Nicolas, issu d’une illustre famille de Vervignole, donna dès l’enfance des marques de sainteté et fit vœu, à l’âge de quatorze ans, de se consacrer au Seigneur. Ayant embrassé l’état ecclésiastique, il fut élevé, jeune encore, par l’acclamation populaire et le vœu du chapitre, sur le siège de saint Cromadaire, apôtre de Vervignole et premier évêque de Trinqueballe. Il exerçait pieusement son ministère pastoral, gouvernait ses clercs avec sagesse, enseignait le peuple et ne craignait pas de rappeler les grands à la justice et à la modération. Il se montrait libéral, abondant en aumônes, et réservait aux pauvres la plus grande partie de ses richesses.
Son château dressait fièrement, sur une colline dominant la ville, ses murs crénelés et ses toits en poivrière. Il en faisait un refuge ou tous ceux que poursuivait la justice séculière trouvaient un asile. Dans la salle du bas, la plus vaste qu’on pût voir en toute la Vervignole, la table dressée pour les repas était si longue que ceux qui se tenaient à l’un des bouts la voyaient se perdre au loin en une pointe indistincte, et, quand on y allumait des flambeaux, elle rappelait la queue de la comète apparue en Vervignole pour annoncer la mort du roi Comus. Le saint évêque Nicolas se tenait au haut bout. Il y traitait les principaux de la ville et du royaume et une multitude de clercs et de laïques. Mais un siège était réservé à sa droite pour le pauvre qui viendrait à la porte mendier son pain. Les enfants surtout éveillaient la sollicitude du bon saint Nicolas. Il se délectait de leur innocence et se sentait pour eux un cœur de père et des entrailles de mère. Il avait les vertus et les mœurs d’un apôtre. Chaque année, sous l’habit d’un simple religieux, un bâton blanc à la main, il visitait ses ouailles, jaloux de tout voir par ses yeux; et pour qu’aucune infortune, aucun désordre ne pût lui échapper, il parcourait, accompagné d’un seul clerc, les parties les plus sauvages de son diocèse, traversant, durant l’hiver, les fleuves débordés, gravissant les montagnes de glace et s’enfonçant dans les forêts épaisses.
Or, une fois qu’il avait chevauché sur sa mule, depuis l’aube, en compagnie du diacre Modernus, à travers les bois sombres, hantés du lynx et du loup, et les sapins antiques qui hérissent les sommets des monts Marmouse, l’homme de Dieu pénétra, au tomber du jour, dans des halliers épineux où sa monture se frayait difficilement un chemin sinueux et lent. Le diacre Modernus le suivait à grand’peine sur sa mule, qui portait le bagage.
Accablé de fatigue et de faim, l’homme de Dieu dit à Modernus:
– Arrêtons-nous, mon fils, et, s’il te reste un peu de pain et de Vin, nous souperons ici, car je ne me sens guère la force d’aller plus avant, et tu dois, bien que plus jeune, être presque aussi las que moi.
– Monseigneur, répondit Modernus, il ne me reste ni une goutte de vin ni une miette de pain, car j’ai tout donné, par votre ordre, sur la route, a des gens qui en avaient moins besoin que nous.
– Sans doute, répliqua l’évêque, s’il était resté encore dans ton bissac quelques rogatons, nous les eussions pris avec plaisir, car il convient que ceux qui gouvernent l’Église se nourrissent du rebut des pauvres. Mais puisque tu n’as plus rien, c’est que Dieu l’a voulu, et sûrement il l’a voulu pour notre bien et profit. Il est possible qu’il nous cache à jamais les raisons de ce bienfait; peut-être, au contraire, nous les fera-t-il bientôt paraître. En attendant, ce qui nous reste à faire est, je crois, de pousser devant nous jusqu’à ce que nous trouvions des arbouses et des mûres pour notre nourriture et de l’herbe pour nos mules et, ainsi réconfortés, de nous étendre sur un lit de feuilles.
– Comme il vous plaira, seigneur, répondit Modernus en piquant sa monture.
Ils cheminèrent toute la nuit et une partie de la matinée, puis, ayant gravi une côte assez roide, ils se trouvèrent soudain à l’orée du bois et virent à leurs pieds une plaine recouverte d’un ciel fauve et traversée de quatre routes pâles, qui s’allaient perdre dans la brume. Ils prirent celle de gauche, vieille voie romaine, autrefois fréquentée des marchands et des pèlerins, mais déserte depuis que la guerre désolait cette partie de la Vervignole.
Des nuées épaisses s’amassaient dans le ciel, où fuyaient les oiseaux; un air étouffant pesait sur la terre livide et muette; des lueurs tremblaient à l’horizon. Ils excitèrent leurs mules fatiguées. Soudain un grand vent courba les cimes des arbres, fit crier les branches et gémir le feuillage battu. Le tonnerre gronda et de grosses gouttes de pluie commencèrent à tomber.
Comme ils cheminaient dans la tempête, aux éclats de la foudre, sur la route changée en torrent, ils aperçurent dans un éclair une maison où pendait une branche de houx, signe d’hospitalité. Ils arrêtèrent leurs montures.
L’auberge paraissait abandonnée; pourtant l’hôte s’avança vers eux, à la fois humble et farouche, un grand couteau à la ceinture, et leur demanda ce qu’ils voulaient.
– Un gîte et un morceau de pain, avec un doigt de vin, répondit l’évêque, car nous sommes las et transis.
Tandis que l’hôte prenait du vin au cellier et que Modernus conduisait les mules à l’écurie, saint Nicolas, assis devant l’âtre, près d’un feu mourant, promena ses regards sur la salle enfumée. La poussière et la crasse couvraient les bancs et les bahuts; les araignées tissaient leur toile entre les solives vermoulues, où pendaient de maigres bottes d’oignons. Dans un coin sombre, le saloir étalait son ventre cerclé de fer.
En ce temps-là, les démons se mêlaient bien plus intimement qu’aujourd’hui à la vie domestique. Ils hantaient les maisons; blottis dans la boîte au sel, dans le pot au beurre ou dans quelque autre retraite, ils épiaient les gens et guettaient l’occasion de les tenter et de les induire en mal. Les anges aussi faisaient alors parmi les chrétiens des apparitions plus fréquentes.
Or, un diable gros comme une noisette, caché dans les tisons, prit la parole et dit au saint évêque:
Regardez ce saloir, mon père: il en vaut la peine. C’est le meilleur saloir de toute la Vervignole. C ’est le modèle et le parangon des saloirs. Le maître de céans, le seigneur Garum, quand il le reçut des mains d’un habile tonnelier, le par fuma de genièvre, de thym et de romarin. Le seigneur Garum n’a pas son pareil pour saigner la chair, la désosser, la découper curieusement, studieusement, amoureusement, et l’imprégner des esprits salins qui la conservent et l’embaument. Il est sans rival pour assaisonner, concentrer, réduire, écumer, tamiser, décanter la saumure. Goûtez de son petit salé, mon père, et vous vous en lècherez les doigts: goûtez de son petit salé, Nicolas, et vous m’en direz des nouvelles.
Mais, à ce langage, et surtout à la voix qui le tenait (elle grinçait comme une scie), le saint évêque reconnut le malin esprit. Il fit le signe de la croix et aussitôt le petit diable, comme une châtaigne qu’on a jetée au feu sans la fendre, éclata avec un bruit horrible et une grande puanteur.
Et un ange du ciel apparut, resplendissant de lumière, à Nicolas, et lui dit:
– Nicolas, cher au Seigneur, il faut que tu saches que trois petits enfants sont dans ce saloir depuis sept ans. Le cabaretier Garum a coupé ces tendres enfants par morceaux et les a mis dans le sel et la saumure. Lève-toi, Nicolas, et prie afin qu’ils ressuscitent. Car si tu intercèdes pour eux, ô pontife, le Seigneur, qui t’aime, les rendra à la vie…
Pendant ce discours, Modernus entra dans la salle, mais il ne vit pas l’ange, et il ne l’entendit pas, parce qu’il n’était pas assez saint pour communiquer avec les esprits célestes.
L’ange dit encore:
– Nicolas, fils de Dieu, tu imposeras les mains sur le saloir et les trois petits enfants seront ressuscités.
Le bienheureux Nicolas, rempli d’horreur, de pitié, de zèle et d’espérance, rendit grâces Dieu, et, quand l’hôtelier reparut, un broc à chaque bras, le saint lui dit d’une voix terrible:
– Garum, ouvre le saloir!
A cette parole, Garum, épouvanté, laissa tomber ses deux brocs.
Et le saint évêque Nicolas étendit les mains et dit:
– Enfants, levez-vous!
A ces mots, le saloir souleva son couvercle et trois jeunes garçons en sortirent.
Enfants, leur dit l’évêque, louez Dieu qui, par mes mains, vous a tirés du saloir.
Et, se tournant vers l’hôtelier, qui tremblait de tous ses membres:
– Homme cruel, lui dit-il, reconnais les trois enfants que tu as vilainement mis à mort. Puisses-tu détester ton crime et t’en repentir pour que Dieu te pardonne!
L’hôtelier, rempli d’effroi, s’enfuit dans la tempête, sous le tonnerre et les éclairs.