Dix-sept ans, jour pour jour, s’étaient écoulés depuis l’arrêt des fées. La dauphine était belle comme un astre. Le roi et la reine habitaient avec la Cour la résidence agreste des Eaux Perdues. Qu’ai-je le besoin de conter ce qu’il advint alors? On sait comment la princesse Aurore, courant un jour dans le château, alla jusqu’au faîte d’un donjon où, dans un galetas, une bonne vieille, seulette, filait sa quenouille. Elle n’avait pas entendu parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau.
– Que faites-vous là, ma bonne femme? demanda la princesse.
– Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille, qui ne la connaissait pas.
– Ah! que cela est joli! reprit la dauphine. Comment faites-vous? Donnez-moi, que je voie si j’en ferais bien autant.
Elle n’eut pas plutôt pris le fuseau qu’elle s’en perça la main et tomba évanouie. (Contes de Perrault, édition André Lefèvre, p. 86.)
Le roi Cloche, averti que l’arrêt des fées était accompli, fit mettre la princesse endormie dans la chambre bleue, sur un lit d’azur brodé d’argent.
Agités et consternés, les courtisans s’apprêtaient des larmes, essayaient des soupirs et se composaient une douleur. De toutes parts se formaient les intrigues; on annonçait que le roi renvoyait ses ministres. De noires calomnies couvaient. On disait que le duc de la Rochecoupée avait composé un philtre pour endormir la dauphine et que M. de Boulingrin était son complice.
La duchesse de Cicogne grimpa par le petit escalier chez son vieil ami, qu’elle trouva en bonnet de nuit, souriant, car il lisait la Fiancéedu roi de Garbe.
Cicogne lui conta la nouvelle et comment la dauphine était en léthargie sur un lit de satin bleu. Le secrétaire d’État l’écouta attentivement:
– Vous ne pensez point, j’espère, chère amie, qu’il y ait la moindre féerie là dedans, dit-il.
Car il ne croyait pas aux fées, bien que trois d’entre elles, anciennes et vénérables, l’eussent assommé de leur amour et de leurs béquilles et trempé jusques aux os d’une liqueur infecte, pour lui prouver leur existence. C’est le défaut de la méthode expérimentale, employée par ces dames, que l’expérience s’adresse aux gens, dont on peut toujours récuser le témoignage.
– Il s’agit bien de fées! s’écria Cicogne. L’accident de madame la dauphine peut nous faire le plus grand tort a vous et à moi. On ne manquera pas de l’attribuer à l’incapacité des ministres, a leur malveillance peut-être. Sait-on jusqu’où peut aller la calomnie? On vous accuse déjà de lésine. A les en croire, vous avez refusé, sur mes conseils intéressés, de payer des gardes à la jeune et infortunée princesse. Bien plus! on parle de magie noire, d’envoûtements. Il faut faire face à l’orage. Montrez-vous, ou vous êtes perdu.
– La calomnie, dit Boulingrin, est le fléau du monde; elle a tué les plus grands hommes. Quiconque sert honnêtement son roi doit se résoudre à payer le tribut a ce monstre qui rampe et qui vole.
– Boulingrin, dit Cicogne, habillez-vous.
Et elle lui arracha son bonnet de nuit, qu’elle jeta dans la ruelle.
Un instant après, ils étaient dans l’antichambre de l’appartement où dormait Aurore, et s’asseyaient sur une banquette, attendant d’être introduits.
Or, à la nouvelle que l’arrêt des destins était accompli, la fée Viviane, marraine de la princesse se rendit en grande hâte aux Eaux-Perdues, et, pour composer une Cour à sa filleule au jour où celle-ci devait se réveiller, elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans le château a gouvernantes, filles d’honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, maîtres d’hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied; elle toucha aussi tous 109 chevaux qui étaient dans les écuries, avec les palefreniers, les gros mâtins de la basse-cour et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse, qui était auprès d’elle sur son lit. Les broches même, qui étaient au feu toutes pleines de perdrix et de faisans, s’endormirent. (Contes de Perrault, p. 87.)
Cependant Cicogne et Boulingrin attendaient côte à côte sur leur banquette.
– Boulingrin, souffla la duchesse à son vieil ami dans le tuyau de l’oreille, est-ce que cette affaire ne vous paraît pas louche? N’y soupçonnez-vous pas une intrigue des frères du roi pour amener le pauvre homme à abdiquer? On le sait bon père… Ils ont bien pu vouloir le jeter dans le désespoir…
– C’est possible, répondit le secrétaire d’État. Dans tous les cas, il n’y a pas la moindre féerie dans cette affaire. Les bonnes femmes de campagne peuvent seules croire encore à ces contes de Mélusine!
– Taisez-vous, Boulingrin, fit la duchesse. Il n’y a rien d’odieux comme les sceptiques. Ce sont des impertinents qui se moquent de notre simplicité. Je hais les esprits forts; je crois ce qu’il faut croire; mais je soupçonne ici une sombre intrigue…
Au moment où Cicogne prononçait ces paroles, la fée Viviane les toucha tous deux de sa baguette et les endormit comme les autres.