Ils allèrent dîner au parc royal, promenade élégante qui est à la capitale du roi Christophe ce qu’est le bois de Boulogne à Paris, la Cambre à Bruxelles, Hyde-Park à Londres, le Thier-garten à Berlin, le Prater à Vienne, le Prado à Madrid, les Cascines à Florence, le Pincio à Rome. Assis au frais, parmi la foule brillante des dîneurs, ils promenaient leurs regards sur les grands chapeaux chargés de plumes et de fleurs, pavillons errants des plaisirs, abris agités des amours, colombiers vers lesquels volaient les désirs.
– Je crois, dit Quatrefeuilles, que ce que nous cherchons se trouve ici. Il m’est arrivé tout comme à un autre d’être aimé: c’est le bonheur, Saint-Sylvain, et aujourd’hui encore je me demande si ce n’est pas l’unique bonheur des hommes; et, bien que je porte le poids d’une vessie plus chargée de pierres qu’un tombereau au sortir de la carrière, il y a des jours où je suis amoureux comme a vingt ans.
– Moi, répondit Saint-Sylvain, je suis misogyne. Je ne pardonne pas aux femmes d’être du même sexe que madame de Saint-Sylvain. Elles sont toutes, je le sais, moins sottes, moins méchantes et moins laides, mais c’est trop qu’elles aient quelque chose en commun avec elle.
– Laissez cela, Saint-Sylvain. Je vous dis que ce que nous cherchons est ici et que nous n’avons que la main à étendre pour l’atteindre.
Et, montrant un fort bel homme assis seul à une petite table:
– Vous connaissez Jacques de Navicelle. Il plaît aux femmes, il plaît à toutes les femmes. C’est le bonheur; ou je ne m’y connais pas.
Saint-Sylvain fut d’avis de s’en assurer. Ils invitèrent Jacques de Navicelle à faire table commune, et, tout en dînant, causèrent familièrement avec lui. Vingt fois, par de longs circuits ou de brusques détours, de front, obliquement, par insinuation ou en toute franchise, ils s’informèrent de son bonheur, sans pouvoir rien apprendre de ce compagnon dont la parole élégante et le visage charmant n’exprimaient ni joie ni tristesse. Jacques de Navicelle causait volontiers, se montrait ouvert et naturel; il faisait même des confidences, mais elles enveloppaient son secret et le rendaient plus impénétrable. Sans doute il était aimé; en était-il heureux ou malheureux? Quand on apporta les fruits, les deux inquisiteurs du roi renonçaient à le savoir. De guerre lasse, ils parlèrent pour ne rien dire, et parlèrent d’eux-mêmes: Saint-Sylvain de sa femme et Quatrefeuilles de sa pierre fondamentale, endroit par lequel il ressemblait à Montaigne. On débita des histoires en buvant des liqueurs: l’histoire de madame Bérille qui s’échappa d’un cabinet particulier, déguisée en mitron, une manne sur la tête; l’histoire du général Débonnaire et de madame la baronne de Bildermann; l’histoire du ministre Vizire et de madame Cérès, qui, comme Antoine et Cléopâtre, firent fondre un empire en baisers, et plusieurs autres, anciennes et nouvelles. Jacques de Navicelle conta un conte oriental:
– Un jeune marchand de Bagdad, dit-il, étant un matin dans son lit, se sentit très amoureux et souhaita, à grands cris, d’être aimé de toutes les femmes. Un djinn qui l’entendit lui apparut et lui dit: «Ton souhait est désormais accompli. A compter d’aujourd’hui tu seras aimé de toutes les femmes.» Aussitôt le jeune marchand sauta du lit tout joyeux et, se promettant des plaisirs inépuisables et variés, descendit dans la rue. A peine y avait-il fait quelques pas, qu’une affreuse vieille, qui filtrait du vin dans sa cave, éprise à sa vue d’un ardent amour, lui envoya des baisers par le soupirail. Il détourna la tête avec dégoût, mais la vieille le tira par la jambe dans le souterrain où elle le garda vingt ans enfermé.
Jacques de Navicelle finissait ce conte, quand un maître d’hôtel vint l’avertir qu’il était attendu. Il se leva et, l’œil morne et la tête baissée, se dirigea vers la grille du jardin où l’attendait, au fond d’un coupé, une figure assez rêche.
– Il vient de conter sa propre histoire, dit Saint-Sylvain. Le jeune marchand de Bagdad, c’est lui-même.
Quatrefeuilles se frappa le front:
– On m’avait bien dit qu’il était gardé par un dragon: je l’avais oublié.
Ils rentrèrent tard au palais sans autre chemise que la leur, et trouvèrent le roi Christophe et madame de la Poule qui pleuraient à chaudes larmes en écoutant une sonate de Mozart.
Au contact du roi, madame de la Poule, devenue mélancolique, nourrissait des idées sombres et de folles terreurs. Elle se croyait persécutée, victime de machinations abominables; elle vivait dans la crainte perpétuelle d’être empoisonnée et obligeait ses femmes de chambre à goûter tous les plats de sa table. Elle ressentait l’effroi de mourir et l’attrait du suicide. L’état du roi s’aggravait de celui de cette dame avec laquelle il passait de tristes jours.
– Les peintres, disait Christophe V, sont de funestes artisans d’imposture. Ils prêtent une beauté touchante aux femmes qui pleurent et nous montrent des Andromaque, des Artémis, des Madeleine, des Héloïse, parées de leurs larmes. J’ai un portrait d’Adrienne Lecouvreur dans le rôle de Cornélie, arrosant de ses pleurs les cendres de Pompée: elle est adorable. Et, dès que madame de la Poule commence à pleurer, sa face se convulse, son nez rougit: elle est laide à faire peur.
Ce malheureux prince, qui ne vivait que dans l’attente de la chemise salutaire, vitupéra Quatrefeuilles et Saint-Sylvain de, leur négligence, de leur incapacité et de leur mauvaise chance, comptant peut-être que de ces trois reproches un du moins serait juste.
– Vous me laisserez mourir, comme font mes médecins Machellier et Saumon. Mais, eux, c’est leur métier. J’attendais autre chose de vous; je comptais sur votre intelligence et sur votre dévouement. Je m’aperçois que j’avais tort. Revenir bredouille! vous n’avez pas honte? Votre mission était-elle donc si difficile à remplir? Est-il donc si malaisé de trouver la chemise d’un homme heureux? Si vous n’êtes même pas capables de cela, à quoi êtes-vous bons? On n’est bien servi que par soi-même. Cela est vrai des particuliers et plus vrai des rois. Je vais de ce pas chercher la chemise que vous ne savez découvrir.
Et, jetant son bonnet de nuit et sa robe de chambre, il demanda ses habits.
Quatrefeuilles et Saint-Sylvain essayèrent de le retenir.
– Sire, dans votre état, quelle imprudence!
– Sire, il est minuit sonné.
– Croyez-vous donc, demanda le roi, que les gens heureux se couchent comme les poules? N’y a-t-il plus de lieux de plaisir dans ma capitale? N’y a-t-il plus de restaurants de nuit? Mon préfet de police a fait fermer tous les claquedents: n’en sont-ils pas moins ouverts? Mais je n’aurai pas besoin d’aller dans les cercles. Je trouverai ce que je cherche dans la rue, sur les bancs.
A peine habillé, Christophe V enjamba madame de la Poule qui se tordait à terre dans des convulsions, dégringola les escaliers et traversa le jardin à la course. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, consternés, le suivaient de loin, en silence.