Chacun sait la fin de l’enchantement et comment, après cent cycles terrestres, un prince favorisé par les fées traversa le bois enchanté et pénétra jus qu’au lit où dormait la princesse. C’était un principicule allemand qui avait une jolie moustache et des hanches orbiculaires et dont, aussitôt réveillée, elle tomba ou plutôt se leva amoureuse et qu’elle suivit dans sa petite principauté avec une telle précipitation qu’elle n’adressa pas même une parole aux personnes de sa maison qui avaient dormi cent ans avec elle.
Sa première dame d’honneur en fut touchée et s’écria avec admiration;
– Je reconnais le sang de mes rois.
Boulingrin se réveilla au côte de la duchesse de Cicogne en même temps que la dauphine et toute sa maison. Comme il se frottait les yeux:
– Boulingrin, lui dit sa belle amie, vous avez dormi.
– Non pas, répondit-il, non pas, chère madame.
Il était de bonne foi. Ayant dormi sans rêves, il ne s’apercevait pas qu’il avait dormi.
– J’ai, dit-il, si peu dormi que je puis vous répéter ce que vous venez de dire à la seconde.
– Eh bien, qu’est-ce que je viens de dire?
– Vous venez de dire: «Je soupçonne ici une sombre intrigue…»
Toute la petite Cour fut congédiée aussitôt que réveillée; chacun dut pourvoir selon ses moyens à sa réfection et à son équipement.
Boulingrin et Cicogne louèrent au régisseur du château une guimbarde du dix-septième siècle, attelée d’un canasson déjà fort vieux quand il s’était endormi d’un sommeil séculaire, et se firent conduire à la gare des Eaux-Perdues, ou ils prirent un train qui les mit en deux heures dans la capitale du royaume. Leur surprise était grande de tout ce qu’ils voyaient et de tout ce qu’ils entendaient. Mais, au bout d’un quart d’heure, ils eurent épuisé leur étonnement et rien ne les émerveilla plus. Eux-mêmes ils n’intéressaient personne. On ne comprenait absolument rien à leur histoire; elle n’éveillait aucune curiosité, car notre esprit ne s’attache ni à ce qui est trop clair ni à ce qui est trop obscur pour lui. Boulingrin, comme on peut croire, ne s’expliquait pas le moins du monde ce qu’il lui était arrivé. Mais, quand la duchesse lui disait que tout cela n’était point naturel, il lui répondait:
– Chère amie, permettez-moi de vous dire que vous avez une bien mauvaise physique. Rien n’est qui ne soit naturel.
Il ne leur restait plus ni parent, ni amis, ni biens. Ils ne purent retrouver l’emplacement de leur demeure. Du peu d’argent qu’ils avaient sur eux, ils achetèrent une guitare et chantèrent dans les rues. Ils gagnèrent ainsi de quoi manger. Cicogne jouait à la manille, la nuit, dans les cabarets, tous les sous qu’on lui avait jetés dans la journée et, pendant ce temps, Boulingrin, devant un saladier de vin chaud, expliquait aux buveurs qu’il est absurde de croire aux fées.