La Loire passée, c'est le Moyen Age, c'est la guerre de Cent Ans. Ventre en l'air ou brancards implorant le ciel, une double haie de bagnoles, de charrettes, de voitures à bras emmure la chaussée. Parfois, tout a brûlé sur des centaines de mètres, les arbres avec. L'huile noire a coulé, empoisonnant l'herbe. Soudain, une puanteur effroyable. C'est un cheval crevé, un percheron massif, gonflé de gaz à éclater, sphérique, les quatre énormes pattes plantées raides dans le ventre comme les tuyaux d'une cornemuse. Un bouillonnement de tripaille's gris- bleu se bouscule hors du trou du cul, étranglé par le sphincter, boursouflé de hernies grosses comme des citrouilles. « Bourdonnent alentour mille insectes ardents. » Leconte de Lisle, Les Eléphants.

C'est le premier, ce n'est pas le dernier.

Chevaux, bœufs, vaches, chiens, on ne les a pas pieusement enterrés, ceux-là. C'est de la carcasse, c'est pas sacré comme de l'homme. Les cadavres noirs grouillent de vermine vorace. D'immondes liquides coulent sur l'asphalte. Les mouches mordorées étincellent sur les mufles qu'on dirait de carton. Dans un pré, une trentaine de vaches pourrissent au soleil. Exploit de quel connard inspiré ? Aviateur rital facétieux ? Mitrailleur de char allemand frustré de n'avoir rien de plus français à se mettre sous la gâchette? Officier français en retraite donnant l'ordre de ne rien laissèr qui puisse « servir à l'ennemi » ? Va savoir... La connerie est la chose du monde la mieux partagée. La tranquille et souveraine connerie... Oui, bon, je vais pas jouer les philosophes à deux ronds. Je hais la mort. Je hais ceux qui la donnent. Je hais ceux qui aiment la donner. Je hais ceux qui se font violence et se forcent à la donner au nom d'une cause sainte. Je hais la mort et je hais la souffrance, c'est pas original, j'y peux rien, et la mort des bêtes me fait plus mal encore que celle des mecs, c'est comme ça.

Tiens, des gendarmes ! Français, parfaitement. Tout noirs et bleus, avec képis, houseaux et galons d'argent. Pas très loin, un groupe d'Allemands, apparemment des officiers. Les gendarmes scrutent, sévères, très gendar- mes-comme-si-de-rien-n'était, le flot humain. Réclament aux hommes leurs papiers. Le Morvandiau leur demande s'ils cherchent un voleur de poules. Le gendarme lui répond faites donc voir un peu votre livret militaire. J'en ai pas, dit le Morvandiau, j'ai pas l'âge. Alors, carte d'identité. Et vous avez intérêt à être en règle. Il est en règle. T'es pas un peu con, je lui dis plus loin, ils sont vexés comme des poux qu'on l'ait dans le cul, alors ils se vengent sur n'importe qui ! Le Morvandiau me dit :

« Mais t'as donc pas compris ? Ces empaffés-là recherchent les troufions déguisés en civils pour les donner aux Boches! Pourquoi qu'ils sont pas prisonniers, eux, les gendarmes, hein? C'est des militaires, non? Ils sont même plus militaires que les militaires, puisque c'est eux qui forcent les troufions à aller au front et qui pourchassent les déserteurs pour les faire fusiller. Ah ! chierie, tiens ! »

Je vois une plaque : Montereau. L'Yonne se jette dans la Seine à Montereau, disait mon bouquin de géo. Voilà l'Yonne, voilà la Seine. Et sur la Seine, il y a une péniche qui va vers Paris. Et qui accepte de nous prendre, bien qu'elle soit déjà archi-bourrée de Parigots dans notre genre. Poutt-poutt-poutt, le gros diesel poutt- poutte, le quai s'éloigne, l'exode s'achève en croisière.

Une humanité fripée, sale, harassée, jonche le pont. Une humanité plutôt de bonne humeur. Après avoir eu si peur, ils trouvent que ça se passe plutôt pas trop mal. Se préparent à faire leur nid dans la défaite. Après tout, les Allemands, en 18, n'en sont pas morts. Et les Algériens, les Marocains, les Nègres, les Malgaches, tous ces gens que la France a vaincus, nous a-t-on assez répété qu'ils étaient beaucoup plus heureux qu'avant, et plus fiers, aussi? Oui, mais ils étaient vaincus par la France, ce qui est un honneur et la source de tout bien. Bon, ben, l'Allemagne sera la France de la France, faudra s'habituer à cette idée, quoi.

Les provisions sortent des valises. On va pas ramener tout ça à la maison. C'est fini, la misère! A Paris, il y a de tout à gogo, tenez, vous reprendrez bien du pâté, si si, vous me vexeriez, à votre âge on dévore, vous êtes en pleine croissance, dit la dame, vous devez avoir de fameux bras. Elle tâte mes bras. Je reprends du pâté. Et du camembert. Et du Bourgogne. Et du chocolat aux noisettes.

La berge doucement défile, les ponts éventrés se succèdent, un gars étire un accordéon. La belle vie, si j'avais pas aussi mal. La dame me donne des comprimés. Vous verrez, comme avec la main, pfuitt! Et en effet. Ça se fait supportable.

La Marne se jette dans la Seine à Charenton. Et moi, c'est là que je descends.

Je dis au revoir au Morvandiàu. Il me dit salut, vieûx gârs, à un de ces quatre. C'est ça, je lui dis, à la prochaine der des ders ! On se marre. Je repasse mes bras dans les ficelles, j'enjambe mon biclo, vingt minutes après je suis à la maison. C'est en grimpant la côte de la Grande-Rue que je m'aperçois que je sais même pas son nom, au Morvandiau. Je lui ai jamais demandé. Ni lui le mien.

Papa-maman, heureux soulagés comme de bien entendu. Il paraît que des tas de gens sont morts sur les routes, des gens de Nogent, Untel et puis Untel, qu'il n'y a toujours pas de lumière, ni d'autobus, ni de métro, ni de marché, mais le journal — il y a des journaux — dit que tout va remarcher normalement, qu'il faut que les Français soient unis derrière le Maréchal et se mettent au travail en se repentant de leurs erreurs passées, que les mauvais bergers qui nous ont menés là seront jugés et punis, que les Allemands ne nous en veulent pas, à nous, ils savent bien que c'est pas de notre faute, ils rendent d'ailleurs un chevaleresque hommage à l'adversaire malheureux, au valeureux combattant français, plein de choses comme ça.

Maman dit qu'ils sont bien polis, tout ce qu'on voudra, et surtout ne va pas les provoquer bêtement pour faire le malin, et présente-toi à ton travail demain matin, fais voir que t'es pas un feignant.

Papa ne dit rien. Il a l'air de penser que le plus dur reste à faire.

Je suis allé faire arracher ma dent. Le dentiste n'avait pas d'anesthésique, j'ai cru qu'il m'arrachait la tête, il s'y est repris à trois fois, j'ai à moitié déglingué le fauteuil à coups de pied, c'était un vieux fauteuil, et aussi un vieux dentiste.

Roger et les autres potes sont restés à Nogent. Ils se foutent de ma gueule. Aller si loin pour se faire rattraper, merde ! Moi, je trouve que ça valait le coup.


ZABASTOVKA

VOILA. Ils n'ont fait toute cette guerre de merde que pour qu'on se trouve. Maria et moi.

Tous ces morts, tous ces exodes, ces bombardements, ces ultimatums, ces traités violés, ces beaux navires coulés, ces routes du fer et ces lignes Maginot, ces villes rasées, ces armistices implorés, ces yeux arrachés, ces ventres éclatés, ces gosses assassinés sur leurs mères assassinées, ces défilés de la victoire, ces gerbes aux soldats zinconnus, ces théâtres aux armées, tout ça, toute cette merde, pour qu'on arrive Maria et moi, chacun de son bout du monde, et qu'on se rencontre, à mi-chemin, devant cette putain de machine, et qu'on se trouve. Maria et moi, et qu'on se reconnaisse. Maria et moi. Maria et moi.

J'étais tout neuf, tout prêt, j'étais affamé d'amour, et je le savais même pas. Bon à cueillir. Désirant éperdument être cueilli. Et je ne le savais pas. Si grand était le vide à combler, si dévorante la faim, que le raz de marée me submergea, me renversa cul par-dessus tête, et que se bousculèrent en moi, jaillies du même choc, deux amours violentes et démesurées, violentes et démesurées comme tout amour. Et folles. Et définitives. Comme tout amour.

Maria.

Et les Russes.

Tout m'a explosé dedans en même temps. Les Russes. Maria. Dès la première nuit, la première minute.

Je sortais de ma banlieue, de mon trou à Ritáis et à titis. J'avais pas la moindre idée de ce qu'était un Russe. J'avais côtoyé des petits Russes blancs à la communale, j'avais rien vu. C'était pas le bon moment, faut croire. Ou pas les bons Russes. J'ai désormais et j'aurais toujours, pour tout ce qui est russe, une passion flamboyante, éperdue, résolument partiale. Et cucul la praline. Et assumant joyeusement tout ça. C'est le propre de la passion.

*

Tout ça parce qu'un triste con archi-dingue écumant a froidement foutu le feu au monde. Et que des cons gâteux et se croyant roublards l'ont laissé faire, l'ont encouragé sournois, se figurant pouvoir arrêter le fauve enragé quand il aurait dévoré juste ce qui les gênait dans leurs petites têtes de boutiquiers merdeux... Rien à foutre! Vous m'avez foutu là, connards sanglants, connards gâteux, vous m'avez volé mes seize ans, et toutes mes autres années depuis, et aujourd'hui mes vingt ans — c'est pourtant vrai qu'ils m'ont embarqué juste le jour de mon anniversaire : 22 février 1943, ô amateurs de dates symboliques! — et bon, faites-la, votre guéguerre, vous n'avez pas su, vous n'avez pas voulu l'éviter, au fond vous aimez ça, le grand chambard qui vous arrache à l'usine, à bobonne, à l'apéro, aux discussions chiantes, à la morne baise conjugale, qui fait de vous des aventuriers irresponsables, des tueurs légaux, des violeurs farouches avec permission du haut commandement, des grands fauves sauvages pas plus loin que la laisse, vous aimez ça, fumiers, lavasses, conformes, honnêtes gens, tas de merde. Vous marchez à la Patrie, à la Liberté, aux Droits de l'Homme avec majuscules, mais vous laissez en même temps ceux d'en face se saouler de romantisme pour sacs à bière, de délire mégalo collectif, vous prétendez aimer les lumières et vous regardez tranquillement la haine forger ses aciers et gueuler ses gueulements d'assassins.

Vous êtes des cons, des salauds et des aveugles volontaires, vous regardez l'épouvante de demain se tricoter sous vos yeux, impunément, insolemment, et vous, vous jouez à la pétanque. En 35, quand il a envahi la Rhénanie avec une armée d'opérette, il violait du sacré. Un traité archi-garanti. C'était un premier pas. Au bluff. Il risquait le tout pour le tout. Il est joueur. Vous aussi, mais lui, il a plus d'estomac. Il jette sa peau sur le tapis. Il y croyait pas, il se disait ces cons-là, ces panses à foie gras, ils vont me rentrer dans la gueule, c'est pas possible, et alors je serai foutu, la dictature du surhomme ça ne survit pas à une déculottée, ils vont me pendre par les couilles, merde, qu'est-ce que j'ai la trouille, merde, qu'est-ce que je jouis, ça c'est du poker! Il a fermé les yeux, et il a risqué le coup... Et rien. Rien du tout. Il n'en est pas revenu ! Il s'est essuyé la sueur. Il a compris qu'il pouvait tout se permettre, ces tas de merde ne bougeraient pas. Ne bougeraient que quand il serait trop tard... Pourtant, l'armée française était forte, prestigieuse, elle entrait comme dans le beurre, avec la bénédiction de la Société des Nations, il y avait violation flagrante d'un traité garanti par elle, pas un seul mort, l'Adolf retournait à la niche, fin du Nazional-Sozialis- mus (prononcez « Natssional-Zotssialismouss », vous me ferez plaisir). Mais les Français à petit bedon et à double menton, mais les Anglais à pébroque et à melon n'avaient en tête que l'hydre du bolchevisme (signez- vous), la hideuse vorace pieuvre de l'Est, les idées malsaines contaminant l'ouvrier d'Occident (souvenez-vous des mutineries de 17)... Susciter un ogre en face de l'ogre pour que s'entre-dévorent les deux ogres. Ça, c'est de la haute politique, ça ! Crevez, connards, crevez, roublards, crevez, patries, idéologies, utopies, combines ! Je n'ai qu'une vie, et rien après. Je n'ai qu'une vie, vous n'en êtes que le décor, vous, vos idées, vos idéaux, vos intérêts sublimes ou miteux, tout ce qui vous aide à oublier que vous allez crever, que vous n'êtes que de brefs instants de conscience, que vous n'êtes sur terre que pour, avaler par un bout et chier par l'autre, et que vous ne pouvez pas vous faire à l'idée de n'être que ça. Moi aussi, je ne suis que ça. Et alors? Ça me convient. J'aurais pu choisir, j'aurais peut-être voulu du sublime... Non, là, je déconne. Ce qui est, est, c'est marre. Je suis là, j'y suis bien, je suis moi, moi tout seul. Je ne suis pas un maillon de la chaîne. Je ne dois rien à personne. J'ai tout à redouter de tout le monde. Vos exaltations ne sont pas les miennes. Vos lourdes conneries d'hommes qui savez-ce-qui-est-bon-pour-moi-et-qui-décidez-en-mon-nom, vos appels à l'héroïsme - quand - il - est - trop - tard - et - qu'il - n'y - a - plus - qu'à - mourir - crânement - pour-sauver-l'honneur, vos sacrifices sublimes, vos reniements discrets, vos ardents flamboiements pour des causes « qui nous transcendent », je les emmerde. Je ferai semblant, si ça devient dangereux. Hurler avec les cons. Car vous êtes féroces, encore plus féroces que cons. Vous n'aurez pas ma peau. En tout cas, pas de bon cœur. Vos jeux de cons, je suis spectateur.

*

Les Russes. Pour moi, ça n'allait pas plus loin que Michel Strogoff, dévoré à dix ans ou onze ans dans une édition brochée, en fascicules, illustrée à foison de vieilles gravures sur bois, très noires, très fuligineuses et très fatiguées, d'un dessin précis et tourmenté, fascinant. Je me saoulais l'âme de noms de villes formidables, barbelés hérissés, s'entrechoquant sur la plaine infinie où, dans la rouge splendeur des incendies, galopaient les terribles cavaliers tartares : Nijnii-Novgorod, Omsk, Tomsk, Tobolsk, Krasnoïarsk, Tchéléiabinsk, Irkoutsk... Ça n'allait pas plus loin que l'accent rigolo du général Dourakine de la digne comtesse de Ségur, née Rostopchine : « Toi, trrès horrible vilain garrne- ment ! Chez nous, dans le Rrussie, sais-tu quoi nous fairre à horribles garrnements vilains? Nous donner knout, arracher peau, voilà quoi nous fairre ! » Pas plus loin que le parler roucoulant d'Elvire Popesco jouant

Tovaritch au cinoche, que les cosaques harcelant la Grande Armée :

« Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois, l'Aigle baissait la tête... »

Il était vite fait, l'inventaire de mes impressions de Russie.

*

Maria et moi, on a su tout de suite. Peut-être qu'on était tous les deux aussi disponibles, aussi affamés, aussi enfants perdus, aussi gibier aussi chasseur l'un que l'autre ? Aussi tremblants ? On a su tout de suite.

Portrait de Maria. Dix-neuf ans. Tignasse bouclée. Blonde de ce blond qu'elles ont, foncé avec des éclats roux, fauve plutôt que blond, blond de lion. Grande? Assez. Peau très blanche, pommettes hautes, écartées, ossature fine... Oui, bon, des mots, tout ça. Ce que je décris là, c'est une fille de dix-neuf ans, slave à tout va, belle comme les amours, une fille, quoi. C'est pas Maria. Comment veux-tu que je te fasse jaillir Maria du papier, avec des mots? Comment veux-tu?... Son nez? Son nez. Il est ukrainien, son nez. Court et rond comme une patate nouvelle, une toute petite... Mais tout ça, c'est le décor autour du rire de Maria.

Maria veut sourire, elle rit. A gorge déployée. Elle te donne son rire, tends ton tablier. Son menton se creuse un nid dans son tendre cou, elle n'est que fossettes plein les joues, larmes de rire plein les yeux. Ses yeux bleus, insoutenablement bleus, comme cés petites fleurs quand elles se mettent à être vraiment bleues. Les yeux de papa. Le rire de papa. Eh, oui. Pardi !

Rebuffet aussi, il a su tout de suite. C'est un grand machin, maigre, voûté, il est étudiant en quelque chose, il a une grande bouche complice, en caoutchouc, qu'il étire, de bienveillance, jusqu'aux oreilles. Il a su tout de suite, et pourtant on ne fait rien, rien que les gestes du travail, chronométrés au rasoir, pas un trou, on se marre sans perdre la cadence quand Meister Kubbe regarde ailleurs, je déconne, je mime, je fais le clown, pour voir rire mes deux bonnes femmes. Formidable ce que c'est stimulant, la présence des femmes, tout devient léger.

Rebuffet joue au curé. Il dit : « Je vous bénis, mes enfants, croissez et multipliez. » Maria demande : « Chto? » Il fait le geste de glisser les anneaux aux doigts. Elle rougit, éclate de rire, le bat à coups de torchon. Elle dit : « Tfou! » Elle dit : « Oï, ty, zarraza, ty! » Alors, pour bien se faire comprendre, il fait des deux mains le geste de s'enfiler une fille, debout sous une porte cochère, et il bruite dégueulasse avec la bouche. Maria dit : « Oï, ty, kholéra ! » La voilà fâchée à vie. Pour au moins une heure.

*

Pour la plupart des Français, ici, les Russes, c'est de la merde. En toute innocence. Ça va de soi, quoi. Comme un colon considérant un bougnoule. Même pas par anticommunisme. Au contraire, cet aspect de la chose les leur rendrait plutôt sympathiques. On est les enfants du Front Popu, tout ce qui est de gauche éveille des résonances. Alors que les Belges, eux, leur défiance du Russe tient essentiellement au diable bolchevique qu'il héberge sous la peau...

Les Français, on ne peut pas dire qu'ils n'aiment pas les Russes, ils ne les aiment ni ne les désaiment, ils n'aiment personne. Quel peuple économe de ses emballements ! Savent par contre tout de suite se situer dans la hiérarchie. Au premier contact, traitent les Russes de haut, condescendants, amusés méprisants, comme ils traitent le Sidi qui vend des tapis à la terrasse des cafés. Ces yeux braqués d'enfants curieux de tout, ces sourires grands offerts qui quêtent ton sourire et volent au- devant de lui, cette amitié toujours prête à croire à l'amitié, cette terrible misère qui cherche quelle babiole t'offrir pour matérialiser l'amitié, cette violence dans le rire et dans les larmes, cette gentillesse, cette patience, cette ferveur, tout ça, les Français passent à côté. L'exotique, il le leur faut sur carte postale. Ils mettent tout dans le même sac, le paysan et le mathématicien, la vachère et la doctoresse, tout ça c'est du gros plouc, du pas civilisé, de l'à peine humain. Comme font les Allemands eux-mêmes, sauf que les Allemands, eux, ils le font exprès, ils savent pourquoi.

« T'as vu ces cons-là ? Des vrais sauvages. Des bœufs. Des ours. T'as vu ces bonnes femmes, ces culs que ça a ? Des juments, mon vieux, des juments de labour. Et à peine t'y mets la main, elles t'en retournent une sur la gueule, aussi sec tu t'allonges. Plus costaudes que trois hommes de chez nous, et attention, je dis trois hommes costauds. Des vrais bestiaux, je te dis ! »

Les Russes ont de bonnes grosses joues rondes, pas tous, mais souvent, avec parfois des pommettes de Kal- mouks et des yeux bridés, noirs comme des pépins de pomme, avec plus souvent des yeux bleus ou vert clair, ces yeux limpides sur ces pommettes mongoles ça vaut le déplacement, les Russes sont fringués bizarre, ils ne portent pas des complets-vestons et des pardessus à martingale, ni des pull-overs avec des dessins dessus, ils ne finissent pas d'user en tous les jours leur vieux costume du dimanche comme un ouvrier économe et qui sait le prix des choses, ils portent des entassements de machins matelassés, couleur de misère, de drôle de chemises sans col, boutonnées sur le côté, de grosses bottes en tuyaux de poêle rapiécées de partout, ou alors des entortillements de chiffons et de ficelle autour des jambes, les femmes s'emmaillotent la tête d'interminables châles qui font pour finir trois ou quatre fois le tour du cou, serré serré, ne laissant voir que les yeux et le bout du nez, on dirait ces poupées de chiffon que maman me tortillait en cinq secs pour me calmer quand je faisais mes dents, c'est vraiment des sauvages, pas à dire, des épais, des lourds du cul, des sournois, des races à la traîne, tout ce qu'on voudra, pas des gens comme nous, quoi !

Les Boches, bon, c'est des sales cons, d'accord. Des brutes, des mécaniques et des prétentieux, d'accord, d'accord, mais, merde, c'est du monde! Ils ont pas notre finesse, ça c'est sûr, et ils l'auront jamais, mais bon, on est entre gens civilisés, quoi, questions sciences, philosophie, électricité, métro, rumba, tout ça, on peut causer. Question musique, ils seraient peut-être même plus forts que nous, je me suis laissé dire. Et pour la chose de l'organisation, alors là, pardon, chapeau... Le Russkoff, tu veux me dire ce que ça a, le Russkoff ? Y a qu'à voir comment c'est fringué, c'est Moyen Age et compagnie! Et le peu qu'ils ont, c'est bien grâce à nous autres. Sans nos savants à nous pour leur inventer les chemins de fer, tu crois qu'ils les auraient inventés tout seuls? Et le chauffage central, hein? Tiens, je suis bien tranquille qu'il y a pas un seul radiateur dans tout leur putain de paradis du prolétaire! Pas un seul! S'ils en voyaient un, ils le prendraient pour un moule à gaufres !

Le Français est une merde pour l'Allemand, le Russe est une merde pour le Français et une moins-que-merde pour l'Allemand. Vis-à-vis des Russkoffs, les Français se voient dans le même camp que les Chleuhs : le camp des seigneurs. Gros seigneurs, petits seigneurs, seigneurs vaincus, seigneurs vainqueurs : seigneurs.

J'ai l'habitude. Le Français méprise d'un bloc tout ce qui est rital. Le Rital du Nord méprise le Rital du Sud et se sent, du coup, quelqu'un d'un peu, si j'ose dire, français...

Le Polonais aussi est méprisé, mais déjà nettement moins que le Russe. Le Polonais porte une casquette à la mode, une casquette de voyou, sur le côté comme l'ouvrier parisien qui va guincher sur les bords de Marne, pas une de ces ridicules casquettes de garde-barrière plantées tout droit sur les oreilles rouges des moujiks. Le Polonais hait les Russes d'une haine dévorante. Il en est en retour haï d'une haine condescendante. Il hait aussi l'Allemand, le Polonais, d'une haine ardente mais pleine de déférence. L'Allemand hait le Polonais d'une haine somptueusement teutonique. Le Polonais est vraiment la bête à chagrin de l'Europe. Coincé entre les deux colosses qui l'écrasent sous des montagnes de haine comme un livre de messe entre deux éléphants de bronze, faut qu'il ait la vie dure pour avoir survécu, ce peuple-là. Tout le monde leur crache à la gueule. Eux, ça va de soi, détestent tout le monde, et par-dessus tout les juifs, c'est tout ce qu'ils ont sous la main, et ils en ont, parait-il, beaucoup. Le seul mot de « Juif » les fait cracher par terre et s'essuyer la langue sur la manche de la veste... Ah! si, tiens : ils aiment la France! La France et, bien sûr, les Français... Les malheureux ! Dis « Napoléon » à un Polonais, il se met au garde-à-vous. Dis-lui que tu es français, il te serre sur son cœur, verse de grosses larmes douces et racle le fond de sa poche voir s'il aurait pas une pincée de poussière de mégot à te faire cadeau.

Les Tchèques aussi aiment la France. Mais d'une façon plus distinguée, plus culturelle. Nous, on a mauvaise conscience. Munich, n'est-ce pas... On finit toujours par évoquer Munich. Alors le Tchèque te regarde, triste comme un chien triste, et ses yeux te disent : « Tu m'as fait ça, ami! Tu m'as trahi. Mais ça ne fait rien, ami, je t'aime. » La France, quoi qu'elle fasse, elle reste

la France. C'est ça, l'avantage d'être la France.

*

Pour les presses du 46, ils ont choisi les gars qui leur paraissaient costauds. Rebuffet est le résultat d'une illusion d'optique. La fameuse nuit de l'arrivée, il portait un entassement de lainages sous un énorme manteau à épaules rembourrées. Très impressionnant. Une fois épluché, il n'en est resté qu'un long héron triste et doux tirant du col vers l'avant. A peine eut-il le plateau garni sur les bras qu'il laissa tout choir par terre, stupéfait que des choses aussi lourdes puissent exister, six fusées d'obus de foutues, toujours autant que les Russes n'auront pas sur la gueule. Meister Kubbe tâta le biceps de Rebuffet, hocha pensivement la tête et n'insista pas. Il retira Rebuffet de la presse pour l'installer devant un petit tour à ébarber, juste à côté de moi. Il le remplaça à la presse par un gars de la Mayenne, un gros placide à lunettes tout à fait le boulot c'est le boulot et ce qu'ils en font après, moi j'en ai rien à foutre... Peut-être bien un volontaire, va savoir.

La Mayenne a investi en force le Quarante-six, toute une horde. Des paysans-ouvriers, taillés massif, plein chêne, ça va à bicyclette travailler aux ardoisières ou dans la chaussure — j'apprends qu'il y a pas mal de fabriques de chaussures, par là — et ça laboure le lopin familial avant d'aller se coucher. Restent entre eux, ne se mêlent pas, parlent peu aux autres, se méfient surtout des Parisiens. Culs-bénits, ça va de soi, du genre médaille au cou et crucifix à la boutonnière.

Au début, je veux dire : avant nous, c'étaient les Russes qui conduisaient les presses. Et puis voilà que la firme Graetz A.-G. avait décidé de se débarrasser de tous ses Soviétiques mâles. Sans doute sur un ordre venu d'en haut. Qu'étaient devenus ces gars, les filles sont incapables de nous le dire. Tout ce que je sais, c'est que nous sommes arrivés pile pour prendre la relève.

Meister Kubbe, après les jours relativement débonnaires de mises au courant, avait commencé à nous houspiller, soucieux. Il aurait voulu que la production sorte enfin des balbutiements de l'apprentissage pour s'installer majestueusement dans la vitesse de croisière et ronfler à ces cadences accélérées qui justifient le maintien loin du front d'un agent d'assurances apparemment en excellente santé. Le terrifiant Herr Miiller surgissait de plus en plus souvent, n'importe quand, précédant un quarteron de casquettes arrogantes mêlées de crânes roses lunettés d'or et d'Obermeisters en blouse grise, ces derniers suant la trouille. L'un ou l'autre de ces importants prélevait une pièce encore brûlante, jouait du pied à coulisse, engueulait Meister Kubbe et lançait vers nous des regards furibards. Le rendement était lamentable, le rebut énorme. Je suppose que l'un des cerveaux cerclés d'or était l'inventeur génial des fusées d'obus en fer-blanc fourré à la bakélite, ce devait être sur ses instructions que l'on avait construit les monstres du Quarante-six et toute la chaîne de fabrication dont ils n'étaient que l'un des maillons.

Maria m'explique :

« Wir, sehr dumme Leute. Nicht verstehen Arbeit. Immer langsam. Immer nicht gut. Wir sehr, sehr dumm. Pognimaïèche ? »

Nous, gens très bêtes. Pas comprendre travail. Toujours pas vite. Toujours pas bon. Nous très très bêtes. Tu comprends ?

Je comprends très bien. Elle mime en parlant, du geste et de la grimace, on dirait Chariot. Pour montrer combien elle est bête, elle appuie son index contre sa tempe et elle le visse en secouant la tête de droite à gauche avec accompagnement de petits coups de sifflet.

Elle pointe vers moi : « Toi aussi, très bête. Très, très bête. » Elle lève l'index, solennelle : « Aber, nicht faul ! » Mais pas feignant.

Son regard exprime toute la conviction d'une dame patronnesse qui croit fermement aux possibilités de rédemption d'un vieux truand.

« Pas feignant du tout ! Toi vouloir travailler. Toi content travailler. Toi travailler beaucoup beaucoup. Mais toi très bête, très pas bon dans ta tête, très pas bon dans tes mains, toi pas vite, toi casser pièces, casser machine, ach Schade! Alles kaputt! Kein Glück! »

Elle est navrée. Son doigt menace, sévère. Il faut se trouver droit en face de ses yeux, juste droit en face, et tout près, et regarder tout au fond, pour voir le rire, l'énorme rire qu'il y a, tout là-bas au fond de ses yeux. Les oreilles qui traînent ne peuvent que se féliciter du zèle de cette consciencieuse ouvrière à encourager mon ardeur au travail, à déplorer mes maladresses en même temps que les siennes propres.

Toutes les presses de l'Abteilung sechsundvierzig se traînent à des cadences curieusement parallèles dans la médiocrité. Et cela pour les trois équipes. Jusqu'au jour où Herr Muller réunit au réfectoire les deux équipes de repos et, du haut de son impeccable costume anthracite, déclare :

« Je ne veux pas savoir si vous êtes des imbéciles ou des saboteurs. J'ai personnellement insisté pour que l'on confie ce travail à des Français. Je croyais l'ouvrier français intelligent, vif, habile, et surtout loyal. C'est donc moi qui suis responsable si ça ne marche pas. Très bien. Dans deux semaines, ceux d'entre vous qui n'auront pas doublé leur chiffre actuel et réduit leurs pièces refusées à moins de cinq pour cent du total feront l'objet d'une plainte pour complot de sabotage et seront immédiatement livrés à la Gestapo. A dans deux semaines, messieurs. »

Il est parti.

On se regarde. Quelques « Ben, merde! » impressionnés se traînent à ras de terre. René la Feignasse, un grand veau dans les quarante berges, me harponne par le bras :

« T'y crois, toi ? Tu crois qu'il le ferait ? »

Je dis :

« Il a là gueule à le faire.

— Alors, autant qu'ils m'embarquent tout de suite! Parce que moi, plus que ce que je fais, je peux pas. J'ai même pas la force de me déloquer, je me pieute tout fringué, avec mes pompes, j'ai les guibolles en flanelle, merde, je donne mon maxi, moi ! Et pis d'abord, les trois-huit, je m'y fais pas. Roupiller le jour, j'ai jamais pu, jamais. Et pis j'ai faim, merde, on la saute. Qu'il me file donc tout de suite à sa Gestapo de merde, de toute façon c'est comme ça que ça finira pour tout le monde, un peu plus tôt, un peu plus tard... »

Rouquin, le grand rouquin à coups de tête, mauvais comme un âne rouge, nous secoue les idées noires :

« Oh ! dis, eh, s'ils sont pas contents, ils avaient qu'à nous laisser où qu'on était, on leur demandait rien, nous autres. Y'a qu'à laisser pisser, on verra bien. Qu'est-ce que tu veux qu'elle nous fasse, sa Gestapo, en admettant ? Le premier qui vient me faire chier, je lui fous mon poing sur la gueule, ça, au moins, c'est sûr. »

Voilà qui est simple et plein de santé ! Aussi con que ça soit, ça recolle l'ambiance. Les bras d'honneur fleurissent, l'interprète belge demande ce que ça veut dire exactement, une fois, hein, « Tiens, fume,, c'est du belge ! » On lui explique. Il rigole comme un Belge. Nous voilà partis à déconner ricanant et à râler pleurnichard, moitié-moitié, comme d'habitude, têtes pleines de vent que nous sommes.

Mais pas la Mayenne. La Mayenne s'est regroupée à part. Ça fait un gros tas de dos qui bourdonne sérieux.

*

A la reprise, comme si de rien. Tout en manipulant les ferrailles dégoulinantes de bakélite figée, Maria et Anna m'apprennent « Katioucha ». Je leur apprends « O Catarinetta bella, tchi tchi ». J'imite très bien Tino Rossi, c'est ma spécialité, mais ça leur plaît pas, elles font « Tfou ! » et elles crachent, alors Rebuffet leur chante Sur la route de Dijon, la belle digue digue, ça les ravit, mais elles trouvent ça un peu simplet, un peu sommaire, dès le deuxième couplet elles sautent dedans en marche et brodent là-dessus un somptueux opéra russe avec clochettes, pompons et barbe-à-papa, elles guettent, gourmandes, le moment du refrain où l'on chante « Aux oiseaux, oh, oh ! Aux oiseaux ! », leur œil rit d'avance, elles lancent en triomphe : « Ou vazô, ô, ô ! Ou vazô! », bientôt toutes les filles à portée d'oreille en font autant, les presses s'abattent à la volée, des cathédrales de cristal de roche foncent droit en l'air et puis s'éparpillent en poussière d'arc-en-ciel, la fontaine court sur les cailloux, le bataillon console Marjolaine la digue dondai-aine, une louve au loin dans la steppe hurle son hurlement... On commence à se sentir vraiment en famille, dans notre coin.

Tiens, on dirait que le torchon brûle, à côté. Les deux filles de la presse voisine de la mienne, celles du Mayen- nais à lunettes, c'est ça, n'ont pas l'air d'accord avec leur patron. Ça s'engueule aigre. Enfin, c'est surtout elles qui gueulent. Je demande au gars :

« Qu'est-ce qui t'arrive?

Font chier, ces salopes! Toi, mêle-toi de ton cul. »

Ah! ça, c'est pas poli, ça. J'aime pas. Maria m'explique. Elle a l'air drôlement en boule.

« Kamerad verruckt! Pognimaïèche? »

« Pognimaïèche? » c'est « Tu comprends? ». Ça, oui, je comprends. Pas depuis longtemps, mais bon, ça vient. « Verruckt »? Ça a l'air allemand, ça, c'est tout ce que je peux en dire.

« One s'ouma sochol ! Dourak ! »

Ah, là, ça me dit quelque chose. Il est expliqué quelque part dans les oeuvres complètes de la comtesse de Ségur (née Rostopchine !) que le nom du célèbre général Dourakine vient tout droit du russe « dourak », qui signifie idiot, imbécile. C'est utile, la mémoire.

Comme, en même temps. Maria a l'idée de faciliter mes efforts cérébraux en se vissant l'index sur la tempe et en sifflotant, la lumière jaillit :

« Lui fou ? Con ? C'est ça ? »

Je mime de mon mieux une tête de con.

Le bonheur d'être comprise illumine Maria.

« Da ! Da ! One fou ! One kâ ! Loui kâ ! Loui sehr kâ ! Loui ganz kâ !

Nié « kâ », Maria, a tak : « con ». Répète : « con ».

Kônng? »

Elle fronce le nez, se tord la bouche, les yeux lui sortent de la tête, c'est pathétique. Le français est une langue vraiment difficile, je commence à m'en rendre compte.

Alors, voilà. Ce gars de la Mayenne s'est mis à pédaler comme un dingue. Les filles ne veulent pas marcher.

Elles le traitent de fou à lier, de faux-cul, de rapace, de couille molle et de fasciste. Lui ne peut rien faire si elles ne sont pas d'accord. Il enrage, il a la trouille au cul, et il a rudement raison, moi aussi je devrais l'avoir, la trouille au cul, je l'aurais si j'avais un peu plus les pieds sur terre au lieu de planer dans les extases des premières amours, mais bon, quoi.

Les autres Mayennais se heurtent au même conflit. Les filles s'opposent à toute accélération de la cadence, et sabotent, carrément ou sournoisement, leurs efforts. Un drôle de climat règne dans l'Abteilung. Meister Kubbe commence à flairer quelque chose.

La Mayenne est bientôt à bout de patience. Le point de rupture va être atteint, c'est-à-dire le moment où l'un des gars, exaspéré, ira trouver Meister Kubbe, peut-être même Herr Müller, et lui expliquera d'où vient tout le freinage. Voilà comment on en arrive à faire la police pour les Chleuhs.

Cependant, malgré toute l'héroïque mauvaise volonté des filles — je dis bien « héroïque », parce qu'elles, c'est la peau qu'elles risquent —, les presses conduites par les enfants de la verte Mayenne, et aussi quelques autres, faut être juste, augmentent peu à peu leur production, quantité et qualité. Meister Kubbe se défripe. Il félicite ces honnêtes travailleurs, leur tape sur l'épaule, un large sourire épanouit sa bonne bouille. Car il a une bonne bouille, mais oui. Il fait au recordman du jour de petits cadeaux d'encouragement, une part de gâteau pétri par les mains de Frau Kubbe, un petit sandwich au poisson fumé, une cigarette blonde... Maintenant qu'il sait que c'est possible, il fronce de plus en plus les sourcils, d'un air qu'il voudrait féroce et qui n'est qu'intensément emmerdé, lorsqu'il s'approche de ma machine ou de celle d'un autre trio de tire-au-cul.

*

Une semaine s'est déjà écoulée sur les deux. Aujourd'hui, je suis de l'équipe d'après-midi, on prend la relève à deux heures. Tout de suite, on sent de l'anormal dans l'air. Les filles sont déjà là. Debout à leurs places de travail, bras croisés, visages figés. Celles de l'équipe sortante, au lieu de se débander dans l'habituel remue-ménage d'interjections désabusées-rigolardes et de raclements de sabots harassés, restent là, chacune à son poste, côte à côte avec la copine, bras croisés. Devant chaque fille, posée sur le support où s'encastrent les plateaux de fusées à visser ou à dévisser, une cuvette-écuelle d'émail brun avec au fond une maigre bouchée de cette verdure bouillie que les Allemands nomment pompeusement « Spinat », épinards (prononcer « chpinatt »), en fait un mélange de je ne sais quelles herbes fibreuses où dominent les fanes de chou-rave strictement cuites à l'eau et au sel sans la moindre trace de matière grasse ou de patate, c'est insolemment dégueulasse, ça racle la gorge, je connais, j'en bouffe, on se partage nos gamelles, Maria et moi.

Je demande à Maria ce qui se passe. Elle ne me répond pas, visage de bois,, regard perdu dans le vide, droit devant elle. Je demande à Anna, à une ou deux autres. Même manège. Les presses attendent, gueules béantes, crachant leur brûlante puanteur. Les mecs tournent en rond, désemparés. La Mayenne s'énerve.

Je rassemble tout mon maigre vocabulaire russe. Je bouche les trous avec de l'allemand, quand j'en ai.

« Maria, skagi ! Dis-moi ! Patchémou vy tak diélaïétié? Pourquoi vous faites ça? Warum? Was ist los? Skagi, merde, skagi ! Qu'est-ce que je t'ai fait, moi ? Tu me fais chier, bon Dieu ! »

Elle me regarde enfin, terrible.

« Nié skagi « Fais chier » ! Tu ne sais rien. C'est mieux. Tu ne dois rien savoir. Eto diélo nachoïé. C'est notre affaire à nous, à nous toutes seules. Reste tranquille, dourak. Tolka smatri ! »

« Tolka smatri ! » Regarde seulement ! Je regarde. Meister Kubbe s'amène.

« Aber was ist los? Was soll das heissen? »

Tania, la grande Tania aux joues de bébé, elle a dix- sept ans, Tania la douce, Tania l'ange, regarde Meister Kubbe et dit : « Zabastovska. »

Et puis se remet à fixer le vide, droit devant elle. Meister Kubbe appelle : « Dolmetscherin! »

L'interprète d'atelier accourt. C'est Klavdia l'excitée, une « évoluée » criarde et minaudière dont il convient de se méfier, c'est du moins ce qui se dit chez les filles. On chuchote même qu'avec Meister Kubbe... Enfin, bon, les robes à fleurs ne poussent pas toutes seules sur les fesses des déportées, pognimaïèche ? Klavdia n'est visiblement pas dans le coup. Elle se fait répéter, pétrifiée d'incrédulité : « Chto? »

Tania répète, sans la regarder : « Zabastovka, ty kourva! »

Klavdia n'ose pas traduire. Meister Kubbe s'impatiente.

« Was hat sie denn gesagt ? » Le mot a du mal à passer : « Streik. »

Streik. La grève. Elle ne traduit pas « kourva » : putain. Ça, elle se le garde pour elle.

Meister Kubbe en reste comme un con, la bouche ouverte. Streik... Elles osent! A Berlin, en pleine guerre, en plein national-socialisme, dans une usine de munitions, elles osent prononcer le mot imprononçable! Ces esclaves, cette merde sous-humaine qui devrait délirer de joie d'avoir été laissée en vie! Meister Kubbe jette alentour des regards désemparés. Il faut que ce soit à lui que ça arrive... Il finit par dire :

« Vous savez ce que vous êtes en train de faire? Pourquoi faites-vous ça? Allons, mes enfants, reprenez le travail, il ne s'est rien passé. »

Klavdia traduit en ajoutant quelques fioritures de son cru : « Vous êtes complètement cinglées! Pauvres connes, vous serez toutes pendues, et moi avec! Rien à foutre de vos conneries,.moi ! »

Tania l'ignore. Elle se tourne vers Meister Kubbe, lui fourre sa gamelle sous le nez.

« Nix essen, nix Arbeit ! Vott chto. » Pas manger, pas travail. Voilà ce qu'il y a. Meister Kubbe renifle la flaque de fibres verdâtres, hoche la tête, fait « So, so... » (prononcer « Zo, zo... », sans la bonne prononciation ça perd tout, moi je trouve), regarde Tania, dit « Ja, natürlich... » et, finalement, tranche :

« Cela n'est pas mon affaire. Naturellement, j'en parlerai à la cantine. Mais il faut reprendre le travail, tout de suite. » Tania dit :

« Nein. So fort essen. Denn, arbeitein. » Non. Manger tout de suite. Après, travailler. Klavdia, humiliée que le dialogue se fasse par-dessus sa tête, suant la peur, au bord de l'hystérie, glapit à voix suraiguë :

« C'est du sabotage, sales connasses communistes ! Je m'en fous de vos conneries, moi, grosses vaches, culs pleins de fumier ! »

Maria quitte sa place, sans un mot, lui colle une baffe à toute volée, et encore une de l'autre côté. Puis revient se croiser les bras. Tania dit, sans regarder Klavdia : « Toi, tu manges, salope. Toi, tu te fatigues pas. Sauf le cul, peut-être. Tu te le tapes sur un tabouret, au Kontrolle, et tu vérifies les pièces au pied à coulisse. T'as pas à te mêler de ça. »

Là-dessus arrive Neunœil, le Meister de l'équipe descendante, inquiet de n'avoir pas vu sortir son troupeau. Il fait fonction d'Obermeister, c'est-à-dire que, hiérarchiquement, il coiffe Meister Kubbe. Lui, c'est la vraie peau de vache. Son œil unique a vite fait le-tour de la situation.

Tania lui tend son écuelle, lui récite son imperturbable slogan :

« Nix essen, nix Arbeit, Meister. » Il envoie dinguer au diable la cuvette et son contenu, balance une paire de baffes à Tania, va droit au Meisterbüro, appuie sur un bouton. Vingt secondes après, deux Werkschutz en uniforme gris se présentent. « Surveillez-moi ça. »

Il décroche le téléphone intérieur, compose un numéro. Il sort du bureau, dit à Meister Kubbe : « Herr Müller arrive. » Herr Müller est là.

Herr Müller écoute l'Obermeister lui résumer l'affaire. Impassible, il dit : « Dolmetscherin ! » Klavdia s'avance.

« Dis aux femmes que je recevrai une délégation d'entre elles dans un quart d'heure, dans mon bureau. Six femmes. Les plus capables d'expliquer la chose. Je verrai ce que je peux faire. » Il tourne les talons. Klavdia traduit.

Les filles se regardent, n'en croient pas leurs oreilles. Et voilà! La lutte paie. Elles choisissent posément les six porte-parole. Il y aura d'abord Tania, cela va de soi, et puis, pour donner du poids et du sérieux, deux vieilles d'au moins quarante ans : Nadiejda, l'institutrice, et Zoïa la grêlée, une responsable de kolkhose à la carrure de lutteur, au cœur de midinette. Et aussi Natacha, qui étudie pour devenir ingénieur, la grande Choura, la petite Choura. Et bon. Ça fait six.

La délégation se rend donc chez Herr Müller. Tania marche en tête, portant à deux mains une portion- témoin de « Spinat ». En attendant leur retour, le travail reprend. L'équipe du matin veut rester dans la cour, mais les Werkschutz chassent les filles, elles sont ramenées aux baraques.

Personne ne chante. Le temps passe. Et passe. Une inquiétude commence à me tournailler dans les tripes. Maria travaille sans un mot, lèvres serrées. Sept ou huit Werkschutz se dandinent dans les travées entre les machines, lancent des blagues aux filles, c'est interdit mais tout le monde connaît tout le monde, je suis sûr que même au bagne les matons déconnent avec les tau- lards, forcé. Plusieurs Werkschutz sont des accidentés du travail, ils ont des moignons par-ci par-là, alors ils sont devenus flics d'usine, coiffés par la sacro-sainte Gestapo, ils ne vont pas à la guerre, ils sont gras et roses. D'habitude, les filles se foutent gentiment de leurs gueules, leur disent qu'est-ce que tu fous là, grand con, va te faire finir sur le front, eh, avoue-le que tu l'as fait exprès de mettre ta main dans la machine, eh, dis, tu sais que ton Führer a dit qu'il va envoyer même les culs-de-jatte au front, dans un tank t'as pas besoin de jambes, alors toi qui en as encore une tu vas être nommé général, t'auras une belle casquette, tu courras à cloche-pied devant les tanks, tu crieras « En avant ! Vous pouvez y aller, y a pas de mines! »... Des vannes comme ça, quoi. Les gars répondent sur le même ton, pas gênés. Quand ils leur mettent la main au cul, les filles sautent en l'air comme dès brûlées, crachent « Oï ty, kholéra! », leur tapent sur la gueule à toute volée avec l'outil qu'elles ont en main, folles de rage, des vraies tigresses. Le Werkschutz esquive et se marre. C'est pudique, ces races ! Mais pas rancunier. Leurs colères ravageuses passent vite.

Dix heures du soir. La relève arrive. La délégation n'est pas revenue. Les filles de la relève ne les ont pas vues non plus rentrer aux baraques. Je demande au Belge s'il sait quelque chose. Il fait une gueule lugubre.

« Je crois qu'elles ont fait une belle connerie, hein. Tu penses bien que Müller ne va pas laisser passer ça comme ça.

Oui, ben, où qu'elles sont ? Tu sais ou tu sais pas ?

Comment veux-tu que je sache ? Ce que je peux te dire, c'est que j'ai eu le temps de voir Neunœil et Mùller se faire un signe de tête qui en disait long. Et je peux te dire encore quelque chose, c'est que toi et quelques autres vous feriez bien de faire attention, une fois, hein. Ils n'ont pas l'intention de vous laisser continuer comme ça. Non, mais qu'est-ce que tu te figures, hein ? » . Chacun des gars de la Mayenne a fait une caisse de fusées de plus qu'hier. Il y en a même un qui en a fait trois de plus! Les filles, concentrées sur leur attente, ont suivi le train, sans même y prendre garde.

Je traduis tant bien que mal à Maria ce que le Belge m'a dit. Maria hausse les épaules.

« Nié gavari nitchevo. Kassoï slichitt. » Ne dis rien. Le bigleux écoute. Le bigleux, ça ne peut être que mon voisin de la Mayenne, celui aux grosses lunettes. Anna pleure en silence.

*

Le vestiaire des Français du Quarante-six est un baraquement pourri, là-bas au fond de la cour, derrière le tas de charbon. On traîne la patte jusque-là. Je cause de tout ça avec Rebuffet. Je me monte. Je m'étais bien juré de fermer ma grande gueule, je suis sur la ligne de mire, mais ma grande gueule me prend en traître, voilà que je me retrouve planté devant ce gars de la Mayenne, ce gros gars à lunettes, que je lui barre le chemin et que je lui dis :

« Mais qu'est-ce que vous avez dans le cul, toi et tes potes ? Vous êtes vraiment aussi cons que ça ? Vous êtes tous des volontaires, ou quoi ? »

Le gars me regarde de ses yeux de lapin clignotant. C'est pas le causant de la troupe. Il me dit quand même :

« Qué que ça peut ben te faire, d'abord ? Chez nous, la chaussure, y a que ça, et v’là maintenant que ça marche point : y a pus de cuir. Ici, tu travailles, t'es payé. Je suis là pour travailler, je fais mon travail. Je connais que ça, moi. Ceux qui y arrivent point, c'est rien que des feignants, ou alors ils ont point la force pour. »

Cette couturière sur escarpins en chevreau qui vient traiter de feignant un maçon de la rue Sainte-Anne, non, mais, t'as vu ça, toi ? Avant que je sache moi-même ce que je vais faire, je lui ôte les lunettes de sur le nez, je les pose sur un fût de mazout qui traîne par là, je lui place une gauche sur le pif, pour tâter la distance, aussi sec la droite avec tout mon poids derrière, une-deux, il tombe sur le cul, le tas de charbon le reçoit à quarante-cinq degrés, ça fait qu'au lieu de s'allonger, il reste bien offert bien à ma poigne, je m'acharne dessus comme à l'entraînement, tout à fait à l'aise, un vrai sac de sable, ça fait boum et boum, tout mou dégueulasse.

Ses copains m'arrachent à là fête, toute façon j'en avais marre, un mec qui' se défend pas ça te gâche la colère.

Mais voilà que ces gros cons commencent à me taper dessus. Là, je deviens vraiment teigneux. Ils sont balaizes, ces paysans, mais lourds du cul. Des percherons de labour. Trop confiance en leur force. Moi, je suis maigre, un sac d'os avec un peu de fibreux collé dessus, t'en fais pas pour moi, je suis immobile, il y a quatre mois je tirais les poids moyens au Club Pugilistique Nogentais (normalement les mi-lourds, mais je suis à cinq kilos au-dessous de mon poids idéal, la kerre gross malhère, eh oui). C'est con d'être rogneux à ce point-là. On peut se casser une main comme une cacahouète. Taper à poings nus, et sans Velpeau, tu vois ça qu'au cinéma, jamais un boxeur fera une pareille connerie... Oui, bon, ils m'auraient haché, d'accord. Heureusement, je suis pas tout seul, dans cette vallée de larmes. Rebuffet,' Lachaize, le Rouquin et les autres Parisiens s'interposent entre la Mayenne et moi, allons, allons, vous n'allez pas vous battre entre Français, tout ça tout ça...

On cause. Je dis :

« Vous êtes des cons. »

Bon début. Ça me donne le temps de trouver le vrai début. Et de reprendre mon souffle.

« Muller nous le fait à l'estomac. On pouvait l'emmerder. Et maintenant, vous avez tout gâché. Vous avez fait la preuve qu'on peut les tenir, ses cadences de dingue. En se crevant à mort, mais on peut. Mieux que ça : vous faites la course entre vous! Complètement ravagés ! Mais, pauvres cons, vous êtes déjà sur les genoux !

Quand vous arriverez, à bout de souffle, à atteindre son putain de minimum, aussi sec il placera la barre plus haut. Vous y courrez toujours au'cul, au minimum! Ça vous passionne tant que ça, de fabriquer des obus? Vous voulez donc vraiment, je dis pas qu'ils gagnent la guerre, ils l'ont de toute façon dans le cul, mais qu'elle dure encore vingt ans ! Grâce à vous, Müller va se décrocher la Croix de Fer de première classe, celle bordée de choucroute d'argent avec saucisses en or! Mais engagez-vous dans la Waffen-S.S., tant que vous y êtes ! »

Ah! voilà l'orateur de la bande. Un trapu, très brun, moustache noire, béret basque enfoncé bien à fond avec la petite queue droit en l'air. Il parle lourd, lent, inusable, incoinçable, le plouc instruit qui lit Le Pèlerin et qui explique la politique aux autres, qu'est même capable de subjonctiver de l'imparfait quand ça a affaire à de l'instituteur laïque. Ça aurait tâté du séminaire que j'en serais pas autrement surpris.

Posément, sans haine et sans passion, il s'installe dans son truc à roulettes :

« Faut regarder les choses en face, gars. Au pays, on a les femmes et les gosses. Faut que ça bouffe (Il dit « bouffe » pour se mettre à la portée des Parigots têtes de veau.) Si on atteint les cadences prévues, on touchera une paie convenable, ils l'ont promis. On enverra des mandats en France. Au cours du mark, ça vaut le coup. Nous, on a choisi de se crever le cul un sacré coup, ici, comme ça nos femmes boufferont et nos gosses aussi. »

Il prend le temps de se passer la langue sur les lèvres, qu'il a épaisses, rouges et humides, avec tendance au dessèchement s'il reste plus de dix secondes sans les humecter. Je profite du trou :

« Vos femmes, vos gosses ! Tu parles qu'ils crèvent la faim! Vous recevez chacun deux ou trois colis par semaine, des vraies malles, bourrées "de saucisse, de beurre salé, de lard, de fromage, de fayots, de bocaux de confit de canard, de pruneaux, de gnôle, et même de pain ! Vous n'avez jamais assez de cadenas pour enfermer tout ça. Vous entassez des montagnes de pain rassis moisi plein de mousse jusque sous vos paillasses. Je le sais : je vous le fauche. Vous vous bourrez comme des chancres, vous êtes gras à lard, vous faites la gueule devant le rata de la cantine (Tant mieux pour moi, je fais la tournée des restes, pas fier, je me goinfre tous les résidus de ces dégueulasses, j'ai faim, j'ai faim, jour et nuit, tout le temps. Je boufferais du savon! Mais du savon, y en a pas.) Vos vestiaires sont bourrés à péter de pots de rillettes faites à la maison, vous les laissez pourrir, ça schlingue la charogne, plutôt que d'en filer aux copains. Venez pas me parler de vos bonnes femmes affamées et de vos gniards pâlichons ! Tu parles, si elles vous envoient ça, c'est qu'elles ont le bide bien plein. Ils rotent gras, vos têtards faméliques! J'espère que vos grosses vaches se font tringler leur gros'cul rouge jusqu'à la gorge par les beaux grands Chleuhs aux queues d'acier, c'est ma consolation. Et qu'elles se soûleront la gueule au Champagne avec le fric de vos mandats de merde! »

A mon tour de reprendre mon souffle. Béret basque veut se faufiler dans la coupure, il a l'air salement en rogne, mais je lui laisse pas le temps :

« Enfin, les mecs, vous avez rien compris? C'est la guerre, merde! La guerre! Vous savez ce que ça veut dire? Et si vous étiez prisonniers, hein? Vous croyez qu'ils envoient leurs tites néconomies à leurs femmes pour qu'elles les mettent à la Caisse d'Epargne, les prisonniers? »

C'est une question. Béret basque répond : « Les prisonniers, c'est des militaires. Les années de guerre comptent double pour la retraite. Et s'ils meurent, ils ont la mention « Mort pour la France » sur leur livret et leur femme touche une pension. » Toute la Mayenne opine gravement. Me voilà reparti.

« Ecoutez. Moi, on m'a pris de force, on m'a jeté là, je suis au bagne, je crève de faim, je renâcle. Il n'y a que deux choses qui m'intéressent : ramener ma peau, ne tuer personne. Si possible. (Il y a bien une troisième chose, la plus importante, même, elle, s'appelle Maria, mais je sens que c'est pas le genre d'argument à sortir devant ce genre de gars.) Vous, vous faites votre beurre sur la guerre, votre petit beurre miteux, vous économisez sou à sou, obus à obus, de quoi acheter le lopin à côté de votre lopin. Et ces obus que vous fabriquez, peut-être bien que ça sera pas forcément sur ces Russkoffs qui vous font tellement horreur qu'ils tomberont. Peut-être bien que c'est des Français qui se les prendront sur la gueule, puisqu'il paraît que les Français sont de nouveau dans le coup, à ce qui se dit. Vous y avez pensé, à ça ? »

Béret basque tente une sortie : « Le Maréchal... »

Je l'écrase dans l'œuf. Je tiens une pêche du feu de Dieu.

« Ouais ! Le Maréchal a dit... Monsieur le curé a dit... Vous êtes couverts. Et c'est vous les patriotes farouches, les soldats du Christ, les mecs à morale! Tiens, vous me faites chier, vous me faites dégueuler, vous crèverez le nez dans votre merde, avec une bonne conscience à triple menton et du bien au soleil. Et vous passerez à travers tout, les épurations, les règlements de compte. Vous êtes les finauds, les honnêtes gens, les salauds d'honnêtes gens. »

Là, pour être franc, je sais plus trop où je vais, j'ai perdu le fil, je déconne littéraire. Au fond, qu'est-ce que j'en ai à foutre? Béret basque sent le flottement. Il récupère la tribune.

« C'est facile de gueuler, quand on est un jeunot, qu'on a pas de famille à nourrir! Tu causes comme un communiste et comme un anarchiste. Y a rien de sacré pour toi, t'as que ta grande gueule et tes coups de poing. Tu crois à rien, ni à Dieu, ni à diable, ni à la patrie, ni à la famille, à rien de rien. T'es rien qu'une bête. Une bête nuisible. T'as une grosse tête pleine de livres, mais tu t'en sers mal. Y a rien de plus malsain. Depuis que t'es là, tu tires au cul, tu pousses les autres à mal faire. Tu crois que je te vois pas ? T'as pas gagné un rond, tu paies même pas ta pension, t'es un parasite, quoi. Un feignant. Un va-nu-pieds. »

Là, je rigole. C'est pourtant vrai, ce qu'il dit ! Ils nous font payer une pension pour un coin de paillasse dans une baraque pourrie, la cuvette de soupe à l'eau et les trois livres de pain noir de la semaine ! Ils retiennent ça sur la paye. Moi, j'ai encore jamais touché de paye, parce que j'ai rien gagné, j'ai jamais atteint le seuil, je suis donc en dette envers la firme Graetz A.-G. et envers la Gross Deutschland. Je me demande si, quand ils auront perdu la guerre, ils vont me garder ici jusqu'à ce que je les aie remboursés ! Peut-être qu'ils ont le droit ? Quant à Maria, les « Ost » ne sont pas payés, même symboliquement. Juste nourris (aux Spinats) et le cul abondamment botté. Les Meisters violent les filles entre deux portes, au besoin à coups de poing sur la gueule, ce qui est un crime contre la Race, mais la parole d'une Russe contre la parole du Meister...

Je pense à tout ça, je revois Alexandra, l'étudiante en médecine, celle qu'on appelle Sacha pour ne pas la confondre avec les Choura, qui sont déjà deux, sangloter sans bruit après que le Meister du Galvanik, un épouvantable sale con, crémier dans le civil, l'a eu forcée dans son bureau, quasiment au vu de tout le monde, pour améliorer son petit quatre heures. Je pense à ça, la rogne noire me mord au cul, me revoilà qui me prends pour Zorro.

« Parfaitement, j'ai jamais gagné un rond à leur travail de merde, je me considère comme un déporté, comme un forçat, et j'ai qu'une idée : tirer au cul! Simplement parce que j'aime pas qu'on me force. Et puis j'aime pas les obus. Et puis j'aime pas la guerre. Et puis j'aime pas l'usine! Na. D'un autre côté, allez pas croire que j'ai l'intention de jouer les héros. J'emmerde les héros, les martyrs, les causes sublimes,, les dieux crucifiés et les soldats inconnus. Je suis rien qu'une bête, t'as raison, une pauvre bête traquée, j'ai l'intention d'essayer de survivre dans ce monde de dingues enragés qui passent leur vie a tout massacrer pour sauver la patrie, pour sauver la race, pour sauver le monde, pour assurer l'harmonie universelle. Ou pour gagner plus de fric que le voisin... Qu'ils crèvent dans leur pisse! Ils auront pas ma peau. Ni celle de ceux que j'aime. Et merde. »

Je suis-pas un peu con de brailler ça comme ça, à tout va, devant ces gueules fermées de paysans butés qui me regardent piquer ma crise en ricanant? Fais-le, mon pote, mais le dis pas. Faufile-toi, mais va pas clamer sur les toits que tu te faufiles... Bon. C'est ces peigne-cul de fayots qui m'ont foutu en rogne, aussi. C'est déjà passé.

Ça va devenir marrant, la vie, au Quarante-six ! Et dans huit jours, Millier, il nous fera pas de cadeau... Quand je pense aux filles, à leur coup de la grève des Spinats... Au fait, les six, qu'est-ce qu'elles sont devenues ?

Le lendemain, j'apprends que seules les deux Choura sont rentrées au camp. La gueule en sang. Des bleus partout. Secouées de sanglots. On les a ramenées aux baraques pour que les autres se rendent compte. Rien de tel que l'exemple. Les quatre autres ont été embarquées. On ne les reverra plus. 8


SUR LES GRAVATS FLEURIT LA FLEUR BLEUE

ET bon, quoi. La date fatidique approchant, tous s'y mettent, bon gré mal gré, dans le sillage de la Mayenne. Même René la Feignasse. Ça râle, mais ça marche. Bons petits grognards, ça, mon empereur ! Ils n'auront certes pas doublé la production à la date fixée, mais auront du moins fait preuve de bonne volonté. Muller se laissera peut-être attendrir.

Il ne reste guère que le Rouquin et moi pour s'obstiner à tirer au cul. Comme des cons, d'ailleurs, par pur amour-propre de sales mômes. On veut pas qu'il soit dit que ces enfoirés-là auront eu le dernier mot. Même, on en remet. Plus de la moitié de nos pièces sont refusées au Kontrolle. Ce qui est du suicide, et du suicide purement gratuit, car au fond on s'en fout, l'un comme l'autre. On ne se concerte même pas, on n'est pas spécialement copains. On joue avec le feu. La vérité, c'est qu'on ne se rend pas vraiment compte. Au fond, on n'arrive pas à croire qu'« ils » puissent être aussi méchants que ça. Pourtant, on a eu l'exemple des filles... Total, on passe pour deux cabochards et deux cinglés, les collègues d'atelier nous évitent plus ou moins, déconnent sournois dans notre dos.

Le Rouquin a la châtaigne facile, bien plus que moi. Quand il cogne, il cogne pour tuer. Des yeux de dingue, quand ça le prend. Au demeurant, le meilleur fils du monde.

Comme moi, le Rouquin est un Parigot et un gosse de pauvres. Etre pauvre à Paris, en ce moment, la vraie malédiction. A la campagne, au moins, ils ont la bouffe. Les pauvres, non seulement c'est pauvre, mais c'est pas démerdard. Evidemment : s'ils l'étaient, ils ne seraient pas restés pauvres. Enfin, bon, le marché noir n'est pas pour leurs gueules de pauvres. C'est pas les colis de nos familles, au Rouquin, à moi et à beaucoup d'autres, qui peuvent compenser le manque de calories.

N'empêche que je les attends, ces colis! Même si ce ne sont pas les ventrées de charcutailles des gars de la Mayenne, même si c'est surtout symbolique. J'en chiale d'attendrissement. Je vois maman cavalant tout le mois pour grappiller de quoi mettre dedans, rognant sur ses rations et sur celles de papa, suppliant à droite à gauche, se gelant les pieds à faire la queue, se ruant à la poste entre un ménage et une lessive, tirant la langue pour recopier l'adresse barbare... Elle m'envoie chaque mois un petit paquet bardé de ficelles comme un rôti de veau d'autrefois, il arrive ou il n'arrive pas, ou il arrive éventré, aux trois quarts vide (j'essaie de me consoler en me disant que ceux qui ont fait ça avaient peut-être encore plus faim que moi, le tri dans les gares est fait par des S.T.O). Elle parvient à y mettre des choses fabuleuses, des choses que je n'avais pas vues à Paris depuis des années : un pain d'épices, du lapin cuit et tassé dans une vieille boîte de conserves soudée à l'étain par Totor, le plombier de chez Galozzi, parfois une boîte de sardines à l'huile ou un petit saucisson de cheval, des pommes ridées, des pruneaux, une vingtaine de morceaux de sucre (sa ration et celle de papa, eux se sucrent le café-ersatz à la saccharine), un gâteau fait avec des carottes râpées au lieu de farine ( ça ne lève pas, ça donne une espèce de galette très tassée, lourde comme une plaque d'égout, ça a un goût bizarre, douceâtre, ça bourre, ça te coupe la faim), une paire de chaussettes qu'elle a tricotées avec de la laine récupérée sur un vieux pull-over de quand j'étais petit. (« Tu vois que j'ai raison de jamais rien jeter : arrive toujours un jour où que t'es bien content de le trouver! ») Et toujours un petit cadeau rare, une petite délicatesse : un sachet de boules de gomme, des caramels... Parfois, miracle, quelques carrés de chocolat. Je file le chocolat à Maria, qui le partage avec les copines, chacune un tout petit bout, qu'elles mordillent, en fermant les yeux. Du chocolat ! On dirait qu'elles n'en ont jamais vu. Et c'est peut- être vrai, après tout, bien qu'elles affirment que, là-bas, avant les fascistes (Elles ne disent jamais « les Allemands », ni « les nazis », mais « les fascistes »), du chocolat, il y en avait à gogo, Bojé moi! Et du bien meilleur que le chocolat capitaliste, avec dedans de la crème de toutes les couleurs, ty nié mojèche znatj !

Les Russes, par dérision, appellent « chokolade » les graines de tournesol qu'ils mâchent toute la journée, quand ils en trouvent. C'est gros comme des graines de melon, pointu d'un bout, avec des rayures dessus. Tu t'en fourres une grosse poignée dans la joue, du bout de la langue tu t'en fais venir une sous les incisives, tu la décortiques rien qu'en te servant de tes dents, de ta langue et de tes lèvres, c'est pas si facile, tu craches la- cosse, tu grignotes l'amande, tu l'as bien gagnée, c'est gros comme trois fois rien, ça n'a pour ainsi dire pas de goût, mais ça occupe et ça trompe la faim. Ça te donne l'air d'un écureuil, à cause des joues gonflées, et en même temps d'un lapin, à cause des lèvres qui grignotent sans arrêt et du bout du nez. qui suit le mouvement. Quand un Russkoff s'est dégoté du « chokolade », un riche anneau de cosses de tournesol crachées l'entoure bientôt comme un cercle magique.

*

Maria maintenant a peur. Elle me dit : « Astarôjna! Ty kâ. Iesli oubioutt tibia,.ili poslaïoutt v'konslaguer, chto mnié diélatj ?

— Fais gaffe! T'es con. S'ils te tuent, ou s'ils t'envoient en camp de concentration, qu'est-ce que je deviens, moi ? Doumaï ob étom, ty kâ ! Penses-y, espèce de con!

— Pas « kâ », Maria. « Con ». Répète. »

Elle, docile :

« Kônng. »

Je me marre. Je l'embrasse. La voilà vraiment en rogne. « T'es kâ comme petit vasô! Pourquoi j'aime kâ pareil ? Oï, Maria, doura ty kakaïa ! »

*

Un matin, je suis d'après-midi, je me présente à l'infirmerie du camp. J'ai au pied un bobo, une de ces saloperies de cônes en tôle m'avait échappé et, en tombant, m'avait arraché un bout de peau sur l'os de la cheville, trois fois rien. Mais ça ne guérit pas vite, et voilà maintenant que ça me démange, c'est rouge autour, je vais demander à Schwester Paula qu'elle me désinfecte ça et qu'elle y mette un sparadrap, c'est juste le genre de soins qu'on peut demander à Schwester Paula, juste ça et rien de plus.

Dans la baraque de l'infirmerie, il y a déjà ma petite copine Natacha, quatorze ans, jolie comme une pomme, blonde comme une Danoise, qui tient haut en l'air sa main bandée, toute pâlotte, les yeux creux, l'air de souffrir. Elle s'illumine quand j'entre.

« Ty Slone ! Zatchem ty siouda ? »

Hé ! Eléphant. Qu'est-ce qui t'amène ?

Eléphant. Va savoir pourquoi. Elle a décidé ça, un jour. Depuis, du plus loin qu'elle me voit, elle crie : « Oï ty Slone! Kak diéla? » Elle a décidé que je m'appelle Eléphant. Je connaissais pas le mot, alors elle m'a montré, elle a fait la trompe avec son bras, elle a fait la petite queue avec l'autre main, elle a fait les grandes oreilles, j'ai dit : « Ah! ouais. Un éléphant! « Elle a dit : « Slone! » Et elle s'est mise à rire, ses deux nattes fouettaient l'air comme si elle sautait à la corde, et toutes les babas alentour se sont mises à rire et à m'appeler « Slone ». Pourquoi pas? Quoique... Je suis grand.

Mais il y a ici des immensités : des Hollandais, des Flamands, des Baltes, ça culmine pas loin des deux mètres, aussi larges que hauts, des montagnes de viande... Enfin, bon, quoi. Eléphant. Ça doit être de l'humour russe. Ben, et toi, je lui demande, qu'est-ce que t'as à la main? Machina. Ah ! ah? Grave? Non, mais ça fait mal. Faut faire attention, Natacha! Elle hausse les épaules. Tiaï... Soudain s'illumine f

« Zavtra, nié rabotatj ! Posliézavtra, nié rabotatj... » Demain, pas travailler! Après-demain, pas travailler... Elle compte sur ses doigts. Veinarde, je lui dis. Elle me demande : « Et toi ?... » Je lui fais voir mon bobo. Elle éclate de rire. « Oï ty Slone ! La Schwester va te foutre à la porte ! »

Justement, la voilà, la Schwester. Schwester Paula. Une grande sèche pas vilaine, la quarantaine, bien balancée dans la blouse blanche rayée de bleu qui la moule de près, mais une sacrée peau de vache, je l'ai jamais vue sourire, par moments elle a des yeux de cinglée, elle fait peur. Ceux qui connaissent la vie disent : « Ce qu'il lui faudrait, c'est une bonne giclée de sirop de corps d'homme! » C'est elle qu'on doit venir trouver, le matin très tôt, afin qu'elle décide si l'on est assez malade pour avoir droit à la consultation du docteur. Elle a un infaillible engin de dépistage : le thermomètre.

Tu arrives, grelottant, enveloppé dans la couverture de ton plumard, la jambe molle, la gueule couleur de vieilles fanes de laitue. Schwester Paula te demande : « Was?

— Chouesta, iche bine cranque. » Pour qu'elle comprenne bien que c'est sérieux, tu mimes ton mal. Tu poses une main sur ta gorge et tu secoues l'autre en gémissant. « Schmerzen ! Viel Schmerzen ! » Naturellement, tu ne sais pas dire des choses aussi compliquées que « J'ai mal à la gorge », alors tu te contentes de dire « Mal! Très .mal! » Tu ajoutes « Ouillouillouille! », des fois que l'onomatopée serait internationale. Convaincant à tirer des larmes.

Schwester Paula ne dit rien. Elle te tend le thermomètre. Comme on tend le revolver à l'officier félon pour qu'il se fasse sauter la cervelle. Tu te le mets dans la bouche. Ici, c'est dans la bouche que ça se met. Si par malheur tu es seul à tenter le coup ce matin-là, t'as rien à espérer. Sauf si tu es vraiment à l'agonie. Et encore, pas n'importe quelle agonie : une agonie à quarante de fièvre. Schwester Paula reste là, debout devant toi, bras croisés, son œil de glace ne te quitte pas. Elle tend sa main, abaisse l'œil sur le mercure. Le verdict tombe.

« Achtunddreissig neun. »

Trente-huit et neuf dixièmes. Tu l'as dans le cul. Au dessous de trente-neuf, tu retournes au boulot avec un petit papier de la Schwester comme quoi si tu es en retard c'est parce que tu es venu la voir. Au-dessous de trente-huit, elle ajoute de sa main une appréciation destinée à ton Meister, te recommandant chaudement à son attention comme feignant, truqueur et tire-au-cul.

Si t'es pas tout seul, si même vous vous trouvez former un bon petit paquet de grelotteux, tu as la chance.

Schwester Paula est allemande. Jusqu'à la moelle. Les Allemands sont implacables, mais pas vicieux. Un Allemand n'ira jamais imaginer qu'on puisse être assez crapule pour frotter entre ses doigts le réservoir d'un thermomètre médical jusqu'à ce que le mercure saute à la perche par-dessus la barre fatidique des trente-neuf degrés. Tu m'as compris tu m'as. C'est d'ailleurs pas si facile à faire. Il y faut un certain doigté. Un matin, j'avais beau frotter, planqué derrière les autres, rien à faire, il ne démarrait pas des trente-huit cinq, qui étaient ma vraie température. La queue avançait, ça allait être mon tour, j'arrive près du poêle, j'approche deux secondes le thermomètre du tuyau, je regarde : quarante-deux et cinq dixièmes! Le mercure s'était cogné au plafond! Je me suis mis à secouer le bazar frénétiquement pour le faire redescendre, pas commode sans qu'elle me voie, la voilà devant moi, pas le temps de regarder, je le lui tends.

« Sechsunddreissig fünf! »

Trente-six cinq. Un peu étonnée, elle me plante l'index dans l'œil, me retourne la paupière du bas, scrute vaguement la doublure, hausse les épaules.

« Kein Fieber. Nicht krank. »

Et si tu es admis, si tu as franchi avec succès ce premier obstacle, alors tu rentres à ton baraquement, tu te replonges dans ton nid de chiffons encore tout chaud de ta bonne chaleur à toi, tu te remplis les poumons de la chère odeur de sueur rance, de pets aux choux-raves, d'haleines mille fois respirées et recrachées, de linge jamais lavé, de pieds foisonnants, de mégot froid et de pipi au lit, la chère odeur de chambre d'hommes pas spécialement propres, la chère bonne odeur figée dans le petit matin froid comme la graisse au fond de la poêle. La baraque est à toi tout seul, les autres sont partis au chagrin, ceux de nuit sont rentrés et ronflent. Toi, tu attends l'heure du docteur.

A neuf heures, tu retournes à l'infirmerie. Schwester Paula annonce au docteur ton score au thermomètre. Le docteur est un vieux docteur. Les jeunes sont au front. Il dit : « Mund auf! », et il ouvre lui-même la bouche pour te faire voir. Tu ouvres, il jette un œil, il fait « Hm », il prend un comprimé dans une boîte, il te le montre, il dit : « Tablette », tu dis « ja, ja », pour bien montrer comme tu es docile et coopératif, il te donne la Tablette, tu te la mets sur la langue, Schwester Paula te tend un verre d'eau, tu avales, le docteur dit « Gut », il s'assoit, il prend un petit papier imprimé sur la pile, il y a dessus le mot « Arbeits... », travail, et des pointillés à la suite. Il hésite un instant. S'il écrit « unfähig » sur les pointillés, tu te dorlotes jusqu'à demain, mon salaud. S'il écrit « fähig », tu repars aussi sec pour l'Abeitlung. C'est rare qu'il écrive « unfähig ». Ça arrive.

Me voilà donc devant Schwester Paula. Je lui montre ma cheville. Je lui dis tant bien que mal ce que j'attends d'elle.

« Schmutzig. Sauber machen, bitte, je dis. »

Schwester Paula ne dit rien. Elle verse de l'eau dans une cuvette, y fait tomber deux Tabletten de permanganate, ça devient tout violet, très joli. Elle me donne une compresse. J'ai compris. Je dois faire ça moi-même. Pour la douceur de la main féminine, je repasserai. Elle pose un carré de sparadrap sur le tabouret, et bon, elle s'en va. Et non. Revient. Pique du nez sur mon pied. Que j'ai dénudé, pantalon troussé jusqu'au genou. Qu'est-ce qui la fascine, bon Dieu ?

Elle regarde intensément mon bobo, suit du doigt quelque chose le long de ma jambe, remonte jusqu'au genou, retrousse le pantalon aussi haut qu'elle peut, remonte le long de la cuisse, m'ordonne : « Hose ab ! » et, comme je ne comprends pas assez vite, elle déboucle ma ceinture, déboutonne ma braguette, fait tomber mon pantalon sur mes pieds, me voilà le bazar à l'air. Elle m'enfonce ses doigts dans le pli de l'aine, ses doigts d'acier trempé, elle se redresse, elle me dit : « Sofort ins Bett! » Sa peau blême est tendue sur les os des joues, ses yeux flamboient. Une tête de mort avec une bougie allumée à l'intérieur.

Si j'ai pu penser un instant que la vue de mon mollet de coq l'avait soudain frappée d'une passion dévorante, je crois maintenant qu'il me faut envisager autre chose. Autre chose d'assez inquiétant. Je remonte mon pantalon et, comme elle me fait signe de la suivre, je la suis.

L'infirmerie comprend deux sections : la section russe, la section occidentale. Chaque section se compose d'une chambre à quatre lits. Ça semble peu pour une population d'environ seize cents personnes, penserait un observateur de la Croix-Rouge. Il aurait tort de penser ça. Il est très rare que les huit lits soient occupés. Il est même rare que l'un des huit lits soit occupé. D'ailleurs, la Croix-Rouge est passée plusieurs fois, une Croix-Rouge ou l'autre, enfin, une de ces Croix-Rouge, quoi, et jamais aucun observateur n'a formulé l'observation ci-dessus évoquée. C'est tout dire.

Entre les deux sections, il y a le bureau de Schwester Paula, sa chambre et la pièce de consultation. Tout ça pour l'étanchéité. Les deux sections doivent être soigneusement étanches l'une à l'autre. Car elles présentent cette particularité de se composer l'une uniquement de femmes, l'autre uniquement d'hommes. Et quelles femmes! Et quels hommes! Des Russes, ces chiennes en perpétuel rut. Des Français, ces obsédés renifleurs d'entre-cuisses. Mais Schwester Paula veille. La Krankenstube ne deviendra pas un bordel.

Me voilà couché dans un des quatre lits du dortoir. Schwester Paula m'a ordonné de ne pas bouger. Elle a encore examiné mon pied, ma jambe et ma cuisse, m'a jeté un regard particulièrement féroce, et est sortie. Je l'ai entendue téléphoner. Je m'approche de la fenêtre, je cherche à mon tour sur ma jambe ce qui peut bien la révolutionner comme ça. Je finis par apercevoir une vague trace rouge, une ligne sinueuse qui part de ma cheville et, plus ou moins marquée mais sans interruption, remonte jusqu'à l'aine. Les ganglions de l'aine sont un peu gros, un peu douloureux, pas beaucoup, comme quand on a un bobo quelque part le long de la jambe, quoi. Bon. Et alors, c'est pour ça ?

La porte s'ouvre. C'est le docteur. Ça, alors! Il s'est dérangé exprès? Lui aussi fait une sale gueule. Très, très emmerdé. Il parle avec Schwester Paula. Ils parlent beaucoup. Ben, et moi ? Je voudrais savoir, merde. Je le tire par la manche. « Was ist los? » je demande. « Nichts ! Nichts ! Bleiben Sie in Ruhe. » Rien, restez tranquille. Les voilà partis.

J'ai quand même retenu un mot, qui est revenu un peu trop souvent dans leur conversation si animée : « Blutvergiftung ». Voyons voir. « Blut », c'est le sang. De ça, au moins, je suis sûr. Je retourne dans tous les sens le bric-à-brac qui suit. Je finis par repérer « Gift ». Je connais ça. Ça ressemble à un mot anglais, et justement faut pas confondre. Voyons... « Gift », en anglais, c'est « cadeau ». En allemand, c'est... Ça y est! « Poison » ! Gift : poison. Qu'est-ce que ça vient foutre? Attends. « Vergiften », c'est donc faire quelque chose avec du poison. Qu'est-ce qu'on peut bien faire avec du poison? Eh, empoisonner, pardi ! Vergiften : empoisonner. Vergiftung : empoisonnement. Blutvergiftung : empoisonnement du sang.

Je me sens pâlir. Empoisonnement du sang! C'est un mot à maman, ça : « Fais attention aux clous rouillés, va pas m'attraper un empoisonnement du sang ! » « Le fils Untel est mort d'un empoisonnement du sang »... Un mot d'autrefois. Aujourd'hui, on ne dit plus comme ça. On dit... On dit « septicémie ». Voilà. Je me tape une septicémie. Ben, merde.

J'aurais cru ça plus terrible. Plus grandiose. Juste cette trace rouge, ce bobo qui me démange... J'ai même pas mal à la tête.

Et voilà que je comprends pourquoi ils s'affolent, le docteur et la chouesta. C'est à cause de Sabatier. Roland Sabatier, ce gars de Nogent qui est arrivé à Berlin dans le même convoi que moi, déjà malade. Il se plaignait, ils n'ont jamais voulu le reconnaître malade, le thermomètre disait trente-sept cinq, kein Fieber, arbeitsfähig, nicht malate, Meuzieu, tout de suite retourner drafail. Il a traîné une quinzaine de jours comme ça, Sabatier. Se faisait engueuler, traiter de feignant, attenzion, Meuzieu, gross Filou, na nun, Gestapo, hm? Il en chialait. Il en est crevé. Juste avant la fin, le docteur s'est quand même dit qu'il y avait peut-être quelque chose, mais c'était trop tard. Sabatier est mort. Il était devenu tout noir. On a eu bien du mal à savoir de quoi. Ces cons-là n'étaient pas trop fiers d'eux. On a fini par savoir : septicémie.

Alors, voilà. Le docteur et la Schwester ont dû se faire salement ramoner. Du coup, ils ont une sainte trouille de la septicémie. Voilà pourquoi je dors dans des draps ce soir. Pourquoi Schwester Paula me bourre de comprimés et de piqûres de sulfamides, un truc nouveau, terrible contre tous les microbes, c'est le Belge qui me l'a dit, les Allemands ont inventé ça, une fois, hein, oh! ils sont très forts pour tout ce qui est la science, tu ne sais pas faire aussi bien qu'eux, ça est sûr.

Il y a ici un sujet de réflexion inépuisable pour le penseur méditatif qui penche sur les abîmes sans fond de la psychologie humaine les trésors de sa sagacité et les loisirs que lui laisse sa retraite d'inspecteur des impôts indirects. D'un côté, notre peau, à nous autres pauvres cons, ne vaut pas un pet de lapin. De l'autre, s'il manque un homme dans la colonne de l'inventaire, c'est un ramdam à tout casser. Tu « sabotes », ou simplement t'arrives pas à suivre, ou tu dis merde à ton Meister, on t'envoie crever sous la schlague dans un Arbeitslag. Tu cherches à t'évader, on te tire dessus sans hésiter. Tu voles un œuf, on te coupe la tête. C'est prévu, c'est dans l'ordre. Mais si tu meurs par suite d'une négligence d'un type responsable de toi, c'est pas dans l'ordre. Le coupable sera châtié. Et ici, quand ils châtient, ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère : tout de suite Gestapo, Konzlager et compagnie...9

Chaque firme qui emploie de la main-d'œuvre déportée est responsable du matériel humain à elle confié par le Reich. La Deutsche Arbeitsfront contrôle tout ça. Il faut de l'organisation, dans la vie, sans quoi on n'arrive à rien, maman me l'a toujours dit.

*

Repos total. Schwester Paula me dorlote, à sa façon coup de poing dans la gueule. Me plante ses aiguilles dans le cul avec une ardeur sauvage. Me gave de comprimés, des gros des petits, que je dois avaler sous ses terribles yeux. Scrute la trace rouge le long de ma jambe. Elle ne semble pas avoir envie de s'effacer, la trace rouge. Je dirais même qu'elle devient de plus en plus rouge. Schwester Paula panique. Si elle me voyait entretenir ma septicémie par frottement énergique de l'ongle du pouce sur la trace rouge... Je lui demande : « Mais enfin, qu'est-ce que j'ai, Schwester? Quels symptômes (prononcer : « Zumepetom' ») » Innocent comme l'agneau. Schwester Paula ne répond pas. J'en remets : « Je ne suis pas malade ! Nicht krank ! Je veux travailler, moi ! » Là, elle me foudroie du regard. « Nein ! » C'est une femme qui aime dire non. Alors, bon, suffit de lui poser la bonne question.

Je me prélasse. Je mange des choses fines : de la soupe de pois cassés, de la purée. Les Russes de la cantine qui m'apportent l'écuelle me glissent sous le drap des gâteries clandestines : une tranche de pain tartinée de margarine, une patate bouillie toute chaude, des graines de tournesol. Elles arrêtent leurs rires en pénétrant dans la chambre, elles sont persuadées que je suis aux portes de la mort, il faut au moins ça pour que Schwester Paula me garde ici.

J'en profite pour travailler mon russe. Et aussi mon allemand. J'ai découvert que j'aime ça, les langues. Surtout le russe. J'ai toujours sur moi des petits calepins que je me fais avec des prospectus de la Graetz A.-G. cousus ensemble. Avant la guerre, la firme Graetz fabriquait des lampes à vapeur d'essence, marque « Petro- max », ils en vendaient dans le monde entier, j'ai trouvé près de la chaufferie un monceau de prospectus imprimés dans toutes les langues possibles, le verso est blanc, c'est chouette.

Je note tout avec mon bout de crayon, j'arrête pas de poser des questions, à Maria, aux filles, la plupart du temps elles sont bien incapables de me répondre. Elles parlent, elles écrivent, .comme tout le monde, sans se demander comment ça fonctionne.

Je suis pour la première fois de ma vie confronté à des langues à déclinaisons. Dépaysement brutal. Je demande : « Pourquoi tu dis des fois « rabotou », des fois « rabotié », des fois « raboti », des fois « rabota », des fois « rabotami », et des fois encore de bien d'autres façons? Tout ça, finalement, c'est « rabota », le travail, n'est-ce pas? Alors, pourquoi? » Elle, bien embarrassée. Va expliquer ça avec les trois mots qu'on avait en commun à ce moment-là ! C'était au tout début. Alors, elle s'est mise à mimer. Elle avait trouvé ça. Mimer l'accusatif ou le génitif nécessite une belle imagination et une certaine maîtrise de l'expression corporelle. Surtout à l'intention de quelqu'un qui n'a aucune idée de ce qu'est l'accusatif ou le génitif. Elle m'avait donné les noms russes des cas grammaticaux, j'étais allé demander à la seule Russe qui parle un peu français, la grande Klavdia, le sens de ces mots, elle m'avait dit : nominatif, génitif, accusatif, datif, instrumental, prépositionnel, vocatif. J'étais bien avancé. Rebuffet, qui a été au lycée, m'a expliqué que le nominatif c'est le sujet, que l'accusatif c'est le complément direct d'objet, le génitif le complément de nom, le datif le complément indirect, et toute la bande... Alors, là, d'accord. Fallait le dire tout de suite. C'est là que j'ai compris la différence entre l'instruction primaire, même « supérieure », et l'instruction secondaire. Tu te rends compte? Pendant qu'on t'apprend « complément direct d'objet », à eux, au lycée, on leur apprend « accusatif » ! A toi, on t'apprend « sujet », à eux « nominatif » ! Je me sens tout plouc tout minable. Voilà qu'il y a une grammaire pour les riches et une grammaire pour les pauvres, dis donc!

Enfin, bon, le russe, je m'en suis vite aperçu, est aux autres langues ce que les échecs sont à la pétanque. Comment des moujiks arrivent-ils à se dépatouiller là- dedans, et même à faire des choses drôlements subtiles, le russe est la langue des nuances infinies, va savoir! Mais quelle récompense! Quel éblouissement! Dès les premiers pas, c'est la forêt enchantée, les rubis et les émeraudes, les eaux jaillissantes, le pays des merveilles, les fleurs magiques qui lèvent sous tes pas... L'extraordinaire richesse des sons dont est capable le gosier russe, la fabuleuse architecture de sa grammaire, byzantine d'aspect, magnifiquement précise et souple à l'usage... Oui. Je tombe facilement dans le lyrisme quand je parle du russe. C'est que ça a été le coup de foudre! J'aime le français, passionnément, c'est ma seule vraie langue, ma maternelle, elle m'est chaude et douce, depuis ma dixième année elle n'a plus de coins noirs pour moi, je m'en sers comme de mes propres mains, j'en fais ce que je veux. L'italien, que je comprends un peu, que j'apprendrai un jour, je ne le connais qu'à travers le « dialetto » de papa, je pressens un parler doux et sonore, à la grammaire jumelle de la nôtre, un jeu d'enfant pour un Français. J'ai fait de l'anglais à l'école, j'étais même bon, maintenant je m'attaque à l'allemand, c'est une langue formidable, restée toute proche du parler des grands barbares roux casseurs de villes en marbre blanc, si je n'avais pas connu le russe au même moment j'en serais tombé amoureux, je le suis, d'ailleurs, mais la souveraine fascination du russe surpasse tout, balaie tout.

Je possède un certain don d'imitateur qui fait que j'entends avec précision les sons particuliers à une langue et que je peux les répéter aussitôt, comme un phono, avec accent tonique, musique de phrase, tout ça. Sans comprendre un mot, bien sûr. Comme d'autre part le jeu rapide de la mémoire des mots, des règles qu'il faut appliquer à toute vitesse, des accents qu'il faut placer au bon endroit du premier coup (en russe, l'accent se promène suivant le « cas » du mot, suivant la conjugaison du verbe...), est un défi sans cesse renouvelé qui se propose à mes petits boyaux du dedans de la tête, jeu dangereux (j'ai un orgueil à crever, j'ai pas le droit de me tromper), je me livre à corps perdu à mon dada.

Il y a une autre raison, bien sûr. Sans doute la plus puissante : le russe est la langue de Maria. Quelle chance que ce soit justement cette langue-là et cette fille-là!

Les babas entre elles parlent plutôt ukrainien. C'est très proche, c'est un dialecte russe, mais enfin il y a des différences. « Khleb », le pain, devient « khlib » en ukrainien. « Ougol », le charbon, devient « vouhil ». Des choses comme ça. Quand il m'arrive d'employer un mot ukrainien glané ici ou là. Maria me reprend. « Tu dois apprendre le russe, pas l'ukrainien. »

En une semaine, j'ai su l'alphabet cyrillique. Je lis et j'écris maintenant couramment. Ça aussi, ça fait partie du jeu, cette écriture irritante pour le non-initié, juste assez déformée pour être secrète, comme vue à l'envers dans un miroir.

Je traîne partout mes calepins crasseux. Je repasse les listes de déclinaisons aux chiottes, et puis je me les récite en bossant, en marchant, avant de m'endormir... Tu t'amuses bien, quoi? Je m'amuse toujours bien en ma compagnie. Et pendant ce temps-là, en Russie, en Afrique, en Asie, en Italie, les hommes sont éventrés par milliers, les innocents hurlent sous la torture, les gosses crèvent de faim, les villes brûlent? Ben, oui.

*

La porte s'ouvre doucement. Maria ! Elle fait « Cht ! », elle regarde à droite à gauche, se faufile. S'agenouille près du lit. Me serre à plein bras. Je la serre. C'est bon. Elle m'éloigne un peu. M'examine. Elle pleure. Les babas ont dû lui dire que j'étais mourant. Je ris. Je lui explique. Je lui montre comment j'entretiens la ligne rouge avec mon ongle. Elle n'est qu'à moitié convaincue. « Comment tu dis ? « Septitsémiya » ? Je demanderai à Sacha, l'étudiante. » Elle m'apporte un cadeau : une tartine de margarine avec du sucre dessus. C'est une copine de la cantine qui la lui a donnée pour moi. Je lui fais un cadeau : une tartine de Leberwurst, le pâté de foie d'ici. C'est une copine de la cantine qui me l'a apportée. On rit, on mange nos tartines. Et la Schwester? Maria me dit de ne pas m'en faire, siestra Paula est sortie en ville, et de toute façon la copine de l'infirmerie veille au grain.

Elle m'annonce les nouvelles. J'apprends des choses. Premièrement, Meister Kubbe m'a viré, juste après le passage de Herr Muller. Je lui ai bien rendu service, à Meister Kubbe, avec ma maladie, et à moi aussi. Surtout à moi. Herr Muller ne pouvait pas sévir, j'étais hors-jeu, qui sait si je ne l'aurais pas atteint, son minimum ? J'échappe donc à l'Arbeitslag, mais je suis viré du Quarante-six. Je dis :

« Je ne serai plus avec toi.

Tu ne seras pas loin, tu seras au Quarante-trois. »

Le Quarante-trois, c'est les douze heures de jour —

douze heures de nuit. Considéré comme le bagne. Un Meister enragé. Je regarde Maria. Elle me regarde. Ben, oui. On ne se verra plus beaucoup.

« Qui me remplace, à ta presse?

Bruno.

Le Hollandais?

Da.

Celui qui veut t'épouser?

Tiaï. Sois pas kâ, Brraçva!

Je suis pas con, je suis jaloux. Non, c'est même pas ça. Je l'aime bien, Bruno. Mais je veux pas te perdre! Pognimaïèche ?

Et moi non plus, je veux pas te perdre, ty bolchoï kâ! »

Elle se jette sur moi. On s'embrasse comme deux dingues. Comme deux dingues russes, car pour ce qui est de lui glisser la langue entre les lèvres, il y a longtemps que j'y ai renoncé. Elle avait sursauté, craché, s'était frotté frénétiquement la bouche sur sa manche, avait fait « Tfou ! Oï ty svinia ! Ne recommence jamais ça, sale cochon! » Et bon, d'accord. Ça viendra. On a tout notre temps, on a toute la vie.

Elle me dit :

« C'est mieux comme ça. Tu aurais fini très mal. Au Quarante-trois, tu seras manœuvre. Pas de cadences, pas de travail aux pièces. »

Elle mime un type qui pousse des wagonnets, peinard, sans s'en faire. Elle me demande :

« Kharacho?i

Nou, da, kharacho. »

Elle me dit âvec conviction :

« Meister Kubbe est un bon Meister. Le Rouquin aussi va au Quarante-trois. Meister Kubbe ne montre pas sur sa figure. Il est bon. Très bon*10. »

*

C'est comme ça que je me suis pointé un matin à l'Abteilung Dreiundvierzig, un hangar beaucoup plus grand et beaucoup plus dégueulasse que le Sechsundvierzig, lequel est une section à la pointe du progrès technique. Il y a là des presses beaucoup plus grosses encore, mais pas chauffantes, ni avec tout ce système électrique. Juste des espèces de marteaux-pilons, qui montent qui descendent, avec au bout une sorte de paf en fer, gros comme un gros paf. Le paf s'enfonce dans un trou juste un peu plus large que lui, puis il ressort du trou, il remonte, alors toi, vite, t'en profites pour glisser au-dessus du trou, à l'endroit prévu pour ça, une galette d'acier que tu as prise dans le wagonnet à ta gauche, tu retires vite ta main, vite vite, le paf en fer est déjà là, il redescend, il bute contre cette galette d'acier que tu viens de poser, elle fait un centimètre d'épaisseur, la galette, si tu crois que ça l'arrête, il s'enfonce dans l'acier comme ton doigt dans de la pâte à crêpes, il fait un creux au milieu de la galette et il l'entraîne avec lui au fond du trou, arrivé bien au fond il remonte, et toi, de la main droite, tu cueilles la galette d'acier, qui est devenue un cône d'acier, un doigt de gant, une capote anglaise, ce que tu voudras, enfin l'élément de base d'une fusée d'obus, la paroi intérieure de ce fameux sandwich ferraille-bakélite-ferraille qui doit gagner la guerre. Tu balances le cône dans le wagonnet à ta droite, tu prends une galette dans le wagonnet à ta gauche, dépêche-toi, tu as une seconde, une seconde juste, le temps que le pal arrive en haut et redescende. Main gauche,»main droite, braoum... Main gauche, main droite, braoum... Dix mille fois par jours. Une seconde pour descendre et enfoncer la galette, une seconde pour remonter et te laisser faire tes petits tripatouillages avec tes petites mimines. Chaque fois que le paf heurte l'acier, ça fait un coup de canon, tout le bazar saute sur place, je sais plus combien de tonnes poussent au cul ces saloperies, mais beaucoup. Il y en a une douzaine comme ça. Des tas de mecs se sont fait baiser les mains. Cochet, un gars dë ma baraque, travaille là-dessus, mais pas dans mon équipe. C'est un vieux, au moins trente piges, on l'appelle la Vieille Tige. Moi, je pousse les wagonnets, avec le Rouquin et avec Viktor, le Polak dingue.

Il y a encore d'autres machines, dans cet atelier, des tours automatiques gros comme des locomotives, des fraiseuses, des perceuses, et aussi des rangées de petites machines sur table avec çhacune une Russe devant. Dans un recoin grand comme une salle de cinéma de banlieue, des fours flambent, tout rouges, ils attendrissent là-dedans les galettes d'acier avant de les faire défoncer par les terribles pafs, puis ils y recuisent les cônes avant de les tremper. Tout est noir autour de la lueur rouge des fours. L'huile dégouline de partout, ça pue la ferraille, chaude et la sueur d'homme, ça cogne, ça couine, ça grince, il gicle des copeaux de fer, les babas s'activent devant leurs machines, toutes leurs têtes emmitouflées de blanc bien rangées dans cet enfer de cambouis comme des boules de gommes blanches alignées par un môme qui passe en revue ses trésors.

*

Nuit sur le Quarante-trois. Les presses dorment, les grosses machines aussi, les fours aussi. Dans un coin ronflent les petites machines aux boules de gomme. Des dizaines de rangées de dizaines de boules de gomme blanches bien alignées, chaque boule de gomme éclairée d'en dessous par la petite lampe de la machine. De temps en temps, une fille se lève, traîne ses semelles de bois jusqu'aux chiottes ou va plonger son quart émaillé dans le seau d'eau tiédasse. Seules, les babas font les douze heures de nuit. Et aussi les manœuvres, bien sûr, pour leur transporter la ferraille. L'Abteilung est un cube de nuit, un gros cube noir découpé dans la nuit et le silence. Dans un coin de cette nuit, les petites lumières devant les boules blanches. Et les machines qui ronflent doucement. Et les têtes rondes courbées dessus. On dirait des mères devant leur machine à coudre, des mères pauvresses profitant de ce que le gosse dort, et justement il ne dort pas, le gosse, et du fond de son lit il regarde sa mère qui coud dans la nuit, cent, deux cents mères qui cousent.

Et voilà qu'une fille lance un appel de gorge, un appel tendre et modulé jailli de sa gorge dans la nuit. L'appel monte dans la nuit, fait son chemin dans la nuit, tout seul, éperdu de passion contenue, rauque, violent, quémandeur. Et c'est si beau que le poil te dresse sur le dos.

Une autre voix sort de la nuit, s'élance et monte tout droit dans la nuit, cherche la première, la poursuit, la rejoint, l'enlace, ne la lâche plus. Elle est limpide et caressante, celle-là, elle est coquette, elle défie l'appel poignant de tigresse en rut, l'agace, le mord, se dérobe, revient, prend toute la place tandis que l'autre s'efface et la soutient, et toi tu écoutes, tu n'es qu'écoute, tu laisses tomber le chariot que tu poussais, tu écoutes.

Et, l'une après l'autre, paresseusement, les voilà toutes qui s'étirent et rejoignent le duo, y prennent sagement leur place, ou bien se lancent sur un coup de tête, comme en transes, et bousculent tout, et il faut bien que ça suive. Les placides et les échevelées, toutes chantent, et chantent, et chantent. La nuit de cambouis s'illumine, somptueuse et barbare comme un tapis d'Orient. Le Meister est sorti de sa cage, les Vorarbeiter restent plantés là, le chiffon ou l'outil au bout du bras, les deux Werkschutz de ronde s'appuient à un poteau, et sur les joues de ces Allemands coulent de grosses larmes de bonheur. Et sur les miennes, donc!

Ce sont des paysannes qui chantent, des filles qui n'ont plus rien à elles, plus rien que la joie fugace de faire ensemble quelque chose de très beau.

Quoi qu'il arrive, j'aurai connu ça, moi.

Trop beau pour durer. Un lundi, à six heures du matin, comme je crache dans mes mains pour agripper mon premier chargement de ferraille, le Meister vient à moi, me tape sur l'épaule, me dit « Komma mit », et bon, je le suis. Il m'amène devant une de ces grosses presses brutales, un de ces marteaux-pilons avec un paf au bout, il me montre ses deux mains, les doigts bien écartés, ça veut dire « dix », ça va, j'ai compris, puis il me pointe l'index sur la poitrine et il me dit :

« Zehn Tausend vor Feierabend. Nicht weniger. Verstanden? »

Dix mille pièces avant ce soir. Pas moins. Compris? Et merde ! Il est vraiment dur de lutter contre la promotion sociale. Je dis aber nein, ich ziehe meine heutige Arbeit vor. J'aime mieux pousser les chariots.

« Es ist aber zu schwer. Keine Arbeit für dich. Du bist klug. Das ist nur Arbeit für Ostchweine. Dazu bekommst du Geld ! »

Tu vaux mieux que ça. C'est du travail tout juste bon pour les cochons de l'Est. Et puis, tu gagneras des sous (clin d'œil, frottement du pouce sur l'index) !

Je proteste nein, nein, je suis bon à rien, je casse tout, il me faut des travaux de force. Je casserais la machine. Ich würde die Maschine kaputt machen !

Puisque je n'ai pas l'air de comprendre, il prend le ton qu'il faut pour m'informer qu'il ne s'agit pas d'une proposition amicale, mais bel et bien d'un ordre, et que si je ne suis pas d'accord... Je finis la phrase pour lui : « Gestapo! »

Il opine chaudement du chef, avec un grand sourire bien sinistre. C'est ça : « Die Presse oder die Gestapo. » Va te faire foutre.

Me revoilà donc aux pièces devant cette grosse saleté...

J'y suis resté trois jours. Le premier soir, j'avais fait neuf cent cinquante pièces. Mordu au cul par la trouille que ce paf d'acier qui me passe à ras des paluches ne m'en emporte une dans le fond du trou. Ça arrive une fois par semaine, à peu près, et à des plus malins que moi. Pas des rêvasseurs tête en l'air comme moi, en tout cas. Leurs mains, après : l'épouvante. Le foie d'alcoolique de l'affiche, à l'école.

Le deuxième jour, le gars qui était avant moi sur la presse est venu faire un tour. Il s'était fait baiser la main droite, justement, c'est pour ça que j'avais hérité de la place toute chaude. Il revenait voir la grosse bête sournoise qui l'avait guetté, patiemment, patiemment, et qui, quand il la croyait bien apprivoisée bien ronronnante, lui avait happé la poigne, hagne donc, et la lui avait recrachée à. la gueule, flaque de bifteck haché, et voilà, c'était plus fort que lui, fallait qu'il vienne rôder autour, pas rancunier, espérant peut-être voir un copain se faire écharper, chacun son tour. Son bras était coincé haut en l'air, maintenu par un échafaudage de cauchemar qui occupait un bon demi-mètre cube d'espace, avec des broches nickelées qui traversaient les os dans tous les sens, on dirait maman quand elle tricote une chaussette, des ressorts énormes qui tiraillaient les bouts de viande, une espèce de cage à canaris tout autour, l'oiseau rare c'était sa main, au beau milieu de la cage, grosse étoile de mer mollasse, gonflée, violâtre, pendouillante, recousue de partout, des bouts de tuyau dépassant des coutures avec du pus qui suintait, et le gars, verdâtre, les joues se touchant par en dedans, les yeux brillants de fièvre, qui se la donnait belle des trois semaines que lui avait octroyées le chirurgien, « et après ils me réopèrent, tu comprends, ils ont pas pu tout faire d'un seul coup, ils vont m'opérer en trois ou quatre fois... »

Quand il a été parti, je me suis mis à penser à tout ça.

Si tu bosses consciencieux si tu fais bien attention, bien bien, tu finis quand même par te faire avoir, à la fatigue, au coup de sang, à la rêvasserie, bon, tu te fais baiser, et tu te retrouves comme le copain avec au bout du bras un paquet de saucisses que tu traîneras derrière toi toute ta vie, plus emmerdantes que si t'avais pas de main du tout.

Tant qu'à faire, étape suivante, autant se la baiser soi-même, la main, mais en choisissant le terrain, en en sacrifiant juste un petit peu, disons son doigt, disons le petit doigt, celui qui ne sert pas à grand-chose, pas tout entier, un bout de phalange, quoi, c'est un mauvais moment à passer, un foutu sale mauvais moment, mais c'est ça ou toute la paluche, ça vaut le coup d'y penser. Après ça, ils ne s'obstineront pas à me coller sur leurs presses de merde, ou alors par méchanceté pure, mais ils peuvent pas se payer le luxe, leur faut du rendement, et bon, quoi, je sauve ma patte et j'échappe à ce boulot de con, c'est pas mal. Mais c'est pas tout. Je vais me taper trois semaines de convalo au camp, « Arbeitsunfähig » comme un fou et respecté de la Chouesta, tombé au champ d'honneur, compte sur moi pour faire durer le truc, et pendant ce temps-là je prépare la belle. Ah!ah!

Ben, oui. Ça me travaille. Foutre le camp. Pas tout seul, bien sûr. Maria avec. Etudier ça bien bien. Circuler dans Berlin, c'est pas trop coton, mais approche-toi d'une gare, marche un peu trop loin sur une routeBon. Ça doit être faisable. Marcher la nuit, se planquer le jour. Faire des provisions de pain, de sucre. En fauchant, bien sûr. Bouffer des betteraves crues, doit y en avoir plein les silos, dans les campagnes. D'accord. Pour commencer, le petit doigt.

*

Eh bien, c'est pas si facile. Tu poses ton doigt au bord du trou, tu lui dis « Bouge pas ! C'est un ordre ! », rien à faire, quand le machin d'acier descend, zouff, en arrière ! Et attention, faut pas que le Meister te voie, ou un de ces lèche-cul de contremaîtres sudètes encore plus enragés que les vrais Chleuhs ! Mutilation volontaire, bon comme la romaine. Le soir, j'avais tous mes doigts, et huit cents pièces. Le Meister faisait une drôle de gueule, mais il n'a rien dit.

Le troisième jour, j'ai encore essayé, mais je savais que je pourrais jamais. Alors je me suis mis à travailler rien qu'avec la main gauche. Ce que devait faire la main gauche et aussi ce que devait faire la main droite, tout ça rien qu'avec la gauche. Là, ça devenait virtuose. Cette vitesse ! Et pas se mélanger les réflexes, attention. Prendre la galette à droite, vite plonger chercher une galette dans le chariot à droite, vite plonger chercher une galette dans le chariot à gauche, la mettre en place, le paf descend, braoumm, le paf remonte, vite retirer le cône, le balancer dans le chariot à gauche, vite vite, le paf est là, à un centimètre et demi, glisse le truc, ça passe, vire ta main, braoumm, merde, je l'ai sentie passer, mes guibolles tremblent, vite, remets ça, vite... C'est un jeu marrant, finalement. Et merde, braoumm, ça y est ! Une secousse terrible, dans tout le corps. C'est dur, de l'os, on croirait pas. L'horreur me révulse. J'ose regarder. Ma main est au bout de mon bras, bon, mais mon index... Il occupe la surface d'une crêpe, plat pareil, et en forme de cône creux. De la bouillie de viande et de sang bien tassée bien lisse avec des petits éclats d'os très blanc piquetés dedans. Ça ne saigne pas. Ça ne fait pas mal.

Je serre mon poignet dans mon autre main, je tiens ça bien droit devant moi et je vais montrer la chose au Meister. Qui s'évanouit. Il doit s'évanouir souvent! A mon passage, les babas se précipitent :

« Brraçva ! Oï oï oï... »

J'ai pas tiré trois semaines, j'ai tiré cinq jours. Et j'avais tellement mal que je courais dans le camp, comme un fou, sans arrêt, jour et nuit, je donnais des coups de pied et des coups de tête dans tous les poteaux. L'aspirine de Schwester Paula s'avéra nettement insuffisante. Ils m'ont refoutu au boulot que ça me cognait encore là-dedans à chaque battement de pouls avec une violence effroyable. Tu parles que j'ai eu la tête à la préparer, l'évasion du siècle !

Je me suis retrouvé derrière mon wagonnet, je poussais avec la main droite et le coude gauche, je hurlais à chaque secousse, ce con fou dingue de Viktor se marrait comme douze vaches polonaises.

« Dou, égal kong wie Polak! »

Toi con comme un Polak! Où toi fourrer doigt? Wo stecken? Huh? V doupié! Doupa abschneiden Finger! Toi fourrer doigt dans trou du cul, trou du cul couper doigt !

Le voilà reparti à bramer.


LE CAMP DES TARTARES

EN principe, il est interdit de parler aux « Ost » en dehors des stricts besoins du travail, à plus forte raison d'entretenir avec eux des rapports hors de l'Abteilung. Dans la pratique, on nous fout la paix.

Le camp des Russes est séparé du nôtre par une double palissade hermétique renforcée de barbelés. La baraque du Lagerfiihrer contrôle l'accès à chacun des camps. Il n'est pas absolument impossible de passer d'un camp dans l'autre, mais c'est dangereux. Il n'y a guère que Maria ou moi qui nous y risquions, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, surtout depuis que nous ne travaillons plus côte à côte. Je me languis d'elle, elle se languit de moi, on se porte des petits cadeaux : vingt-cinq grammes de margarine, deux tranches de pain, un peu de kacha11 qu'elle a dégoté va savoir où, un mouchoir qu'elle a brodé pour moi, d'un beau F cyrillique, ça donne ça : O, avec des petites fleurs autour, je suis très fier d'être aussi étrange en cyrillique. Je lui ai fait son portrait, j'étais content, ça lui ressemblait pas mal, au crayon à encre, je m'en étais mis plein la langue à mouiller ce machin, elle a regardé, a froncé le nez, puis a éclaté de rire, c'est tout ce qu'elle sait faire, m'a tapé sur la tête, a encore regardé le dessin, l'a caché sous son matelas et s'est remise à rire comme une cinglée. J'ai pas encore compris si mon dessin lui plaisait ou pas. Les babas dans la piaule la suppliaient « Fais voir, Maroussia ! » Rien à faire.

J'ai voulu apprendre le français à Maria. Je connaissais le principe de la méthode Assimil, alors j'ai bricolé une méthode de ce genre pour apprendre le français aux Russes, mais entièrement en bandes dessinées. Je dessine très vite. Ça commençait comme ça : un type se désignait lui-même du doigt et il disait « Je suis Jean ». Puis il montrait la table et il disait : « Ceci est la table »... Je transcrivais tout phonétiquement en alphabet cyrillique. J'ai fait répéter la première leçon à Maria, la prévenant qu'elle aurait à me la lire le lendemain. Le lendemain, après cinq minutes, elle envoyait promener tout le bazar. Elle disait dans un éclat de rire qu'elle avait une tête trop bête, que ce qui entrait par une oreille ressortait aussitôt par l'autre, « Rass siouda, rass touda! » et bon, je me sentais vieux professeur barbichu et chiant, alors j'ai laissé tomber.

Tout ce qu'elle a voulu savoir du français, c'est comment on dit « La lioubliou tiébia » : je t'aime. « Maïa lioubov » : mon amour. Rien que des bulles de romanphoto. « Mon amourr » la fait rire aux larmes. Et aussi « mon trrésorr ». Il paraît que, là-bas, « Trésor » est un nom de chien, comme chez nous « Médor ». « Amour » est un nom de fleuve.

Il a bien sûr fallu que je lui explique ces mots qui reviennent si souvent sur les lèvres des Français : « con », « merrdalorr », « la vache », « va chier », « fais chier », « ta gole », etc. Elle croyait que « vache » et « va chier » sont deux cas du même nom, deux déclinaisons...

Naturellement, les copains et moi n'avons pas manqué de nous adonner au jeu que découvrent avec ivresse tous les petits malins en présence d'étrangers : apprendre aux Russes des obscénités déguisées. Par exemple : « Fous-moi ta bite dans le cul ! » pour « Voulez-vous me dire quelle heure il est? », et autres joyeuse- tés. Les réactions ont été tellement violentes qu'on a préféré ne pas insister. Il vaut mieux réserver ça pour les dames allemandes, qui vous donnent une tape et puis rient de bon cœur. Si tu bosses avec des Allemandes, bien sûr, ce qui n'est pas mon cas.

Maria me demande pourquoi les Français ne chantent pas. Je lui dis si, ils chantent. Alors, pourquoi ils chantent si mal? Et pourquoi ils chantent des trucs si cons? Elle me dit « Chante-moi des chansons françaises, tu vas voir. » Moi, je cherche des trucs bien, je lui chante « Vous qui passez sans me voir », mais elle est duraille, celle-là, je la sais pas bien, y a pas la radio, chez nous, alors je suis à la traîne, je connais que les chansons que les copains chantent souvent, surtout du Tino Rossi, du Maurice Chevalier, de la mémère qui chante « Les roses blanches », je sais pas son nom, elle a une voix rocailleuse, le dimanche matin dans la rue Sainte-Anne on n'entend qu'elle sur toutes les T.S.F., à toute volée. Maria a honte pour moi et pour mon malheureux peuple. Il n'y a qu'une chose qui lui plaise, c'est « La route de Dijon, ou vasô-ô-ô, ou vasô! » Oui, mais c'est des chansons de scouts, ça, j'ai pas été chez les scouts, moi, je connais juste celle-là, et encore, deux couplets.

José, qui se targue de son sang espagnol, apprend aux Russes cultivées Adios, muchachos, qu'elles répètent pieusement, puisque ça vient de France, n'est-ce pas.

La grande Fernande, une volontaire d'entre les volontaires, une grande poufiasse triste, chante Mon amant de Saint-Jean avec tant de conviction qu'elle termine toujours en gueulant « Les hommes sont des beaux dégoûtants ! » et puis elle éclate en sanglots. Ça a frappé les babas, qu'une chanson ait un tel pouvoir. Il a fallu que je leur traduise les paroles. Quand j'eus expliqué « ... car les mots d'amour qui grisent toujours sont ceux qu'on dit avec les yeux », les babas unanimes s'écrièrent « Oï Brraçva, kak pravda! » Comme c'est vrai!... Et leurs yeux s'embuèrent. J'aurais aimé voir la tête du petit père Lénine, s'il avait pu entendre !

*

Le dimanche, on ne travaille pas. Sauf les gars des trois-huit ou des douze-douze, naturellement. C'est même un truc qui m'épate. Pourquoi ces nazis farouches arrêtent-ils la production de guerre un jour sur sept, au risque de la perdre, la guerre, et c'est bien justement ce qu'ils sont en train de faire! Pas par respect du jour du Seigneur, quand même ? Pas par gentillesse pour le travailleur? Enfin, bon, c'est comme ça, le dimanche, nix Arbète.

Le matin, on traîne au pieu, surtout l'hiver. On n'ose pas risquer un orteil hors du tas de chiffons. Toujours réveillé le premier, je me fais une joie de brailler, aussi fort et aussi faux que je peux (je peux beaucoup) « C'est aujourd'hui dimon-on-cheu ! C'est la fête à mamon! Voâci des rô-ô-seu blon-on-cheu, toi qui les ai-ai-mais tont! » Je reçois des souliers sur la gueule, je suis content, j'ai fait chier le monde, je me lève en posant le pied sur la figure de Paulot Picamilh qui ronfle au rez- de-chaussée, je passe mes pompes, c'est tout ce que j'ai à enfiler, pour le reste je couche tout habillé, j'empoigne le broc, j'empoigne lé seau, je vais jusqu'à l'Administration chercher le jus et les briquettes. Et tâcher de carotter une patate cuite ou une lichette de pain margariné à la grosse Doucia.

Après, s'il n'y a pas chasse aux punaises ou corvée de nettoyage général, je lave du linge, ou je répare mes pompes, ou je couds... Quoique, depuis quelque temps, Maria, d'autorité, me prend sur le dos ce qui tombe trop outrageusement en ruines et y met des pièces. Je suis son homme n'est-ce pas, si je suis mal tenu c'est elle qui en a la honte devant les babas.

Les Russkoffs sont nourries au camp, les Franco-Hollandais-Belges à l'usine. J'attends que Maria ait touché sa portion, elle la met dans une gamelle, nous partons ensemble pour le réfectoire de l'usine. Je touche mon écuellée de rata, on s'assoit côte à côte, elle n'a pas le droit d'être là, mais, le dimanche, le vieux Werkschutz de garde ferme les yeux et même, attendri, nous file du rab de patates, s'il y en a. Tout le monde nous couve, on doit être mignons comme tout, nous deux, très carte postale sentimentale avec un cœur autour. Nous mettons en commun nos deux porcifs, la russe et l'occidentale, nous les mangeons dans la même écuelle. J'ai faim à dévorer l'écuelle et la table avec. Maria aussi.

Aussi pauvre, aussi infecte que soit devenue la nourriture des Français, elle est encore décente comparée à ce qu'ils osent faire bouffer aux « Ost ». Pour toute viande, elles touchent une fois par semaine une pincée d'une espèce de boudin d'abats émietté dans une soupe de patates un peu moins claire que les autres jours. Le volume alimentaire est fourni par du chou, trognons compris, du rutabaga, du kohlrabi, des « spinats » et quelques autres verdures indigestes, gonflées de flotte, hérissées de fibres. Ça te boursoufle la tripe sans te nourrir. C'est pourquoi toutes, même les plus jolies, ont les joues creuses et le ventre gonflé. « Elles sont comme les oies, dirait maman, elles ont le bec maigre et le cul gras. » Le cul n'est pas bien gras, pourtant, tout est dans la panse, dilatée comme un ballon par toute cette flotte, par toutes ces fermentations d'herbasses et de racines à vaches.

Nous autres Occidentaux avons droit, le dimanche, à une très mince tranche de ce que je crois être du bœuf en conserve, bouilli, absolument insipide, que nous mastiquons avec respect en nous répétant que ce sont des protéines, cette denrée plus précieuse que l'or. Quatre toutes petites patates très laides, pleines de défauts bizarres, l'accompagnent. Ces gnons noirâtres, ces ulcères, ces indurations malsaines rendent difficile l'éplu- chage. La chair grisâtre a un goût de topinambour malade et pue comme les tas de pulpe de betteraves laissés à pourrir au coin des champs. A croire que c'est une variété de patates étudiée et mise au point spécialement pour les camps, des patates pénitentiaires. Une louchée d'une sauce vinaigrée et sucrée, tiédasse, abominable, arrose le tout.

Je fais le tour des tables, pour le cas où un écœuré ou un chiasseux n'aurait pas terminé sa porcif, mais sans grand espoir. Il est fini, bien fini, le temps où les petits Français à leur maman faisaient la moue devant les cuvettes pourtant remplies à ras-bord de bonnes choses qui tiennent au ventre et rentraient grignoter, assis sur leur châlit, les tartines de rillettes des colis familiaux ! Quand je pense qu'en ce temps-là, qui ne dura que quelques semaines, on nous servait d'énormes gamelles d'orge cuite à l'eau, sucrée, froide, ça avait la consistance du gâteau de riz, des soupes de croûtes de pain noir, sucrées aussi, parfumées à la cannelle (un régal !), des soupes de choucroute avec, émietté dedans, de ce boudin d'abats dont je parlais, des soupes de nouilles très molles, très cuites, mêlées de patates et de rutas... Les gars goûtaient, avaient des haut-le-cœur, pleuraient en évoquant les biftecks-frites de leur enfance, les potages julienne passés à la moulinette, une cuillerée de crème fraîche au moment de servir... Moi, je raflais les écuelles, je m'empiffrais jusqu'aux yeux, je rapportais dans des bidons de quoi nourrir Maria et quatre ou cinq autres babas. Et c'était bon, toute boulimie à part. Une soupe à la choucroute, quelle merveille ! Maria me dit que c'est le principe du « chtchi », la soupe nationale des payans russes, mais eux, cela va de soi, la font incomparablement meilleure que ces Allemands brutaux!

Et j'ai découvert que ça me convient très bien, ce genre de repas : tout dans une écuelle, une grosse soupe bien épaisse, patates, choux, nouilles, riz, fayots mêlés, la viande aussi, en petits bouts éparpillés tu sais même pas ce que c'est, tout a bouilli ensemble, ça change de goût suivant qu'il y a plus ou moins de ceci ou de cela, quand t'arrives au fond de l'écuelle t'as le ventre plein à craquer, tu lèches ta cuillère, tu la fourres dans ta poche ou dans la tige de ta botte, si t'as des bottes, c'est le paradis. Les repas structurés me font chier, hors- d'œuvre, potage léger, plat de viande, légumes, fromage, dessert, que de chichis, que de conneries ! Et cette place exagérée qu'on donne à la viande! Ces rôtis, ces volailles, architecturés, présentés cucul, petites tomates autour, petites patates, gningningnin. Vive le plat unique, plein l'écuelle, à ras bord, la cuillère debout dedans ! C'est à ça que je rêve, dans ma fringale permanente, pas à des tranches de gigot ou à des homards grillés, non, mais à de glorieuses soupes de béton, débordant d'écuelles profondes comme les auges, de repas qui se torchent à la cuillère, sans lever lex nez, sans couteau ni fourchette. Gastronomie mon cul12.

Bon, eh bien, il est fini, ce joli temps, maintenant on la saute. Nous quittons le réfectoire à regret, en claquant des mâchoires.

Les rues ne nous sont pas interdites. Aux « Ost » non plus. Simplement, nous ne devons pas nous y montrer ensemble. En principe. Là encore, la tolérance est large. Pourvu que les Soviétiques portent leur « Ost » bleu et blanc bien en vue à gauche de la poitrine, pourvu aussi que nous ayons en poche nos papiers, c'est-à-dire essentiellement l'Ausweiss de la firme à qui nous appartenons, les Schupos13 nous laissent tranquilles. Une seule fois, deux flics en civil, après présentation de l'Ausweiss, nous intimèrent d'avoir à aller chacun notre chemin, mais c'était la Gestapo, pas la police de ville. Beaucoup plus dangereux sont les miliciens français, les brutes à Darnand, escogriffes rouleurs de mécaniques, sinistres boy-scouts à gueules de vaches et à béret basque qui arpentent deux par deux les rues de Berlin, ont tous droits de police sur les Français et ne se lassent pas de s'en donner le plaisir. Ces charognards, avec leurs airs de super-flics, te demandent ce que tu fous en compagnie de cette pourriture bolchevique, si tu te rebiffes ils te cassent la gueule et te livrent à la Gestapo, ils n'attendaient que ça. Pourquoi ne rampent-ils pas sur le front de l'Est à en chier aux côtés de leurs copains de la Wehrmacht, puisqu'ils aiment tellement ça ?

Tu sors de l'usine Graetz, tu prends à gauche la Elsenstrasse, au bout il y a le Treptower Park. C'est un petit bois de Vincennes qui étire ses frondaisons le long de la Spree entre Treptow et Baumschulenweg. Comme tous les coins de verdure berlinois, il fait beaucoup plus agreste, plus « sauvage'» que les bois parisiens, tout en étant plus fréquenté. Tu t'enfiles dans un sentier enfoui sous les branches, tu as l'impression d'être au diable, en pleine forêt, et tout seul, alors qu'en fait un rideau d'arbustes te sépare de la chaussée où passe un tramway. Le sous-bois épais fleurit au gré des saisons. Perce-neige, primevères, violettes, muguet, aubépine, acacias s'y succèdent. Les oiseaux y chantent à tue-tête. Des sources jasent, des ruisseaux se tortillent jusqu'à la Spree. Nous nous y enfonçons comme dans le pays des fées.

Quand Maria ne chante pas, elle raconte. Quand elle ne raconte pas, elle chante. Elle me montre une fleur, me la nomme en russe, me dit « Répète! » Je répète. Je m'amuse à décliner le mot, accusatif, datif, toute la lyre, pour bien me le mettre en tête, et puis elle me chante une chanson là-dessus. Elle a des chansons pour tout, pour l'aubépine et pour le muguet, pour l'acacia et pour le foulard, pour le sorbier et pour le banc... Elle me raconte l'Ukraine, les potins du camp, les derniers bobards du front russe. Elle parle vite, elle tient absolument à ce que je comprenne tout, pas moyen de faire semblant, elle me demande « T'as compris? Sûr? », elle me fait répéter après elle.

Le long de la Spree, qui est ici très large, presque un lac, nous croisons des dames allemandes vêtues à la mode venues promener leurs blonds enfants. Beaucoup de mutilés, aussi, surtout des aveugles. Cela saute tout de suite aux yeux, en Allemagne, ce nombre de mutilés de guerre, jeunes ou vieux. Où cachons-nous donc les nôtres, chez nous? Les aveugles ne brandissent pas de canne blanche, mais portent un large brassard jaune garni de trois gros points noirs en triangle.

Au hasard d'une clairière, il nous arrive de tomber sur une bande de Russes ou d'Ukrainiens avec balalaïkas et accordéons. Au début, il y a eu de l'accrochage, salope, qu'est-ce que tu fous avec ce Frantsouze de merde, il te faut du capitaliste, nous on est trop moches pour toi, tout le cinéma traditionnel chez tous les peuples du monde... J'ai dû me frotter une fois ou deux avec des gars un peu bourrés, et puis on m'a admis, sinon adopté. J'ai maintenant quelques copains parmi les gars à grosses casquettes. Dès que tu parles russe, même mal, les sourires se déplissent, les cœurs s'ouvrent.

Ils sont trapus, râblés, tout ronds de visage, ils seraient roses s'ils ne crevaient pas de faim, ils portent de grosses casquettes à visières carrées, plantées bien droit sur la tête, enfoncées jusqu'aux yeux, une rou- bachka boutonnée sur le côté, un pantalon élimé plongeant dans des bottes-tuyau-de-poêle. Ils ressemblent beaucoup aux Ritals que je voyais débarquer de leurs montagnes pour venir à Paris « fare eul machon ». Mêmes grosses mâchoires, mêmes yeux bleus candides- rusés, même démarche d'ours. Naturellement, ils chantent. Des babas du camp viennent chanter avec eux, ça tourne vite au bal champêtre, ils dansent de ces danses de village où l'homme et la femme, face à face, se défient sans se toucher, tandis qu'une chanteuse les excite à petits coups de gorge... Maria regarde, les yeux brillants, tendue, frémissante, et puis se lance, et elle n'est plus là. Possédée. Le gars, autour d'elle, tourne, bondit, s'accroupit, elle, droite, souveraine, ses pieds seuls remuent... Bon Dieu, Maria qui danse !

Les autres m'engagent à danser, mais je connais trop mes limites, j'ai jamais été foutu de danser même un slow... Maria ne veut pas que je me ridiculise, elle me dit je t'apprendrai, tu danseras mieux que tout le monde.

Les gars me donnent des graines de tournesol, je leur donne des cigarettes de ma ration. .

Un dimanche, on entend dans le bois chanter à tue- tête. Maria, qui a l'oreille plus fine, me dit : « C'est pas les nôtres! » Je dis « Qui veux-tu que ce soit? » On va voir. Au milieu de la clairière nue, c'était l'hiver, une vingtaine de prisonniers de guerre ritals, maigres comme des lacets usés, jaunes, hâves, les yeux de loups enfoncés dans les orbites, drapés dans leurs ridicules capes vertes qui leur prôtègent à peine les épaules, laissant cul et ventre exposés au vent glacé, se tiennent par les épaules, bien serrés pour avoir moins froid, et chantent à grandes dents blanches, de tous leurs poumons, « Funiculi-funicula ». L'émotion me, comme il sied de dire, prend à la gorge. De douces larmes me perlent là où perlent ces choses. Maria est ravie. Elle bat des mains. Elle demande : « Kto ani ? » Qui c'est, ces gars ? Je lui dis : Des Italiens. Elle proteste : « Mais tu me disais que les Italiens c'est un peu comme les Français! » Ben oui, et alors! Mais ceux-là, ils chantent, Brraçva ! Ils chantent !

*

Il m'arrive d'avoir des sous. C'est quand j'ai vendu ma ration de cigarettes du mois. C'est même ma seule source de revenus, tant que je suis puni14 je ne suis pas payé. J'ai une ardoise terrible à la comptabilité de la Graetz A.-G. puisque mon travail ne paie pas ma villégiature. La Graetz A.-G. n'est pas contente, je risque un jour de me retrouver en prison pour dettes, ce qui serait cocasse. Imperturbable, la femme de la cantine me distribue mes rations de tabac en même temps que le reste, tant que je suis là je suis là. Et bon, les cigarettes, je les vends. Pas cher, c'est de la cochonnerie, de la cigarette de camp, des « Rama » ou des « Brégava » mal ficelées fabriquées en Tchécoslovaquie. J'arrive quand même à les fourguer à des ouvriers chleuhs qui n'ont pas les moyens d'acheter des américaines aux prisonniers, et ça me fait quelques marks pour aller manger des Stamms chez George.

Ah! ah. Qu'est-ce qu'un stamm? Un Stamm, un « tronc », est un plat sans tickets que certains restaurants populaires proposent pour un prix raisonnable. Ça comporte en général une patate à l'eau, un peu de chou rouge, un peu de choucroute et une cuillerée de sauce brune chimique, très bonne. Parfois, la patate est remplacée par une boulette de mie de pain et de flocons d'avoine. Parfois, le Stamm est une soupe. Il ne comporte jamais de viande, ni de matière grasse, c'est pourquoi la pratique du Stamm reste tolérée.

Qu'est-ce que George (prononcer : « Guéorgueu »)? George est un restaurant dans la verdure, qui devait avoir des allures de guinguette en des temps moins crispés. Le gros George a certainement été boxeur, il y a plein de photos de boxeurs au mur. Nous mangeons nos Stamms le plus lentement possible — on ne t'en sert jamais un deuxième — en buvant de la Malzbier. Nous nous sentons tout à fait couple de bons bourgeois berlinois venus passer le dimanche dans la nature (« in der Natur », mot magique) et se préparant gravement à rentrer se coucher.

Au dos des couverts d'aluminium il est gravé : « Gestohlen bei George », volé chez George. Le lieu ne doit pas être trop bien fréquenté, en temps de paix. Pour l'instant, la clientèle est presque uniquement composée de troufions en perme, et, quand ils ont un coup dans le nez, il vaut mieux se tenir sur ses gardes, ils n'aiment pas tellement voir les vaincus se prélasser à l'arrière tandis qu'eux se font trouer la paillasse, ils trouvent ça inconvenant, surtout si le merdeux de Franzose se trimbale au bras d'une princesse de ballet russe, belle à te faire rêver la nuit, une princesse qu'ils sont allés eux- mêmes lui chercher, eux, les conquérants, pour la lui apporter sur un plat d'argent, si c'est pas des malheurs !

*

Une fois, j'avais des tickets de pain. Voilà comment. Je revenais d'une lointaine corvée, très tard, accompagné de Pépère, le Chleuh responsable de moi, j'étais alors déjà puni à perpète et versé au Kommando des gravats. On prend un tramway. Pépère reste sur la plate-forme. Moi, fourbu et le ventre creux, je m'affale sur le premier siège à l'intérieur. Il n'y avait d'autre qu'une petite vieille dame assise tout au fond du tramway. Elle n'arrêtait pas de me regarder en hochant la tête. Lorsqu'elle fut pour descendre, elle passa près de moi, chancela, posa la main sur ma main en disant, très bas, très vite : « Nimm ! Nimm ! » Prends! Ses yeux étaient pleins de larmes. Ce qu'elle avait posé sur ma main, c'étaient des tickets de pain. Quatre tickets rouges et noirs. Sur le moment, j'ai été touché aux larmes. On n'est pas si souvent gentil avec moi, parmi les bons Allemands! Et puis je me suis dit merde, quelle dégaine je dois avoir pour attendrir à ce point les vieilles dames sensibles! Je me serais pas cru aussi lamentable.

Et'voilà, j'avais des tickets de pain, j'en ai revendu un pour avoir des sous, avec les sous et les autres tickets j'ai acheté des gâteaux chez le boulanger, fier comme un Turc, et on est allés manger les gâteaux chez George, Maria et moi, avec Paulot Picamilh et la petite Choura.

Et les filles en ont rapporté pour les copines.

*

Maria est une fille de Kharkov, une citadine. Elle ne s'enfouit pas sous des épaisseurs superposées de capitonnages de kapok piqué édredon, ni ne s'entortille la tête dans un châle de laine blanche en façon de grosse boule de gomme. Elle ne traîne pas de lourdes bottes ni ne s'enveloppe les jambes de chiffons croisillonnés de ficelles. Elle porte une petite robe bleu marine, des bas de laine bleu foncé, un manteau rouille à carreaux écossais, des chaussures à bride et à bouton, très 1925, et rien sur la tête. Elle ne possède strictement rien d'autre, aucun rechange, et pourtant elle est toujours non seulement impeccable, mais pimpante. Les autres aussi, d'ailleurs. Les châles resplendissent, les loques sont propres et reprisées, les bottes nettoyées.

Ce qui frappe peut-être en premier, chez les Ukrainiens, c'est la blancheur du sourire. Des dents éclatantes de santé, solides, bien plantées. Il arrive tout de même que le dentiste soit passé par là, mais alors, ça se voit. Les dentistes soviétiques ont la main lourde. Ils raffolent du métal. Un sourire crénelé d'acier inoxydable, ça donne un choc, la première fois. Parfois, ce sont toutes les dents de devant qui y sont passées, telles celles de Génia-gueule-en-fer. L'ayant fait prudemment remarquer à Maria, je m'entendis répondre que c'était un immense progrès par rapport à ce qui se passait sous les tsars, quand les dentistes n'existaient que pour les riches. Aujourd'hui, grâce au régime soviétique, tout le monde en U.R.S.S. a de bonnes dents, naturelles ou en fer, car le régime soviétique nous a aussi apporté l'hygiène et la brosse à dents. Quand les Français auront fait la Révolution et chassé les sales capitalistes, alors vous aussi vous aurez tous de belles dents au lieu de vos tristes bouches aux sourires jaunâtres. Il est vrai que, parmi nous, les gens de plus de trente ans ont des dentures pleines de trous et de chicots noircis... Je ferme donc ma gueule, mon clou rivé.

Pas mal de Russes ont la figure marquée de petite vérole, surtout parmi les moins jeunes. C'est impressionnant, le visage est comme un champ de bataille sur lequel ont explosé des milliers de petits obus, chacun creusant un cratère. On les appelle les « granulés ». Ça aussi, l'hygiène et la Révolution l'on fait disparaître.

*

Je raconte mes journées à Maria, c'est pas facile, je suis perfectionniste, il faut que je trouve le mot juste ou la périphrase, puis, quand je l'ai trouvé, repérer son cas dans la phrase, et là, vite, vite : masculin, féminin ou neutre, cas particulier ou non, singulier ou pluriel, le verbe, maintenant, perfectif ou imperfectif, avec mouvement ou sans mouvement, et l'accent, et la musique de phrase, quelle gymnastique, je suis en nage! J'enrage quand je me trompe. Maria me répond à toute vitesse, accroche-toi si tu peux, j'ai pas le temps de reconnaître un mot qu'il t'en défile deux cents...

Je lui raconte qu'aujourd'hui, dans les rues des beaux quartiers autour du Zoo, j'ai assisté à une .chasse aux fauves. Des bombes sont tombées sur le Zoo, cette nuit, ont détruit des enceintes, les bêtes se sont échappées dans la ville, folles de terreur. Il fallait les voir, les gros pères à croix gammée, chasser le lion et le rhinocéros au fusil de guerre, rampant dans les gravats, excités comme des poux !

Je lui raconte Erkner. Le premier bombardement- tapis. Là première alerte en plein jour. A midi précis, on l'avait entendu depuis Treptow, un seul lourd épais gras bruit. J'étais de l'équipe de déblaiement. Nous étions là-bas dans la demi-heure. Ils avaient ouvert leurs soutes, lâché toutes leurs bombes d'un seul coup... Le vrai bon truc. Un joli petit pays de villas, au bord d'un lac. Pas une n'en avait réchappé. Les cratères se chevauchaient, les arbres étaient hachés. Des milliers de morts. Mon premier bombardement sérieux. Il devait y en avoir bien d'autres. Maria me dit : « Les nôtres ne bombardent pas les villes. » J'étais sur le point de lui répondre que c'est parce qu'ils n'ont pas d'avions, et puis, bof...

Maria me raconta Sonia, la petite Sonia, mais si, tu vois qui c'est, eh bien, sa sœur est arrivée, elle est dans un camp, à Siemenstad, vers Spandau, Sonia l'a appris par des babas, elle la croyait encore au pays, chez ses parents, elle est allée la voir, et voilà, dans son village un soldat allemand couchait avec la femme d'un moujik, le moujik n'aimait pas ça, un jour, il était plein de vodka, il est venu et il a tué l'Allemand, dans le lit, avec son couteau. Et puis il a porté le corps dehors, loin, et il a attendu, et il avait très peur, et tous les gens du village avaient très peur. Ils pensaient que les Allemands allaient prendre plusieurs hommes et les fusiller. Mais non. Au contraire, le lendemain, les Allemands ont quitté le village. Tous partis, tous. Les Russes ne voulaient pas y croire, et puis ils ont fait la fête, ils disaient qu'ils avaient tellement eu peur de ces Allemands, et puis, regarde-moi ça, tu en tues un, ils se sauvent ! Mais voilà que dans la nuit des gens qui étaient partis au soir sont revenus au village et oni dit qu'à quelques kilomètres de là les Allemands barraient la route et obligeaient les Russes à retourner en arrière. Et d'autres gens en ont dit autant d'autres routes qui partaient du village. Au matin, les habitants des hameaux à la périphérie du village sont arrivés, disant que les Allemands les obligeaient à se replier sur le village. Tout le monde commença à être inquiet, à se demander ce que ça voulait dire. Ils le surent bientôt. Voilà qu'arrivèrent les avions, des bombardiers et aussi des chasseurs, qui se mirent à bombarder et à incendier le village, maison par maison, et à mitrailler tous ceux qui s'échappaient des maisons. Aussitôt après, les chars arrivèrent, par toutes les routes à la fois, suivis de fantassins avec des grenades, et ils ont tué absolument tout ce qui vivait. Ceux qui avaient essayé de s'enfuir plus tôt s'étaient heurtés à un cordon de soldats qui les abattaient à la mitrailleuse. Le père, la mère, la grand-mère et le petit frère de Sonia avaient été tués. Sa sœur était restée cachée deux jours sous un paquet de linge, et puis elle avait couru dans la campagne, avait été trouvée par d'autres Allemands, qui l'avaient envoyée ici dans un convoi.

Maria me raconte la vie en Ukraine, comme c'était bien, avant la guerre. Il y avait des cinémas, des matches, des bals. On mangeait de tout ce qu'on voulait, tant qu'on voulait. Maria avait un patiéfone (Ma joie en reconnaissant dans ce mot l'alliance de « Pathé » et de « phone » !) avec des disques très beaux. On se mariait et on divorçait comme on voulait, il suffisait de se présenter devant le camarade responsable de l'état civil, on lui disait voilà, nous voulons nous marier, ou bien nous voulons divorcer, pfuitt, c'est fait bonnjourr.

Chez les Russkoffs, je suis au chaud. Elles ont ce qu'ont les Ritals de la rue Sainte-Anne, ce que j'ai côtoyé, enfant, et dont j'ai flairé l'odeur puissante et merveilleuse : elles ont le sens de la tribu. Il y a une odeur russe comme il y a une odeur italienne. Il n'y a pas d'odeur française. Cette odeur animale, violente, de nichée de louveteaux, de poils du ventre de la mère arrachés pour tapisser le nid... Cette odeur qui n'est sans doute, après tout, que l'odeur paysanne, que j'aurais aussi bien trouvée chez des ploucs de l'Ardèche serrés autour d'un âtre enfumé, macérés dans leurs sueurs séchées sur eux, dans leurs jambons pendus aux poutres, leurs oignons, leurs aulx, le suint de leurs bêtes sur leurs vêtements... Peut-être. Mais il se trouve que pour moi, enfant d'une mère obsédée de propreté, d'hygiène, de grand air, d'eau de Javel et d'encaustique, traquant les odeurs comme autant d'obscénités, pour moi l'odeur italienne avait été celle du paradis entrevu. L'odeur russe — l'odeur de baraque de paysannes russes — est le paradis retrouvé. C'est une odeur de tribu, et c'est une odeur de femmes. J'y suis au chaud, j'y suis en paix, toutes mes défenses tombent, j'y suis rassuré.

Et puis, les Russes sont excessifs. Moi aussi. Leurs émotions sont rapides, violentes, ravageuses. Dans les deux sens. Leurs joies sont délirantes, leurs peines abominables. Ils passent des unes aux autres sans transition, d'un extrême à l'extrême Opposé, en dents de scie. Moi aussi. Les> Italiens aussi, toutes proportions gardées, mais chez eux ça s'extériorise, ça se passe en démonstrations spectaculaires, cris, pleurs, gesticulations, arrachage de cheveux, coups de tête dans le mur, coups de poing dans la poitrine... Et toujours, dans le coin de l'œil, l'étincelle de lucidité du Rital qui se regarde souffrir en connaisseur. Le Russe mord à pleines dents dans le désespoir, crève de bonheur sans regarder à la dépense. A fond la caisse. Il ne donne pas de coups de tête dans le mur, car, lui, il se péterait la gueule comme une pastèque, et d'ailleurs, de temps à autre, il le fait, et elle pète...

Oui, c'est trop facile. Oui, je me barbouille d'exotisme de pacotille, je me vautre dans les nostalgies à deux ronds, je me fabrique des succédanés de patrie plus amusants que la vraie, et en tout cas sans devoirs et sans danger, oui, oui, larme à l'œil, cabaret russe pour touristes en autocar, souvenir de Saint-Malo en coquillages, oui, oui, d'accord ! Tu crois que -je me rends pas compte? Les autres se barbouillent bien de causes sublimes, d'idéaux transcendant tout, de choses invisibles et abstraites qui « donnent un sens » à la vie... Dieu, patrie, humanité, race, classe, famille, héritage, réussite, devoir, héroïsme, sacrifice, martyre'(donné ou reçu...), carrière, puissance, gloire, obéissance, humilité... Se dépasser. Dépasser l'humain, l'animal dans l'humain. Refus de n'être au monde que pour bouffer, chier, dormir, baiser, crever, comme n'importe quelle autre bête. Besoin d'« autre chose »... Et eux marchent, marchent à fond. N'est-ce pas aussi con, aussi vain ? Moi, du moins, je ne m'y laisse pas prendre. Je ne laisse pas mon émotion prendre les choses en mains. Court-circuiter ma petite froide raison raisonnante.

Enfin, j'essaie.

Je n'ai pas demandé à naître, je n'ai pas demandé à faire partie de ce clan-ci plutôt que de celui-là, je ne vois pas pourquoi je me refuserais le plaisir des émotions et des sympathies, puisque je suis bâti pour les goûter, pour les goûter très fort. Je n'ai aucune mission sur terre, aucune raison d'y être, sinon vivre le moins douloureusement possible. C'est ce que je fais. C'est d'ailleurs ce que font aussi ceux qui se persuadent d'être nés pour « quelque chose » qui transcende la peu excitante chimie organique, simplement leur aide-à-vivre c'est justement ça, ce cinéma sublime. Ne supportent pas le désespoir, donc s'inventent de faux espoirs. S'ils pouvaient savoir que le désespoir (le non-espoir), c'est pas triste, pas triste du tout!... Je cueille les fleurs du chemin, je me plais à leur parfum, je sais fort bien qu'elles ne sont que les organes sexuels des plantes, que ce n'est que pur hasard si je suis ainsi fait que j'ai plaisir à leur vue, à leur odeur, que ça n'a ni importance, ni signification, ni valeur symbolique, qu'il n'y a pas d'harmonie de la nature, rien qu'un enchevêtrement de hasards qui ne pouvaient pas ne pas être parce que autrement ça ne tiendrait pas debout, je sais tout cela et je prends mon plaisir, je regarde, je hume, je vis. Puissamment. Je n'ai aucune raison d'être au monde mais j'y suis, et puisque j'y suis je veux en profiter, ça ne durera pas. Merci maman, merci papa de m'avoir fait aussi apte à vivre.


UNE VÉRITABLE VILLE FLOTTANTE

LES premiers temps, j'étais dans une baraque, je l'avais pas choisie. On m'avait collé là, et bon. C'était une chambrée comme toutes les chambrées, avec dedans des connards et des sympas, des mi-figue et des mi-raisin, une ou deux vraies têtes de cons, un dingue à colères rouges, trois gars de la Mayenne rugueux et secrets séparés du clan et aspirant à s'y refondre, un mataf, un Russe blanc, un Ch'timi, deux Belges de la variété flamande, un Hollandais à cravate et col dur, et un vieux. L'échantillonnage standard, quoi, sauf le nègre. Il n'y avait pas de nègre. Le Rital y était, c'était moi. Le Juif aussi y était, mais il faisait semblant que pas, d'ailleurs de façon à ce qu'on voie bien qu'il faisait semblant, et nous, donc, nous faisions semblant de marcher tout en nous arrangeant pour qu'il voie bien que nous faisions semblant, ça lui faisait tellement plaisir... Le Marseillais aussi y était, c'était le vieux. Il faisait double emploi.

Première fois de ma vie que je dormais en chambrée. J'avais jamais dormi ailleurs que dans le grand lit avec papa, quand j'étais petit, et, depuis mes douze ans, dans le lit-cage, tout seul. Et aussi un peu dans la paille, pendant l'exode. Ni frère ni sœur, donc tout à fait ignorant de la servitude de partager sa piaule. J'étais curieux de voir comment j'allais supporter ça. Eh bien, pas mal du tout. Il faut dirè que, travaillant en trois- huit, mes horaires contre nature faisaient que je me couchais quand les autres se levaient, ou bien au beau milieu de l'après-midi, ou quand ils ronflaient depuis longtemps.

Je me suis découvert une faculté de m'isoler que je ne me connaissais pas. Perdu dans les altitudes enfumées, au plus haut du châlit à étages, coincé entre les chevrons de sapin, enfoui jusqu'aux yeux dans l'amas de chiffons et de vêtements que j'entassais pour compenser la minceur de la couverture réglementaire, je m'étais fait de ma bauge un ventre-de-ma-mère, une oasis-refuge dont l'horizon était les quatre bouts de bois limitant ma paillasse.

Nous nous entendions à peu près, faut pas trop demander, disons que nous nous supportions. Les deux Belges, garçons de café à Anvers, s'estimaient d'un rang social moins crasseux que celui de nous autres petits prolos. Ils exerçaient au camp et à l'usine les fonctions d'interprètes, c'est-à-dire de tampons et d'intercesseurs, ce qui ne va pas sans un certain lècheculisme, d'un côté, ni sans une attitude de supériorité bienveillante, de l'autre. Ils étaient plutôt pas trop mal, l'un dans l'autre, parlaient beaucoup et très fort, riaient à faire trembler les vitres à des blagues accablantes de naïveté. Le Hollandais, ne parlant pas un mot de français, n'avait commerce qu'avec les Flamands. Tombé là par l'effet de je ne sais quelle méprise, il nous quitta dès qu'une paillasse se trouva libre dans les baraques hollandaises.

Le vieux s'appelait Alexandre. Il avait dépassé les cinquante ans, âge plus que suspect, mais s'indignait jusqu'aux larmes quand nous le traitions de volontaire et de nazi. C'était une vieille feignasse gourmande, égoïste et tire-au-cul, qui se sortait de toutes les situations par un déluge de mots gluants que son accent du Midi et son absence totale de dents de devant rendaient aussi flasques que le contenu d'un œuf cru tombé du premier étage. Il mentait comme on respire, se contredisait sans vergogne, avalait l'avanie, pleurnichait toute honte bue avec cette volubilité gélatineuse. Il pissait énormément, se levait dix fois la nuit. Comme pissoir, nous n'avions que le trou des chiottes, immense mais unique, là-bas à l'autre bout du camp, au moins trois cents mètres dans la bise hérisse-mollets. Lé vieux trouvait plus confortable de pisser dans des boîtes de conserves, une collection de boîtes vides alignées sous son plumard. Il commençait par la première à gauche et les remplissait méthodiquement, l'une après l'autre. Quand par hasard il restait, au matin, une boîte non employée, il s'inquiétait pour ses reins. Le jet heurtait le fer-blanc dans un joyeux vacarme de source vive tombant dans un tuyau d'orgue, les gars, réveillés, gueulaient, le vieux bredouillait de molles menaces et s'enfonçait sous ses hardes. Un jour, nous perçâmes ses boîtes de multiples trous, le vieux se pissa sur les cuisses, et nous de rire. Il gueula, mais nous l'avertîmes que s'il recommençait on le lui ferait boire. Nous avions l'air résolu, alors il renonça. Se contenta de se traîner jusqu'à la porte en râlant glaireux et de glisser sa triste queue au-dehors par le minimum d'entrebâillement possible. La porte, les planches de la cabane, les marches de bois du seuil et la terre tout autour s'imbibèrent de pissat concentré qui, au premier soleil, pua d'une épouvantable puanteur.

*

En ce temps-là, les volontaires étaient honnis. Par la suite, quand nous pûmes apprécier combien ces pauvres cons avaient été couillonnés, nous nous indignâmes moins. Outre les hauts salaires, les travailleurs volontaires devaient bénéficier de logements individuels, confortables, d'une nourriture « abondante et soignée », de primes, de bons de vêtements, de permissions et, surtout, de considération. En fait, ce fut à peu près le cas pour les premiers arrivés, jusque vers la fin de 1942. Mais ceux qu'amena le convoi qui m'amena furent traités exactement comme nous : camp, baraques, châlits et toute la merde. Les couples furent séparés, les femmes françaises logées dans une baraque à l'intérieur du camp des femmes russes, à l'écart toutefois afin que les babas ne leur crevassent point les yeux : elles haïssent ces « poufiasses faschistes », c'est comme ça qu'elles causent.

Maria me demande : « Les Françaises sont toutes comme ça ? » Bien emmerdé je suis pour lui expliquer que les filles venues travailler en Allemagne l'ont toutes fait volontairement, que ce sont de malheureuses raclures, des épaves, qui voyaient ça comme l'Aventure, la chance unique de redémarrer sur de nouvelles bases une vie irrémédiablement loupée. Elles sont jeunes, assez, et elles ont déjà la dégaine de la vieille morue alcoolo qui fait des pipes aux clochards pour un coup de rouge, rue Quincampoix, derrière les Halles. Maquillées en carnaval, rimmel, faux cils et tout — pour bosser dans le cambouis! — tortillant leur popotin gras- doubleux perché sur leurs talons de quinze centimètres, cradingues à puer, et puant, noyant ça sous des pelletées de parfum de prisunic, camouflant tant bien que mal à grand renfort de cataplasmes plâtreux des bubons violacés et des plaques rouges ou livides, irradiant la chaude-pisse et la vérole, l'œil mauvais, la bouche veule, elles perdent peu à peu l'espoir de lever le fils à papa S.T.O. ou le naïf militaire chleuh qui a pris à Paris le goût des belles madames françaises, et avec l'espoir elles perdent leur vernis de faux luxe en pèau de lapin. La plupart finissent sur le tapin autour d'Alexander Platz pour le compte de barbillons français, prisonniers ou S.T.O. en cavale qui ont mis la poigne sur le mitan berlinois, maquent même des femmes chleuhes, tiennent des bars, des tripots, trafiquent marché noir et faux papiers pour déserteurs allemands...

Les volontaires, donc, se retrouvent logés à la même triste enseigne que nous, les forcés. Je me suis un peu payé leur gueule, les premiers temps, la gueule de ceux, du moins, qui avaient eu l'innocence de ne pas cacher ce qu'ils étaient. Je me marrais bien, moi qui avais même refusé de signer le contrat bidon qui nous faisait symboliquement acquiescer à notre rapt. Je me suis donné pour règle de ne rien signer tant que je serais en Allemagne. Les autorités n'insistent d'ailleurs pas, et jusqu'ici rien de spécialement fâcheux n'en est résulté, preuve que toutes ces écritures sont de la merde à tartiner sur les lunettes des bonnes âmes de la Croix-Rouge, que les Chleuhs se foutent bien de ces simagrées et qu'ils n'en font qu'à leur bon plaisir. Et c'est normal. Ou alors, à quoi bon être vainqueurs? Enfin, quoi !

Par la suite, je suis devenu moins tranchant. De quel droit je me permets de juger? Après tout, qu'est-ce que j'en ai à foutre? Chacun mène sa vie, dans cette putain de jungle. N'est pas héros qui veut. N'est pas lucide qui veut. Qu'est-ce que j'ai de moins con qu'eux? J'aime pas qu'on me force, c'est tout. Mais qu'aurais-je fait, moi beau malin, si j'avais eu une famille à nourrir et pas de boulot? Ben, oui... Donc : pas de famille. Rester libre. Et Maria? Maria, c'est la première pierre d'une famille. Maria, c'est moi prolongé. C'est la solitude magnifiée. Et les gosses ? Elles veulent toutes des gosses... Oh ! ben, on verra, eh ! Déjà se sortir de là...

*

Je ne suis resté que quelques mois dans cette baraque, où se trouvaient deux autres gars de Nogent, Roger Lachaize et Roland Sabatier, celui qui devait mourir peu après son arrivée. Lorsque le camp fut détruit pour la première fois par les avions, je profitai du chambardement de notre répartition dans les baraques du camp provisoire de la Scheiblerstrasse pour me dégoter un châlit chez des gars qui me plaisaient bien.

Ils étaient toute une bande qui avaient quelque chose de spécial. Une espèce d'avant-garde. Enfin, c'est comme ça que moi, ours, ignare, bourré de lectures et de timidités, ne sachant rien du monde, je les voyais. Maintenant que je les connais bien, je peux dire qu'ils ne m'ont pas déçu.

C'est, si j'ose dire, la baraque intellectuelle du camp. Non, c'est pas ça. Je veux dire qu'ils sont marrants de la façon dont sont marrants les étudiants bambocheurs dans Les Misérables ou dans La Vie de Bohème. Toujours en train de déconner, mais sur le ton de Jouvet disant « Bizarre? Vous avez dit bizarre? » Avec eux, je me sens de plain-pied. Ils me font rire, je les fais rire, pas obligé de se mettre au niveau. Ce sont tous de bons bougres, pas universitaires pour deux ronds, il y a même parmi eux pas mal de manuels, dont maintenant moi, et des paysans. Il serait prétentieux de dire qu'ils sont moins cons, mais il est juste de dire qu'ils s'efforcent de l'être. Le ton est donné par le grand Pierre, Pierre Richard, dit « le Cheval » à cause de sa longue figure, son père vend des T.S.F. au Mans. Cette interminable saucisse est un boute-en-train formidable. On se fait chier ici tout autant qu'ailleurs, mais au moins on rigole de nos emmerdes, on se fout de la gueule du mee qui a le noir, on s'installe comme au cinéma pour contempler à son aise le mec qui pique sa colère. On a des discussions passionnées, ces gars savent des tas de trucs, j'ouvre grandes mes oreilles, je m'instruis c'est pas croyable.

L'ambiance est très « Auberges de Jeunesse ». Je ne savais même pas ce que c'était. Bob Lavignon, Paulot Picamilh, Burger et d'autres sont des fervents du camping à pied ou à vélo, avec points d'appui sur les A.J. pour l'amitié. Je découvre l'esprit AJ., ça me plaît bien. C'est le culte de la nature et le goût de l'effort, comme chez les scouts, mais sans le côté cucul et militaro-cure- ton. Ce sont tous de solides mécréants, et capables d'expliquer pourquoi. Je me sens enfin chez moi.

Ils chantent de ces chansons de la campagne qu'on trouve, comprimées, dans les recueils « Jeunesse qui chante » que tout le monde connaît et que, moi, je découvre. Janneton prend sa faucille, Derrière chez nous il est une montagne, La rose au boué, Les crapauds, oui, bon, on voit le genre, ils chantent ça à trois voix, je chante avec, ému comme une jeune fille. D'ailleurs pas assez naïfs pour ne pas se cligner de l'œil.

Pierre « le Cheval » est amoureux d'une Russkoff, la grande Klavdia, une, comme l'adjectif 1'i.ndique, longue personne au long visage, jolie, avec un long aristocratique nez. Un couple assorti. On leur dit de nous garder un poulain. Pierre, du coup, étudie le russe. Ça nous rapproche. Presque tout le monde, ici, étudie quelque chose, quelque chose de somptueusement inutile, plus c'est inutile plus c'est beau, c'est notre luxe, à nous. Picamilh étudie le russe et le solfège, Loréal étudie le tchèque, je ne sais plus qui étudie le bulgare, un autre le hongrois. Un vrai régal de nabab, le hongrois : vingt- deux déclinaisons, pas le moindre repère commun avec les langues européennes, et c'est parlé par une pincée de ploucs au nez sale perdus dans un creux des Carpathes !

Contrairement aux autres baraques, à peu près tout le monde ici est capable de se démerder avec plus ou moins de bonheur en allemand.

*

On parle souvent, de plus en plus souvent, de la façon dont tout ça va finir. Il y a ceux qui pensent que les Ricains, à peine liquidé Hitler, vont, sur leur élan, avaler l'Armée Rouge et liquider une bonne fois le communisme, puisque après tout c'était le but initial de cette guerre, on avait laissé Hitler se goinfrer l'Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hollande, la Belgique et la France parce que la vraie raison pour laquelle on tolérait ses caprices était la grande croisade vers l'Est, il était censé au bout de tout ça écraser les Bolcheviks et y laisser tellement de plumes qu'il n'y aurait plus qu'à se baisser pour ramasser les morceaux et liquider à son tour le nazisme, à moins que, réflexion faite, on ne se le fût gardé dans un coin, ça peut resservir, et voilà que ce grand con s'y prend comme un manche et se fait casser la gueule par les moujiks. D'où obligation d'aider Staline (qui est quand même plus à gauche, donc plus « démocrate » qu'Adolf) pour le public, qui ne comprendrait plus rien si on faisait l'inverse, mais dès que les Russkoffs sont en vue on leur fait le coup de Pearl-Harbour, pour le prétexte on trouvera bien.

T'as vu ça de ta fenêtre, disent les tenants de l'autre hypothèse! Les Russkoffs sont partis pour se faire l'Europe, maintenant que les voilà en route ils ne s'arrêteront qu'aux Sables-d'Olonne, ils vont te virer Pétain, Mussolini, Franco et Salazar d'un coup de torchon, c'est la lutteu finaleu qui commen-en-ceu, c'est la Révolution qui s'avan-an-ceu et qui sera victorieuseu demain, prenez ga-a-ardeu, prenez ga-a-ardeu à la jeun' ga-a-ardeu.

Il y a les sceptiques — c'est moi tout seul, — qui dis vous êtes tous des bons jobards, Hitler n'a pas pu casser les reins à Staline, c'est vrai, grosse déception pour le capitalisme mondial et pour les dames qui donnent à la quête, mais il a quand même fait du bon boulot, ne serait-ce que toute cette Europe cassée qu'il va falloir rebâtir, tout ce bon matériel de guerre envolé en fumée ou coulé au fond de l'onde amère, ça a déjà fait circuler pas mal de fric, ça n'a pas fini. Staline n'est pas assez con pour se lancer dans la révolution universelle, c'est bon pour des Lénine, pour des Trotski (je me suis vraiment instruit, dans cette piaule!), Staline a une bonne place, il vient de se la consolider, du granit, il s'est nommé Maréchal de l'U.R.S.S., maintenant il est vieux, il est fatigué, il s'est bien marré, il va se regarder dans la glace avec son bel uniforme et manger des gaufrettes, ça m'étonnerait même qu'il vienne jusqu'ici (là, je prends des risques!). Vous en faites pas, ça se terminera entre bons compères, comme celle de Quatorze, tu me donnes Varsovie je te donne Ouagadougou, tout le monde encule tout le monde et au bout du traité il y a la Troisième Mondiale, automatique, la routine.

Et, dit quelqu'un, suppose quand même qu'ils arrivent ici, les Russkoffs, qu'est-ce qu'on devient, nous, là-dedans ?

Au fait... Question intéressante. Et qu'on n'est pas sans se poser, parfois, furtivement. Forcés ou volontaires, prisonniers, déportés, réfugiés, pétainistes... les Russes n'en ont probablement rien à foutre, de ces nuances! Les filles m'ont dit qu'il était fort probable que tout Soviétique qui s'est laissé embarquer par l'ennemi, peu importe comment, sera par cela même considéré comme coupable et bon pour la Sibene. Le retour des prisonniers et des déportés se soldera par des déportations en masse vers l'Est, c'est à peu près certain, et ça ne les fait pas rigoler. Alors, tu penses, nous autres tristes cons, on a toutes les chances de se retrouver dans d'autres baraques, aussi pourries que celles-ci, à bouffer des kohlrabis gelés dans un bled encore plus dégueulasse qu'ici. Les mecs, c'est parti, on est les esclaves de l'Europe nouvelle, on est rien qu'un peu de merde sur la botte des conquérants, on va creuser des trous, remuer des gravats, soulever des rails, avec dans notre dos des connards à Gummi15 qui te tapent sur les mollets, merde, merde, merde...

Voilà où l'on arrive quand on se laisse aller à scruter l'avenir. Scruter l'avenir est une manie de petit vieux pas propre, comme manger ses crottes de nez. Ça te rend triste et con. Les babas, qui savent, elles, ce qui les attend presque à coup sûr, tu crois que ça les empêche de chanter? De sourire jusqu'aux oreilles? Et bon, on cause d'autre chose. De cul, par exemple. C'est toujours excellent, de parler de cul. Ça stimule les boyaux de la tête et ça supprime les flatulences. Ou en tout cas ça les améliore. Si j'étais condamné à mort, je passerais ma dernière nuit à causer cul avec le geôlier.

*

Il aura fallu que j'atterrisse ici pour sortir de mon cocon et y voir un peu clair dans le grand chambard.

Ici, pour la première fois, j'entends parler de de Gaulle. Je veux dire que tout ce que j'en savais jusque-là, c'est qu'il s'agissait d'un vague militaire pas d'accord avec Pétain, qui avait fui à Londres et qui, de là-bas, injuriait les collabos et excitait les terroristes. Je disais « les terroristes » parce que tout le monde disait comme, ça, c'était le mot, quoi. Je me rends compte maintenant que je vivais d'une façon tellement coupée du monde que c'en est pas croyable. Les copains n'en reviennent pas, des questions cons que je leur pose.

Chez nous, il n'y a pas la T.S.F., maman n'en a jamais voulu, ça coûte cher et ça mange du courant, et dedans y a rien que des bêtises et des réclames. Le journal, je l'achetais pas, les faits divers je m'en fous, le communiqué allemand c'est toujours la même chose, la politique c'est rien que de la propagande très chiante, à la fois bravache et chialarde, moralisante et pousse-au-crime, violente et rabâchante, bénissant le Ciel qui nous a punis pour notre bien et réclamant le châtiment des vrais coupables : les juifs, les francs-maçons, les communistes, l'Angleterre, l'Amérique, les bandes dessinées et le Front Popu. Les tickets de ceci de cela honorés à telle date c'est maman qui.s'en occupait, ses patronnes lui disaient. Les spectacles je m'en tapais, je n'allais qu'au ciné, à Nogent, quand les acteurs me plaisaient, le metteur en scène je savais pas qui c'était ni même ce que c'était, j'allais voir un film de Fernandel ou de Michel Simon, c'est marre. Les pages lettres-et-arts, effroyablement chiantes : tu te cramponnes pour comprendre, et quand t'as décrypté tu t'aperçois que l'autre prétentieux parlait pour ne rien dire.

Je lisais, pourtant, je dévorais, mais des livres. Des livres que je dénichais, en quantité, pour quelques sous, chez les libraires d'occasions, en particulier chez le père Dayet, rue du Château, à Vincennes. Je passais devant tous les soirs en quittant un chantier sur Montreuil pour rentrer à Nogent à pied par le Bois. Je fouillais dans son éventaire, je fouillais dans sa boutique, il me laissait faire, je grimpais à l'échelle, il me mettait de côté les bouquins qu'il savait devoir me plaire. Il s'emballait sur un auteur, m'en lisait des pages et des pages, à haute voix, me harponnant par le col pour que je n'échappe pas, enthousiaste, ému aux larmes, postillonnant, le goût d'ailleurs très sûr. Il avait une fille ravissante, j'osais pas la regarder.

Je dois au père Dayet de m'avoir fait connaître des joies parmi les plus grandes de ma vie : Giraudoux, Gide, Steinbeck, Hemingway, Caldwell, Marcel Aymé, Jacques Perret... Je raffolais, je raffole de Jacques Perret. Et Giraudoux, donc ! Et...

J'ai découvert la vulgarisation scientifique. Le pays enchanté. Pas « les merveilles de la science » et autres niaiseries. De la très sérieuse, très solide initiation à la méthode scientifique, à l'esprit scientifique, dans les livres, entre autres, d'un prodigieux pédagogue : Marcel Boll. L'école m'avait ouvert l'esprit au raisonnement mathématique, à la physique, à la chimie, m'avait fait prendre conscience de l'impérieux besoin de logique et de cohérence qui est en moi, avait éveillé ma curiosité joyeuse, mon dévorant désir de savoir, et surtout de comprendre. Si bien que, à ma surprise, je me rends compte que tous ces gars si avertis, si dans le coup, si instruits, même, sont absolument ignorants dans toutes ces matières pour moi autrement importantes (et autrement passionnantes!) que la politique, le cinéma, la chanson, le sport, la peinture... Impossible de parler théorie des quanta, relativité restreinte et générale, mécanique ondulatoire, classification périodique, énergie nucléaire, énergie de désintégration, dynamique du vivant, évolution... Toutes ces choses terriblement actuelles dont je suis rempli, ça leur fait faire les yeux ronds. Surtout, ça les emmerde, hélas ! Je leur parle de l'utilisation de l'énergie libérée par la rupture des noyaux atomiques lourds et donc instables, j'essaie, pour les intéresser, de ramener la chose aux applications technologiques spectaculaires que je pressens imminentes, en particulier la très probable et très prochaîne apparition au-dessus de nos gueules de bombes basées sur la libération violente de cette énergie fantastique, ils me répondent Rommel, chars « Tigre », forteresses volantes, parachutistes, Montgomery, Joukov, Stalingrad... De la « nature » ils ne voient que le côté petites fleurs, verdure, vie champêtre opposée à la vie « aliénante et déshumanisante de l'usine et de la ville », c'est comme ça qu'ils causent. Avec mes électrons, mes neutrons, mes photons, mes galaxies et mes ondes de probabilité, j'ai un peu l'air d'un con. Je croyais tout le monde au courant, j'avais pédalé pour les rattraper, total j'avais vingt longueurs d'avance : ils n'avaient même pas pris le départ. C'est coton d'arriver à intéresser les gens à autre chose qu'à des conneries ! Pourtant, s'ils savaient ! Là est le pays des merveilles, le vrai pays des fées : le réel.

A la maison, on ne parlait jamais politique, ni même de la guerre (« des événements », ainsi qu'il se dit, pudiquement, comme s'il s'agissait d'une obscénité). Juste maman, pour râler contre la famine, contre les queues, contre cette guerre bâtarde qui ne ressemble à rien : en Quatorze, on recevait des obus, il y avait des poilus au front, mais on avait de quoi manger, c'était organisé! Tandis que là, à quoi ça ressemble, je vous le demande? On ne sait ni qui gagne ni qui perd...

A part mon copain Roger et les gars du club de boxe, je ne voyais personne en dehors du chantier. Quant aux maçons, presque tous Ritals, ils n'étaient absolument pas dans le coup.

Si bien que, pour moi il y avait vaguement, quelque part par là, dans la campagne, très loin, des « terroristes » qui estourbissaient des troufions chleuhs isolés et faisaient dérailler des trains, je le savais parce que à chaque fois apparaissaient sur les murs les sinistres petites affiches rouges ou jaunes bordées de noir sur lesquelles se lisait en lettres gothiques « Bekanntmachung » suivi de l'information que, à la suite du lâche attentat, les vingt otages dont les noms suivent ont été passés par les armes, signé : le Militârbefehls- haber in Frankreich, von Stiilpnagel. Un nom que je ne risque pas d'oublier.

Je voyais — quand il m'arrivait d'y penser — les «terroristes » comme des bandits de grand chemin, des despérados nés de la misère des temps, tuant les Allemands, les miliciens et les gendarmes, passant à la lampe à souder la plante des pieds des fermiers afin de leur faire dire où ils planquaient la lessiveuse bourrée de billets de mille du marché noir, un mélange de Robin des Bois et de chauffeurs d'Orgères, de ruffians des Grandes Compagnies de la guerre de Cent Ans et de brutes superbes à la Pancho Villa, à la Taras Boulba... Je fourrais dans le même sac, sans chercher plus loin, terrorisme et marché noir, j'imaginais vaguement que, dans d'impénétrables forêts, les mêmes gars se livraient aux deux activités, l'une nourrissant l'autre, faut bien vivre, qu'il devait y avoir parmi eux des communistes, des juifs et des françs-maçons échappés aux flics, ça me paraissait logique....

En écoutant les discussions de la chambrée, j'ai appris que ce de Gaulle avec deux L est en fait le chef du gouvernement français en exil, reconnu par les Anglais, les Amerlos, les Russes et tout ce qui actuellement est anti-nazi, que Pétain l'a condamné- à mort comme traître et félon mais que lui-même considère le gouvernement de Vichy comme illégal et vendu... J'ai appris aussi que les « terroristes » des affichettes abominables sont des « résistants », des francs-tireurs, comme on disait autrefois, que parmi eux il y a effectivement beaucoup de communistes et qu'ils obéissent aux ordres de de Gaulle, lequel envoie depuis Londres des messages codés par T.S.F. J'ai appris que l'indicatif de ces émissions est le début d'une symphonie célèbre d'un certain Beethoven et que Pierre Dac, le Pierre Dac de L'Os à moelle, oui, celui qui nous.faisait tant rigoler à l'école, cause dans le poste à Radio-Londres. « Les Français parlent aux Français. »

En somme, si je m'étais pas fait faire aux pattes et jeter ici, j'aurais jamais su ce qui se passe en France. Je dois être un cas.

Les gars discutent à perte de vue si de Gaulle est communiste ou pas. En général, ils concluent que oui. Mais ça fait bizarre. Certains pensent qu'il doit être trotskiste, c'est du communiste plus chic, plus intellectuel. En tout cas, à peine les Chleuhs boutés hors de France, les communistes prendront le pouvoir, ça c'est sûr ! Mais non, vous déconnez, essaie de dire Louis Maurice, le plus renseigné : Bidault, le bras droit de de Gaulle, est un cureton fanatique, et justement c'est lui qui commande toute la Résistance, alors, hein, faut pas dire n'importe quoi! Ah? Bon. Ça devient compliqué, vachement.

J'ai enfin appris ce que c'est que ces fumeuses histoires de Mers-el-Kébir, de Dakar, de la Syrie, auxquelles les affiches font sans cesse allusion en les mélangeant à Jeanne d'Arc, à Trafalgar, à Sainte-Hélène et à Fachoda pour nous rappeler que l'Angleterre a toujours été notre ennemie sournoise et acharnée et pour nous inciter à bien obéir au Maréchal, à nous engager dans la L.V.F. « Français, vous avez la mémoire courte! » Tu parles ! On prouverait sans douleur que n'importe quel pays au monde est notre ennemi sournois, héréditaire et acharné : la France n'a pas arrêté au long des siècles de chercher des crosses à tout le monde et de foutre le feu partout...

A Paris, la dernière année, j'avais découvert Le Crapouillot16, un magazine comme je n'aurais pas cru qu'il pouvait en exister un. Le dimanche matin, je faisais un saut sur les quais, j'avais repéré, près du Châtelet, un bouquiniste qui soldait des vieux numéros des années 30. J'ai acheté toute la série, petit à petit. Les titres m'avaient fasciné : « Les horreurs de la guerre. » « Les fusillés pour l'exemple. » « Le sang des autres. » « Les marchands de canons. » « La guerre inconnue »... S'y étalaient d'effroyables photos de guerre, de celles qu'on ne montre jamais dans les journaux. Comme tout civil, je ne connaissais de la guerre que les images héroïques de la répugnante presse des propagandes officielles. Maman avait ramené une fois de chez une patronne un paquet de Miroir de la Guerre mêlés de La Baïonnette et d'autres platitudes pousse-au-crime et gonfle-con. Entre-temps, j'avais lu Barbusse, Rilke, Dor- gelès, qui m'avaient flanqué un coup dont je ne me suis jamais remis. Je les voyais, là, sur le vif. Les textes étaient ce que j'avais jamais lu de plus anticonformiste. Ça me convenait tout à fait. J'y avais nourri mon horreur spontanée de la guerre et de toute violence" de masse. De toute violence. De toute action de masse. Je suis une bête solitaire*.

Les premiers bombardements sérieux eurent lieu au printemps 1943.

Au ululement de la sirène, nous devions bondir avec nos affaires dans la tranchée qui zigzague par le travers du camp. Le Lagerfuhrer et ses sbires faisaient le tour des baraques, paillasse par paillasse, tapant dessus à coups de trique tandis que les clebs hurlaient de joie mauvaise et happaient aux mollets les attardés.

Dans la tranchée, nous n'y restions guère. Si ça tombait au loin, on s'y emmerdait, on n'y pouvait pas remuer, on sortait sur l'herbe maigre pour s'allonger face au ciel et commenter le spectacle. Si ça nous tombait dessus, c'était pire que tout, personne ne voulait rester coincé là-dedans, l'épouvante. Tu entendais les torpilles te descendre droit sur la gueule en déchirant posément les couches d'air, l'une après l'autre, en déchirant de plus en plus fort, de plus en plus aigu, de plus en plus près, merde, celle-là, elle est pour ma gueule, elle est pour ma gueule, elle est pour ma gueule... WAOUMM ! Tu es projeté en l'air comme par une raquette, tu retombes sur un mec, tu reçois un mec sur le dos, le sol sous toi, autour de toi, ondule des hanches et secoue son cul, tu vacilles oscilles chavires plonges, de la terre plein le cou, ça déchire ça déchire ça déchire juste au-dessus de plus en plus près plus près plus près, WAOUMM, une autre, et WAOUMM, une autre! Six, huit autres, un chapelet, on rebondit, encore et encore, petits pois sur un tambour, sardines dans un tuyau, sens dessus dessous, cul par-dessus tête, la trouille la trouille la trouille, ça y est, Loret le mataf qui pique sa crise, à chaque fois que ça tombe trop près on y a droit, le voilà qui se roule par terre, bave de la mousse, regarde blanc, fout des coups de tatanes tout autour, épileptique jusqu'aux oreilles, faut qu'on le maîtrise, qu'on l'attache solide, et pendant ce temps-là ça tombe, tu parles d'un cadeau !

Quand ça tombe pas trop près, on s'installe pour le ballet aérien. Le personnel d'encadrement nous fout la paix, trop content de planquer son cul dans l'abri du Lagerfuhrer, chiens compris.

La nuit tiède est un grand chaudron sonore où bourdonnent cent milliards de gros moteurs tranquilles. Les baguettes de lumière filent droit aux nuages, s'y cognent, s'y écrasent. Elles oscillent autour de leur pied, se croisent, fouillent, fouillent, parfois coincent un insecte brillant, ne le lâchent plus, convergent dessus à trois ou quatre. La Flak (l'artillerie antiaérienne) se déchaîne. Quatre tubes groupés. Quatre coups secs, en rafale. Toujours par quatre. L'insecte explose, dégringole, les doigts de lumière suivent sa chute, je pense aux types qui sont dedans, à ce qui se passe, là, dans leur tête, ces sales cons qui ricanaient dur, tout à l'heure, en délourdant leurs soutes à bombes, ces pauvres cons qui regardent les lumières d'en bas leur sauter à la gueule, je suis à leur place, je suis eux, je le suis tout à fait, merde, des hommes peuvent faire ça ! Accepter ça !

J'ai compris : je suis un lâche. D'accord. Je suis bien content de l'être. D'abord, c'est pas un vice. Il n'y a pas de vices. Je ne suis pas sur terre pour donner un spectacle à tous les autres cons et faire ce qu'il faut pour avoir leurs applaudissements. « Bravo! Il est brave! Il est mort en brave ! Mieux vaut mourir en brave que mourir en pleurnichant! » Tu te rends compte? C'est avec ce genre de conneries qu'on les fait marcher ! A l'estime ! A la honte! Mourir crânement! Mais, Ducon, quand tu seras mort tu ne te verras pas ! Tu ne seras plus ! N'auras jamais été! Ton souvenir, ton image flatteuse, c'est dans la tête des autres qu'elle sera ! Dans la tienne il n'y aura rien, rien! Vivre se conjugue au présent, uniquement au présent. Je vous emmerde, spectateurs ! Je vous emmerde, appréciateurs, fins gourmets ès courage et attitudes viriles ! Je vous emmerde, moralistes ! Je t'emmerde, postérité ! Je n'ai qu'une peau, et démontrez-moi le contraire! Vous ne me flétrirez pas, vous ne m'humilierez pas, rien ne peut me flétrir, rien ne peut m'humilier! A mes propres yeux, qui sont les seuls qui comptent. Pour moi, quoi que je fasse, je ne serai jamais infâme. Quoi que je fasse, je m'aimerai toujours ! Je me le jure !

Hi, hi, ricane Ducon, on a compris : Narcisse! Egocentriste comme un lapin ! Non. Réaliste. Logique jusqu'au bout de la logique. Et merde, je suis bien con de me fatiguer... Fin de la digression introspective.

Ah! Ils balancent les grappes! Les belles grappes éclairantes rouge rubis, vert émeraude, bleu électrique, mauve, jaune d'or, qui se balancent haut en l'air et descendent, lentement, lentement, entre les rigides faisceaux oscillants de lumière blanche. Les obus éclatent, rouges, les éclats sonnent sur les toits, sur les tôles, un avion s'écrase au sol et explose, une grande lueur pâle, WAOUMM, une torche rouge du côté de Neukölln...

Ça peut durer une heure, ou deux, ou trois. Ça peut remettre ça plusieurs fois dans la nuit, surtout l'été. Pas brillant, le réveil, à cinq heures.

Dans la tranchée des Russkoffs, Maria a très peur, ses copines me l'ont dit. Je me faufile là-bas, les babas me cachent, je la prends contre moi, ça la rassure, un peu. J'ai peur aussi, mais dans ma tête, pas dans mes nerfs. Ça reste raisonné, jamais la panique qui vous fait trembler, gueuler, pisser, perdre le contrôle. Une chance. Je la couve, la berce, je lui parle bébé, je me sens très grand mâle protecteur. Elle tremble sans pouvoir s'arrêter, claque des dents, glacée. Longtemps après le danger passé, elle est encore comme ça. Un sourire essaie de se faire jour sur son visage blême aux yeux creux : « Tiaï! Nitchévo, Brraçva! On est vivants? Tout va bien ! »


MA BANLIEUE À L'HEURE ALLEMANDE17

LORSQUE j'étais rentré de l'exode, fin juin 40, je m'étais présenté à mon supérieur hiérarchique, le contrôleur du tri du bureau de poste Paris-XI, rue Mercœur. Lequel m'avait dit que, oui, bien sûr, en ce moment, le courrier, hein, mais bientôt les trains allaient remarcher, et donc la Poste être de nouveau à même d'assurer sa glorieuse mission, mais pour l'instant on tournait avec le minimum d'effectifs, et dans ces conditions, n'est-ce pas, les auxiliaires embauchés d'urgence en septembre 39, on ne savait pas trop... Restez donc chez vous, on vous fera savoir en temps utile. Ah! ouais, m'sieur, je vois. Et pour la paie? Pardon? La paie du mois de juin. J'ai travaillé jusqu'au 15, et puis je suis allé faire du vélo sur l'ordre de l'Administration, et bon, me voilà, je suis bien fatigué, j'aimerais assez toucher mes sous. Ecoutez, la trésorerie est un peu désorganisée, mais tout va rentrer dans l'ordre, vous serez prévenu aussitôt que votre problème aura été réglé.

Huit jours plus tard, le courrier remarchait, mais pas de nouvelles. Je suis allé au bureau, pensant retravailler sur-le-champ. Le receveur m'envoya chez le comptable, lequel me remit une enveloppe mince mince — la stricte quinzaine passée au tri — et m'annonça que les auxiliaires engagés en septembre étaient tous licenciés, dont je. La France entre dans une ère d'austérité, vous comprenez... Ses salades, il pouvait se les mettre à égoutter. J'ai sauté sur mon vélo en me disant que les rêves dorés de maman allaient en prendre un coup et que ça ne serait pas drôle. Ça ne le fut pas.

Me voilà sans boulot. J'étais pas le seul. Les ouvriers s'étaient sauvés vers le Sud et puis étaient revenus, mais les patrons s'étaient sauvés beaucoup plus loin encore, et donc étaient plus longs à revenir. Quand ils revenaient... Il y avait un sacré chômage. Les gens ne s'en faisaient pas trop, ils grignotaient leurs petites réserves, les Allemands allaient remettre l'économie sur les rails et tout le monde au boulot, c'est qu'ils n'aiment pas les feignants, les Allemands, un peuple de travailleurs, on ne peut pas leur retirer ça. Fini les quarante heures et les vacances à la mer! (Ricanement de joie mauvaise.)

En attendant, qu'est-ce que je fous, moi ? Je glande avec Roger, je demande à droite à gauche, et voilà que Christian Bisson me dit qu'il quitte son boulot pour un autre et que si ça me botte il me présente. C'est quoi ? Tu te coltines une voiture à bras et tu aides sur les marchés. Ça biche.

Le lendemain, je me retrouve entre les brancards d'un camion à bras plutôt lourd et couinant, en train de grimper la côte vers le plateau d'Avron. C'est une sacrée côte. Drôlement raide et drôlement longue. Au moins deux kilomètres et demi de grimpette entre le rond- point de Plaisance et les anciennes carrières de plâtre dans les galeries desquelles se cultive à grands soins le champignon de Paris.

Je travaille pour Raymonde Gallet, qui fait les primeurs sur les marchés, et pour son frère Jojo, grande brute, grande gueule, qui fait le poisson. Raymonde s'est dégoté cette combine des champignons, c'est une culture expérimentale, ils produisent peu, juste pour quelques clients privilégiés, dont Raymonde. Ça donne des champignons étonnants, certains gros comme des gros cèpes, couleur café au lait ou chocolat, parfumés, délicieux. Je grimpe là-haut trois fois la semaine, l'après-midi, ma carriole accrochée au cul comme la casserole à la queue du chien. Six kilomètres en tout, dix pour revenir parce qu'alors je dois faire le détour par la Maltournée pour payer l'octroi. Et de la Maltape à la rue Thiers, par le boulevard d'Alsace-Lorraine et le boulevard de Strabourg, ça fait cinq grosses bornes d'une côte qui file droit au ciel, avec deux cents kilos de champignons ultra-précieux dans la guimbarde. Je dis pas ça pour me plaindre, j'aimais bien, c'était sportif, diablement, j'avais la rue pour moi tout seul, pas une bagnole, le désert, je serrais les dents, je pensais à des choses dans ma tête, des trucs que j'avais lus, arrivé là-haut l'air soufflait vif et dru, je chargeais mes paniers, je repartais aussi sec pour ne pas louper l'octroi, dans la descente je me bandais pour retenir, j'y arrivais parfois tout juste tout juste, c'était chouette.

Tous les matins, le marché. On mettait tout sur la voiture à bras, la marchandise pour le poiscaille et pour la légume, les balances, les outils, François dans les brancards, la bricole au poitrail, et en avant. La famille

Gallet poussait au cul, sans se tuer.

*

Les marchés, quel joli métier! Sauf qu'il fallait déca- niller aux toutes petites heures, et ça, j'aime pas trop. L'aurore aux doigts sales, c'est pas ma sœur. L'hiver, à cinq heures, il fait nuit noire, c'est là que le froid est le plus froid, je m'amenais dans la réserve à la Raymonde, un box qu'elle louait dans la cour à Pianetti, rue Thiers, derrière le petit bal. Là, à la lueur d'une lampe à carbure qui nous creusait des gueules de cadavres, on préparait la camelote, Raymonde et moi. Par exemple, elle avait un chargement de brocolis qui s'étaient mis à fermenter, les cons. Ça puait à te peler les narines et ça chauffait, une vraie leçon de choses. Il faisait tout tiède, dans la cambuse. Tu plongeais tes mains dans la masse de brocolis pourris : au moins quarante-cinq degrés. Alors, voilà, accroupis dans cette moiteur, on les triait.

on récupérait les pas trop trop pourris, on en récupérait le plus possible, on les lavait, Raymonde les reficelait en petites bottes, ça faisait la rue Michel. Elle calculait en même temps à combien elle devait les vendre pour que ça lui rembourse le manque à gagner des pourris et toute cette contrariété qu'elle en avait eue, le chagrin ça n'a pas de prix. Je matais sournois entre ses cuisses, elle les avait longues et nerveuses, un rien sèches, peut- être, mais le rêve y trouvait son compte. Quand j'y repense, je me dis qu'elle y mettait sans doute un peu de malice, mais j'aurais jamais osé même penser qu'elle y pensait, pourtant elle avait des yeux à manger de l'homme, une femme de prisonnier, pomponnée, rouge à lèvres et bas de soie noirs, la cuisse blanche tout au fond, ben, ouais, quoi...

On faisait le marché de Nogent, trois fois la semaine, et puis ceux de Fontenay, du Perreux et de Bry dans les interstices. Ça faisait de drôles de trottes. On arrivait, on déballait, on arrangeait tout sur les tables, déjà la queue s'allongeait. Même avant qu'on arrive. Pas eu besoin de leur apprendre. La queue, ils ont su tout de suite, spontanément. Ils l'ont invitée. Le poisson n'a jamais été rationné, ni les légumes verts. Justement : c'étaient les seuls trucs qu'ils pouvaient acheter sans tickets, alors ils faisaient la queue. Pour les denrées à tickets, ils faisaient la queue aussi : la trouille que le ticket ne soit pas honoré. Il faut dire que le poisson se faisait rare, et qu'un jour même il n'y en eut plus du tout, à cause du mur de l'Atlantique, tout ça.

Vendre du poisson en plein vent, l'hiver, c'est pas tout rose. Tu le vides et tu lui coupes la tête, tu te coupes le doigt avec, tu sens rien. Cet hiver 4041 fut sauvage. La France commençait à la sauter vilainement. Je rapportais du poisson à la maison, des champignons, des dattes, les Gallet me faisaient des prix. Le soir, j'allais à la boxe.

Je ne sais plus qui avait eu l'idée. Petit-Jean, peut-être bien. Petit-Jean, un ancien boxeur, la trentaine, vif, mince, râblé. Devait tirer dans les mi-légers. Bon, il s'est mis à exister un Club pugilistique nogentais, affilié au C.P. XXe, va savoir pourquoi. La boxe soudain avait pris un prestige énorme auprès de la jeunesse française, c'était au moins un terrain où la France brillait. La gloire de Cerdan, de Dauthuille, de Charron fascinait les mômes voués à l'usine, comme naguère le Tour de France ou le foot. C'était le seul tunnel avec un peu de ciel au bout, le seul trou par où l'évasion semblait possible, tout au moins le rêve de l'évasion. Ils se foutaient bien de la guerre perdue ou gagnée, les mômes voués à l'usine ! Au bout de la guerre, pour eux, il y avait de toute façon l'usine, la chiourme, la paie misérable, le logement grouillant de mômes, la picole pour voir les varices de Bobonne en rose, et rien. Noir et gris. Comme leurs vieux.

Ils se jetaient dans la boxe à corps perdu, persuadés qu'avec une méchante droite et du cœur au ventre tu dois arriver, c'est forcé. Suffit d'être encore plus dur aux coups que le gars en face, de serrer les dents, de guetter le moment et de placer son parpaing mortel dès que l'ouverture se présente : le gars descend, asphyxié. C'est comme ça que boxait Cerdan. Un tank.

Peu allaient à la boxe pour l'amour du sport, l'excitation du danger frôlé, le plaisir de la feinte et de l'esquive, la joie puissante du combat, de l'adversaire mesuré, analysé, déjoué, manœuvré. Moi, oui. J'aime vraiment ça. Etre entre les cordes, je veux dire. Regarder, je m'en fous. Ça m'emmerde. Je rêvasse à autre chose. Cerdan et compagnie, je savais même pas qui c'était, avant, et guère davantage après. Le sport-spectacle, rien ne me fait chier davantage.

J'avais tâté du foot, mais j'ai vite compris que les sports d'équipe ne sont pas pour moi. La natation, on m'avait presque forcé à faire de la compète, je me défendais pas mal, mais rien à faire, il y a un esprit d'équipe, de clan, ils sont tout le temps fourrés ensemble, font des bouffes, des sauteries, je m'y emmerde, j'ai laissé tomber. J'aime mieux plonger dans un coin de verdure secret, remonter mes deux trois kilomètres à fond de train à contre-courant et puis me laisser redescendre à longues longues brasses silencieuses, comme une couleuvre, sans personne, tout seul entre eau verte et ciel bleu... Le vélo, j'avais tout de suite été repoussé par l'ambiance kermesse et fête popu. Mes efforts, je me les veux solitaires, c'est là que je goûte le haut bonheur. J'ai accompli des exploits dont personne ne saura jamais rien.

J'aurais pas cru que j'aimerais la boxe. Je m'amusais bien à boxer à poings nus, ou à lutter, avec Roger, on se flanquait de sacrées raclées, mais les gants, le ring, les règles, toutes ces complications ne me disaient rien. Et puis, la boxe était réputée sport de brutes et délectation de sadiques. C'est vrai, d'ailleurs : les brutes et les sadiques sont sur les gradins. Pas sur le ring.

Petit-Jean était un artiste. Et un pédagogue. Mine de rien, à l'économie de paroles et d'efforts, il savait fort bien nous prendre, nous guider, nous enseigner à exploiter nos atouts et jusqu'à nos défauts. Nous étions toute une bande, Jean-Jean et son frère Piérine, Manfredi dit Frédo, Charton, Hougron, Suret, Labat... PetitJean fondait beaucoup d'espoirs sur Roger Pavarini, mon inséparable, et sur Maurice Hubert, dit Bouboule, le fils du bistrot de la rue Thiers. Tous deux tiraient les lourds.

La boxe exige un entraînement très dur, très régulier, précédé de sévères séances de musculation, d'assouplissement et de respiration. Cet ascétisme me convenait. Interdit de fumer : je cessai donc, à tout jamais. Quinze jours après mon arrivée à la salle, et alors que je pensais devoir me préparer pendant encore des mois avant les angoisses du premier combat, Petit-Jean m'annonça comme une chose toute naturelle que je faisais partie du voyage du lendemain à Versailles et que je tirais, contre un poids moyen. Ça s'appelle « mener au mâle ». J'ai eu beau gueuler, les autres m'apprirent qu'il s'y prenait toujours comme ça et que s'il me menait au mâle c'est qu'il savait que j'étais capable de m'en sortir honorablement.

Et bon. Après une nuit sans sommeil, me voilà dans le vestiaire d'un palais des sports de banlieue, les mains bandées serré de cinq mètres de Velpeau, en maillot de corps Petit-Bateau (les amateurs n'ont pas le droit de tirer torse nu), aux fesses la culotte de Roger, aux couil- les la coquille de Roger (Roger était toujours équipé impecc, ses vieux lui laissaient tout ce qu'il gagnait), aux pieds des espadrilles tout effilochées (Roger chausse du quarante-et-un, moi du quarante-quatre, je ne pouvais donc pas porter les superbes tout neufs chaussons de boxe de Roger...) Panique intense. Pas de me faire casser la gueule, mais d'avoir l'air d'un con. C'est mon tour. Je traverse la foule. Survoltés, ces vampires. T'excitent au passage : « Défends-toi, petit gars, je mets deux sacs sur toi. » Les bonnes femmes te pal- pouillent les biceps, les yeux retournés. Des fauves. Le ring. La lumière te tombe dessus, à pic, t'épingle sur le carré. Tu t'assois. Tu mates le mec dans le coin en face. Il a l'air mauvais, la vache! Des biscoteaux de forgeron. Une sale petite gueule de gouape cruelle. C'est mon cinéma : les gars me dirent après que j'avais, moi, une tête épouvatable de tueur. Ce que c'est que la trouille! Petit-Jean me bafouille je ne sais quoi dans l'oreille. Me passe la main voir si la coquille est bien en place. Me colle dans la bouche le protège-gencives de Roger (ça se fait sur mesure, ça coûte la peau des fesses). L'arbitre nous fait signe. On y va. Marmonne ses patenôtres. Oui, m'sieur, d'accord, m'sieur. Dans nos coins. Gong. Ça y est donc.

Voyons. Ma garde. Les pieds en dedans, bien dressé sur les pointes. La jambe arrière fléchie, tout le poids dessus. La tête planquée derrière les gants. Le dos voûté, la poitrine creuse, l'épaule gauche ramenée devant la figure. Pas une fissure. Un château fort. Je sautille un peu, sans bouger les bras. Je tourne autour, pour voir comment il se sert de ses jambes. Mal. Les pieds à plat. Il tourne sur lui-même en marchant au lieu de sauter. Je fais vite un saut vers ma droite, donc sur sa gauche, j'y avais pensé avant, j'ai sa joue offerte, je risque une gauche, sans y croire, c'est pas possible, c'est un boxeur, je lui lance un coup de poing, il va pas le recevoir, ce serait trop simple... Et il arrive! En pleine gueule, papa ! Sur sa joue, par le côté, ça le déséquilibre, il fait trois pas pour se rattraper, comme les crabes. J'en reste tout con. J'aurais dû suivre, redoubler la gauche, et puis, schniak, la droite. Je voudrais t'y voir! J'ai donné mon premier coup de poing, et il est arrivé, juste comme je voulais ! Ma première patate ! La salle a hurlé. Un hurlement énorme, effrayant, comme une tempête contre les rochers.

Du coup, il s'est vexé, c'est devenu moins facile. Il m'a rentré dedans, j'ai dû esquiver, me planquer derrière les gants. Et alors ce bruit de tempête a grossi, a grossi, et cette fois contre moi... Je croyais que j'aurais peur. Non, pas du tout. J'étais en rogne. Je me suis donné à fond. Je voyais les coups arriver, lentement, lentement, j'avais dix fois le temps d'esquiver et de calculer ce que j'allais lui balancer en échange, de bien repérer l'endroit exact... Même, je regardais ses yeux, je ne les quittais pas, je voyais ses pensées en même temps qu'il les pensait, je pensais avec lui, avant lui... Quel jeu formidable !

Rien ne crève comme donner des coups de poing. Après une minute, j'étouffais, mon cœur voulait sauter dehors par ma bouche béante, la poitrine me brûlait, les bras me pesaient, j'envoyais mes poings au ralenti... Et ce gong qui ne sonnait pas !

Ça a été un dur combat, et je l'ai gagné. Aux points. Je me suis tapé les trois reprises. Il y eut des spectateurs pas d'accord, sans doute des copains du gars, il était dans son fief. Soufflé de tant de mauvaise foi, j'ai fait signe aux gradins : « Descendez ici, qu'on s'explique ! » Scandale. Huées. Les juges parlent de me disqualifier. Plus tard, Petit-Jean m'engueule au vestiaire. Paraît que ça se fait pas. Ah ! bon.

Jean-Jean, Roger, Bouboule et les autres se sont farcis leurs bonshommes, et puis on est rentrés, moi bien content bien soulagé.

Il fait un froid noir. Roger, n'ayant rien de mieux à faire, m'accompagne aux champignons. Ça tombe à pic. Un verglas assassin vernit la chaussée, on n'arrive pas à tenir debout, et il faut en plus que je retienne la sacrée carriole qui glisse sur ses jambes cerclées de fer sans que les roues aient même à tourner. L'un de nous est toujours à plat ventre, quand ce n'est pas les deux. Bon. On finit quand même par hisser la carriole au haut du plateau d'Avron. On charge. Maintenant, la descente en vrille jusqu'à la Maltape. Je paie l'octroi. La nuit est tout à fait tombée, et avec elle un brouillard à manger à la cuillère. On ne voit pas ses pieds. La longue côte toute droite file dans le néant, ponctuée de tristes lumignons voilés de bleu, très joli tableau dans le genre attends=moi un instant je vais me foutre par la fenêtre. Il va falloir s'enfiler ça ?

On se relaie dans les brancards. Pas moyen de tirer, tes pieds filent, tu glisses en arrière sous la carriole. Alors l'autre fait tourner la roue, à la main, rayon par rayon. On avance, tout doucement, un centimètre après l'autre. Naturellement, on n'a pas emporté de lampion, on comptait rentrer avant la nuit. Et voilà, c'est gagné : comme c'est à mon tour de faire tourner la roue, plié en deux, le cul offert, le brouillard se matérialise en autobus et me rentre carrément dans le lard, m'attrape à l'épaule gauche, me plaque contre la roue, je m'étale, le bus s'arrête juste avant de me passer dessus. La carriole cul par-dessus tête, les champignons dans le caniveau. Le gars de l'autobus, bien emmerdé. Les voyageurs s'emplissent les poches. Je rame à plat ventre, la bouche pleine de sang, impossible de me relever, impossible de respirer, ça me fait un mal de chien. Roger n'a rien.

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