Durant quatorze mois, du matin au soir et du soir au matin, ils fouillèrent la ville et les environs, observant, examinant, interrogeant en vain. Le roi, dont les forces diminuaient de jour en jour et qui se faisait maintenant une idée de la difficulté d’une semblable recherche, donna l’ordre à son ministre de l’Intérieur d’instituer une commission extraordinaire, chargée, sous la direction de MM. Quatrefeuilles, Chaudesaigues, Saint Sylvain et Froidefond, de procéder, avec pleins pouvoirs, à une enquête secrète sur les personnes heureuses du royaume. Le préfet de police, déférant à l’invitation du ministre, mit ses plus habiles agents au service des commissaires et bientôt, dans la capitale, les heureux furent recherchés avec autant de zèle et d’ardeur que, dans les autres pays, les malfaiteurs et les anarchistes. Un citoyen passait-il pour fortuné, aussitôt il était dénoncé, épié, filé. Deux agents de la préfecture traînaient, à toute heure, de long en large, leurs gros souliers ferrés sous les fenêtres des gens suspects de bonheur. Un homme du monde louait-il une loge à l’Opéra, il était mis aussitôt en surveillance. Un propriétaire d’écurie, dont le cheval gagnait une course, était gardé à vue. Dans toutes les maisons de rendez-vous un employé de la préfecture, installé au bureau, prenait note des entrées. Et, sur l’observation de M. le préfet de police, que la vertu rend heureux, les personnes bienfaisantes, les fondateurs d’œuvres charitables, les généreux donateurs, les épouses délaissées et fidèles, les citoyens signalés pour des actes de dévouement, les héros, les martyrs étaient également dénoncés et soumis à de minutieuses enquêtes.
Cette surveillance pesait sur toute la ville; mais on en ignorait absolument la raison. Quatre feuilles et Saint-Sylvain n’avaient confié à personne qu’ils cherchaient une chemise fortunée, de peur, comme nous l’avons dit, que des gens ambitieux ou cupides, feignant de jouir d’une félicité parfaite, ne livrassent au roi, comme heureux, un vêtement de dessous tout imprégné de misères, de chagrins et de soucis. Les mesures extraordinaires de la police semaient l’inquiétude dans les hautes classes et l’on signalait une certaine fermentation dans la ville. Plusieurs dames très estimées se trouvèrent compromises et des scandales éclatèrent.
La commission se réunissait tous les matins à la Bibliothèque royale, sous la présidence de M. de Quatrefeuilles, avec l’assistance de MM. Trou et Boncassis, conseillers d’État en service extraordinaire. Elle examinait, à chaque séance, quinze cents dossiers en moyenne. Après une session de quatre mois, elle n’avait pas encore surpris l’indice d’un homme heureux.
Comme le président Quatrefeuilles s’en lamentait:
– Hélas, s’écria M. Boncassis, les vices font souffrir, et tous les hommes ont des vices.
– Je n’en ai pas moi, soupira M. Chaudesaigues, et j’en suis au désespoir. La vie sans vice n’est que langueur, abattement et tristesse. Le vice est l’unique distraction qu’on puisse goûter en ce monde; le vice est le coloris de l’existence, le sel de l’âme, l’étincelle de l’esprit. Que dis-je, le vice est la seule originalité, la seule puissance créatrice de l’homme; il est l’essai d’une organisation de la nature contre la nature, de l’intronisation du règne humain au-dessus du règne animal, d’une création humaine contre la création anonyme, d’un monde conscient dans l’inconscience universelle; le vice est le seul bien propre à l’homme, son réel patrimoine, sa vraie vertu au sens propre du mot, puisque vertu est le fait de l’homme (virtus, vir).
«J’ai essayé de m’en donner; je n’ai pas pu: il y faut du génie, il y faut un beau naturel. Un vice affecté n’est pas un vice.
– Ah çà! demanda Quatrefeuilles, qu’appelez-vous vice?
– J’appelle vice une disposition habituelle à ce que le nombre considère comme anormal et mauvais, c’est-à-dire la morale individuelle, la force individuelle, la vertu individuelle, la beauté, la puissance, le génie.
– A la bonne heure! dit le conseiller Trou, il ne s’agit que de s’entendre.
Mais Saint-Sylvain combattit vivement l’opinion du bibliothécaire.
– Ne parlez donc pas de vices, lui dit-il, puisque vous n’en avez pas. Vous ne savez pas ce que c’est. J’en ai, moi: j’en ai plusieurs et je vous assure que j’en tire moins de satisfaction que de désagrément. Il n’y a rien de pénible comme un vice. On se tourmente, on s’échauffe, on s’épuise à le satisfaire, et, dès qu’il est satisfait, on éprouve un immense dégoût.
– Vous ne parleriez pas ainsi, monsieur, répliqua Chaudesaigues, si vous aviez de beaux vices, des vices nobles, fiers, impérieux, très hauts, vraiment vertueux. Mais vous n’avez que de petits vices peureux, arrogants et ridicules. Vous n’êtes pas, monsieur, un grand contempteur des dieux.
Saint-Sylvain se sentit d’abord piqué de ce propos, mais le bibliothécaire lui représenta qu’il n’y avait là nulle offense. Saint-Sylvain en convint de bonne grâce et fit avec calme et fermeté cette réflexion:
– Hélas! la vertu comme le vice, le vice comme la vertu est effort, contrainte, lutte, peine, travail, épuisement. Voilà pourquoi nous sommes tous malheureux.
Mais le président Quatrefeuilles se plaignit que sa tête allait éclater.
– Messieurs, dit-il, ne raisonnons donc point. Nous ne sommes pas faits pour cela.
Et il leva la séance.
Il en fut de cette commission du bonheur comme de toutes les commissions parlementaires et extraparlementaires réunies dans tous les temps et dans tous les pays: elle n’aboutit à rien, et, après avoir siégé cinq ans, se sépara sans avoir apporté aucun résultat utile.
Le roi n’allait pas mieux. La neurasthénie, semblable au Vieillard des mers, prenait pour le terrasser des formes diversement terribles. Il se plaignait de sentir tous ses organes, devenus erratiques, se mouvoir sans cesse dans son corps et se transporter à des places inaccoutumées, le rein au gosier, le cœur au mollet, les intestins dans le nez, le foie dans la gorge, le cerveau dans le ventre.
– Vous n’imaginez pas, ajoutait-il, combien ces sensations sont pénibles et jettent de confusion dans les idées.
– Sire, je le conçois d’autant mieux, répondit Quatrefeuilles, que dans ma jeunesse il m’arrivait souvent que le ventre me remontait jusque dans le cerveau, et cela donnait à mes idées la tournure qu’on peut se figurer. Mes études de mathématiques en ont bien souffert.
Plus Christophe ressentait de mal, plus il réclamait ardemment la chemise qui lui était prescrite.