilleret. C'est la seule source d'eau du camp. Pas de douches, naturellement. Glaciale l'été, glace tout court l'hiver : gelée dans le tuyau jusqu'au printemps. A moins que le Lagerfuhrer n'envoie le matin de bonne heure le Polonais préposé à ça promener une lampe à souder tout le long du bazar, tu te débarbouilleras à l'usine, à la sauvette.

Quarante types à la fois peuvent se laver, il y a quarante trous. L'eau est froide, le savon rare (une minuscule savonnette par mois, contenant moitié d'argile, qui se délaie sans mousser, on préfère se la garder pour la lessive). Heureusement, le Français se lave peu.

La lessive, ça se fait bouillir dans un seau. Oui, mais de seau, on n'en a pas. Alors on fauche celui du Feuerschutz, la défense contre l'incendie, qui est censé se trouver, plein en permanence, avec sa pompe à main, le bac de sable et la pelle, à la porte de chaque baraque. Très difficile à se procurer : il est toujours en main. Dans un grand élan de pureté, un type décide de laver son linge. D'abord, mettre à tremper. C'est un bon début. Le type tasse le linge dans le seau, remplit d'eau et glisse le tout sous son châlit. Le dissimule derrière un amoncellement de bricoles, tu vas voir pourquoi. Le lendemain, il fera la lessive, il en est d'avance tout ragaillardi tout content de lui. Se sent déjà purifié. Le lendemain, il se dit bof... Le surlendemain aussi. Et le temps passe.

Tu veux faire ta lessive. Tu commences par chercher le seau. C'est-à-dire par fouiller sous tous les lits. Attendre que chaque type soit aux chiottes pour pouvoir fouiller, autrement il permet pas. Tu finis par trouver le seau, supposons. Tu le tires au jour. Bourré bousouflé d'une effroyable pourriture. Tu vides par la fenêtre l'eau croupie et toutes les bêtes innommables nées de la crasse macérée, tu vas au lavabo remplir le seau, ça peut faire plusieurs centaines de mètres, ça dépend à quel bout du camp tu loges, tu rinces le seau, tu ramènes de l'eau claire, tu mets à tremper tes loques précieuses. Ah ! oui : le linge de l'autre feignasse, trempé dégoulinant grouillant puant, tu le remets où tu l'as pris, mais sans le seau. L'heureux propriétaire s'en apercevra, ou ne s'en apercevra pas. Et bon, après vingt-quatre heures de trempette cachée sous ton lit, ta crasse commence à se décoller. Tu as mis de côté un petit tas de cendres de bois prélevées au bas du poêle. Tu les verses dans le seau, tu mélanges bien, tu poses ça sur le poêle. Ça bout. Et ça bout. Chassée de la fibre par la gentille potasse des cendres, la crasse monte et s'agglomère en croûte que secouent les grosses bulles de vapeur. Il se peut qtï'alors une association d'idées se fasse quelque part dans l'agile cerveau du précédent détenteur du seau, lequel t'interpelle dis donc fumier, et qu'au bout de tout ça il y ait de la bagarre, du seau de lessive viré du poêle à coups de tatane... Il se peut que le Lagerfuh- rer ou bien les pompiers du quartier en visite d'inspection s'aperçoivent que le seau n'est pas à sa place réglementaire, d'où recherches, découverte, éparpillement du linge à la volée sur le mâchefer, réintégration du seau dans ses fonctions officielles et punition générale pour la chambrée.

Mais si tu as bouilli ta lessive sans encombre — ça arrive —, tu l'emportes à la baraque-lavabo et tu la frottes comme tu l'as vu faire à ta maman, avec la petite savonnette de terre glaise au lieu de savon de Marseille. Il en sort un jus épouvantable, tu te sens hygiénique jusqu'à l'héroïsme, tu étends ton linge tout propre au-dessus de ta paillasse, sur une ficelle, il y a très peu de place mais bon, on y arrive. En voilà bien pour six mois.

On peut aussi ne jamais laver, ne jamais se laver. Il y a la manière. J'ai vu des gars qu'on portait de force sous la flotte, qu'on foutait à poil et qu'on récurait avec du sable, comme des casseroles, tant ils puaient, les pauvres vermines. D'autres portent leur crasse avec une arrogance de boyards, tel Fernand Loréal, dont le short figé de graisse et de suint constitue un des pôles d'attraction de notre piaule, célèbre dans tout le camp et jusque chez les Russes.

*

A part les punaises, les petites bêtes ne nous tourmentent pas trop, ce qui est assez étonnant. Jamais de puces. Parfois des poux de corps, qui entraînent sur-le- champ la désinfection de tout le contenu d'une baraque, nommes et effets. La hantise des poux ronge les responsables. Un pou, ça peut être le départ d'une épidémie de typhus, ce fléau des camps29.

On arrive à maîtriser le pou, tout au moins à«4e tenir en respect. La punaise, jamais. Renaît de ses cendres, comme si de rien n'était. La nuit, elles nous courent dessus avec leurs millions de petites pattes répugnantes. Nous sucent à blanc. On est tellement crevés qu'on finit par dormir quand même. Elles ont toutes les ruses, les salopes. Je dors sur le dos, la bouche ouverte. Une abominable odeur me réveille : une punaise, plongeant sur moi depuis une poutre, m'est tombée droit au rond de la gorge, et là, dans sa détresse, elle gigote et lâche tout le jus dégueulasse qui gonfle ses glandes à jus. Ça me pue la punaise écrasée plein les naseaux, je la sens s'efforcer de prendre pied sur mon amygdale, mes cheveux se dressent droit en l'air... Si tu te les écrases dessus à coups de gifle, l'odeur te révulse. Vaut mieux les oublier. Ce qu'on arrive très bien à faire, à la longue.

Quand le camp a été jeté par terre, la première fois, une partie d'entre nous a été évacuée, le temps de le remettre debout, dans un camp situé non loin de là, dans la Scheiblerstrasse, c'est une rue tranquille quelque part entre Baumschulenweg et Schôneweide. Un côté du camp est bordé par un canal qui se jette, un peu plus loin, dans la Spree. Ce camp appartient à une autre firme. Il est moins brutal que le nôtre, d'allure moins pénitentiaire. Si l'on y chie toujours en famille, du moins est-ce sur des sièges séparés. Il y a même une douche. Les Lagerfùhrer — ils sont deux qui se relaient — ne prennent pas les choses trop au tragique, surtout ne se prennent pas pour des S.S., malgré l'uniforme. Les gars de l'autre firme se serrent un peu, on nous répartit dans les espaces vides.

De l'autre côté du canal, juste en face, on voit un autre camp, un camp de Russkoffs, très grand, grouillant.

Une nuit d'entre les nuits, nous émergeons de la tranchée, l'arrosage a été terrible. Le camp russe flambe. A vingt mètres de nous, le pont par lequel la Kopenicker Landstrasse enjambe le canal a été entièrement détruit, et comme il a fallu pas mal de bombes pour atteindre le but, tout le quartier a de nouveau été chamboulé. C'est miracle que nos baraques n'aient rien, ou presque : carreaux cassés, débuts d'incendie qu'on maîtrise vite.

Mais le camp de l'autre côté de l'eau, le camp russe? Ça ne va pas du tout. L'incendie est plus fort qu'eux, ça ronfle de plus en plus furieusement, on les voit s'agiter et gueuler, petits machins noirs sur fond de brasier rouge, il y eh a qui jaillissent des baraques en flammes, qui courent et flambent en courant, il y en a qui essaient de retourner dans le feu, sans doute qu'ils veulent sauver des leurs restés bloqués là-dedans.

Pierre Richard, Paul Picamilh, Bob Lavignon, Raymond Launay, Marcel Piat, Louis Maurice, Fernand Loréal, Auguste, Cochet, Burger, moi-même, enfin toute la vieille baraque, quoi, toute la fine équipe, on fonce ensemble pour donner un coup de main à ces gars. La porte du camp s'ouvre en haut d'un escalier de bois, le camp se trouve en contrebas de la rue. Je grimpe en tête, je me cogne à quelque chose. Je lève le nez : un revolver. Ça, alors !

A l'autre bout du revolver, le Lagerfuhrer. Les autres m'arrivent derrière, n'ont rien vu, me poussent sur l'engin, me houspillent :

« Qu'est-ce que tu fous ? Ouvre la porte ! »

Et puis se rendent compte de la chose. Le Lager- fuhrer gueule :

« Où croyez-vous aller, comme ça ? »

Je gueule aussi :

« Aider les gars d'en face, pardi !

Nein ! Sie bleiben hier ! »

Vous restez ici... Qu'est-ce qui lui prend ? Je le croyais plutôt brave mec. Pierre Richard crie :

« Vous êtes fou, ou quoi ? On va pas regarder ces gars brûler tout vivants et rester là à rien foutre ! »

On le rejette sur le côté. Marcel Piat tourne la poignée. La grille est fermée à clef. Le Lagerfuhrer tire un coup en l'air.

« Hier bleiben, habe ich gesagt !

Mais, bon Dieu, on veut pas se sauver! On va donner un coup de main aux Russes et on revient ! Vous feriez mieux de venir avec nous, merde !

Zurûck bleiben ! »

Fermé comme une huître. Paul Picamilh me tire par la manche.

« Regarde un peu. »

Ce camp n'est pas clos d'une palissade opaque, mais d'un grillage, comme d'ailleurs le camp russe en flammes. Et de l'autre côté du grillage, sur le trottoir de la Scheiblerstrasse, des silhouettes en uniforme sont là, jambes écartées, revolver au poing. Qu'est-ce que ça veut dire?

Le Lagerfiihrer voit qu'on a vu. Il se radoucit.

« Also. Verstanden? Nun, zuruck bleiben, brav und ruhig. Gut? »

Pendant ce temps, l'incendie ronfle et crépite, les flammes se tordent haut en l'air. Les Russes ne courent plus dans le brasier, ils sont massés devant, contre la grille, et regardent, et gémissent, et hurlent, et se jettent par terre. Et tout le long de leur clôture, sur l'étroit sentier à pic au-dessus du canal, les silhouettes noires sont là. Les bottes luisent, bien astiquées.

Et nous, comme des cons. Accrochés à notre grillage, ne comprenant rien à ce qui se passe. Le feu tombe vite, des baraques en lamelles de sapin c'est l'affaire d'une bouchée, il ne reste que des braises qui palpitent dans le vent, à ras du sol. Un brouhaha monte du troupeau frileusement serré... On en parlera entre nous, quelque temps, et puis, les choses vont tellement vite... Je voudrais quand même bien comprendre ce qui s'est passé. J'en parlerai à Maria.

*

Une autre terrible nuit. Cette fois, ce sont les maisons en face du camp qui flambent, les beaux immeubles bourgeois alignés sur l'autre trottoir de la Scheiblerstrasse. Toutes les maisons, sur toute la longueur de la rue, plusieurs centaines de mètres. A peu près épargnées jusqu'ici, elles y seront passées en une seule fois.

Il ne s'agit plus de baraques de sapin, mais de belles grosses lourdes maisons de sept étages, avec des reliefs en pierre sculptée, des ornements en céramique de couleur, des balcons en fer forgé. L'incendie dévore à plei- nés mâchoires, les vitres pètent, quand le feu atteint une cage d'escalier cela fait cheminée, une cheminée colossale, d'un seul coup les flammes jaillissent en gerbe du toit, les tuiles cascadent, le ronflement devient ouragan, on entend à l'intérieur les étages crouler sur eux-mêmes et s'écraser dans les caves.

Il doit se trouver des poètes pour trouver ça « sauvagement beau »... Je suis glacé. De peur. De dégoût. De rage. Les habitants de ces immeubles sont là, plantés sur le trottoir le long du camp, à regarder brûler leurs maisons. Hébétés. Nous regardons aussi, mêlés à eux. Cette fois, on ne nous a pas empêchés de sortir. Il ne manque pas de cons pour ricaner en douce. Bien fait pour leur gueule! L'ont bien cherché! Gningningnin... Et bon, on peut rien foutre, quoi. Que regarder. Un vieil homme-dit sans conviction que les pompiers vont arriver. Une jeune femme hausse les épaules. Les pompiers ! Combien de milliers de maisons sont-elles en train de flamber en ce moment même dans Berlin ?

Cette fois encore, nos baraques n'ont pas trop dérouillé : quelques crayons cracheurs de feu vite étouffés sous de frénétiques pelletées de sable. Nous rôdons autour des baraques pour déceler la braise qui couve en traître et écraser la flammèche en quête d'aventure.

Deux types surgis de je ne sais où s'amènent sur nous, des types à casquettes hors-bord, sanglés dans des uniformes, va savoir quels uniformes, ils en ont tant, et d'ailleurs je m'en fous. Ces deux mecs gueulent je ne sais quoi, ils ont l'air à cran, à leur place je serais pas content non plus, voir flamber sa ville sous son nez ça fait jamais plaisir.

Ma parole, mais c'est à nous qu'ils en ont ! Pas moyen de comprendre, l'incendie couvre tout, alors ils parlent avec les mains, poussent vers la porte du camp ceux qu'ils raflent en chemin. « Los! Los! » Ça, je l'entends quand même. Ils veulent qu'on rentre, c'est ça? C'est qui, ces grandes gueules? Des flics? Des S.S.? La Gestapo? Des sales cons, en tout cas, la main prompte à dégainer le pétard. Bon, bon, on y va. On y va, mais sans se presser. Ça se dandine au portillon. Des ricanants les regardent droit dans les yeux, au passage, bien leur montrer que plus ils en chient plus ça nous fait du bien. On gagne la guerre comme on peut. Moi, je vois pas l'intérêt d'aller tirer les moustaches au tigre, mais moi je suis un pacifiste, un dégonflé.

Les deux zigotos s'énervent, veulent hâter le mouvement. Comme je passe la porte, il m'arrive dans le dos un paquet de gars brutalement poussés. Je suis un dégonflé, mais un dégonflé violent. Je me retourne, prêt à cogner, juste derrière moi il y a mon copain Burger, un doux intellectuel à lunettes, brun, tout frisé. Il leur parle, aux deux terreurs, Burger. Il leur dit, posément, en bon allemand bien articulé :

« Enfin, quoi, ne poussez pas comme ça ! Nous sommes des hommes, pas des chiens. »

Qu'est-ce qu'ont bien pu comprendre ces abrutis? Les voilà qui tordent la gueule, révulsés de haine, qui empoignent aux épaules le gars Burger, qui lui crachent sous le nez :

« Was ? Was hast du gesagt ? »

Burger répète. Et se prend deux baffes sur la gueule. J'ai pas le temps de me rendre compte que le voilà soulevé de terre et embarqué par les deux connards qui lui bourrent la tête de coups de poing et le cul de coups de botte. On veut leur courir après, leur expliquer, il y a un malentendu, Burger est le gars le plus paisible du monde ! Nos Lagerfuhrer nous barrent le passage. « Ça suffit, rentrez, c'est rien, je m'en occupe! » Celui qui a dit ça a eu l'occasion de me prouver qu'il ne parlait pas pour ne rien dire.

*

C'était un soir. J'avais dû passer à l'usine, à Treptow, au lieu de rentrer directement au camp raccompagné par Pépère. Une histoire de timbre d'Ausweiss à régulariser. L'Ausweiss, une petite carte délivrée par l'employeur, n'est pas seulement un laissez-passer pour circuler dans l'usine et dans le camp, c'est surtout le seul papier d'identité qui soit pris au sérieux par les autorités et la flicaille. Le fameux passeport rouge plein de tampons n'a aucune valeur. L'Ausweiss est la marque de notre appartenance à un maître. Ce maître est responsable de nous. Sans Ausweiss en règle, nous sommes du gibier de Gestapo. L'Ausweiss porte un timbre que l'on change chaque mois. Ce mois-là, mon timbre s'était coincé dans un service, j'avais dû passer le chercher à l'usine. Je rentrais au camp par le tramway, le long de la Kôpenicker Landstrasse. Le tram était bourré, normal à cette heure. Sur la plate-forme, ça cahotait sec. A chaque arrêt, impossible de me retenir, je recevais un paquet de foule dans le dos et je plongeais, légèrement, vers l'avant. Et je heurtais, légèrement, un escogriffe en uniforme, eux et leurs uniformes! La première fois, l'escogriffe me grogne je ne sais quoi, je ne comprends l'allemand que si l'on me cause tout doucement, tout gentiment. Je présume quand même qu'il me prie de ne le plus heurter, ce que je me promets de faire. A l'arrêt suivant, je me cramponne, mais, bing, tout le paquet m'arrive, je plonge, je heurte. Légèrement. Très, très légèrement. Il me foudroie. Je fais une grimace navrée, beurrée d'excuses très humbles. Au troisième arrêt, je lutte vraiment de toutes mes forces, mais rien à faire, quand t'es en porte à faux t'es en porte à faux, je reheurte. A peine à peine. Je souris comme on sourit chez nous dans un tel cas, connivence amusée, ça finit par devenir marrant notre histoire, vous voyez le sourire. Lui hurle à se retourner les poumons, agite la main pleine de menaces, gonfle du cou, devient rouge homard tavelé de violet vinasse. Tu parles d'un sanguin ! J'attends le quatrième arrêt avec résignation, et de toute façon c'est le mien, Baumschulenweg, c'est là que je descends. Et bon, même jeu... Mais là, à peine l'ai-je effleuré que ce grand corniaud me balance une paire de baffes. Comme ça, devant tout le monde. Nom de Dieu ! Ne me faites jamais ça.

La fureur noire me brouille la tête, je joue des coudes, je me taille un trou, je vire tout le monde de la plate-forme, sauf Tête-de-Homard, je me veux de l'aise, et là je lui place un gauche-droite pif-paf sur le tarin sur l'œil, il titube chancelle recule jusqu'à ce qu'il se cogne dans l'angle, c'est juste ça que je veux, le voilà coincé tout droit bien à ma main, je te lui ai laissé aller une de ces avoines ! Ils se sont mis à quatre ou cinq pour m'ar- racher de là, m'ont jeté sur le trottoir, mais j'avais eu le temps de lui renfoncer la façade à l'intérieur de la gueule bien bien. Au fur et à mesure que je cognais, il descendait le long de l'angle dièdre du coin du truc comme un ascenseur dans sa cage, et moi je le suivais dans sa descente. Je me demande d'où ça me vient, cette sauvagerie? C'est qu'après des coups pareils je suis pas fier de moi, pas du tout.

Enfin, bon, parmi les intercesseurs il y avait deux Schupos, ils m'ont alpagué chacun par un aileron tandis qu'on relevait ma victime, qu'on la requinquait, qu'on lui ramassait sa belle casquette, et nous voilà en route pour le commissariat de Baumschulenweg, le long de la Baumschulenstrasse, moi devant, drapé dans mes loques et mes bouts de ficelle, encore tout bouillant de rage, coincé entre deux Schupos, lui derrière, la gueule ravagée, le nez pissant le sang, des mégots et des tickets de tram collés à son uniforme caramel. Il me semble qu'il était caramel.

Le flic derrière le bureau enregistra la déposition du gars, et quand ce fut mon tour il me dit « Du, Maul zu! », ta gueule, toi, et me fit boucler en cellule.

Il est venu me chercher au matin, m'a fait asseoir et m'a dit :

« Tu sais ce que tu as fait? » J'ai baissé la tête, l'air aussi con que je pouvais. « Ce type, il est de la Gestapo, tu l'as vu, non ? » Non, j'avais rien vu. J'ai jamais été foutu de distinguer un caporal-chef d'un vice-amiral, en France. Alors, ici...

« Ecoute, tu habites ici, à Baumschulenweg, dans le camp de la Scheiblerstrasse, hein? Le Lagerfiihrer m'a donné d'excellents renseignements sur toi, tu es sérieux, travailleur, alors, bon, on n'en parle plus. Mais ne fais plus le con, ça vaudra mieux. »

Il m'a cligné de l'œil. Me voilà dehors. Je voyais pas du tout les choses comme ça, tout au long de cette putain de nuit... Je cavale au camp, le Lagerfiihrer me fait signe d'entrer dans sa baraque, il devait me guetter, il me tape dans le dos, m'offre du café et une tartine, et m'explique le coup.

Les hommes de la Schutzpolizei, les flics traditionnels, détestent les types de la Gestapo, qui les méprisent, leur ôtent les affaires intéressantes et les relèguent à la circulation. Ils en ont peur, comme tout le monde, mais sont tout prêts à leur tirer dans les pattes, et c'est ça ta chance. Tu parles s'ils ont rigolé quand ils ont vu comment tu avais arrangé ce grand con ! Toi, une pauvre merde française, soit dit sans te vexer! Et à moi aussi, ça m'a fait du bien.

Un sacré pot qu'ils soient allés demander les renseignements à ce Lagerfiihrer, qui ne me connaît pas, au lieu de les demandér à Herr Millier, chez Graetz, à Treptow, ainsi qu'ils auraient dû le faire! Là-bas, je suis classé comme feignant, subversif et saboteur, j'ai déjà reçu deux avertissements écrits me promettant la Gestapo à la prochaine incartade... Un sacré pot, oui.

J'espère donc que ce Lagerfuhrer va se démerder pour arracher Burger des pattes de ces grosses brutes, quelles qu'elles soient30.

Cette fois, le choc est imminent. Berlin s'installe dans l'état de siège. Les trois quarts des usines sont détruites, mais la plupart avaient été évacuées en province, surtout vers le Sud, en Bavière, en Autriche. Une partie des machines et du personnel de la Graetz, ceux de la branche mécanique de précision et électronique, qui fabriquent surtout des postes de radio pour parachutistes, sont partis pour Bregenz, au bord du Rhin, près de la frontière suisse. La tête bourdonnante de projets d'évasion, bien sûr. Parmi eux, Pierre-Tête-de-Cheval et Raymond Launay. Et ils l'ont fait! Ils ont soigneusement préparé leur coup, ont rampé une nuit jusqu'au Rhin, se sont glissés doucement dans l'eau et ont nagé comme des dingues. Le Rhin, à cet endroit, est un gros torrent sauvage et glacé. Ils ont failli être emportés par le courant, se sont fait tirer dessus par les sentinelles allemandes, ont quand même réussi à aborder de l'autre côté, sur la rive suisse, très en aval, à moitié gelés, mais bon, c'était fait. Pierre et sa Klavdia travaillaient dans le même atelier, avaient donc été transportés ensemble à Bregenz. Pierre a dit à Klavdia de l'attendre, quoi qu'il arrive, de ne surtout pas bouger de là, de se planquer s'il le faut, parce qu'il reviendra la chercher, rien ne l'empêchera31.

*

Une chose remarquable, et que nous ne manquons pas de remarquer, est la relative immunité dont semblent jouir les usines, surtout les grosses. Sans parler de la Graetz, pourtant vouée aux fabrications de guerre et qui, bien qu'un peu écornée par-ci par-là, continue à pondre ses fusées d'obus à pleins wagons, il y a en face du camp, de l'autre côté de la Spree, sur les hauteurs entre Ober Schôneweide et Karlshorst, une centrale électrique qui fournit le courant à toutes les usines du coin. Ses cheminées crachent tant que ça peut. La nuit, le ciel, au-dessus, est en permanence illuminé, ça fait une coupole rose qui se voit de très loin. Or, bien que le coin ait été pilonné à maintes reprises, la centrale est toujours là, intacte parmi les ruines, et crache imperturbable sa fumée, et illumine les nuits de son halo rose. Lors des premiers grands bombardements de nuit, alors que, en dépit du Lagerfiihrer et de ses clebs, nous restions dehors, le nez en l'air, à regarder s'entrecroiser les faisceaux des projecteurs, descendre lentement les grappes de fusées éclairantes multicolores et dégringoler les avions en flammes, nous attendions éperdument le coup au but qui éparpillerait cette saloperie de centrale. Mais non. Les rangées d'immeubles s'abattaient, les vénérables sapins du Treptower Park volaient haut en l'air avec leurs racines, la centrale, tranquille, rougeoyait. On se disait quels cons, ce qu'ils visent mal ! On se dit aujourd'hui que les choses ne sont sans doute pas aussi simples, que les cons, c'est nous, et aussi les aviateurs, et aussi les troufions chleuhs, et aussi les civils chleuhs, tout au moins les minables... Siemensstadt, l'énorme complexe industriel de la firme Siemens, une ville entière d'usines, de bureaux, de logements ouvriers et de baraquements implantée dans les bois tout à fait à l'Ouest, au-delà de Charlottenburg, tourne à plein régime. Oui... Tout le monde sait ça, tout le monde voit ça, c'est l'éternelle histoire des aciéries de Wendel jamais bombardées pendant toute la Grande Guerre et fournissant de l'acier à canons aux Allemands comme aux Français, l'éternelle même vieille histoire pourrie que tout le monde sait et que personne ne veut savoir, tout juste bonne à nourrir les déconnages d'ivrognes accrochés aux zincs des banlieues à pauvres... Si on commence à s'étonner, on n'a pas fini.


SIEG ODER BOLSCHEWISTICHES CHAOS32!

BERLIN se prépare à l'assaut. Plutôt dans le style héroïque tasse de thé que sombre désespoir. Je crois qu'ils ne se rendent pas vraiment compte. Les villes avant de tomber, ne se rendent jamais vraiment compte. Paris, en juin 40, goguenardait et attendait le miracle. Les peuples, c'est lent à se mettre dans le coup.

Des murailles de sacs de sable s'édifient en des endroits dont je ne comprends pas pourquoi là plutôt qu'ailleurs, j'espère que les spécialistes responsables comprennent, eux. Des canons antichars sont en batterie sur la Kôpenicker Landstrasse ainsi que sur les autres artères qui viennent de l'Est. Les convois militaires roulent jour et nuit.

Fini les gravats. Toute la ville n'est plus que gravats. Ils baissent les bras. Avec les autres arsouilles, je creuse maintenant des fossés antichars tout autour de Berlin, un jour ici, un jour là, on te fait abandonner le tronçon commencé pour en commencer un autre ailleurs, cherche pas à comprendre.

C'est un boulot facile, du sable partout. Comme à la plage. Pas besoin de piocher, tu creuses à la bêche, comme tu retournerais ton carré de radis. On descend comme ça à trois mètres de profondeur, le fossé a trois mètres de large au ras du sol. Le sable extrait du trou est disposé en talus le long du fossé. Je n'ai jamais eu autant l'impression de faire quelque chose de dérisoire. Si vraiment des fossés peuvent arrêter des chars, pourquoi donc ont-ils laissé les chars russes arriver jusque-là ?

L'emmerdant, c'est la faim. Fini aussi, la chasse aux croûtes de pain sous les décombres! Mais j'ai trouvé une autre source de calories. Jean, un prisonnier — c'est tout ce que je sais de lui, son prénom : Jean —, un Jurassien à la belle gueule tourmentée, m'échange ma ration de cigarettes contre des patates. Ça, c'est le pactole!

Les prisonniers de guerre jouissent dans l'usine d'un statut spécial. Tacite, mais respecté. Autant les Allemands n'ont pour nous, graine de prolos français, que méfiance et mépris, autant ils vouent aux prisonniers français une chaleureuse estime. Honneur au loyal adversaire tombé, tout ça tout ça. Les prisonniers étaient là longtemps avant nous. Les conventions internationales interdisant de les employer à des tâches de guerre, ils conduisent les camions de ravitaillement, manœuvrent les petits véhicules électriques qui, dans l'usine, transportent de la réserve aux cuisines les sacs de patates et d'autres comestibles, manipulent à longueur de journée ces fabuleuses denrées qui nous rendent fous de convoitise. La confiance des Allemands est d'ailleurs bien placée. Les prisonniers se servent, bien sûr, mais ça reste discret.

Vers la fin de 1943, si je me rappelle bien, ils leur ont joué un sale tour, aux prisonniers. La fameuse « relève » tant prônée par Vichy : « Va travailler en Allemagne, tu libéreras un prisonnier ! » avait, je l'ai dit, abouti à un fiasco. Il avait fallu instituer le ramassage forcé : le S.T.O. Qui avait submergé l'Allemagne sous une main-d'œuvre maussade, faiblarde, tire-au-cul dans la plupart des cas. Alors ,qu'on avait sous la main les deux millions de prisonniers, deux millions de gaillards dans la force de l'âge, formés à la discipline militaire, bien encadrés, et qu'on ne pouvait utiliser qu'à labourer les champs, traire les vaches, balayer les rues, transbahuter des sacs de patates sur des petits chariots ou tendre les mains po„ur aider l'épouse du chef du camp à dévider de la laine, si c'est pas à vous fendre le cœur, un gaspillage pareil !

L'idée vint-elle des Allemands ? Vint-elle des gens de Vichy? Elle vint. Un beau jour, les journaux annoncèrent en triomphe : « L'Allemagne magnanime libère tous les prisonniers de guerre français, belges, hollandais et luxembourgeois! » Coup de tonnerre. Les kakis se voyaient déjà rentrant au pays, versant les douces larmes des retrouvailles, se faisant dorloter par l'épouse fidèle, plongeant son soc à soi dans son lopin à soi...

En fait, voilà : ils étaient tous libérés, c'est-à-dire n'étaient plus considérés comme prisonniers de guerre, c'est-à-dire étaient redevenus de simples civils, des civils dans les limites d'âge du S.T.O. Les conventions internationales concernant les prisonniers de guerre ne s'appliquaient plus à eux. On pouvait donc les employer à des travaux vraiment sérieux. Fabriquer des obus, par exemple. Ce qui fut fait. On les laissa dans leur camp chaque fois que cela s'avéra plus commode que de faire autrement, simplement ce ne furent plus des camps de prisonniers mais des camps de travailleurs forcés. Les prisonniers travaillant pour la Graetz, qui appartenaient auparavant à un Stalag des environs, furent ramenés dans notre camp, où l'on érigea pour eux quelques baraques à l'écart des autres. On leur distribua de vieux vêtements civils33, et bon, quoi.

Ils faisaient une drôle de gueule. Naturellement, ils pouvaient refuser d'être « transformés » — c'est l'expression qui devait prévaloir — mais on leur laissa entendre que ce serait la fin de la belle vie, qu'ils devaient se préparer à des tracasseries, et qu'au moindre prétexte le Strafkommando et la forteresse apparaîtraient dans le paysage.

Enfin, bon, les prisonniers de la Graetz furent « transformés », ce qui ne changea d'ailleurs rien à leurs fonctions dans l'usine, ils s'y étaient trop bien intégrés, ils étaient d'ailleurs peu nombreux, on n'allait pas tout chambouler. Nous nous foutîmes raisonnablement de leurs gueules, sans trop appuyer.

Jean est prisonnier, même si « ex- », donc Jean a la confiance, les Werkschutz de la porte ne lui font pas ouvrir sa musette. Sa musette pleine de patates chipées à la réserve. Qu'il m'apporte à la baraque. J'en file la moitié à Maria. Le reste, je me l'empiffre avec Paulot Picamilh, nous avons décidé de faire popote pour le meilleur et pour le pire. Deux ou trois fois par semaine, on se fait péter la peau du ventre à force de patates, c'est bien notre tour. Les autres ont maintenant leurs combines. Marcel Piat se fait dorloter par la maman d'Ursula, une petite Allemande de seize ans, brune, avec une de ces têtes de chat comme quand elles se mettent à avoir des têtes de chat. Ils s'adorent, il l'emmènera en France, c'est juré34.

Défendre Berlin est l'affaire de tous. D'ailleurs, le national-socialisme n'a-t-il pas rendu tous les Allemands égaux devant le Fiihrer ? Il est donc décrété que tous les Berlinois valides, sans distinction de rang, de fortune ou de sexe, doivent, sous la direction de leurs chefs d'îlot, aller le dimanche creuser des fossés antichars.

Ce dimanche-là, toute la firme Graetz A.G. est alignée sur la plaine immense, et elle creuse. L'ambiance est joviale, très partie de campagne. Herr Graetz en personne, l'héritier du nom, le rameau fleuri de la dynastie, est là, bêche en main, de fort bonne grâce, ma foi, et aussi Frau Graetz, qui ne perd pour autant rien de sa naturelle distinction. Le vent aigre de cette queue d'hiver avive les joues de ces charmants vieillards. Herr Millier creuse aussi, un sourire amusé en coin de lèvres. Tout ce monde est en tweed vert pomme et pull à col roulé, botté, bien sûr. Herr Muller porte culottes de cheval, casquette de ski et foulard de soie. L'état-major reste groupé en début de tranchée.

Le personnel allemand vient tout de suite après, et puis s'étire la racaille, Français, Hollandais, Polonais, Russes, fraternellement mêlés, aboyés au cul par des contremaîtres de l'Organisation Todt en uniforme moutarde qui ne nous laissent pas souffler, les vaches :

« Los ! Los ! Schneller ! Tiefer ! Gestapo ! Wo gehst du hin ? Scheissen ? Nein ! Hier scheissen ! »

Les autres trouvent ça excessif. Loréal envoie se faire foutre le fayot de chez Todt. Il se fait hurler sous le nez un discours hystérique où revient quatre fois le mot « Gestapo ». Moi, je m'en fous, j'ai l'habitude. Et puis, je vole en plein bleu. Maria est là, à côté de moi. On creuse ensemble, on se marre, elle veut faire la course, me prouver qu'une fille d'Ukraine vaut quatre métèques mâles franco-ritals, je la laisse prendre de l'avance, elle se donne à fond, elle tire la langue, ses joues sont toutes roses, ses boucles s'échappent de son fichu, je suis heureux, heureux à hurler. Et je hurle. Je fais « Yahou! », je saute en l'air, j'attrape Maria à pleins bras, je la serre à la faire craquer, le ciel est gris, le vent glacé, bon Dieu, il existe des moments comme ça !

Elle fronce le nez, me donne une gifle, « Chto ty? Tchort vozmi ! » et puis rit tant qu'elle peut, et puis je me mets à bêcher à fond de train, je la rattrape, elle voit que je l'ai possédée, alors elle me tape dans le dos avec le plat de sa bêche, elle m'engueule, « Oï ty, zaraza, ty ! » je me sauve, c'est qu'elle tape dur, je la désarme, on est essoufflés, on se regarde, on se rit dans la figure.

Organizatsiône Tôdeute en profite pour nous aboyer au cul. J'emmerde Organizatsiône Tôdeute de tout mon cœur.

Il n'a pas l'air d'y avoir de soupe de prévue. A tout hasard, ce matin, avant de partir, on avait rôdé autour de la cambuse, Loréal, Picamilh et moi, et, pendant qu'ils faisaient l'appel des Russkoffs, on avait décloué une planche, on avait passé le bras : un rutabaga. On était tombés sur un tas de rutabagas. On en avait prélevé chacun un, un gros, on se l'était enfoui sous le chandail, matelassés de chiffons et de vieux journaux comme on est ça ne faisait même pas de bosse. Arrivés sur les lieux, on avait enterré nos trois choux-raves à des endroits convenus, avec trois petits bouts de bois pour les repérer. Quand un de notre bande avait trop faim, il allait jusque-là, s'accroupissait mine de chier et se coupait une tranche de ruta. Puis se la mâchonnait discrètement tout en bêchant.

Cru, c'est pas mauvais, ce machin, c'est plutôt sucré. Bien moins répugnant que cuit. Oh! quoique, même cuit, il y a pire. On a fait du rutabaga le symbole de la famine, l'horreur des horreurs. Ça serait plutôt meilleur que du navet, moi je trouve. Ou que la doucereuse carotte qui fait les cuisses fraîches. C'est pas nourrissant, quoi, c'est surtout ça : de la flotte. Mais la vraie putréfaction, la dégueulasserie infernale, c'est un légume que j'avais jamais vu en France, même aux plus noirs moments, et qui, ici, abonde : le kohlrabi... Figure-toi une espèce de truc rond, vaguement navet, mais tout fibreux à l'intérieur, comme un méli-mélo d'allumettes mâchouillées. Au fur et à mesure que la soupe s'appauvrit en patates, elle s'enrichit en kohlrabis. Ça pue, c'est visqueux comme de la méduse morte, et faut que tu recraches chaque bouchée à cause de ces fibres de bois. Bon. C'était : « Mœurs et coutumes du kohlrabi ». Fin du documentaire.

Tout à coup retentit sur la plaine un énorme bastringue.

Mais la servante est rousse!

Sa jupe se retrousse…

En français dans le texte. Hurlé à t'arracher la tête. On regarde. Une camionnette s'est arrêtée près de nous, à vingt pas. Sur le toit, un haut-parleur énorme. C'est ce truc qui nous verse dans les oreilles ses gueulantes de Foire du Trône, à pleine puissance.

Dans le bistrot du port...

Puisque c'est en français, ça nous est spécialement destiné, à nous les Français. Nous plantons donc la bêche et écoutons consciencieusement, le cul dans le sable. Organizatsiône n'ose rien dire : à l'intérieur de la camionnette il y a de l'uniforme, de l'uniforme avec «. S.S. » sur le col.

On a encore droit à « Vous qui passez sans me voir » tonitrué par Jean Sablon, puis une voix paternelle braille :

« Travailleurs français ! La plupart d'entre vous n'ont pas choisi d'être ici. Mais vous y êtes, vous n'avez plus le choix. Je sais que beaucoup espèrent en secret la victoire du bolchevisme et de ses alliés judéo-ploutocra- tes anglo-saxons. Quelle grave, quelle tragique erreur! Outre que ce serait la fin de l'Europe et de la civilisation dans un bain de sang, car les Bolcheviks vainqueurs ne se contenteraient pas d'écraser le Reich allemand, ils écraseraient ensuite les Anglais et les Américains et submergeraient le monde entier, outre cela, vous devez savoir que, dès maintenant, les communistes sont les maîtres de la France. De Gaulle n'est qu'un fantoche entre leurs mains. Ils ont fait voter une loi ordonnant que tous les Français, volontaires ou forcés, qui sont partis travailler en Allemagne au lieu de s'enfuir et de rejoindre les maquis, soient livrés aux conseils de guerre sous l'accusation de trahison au profit de l'ennemi en temps de guerre. Plusieurs milliers de requis du S.T.O. ont été déjà passés par les armes, leurs femmes et leurs mères ont été tondues et insultées sur la place publique, leurs biens ont été confisqués.

« Travailleurs français ! Il ne vous reste qu'un espoir : la victoire des armées du Reich allemand. Il ne vous reste qu'une issue : rejoindre vos frères qui combattent aux côtés des soldats du Reich dans les rangs de la

Waffen-S.S. Les hordes bolcheviques sont aux portes de Berlin. Mais la guerre n'est pas jouée! Les forces du Reich sont à peine entamées. Leur ardeur au combat n'a jamais été aussi grande. Les armes formidables que forgent les arsenaux du Reich stopperont net l'avance des barbares et frapperont le monde de stupeur et d'admiration.

« Travailleurs français! Laisserez-vous les brutes mongoles venir vous égorger sans vous défendre ? Vous êtes de toute façon condamnés, vous n'avez pas le choix, conduisez-vous en hommes, rejoignez les rangs de la Waffen-S.S. française ! »

Ça graillonne deux ou trois coups, et puis :

Mais la servante est rousse!

Sa jupe se retrousse…

On rigole. Un peu jaune, quand même. Maria me demande : « Qu'est-ce qu'il a dit? » Mais voilà que le haut-parleur déverse une chanson ukrainienne. Au tour des Russkoffs de se faire attentifs. Il leur balance les mêmes boniments, avec pour conclusion : « Engagez-vous dans l'armée du général Vlassov ! »

*

Je ne saurai jamais si Herr Graetz et Madame auraient bêché toute la journée, s'ils auraient creusé leur portion de trou réglementaire dans les délais prévus, si, dans le cas contraire, on les aurait obligés à rester après l'heure du Feierabend tout le temps nécessaire, si, pendant la pause, ils se seraient restaurés d'une légère collation de dinde en gelée et de foie gras, assis sur des sièges pliants... Je ne saurai jamais rien de tout ça, ces emplâtrés d'Amerloques nous tombent dessus à midi pile, une armada fantastique, d'un horizon à l'autre, et c'est nous les premiers servis. Ces lignes de fourmis noires zigzaguant sur la plaine éveillent le cher vieil instinct du chasseur. Nous nous aplatissons dare-dare au fond du fossé. Ceux qui n'ont pas creusé assez profond se donnent des gifles. Mais déjà les premières gamelles descendent.

Ils font ça à l'américaine : le paquet. A quoi bon s'esquinter les yeux à viser. Il suffit de balancer la quantité de bombes voulues, on écrase tout le paysage dans un rayon de quelques kilomètres autour de l'objectif, on écrase bien bien, pas un centimètre carré d'épargné, l'objectif est fatalement écrasé dans le lot. Mathématique. Et coûteux, d'accord. Mais la guerre n'est-elle pas justement faite pour que tournent les usines à faire des bombes? Ah! oui, tiens, c'est vrai. Quand t'expliques, tout devient clair.

Ça cogne dur. Ouh la la... Terriblement dur. Tiens, la sirène se décide. Et la Flak. Tiens, un avion s'abat, la fumée noire au cul. Braoumm ! On a envie de crier bravo... Et puis on se souvient, on se retient. C'est eux, le bon droit, hé ! C'est eux, les nôtres. Tu te fais faucher les deux pattes, t'as pas le droit de te plaindre, c'est pour ton bien. Pas confondre. Ici, en bas, c'est le Mal. Là-haut, les archanges d'acier, c'est le Bien. Toujours réajuster, que ça soit bien net dans ta tête. N'empêche, s'ils pouvaient aller s'expliquer ailleurs que sur nos gueules, le Bien et le Mal...

On reste bien une heure au fond du trou, le nez dans la flotte. Tout de suite, j'avais aplati Maria sous moi, pour lui faire un rempart de mon corps, très chevaleresque, très d'Artagnan. Mais elle avait rué, tu m'étouffes, grand con ! Et bon, fais à ton idée, merde, après tout, c'est ta peau. Ça ne se passe pas trop mal. Des éclats de machins divers nous pleuvent dessus, par rafales. On se cache la tête sous le fer des bêches. Une fille s'est fait une carapace d'une brouette renversée. Elle me fait coucou avec la main. C'est la petite Choura, Choura malen- kaïa. Pas qu'elle soit tellement petite, mais c'est pour ne pas confondre avec l'autre, la grande Choura, Choura bolchaïa.

De temps en temps, un cow-boy a l'idée de nous prendre d'enfilade, il se place à un bout et remonte tout le fossé en lâchant ses crottes à ressort, s'il réussit à les placer toutes dans la rainure il gagne la partie gratuite, mais ils ont décidément les doigts trop épais, tout tombe à côté, un pointillé de gros geysers de sable et de boue s'égrène parallèle à nous, ça nous retombe dans la tranchée, c'est pas très cinglant mais peu à peu ça t'enterre tout vivant. Ce qu'il leur faudrait, c'est des mitrailleuses, et nous cueillir en rase-mottes, on a envie de le leur dire, mais de toute façon ils ne pourraient pas, ils sont trop gros, c'est de la forteresse volante, ça, Madame, pas du biplan d'acrobatie.

J'en ai marre. Et puis d'abord, j'ai chopé un rhume, dans cette flotte, j'éternue. Ça me met de mauvais poil. Je dis à Maria : « Pachli ! » On s'en va ! Elle, tout de suite : « Pachli ! »

On rampe hors de ce piège, on rampe hors de cette plaine, on saute de cratère en cratère, on plonge au fond d'un trou dès que ces cons-là reviennent au-dessus de nous. Je prends la main de Maria. On se barre, on sait pas où, droit devant nous, de toute façon c'est partout pareil, tout saute en l'air, tout pète, tout crame, des quartiers entiers descendent à la cave, braoumm, d'un seul coup, au garde-à-vous, avec ce bruit gras et mou que je vous ai dit, ce bruit dégueulasse qui vibre longtemps, comme une note très grave de ce gros violon, là, la contrebasse, c'est ça. Fumée, poussière, conduites crevées, égouts crevés, chevaux crevés, flammes, sang, tripes, cris, hurlements, gémissements, merde, merde et merde. Je vais pas vous décrire un bombardement. Je ne fais-que ça. Et les autres gros cons, là-haut, qui bourdonnent et bourdonnent, et balancent leurs bombes de merde, leur phosphore de merde, leurs lanières de papier d'argent de merde, bientôt leurs sandwiches, leur chewing-gum, leur froc, leurs couilles... Ne savent que balancer, ces gros cons placides de merde.

*

Nous avançons là-dedans, en toussant, mouchoir sur la bouche, et soudain je me rappelle que je suis heureux. J'ai la main de Maria dans la mienne. Tout le reste, c'est du décor autour, une aventure autour de nous deux, je suis heureux, pétant de bonheur. Tout ce que je possède est là, au bout de mon bras, tout ce qui a de l'importance, qui peut me faire vivre ou crever, suivant que je l'ai ou que ça me manque. On risque d'y passer. C'est marrant de risquer, à deux.

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