Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R…, avait réuni, un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant, de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup la porte s’ouvre toute grande et un de mes bons amis d’enfance entre comme un ouragan. « Devinez d’où je viens, s’écria-t-il aussitôt. — Je parie pour Mabille, répond l’un, — non, tu es trop gai, tu viens d’emprunter de l’argent, d’enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante, reprend un autre. — Tu viens de te griser, riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tu es monté pour recommencer. — Vous n’y êtes point, je viens de P… en Normandie, où j’ai été passer huit jours et d’où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter. » A ces mots, il tira de sa poche une main d’écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d’une force extraordinaire, étaient retenus à l’intérieur et à l’extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d’une lieue. « Figurez-vous, dit mon ami, qu’on vendait l’autre jour les défroques d’un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; il allait au sabbat tous les samedis sur un manche à balai, pratiquait la magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leur faisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine. Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pour cette main, qui, disait-il, était celle d’un célèbre criminel supplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans un puits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu’il n’avait pas tort, puis pendu au clocher de l’église le curé qui l’avait marié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde et dans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait détroussé douze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couvent et fait un sérail d’un monastère de religieuses. — Mais que vas-tu faire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. — Eh parbleu, j’en ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. — Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, je crois que cette main est tout simplement de la viande indienne conservée par le procédé nouveau, je te conseille d’en faire du bouillon. — Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grand sang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi, Pierre, si j’ai un conseil à te donner, fais enterrer chrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire ne vienne te le redemander ; et puis, elle a peut-être pris de mauvaises habitudes cette main, car tu sais le proverbe : « Qui a tué tuera. » — Et qui a bu boira », reprit l’amphitryon. Là-dessus il versa à l’étudiant un grand verre de punch, l’autre l’avala d’un seul trait et tomba ivre-mort sous la table. Cette sortie fut accueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verre et saluant la main : « Je bois, dit-il, à la prochaine visite de ton maître », puis on parla d’autre chose et chacun rentra chez soi.
Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j’entrai chez lui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant. « Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. — Très bien, me répondit-il. — Et ta main ? — Ma main, tu as dû la voir à ma sonnette où je l’ai mise hier soir en rentrant, mais à ce propos figure-toi qu’un imbécile quelconque, sans doute pour me faire une mauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ; j’ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, je me suis recouché et rendormi. »
En ce moment, on sonna, c’était le propriétaire, personnage grossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. « Monsieur, dit-il à mon ami, je vous prie d’enlever immédiatement la charogne que vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je me verrai forcé de vous donner congé. — Monsieur, reprit Pierre avec beaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas, sachez qu’elle a appartenu à un homme fort bien élevé. » Le propriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré. Pierre le suivit, décrocha sa main et l’attacha à la sonnette pendue dans son alcôve. « Cela vaut mieux, dit-il, cette main, comme le « Frère, il faut mourir » des Trappistes, me donnera des pensées sérieuses tous les soirs en m’endormant. » Au bout d’une heure je le quittai et je rentrai à mon domicile.
Je dormis mal la nuit suivante, j’étais agité, nerveux ; plusieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je me figurai qu’un homme s’était introduit chez moi et je me levai pour regarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers six heures du matin, comme je commençais à m’assoupir, un coup violent frappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c’était le domestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. « Ah, Monsieur ! s’écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu’on a assassiné. » Je m’habillai à la hâte et je courus chez Pierre. La maison était pleine de monde, on discutait, on s’agitait, c’était un mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et commentait l’événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu’à la chambre, la porte était gardée, je me nommai, on me laissa entrer. Quatre agents de la police étaient debout au milieu, un carnet à la main, ils examinaient, se parlait bas de temps en temps et écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequel Pierre était étendu sans connaissance. Il n’était pas mort, mais il avait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, ses prunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indicible épouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaient crispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d’un drap que je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts qui s’étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes de sang maculaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, je regardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d’écorché n’y était plus. Les médecins l’avaient sans doute enlevée pour ne point impressionner les personnes qui entreraient dans la chambre du blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m’informai point de ce qu’elle était devenue.
Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit du crime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voici ce qu’on y lisait :
« Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d’un jeune homme, M. Pierre B…, étudiant en droit, qui appartient à une des meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentré chez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, le sieur Bouvin, en lui disant qu’il était fatigué et qu’il allait se mettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup par la sonnette de son maître qu’on agitait avec fureur. Il eut peur, alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environ une minute, puis reprit avec une telle force que le domestique, éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et alla réveiller le concierge, ce dernier courut avertir la police et, au bout d’un quart d’heure environ, deux agents enfonçaient la porte. Un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux, les meubles étaient renversés, tout annonçait qu’une lutte terrible avait eu lieu entre la victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos, les membres raides, la face livide et les yeux effroyablement dilatés, le jeune Pierre B… gisait sans mouvement ; il portait au cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport du Docteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l’agresseur devait être doué d’une force prodigieuse et avoir une main extraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ont laissé dans le cou comme cinq trous de balle s’étaient presque rejoints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner le mobile du crime, ni quel peut en être l’auteur. La justice informe. »
On lisait le lendemain dans le même journal :
« M. Pierre B…, la victime de l’effroyable attentat que nous racontions hier, a repris connaissance après deux heures de soins assidus donnés par M. le Docteur Bourdeau. Sa vie n’est pas en danger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n’a aucune trace du coupable. »
En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept mois j’allai le voir tous les jours à l’hospice où nous l’avions placé, mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire, il lui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous, il avait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par un spectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disant qu’il allait plus mal, je le trouvai à l’agonie. Pendant deux heures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur son lit malgré nos efforts, il s’écria en agitant les bras et comme en proie à une épouvantable terreur : « Prends-la ! Prends-la ! Il m’étrangle, au secours, au secours ! » Il fit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la face contre terre.
Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps au petit village de P… en Normandie, où ses parents étaient enterrés. C’est de ce même village qu’il venait, le soir où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R… et où il nous avait présenté sa main d’écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petit cimetière où l’on creusait sa tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseaux chantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tous deux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l’on enterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires de jus des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres ; machinalement j’en pris une, et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses orémus, et j’entendais au bout de l’allée la bêche des fossoyeurs qui creusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curé ferma son livre et nous allâmes voir ce qu’ils nous voulaient. Ils avaient trouvé un cercueil. D’un coup de pioche, ils firent sauter le couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long, couché sur le dos, qui, de son œil creux, semblait encore nous regarder et nous défier ; j’éprouvai un malaise, je ne sais pourquoi j’eus presque peur. « Tiens ! s’écria un des hommes, regardez donc, le gredin a un poignet coupé, voilà sa main. » Et il ramassa à côté du corps une grande main desséchée qu’il nous présenta. « Dis donc, fit l’autre en riant, on dirait qu’il te regarde et qu’il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes sa main. — Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix et refermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de ce pauvre Monsieur Pierre. »
Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Paris après avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire des messes pour le repos de l’âme de celui dont nous avions ainsi troublé la sépulture.
1875
Ce qu’était, au moral, le Docteur Héraclius Gloss.
C’était un très savant homme que le Docteur Héraclius Gloss. Quoique jamais le plus petit opuscule signé de lui n’eût paru chez les libraires de la ville, tous les habitants de la docte cité de Balançon regardaient le Docteur Héraclius comme un homme très savant.
Comment et en quoi était-il docteur ? Nul n’eût pu le dire. On savait seulement que son père et son grand-père avaient été appelés Docteurs par leurs concitoyens. Il avait hérité de leur titre en même temps que de leur nom et de leurs biens ; dans sa famille on était docteur de père en fils, comme, de père en fils, on s’appelait Héraclius Gloss.
Du reste, s’il ne possédait point de diplôme signé et contresigné par tous les membres de quelque illustre faculté, le Docteur Héraclius n’en était pas moins pour cela un très digne et très savant homme. Il suffisait de voir les quarante rayons chargés de livres qui couvraient les quatre panneaux de son vaste cabinet, pour être bien convaincu que jamais docteur plus érudit n’avait honoré la cité balançonnaise. Enfin, chaque fois qu’il était question de sa personne devant M. le doyen ou M. le recteur, on les voyait toujours sourire avec mystère. On rapporte même qu’un jour M. le recteur avait fait de lui un grand éloge en latin devant Mgr l’Archevêque ; le témoin qui racontait cela citait d’ailleurs comme preuve irrécusable ces quelques mots qu’il avait entendus :
Parluriunt montes, nascitur ridiculus mus.
De plus, M. le doyen et M. le recteur dînaient chez lui tous les dimanches ; aussi personne n’eût osé mettre en doute que le Docteur Héraclius Gloss ne fût un très savant homme.
Ce qu’était, au physique, le Docteur Héraclius Gloss.
S’il est vrai, comme certains philosophes le prétendent, qu’il y ait une harmonie parfaite entre le moral et le physique d’un homme, et qu’on puisse lire sur les lignes du visage les principaux traits du caractère, le Docteur Héraclius n’était pas fait pour donner un démenti à cette assertion. Il était petit, vif et nerveux. Il y avait en lui du rat, de la fouine et du basset, c’est-à-dire qu’il était de la famille des chercheurs, des rongeurs, des chasseurs et des infatigables. A le voir, on ne concevait pas que toutes les doctrines qu’il avait étudiées pussent entrer dans cette petite tête, mais on s’imaginait bien plutôt qu’il devait, lui-même, pénétrer dans la science, et y vivre en la grignotant comme un rat dans un gros livre. Ce qu’il avait surtout de singulier, c’était l’extraordinaire minceur de sa personne ; son ami le doyen prétendait, peut-être non sans raison, qu’il avait dû être oublié, pendant plusieurs siècles, entre les feuillets d’un in-folio, à côté d’une rose et d’une violette, car il était toujours très coquet et très parfumé. Sa figure surtout était tellement en lame de rasoir que les branches de ses lunettes d’or, dépassant démesurément ses tempes, faisaient assez l’effet d’une grande vergue sur le mât d’un navire. « S’il n’eût été le savant Docteur Héraclius, disait parfois M. le recteur de la faculté de Balançon, il aurait fait certainement un excellent couteau à papier. » Il portait perruque, s’habillait avec soin, n’était jamais malade, aimait les bêtes, ne détestait pas les hommes et idolâtrait les brochettes de cailles.
A quoi le Docteur Héraclius employait les douze heures du jour
A peine le docteur était-il levé, savonné, rasé et lesté d’un petit pain au beurre trempé dans une tasse de chocolat à la vanille, qu’il descendait à son jardin. Jardin peu vaste comme tous ceux des villes, mais agréable, ombragé, fleuri, silencieux, je dirais réfléchi, si j’osais. Enfin qu’on se figure ce que doit être le jardin idéal d’un philosophe à la recherche de la vérité, et on ne sera pas loin de connaître celui dont le Docteur Héraclius Gloss faisait trois ou quatre fois le tour au pas accéléré, avant de s’abandonner aux quotidiennes brochettes de cailles du second déjeuner. Ce petit exercice, disait-il, était excellent au saut du lit ; il ranimait la circulation du sang, engourdie par le sommeil, chassait les humeurs du cerveau et préparait les voies digestives.
Après cela le docteur déjeunait. Puis, aussitôt son café pris, et il le buvait d’un trait, ne s’abandonnant jamais aux somnolences des digestions commencées à table, il endossait sa grande redingote et s’en allait. Et chaque jour, après avoir passé devant la faculté, et comparé l’heure de son oignon Louis XV à celle du hautain cadran de l’horloge universitaire, il disparaissait dans la ruelle des Vieux Pigeons dont il ne sortait que pour rentrer dîner.
Que faisait donc le Docteur Héraclius Gloss dans la ruelle des Vieux Pigeons ? Ce qu’il y faisait, bon Dieu !.. il y cherchait la vérité philosophique — et voici comment.
Dans cette petite ruelle, obscure et sale, tous les bouquinistes de Balançon s’étaient donné rendez-vous. Il eût fallu des années pour lire seulement les titres de tous les ouvrages inattendus, entassés de la cave au grenier dans les cinquante baraques qui formaient la ruelle des Vieux Pigeons.
Le Docteur Héraclius Gloss regardait ruelle, maisons, bouquinistes et bouquins comme sa propriété particulière.
Il était arrivé souvent que certain marchand de bric-à-brac, au moment de se mettre au lit, avait entendu quelque bruit dans son grenier, et montant à pas de loup, armé d’une gigantesque flamberge des temps passés, il avait trouvé… le Docteur Héraclius Gloss — enseveli jusqu’à mi-corps dans des piles de bouquins, tenant d’une main un reste de chandelle qui lui fondait entre les doigts, et de l’autre feuilletant un antique manuscrit d’où il espérait peut-être faire jaillir la vérité. Et le pauvre docteur était bien surpris, en apprenant que la cloche du beffroi avait sonné neuf heures depuis longtemps et qu’il mangerait un détestable dîner.
C’est qu’il cherchait sérieusement, le Docteur Héraclius ! Il connaissait à fond toutes les philosophies anciennes et modernes ; il avait étudié les sectes de l’Inde et les religions des nègres d’Afrique ; il n’était si mince peuplade parmi les barbares du Nord ou les sauvages du sud dont il n’eût sondé les croyances ! Hélas ! Hélas ! Plus il étudiait, cherchait, furetait, méditait, plus il était indécis : « Mon ami, disait-il un soir à M. le recteur, combien sont plus heureux que nous les Colomb qui se lancent à travers les mers à la recherche d’un nouveau monde ; ils n’ont qu’à aller devant eux. Les difficultés qui les arrêtent ne viennent que d’obstacles matériels qu’un homme hardi franchit toujours ; tandis que nous, ballottés sans cesse sur l’océan des incertitudes, entraînés brusquement par une hypothèse comme un navire par l’aquilon, nous rencontrons tout à coup, ainsi qu’un vent contraire, une doctrine opposée, qui nous ramène, sans espoir, au port dont nous étions sortis. » Une nuit qu’il philosophait avec M. le doyen, il lui dit : « Comme on a raison, mon ami, de prétendre que la vérité habite dans un puits… Les seaux descendent tour à tour pour la pêcher et ne rapportent jamais que de l’eau claire… Je vous laisse deviner, ajouta-t-il finement, comment j’écris le mot sots. »
C’est le seul calembour qu’on l’ait jamais entendu faire.
A quoi le Docteur Héraclius employait les douze heures de la nuit
Quand le Docteur Héraclius rentrait chez lui, le soir, il était généralement beaucoup plus gros qu’au moment où il sortait. C’est qu’ainsi chacune de ses poches, et il en avait dix-huit, était bourrée des antiques bouquins philosophiques qu’il venait d’acheter dans la ruelle des Vieux Pigeons ; et le facétieux recteur prétendait que, si un chimiste l’eût analysé à ce moment, il aurait trouvé que le vieux papier entrait pour deux tiers dans la composition du docteur.
A sept heures, Héraclius Gloss se mettait à table, et tout en mangeant, parcourait les vieux livres dont il venait de se rendre acquéreur.
A huit heures et demie le docteur se levait magistralement, ce n’était plus alors l’alerte et sémillant petit homme qu’il avait été tout le jour, mais le grave penseur dont le front plie sous le poids de hautes méditations, comme un portefaix sous un fardeau trop lourd. Après avoir lancé à sa gouvernante un majestueux « je n’y suis pour personne », il disparaissait dans son cabinet. Une fois là, il s’asseyait devant sa table de travail encombrée de livres et… il songeait. Quel étrange spectacle pour celui qui eût pu voir alors dans la pensée du docteur !.. Défilé monstrueux des Divinités les plus contraires et des croyances les plus disparates, entrecroisement fantastique de doctrines et d’hypothèses. C’était comme une arène où les champions de toutes les philosophies se heurtaient dans un tournoi gigantesque. Il amalgamait, combinait, mélangeait le vieux spiritualisme oriental avec le matérialisme allemand, la morale des Apôtres avec celle d’Épicure. Il tentait des combinaisons de doctrines comme on essaye dans un laboratoire des combinaisons chimiques, mais sans jamais voir bouillonner à la surface la vérité tant désirée — et son bon ami le recteur soutenait que cette vérité philosophique, éternellement attendue, ressemblait beaucoup à une pierre philosophale… d’achoppement.
A minuit le docteur se couchait — et les rêves de son sommeil étaient les mêmes que ceux de ses veilles.
Comme quoi M. le doyen attendait tout de l’éclectisme, le docteur de la révélation et M. le recteur de la digestion
Un soir que M. le doyen, M. le recteur et lui étaient réunis dans son vaste cabinet, ils eurent une discussion des plus intéressantes.
« Mon ami, disait le doyen, il faut être éclectique et épicurien. Choisissez ce qui est bon, rejetez ce qui est mauvais. La philosophie est un vaste jardin qui s’étend sur toute la terre. Cueillez les fleurs éclatantes de l’Orient, les pâles floraisons du Nord, les violettes des champs et les roses des jardins, faites-en un bouquet et sentez-le. Si son parfum n’est pas le plus exquis qu’on puisse rêver, il sera du moins fort agréable, et plus suave mille fois que celui d’une fleur unique — fût-elle la plus odorante du monde. — Plus varié certes, reprit le docteur, mais plus suave non, si vous arrivez à trouver la fleur qui réunit et concentre en elle tous les parfums des autres. Car, dans votre bouquet, vous ne pourrez empêcher certaines odeurs de se nuire, et, en philosophie, certaines croyances de se contrarier. Le vrai est un — et avec votre éclectisme vous n’obtiendrez jamais qu’une vérité de pièces et de morceaux. Moi aussi j’ai été éclectique, maintenant, je suis exclusif. Ce que je veux, ce n’est pas un à-peu-près de rencontre, mais la vérité absolue. Tout homme intelligent en a, je crois, le pressentiment, et le jour où il la trouvera sur sa route il s’écriera : « la voilà ». Il en est de même pour la beauté ; ainsi moi, jusqu’à vingt-cinq ans je n’ai pas aimé ; j’avais aperçu bien des femmes, jolies, mais elles ne me disaient rien — pour composer l’être idéal que j’entrevoyais, il aurait fallu leur prendre quelque chose à chacune, et encore cela eût ressemblé au bouquet dont vous parliez tout à l’heure, on n’aurait pas obtenu de cette façon la beauté parfaite qui est indécomposable, comme l’or et la vérité. Un jour enfin, j’ai rencontré cette femme, j’ai compris que c’était elle et je l’ai aimée. » Le docteur un peu ému se tut, et M. le recteur sourit finement en regardant M. le doyen. Au bout d’un moment Héraclius Gloss continua : « C’est de la révélation que nous devons tout attendre. C’est la révélation qui a illuminé l’apôtre Paul sur le chemin de Damas et lui a donné la foi chrétienne… — … qui n’est pas la vraie, interrompit en riant le recteur, puisque vous n’y croyez pas — par conséquent la révélation n’est pas plus sûre que l’éclectisme. — Pardon, mon ami, reprit le docteur, Paul n’était pas un philosophe, il a eu une révélation d’à-peu-près. Son esprit n’aurait pu saisir la vérité absolue qui est abstraite. Mais la philosophie a marché depuis, et le jour où une circonstance quelconque, un livre, un mot peut-être, la révélera à un homme assez éclairé pour la comprendre, elle l’illuminera tout à coup, et toutes les superstitions s’effaceront devant elle comme les étoiles au lever du soleil. — Amen, dit le recteur, mais le lendemain vous aurez un second illuminé, un troisième le surlendemain, et ils se jetteront mutuellement à la tête leurs révélations, qui, heureusement, ne sont pas des armes fort dangereuses. — Mais vous ne croyez donc à rien ? » s’écria le docteur qui commençait à se fâcher. « Je crois à la Digestion, répondit gravement le recteur. J’avale indifféremment toutes les croyances, tous les dogmes, toutes les morales, toutes les superstitions, toutes les hypothèses, toutes les illusions, de même que, dans un bon dîner, je mange avec un plaisir égal, potage, hors-d’œuvre, rôtis, légumes, entremets et dessert, après quoi, je m’étends philosophiquement dans mon lit, certain que ma tranquille digestion m’apportera un sommeil agréable pour la nuit, la vie et la santé pour le lendemain. — Si vous m’en croyez, se hâta de dire le doyen, nous ne pousserons pas plus loin la comparaison. »
Une heure après, comme ils sortaient de la maison du savant Héraclius, le recteur se mit à rire tout à coup et dit : « Ce pauvre docteur ! Si la vérité lui apparaît comme la femme aimée, il sera bien l’homme le plus trompé que la terre ait jamais porté. » Et un ivrogne qui s’efforçait de rentrer chez lui se laissa tomber d’épouvante en entendant le rire puissant du doyen qui accompagnait en basse profonde le fausset aigu du recteur.
Comme quoi le chemin de Damas du docteur se trouva être la ruelle des Vieux Pigeons, et comment la vérité l’illumina sous la forme d’un manuscrit métempsycosiste
Le 17 mars de l’an de grâce dix-sept cent — et tant — le docteur s’éveilla tout enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieurs fois en rêve un grand homme blanc, habillé à l’antique, qui lui touchait le front du doigt, en prononçant des paroles inintelligibles, et ce songe avait paru au savant Héraclius un avertissement très significatif. De quoi était-ce un avertissement ?… et en quoi était-il significatif ?… le docteur ne le savait pas au juste, mais néanmoins il attendait quelque chose.
Après son déjeuner il se rendit comme de coutume dans la ruelle des Vieux-Pigeons, et entra, comme midi sonnait, au n° 31, chez Nicolas Bricolet, costumier, marchand de meubles antiques, bouquiniste et réparateur de chaussures anciennes, c’est-à-dire savetier, à ses moments perdus. Le docteur comme mû par une inspiration monta immédiatement au grenier, mit la main sur le troisième rayon d’une armoire Louis XIII et en retira un volumineux manuscrit en parchemin intitulé :
Immédiatement après ce titre singulier, se trouvait l’introduction suivante qu’Héraclius Gloss déchiffra incontinent :
« Ce manuscrit qui contient le récit fidèle de mes transmigrations a été commencé par moi dans la cité romaine en l’an CLXXXIV de l’ère chrétienne, comme il est dit ci-dessus.
Je signe cette explication destinée à éclairer les humains sur les alternances des réapparitions de l’âme, ce jourd’hui, 16 avril 1748, en la ville de Balançon où m’ont jeté les vicissitudes de mon destin.
Il suffira à tout homme éclairé et préoccupé des problèmes philosophiques de jeter les yeux sur ces pages pour que la lumière se fasse en lui de la façon la plus éclatante.
Je vais, pour cela, résumer en quelques lignes la substance de mon histoire qu’on pourra lire plus bas pour peu qu’on sache le latin, le grec, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le français ; car, à des époques différentes de mes réapparitions humaines, j’ai vécu chez ces peuples divers. Puis j’expliquerai par quel enchaînement d’idées, quelles précautions psychologiques et quels moyens mnémotechniques, je suis arrivé infailliblement à des conclusions métempsycosistes.
En l’an 184, j’habitais Rome et j’étais philosophe. Comme, je me promenais un jour sur la voie Appienne, il me vint à la pensée que Pythagore pouvait avoir été comme l’aube encore indécise d’un grand jour près de naître. A partir de ce moment je n’eus plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : me souvenir de mon passé. Hélas ! Tous mes efforts furent vains, il ne me revenait rien des existences antérieures.
Or un jour, je vis par hasard sur le socle d’une statue de Jupiter placée dans mon atrium, quelques traits que j’avais gravés dans ma jeunesse et qui me rappelèrent tout à coup un événement depuis longtemps oublié. Ce fut comme un rayon de lumière ; et je compris que si quelques années, parfois même une nuit, suffisent pour effacer un souvenir, à plus forte raison les choses accomplies dans les existences antérieures, et sur lesquelles a passé la grande somnolence des vies intermédiaires et animales, doivent disparaître de notre mémoire.
Alors, je gravai mon histoire sur des tablettes de pierre, espérant que le destin me la remettrait peut-être un jour sous les yeux, et qu’elle serait pour moi comme l’écriture retrouvée sur le socle de ma statue.
Ce que j’avais désiré se réalisa. Un siècle plus tard, comme j’étais architecte, on me chargea de démolir une vieille maison pour bâtir un palais à la place qu’elle avait occupée.
Les ouvriers que je dirigeais m’apportèrent un jour une pierre brisée couverte d’écriture qu’ils avaient trouvée en creusant les fondations. Je me mis à la déchiffrer — et tout en lisant la vie de celui qui avait tracé ces signes, il me revenait par instants comme des lueurs rapides d’un passé oublié. Peu à peu le jour se lit dans mon âme, je compris, je me souvins. Cette pierre, c’était moi qui l’avais gravée !
Mais pendant cet intervalle d’un siècle qu’avais-je fait ? Qu’avais-je été ? Sous quelle forme avais-je souffert ? Rien ne pouvait me l’apprendre.
Un jour pourtant, j’eus un indice, mais si faible et si nébuleux que je n’oserais l’invoquer. Un vieillard qui était mon voisin me raconta qu’on avait beaucoup ri dans Rome, cinquante ans auparavant (juste neuf mois avant ma naissance), d’une aventure arrivée au sénateur Marcus Antonius Cornélius Lipa. Sa femme, qui était jolie, et très perverse, dit-on, avait acheté à des marchands phéniciens un grand singe qu’elle aimait beaucoup. Le sénateur Cornélius Lipa fut jaloux de l’affection de sa moitié pour ce quadrumane à visage d’homme et le tua. J’eus en écoutant cette histoire une perception très vague que ce singe-là, c’était moi, que sous cette forme j’avais longtemps souffert comme du souvenir d’une déchéance. Mais je ne retrouvai rien de bien clair et de bien précis. Cependant je fus amené à établir cette hypothèse qui est du moins fort vraisemblable.
La forme animale est une pénitence imposée à l’âme pour les crimes commis sous la forme humaine.
Le souvenir des existences supérieures est donné à la bête pour la châtier par le sentiment de sa déchéance.
« L’âme purifiée par la souffrance peut seule reprendre la forme humaine, elle perd alors la mémoire des périodes animales qu’elle a traversées puisqu’elle est régénérée et que cette connaissance serait pour elle une souffrance imméritée. Par conséquent l’homme doit protéger et respecter la bête comme on respecte un coupable qui expie et pour que d’autres le protègent à son tour quand il réapparaîtra sous cette forme. Ce qui revient à peu de chose près à cette formule de la morale chrétienne : “Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît.”
On verra par le récit de mes métempsycoses comment j’eus le bonheur de retrouver mes mémoires dans chacune de mes existences ; comment je transcrivis de nouveau cette histoire sur des tablettes d’airain, puis sur du papyrus d’Égypte, et enfin beaucoup plus tard sur le parchemin allemand dont je me sers encore aujourd’hui.
Il me reste à tirer la conclusion philosophique de cette doctrine.
Toutes les philosophies se sont arrêtées devant l’insoluble problème de la destinée de l’âme. Les dogmes chrétiens qui prévalent aujourd’hui enseignent que Dieu réunira les justes dans un paradis, et enverra les méchants en enfer où ils brûleront avec le diable.
Mais le bon sens moderne ne croit plus au Dieu à visage de patriarche abritant sous ses ailes les âmes des bons comme une poule ses poussins ; et de plus la raison contredit les dogmes chrétiens.
Car le paradis ne peut être nulle part et l’enfer nulle part :
Puisque l’espace illimité est peuplé par des mondes semblables au nôtre ;
Puisqu’en multipliant les générations qui se sont succédé depuis le commencement de cette terre par celles qui ont pullulé sur les mondes innombrables habités comme le nôtre, on arriverait à un nombre d’âmes tellement surnaturel et impossible, le multiplicateur étant infini, que Dieu infailliblement en perdrait la tête, quelque solide qu’elle fût, et le Diable serait dans le même cas, ce qui amènerait une perturbation fâcheuse ;
Puisque, le nombre des âmes des justes étant infini, comme le nombre des âmes des méchants et comme l’espace, il faudrait un paradis infini et un enfer infini, ce qui revient à ceci : que le paradis serait partout, et l’enfer partout, c’est-à-dire nulle part.
Or la raison ne contredit pas la croyance métempsycosiste :
L’âme passant du serpent au pourceau, du pourceau à l’oiseau, de l’oiseau au chien, arrive enfin au singe et à l’homme. Puis toujours elle recommence à chaque faute nouvelle commise, jusqu’au moment où elle atteint la somme de la purification terrestre qui la fait émigrer dans un monde supérieur. Ainsi elle passe sans cesse de bête en bête et de sphère en sphère, allant du plus imparfait au plus parfait pour arriver enfin dans la planète du bonheur suprême d’où une nouvelle faute peut de nouveau la précipiter dans les régions de la suprême souffrance où elle recommence ses transmigrations.
Le cercle, figure universelle et fatale, enferme donc les vicissitudes de nos existences de même qu’il gouverne les évolutions des mondes. »
Comme quoi l’on peut interpréter de deux manières un vers de Corneille
A peine le Docteur Héraclius eut-il terminé la lecture de cet étrange document qu’il demeura roide de stupéfaction — puis il l’acheta sans marchander, moyennant la somme de douze livres onze sous, le bouquiniste le faisant passer pour un manuscrit hébreu retrouvé dans les fouilles de Pompéi.
Pendant quatre jours et quatre nuits, le docteur ne quitta pas son cabinet, et il parvint, à force de patience et de dictionnaires, à déchiffrer, tant bien que mal, les périodes allemande et espagnole du manuscrit ; car s’il savait le grec, le latin et un peu l’italien, il ignorait presque totalement l’allemand et l’espagnol. Enfin, craignant d’être tombé dans les contresens les plus grossiers, il pria son ami le recteur, qui possédait à fond ces deux langues, de vouloir bien relire sa traduction. Ce dernier le fit avec grand plaisir ; mais il resta trois jours entiers avant de pouvoir entreprendre sérieusement son travail, étant envahi, chaque fois qu’il parcourait la version du docteur, par un rire si long et si violent, que deux fois il en eut presque des syncopes. Comme on lui demandait la cause de cette hilarité extraordinaire : « La cause ? répondit-il, d’abord il y en a trois : 1° la figure désopilée de mon excellent confrère Héraclius ; 2° sa traduction désopilante qui ressemble au texte approximativement comme une guitare à un moulin à vent ; et, 3° enfin, le texte lui-même qui est bien la chose la plus drôle qu’il soit possible d’imaginer. »
Ô recteur obstiné ! Rien ne put le convaincre. Le soleil serait venu, en personne, lui brûler la barbe et les cheveux qu’il l’aurait pris pour une chandelle !
Quant au Docteur Héraclius Gloss, je n’ai pas besoin de dire qu’il était rayonnant, illuminé, transformé — il répétait à tout moment comme Pauline :
Je vois, je sens, je crois, je suis désabusé.
et, chaque fois, le recteur l’interrompait pour faire remarquer que désabusé devait s’écrire en deux mots avec un s à la fin :
Je vois, je sens, je crois, je suis des abusés.
Comme quoi, pour la même raison qu’on peut être plus royaliste que le roi et plus dévot que le pape, on peut également devenir plus métempsycosiste que Pythagore.
Quelle que soit la joie du naufragé qui, après avoir erré pendant de longs jours et de longues nuits par la mer immense, perdu sur un radeau fragile, sans mât, sans voile, sans boussole et sans espérance, aperçoit tout à coup le rivage tant désiré, cette joie n’était rien auprès de celle qui inonda le Docteur Héraclius Gloss, lorsque après avoir été si longtemps ballotté par la houle des philosophies, sur le radeau des incertitudes, il entra enfin triomphant et illuminé dans le port de la métempsycose.
La vérité de cette doctrine l’avait frappé si fortement qu’il l’embrassa d’un seul coup jusque dans ses conséquences les plus extrêmes. Rien n’y était obscur pour lui, et, en quelques jours, à force de méditations et de calculs, il en était arrivé à fixer l’époque exacte à laquelle un homme, mort en telle année, réapparaîtrait sur la terre. Il savait, à peu de chose près, la date de toutes les transmigrations d’une âme dans les êtres inférieurs, et, selon la somme présumée du bien ou du mal accompli dans la dernière période de vie humaine, il pouvait assigner le moment où cette âme entrerait dans le corps d’un serpent, d’un porc, d’un cheval de fatigue, d’un bœuf, d’un chien, d’un éléphant ou d’un singe. Les réapparitions d’une même âme dans son enveloppe supérieure se succédaient à intervalles réguliers, quelles qu’eussent été ses fautes antérieures.
Ainsi, le degré de punition, toujours proportionné au degré de culpabilité, consistait, non point dans la durée plus ou moins longue de l’exil sous des formes animales, mais dans le séjour plus ou moins prolongé que faisait cette âme dans la peau d’une bête immonde. L’échelle des bêtes commençait aux degrés inférieurs par le serpent ou le pourceau pour finir par le singe « qui est un homme privé de la parole », disait le docteur ; — à quoi son excellent ami le recteur répondait toujours qu’en vertu du même raisonnement Héraclius Gloss n’était pas autre chose qu’un singe doué de la parole.
Médailles et revers
Le Docteur Héraclius fut bien heureux pendant les quelques jours qui suivirent sa surprenante découverte. Il vivait dans une jubilation profonde — il était plein du rayonnement des difficultés vaincues, des mystères dévoilés, des grandes espérances réalisées. La métempsycose l’environnait comme un ciel. Il lui semblait qu’un voile se fût déchiré tout à coup et que ses yeux se fussent ouverts aux choses inconnues.
Il faisait asseoir son chien à table à ses côtés, il avait avec lui de graves tête-à-tête au coin du feu cherchant à surprendre dans l’œil de l’innocente bête, le mystère des existences précédentes.
Il voyait pourtant deux points noirs dans sa félicité : c’étaient M. le doyen et M. le recteur.
Le doyen haussait les épaules avec fureur toutes les fois qu’Héraclius essayait de le convertir à la doctrine métempsycosiste, et le recteur le harcelait des plaisanteries les plus déplacées. Cela surtout était intolérable. Sitôt que le docteur développait sa croyance, le satanique recteur abondait dans son sens ; il contrefaisait l’adepte qui écoute la parole d’un grand apôtre, et il imaginait pour toutes les personnes de leur entourage les généalogies animales les plus invraisemblables : « Ainsi, disait-il, le père Labonde, sonneur de la cathédrale, dès sa première transmigration, n’avait pas dû être autre chose qu’un melon », — et depuis il avait du reste fort peu changé, se contentant de faire tinter matin et soir la cloche sous laquelle il avait grandi. Il prétendait que l’abbé Rosencroix, le premier vicaire de Sainte-Eulalie, avait été indubitablement une corneille qui abat des noix, car il en avait conservé la robe et les attributions. Puis, intervertissant les rôles de la façon la plus déplorable, il affirmait que maître Bocaille, le pharmacien, n’était qu’un ibis dégénéré, puisqu’il était contraint de se servir d’un instrument pour infiltrer ce remède si simple que, suivant Hérodote, l’oiseau sacré s’administrait lui-même avec l’unique secours de son bec allongé.
Comme quoi un saltimbanque peut être plus rusé qu’un savant docteur
Le Docteur Héraclius continua néanmoins sans se décourager la série de ses découvertes. Tout animal avait pour lui désormais une signification mystérieuse : il cessait de voir la bête pour ne contempler que l’homme qui se purifiait sous cette enveloppe, et il devinait les fautes passées au seul aspect de la peau expiatoire.
Un jour qu’il se promenait sur la place de Balançon, il aperçut une grande baraque en bois d’où sortaient des hurlements terribles, tandis que sur l’estrade un paillasse désarticulé invitait la foule à venir voir travailler le terrible dompteur apache Tomahawk ou le Tonnerre Grondant. Héraclius se sentit ému, il paya les dix centimes demandés et entra. Ô Fortune protectrice des grands esprits ! A peine eut-il pénétré dans cette baraque qu’il aperçut une cage énorme sur laquelle étaient écrits ces trois mots qui flamboyèrent soudain devant ses yeux éblouis : « Homme des bois ». Le docteur ressentit tout à coup le tremblement nerveux des grandes secousses morales et, flageolant d’émotion, il s’approcha. Il vit alors un singe gigantesque tranquillement assis sur son derrière, les jambes croisées à la façon des tailleurs et des Turcs, et, devant ce superbe échantillon de l’homme à sa dernière transmigration, Héraclius Gloss, pâle de joie, s’abîma dans une méditation puissante. Au bout de quelques minutes, l’homme des bois, devinant sans doute l’irrésistible sympathie subitement éclose dans le cœur de l’homme des cités qui le regardait obstinément, se mit à faire à son frère régénéré une si épouvantable grimace que le docteur sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Puis, après avoir exécuté une voltige fantastique, absolument incompatible avec la dignité d’un homme, même absolument déchu, le citoyen aux quatre mains se livra à l’hilarité la plus inconvenante à la barbe du docteur. Ce dernier cependant ne trouver point choquante la gaieté de cette victime d’erreurs anciennes ; il y vit au contraire une similitude de plus avec l’espèce humaine, une probabilité plus grande de parenté, et sa curiosité scientifique devint tellement violente qu’il résolut d’acheter à tout prix ce maître grimacier pour l’étudier à loisir. Quel honneur pour lui ! Quel triomphe pour la grande doctrine ! S’il parvenait enfin à se mettre en rapport avec la partie animale de l’humanité, à comprendre ce pauvre singe et à se faire entendre de lui.
Naturellement le maître de la ménagerie lui fit le plus grand éloge de son pensionnaire ; c’était bien l’animal le plus intelligent, le plus doux, le plus gentil, le plus aimable qu’il eût vu dans sa longue carrière de montreur d’animaux féroces ; et, pour appuyer son dire, il s’approcha des barreaux et y introduisit sa main que le singe mordit aussitôt par manière de plaisanterie. Naturellement encore, il en demanda un prix fabuleux qu’Héraclius paya sans marchander. Puis, précédé de deux portefaix pliés sous l’énorme cage, le docteur triomphant se dirigea vers son domicile.
Où il est démontré qu’Héraclius Gloss n’était point exempt de toutes les faiblesses du sexe fort
Mais plus il approchait de sa maison, plus il ralentissait sa marche, car il agitait dans son esprit un problème bien autrement difficile encore que celui de la vérité philosophique ; et ce problème se formulait ainsi pour l’infortuné docteur : « Au moyen de quel subterfuge pourrai-je cacher à ma bonne Honorine l’introduction sous mon toit de cette ébauche humaine ? » Ah, c’est que le pauvre Héraclius, qui affrontait intrépidement les redoutables haussements d’épaules de M. le doyen et les plaisanteries terribles de M. le recteur, était loin d’être aussi brave devant les explosions de la bonne Honorine. Pourquoi donc le docteur craignait-il si fort cette petite femme encore fraîche et gentille qui paraissait si vive et si dévouée aux intérêts de son maître ? Pourquoi ? Demandez pourquoi Hercule filait aux pieds d’Omphale, pourquoi Samson laissa Dalila lui ravir sa force et son courage, qui résidaient dans ses cheveux, à ce que nous apprend la Bible.
Hélas ! Un jour que le docteur promenait dans les champs le désespoir d’une grande passion trahie (car ce n’était pas sans raison que M. le doyen et M. le recteur s’étaient si fort amusés aux dépens d’Héraclius certain soir qu’ils rentraient chez eux), il rencontra au coin d’une haie, une petite fille gardant des moutons. Le savant homme qui n’avait pas toujours exclusivement cherché la vérité philosophique et qui d’ailleurs ne soupçonnait pas encore le grand mystère de la métempsycose, au lieu de ne s’occuper que des brebis, comme il l’eût fait certainement, s’il avait su ce qu’il ignorait, hélas, se mit à causer avec celle qui les gardait. Il la prit bientôt à son service et une première faiblesse autorisa les suivantes. Ce fut lui qui devint en peu de temps le mouton de cette pastourelle, et l’on disait tout bas que si, comme celle de la Bible, cette Dalila rustique avait coupé les cheveux du pauvre homme trop confiant, elle n’avait point, pour cela, privé son front de tout ornement.
Hélas ! ce qu’il avait prévu se réalisa et même au-delà de ses appréhensions ; à peine eut-elle vu l’habitant des bois captif dans sa maison de fil de fer, qu’Honorine s’abandonna aux éclats de la fureur la plus déplacée, et, après avoir accablé son maître épouvanté d’une averse d’épithètes fort malsonnantes, elle fit retomber sa colère contre l’hôte inattendu qui lui arrivait. Mais ce dernier, n’ayant pas, sans doute, les mêmes raisons que le docteur pour ménager une gouvernante aussi malapprise, se mit à crier, hurler, trépigner, grincer des dents ; il s’accrochait aux barreaux de sa prison avec un si furieux emportement accompagné de gestes tellement indiscrets à l’adresse d’une personne qu’il voyait pour la première fois que celle-ci dut battre en retraite, et aller, comme un guerrier vaincu, s’enfermer dans sa cuisine.
Ainsi, maître du champ de bataille et enchanté du secours inattendu que son intelligent compagnon venait de lui fournir, Héraclius le fit emporter dans son cabinet où il installa la cage et son habitant, devant sa table au coin du feu.
Comme quoi dompteur et docteur ne sont nullement synonymes
Alors commença un échange de regards des plus significatifs entre les deux individus qui se trouvaient en présence ; et chaque jour, pendant une semaine entière, le docteur passa de longues heures à converser au moyen des yeux (du moins le croyait-il) avec l’intéressant sujet qu’il s’était procuré. Mais cela ne suffisait pas ; ce qu’Héraclius voulait, c’était étudier l’animal en liberté, surprendre ses secrets, ses désirs, ses pensées, le laisser aller et venir à sa guise, et par la fréquentation journalière de la vie intime le voir recouvrer les habitudes oubliées, et reconnaître ainsi à des signes certains le souvenir de l’existence précédente. Mais pour cela il fallait que son hôte fût libre, partant que la cage fût ouverte. Or cette entreprise n’était rien moins que rassurante. Le docteur avait beau essayer de l’influence du magnétisme et de celle des gâteaux et des noix, le quadrumane se livrait à des manœuvres inquiétantes pour les yeux d’Héraclius, chaque fois que celui-ci s’approchait un peu trop près des barreaux. Un jour enfin, ne pouvant résister au désir qui le torturait, il s’avança brusquement, tourna la clef dans le cadenas, ouvrit la porte toute grande et, palpitant d’émotion, s’éloigna de quelques pas, attendant l’événement, qui du reste ne se fit pas longtemps attendre.
Le singe étonné hésita d’abord, puis, d’un bond, il fut dehors, d’un autre, sur la table dont, en moins d’une seconde, il eut bouleversé les papiers et les livres, puis d’un troisième saut il se trouva dans les bras du docteur, et les témoignages de son affection furent si violents que, si Héraclius n’eût porté perruque, ses derniers cheveux fussent assurément restés entre les doigts de son redoutable frère. Mais si le singe était agile, le docteur ne l’était pas moins : il bondit à droite, puis à gauche, glissa comme une anguille sous la table, franchit les fauteuils comme un lévrier, et, toujours poursuivi, atteignit enfin la porte qu’il ferma brusquement derrière lui ; alors pantelant, comme un cheval de course qui touche au but, il s’appuya contre le mur pour ne pas tomber.
Pendant le reste du jour Héraclius Gloss fut anéanti ; il ressentait en lui comme un écroulement, mais ce qui le préoccupait le plus, c’est qu’il ignorait absolument de quelle façon son hôte imprévoyant et lui-même pourraient sortir de leurs positions respectives. Il apporta une chaise près de la porte infranchissable et se fit un observatoire du trou de la serrure. Alors il vit, ô prodige ! ! ! Ô félicité inespérée ! ! ! l’heureux vainqueur étendu dans un fauteuil et qui se chauffait les pieds au feu. Dans le premier transport de la joie, le docteur faillit entrer, mais la réflexion l’arrêta, et, comme illuminé d’une lumière subite, il se dit que la famine ferait sans doute ce que la douceur n’avait pu faire. Cette fois l’événement lui donna raison, le singe affamé capitula ; comme au demeurant c’était un bon garçon de singe, la réconciliation fut complète, et, à partir de ce jour, le docteur et lui vécurent comme deux vieux amis.
Comme quoi le Docteur Héraclius Gloss se trouva exactement dans la même position que le bon Roy Henri IV, lequel ayant ouï plaider deux maistres advocats estimait que tous deux avaient raison
Quelque temps après ce jour mémorable, une pluie violente empêcha le Docteur Héraclius de descendre à son jardin comme il en avait l’habitude. Il s’assit dès le matin dans son cabinet et se mit à considérer philosophiquement son singe qui, perché sur un secrétaire, s’amusait à lancer des boulettes de papier au chien Pythagore étendu devant le foyer. Le docteur étudiait les gradations et la progression de l’intellect chez ces hommes déclassés, et comparait le degré de subtilité des deux animaux qui se trouvaient en sa présence. « Chez le chien, se disait-il, l’instinct domine encore tandis que chez le singe le raisonnement prévaut. L’un flaire, écoute, perçoit avec ses merveilleux organes, qui sont pour moitié dans son intelligence, l’autre combine et réfléchit. » A ce moment le singe, impatienté de l’indifférence et de l’immobilité de son ennemi, qui, couché tranquillement, la tête sur ses pattes, se contentait de lever les yeux de temps en temps vers son agresseur si haut retranché, se décida à venir tenter une reconnaissance. Il sauta légèrement de son meuble et s’avança si doucement, si doucement qu’on n’entendait absolument que le crépitement du feu et le tic-tac de la pendule qui paraissait faire un bruit énorme dans le grand silence du cabinet. Puis, par un mouvement brusque et inattendu, il saisit à deux mains la queue empanachée de l’infortuné Pythagore. Mais ce dernier, toujours immobile, avait suivi chaque mouvement du quadrumane : sa tranquillité n’était qu’un piège pour attirer à sa portée son adversaire jusque-là inattaquable, et au moment où maître singe, content de son tour, lui saisissait l’appendice caudal, il se releva d’un bond et avant que l’autre eût eu le temps de prendre la fuite, il avait saisi dans sa forte gueule de chien de chasse la partie de son rival qu’on appelle pudiquement gigot chez les moutons. On ne sait comment la lutte se serait terminée si Héraclius ne s’était interposé ; mais quand il eut rétabli la paix, il se demandait en se rasseyant fort essoufflé, si, tout bien considéré, son chien n’avait pas montré en cette occasion plus de malice que l’animal appelé « malin par excellence » ; et il demeura plongé dans une profonde perplexité.
Comment Héraclius fut sur le point de manger une brochette de belles dames du temps passé
Comme l’heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra dans sa salle à manger, s’assit devant sa table, introduisit sa serviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieux manuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron de caille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur le livre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regard étincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameux écrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de la salle de festin d’un roi célèbre appelé Balthazar !
Voici ce que le docteur avait aperçu :
« … Abstiens-toi donc de toute nourriture ayant eu vie, car manger de la bête, c’est manger son semblable, et j’estime aussi coupable celui qui, pénétré de la grande vérité métempsycosiste, tue et dévore des animaux, qui ne sont autre chose que des hommes sous leurs formes inférieures, que l’anthropophage féroce qui se repaît de son ennemi vaincu. »
Et sur la table, côte à côte, retenues par une petite aiguille d’argent, une demi-douzaine de cailles, fraîches et dodues, exhalaient dans l’air leur appétissante odeur.
Le combat fut terrible entre l’esprit et le ventre, mais, disons-le à la gloire d’Héraclius, il fut court. Le pauvre homme, anéanti, craignant de ne pouvoir résister longtemps à cette épouvantable tentation, sonna sa bonne et, d’une voix brisée, lui enjoignit d’avoir à enlever immédiatement ce mets abominable, et de ne lui servir désormais que des œufs, du lait et des légumes. Honorine faillit tomber à la renverse en entendant ces surprenantes paroles, elle voulut protester, mais devant l’air inflexible de son maître elle se sauva avec les volatiles condamnés, se consolant néanmoins par l’agréable pensée que, généralement, ce qui est perdu pour un n’est pas perdu pour tous.
« Des cailles ! Des cailles ! Que pouvaient bien avoir été les cailles dans une autre vie ? » se demandait le misérable Héraclius en mangeant tristement un superbe chou-fleur à la crème qui lui parut, ce jour-là, désastreusement mauvais ; — quel être humain avait pu être assez élégant, délicat et fin pour passer dans le corps de ces exquises petites bêtes si coquettes et si jolies ? — ah, certainement ce ne pouvaient être que les adorables petites maîtresses des siècles derniers… et le docteur pâlit encore en songeant que depuis plus de trente ans il avait dévoré chaque jour à son déjeuner une demi-douzaine de belles dames du temps passé.
Comment M. le recteur interprète les commandements de Dieu
Le soir de ce malheureux jour, M. le doyen et M. le recteur vinrent causer pendant une heure ou deux dans le cabinet d’Héraclius. Le docteur leur raconta aussitôt l’embarras dans lequel il se trouvait et leur démontra comment les cailles et autres animaux comestibles étaient devenus tout aussi prohibés pour lui que le jambon pour un Juif.
M. le doyen qui, sans doute, avait mal dîné perdit alors toute mesure et blasphéma de si terrible façon que le pauvre docteur qui le respectait beaucoup, tout en déplorant son aveuglement, ne savait plus où se cacher. Quant à M. le recteur, il approuva tout à fait les scrupules d’Héraclius, lui représentant même qu’un disciple de Pythagore se nourrissant de la chair des animaux pouvait s’exposer à manger la côte de son père aux champignons ou les pieds truffés de son aïeul, ce qui est absolument contraire à l’esprit de toute religion, et il lui cita à l’appui de son dire le quatrième commandement du Dieu des chrétiens :
« Tes père et mère honoreras
Afin de vivre longuement. »
« Il est vrai, ajouta-t-il, que pour moi qui ne suis pas un croyant, plutôt que de me laisser mourir de faim, j’aimerais mieux changer légèrement le précepte divin, ou même le remplacer par celui-ci :
Père et mère dévoreras
Afin de vivre longuement.
Comment la 42e lecture du manuscrit jeta un jour nouveau dans l’esprit du docteur
De même qu’un homme riche peut puiser chaque jour dans sa grande fortune de nouveaux plaisirs et des satisfactions nouvelles, ainsi le Docteur Héraclius, propriétaire de l’inestimable manuscrit, y faisait de surprenantes découvertes chaque fois qu’il le relisait.
Un soir, comme il allait achever la quarante-deuxième lecture de ce document, une illumination subite s’abattit sur lui, aussi rapide que la foudre.
Ainsi que nous l’avons vu précédemment, le docteur pouvait savoir à peu de chose près, à quelle époque un homme disparu achèverait ses transmigrations et réapparaîtrait sous sa forme première ; aussi fut-il tout à coup foudroyé par cette pensée que l’auteur du manuscrit pouvait avoir reconquis sa place dans l’humanité.
Alors, aussi enfiévré qu’un alchimiste qui se croit sur le point de trouver la pierre philosophale, il se livra aux calculs les plus minutieux pour établir la probabilité de cette supposition, et après plusieurs heures d’un travail opiniâtre et de savantes combinaisons métempsycosistes, il arriva à se convaincre que cet homme devait être son contemporain, ou, tout au moins, sur le point de renaître à la vie raisonnante. Héraclius, en effet, ne possédant aucun document capable de lui indiquer la date précise de la mort du grand métempsycosiste, ne pouvait fixer d’une façon certaine le moment de son retour.
A peine eut-il entrevu la possibilité de retrouver cet être qui pour lui était plus qu’un homme, plus qu’un philosophe, presque plus qu’un Dieu, qu’il ressentit une de ces émotions profondes qu’on éprouve quand on apprend tout à coup qu’un père qu’on croyait mort depuis des années est vivant et près de vous. Le saint anachorète qui a passé sa vie à se nourrir de l’amour et du souvenir du Christ, comprenant subitement que son Dieu va lui apparaître, n’aurait pas été plus bouleversé que le fut le Docteur Héraclius Gloss lorsqu’il se fut assuré qu’il pouvait rencontrer un jour l’auteur de son manuscrit.
Comment s’y prit le Docteur Héraclius Gloss pour retrouver l’auteur du manuscrit
Quelques jours plus tard, les lecteurs de l’Étoile de Balançon aperçurent avec étonnement, à la quatrième page de ce journal, l’avertissement suivant : « Pythagore — Rome en l’an 184 — Mémoire retrouvée sur le socle d’une statue de Jupiter — Philosophe — Architecte — Soldat — Laboureur — Moine — Géomètre — Médecin — Poète — Marin — Etc. Médite et souviens-toi. Le récit de ta vie est entre mes mains.
« Écrire poste restante à Balançon aux initiales H. G. »
Le docteur ne doutait pas que si l’homme qu’il désirait si ardemment venait à lire cet avis, incompréhensible pour tout autre, il en saisirait aussitôt le sens caché et se présenterait devant lui. Alors chaque jour avant de se mettre à table il allait demander au bureau de la poste si on n’avait pas reçu de lettre aux initiales H. G. ; et au moment où il poussait la porte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Poste aux lettres, renseignements, affranchissements », il était certes plus ému qu’un amoureux sur le point d’ouvrir le premier billet de la femme aimée.
Hélas, les jours se suivaient et se ressemblaient désespérément ; l’employé faisait chaque matin la même réponse au docteur, et, chaque matin, celui-ci rentrait chez lui plus triste et plus découragé. Or le peuple de Balançon étant, comme tous les peuples de la terre, subtil, indiscret, médisant et avide de nouvelles, eut bientôt rapproché l’avis surprenant inséré dans l’Étoile avec les quotidiennes visites du docteur à l’administration des Postes. Alors il se demanda quel mystère pouvait être caché là-dedans et il commença à murmurer.
Où le Docteur Héraclius reconnaît avec stupéfaction l’auteur du manuscrit
Une nuit, comme le docteur ne pouvait dormir, il se releva entre une et deux heures du matin pour aller relire un passage qu’il croyait n’avoir pas encore très bien compris. Il mit ses savates et ouvrit la porte de sa chambre le plus doucement possible pour ne pas troubler le sommeil de toutes les catégories d’hommes-animaux qui expiaient sous son toit. Or, quelles qu’eussent été les conditions précédentes de ces heureuses bêtes, jamais certes elles n’avaient joui d’une tranquillité et d’un bonheur aussi parfaits, car elles faisaient dans cette maison hospitalière bon souper, bon gîte, et même le reste, tant l’excellent homme avait le cœur compatissant. Il parvint, toujours sans faire le moindre bruit, jusqu’au seuil de son cabinet et il entra. Ah, certes, Héraclius était brave, il ne redoutait ni les fantômes ni les apparitions ; mais quelle que soit l’intrépidité d’un homme, il est des épouvantements qui trouent comme des boulets les courages les plus indomptables, et le docteur demeura debout, livide, terrifié, les yeux hagards, les cheveux dressés sur le crâne, claquant des dents et secoué de la tête aux talons par un épouvantable tremblement devant l’incompréhensible spectacle qui s’offrit à lui.
Sa lampe de travail était allumée sur sa table, et, devant son feu, le dos tourné à la porte par laquelle il entrait, il vit… le Docteur Héraclius Gloss lisant attentivement son manuscrit. Le doute n’était pas possible… C’était bien lui-même… Il avait sur les épaules sa longue robe de chambre en soie antique à grandes fleurs rouges, et, sur la tête, son bonnet grec en velours noir brodé d’or. Le docteur comprit que si cet autre lui-même se retournait, que si les deux Héraclius se regardaient face à face, celui qui tremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sa reproduction. Mais alors, saisi par un spasme nerveux, il ouvrit les mains, et le bougeoir qu’il portait roula avec bruit sur le plancher. — Ce fracas lui fit faire un bond terrible. L’autre se retourna brusquement et le docteur effaré reconnut… son singe. Pendant quelques secondes ses pensées tourbillonnèrent dans son cerveau comme des feuilles mortes emportées par l’ouragan. Puis il fut envahi tout à coup par la joie la plus véhémente qu’il eût jamais ressentie, car il avait compris que cet auteur, attendu, désiré comme le Messie par les Juifs, était devant lui — c’était son singe. Il se précipita presque fou de bonheur, saisit dans ses bras l’être vénéré, et l’embrassa avec une telle frénésie que jamais maîtresse adorée ne fut plus passionnément embrassée par son amant. Puis il s’assit en face de lui de l’autre côté de la cheminée, et, jusqu’au matin, il le contempla religieusement.
Comment le docteur se trouva placé dans la plus terrible des alternatives
Mais de même que les plus beaux jours de l’été sont parfois brusquement troublés par un effroyable orage, ainsi la félicité du docteur fut soudain traversée par la plus affreuse des suggestions. Il avait bien retrouvé celui qu’il cherchait, mais hélas, ce n’était qu’un singe ! Ils se comprenaient sans nul doute, mais ils ne pouvaient se parler : le docteur retomba du ciel sur la terre. Adieu ces longs entretiens dont il espérait tirer tant de profit, adieu cette belle croisade contre la superstition qu’ils devaient entreprendre tous deux. Car, seul, le docteur ne possédait pas les armes suffisantes pour terrasser l’hydre de l’ignorance. Il lui fallait un homme, un apôtre, un confesseur, un martyr — rôles qu’un singe, hélas, était incapable de remplir. — Que faire ?
Une voix terrible cria dans son oreille : « Tue-le. »
Héraclius frissonna. En une seconde il calcula que s’il le tuait, l’âme dégagée entrerait immédiatement dans le corps d’un enfant près de naître. Qu’il fallait lui laisser au moins vingt années pour parvenir à sa maturité. Le docteur aurait alors soixante-dix ans. Cependant cela était possible. Mais alors retrouverait-il cet homme ? Puis sa religion défendait de supprimer tout être vivant sous peine de commettre un assassinat : et son âme, à lui Héraclius, passerait après sa mort dans le corps d’une bête féroce comme cela arrivait pour les meurtriers. — Qu’importe ? Il serait victime de la science — et de la foi ! Il saisit un grand cimeterre turc suspendu dans une panoplie, et il allait frapper, comme Abraham sur la montagne, quand une réflexion arrêta son bras… si l’expiation de cet homme n’était pas terminée, et si, au lieu de passer dans le corps d’un enfant, son âme retournait pour la seconde fois dans celui d’un singe ? Cela était possible, même vraisemblable — presque certain. Commettant de la sorte un crime inutile, le docteur se vouait sans profit pour ses semblables à un terrible châtiment. Il retomba inerte sur son siège. Ces émotions répétées l’avaient épuisé, et il s’évanouit.
Où le docteur a une petite conversation avec sa bonne
Quand il rouvrit les yeux, sa bonne Honorine lui bassinait les tempes avec du vinaigre. Il était sept heures du matin. La première pensée du docteur fut pour son singe. L’animal avait disparu. « Mon singe, où est mon singe ? s’écria-t-il. — Ah bien oui, parlons-en, riposta la servante-maîtresse toujours prête à se fâcher, le grand mal quand il serait perdu. Une jolie bête, ma foi ! Elle imite tout ce qu’elle voit faire à Monsieur ; ne l’ai-je pas trouvée l’autre jour qui mettait vos hottes, puis ce matin, quand je vous ai ramassé là, et Dieu sait quelles maudites idées vous trottent par la tête depuis quelque temps et vous empêche de rester dans votre lit, ce vilain animal, qui est plutôt un diable sous la peau d’un singe, n’a-t-il pas mis votre calotte et votre robe de chambre et il avait l’air de rire en vous regardant, comme si c’était bien amusant de voir un homme évanoui ? Puis, quand j’ai voulu m’approcher, cette canaille se jette sur moi comme s’il voulait me manger. Mais, Dieu merci, on n’est pas timide et on a encore le poignet bon ; j’ai pris la pelle et j’ai si bien tapé sur son vilain dos qu’il s’est sauvé dans votre chambre où il doit être en train de faire quelque nouveau tour de sa façon. — Vous avez battu mon singe ! hurla le docteur exaspéré, apprenez, Mademoiselle, que désormais j’entends qu’on le respecte et qu’on le serve comme le maître de cette maison. — Ah bien oui, il n’est pas seulement le maître de la maison, mais voilà longtemps qu’il est déjà le maître du maître », grommela Honorine, et elle se retira dans sa cuisine, convaincue que le Docteur Héraclius Gloss était décidément fou.
Comment il est démontré qu’il suffit d’un ami tendrement aimé pour alléger le poids des plus grands chagrins
Comme l’avait dit le docteur, à partir de ce jour le singe devint véritablement le maître de la maison, et Héraclius se fit l’humble valet de ce noble animal. Il le considérait pendant des heures entières avec une tendresse infinie ; il avait pour lui des délicatesses d’amoureux ; il lui prodiguait à tout propos le dictionnaire entier des expressions tendres ; lui serrant la main comme on fait à son ami ; lui parlant en le regardant fixement ; expliquant les points de ses discours qui pouvaient paraître obscurs ; enveloppant la vie de cette bête des soins les plus doux et des plus exquises attentions.
Et le singe se laissait faire, calme comme un Dieu qui reçoit l’hommage de ses adorateurs.
Ainsi que tous les grands esprits qui vivent solitaires parce que leur élévation les isole au-dessus du niveau commun de la bêtise des peuples, Héraclius s’était senti seul jusqu’alors. Seul dans ses travaux, seul dans ses espérances, seul dans ses luttes et ses défaillances, seul enfin dans sa découverte et son triomphe. Il n’avait pas encore imposé sa doctrine aux foules, il n’avait pu même convaincre ses deux amis les plus intimes, M. le recteur et M. le doyen. Mais à partir du jour où il eut découvert dans son singe le grand philosophe dont il avait si souvent rêvé, le docteur se sentit moins isolé.
Convaincu que la bête n’est privée de la parole que par punition de ses fautes passées et que, par suite du même châtiment, elle est remplie du souvenir des existences antérieures, Héraclius se mit à aimer ardemment son compagnon et il se consolait par cette affection de toutes les misères qui venaient le frapper.
Depuis quelque temps en effet la vie devenait plus triste pour le docteur. M. le doyen et M. le recteur le visitaient beaucoup moins souvent et cela faisait un vide énorme autour de lui. Ils avaient même cessé de venir dîner chaque dimanche, depuis qu’il avait défendu de servir sur sa table toute nourriture ayant eu vie. Le changement de son régime était également pour lui une grande privation qui prenait, par instants, les proportions d’un chagrin véritable. Lui qui jadis attendait avec tant d’impatience l’heure si douce du déjeuner, la redoutait presque maintenant. Il entrait tristement dans sa salle à manger, sachant bien qu’il n’avait plus rien d’agréable à en attendre et il y était hanté sans cesse par le souvenir des brochettes de cailles qui le harcelait comme un remords, hélas ! Ce n’était point le remords d’en avoir tant dévoré, mais plutôt le désespoir d’y avoir renoncé pour toujours.
Où le docteur découvre que son singe lui ressemble encore plus qu’il ne pensait
Un matin, le Docteur Héraclius fut réveillé par un bruit inusité ; il sauta du lit, s’habilla en toute hâte et se dirigea vers la cuisine où il entendait des cris et des trépignements extraordinaires.
Roulant depuis longtemps dans son esprit les plus noirs projets de vengeance contre l’intrus qui lui ravissait l’affection de son maître, la perfide Honorine, qui connaissait les goûts et les appétits de ces animaux, avait réussi, au moyen d’une ruse quelconque, à ficeler solidement le pauvre singe aux pieds de sa table de cuisine. Puis, lorsqu’elle se fut assurée qu’il était bien fortement attaché, elle s’était retirée à l’autre bout de l’appartement, et, s’amusant à lui montrer le régal le plus propre à exciter ses convoitises, elle lui faisait subir un épouvantable supplice de Tantale qu’on ne doit infliger dans les enfers qu’à ceux qui ont énormément péché ; et la perverse gouvernante riait la gorge déployée et imaginait des raffinements de torture qu’une femme seule est capable de concevoir. L’homme-singe se tordait avec fureur à l’aspect des mets savoureux qu’on lui présentait de loin, et la rage de se sentir lié aux pieds de la table massive lui faisait exécuter de monstrueuses grimaces qui redoublaient la joie du bourreau tentateur.
Enfin juste au moment où le docteur, maître jaloux, apparut sur le seuil, la victime de cet horrible guet-apens réussit, par un effort prodigieux, à rompre les cordes qui le retenaient, et sans l’intervention violente d’Héraclius indigné, Dieu sait de quelles friandises se serait repu ce nouveau Tantale à quatre mains.
Comment le docteur s’aperçut que son singe l’avait indignement trompé
Cette fois la colère l’emporta sur le respect, et le docteur saisissant à la gorge le singe-philosophe l’entraîna hurlant dans son cabinet et lui administra la plus terrible correction qu’eut jamais reçue l’échine d’un métempsycosiste.
Lorsque le bras fatigué d’Héraclius desserra un peu la gorge de la pauvre bête, coupable seulement de goûts trop semblables à ceux de son frère supérieur, elle se dégagea de l’étreinte du maître outragé, sauta par-dessus la table, saisit sur un livre la grande tabatière du docteur et la précipita tout ouverte à la tête de son propriétaire. Ce dernier n’eut que le temps de fermer les yeux pour éviter le tourbillon de tabac qui l’aurait certainement aveuglé, mais quand il les rouvrit, le coupable avait disparu, emportant avec lui le manuscrit dont il était l’auteur présumé.
La consternation d’Héraclius fut sans limite — et il s’élança comme un fou sur les traces du fugitif, décidé aux plus grands sacrifices pour recouvrer le précieux parchemin. Il parcourut sa maison de la cave au grenier, ouvrit toutes les armoires, regarda sous tous les meubles. Ses recherches demeurèrent absolument infructueuses. Enfin, il alla s’asseoir désespéré sous un arbre dans son jardin. Il lui semblait depuis quelques instants recevoir de petits corps légers sur le crâne, et il pensait que c’étaient des feuilles mortes détachées par le vent quand il vit une boulette de papier qui roulait devant lui dans le chemin. Il la ramassa — puis l’ouvrit. Miséricorde ! C’était une des feuilles de son manuscrit. Il leva la tête, épouvanté, et il aperçut l’abominable animal qui préparait tranquillement de nouveaux projectiles de la même espèce — et, ce faisant, le monstre grimaçait un sourire de satisfaction si épouvantable que Satan certes n’en eut pas de plus horrible quand il vit Adam prendre la pomme fatale que depuis Ève jusqu’à Honorine les femmes n’ont cessé de nous offrir. A cet aspect une lumière affreuse se lit soudain dans l’esprit du docteur, et il comprit qu’il avait été trompé, joué, mystifié de la façon la plus abominable par ce fourbe couvert de poil qui n’était pas plus l’auteur tant désiré que le Pape ou que le Grand Turc. Le précieux ouvrage eut disparu tout entier si Héraclius n’avait aperçu près de lui une de ces pompes d’arrosage dont se servent les jardiniers pour lancer l’eau dans les plates-bandes éloignées. Il s’en saisit rapidement, et, en manœuvrant avec une vigueur surhumaine, fit perdre au perfide un bain tellement imprévu que celui-ci s’enfuit de branche en branche en poussant des cris aigus, et tout à coup, par une ruse de guerre habile, sans doute pour obtenir un instant de répit, il lança le parchemin lacéré en plein visage de son adversaire : alors quittant rapidement sa position, il courut vers la maison.
Avant que le manuscrit n’eût touché le docteur, ce dernier roulait sur le dos les quatre membres en l’air, foudroyé par l’émotion. Quand il se releva, il n’eut pas la force de venger ce nouvel outrage, il rentra péniblement dans son cabinet et constata, non sans plaisir, que trois pages seulement avaient disparu.
Eurêka
La visite de M. le doyen et de M. le recteur le tira de son affaissement. Ils causèrent tous trois pendant une heure ou deux sans dire un seul mot de métempsycose ; mais au moment où ses deux amis se retiraient, Héraclius ne put se contenir plus longtemps. Pendant que M. le doyen endossait sa grande houppelande en peau d’ours, il prit à part M. le recteur qu’il redoutait moins et lui conta tout son malheur. Il lui dit comment il avait cru trouver l’auteur de son manuscrit, comment il s’était trompé, comment son misérable singe l’avait joué de la façon la plus indigne, comment il se voyait abandonné et désespéré. Et devant la ruine de ses illusions, Héraclius pleura. Le recteur ému lui prit les mains ; il allait parler quand la voix grave du doyen criant : « Ah çà, venez-vous, recteur », retentit sous le vestibule. Alors celui-ci, donnant une dernière étreinte à l’infortuné docteur, lui dit en souriant doucement comme on fait pour consoler un enfant méchant : « Là, voyons, calmez-vous, mon ami, qui sait, vous êtes peut-être vous-même l’auteur de ce manuscrit. »
Puis il s’enfonça dans l’ombre de la rue, laissant sur la porte Héraclius stupéfait.
Le docteur remonta lentement dans son cabinet, murmurant entre ses dents de minute en minute : « Je suis peut-être l’auteur du manuscrit. » Il relut attentivement la façon dont ce document avait été retrouvé lors de chaque réapparition de son auteur ; puis il se rappela comment il l’avait découvert lui-même. Le songe qui avait précédé ce jour heureux comme un avertissement providentiel, son émotion en entrant dans la ruelle des Vieux Pigeons, tout cela lui revint clair, distinct, éclatant. Alors il se leva tout droit, étendit les bras comme un illuminé et s’écria d’une voix retentissante : « C’est moi, c’est moi. » Un frisson parcourut toute sa demeure, Pythagore aboya violemment, les bêtes troublées s’éveillèrent soudain et se mirent à s’agiter comme si chacune dans sa langue eût voulu célébrer la grande résurrection du prophète de la métempsycose. Alors, en proie à une émotion surhumaine, Héraclius s’assit, il ouvrit la dernière page de cette bible nouvelle, et religieusement écrivit à la suite toute l’histoire de sa vie.
Ego sum qui sum
A partir de ce jour Héraclius Gloss fut envahi par un orgueil colossal. Comme le Messie procède de Dieu le père, il procédait directement de Pythagore, ou plutôt il était lui-même Pythagore, ayant vécu jadis dans le corps de ce philosophe. Sa généalogie défiait ainsi les quartiers des familles les plus féodales. Il enveloppait dans un mépris superbe tous les grands hommes de l’humanité, leurs plus hauts faits lui paraissant infimes auprès des siens, et il s’isolait dans une élévation sublime au milieu des mondes et des bêtes ; il était la métempsycose et sa maison en devenait le temple.
Il avait défendu à sa bonne et à son jardinier de tuer les animaux réputés nuisibles. Les chenilles et les limaçons pullulaient dans son jardin, et, sous la forme de grandes araignées à pattes velues, les ci-devant mortels promenaient leur hideuse transformation sur les murs de son cabinet ; ce qui faisait dire à cet abominable recteur que si tous les ex-pique-assiettes, métamorphosés à leur manière, se donnaient rendez-vous sur le crâne du trop sensible docteur, il se garderait bien de faire la guerre à ces pauvres parasites déclassés. Une seule chose troublait Héraclius dans son épanouissement superbe, c’était de voir sans cesse les animaux s’entre-dévorer, les araignées guetter les mouches au passage, les oiseaux emporter les araignées, les chats croquer les oiseaux, et son chien Pythagore étrangler avec bonheur tout chat qui passant à portée de sa dent.
Il suivait du matin au soir la marche lente et progressive de la métempsycose par tous les degrés de l’échelle animale. Il avait des révélations soudaines en regardant les moineaux picorer dans les gouttières ; les fourmis, ces travailleuses éternelles et prévoyantes, lui causaient des attendrissements immenses ; il voyait en elles tous les désœuvrés et les inutiles qui, pour expier leur oisiveté et leur nonchalance passées, étaient condamnés à ce labeur opiniâtre. Il restait des heures entières, le nez dans l’herbe, à les contempler, et il était émerveillé de sa pénétration.
Puis comme Nabuchodonosor il marchait à quatre pattes, se roulait avec son chien dans la poussière, vivait avec ses bêtes, se vautrait avec elles. Pour lui l’homme disparaissait peu à peu de la création, et bientôt il n’y vit plus que les bêtes. Alors qu’il les contemplait, il sentait bien qu’il était leur frère ; il ne conversait plus qu’avec elles et lorsque, par hasard, il était forcé de parler à des hommes, il se trouvait paralysé comme au milieu d’étrangers et s’indignait en lui-même de la stupidité de ses semblables.
Ce que l’on disait autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie
Mlle Victoire, cordon-bleu de M. le doyen de la faculté de Balançon, Mlle Gertrude, servante de M. le recteur de ladite faculté et Mlle Anastasie, gouvernante de M. l’abbé Beaufleury, curé de Sainte-Eulalie, tel était le respectable cénacle qui se trouvait réuni un jeudi matin autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie.
Ces dames, partant au bras gauche le panier aux provisions, coiffées d’un petit bonnet blanc coquettement posé sur les cheveux, enjolivé de dentelles et de tuyautages et dont les cordons leur pendaient sur le dos, écoutaient avec intérêt Mlle Anastasie qui leur racontait comme quoi, la veille même, M. l’abbé Beaufleury avait exorcisé une pauvre femme possédée de cinq démons.
Tout à coup Mlle Honorine, gouvernante du Docteur Héraclius, entra comme un coup de vent, elle tomba sur une chaise, suffoquée par une émotion violente, puis, quand elle vit tout le monde suffisamment intrigué, elle éclata : « Non c’est trop fort à la fin, on dira ce qu’on voudra : je ne resterai pas dans cette maison. » Puis cachant sa figure dans ses deux mains, elle se mit à sangloter. Au bout d’une minute elle reprit, un peu calmée : « Après tout ce n’est pas sa faute à ce pauvre homme, s’il est fou. — Qui ? demanda Mme Labotte. — Mais mon maître, le Docteur Héraclius, répondit Mlle Honorine. — Ainsi c’est bien vrai ce que disait M. le doyen que votre maître a perdu la tête ? interrogea Mlle Victoire. — Je crois bien ! s’écria Mlle Anastasie, M. le Curé affirmait l’autre jour à M. l’abbé Rosencroix que le Docteur Héraclius était un vrai réprouvé ; qu’il adorait les bêtes, à l’exemple d’un certain M. Pythagore qui, paraît-il, est un impie aussi abominable que Luther. — Qu’y a-t-il de nouveau, interrompit Mlle Gertrude, que vous est-il arrivé ? — Figurez-vous, reprit Honorine en essuyant ses larmes avec le coin de son tablier, que mon pauvre maître a depuis bientôt six mois la folie des bêtes et il me jetterait à la porte s’il me voyait tuer une mouche, moi qui suis chez lui depuis près de dix ans. C’est bon d’aimer les animaux, mais encore est-il qu’ils sont faits pour nous, tandis que le docteur ne considère plus les hommes, il ne voit que les bêtes, il se croit créé et mis au monde pour les servir, il leur parle comme à des personnes raisonnables et on dirait qu’il entend au-dedans d’elles une voix qui lui répond. Enfin, hier au soir, comme je m’étais aperçue que les souris mangeaient mes provisions, j’ai mis une ratière dans le buffet. Ce matin, voyant qu’il y avait une souris de prise, j’appelle le chat et j’allais lui donner cette vermine quand mon maître entra comme un furieux, il m’arracha la ratière des mains et lâcha la bête au milieu de mes conserves, et puis, comme je me fâchais, le voilà qui se retourne et qui me traite comme on ne traiterait pas une chiffonnière. » Un grand silence se fit pendant quelques secondes, puis Mlle Honorine reprit : « Après tout, je ne lui en veux pas à ce pauvre homme, il est fou. »
Deux heures plus tard, l’histoire de la souris du docteur avait fait le tour des cuisines de Balançon. A midi, elle était l’anecdote du déjeuner des bourgeois de la ville. A huit heures, M. le Premier, tout en buvant son café, la racontait à six magistrats qui avaient dîné chez lui, et ces messieurs, dans des poses diverses et graves, l’écoutaient rêveusement, sans sourire et hochant la tête. A onze heures, le préfet qui donnait une soirée s’en inquiétait devant six mannequins administratifs, et comme il demandait l’avis du recteur qui promenait de groupe en groupe ses méchancetés et sa cravate blanche, celui-ci répondit : « Qu’est-ce que cela prouve après tout, Monsieur le préfet, que si La Fontaine vivait encore, il pourrait faire une nouvelle fable intitulée « La souris du Philosophe », et qui finirait ainsi :
« Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. »
Comme quoi le Docteur Héraclius ne pensait nullement comme le Dauphin qui, ayant tiré de l’eau un singe,…
l’y replonge et va chercher
Quelqu’homme afin de le sauver.
Lorsque Héraclius sortit le lendemain, il remarqua que chacun le regardait passer avec curiosité et qu’on se retournait encore pour le voir. L’attention dont il était l’objet l’étonna tout d’abord ; il en chercha la cause et pensa que sa doctrine s’était peut-être répandue à son insu et qu’il était au moment d’être compris par ses concitoyens. Alors une grande tendresse lui vint tout à coup pour ces bourgeois dans lesquels il voyait déjà des disciples enthousiastes, et il se mit à saluer en souriant de droite et de gauche comme un prince au milieu de son peuple. Les chuchotements qui le suivaient lui paraissaient un murmure de louanges et il rayonnait d’allégresse en songeant à la confusion prochaine du recteur et du doyen.
Il parvint ainsi jusqu’aux quais de la Brille. A quelques pas, un groupe d’enfants s’agitait et riait énormément en jetant des pierres dans l’eau tandis que des mariniers qui fumaient leur pipe au soleil semblaient s’intéresser au jeu de ces gamins. Héraclius s’approcha, puis recula soudain comme un homme qui reçoit un grand coup dans la poitrine. A dix mètres de la berge, plongeant et reparaissant tour à tour, un jeune chat se noyait dans la rivière. La pauvre petite bête faisait des efforts désespérés pour gagner la rive, mais chaque fois qu’elle montrait sa tête au-dessus de l’eau, une pierre lancée par un des garnements qui s’amusaient de cette agonie la faisait disparaître de nouveau. Les méchants gamins luttaient d’adresse et s’excitaient l’un l’autre, et lorsqu’un coup bien frappé atteignait le misérable animal, c’étaient sur le quai une explosion de rire et des trépignements de joie. Soudain un caillou tranchant toucha la bête au milieu du front et un filet de sang apparut sur les poils blancs. Alors parmi les bourreaux éclata un délire de cris et d’applaudissements, mais qui se changea tout à coup en une effroyable panique. Blême, tremblant de rage, renversant tout devant lui, frappant des pieds et des poings, le docteur s’était élancé au milieu de cette marmaille comme un loup dans un troupeau de moutons. L’épouvante fut si grande et la fuite si rapide qu’un des enfants, éperdu de terreur, se jeta dans la rivière et disparut. Alors Héraclius défit promptement sa redingote, enleva ses souliers et, à son tour, se précipita dans l’eau. On le vit nager vigoureusement quelques instants, saisir le jeune chat au moment où il disparaissait, et regagner triomphalement la rive. Puis il s’assit sur une borne, essuya, baisa, caressa le petit être qu’il venait d’arracher à la mort, et l’enveloppant amoureusement dans ses bras comme un fils, sans s’occuper de l’enfant que deux mariniers ramenaient à terre, indifférent au tumulte qui se faisait derrière lui, il partit à grands pas vers sa maison, oubliant sur la berge ses souliers et sa redingote.
Cette histoire, lecteur, vous démontera comme,
Quand on veut préserver son semblable des coups,
Quand on croit qu’il vaut mieux sauver un chat qu’un homme,
On doit de ses voisins exciter le courroux,
Comment tous les chemins peuvent conduire à Rome,
Et la métempsycose à l’hôpital des fous.
Deux heures plus tard une foule immense de peuple poussant des cris tumultueux se pressait devant les fenêtres du Docteur Héraclius Gloss. Bientôt une grêle de pierres brisa les vitres et la multitude allait enfoncer les portes quand la gendarmerie apparut au bout de la rue. Le calme se fit peu à peu ; enfin la foule se dissipa ; mais, jusqu’au lendemain deux gendarmes stationnèrent devant la maison du docteur. Celui-ci passa la soirée dans une agitation extraordinaire. Il s’expliquait le déchaînement de la populace par les sourdes menées des prêtres contre lui et par l’explosion de haine que provoque toujours l’avènement d’une religion nouvelle parmi les sectaires de l’ancienne. Il s’exaltait jusqu’au martyre et se sentait prêt à confesser sa foi devant les bourreaux. Il fit venir dans son cabinet toutes les bêtes que cet appartement put contenir, et le soleil l’aperçut qui sommeillait entre son chien, une chèvre et un mouton, et serrant sur son cœur le petit chat qu’il avait sauvé.
Un coup violent frappé à sa porte l’éveilla, et Honorine introduisit un monsieur très grave que suivaient deux agents de la sûreté. Un peu derrière eux se dissimulait le médecin de la préfecture. Le monsieur grave se fit reconnaître pour le commissaire de police et invita courtoisement Héraclius à le suivre ; celui-ci obéit fort ému. Une voiture attendait à la porte, on le fit monter dedans. Puis, assis à côté du commissaire, ayant en face de lui le médecin et un agent, l’autre s’étant placé sur le siège près du cocher, Héraclius vit qu’on suivait la rue des Juifs, la place de l’Hôtel-de-Ville, le boulevard de la Pucelle et qu’on s’arrêtait enfin devant un grand bâtiment d’aspect sombre sur la porte duquel étaient écrits ces mots « Asile des Aliénés ». Il eut soudain la révélation du piège terrible où il était tombé ; il comprit l’effroyable habileté de ses ennemis et, réunissant toutes ses forces, il essaya de se précipiter dans la rue ; deux mains puissantes le firent retomber à sa place. Alors une lutte terrible s’engagea entre lui et les trois hommes qui le gardaient ; il se débattait, se tordait, frappait, mordait, hurlait de rage ; enfin il se sentit terrassé, lié solidement et emporté dans la funeste maison dont la grande porte se referma derrière lui avec un bruit sinistre.
On l’introduisit alors dans une étroite cellule d’un aspect singulier. La cheminée, la fenêtre et la glace étaient solidement grillées, le lit et l’unique chaise fortement attachés au parquet avec des chaînes de fer. Aucun meuble ne s’y trouvait qui pût être soulevé et manié par l’habitant de cette prison. L’événement démontrera, du reste, que ces précautions n’étaient pas superflues. A peine se vit-il dans cette demeure toute nouvelle pour lui que le docteur succomba à la rage qui le suffoquait. Il essaya de briser les meubles, d’arracher les grilles et de casser les vitres. Voyant qu’il n’y pouvait parvenir, il se roula par terre en poussant de si épouvantables hurlements que deux hommes vêtus de blouses et coiffés d’une espèce de casquette d’uniforme entrèrent tout à coup, suivis par un grand monsieur au crâne chauve et tout de noir habillé. Sur un signe de ce personnage, les deux hommes se précipitèrent sur Héraclius et lui passèrent en un instant la camisole de force ; puis ils regardèrent le monsieur noir. Celui-ci considéra un instant le docteur et se tournant vers ses acolytes : « A la salle des douches », dit-il. Héraclius alors fut emporté dans une grande pièce froide au milieu de laquelle était un bassin sans eau. Il fut déshabillé toujours criant, puis déposé dans cette baignoire ; et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, il fut absolument suffoqué par la plus horrible avalanche d’eau glacée qui soit jamais tombée sur les épaules d’un mortel, même dans les régions les plus boréales. Héraclius se tut subitement. Le monsieur noir le considérait toujours ; il lui prit le pouls gravement puis il dit : « Encore une. » Une seconde douche s’écroula du plafond et le docteur s’abattit grelottant, étranglé, suffoquant au fond de sa baignoire glacée. Il fut ensuite enlevé, roulé dans des couvertures bien chaudes et couché dans le lit de sa cellule où il dormit trente-cinq heures d’un profond sommeil.
Il s’éveilla le lendemain, le pouls calme et la tête légère. Il réfléchit quelques instants sur sa situation, puis il se mit à lire son manuscrit qu’il avait eu soin d’emporter avec lui. Le monsieur noir entra bientôt. On apporta une table servie et ils déjeunèrent en tête-à-tête. Le docteur, qui n’avait pas oublié son bain de la veille, se montra fort tranquille et fort poli ; sans dire un mot du sujet qui avait pu lui valoir une pareille mésaventure, il parla longtemps de la façon la plus intéressante et s’efforça de prouver à son hôte qu’il était plus sage d’esprit que les sept sages de la Grèce.
Le monsieur noir offrit à Héraclius en le quittant d’aller faire un tour dans le jardin de l’établissement. C’était une grande cour carrée plantée d’arbres. Une cinquantaine d’individus s’y promenaient ; les uns riant, criant et pérorant, les autres graves et mélancoliques.
Le docteur remarqua d’abord un homme de haute taille partant une longue barbe et de longs cheveux blancs, qui marchait seul, le front penché. Sans savoir pourquoi le sort de cet homme l’intéressa, et, au même moment, l’inconnu, levant la tête, regarda fixement Héraclius. Puis ils allèrent l’un vers l’autre et se saluèrent cérémonieusement. Alors la conversation s’engagea. Le docteur apprit que son compagnon s’appelait Dagobert Félorme et qu’il était professeur de langues vivantes au collège de Balançon. Il ne remarqua rien de détraqué dans le cerveau de cet homme et il se demandait ce qui avait pu l’amener dans un pareil lieu, quand l’autre, s’arrêtant soudain, lui prit la main et, la serrant fortement, lui demanda à voix basse : « Croyez-vous à la métempsycose ? » Le docteur chancela, balbutia ; leurs regards se rencontrèrent et pendant quelques secondes tous deux restèrent debout à se contempler. Enfin l’émotion vainquit Héraclius, des larmes jaillirent de ses yeux — il ouvrit les bras et ils s’embrassèrent. Alors les confidences commencèrent et ils reconnurent bientôt qu’ils étaient illuminés de la même lumière, imprégnés de la même doctrine. Il n’y avait aucun point où leurs idées ne se rencontrassent. Mais à mesure que le docteur constatait cette étonnante similitude de pensées, il se sentait envahi par un malaise singulier ; il lui semblait que plus l’inconnu grandissait à ses yeux, plus il diminuait lui-même dans sa propre estime. La jalousie le mordait au cœur.
L’autre s’écria tout à coup : « La métempsycose c’est moi ; c’est moi qui ai découvert la loi des évolutions des âmes, c’est moi qui ai sondé les destinées des hommes. C’est moi qui fus Pythagore. » Le docteur s’arrêta soudain, plus pâle qu’un linceul. « Pardon, dit-il, Pythagore, c’est moi. » Et ils se regardèrent de nouveau. L’homme continua : « J’ai été successivement philosophe, architecte, soldat, laboureur, moine, géomètre, médecin, poète et marin. — Moi aussi, dit Héraclius. — J’ai écrit l’histoire de ma vie en latin, en grec, en allemand, en italien, en espagnol et en français », criait l’inconnu. Héraclius reprit : « Moi aussi. » Tous deux s’arrêtèrent et leurs regards se croisèrent, aigus comme des pointes d’épées. « En l’an 184, vociféra l’autre, j’habitais Rome et j’étais philosophe. » Alors le docteur, plus tremblant qu’une feuille dans un vent d’orage, tira de sa poche son précieux document et le brandit comme une arme sous le nez de son adversaire. Ce dernier fit un bond en arrière. « Mon manuscrit », hurla-t-il ; et il étendit le bras pour le saisir. « Il est à moi », mugit Héraclius, et, avec une vélocité surprenante, il élevait l’objet contesté au-dessus de sa tête, le changeait de main derrière son dos, lui faisait faire mille évolutions plus extraordinaires les unes que les autres pour le ravir à la poursuite effrénée de son rival. Ce dernier grinçait des dents, trépignait et beuglait : « Voleur ! Voleur ! Voleur ! » A la fin il réussit par un mouvement aussi rapide qu’adroit à tenir par un bout le papier qu’Héraclius essayait de lui dérober. Pendant quelques secondes chacun tira de son côté avec une colère et une vigueur semblables, puis, comme ni l’un ni l’autre ne cédait, le manuscrit qui leur servait de trait d’union physique termina la lutte aussi sagement que l’aurait pu faire le feu roi Salomon, en se séparant de lui-même en deux parties égales, ce qui permit aux belligérants d’aller rapidement s’asseoir à dix pas l’un de l’autre, chacun serrant toujours sa moitié de victoire entre ses mains crispées.
Ils ne se relevèrent point, mais ils recommencèrent à s’examiner comme deux puissances rivales qui, après avoir mesuré leurs forces, hésitent à en venir aux mains de nouveau.
Dagobert Félorme reprit le premier les hostilités. « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je le connaissais avant vous. » Héraclius ne répondit pas.
L’autre reprit : « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit c’est que je puis vous le réciter d’un bout à l’autre dans les sept langues qui ont servi à l’écrire. »
Héraclius ne répondit pas. Il méditait profondément. Une révolution se faisait en lui. Le doute n’était pas possible, la victoire restait à son rival ; mais cet auteur qu’il avait appelé de tous ses vœux l’indignait maintenant comme un faux dieu. C’est que, n’étant plus lui-même qu’un dieu dépossédé, il se révoltait contre la divinité. Tant qu’il ne s’était pas cru l’auteur du manuscrit il avait désiré furieusement le voir ; mais à partir du jour où il était arrivé à se dire : « C’est moi qui ai fait cela, la métempsycose, c’est moi », il ne pouvait plus consentir à ce que quelqu’un prît sa place. Pareil à ces gens qui brûlent leur maison plutôt que de la voir habitée par un autre, du moment qu’un inconnu montait sur l’autel qu’il s’était élevé, il brûlait le temple et le Dieu, il brûlait la métempsycose. Aussi, après un long silence, il dit d’une voix lente et grave : « Vous êtes fou. » A ce mot, son adversaire s’élança comme un forcené et une nouvelle lutte allait s’engager, plus terrible que la première, si les gardiens n’étaient accourus et n’avaient réintégré ces deux rénovateurs des guerres religieuses dans leurs domiciles respectifs.
Pendant près d’un mois le docteur ne quitta point sa chambre ; il passait ses journées seul, la tête entre ses deux mains, profondément absorbé. M. le doyen et M. le recteur venaient le voir de temps en temps et, doucement, au moyen de comparaisons habiles et de délicates allusions, secondaient le travail qui se faisait dans son esprit. Ils lui apprirent ainsi comment un certain Dagobert Félorme, professeur de langues au collège de Balançon, était devenu fou en écrivant un traité philosophique sur la doctrine de Pythagore, Aristote et Platon, traité qu’il s’imaginait avoir commencé sous l’empereur Commode.
Enfin, par un beau matin de grand soleil, le docteur redevenu lui-même, l’Héraclius des bons jours, serra vivement les mains de ses deux amis et leur annonça qu’il avait renoncé pour jamais à la métempsycose, à ses expiations animales et à ses transmigrations, et qu’il se frappait la poitrine en reconnaissant son erreur.
Huit jours plus tard les portes de l’hospice étaient ouvertes devant lui.
Comment on tombe parfois de Charybde en Scylla
En quittant la maison fatale, le docteur s’arrêta un instant sur le seuil et respira à pleins poumons le grand air de la liberté. Puis reprenant son pas allègre d’autrefois, il se mit en route vers son domicile. Il marchait depuis cinq minutes quand un gamin qui l’aperçut poussa tout à coup un sifflement prolongé, auquel répondit aussitôt un sifflement semblable parti d’une rue voisine. Un second galopin arriva immédiatement en courant, et le premier, montrant Héraclius à son camarade, cria, de toutes ses forces :
« V’là l’homme aux bêtes qu’est sorti de la maison des fous », et tous deux, emboîtant le pas derrière le docteur, se mirent à imiter avec un talent remarquable tous les cris d’animaux connus. Une douzaine d’autres polissons se furent bientôt joints aux premiers et formèrent à l’ex-métempsycosiste une escorte aussi bruyante que désagréable. L’un d’eux marchait à dix pas devant le docteur, portant en guise de drapeau un manche à balai au bout duquel il avait attaché une peau de lapin trouvée sans doute au coin de quelque borne ; trois autres venaient immédiatement derrière, simulant des roulements de tambour, puis apparaissait le docteur effaré qui, serré dans sa grande redingote, le chapeau rabattu sur les yeux, semblait un général au milieu de son armée. Après lui la horde des garnements courait, gambadait, sautait sur les mains, piaillant, beuglant, aboyant, miaulant, hennissant, mugissant, criant cocorico, et imaginant mille autres choses joyeuses pour le plus grand amusement des bourgeois qui se montraient sur leurs portes. Héraclius, éperdu, pressait le pas de plus en plus. Soudain un chien qui rôdait vint lui passer entre les jambes. Un flot de colère monta au cerveau du docteur et il allongea un si terrible coup de pied à la pauvre bête qu’il eût jadis recueillie, que celle-ci s’enfuit en hurlant de douleur. Une acclamation épouvantable éclata autour d’Héraclius qui, perdant la tête, se mit à courir de toutes ses forces, toujours poursuivi par son infernal cortège.
La bande passa comme un tourbillon dans les principales rues de la ville et vint se briser contre la maison du docteur ; celui-ci, voyant la porte entrouverte, s’y précipita et la referma derrière lui, puis toujours courant il monta dans son cabinet, où il fut reçu par son singe qui se mit à lui tirer la langue en signe de bienvenue. Cette vue le fit reculer comme si un spectre se fût dressé devant ses yeux. Son singe, c’était le vivant souvenir de tous ses malheurs, une des causes de sa folie, des humiliations et des outrages qu’il venait d’endurer. Il saisit un escabeau de chêne qui se trouvait à portée de sa main et, d’un seul coup, fendit le crâne du misérable quadrumane qui s’affaissa comme une masse aux pieds de son meurtrier. Puis, soulagé par cette exécution, il se laissa tomber dans un fauteuil et déboutonna sa redingote.
Honorine parut alors et faillit s’évanouir de joie en apercevant Héraclius. Dans son allégresse, elle sauta au cou de son seigneur et l’embrassa sur les deux joues, oubliant ainsi la distance qui sépare, aux yeux du monde, le maître de la domestique ; ce en quoi, disait-on, le docteur lui en avait jadis donné l’exemple.
Cependant la horde des polissons ne s’était point dissipée et continuait, devant la porte, un si terrible charivari qu’Héraclius impatienté descendit à son jardin.
Un spectacle horrible le frappa.
Honorine, qui aimait véritablement son maître tout en déplorant sa folie, avait voulu lui ménager une agréable surprise lorsqu’il rentrerait chez lui. Elle avait veillé comme une mère sur l’existence de toutes les bêtes précédemment rassemblées en ce lieu, de sorte que, grâce à la fécondité commune à toutes les races d’animaux, le jardin présentait alors un spectacle semblable à celui que devait offrir, lorsque les eaux du Déluge se retirèrent, l’intérieur de l’Arche où Noé rassembla toutes les espèces vivantes. C’était un amas confus, un pullulement de bêtes, sous lesquelles, arbres, massifs, herbe et terre disparaissaient. Les branches pliaient sous le poids de régiments d’oiseaux, tandis qu’au-dessous chiens, chats, chèvres, moutons, poules, canards et dindons se roulaient dans la poussière. L’air était rempli de clameurs diverses, absolument semblables à celles que poussait la marmaille ameutée de l’autre côté de la maison.
A cet aspect, Héraclius ne se contint plus. Il se précipita sur une bêche oubliée contre le mur et, semblable aux guerriers fameux dont Homère raconte les exploits, bondissant, tantôt en avant, tantôt en arrière, frappant de droite et de gauche, la rage au cœur, l’écume aux dents, il fit un effroyable massacre de tous ses inoffensifs amis. Les poules effarées s’envolaient par-dessus les murs, les chats grimpaient dans les arbres. Nul n’obtint grâce devant lui ; c’était une confusion indescriptible. Puis, lorsque la terre fut jonchée de cadavres, il tomba enfin de lassitude et, comme un général victorieux, s’endormit sur le champ de carnage.
Le lendemain, sa fièvre s’étant dissipée, il voulut essayer de faire un tour par la ville. Mais à peine eut-il franchi le seuil de sa porte que les gamins embusqués au coin des rues le poursuivirent de nouveau criant : « Hou hou hou, l’homme aux bêtes, l’ami des bêtes ! » et ils recommencèrent les cris de la veille avec des variations sans nombre.
Le docteur rentra précipitamment. La fureur le suffoquait, et, ne pouvant s’en prendre aux hommes, il jura une haine inextinguible et une guerre acharnée à toutes les races d’animaux. Dès lors, il n’eut plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : tuer des bêtes. Il les guettait du matin au soir, tendait des filets dans son jardin pour prendre des oiseaux, des pièges dans ses gouttières pour étrangler les chats du voisinage, sa porte toujours entrouverte offrait des viandes appétissantes à la gourmandise des chiens qui passaient, et se refermait brusquement dès qu’une victime imprudente succombait à la tentation. Des plaintes s’élevèrent bientôt de tous les côtés contre lui. Le commissaire de police vint plusieurs fois en personne le sommer d’avoir à cesser cette guerre acharnée. Il fut criblé de procès ; mais rien n’arrêta sa vengeance. Enfin l’indignation fut générale. Une seconde émeute éclata dans la ville, et il aurait été, sans doute, écharpé par la multitude sans l’intervention de la force armée. Tous les médecins de Balançon furent convoqués à la Préfecture, et déclarèrent à l’unanimité que le docteur Héraclius Gloss était fou. Pour la seconde fois encore, il traversa la ville entre deux agents de la police et vit se refermer sur ses pas la lourde porte de la maison sur laquelle était écrit : « Asile des Aliénés. »
Comme quoi le proverbe
« Plus on est de fous, plus on rit »
n’est pas toujours exactement vrai
Le lendemain il descendit dans la cour de l’établissement, et la première personne qui s’offrit à ses yeux fut l’auteur du manuscrit métempsycosiste. Les deux ennemis marchèrent l’un vers l’autre en se mesurant du regard. Un cercle se fit autour d’eux. Dagobert Félorme s’écria : « Voici l’homme qui a voulu me dérober l’œuvre de ma vie, me voler la gloire de ma découverte. » Un murmure parcourut la foule. Héraclius répondit : « Voici celui qui prétend que les bêtes sont des hommes et que les hommes sont des bêtes. » Puis tous deux ensemble se mirent à parler, ils s’excitèrent peu à peu, et, comme la première fois, ils en vinrent bientôt aux mains. Les spectateurs les séparèrent.
A partir de ce jour, avec une ténacité et une persévérance merveilleuses, chacun s’attacha à se créer des sectaires, et, peu de temps après, la colonie tout entière était divisée en deux partis rivaux, enthousiastes, acharnés, et tellement irréconciliables qu’un métempsycosiste ne pouvait se croiser avec un de ses adversaires sans qu’un combat terrible s’ensuivît. Pour éviter de sanglantes rencontres, le directeur fut contraint d’assigner des heures de promenades réservées à chaque faction, car jamais haine plus tenace n’avait animé deux sectes rivales depuis la querelle fameuse des Guelles et des Gibelins. Grâce, du reste, à cette prudente mesure, les chefs de ces clans ennemis vécurent heureux, aimés, écoutés de leurs disciples, obéis et vénérés.
Quelquefois pendant la nuit, un chien qui hurle en rôdant autour des murs fait tressaillir dans leur lit Héraclius et Dagobert : c’est le fidèle Pythagore qui, échappé par miracle à la vengeance de son maître, a suivi sa trace, jusqu’au seuil de sa demeure nouvelle, et cherche à se faire ouvrir les portes de cette maison où les hommes seuls ont le droit d’entrer.
1875
Il habitait autrefois une petite maison, près d’une grande route, à l’entrée d’un village. Il s’était établi charron après avoir épousé la fille d’un fermier du pays, et comme ils travaillaient beaucoup tous les deux, ils amassèrent une petite fortune. Seulement ils n’avaient pas d’enfants, ce qui les chagrinait énormément. Enfin un fils leur vint ; ils l’appelèrent Jean, et ils le caressaient l’un après l’autre, l’enveloppant de leur amour, le chérissant tellement qu’ils ne pouvaient rester une heure sans le regarder.
Comme il avait cinq ans, des saltimbanques passèrent dans le pays et établirent une baraque sur la place de la Mairie.
Jean, qui les avait vus, s’échappa de la maison, et son père, après l’avoir cherché bien longtemps, le retrouva au milieu des chèvres savantes et des chiens faiseurs de tours, qui poussait de grands éclats de rire sur les genoux d’un vieux paillasse.
Trois jours après, à l’heure du dîner, au moment de se mettre à table, le charron et sa femme s’aperçurent que leur fils n’était plus dans la maison. Ils le cherchèrent dans leur jardin, et comme ils ne le trouvaient pas, le père, sur le bord de la route, cria de toute sa force : « Jean ? » — La nuit venait ; l’horizon s’emplissait d’une vapeur brune qui reculait les objets dans un lointain sombre et effrayant. Trois grands sapins, tout près de là, semblaient pleurer. Aucune voix ne répondit ; mais il y avait dans l’air comme des gémissements indistincts. Le père écouta longtemps, croyant toujours entendre quelque chose, tantôt à droite, tantôt à gauche, et la tête perdue, il s’enfonçait dans la nuit en appelant sans cesse : « Jean ? Jean ? »
Il courut ainsi jusqu’au jour, emplissant les ténèbres de ses cris, épouvantant les bêtes rôdeuses, ravagé par une angoisse terrible et se croyant fou par moments. Sa femme, assise sur la pierre de sa porte, sanglota jusqu’au matin.
On ne retrouva pas leur fils.
Alors ils vieillirent rapidement dans une tristesse inconsolable.
Enfin, ils vendirent leur maison et ils partirent pour chercher eux-mêmes.
Ils questionnèrent les bergers sur les côtes, les marchands qui passaient, les paysans dans les villages et les autorités des villes. Mais il y avait longtemps que leur fils était perdu ; personne ne savait rien ; lui-même avait sans doute oublié son nom maintenant et celui de son pays ; et ils pleuraient, n’espérant plus.
Bientôt ils n’eurent plus d’argent ; alors ils se louèrent à la journée dans les fermes et dans les hôtelleries, accomplissant les besognes les plus humbles, vivant des restes des autres, couchant sur la dure et souffrant du froid. Mais comme ils devenaient très faibles à force de fatigues, on n’en voulut plus pour travailler, et ils furent obligés de mendier sur les routes. Ils accostaient les voyageurs avec des figures tristes et des voix suppliantes ; imploraient un morceau de pain des moissonneurs qui dînent autour d’un arbre, à midi dans la plaine ; et ils mangeaient silencieusement, assis sur le bord des fossés.
Un hôtelier, auquel ils racontaient leur malheur, leur dit un jour :
« J’ai connu aussi quelqu’un qui avait perdu sa fille ; c’est à Paris qu’il l’a retrouvée. »
Ils se mirent tout de suite en route pour Paris.
Lorsqu’ils entrèrent dans la grande ville, ils furent épouvantés par son immensité et par les multitudes qui passaient. Ils comprirent cependant qu’il devait être au milieu de tous ces hommes, mais ils ne savaient comment s’y prendre pour le chercher. Puis ils craignaient de ne pas le reconnaître, car il y avait alors quinze ans qu’ils ne l’avaient vu.
Ils visitèrent toutes les places, toutes les rues, s’arrêtèrent à tous les attroupements qu’ils voyaient, espérant une rencontre providentielle, quelque prodigieux hasard, une pitié de la destinée.
Souvent ils marchaient à l’aventure devant eux, l’un contre l’autre, ayant l’air si tristes et si pauvres qu’on leur faisait l’aumône sans qu’ils l’eussent demandée.
Chaque dimanche ils passaient leur journée à la porte des églises, regardant entrer et sortir les foules et cherchant sur les figures quelque ressemblance lointaine. Plusieurs fois ils crurent le reconnaître, mais toujours ils s’étaient trompés.
Il y avait au seuil d’une des églises où ils revenaient le plus souvent, un vieux donneur d’eau bénite qui était devenu leur ami. Son histoire était aussi fort triste, et la commisération qu’ils avaient pour lui fit naître entre eux une grande amitié. Ils finirent par habiter ensemble tous les trois dans un pauvre taudis, tout en haut d’une grande maison, située très loin, auprès des champs, et le charron quelquefois remplaçait à l’église son nouvel ami, lorsque celui-ci se trouvait malade. Un hiver vint, qui fut très dur. Le pauvre porteur de goupillon mourut, et le curé de la paroisse désigna pour le remplacer le charron dont il avait appris les malheurs.
Alors il vint chaque matin s’asseoir au même endroit, sur la même chaise, usant continuellement du frottement de son dos la vieille colonne de pierre contre laquelle il s’appuyait. Il regardait fixement tous les hommes qu’il voyait entrer, et il attendait les dimanches avec autant d’impatience qu’un collégien, parce que l’église, ce jour-là, était sans cesse pleine de monde.
Il devint très vieux, s’affaiblissant encore sous l’humidité des voûtes ; et son espoir s’émiettait tous les jours.
Il connaissait à présent tous ceux qui venaient aux offices ; il savait leurs heures, leurs habitudes, distinguait leurs pas sur les dalles.
Son existence était tellement rétrécie que l’entrée d’un étranger dans l’église était pour lui un grand événement. Un jour deux dames vinrent. L’une était vieille et l’autre jeune. C’était la mère et la fille probablement. Derrière elles un homme se présenta qui les suivit. Il les salua à la sortie et, après leur avoir offert de l’eau bénite, il prit le bras de la plus vieille.
« Ce doit être le fiancé de la jeune », pensa le charron.
Et il chercha jusqu’au soir dans ses souvenirs où il avait pu voir autrefois un homme qui ressemblait à celui-là. Mais celui qu’il se rappelait devait être à présent un vieillard, car il lui semblait l’avoir connu là-bas dans sa jeunesse.
Ce même homme revint souvent accompagner les deux dames, et cette ressemblance vague, éloignée et familière qu’il ne pouvait retrouver importunait tellement le vieux donneur d’eau bénite, qu’il fit venir sa femme avec lui pour aider sa mémoire affaiblie.
Un soir, comme le jour baissait, les étrangers entrèrent tous les trois. Lorsqu’ils furent passés :
« Eh bien ! Le connais-tu ? » dit le mari.
La femme inquiète cherchait à se rappeler aussi. Tout à coup elle dit tout bas :
« Oui… oui… mais il est plus noir, plus grand, plus fort et habillé comme un monsieur ; pourtant, père, vois-tu, c’est ta figure quand tu étais jeune. »
Le vieux fit un soubresaut.
C’était vrai ; il lui ressemblait, et il ressemblait aussi à son frère qui était mort, et à son père qu’il avait connu jeune encore. Ils étaient tellement émus qu’ils ne trouvaient rien à dire. Les trois personnes redescendaient, allaient sortir. L’homme touchait le goupillon du doigt. Alors le vieux, dont la main tremblait tellement qu’elle faisait par terre une pluie d’eau bénite, s’écria : « Jean ? »
L’homme s’arrêta, le regardant.
Il reprit plus bas :
« Jean ? »
Les deux femmes l’examinaient sans comprendre.
Alors il dit pour la troisième fois en sanglotant :
« Jean ? »
L’homme se pencha tout près, tout près de sa figure, et illuminé par un souvenir d’enfance, il répondit :
« Papa Pierre, maman Jeanne ! »
Il avait tout oublié, l’autre nom de son père et celui de son pays ; mais il se rappelait toujours ces deux mots qu’il avait tant répétés : papa Pierre, maman Jeanne !
Il tomba, la figure sur les genoux du vieux, et il pleurait, et il embrassait l’un après l’autre son père et sa mère, qui suffoquaient d’une joie démesurée.
Les deux dames pleuraient aussi, comprenant qu’un grand bonheur était arrivé.
Alors ils allèrent tous chez le jeune homme et il leur raconta son histoire.
Les saltimbanques l’avaient enlevé. Pendant trois ans il parcourut avec eux bien des pays. Puis la troupe s’était dispersée, et une vieille dame, un jour, dans un château, avait donné de l’argent pour le garder, parce qu’elle l’avait trouvé gentil. Comme il était intelligent, on le mit à l’école, puis au collège, et la vieille dame n’ayant pas d’enfants lui avait laissé sa fortune. Lui aussi avait cherché ses parents ; mais comme il ne se rappelait que ces deux noms : « papa Pierre, maman Jeanne », il n’avait pu les retrouver. Maintenant, il allait se marier, et il présenta sa fiancée qui était très bonne et très jolie.
Quand les deux vieux eurent dit à leur tour leurs chagrins et leurs fatigues, ils l’embrassèrent encore une fois ; et ils veillèrent fort tard ce soir-là, n’osant pas se coucher, de crainte que le bonheur qui les fuyait depuis si longtemps ne les abandonnât de nouveau pendant leur sommeil.
Mais ils avaient usé la ténacité du malheur, car ils furent heureux jusqu’à leur mort.
10 novembre 1877
Dès le début de la campagne, le lieutenant Laré prit aux Prussiens deux canons. Son général lui dit : « Merci, lieutenant », et lui donna la croix d’honneur.
Comme il était aussi prudent que brave, subtil, inventif, plein de ruses et de ressources, on lui confia une centaine d’hommes, et il organisa un service d’éclaireurs qui, dans les retraites, sauva plusieurs fois l’armée.
Mais, comme une mer débordée, l’invasion entrait par toute la frontière. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les uns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs. La brigade du général Carrel, séparée de sa division, reculait sans cesse, se battant chaque jour, mais se maintenait presque intacte, grâce à la vigilance et à la célérité du lieutenant Laré, qui semblait être partout en même temps, déjouait toutes les ruses de l’ennemi, trompait ses prévisions, égarait ses uhlans, tuait ses avant-gardes.
Un matin, le général le fit appeler.
« Lieutenant, dit-il, voici une dépêche du général de Lacère qui est perdu si nous n’arrivons pas à son secours demain au lever du soleil. Il est à Blainville, à huit lieues d’ici. Vous partirez à la nuit tombante avec trois cents hommes que vous échelonnerez tout le long du chemin. Je vous suivrai deux heures après. Étudiez la route avec soin ; j’ai peur de rencontrer une division ennemie. »
Il gelait fortement depuis huit jours. A deux heures, la neige commença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, et d’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches. A six heures le détachement se mit en route. Deux hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis venait un peloton de dix hommes que le lieutenant commandait lui-même. Le reste s’avançait ensuite sur deux longues colonnes. A trois cents mètres sur les flancs de la petite troupe, à droite et à gauche, quelques soldats allaient deux par deux. La neige, qui tombait toujours, les poudrait de blanc dans l’ombre ; elle ne fondait pas sur leurs vêtements, de sorte que, la nuit étant obscure, ils tachaient à peine la pâleur uniforme de la campagne.
On faisait halte de temps en temps. Alors on n’entendait plus que cet innommable froissement de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, murmure léger, sinistre et vague. Un ordre se communiquait à voix basse, et, quand la troupe se remettait en route, elle laissait derrière elle une espèce de fantôme blanc debout dans la neige. Il s’effaçait peu à peu et finissait par disparaître. C’étaient les échelons vivants qui devaient guider l’armée.
Les éclaireurs ralentirent leur marche. Quelque chose se dressait devant eux.
« Prenez à droite, dit le lieutenant, c’est le bois de Ronfé ; le château se trouve plus à gauche. »
Bientôt le mot : « Halte ! » circula. Le détachement s’arrêta et attendit le lieutenant qui, accompagné de dix hommes seulement, poussait une reconnaissance jusqu’au château.
Ils avançaient, rampant sous les arbres. Soudain tous demeurèrent immobiles. Un calme effrayant plana sur eux. Puis tout près, une petite voix claire, musicale et jeune traversa le silence du bois. Elle disait :
« Père, nous allons nous perdre dans la neige. Nous n’arriverons jamais à Blainville. »
Une voix plus forte répondit :
« Ne crains rien, fillette, je connais le pays comme ma poche. »
Le lieutenant dit quelques mots, et quatre hommes s’éloignèrent sans bruit, pareils à des ombres.
Soudain un cri de femme, aigu, monta dans la nuit. Deux prisonniers furent amenés : un vieillard et une enfant. Le lieutenant les interrogea toujours à voix basse.
« Votre nom ?
— Pierre Bernard.
— Votre profession ?
— Sommelier du comte de Ronfé.
— C’est votre fille ?
— Oui.
— Que fait-elle ?
— Elle est lingère au château.
— Où allez-vous ?
— Nous nous sauvons.
— Pourquoi ?
— Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardes et pendu le jardinier ; moi, j’ai eu peur pour la petite.
— Où allez-vous ?
— A Blainville.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il y a là une armée française.
— Vous connaissez le chemin ?
— Parfaitement.
— Très bien : suivez-nous. »
On rejoignit la colonne, et la marche à travers champs recommença. Silencieux, le vieillard se tenait aux côtés du lieutenant. Sa fille marchait près de lui. Tout à coup elle s’arrêta. « Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin. » Et elle s’assit. Elle tremblait de froid et paraissait prête à mourir. Son père voulut la porter. Il était trop vieux et trop faible.
« Mon lieutenant, dit-il en sanglotant, nous gênerions votre marche. La France avant tout. Laissez-nous. »
L’officier avait donné un ordre. Quelques hommes étaient partis. Ils revinrent avec des branches coupées.
Alors, en une minute, une litière fut faite. Le détachement tout entier les avait rejoints.
« Il y a là une femme qui meurt de froid, dit le lieutenant ; qui veut donner son manteau pour la couvrir ? »
Deux cents manteaux furent détachés.
« Qui veut la porter maintenant ? »
Tous les bras s’offrirent. La jeune fille fut enveloppée dans ces chaudes capotes de soldat, couchée doucement sur la litière, puis quatre épaules robustes l’enlevèrent ; et, comme une reine d’Orient portée par ses esclaves, elle fut placée au milieu du détachement, qui reprit sa marche plus fort, plus courageux, plus allègre, réchauffé par la présence d’une femme, cette souveraine inspiratrice qui a fait accomplir tant de prodiges au vieux sang français.
Au bout d’une heure on s’arrêta de nouveau et tout le monde se coucha dans la neige. Là-bas, au milieu de la plaine, une grande ombre noire courait. C’était comme un monstre fantastique qui s’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, se ramassait en boule, prenait des élans vertigineux, s’arrêtait, repartait sans cesse. Des ordres murmurés circulaient parmi les hommes et, de temps à autre, un petit bruit sec et métallique claquait. La forme errante se rapprocha brusquement, et l’on vit venir au grand trot, l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans la nuit. Une lueur terrible leur montra soudain deux cents hommes couchés devant eux. Une détonation rapide se perdit dans le silence de la neige, et tous les douze, avec leurs douze chevaux, tombèrent.
On attendit longtemps. Puis on se remit en marche.
Le vieillard qu’on avait trouvé servait de guide.
Enfin une voix très lointaine cria : « Qui vive ! » Un autre plus proche répondit un mot d’ordre. On attendit encore ; des pourparlers s’engageaient. La neige avait cessé de tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière eux, plus haut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles pâlirent et le ciel devint rose à l’Orient.
Un officier d’état-major vint recevoir le détachement. Mais comme il demandait qui l’on portait sur cette litière, elle s’agita ; deux petites mains écartèrent les grosses capotes bleues, et, rose comme l’aurore, avec des yeux plus clairs que n’étaient les étoiles disparues, et un sourire illuminant comme le soleil qui se levait, une mignonne figure répondit :
« C’est moi, Monsieur. »
Les soldats, fous de joie, battirent des mains et portèrent la jeune fille en triomphe jusqu’au milieu du camp, qui prenait les armes. Bientôt après le général Carrel arrivait.
A neuf heures les Prussiens attaquaient.
Ils battaient en retraite à midi.
Le soir, comme le lieutenant Laré, rompu de fatigue, s’endormait sur une botte de paille, on vint le chercher de la part du général. Il le trouva sous sa tente, causant avec le vieillard qu’il avait rencontré dans la nuit.
Aussitôt qu’il fut entré, le général le prit par la main et s’adressant à l’inconnu :
« Mon cher comte, dit-il, voici le jeune homme dont vous me parliez tout à l’heure ; un de mes meilleurs officiers. »
Il sourit, baissa la voix et reprit : « Le meilleur. »
Puis, se tournant vers le lieutenant abasourdi, il présenta « le comte de Ronfé-Quédissac ».
Le vieillard lui prit les deux mains :
« Mon cher lieutenant, dit-il, vous avez sauvé la vie de ma fille, je n’ai qu’un moyen de vous remercier… vous viendrez dans quelques mois me dire… si elle vous plaît… »
Un an après, jour pour jour, dans l’église Saint Thomas-d’Aquin, le capitaine Laré épousait Mlle Louise-Hortense-Geneviève de Ronfé-Quédissac. Elle apportait six cent mille francs de dot et était, disait-on, la plus jolie mariée qu’on eût encore vue cette année-là.
25 mai 1878
J’avais entendu raconter la mort de mon oncle Ollivier.
Je savais qu’au moment où il allait expirer doucement, tranquillement, dans l’ombre de sa grande chambre dont on avait fermé les volets à cause d’un terrible soleil de juillet, au milieu du silence étouffant de cette brûlante après-midi d’été, on entendit dans la rue une petite sonnette argentine. Puis, une voix claire traversa l’alourdissante chaleur : « Coco frais, rafraîchissez-vous Mesdames, coco, coco, qui veut du coco ? » Mon oncle fit un mouvement, quelque chose comme l’effleurement d’un sourire remua sa lèvre, une gaieté dernière brilla dans son œil qui, bientôt après, s’éteignit pour toujours.
J’assistais à l’ouverture du testament. Mon cousin Jacques héritait naturellement des biens de son père ; au mien, comme souvenir, étaient légués quelques meubles. La dernière clause me concernait. La voici : « A mon neveu Pierre, je laisse un manuscrit de quelques feuillets qu’on trouvera dans le tiroir gauche de mon secrétaire ; plus 500 francs pour acheter un fusil de chasse, et 100 francs qu’il voudra bien remettre de ma part au premier marchand de coco qu’il rencontrera !.. »
Ce fut une stupéfaction générale. Le manuscrit qui me fut remis m’expliqua ce legs surprenant.
Je le copie textuellement : « L’homme a toujours vécu sous le joug des superstitions. On croyait autrefois qu’une étoile s’allumait en même temps que naissait un enfant ; qu’elle suivait les vicissitudes de sa vie, marquant les bonheurs par son éclat, les misères par son obscurcissement. On croit à l’influence des comètes, des années bissextiles, des vendredis, du nombre treize. On s’imagine que certaines gens jettent des sorts, le mauvais œil. On dit : « Sa rencontre m’a toujours porté malheur. » Tout cela est vrai. J’y crois. — Je m’explique : je ne crois pas à l’influence occulte des choses ou des êtres ; mais je crois au hasard bien ordonné. Il est certain que le hasard a fait s’accomplir des événements importants pendant que des comètes visitaient notre ciel ; qu’il en a placé dans les années bissextiles ; que certains malheurs remarqués sont tombés le vendredi, ou bien ont coïncidé avec le nombre treize ; que la vue de certaines personnes a concordé avec le retour de certains faits, etc. De là naissent les superstitions. Elles se forment d’une observation incomplète, superficielle, qui voit la cause dans la coïncidence et ne cherche pas au-delà.
« Or, mon étoile à moi, ma comète, mon vendredi, mon nombre treize, mon jeteur de sorts, c’est bien certainement un marchand de coco.
« Le jour de ma naissance, m’a-t-on dit, il y en eut un qui cria toute la journée sous nos fenêtres.
« A huit ans, comme j’allais me promener avec ma bonne aux Champs-Élysées, et que nous traversions la grande avenue, un de ces industriels agita soudain sa sonnette derrière mon dos. Ma bonne regardait au loin un régiment qui passait ; je me retournai pour voir le marchand de coco. Une voiture à deux chevaux, luisante et rapide comme un éclair, arrivait sur nous. Le cocher cria. Ma bonne n’entendit pas ; moi non plus. Je me sentis renversé, roule, meurtri… et je me trouvai, je ne sais comment, dans les bras du marchand de coco qui, pour me réconforter, me mit la bouche sous un de ses robinets, l’ouvrit et m’aspergea… ce qui me remit tout à fait.
« Ma bonne eut le nez cassé. Et si elle continua à regarder les régiments, les régiments ne la regardèrent plus.
« A seize ans, je venais d’acheter mon premier fusil, et, la veille de l’ouverture de la chasse, je me dirigeais vers le bureau de la diligence, en donnant le bras à ma vieille mère qui allait fort lentement à cause de ses rhumatismes. Tout à coup, derrière nous, j’entendis crier : « Coco, coco, coco frais ! » La voix se rapprocha, nous suivit, nous poursuivit. Il me semblait qu’elle s’adressait à moi, que c’était une personnalité, une insulte. Je crois qu’on me regardait en riant : et l’homme criait toujours : « Coco frais ! » comme s’il se fût moqué de mon fusil brillant, de ma carnassière neuve, de mon costume de chasse tout frais en velours marron.
« Dans la voiture je l’entendais encore.
« Le lendemain, je n’abattis aucun gibier, mais je tuai un chien courant que je pris pour un lièvre ; une jeune poule que je pris pour une perdrix. Un petit oiseau se posa sur une haie ; je tirai, il s’envola ; mais un beuglement terrible me cloua sur place. Il dura jusqu’à la nuit… Hélas ! Mon père dut payer la vache d’un pauvre fermier.
« A vingt-cinq ans, je vis, un matin, un vieux marchand de coco, très ridé, très courbé, qui marchait à peine, appuyé sur son bâton et comme écrasé par sa fontaine. Il me parut être une sorte de divinité, comme le patriarche, l’ancêtre, le grand chef de tous les marchands de coco du monde. Je bus un verre de coco et je le payai vingt sous. Une voix profonde qui semblait plutôt sortir de la boîte en fer-blanc que de l’homme qui la portait gémit : « Cela vous portera bonheur, mon cher Monsieur. »
« Ce jour-là je fis la connaissance de ma femme qui me rendit toujours heureux.
« Enfin, voici comment un marchand de coco m’empêcha d’être préfet.
« Une révolution venait d’avoir lieu. Je fus pris du besoin de devenir un homme public. J’étais riche, estimé, je connaissais un ministre ; je demandai une audience en indiquant le but de ma visite. Elle me fut accordée de la façon la plus aimable.
« Au jour dit (c’était en été, il faisait une chaleur terrible), je mis un pantalon clair, des gants clairs, des bottines de drap clair aux bouts de cuir verni. Les rues étaient brûlantes. On enfonçait dans les trottoirs qui fondaient ; et de gros tonneaux d’arrosage faisaient un cloaque des chaussées. De place en place des balayeurs faisaient un tas de cette boue chaude et pour ainsi dire factice, et la poussaient dans les égouts. Je ne pensais qu’à mon audience et j’allais vite quand je rencontrai un de ces flots vaseux ; je pris mon élan, une… deux… Un cri aigu, terrible, me perça les oreilles : « Coco, coco, coco, qui veut du coco ? » Je fis un mouvement involontaire des gens surpris ; je glissai… Ce fut une chose lamentable, atroce… j’étais assis dans cette fange… mon pantalon était devenu foncé, ma chemise blanche tachetée de boue ; mon chapeau nageait à côté de moi. La voix furieuse, enrouée à force de crier, hurlait toujours : « Coco, coco ! » Et devant moi, vingt personnes que secouait un rire formidable, faisaient d’horribles grimaces en me regardant.
« Je rentrai chez moi en courant. Je me changeai. L’heure de l’audience était passée. »
Le manuscrit se terminait ainsi :
« Fais-toi l’ami d’un marchand de coco, mon petit Pierre. Quant à moi, je m’en irai content de ce monde, si j’en entends crier un, au moment de mourir. »
Le lendemain, je rencontrai aux Champs-Élysées un vieux, très vieux porteur de fontaine qui paraissait fort misérable. Je lui donnai le billet de cent francs de mon oncle. Il tressaillit stupéfait, puis me dit : « Grand merci, mon petit homme, cela vous portera bonheur. »
14 septembre 1878
Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.
Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la défaite — les Citoyens de la tombe — les Partageurs de la mort » — passaient à leur tour, avec des airs de bandits.
Leurs chefs, anciens commerçants en drap ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.
Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.
La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu.
Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait à pied, entre deux officiers d’ordonnance.
Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.
La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs.
L’angoisse de l’attente faisait désirer la venue de l’ennemi.
Dans l’après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; et, par toutes les rues voisines, l’armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé.
Des commandements criés d’une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies, de par le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d’une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous des maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenait les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du ciel et en la raison de l’homme.
Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.
Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles, l’officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant, on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. — Et la témérité n’est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s’illustra leur cité. — On se disait enfin, raison suprême tirée de l’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dans son intérieur pourvu qu’on ne se montrât pas familier, en public, avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.
La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l’année d’avant, buvaient aux mêmes cafés.
Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.
Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Les habitants payaient toujours ; ils étaient riches d’ailleurs. Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre.
Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.
Car la haine de l’étranger arme toujours quelques intrépides prêts à mourir pour une Idée.
Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujettissant la ville à leur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreurs que la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s’enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l’armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe où ils s’embarqueraient.
On employa l’influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef.
Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s’étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.
Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit.
A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l’hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture.
Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscurité ; et l’entassement des lourds vêtements d’hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent : « J’emmène ma femme, dit l’un. — J’en fais autant. — Et moi aussi. » Le premier ajouta : « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » Tous avaient les mêmes projets, étant de complexion semblable.
Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d’écurie, sortait de temps à autre d’une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix d’homme parlant aux bêtes et jurant s’entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu’on maniait les harnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu rythmé par le mouvement de l’animal, s’arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruit mat d’un sabot ferré battant le sol.
La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelés, s’étaient tus : ils demeuraient immobiles et roidis.
Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace ; et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde.
L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit : « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture ? Vous serez à l’abri, au moins. »
Ils n’y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite ; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole.
Le plancher était couvert de paille où les pieds s’enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu’elles savaient déjà depuis longtemps.
Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : « Tout le monde est-il monté ? » Une voix du dedans répondit : « Oui. » — On partit.
La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les roues s’enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds ; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.
Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige.
Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette aurore.
Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’un de l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont.
Ancien commis d’un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vins aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.
Sa réputation de filou était si bien établie, qu’un soir à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu’il voyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole », le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.
Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement : « Il est impayable, ce Loiseau. »
De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.
Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l’ordre et l’arithmétique de la maison de commerce, qu’il animait par son activité joyeuse.
A côté d’eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d’honneur et membre du Conseil général. Il était resté, tout le temps de l’Empire, chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.
Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d’un air navré l’intérieur lamentable de la voiture.
Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de la Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s’efforçait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roi Henri IV, qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville, dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.
Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste dans le département. L’histoire de son mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille galanterie, et dont l’entrée fût difficile.
La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu.
Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la religion et des principes.
Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.
En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.
L’homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d’une farce peut-être, il s’était cru nommé préfet ; mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du reste, inoffensif et serviable, il s’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s’était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.
La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là-dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.
Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.
Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de « prostituée », de « honte publique » furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air émoustillé.
Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.
Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l’industrie cotonnière, avait eu soin d’envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s’était arrangé pour vendre à l’Intendance française tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l’État lui devait une somme formidable qu’il comptait bien toucher au Havre.
Et tous les trois se jetaient des coups d’œil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l’argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte.
La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s’inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l’on désespérait maintenant d’y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige, et il fallut deux heures pour la dégager.
L’appétit grandissait, troublait les esprits ; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.
Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n’y trouvèrent pas même de pain, car le paysan, défiant, cachait ses réserves dans la crainte d’être pillé par les soldats qui, n’ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu’ils découvraient.
Vers une heure de l’après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.
De temps en temps, quelqu’un bâillait ; un autre presque aussitôt l’imitait ; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d’où sortait une vapeur.
Boule de suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu’il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d’argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte ; comment n’ai-je pas songé à apporter des provisions ? » Chacun se faisait le même reproche.
Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit : on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l’appétit. » L’alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au ciel la souffrance qu’il leur envoyait.
Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d’une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d’une serviette blanche.
Elle en sortit d’abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confit sous leur gelée ; et l’on apercevait encore dans le panier d’autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu’on appelle « Régence » en Normandie.
Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l’odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.
Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : « A la bonne heure, Madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout. » Elle leva la tête vers lui : « Si vous en désirez, Monsieur ? C’est dur de jeûner depuis le matin. » Il salua : « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n’en peux plus. A la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas, Madame ? » Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : « Dans des moments comme celui-là, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » Il avait un journal, qu’il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.
Mais Boule de suif, d’une voix humble et douce, proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.
Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : « Mais oui, certainement, Monsieur », avec un sourire aimable, et tendit la terrine.
Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la première bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa après l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.
Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : « C’est la faim, pas autre chose. »
Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : « Mon Dieu, si j’osais offrir à ces messieurs et à ces dames… » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons, Mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons, nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi. » On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du « oui ».
Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : « Nous acceptons avec reconnaissance, Madame. »
Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s’en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l’Evêque, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre, Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.
On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.
On s’entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen : « J’ai cru d’abord que je pourrais rester, disait-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang de colère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh, si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on ne m’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici. »
On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralement cette « crapule de Badinguet ».
Mais Boule de suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne, et, bégayant d’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ca aurait été du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter la France si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! » Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur ; mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.
Le panier était vide. A dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait fini de manger.
La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite car elle se sentait les pieds gelés. Mme Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.
Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières.
On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à la grande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.
Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg, et devant l’hôtel du Commerce on s’arrêta.
La portière s’ouvrit. Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs : c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose.
Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes, qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d’épouvante.
A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.
Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disant d’un ton raide : « Foulez-vous descendre, Messieurs et Dames ? »
Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l’officier : « Bonjour, Monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que de politesse. L’autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.
Boule de suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d’être calme : le démoc tourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et, pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle tâchait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes.
On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand, s’étant fait présenter l’autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.
Puis il dit brusquement : « C’est pien », et il disparut.
Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l’apprêter ; et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d’un numéro parlant.
Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l’auberge parut lui-même. C’était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.
Il demanda :
« Mademoiselle Élisabeth Rousset ? »
Boule de suif tressaillit, se retourna :
« C’est moi.
— Mademoiselle, l’officier prussien veut vous parler immédiatement.
— A moi ?
— Oui, si vous êtes bien Mlle Élisabeth Rousset. »
Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément :
« C’est possible, mais je n’irai pas. »
Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha :
« Vous avez tort, Madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger : c’est sans doute pour quelque formalité oubliée. »
Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d’un coup de tête. Elle dit enfin :
« C’est pour vous que je le fais, bien sûr ! »
La comtesse lui prit la main :
« Et nous vous en remercions. »
Elle sortit. On l’attendit pour se mettre à table. Chacun se désolait de n’avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l’appellerait à son tour.
Mais au bout de dix minutes elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : « Oh la canaille ! La canaille ! »
Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et, comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité : « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »
Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale-Ale et la Révolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sans songer à l’autre.
M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant ; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exécrant, d’abord, parce qu’ils lui coûtaient de l’argent, et, ensuite, parce qu’elle avait deux fils à l’armée. Elle s’adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.
Puis elle baissait la voix pour dire les choses délicates, et son mari de temps en temps, l’interrompait : « Tu ferais mieux de te taire, Madame Follenvie. » Mais elle n’en tenait aucun compte, et continuait : « Oui, Madame, ces gens-là, ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. Oh non ! Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et des jours ; ils sont là tous dans un champ : Et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là. S’ils cultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routes dans leur pays ! Mais non, Madame, ces militaires, ça n’est profitable à personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n’apprendre rien qu’à massacrer ! Je ne suis qu’une vieille femme sans éducation, c’est vrai, mais en les voyant qui s’esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis : Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d’autres se donnent tant de mal pour être nuisibles ! Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer des gens, qu’ils soient prussiens, ou bien anglais, ou bien polonais, ou bien français ? Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous a fait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c’est donc bien, puisqu’on donne des décorations à celui qui en détruit le plus ? Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça ! »
Cornudet éleva la voix :
« La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c’est un devoir sacré quand on défend la patrie. »
La vieille femme baissa la tête :
« Oui, quand on se défend, c’est autre chose ; mais si l’on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir ? »
L’œil de Cornudet s’enflamma :
« Bravo, citoyenne », dit-il.
M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu’il fût fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l’opulence qu’apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu’on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu’il faudra des siècles pour achever.
Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.
Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.
Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu’il appelait : « les mystères du corridor ».
Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, bordé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s’entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s’arrêtèrent. Boule de suif semblait défendre l’entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait :
« Voyons, vous êtes bête, qu’est-ce que ça vous fait ? »
Elle avait l’air indigné et répondit :
« Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte. »
Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s’emporta, élevant encore le ton :
« Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté peut-être ? »
Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l’ennemi dut réveiller en son cœur sa dignité défaillante, car, après l’avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup.
Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu’il réveilla d’un baiser en murmurant : « M’aimes-tu, chérie ? »
Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s’éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait.
Comme on avait décidé qu’on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l’église au fond et, des deux côtés, des maisons basses où l’on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu’ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l’apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à « l’armée de la guerre », indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café ; un d’eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente.
Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d’église lui répondit : « Oh ! Ceux-là ne sont pas méchants : c’est pas des Prussiens à ce qu’on dit. Ils sont de plus loin, je ne sais pas bien d’où ; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu’on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas trop malheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal et qu’ils travaillent comme s’ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, Monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide… C’est les grands qui font la guerre. »
Cornudet, indigné de l’entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s’enfermer dans 1’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : « Ils repeuplent. » M. Carré-Lamadon eut un mot grave : « Ils réparent. » Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le découvrit dans le café du village attablé fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Le comte l’interpella :
« Ne vous avait-on pas donné l’ordre d’atteler pour huit heures ?
— Ah bien oui, mais on m’en a donné un autre depuis.
— Lequel ?
— De ne pas atteler du tout.
— Qui vous a donné cet ordre ?
— Ma foi ! Le commandant prussien.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me défend d’atteler, moi je n’attelle pas. Voilà.
— C’est lui-même qui vous a dit cela ?
— Non, Monsieur : c’est l’aubergiste qui m’a donné l’ordre de sa part.
— Quand ça ?
— Hier soir, comme j’allais me coucher. »
Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.
On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d’incendie.
On voulut voir l’officier, mais cela était impossible absolument, bien qu’il logeât dans l’auberge. M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.
Cornudet s’installa sous la haute cheminée de la cuisine, où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d’une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C’était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, il passait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras, pendant qu’il humait sa moustache frangée d’écume.
Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l’avenir de la France. L’un croyait aux d’Orléans, l’autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révélerait quand tout serait désespéré : un Du Guesclin, une Jeanne d’Arc peut-être ? Ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! Si le prince impérial n’était pas si jeune ! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.
Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogea bien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : « L’officier m’a dit comme ça : « Monsieur Follenvie, vous défendrez qu’on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ca suffit. »
Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu’il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c’est-à-dire vers une heure.
Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgré l’inquiétude. Boule de suif semblait malade et prodigieusement troublée.
On achevait le café quand l’ordonnance vint chercher ces messieurs.
Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme on essayait d’entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu’il entendait n’avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.
Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l’auberge, où l’officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelque bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.
Au bout de quelques instants il dit enfin :
« Qu’est-ce que fous foulez ? »
Le comte prit la parole : « Nous désirons partir, Monsieur.
— Non.
— Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?
— Parce que che ne feux pas.
— Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe, et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.
— Che ne feux pas… foilà tout… Fous poufez tescentre. »
S’étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent. L’après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d’Allemand, et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine, et l’on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages — mais dans quel but ? — ou les emmener prisonniers ? Ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? A cette pensée, une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée, et, comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.
Le comte battit les cartes — donna, — Boule de suif avait trente et un d’emblée ; et bientôt l’intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aperçut que le ménage Loiseau s’entendait pour tricher.
Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut, et, de sa voix graillonnante, il prononça : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a pas encore changé d’avis. »
Boule de suif resta debout, toute pâle ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu’elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata : « Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais ! »
Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d’abord ; mais l’exaspération l’emporta bientôt : « Ce qu’il veut ?… ce qu’il veut ?… Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C’était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l’on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d’elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne se montraient qu’aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien.
On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu : on songeait.
Les dames se retirèrent de bonne heure, et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie, qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l’officier. Mais il ne songeait qu’à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre ; et il répétait sans cesse : « Au jeu, Messieurs, au jeu. » Son attention était si tendue qu’il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.
Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était « du matin », toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était « du soir », toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule devant le feu », et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pourrait rien tirer, on déclara qu’il était temps de s’en aller, et chacun gagna son lit.
On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s’en aller, une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge.
Hélas ! Les chevaux restaient à l’écurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour de la voiture.
Le déjeuner fut bien triste ; et il s’était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fille, maintenant, de n’avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’eût su, d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire à l’officier qu’elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d’importance !
Mais personne n’avouait encore ces pensées.
Dans l’après-midi, comme on s’ennuyait à périr, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppa avec soin et la petite société partit, à l’exception de Cornudet, qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui passaient leurs journées dans l’église ou chez le curé.
Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était une souffrance, et, lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l’âme glacée et le cœur serré.
Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derrière.
Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette « garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvait exiger d’une femme un sacrifice aussi pénible, et qu’il devait venir d’elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que, si les Français faisaient, comme il en était question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux. « Si l’on se sauvait à pied », dit Loiseau. Le comte haussa les épaules : « Y songez-vous, dans cette neige ? Avec nos femmes ? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés prisonniers à la merci des soldats. » C’était vrai : on se tut.
Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contrainte semblait les désunir.
Tout à coup, au bout de la rue, l’officier parut. Sur la neige qui fermait l’horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées.
Il s’inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes, qui eurent, du reste, la dignité de ne se point découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.
Boule de suif était devenue rouge jusqu’aux oreilles ; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d’être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu’il avait si cavalièrement traitée.
Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout ; elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il ferait un fort joli hussard, dont toutes les femmes assurément raffoleraient.
Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner silencieux dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps.
On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de suif.
Une cloche tinta. C’était pour un baptême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l’an et n’y songeait jamais ; mais la pensée de celui qu’on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.
Aussitôt qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu’à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il était d’avis de proposer à l’officier de garder Boule de suif toute seule, et de laisser partir les autres.
M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitôt. L’Allemand, qui connaissait la nature humaine, l’avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde tant que son désir ne serait pas satisfait.
Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata : « Nous n’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est son métier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu’elle n’a pas le droit de refuser l’un plutôt que l’autre. Je vous demande un peu, ça a pris tout ce qu’elle a trouvé dans Rouen, même des cochers ! Oui, Madame, le cocher de la préfecture ! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la maison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras, elle fait la mijaurée, cette morveuse !.. Moi, je trouve qu’il se conduit très bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps ; et nous étions là trois qu’il aurait sans doute préférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Il n’avait qu’à dire : « Je veux », et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats. »
Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait déjà prise de force par l’officier.
Les hommes, qui discutaient à l’écart, se rapprochèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misérable » pieds et poings liés à l’ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d’ambassadeurs, et doué d’un physique de diplomate, était partisan de l’habileté : « Il faudrait la décider », dit-il.
Alors on conspira.
Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C’était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d’expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n’aurait rien compris, tant les précautions du langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s’épanouissaient dans cette aventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’un cuisinier gourmand qui prépare le souper d’un autre.
La gaieté revenait d’elle-même, tant l’histoire leur semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. A son tour, Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : « Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre ? » La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu’à sa place elle refuserait celui-là moins qu’un autre.
On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemi dans la place.
Cornudet cependant restait à l’écart, complètement étranger à cette affaire.
Une attention si profonde tendait les esprits, qu’on n’entendit point rentrer Boule de suif. Mais le comte souffla un léger : « Chut » qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et un certain embarras empêcha d’abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités des salons, l’interrogea : « Était-ce amusant, ce baptême ? »
La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l’aspect même de l’église. Elle ajouta : « C’est si bon de prier quelquefois. »
Cependant, jusqu’au déjeuner, ces dames se contentèrent d’être aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.
Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les y réduisant à des servilités d’esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l’imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir, à Capoue, Annibal entre leurs bras, et avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.
On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte, sauvé miraculeusement par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal.
Et tout cela était raconté d’une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l’émulation. On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme ici-bas était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.
Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes. Boule de suif ne disait rien.
Pendant tout l’après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l’appeler « Madame », comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement « Mademoiselle », sans que personne sût bien pourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degré dans l’estime qu’elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.
An moment où l’on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a point encore changé d’avis. »
Boule de suif répondit sèchement : « Non, Monsieur. »
Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l’Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’était un argument puissant ; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n’était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n’hésitait jamais ; sa conscience n’avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d’en haut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l’intention était louable. La comtesse, mettant à profit l’autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens. »
Elle l’interrogeait :
« Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ?
— Qui pourrait en douter, Madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l’inspire. »
Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s’intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.
Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d’elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu’elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu’elles auraient sauvés peut-être ! C’était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans les remous des batailles, et, mieux qu’un chef, dompter d’un mot les grands soudards indisciplinés ; une vraie bonne sœur Ran-tan-plan, dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.
Personne ne dit rien après elle, tant l’effet semblait excellent.
Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans la matinée.
Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le temps de germer et de pousser ses fruits.
La comtesse proposa de faire une promenade dans l’après-midi ; alors le comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de suif, et demeura derrière les autres, avec elle.
Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : « ma chère enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question :
« Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie ? »
Boule de suif ne répondit rien.
Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester « Monsieur le comte », tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : « Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d’avoir goûté d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. »
Boule de suif ne répondit pas et rejoignit la société.
Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus. L’inquiétude était extrême. Qu’allait-elle faire ? Si elle résistait, quel embarras ! L’heure du dîner sonna ; on l’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu’on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha de l’aubergiste, et, tout bas : « Ca y est ? — Oui. » Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria : « Saperlipopette ! Je paye du Champagne si l’on en trouve dans l’établissement » — et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s’apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits.
Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla : « Silence ! » Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut ! » des deux mains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle :
« Rassurez-vous, tout va bien. »
On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa. Au bout d’un quart d’heure il recommença la même farce, la renouvela souvent dans la soirée ; et il faisait semblant d’interpeller quelqu’un à l’étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer : « Pauvre fille ! » ou bien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : « Gueux de Prussien, va ! » Quelquefois, au moment où l’on n’y songeait plus, il poussait, d’une voix vibrante, plusieurs : « Assez ! Assez ! » et ajoutait, comme se parlant à lui-même : « Pourvu que nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, le misérable ! »
Bien que ces plaisanteries fussent d’un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dépend des milieux comme le reste, et l’atmosphère qui s’était peu à peu créée autour d’eux était chargée de pensées grivoises.
Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s’ouvrir une route vers le sud. Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main : « Je bois à notre délivrance ! » Tout le monde fut debout : on l’acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamais goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c’était plus fin cependant.
Loiseau résuma la situation.
« C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourrait pincer un quadrille. »
Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant : « Vous n’êtes pas farce, vous, ce soir ; vous ne dites rien, citoyen ? » Mais Cornudet releva brusquement la tête, et, parcourant la société d’un regard luisant et terrible : « Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie ! » Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois : « Une infamie ! » et disparut.
Cela jeta un froid d’abord. Loiseau, interloqué, restait bête ; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant : « Ils sont trop verts mon vieux, ils sont trop verts. » Comme on ne comprenait pas, il raconta les « mystères du corridor ». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces dames s’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.
« Comment ! Vous êtes sûr ? Il voulait…
— Je vous dis que je l’ai vu.
— Et, elle a refusé…
— Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.
— Pas possible ?
— Je vous le jure. »
Le comte étouffait. L’industriel se comprimait le ventre à deux mains. Loiseau continuait :
« Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du tout. »
Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés, toussant.
On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que « cette chipie » de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée : « Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l’uniforme, qu’il soit français ou bien prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n’est pas une pitié, Seigneur Dieu ! »
Et toute la nuit, dans l’obscurité du corridor coururent comme des frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des effleurements de pieds nus, d’imperceptibles craquements. Et l’on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là ; il trouble, dit-on, le sommeil.
Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu’une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d’un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ils éparpillaient.
Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.
On n’attendait plus que Boule de suif. Elle parut.
Elle semblait un peu troublée, honteuse, et elle s’avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un même mouvement, se détournèrent comme s’ils ne l’avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l’éloigna de ce contact impur.
La grosse fille s’arrêta, stupéfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un « bonjour, Madame » humblement murmuré. L’autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l’on se tenait loin d’elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu’elle avait occupée pendant la première partie de la route.
On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari : « Heureusement que je ne suis pas à côté d’elle. »
La lourde voiture s’ébranla, et le voyage recommença.
On ne parla point d’abord. Boule de suif n’osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d’avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetée.
Mme la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence.
« Vous connaissez, je crois, Mme d’Etrelles ?
— Oui, c’est une de mes amies.
— Quelle charmante femme !
— Ravissante ! Une vraie nature d’élite, fort instruite d’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts : elle chante à ravir et dessine dans la perfection ! »
Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon — échéance — prime — à terme. »
Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l’auberge, engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme.
Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d’orémus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu.
Cornudet songeait, immobile.
Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : « Il fait faim », dit-il.
Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d’où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger. « Si nous en faisions autant », dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C’était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu’un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse.
Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot-sac, tira de l’une quatre œufs durs et de l’autre le croûton d’un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là-dedans, des étoiles.
Boule de suif, dans la hâte et l’effarement de son lever, n’avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait.
Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants ; mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas.
Mais la comtesse s’en aperçut et prévint son mari d’un signe. Il haussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous ? Ce n’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe, et murmura : « Elle pleure sa honte. »
Les deux bonnes sœurs s’étaient remises à prier, après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson.
Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise.
Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie.
Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :
Amour sacré de la patrie,
Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !
On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.
Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.
16 avril 1880
Préparatifs de voyage
Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoup d’autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dans un ministère par la protection d’une de ses tantes, qui tenait un débit de tabac où s’approvisionnait un chef de division.
Il avança très lentement et serait peut-être mort commis de quatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nos destinées.
Il a aujourd’hui cinquante-deux ans, et c’est à cet âge seulement qu’il commence à parcourir, en touriste, toute cette partie de la France qui s’étend entre les fortifications et la province.
L’histoire de son avancement peut être utile à beaucoup d’employés, comme le récit de ses promenades servira sans doute à beaucoup de Parisiens qui les prendront pour itinéraires de leurs propres excursions, et sauront, par son exemple, éviter certaines mésaventures qui lui sont advenues.
M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1. 800 francs. Par un effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs, qui le laissaient languir dans l’attente éternelle et désespérée de l’augmentation, cet idéal de l’employé.
Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le faire valoir : et puis il était trop fier, disait-il. Et puis sa fierté consistait à ne jamais saluer ses supérieurs d’une façon vile et obséquieuse, comme le faisaient, à son avis, certains de ses collègues qu’il ne voulait pas nommer. Il ajoutait encore que sa franchise gênait bien des gens, car il s’élevait, comme tous les autres d’ailleurs, contre les passe-droits, les injustices, les tours de faveur donnés à des inconnus, étrangers à la bureaucratie. Mais sa voix indignée ne passait jamais la porte de la case où il besognait, selon son mot : « Je besogne… dans les deux sens, Monsieur ».
Comme employé d’abord, comme Français ensuite, comme homme d’ordre enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernement établi, étant fanatique du pouvoir… autre que celui des chefs.
Chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il se postait sur le passage de l’empereur afin d’avoir l’honneur de se découvrir : et il s’en allait tout orgueilleux d’avoir salué le chef de l’État.
À force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : il l’imita dans la coupe de sa barbe, l’arrangement de ses cheveux, la forme de sa redingote, sa démarche, son geste — combien d’hommes, dans chaque pays, semblent des portraits du Prince ! — Il avait peut-être une vague ressemblance avec Napoléon III, mais ses cheveux étaient noirs — il les teignit. Alors la similitude fut absolue ; et, quand il rencontrait dans la rue un autre monsieur représentant aussi la figure impériale, il en était jaloux et le regardait dédaigneusement. Ce besoin d’imitation devint bientôt son idée fixe, et, ayant entendu un huissier des Tuileries contrefaire la voix de l’empereur, il en prit à son tour les intonations et la lenteur calculée.
Il devint aussi tellement pareil à son modèle qu’on les aurait confondus, et des gens au ministère, des hauts fonctionnaires, murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ; on en parla au ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais, à sa vue, il se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : « C’est drôle, vraiment drôle ! » On l’entendit, et le lendemain, le supérieur direct de Patissot proposa son subordonné pour un avancement de trois cents francs, qu’il obtint immédiatement.
Depuis lors, il marcha d’une façon régulière, grâce à cette faculté simiesque d’imitation. Même une inquiétude vague, comme le pressentiment d’une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnait ses chefs, qui lui parlaient avec déférence.
Mais quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Il se sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, se rasa complètement et fit couper ses cheveux courts, obtenant ainsi un aspect paterne et doux fort peu compromettant.
Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu’il avait exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinct de conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications et entravèrent son avancement. Lui aussi changea d’opinion ; mais la République n’étant pas un personnage palpable et vivant à qui l’on peut ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité, il se trouva plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresse épouvantable, arrêté dans tous ses besoins d’imitation, après l’insuccès d’une tentative vers son idéal dernier : M. Thiers.
Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sa personnalité. Il chercha longtemps ; puis, un matin, il se présenta au bureau avec un chapeau neuf qui portait comme cocarde, au côté droit, une très petite rosette tricolore. Ses collègues furent stupéfaits ; on en rit toute la journée, et le lendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la gravité de son attitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore une fois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ce une simple affirmation de patriotisme ? — ou le témoignage de son ralliement à la République ? — ou peut être la marque secrète de quelque affiliation puissante ? — Mais alors, pour la porter si obstinément, il fallait être bien assuré d’une protection occulte et formidable. Dans tous les cas il était sage de se tenir sur ses gardes, d’autant plus que son imperturbable sang-froid devant toutes les plaisanteries augmentait encore les inquiétudes. On le ménagea derechef, et son courage à la Gribouille le sauva, car il fut enfin nommé commis principal, le 1er janvier 1880.
Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour du repos et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit. Ses dimanches étaient généralement passés à lire des romans d’aventures et à régler avec soin des transparents qu’il offrait ensuite à ses collègues. Il n’avait pris, en son existence, que trois congés, de huit jours chacun, pour déménager. Mais quelquefois, aux grandes fêtes, il partait par un train de plaisir à destination de Dieppe ou du Havre, afin d’élever son âme au spectacle imposant de la mer.
Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise. Il vivait depuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence, chaste d’ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horrible l’envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement le prit qui lui fit craindre une attaque. S’étant transporté chez un médecin, il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance :
« M. X…, cinquante-deux ans, célibataire, employé. — Nature sanguine, menace de congestion. — Lotions d’eau froide, nourriture modérée, beaucoup d’exercice.
Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, il garda tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, roulée en manière de turban, tandis que des gouttes d’eau, sans cesse, tombaient sur ses expéditions, qu’il lui fallait recommencer. Il relisait à tout instant l’ordonnance, avec l’espoir, sans doute, d’y trouver un sens inaperçu, de pénétrer la pensée secrète du médecin, et de découvrir aussi quel exercice favorable pourrait bien le mettre à l’abri de l’apoplexie.
Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier. L’un d’eux lui conseilla la boxe. Il s’enquit aussitôt d’un professeur et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup de poing droit qui le détacha à jamais de ce divertissement salutaire. La canne le fit râler d’essoufflement, et il fut si bien courbaturé par l’escrime, qu’il en demeura deux nuits sans dormir. Alors il eut une illumination. C’était de visiter à pied, chaque dimanche, les environs de Paris et même certaines parties de la capitale qu’il ne connaissait pas.
Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant toute une semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença les préparatifs.
Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que de pauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des rues avec importunité, il se rendit dans les magasins avec la simple intention de voir, se réservant d’acheter plus tard.
Il visita d’abord l’établissement d’un bottier soi-disant américain, demandant qu’on lui montrât de forts souliers pour voyages ! On lui exhiba des espèces d’appareils blindés en cuivre comme des navires de guerre, hérissés de pointes comme une herse de fer, et qu’on lui affirma être confectionnés en cuir de bison des Montagnes Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu’il en aurait volontiers acheté deux paires. Une seule lui suffisait cependant. Il s’en contenta ; et il partit, la portant sous son bras, qui fut bientôt tout engourdi.
Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, comme ceux des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile à voile passées à l’huile et montant jusqu’aux genoux.
Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, une lunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendus aux flancs des coteaux ; enfin une carte de l’état-major qui lui permettrait de se diriger sans demander sa route aux paysans courbés au milieu des champs.
Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut à acquérir un léger vêtement d’alpaga que la célèbre maison Raminau livrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modique somme de six francs cinquante centimes.
Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune homme distingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des ongles roses comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fit voir le vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence de l’annonce. Alors Patissot hésitant, interrogea : « Mais enfin, Monsieur, est-ce d’un bon usage ? » — L’autre détourna les yeux avec un embarras bien joué comme un honnête homme qui ne veut pas tromper la confiance d’un client, et, baissant le ton d’un air hésitant : « Mon Dieu, Monsieur, vous comprenez que pour six francs cinquante on ne peut pas livrer un article pareil à celui-ci, par exemple… » Et il prit un veston sensiblement mieux que le premier. Après l’avoir examiné, Patissot s’informa du prix. — « Douze francs cinquante. » C’était tentant. Mais, avant de se décider, il interrogea de nouveau le grand jeune homme, qui le regardait fixement, en observateur. — « Et… c’est très bon cela ? Vous le garantissez ? » — « Oh ! Certainement, Monsieur, c’est excellent et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu’il fût mouillé ! Oh ! Pour être bon, c’est bon ; mais vous comprenez bien qu’il y a marchandise et marchandise. Pour le prix, c’est parfait. Douze francs cinquante, songez donc, ce n’est rien. Il est bien certain qu’une jaquette de vingt-cinq francs vaudra mieux. Pour vingt-cinq francs, vous avez tout ce qu’il y a de supérieur ; aussi fort que le drap, plus durable même. Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne change jamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C’est en même temps plus chaud et plus léger. » Et il déployait sa marchandise, faisait miroiter l’étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour faire valoir l’excellence de la qualité. Il parlait interminablement, avec conviction, dissipant les hésitations par le geste et par la rhétorique.
Patissot fut convaincu, il acheta. L’aimable vendeur ficela le paquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, il continuait à vanter avec emphase la valeur de l’acquisition. Quand elle fut payée, il se tut soudain, salua d’un « Au plaisir, Monsieur » qu’accompagnait un sourire d’homme supérieur, et tenant le vantail ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait en vain de le saluer, ses deux mains étant chargées de paquets. M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premier itinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnitures ferrées faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher, tomba et se promit de faire attention. Puis il étendit sur des chaises toutes ses emplettes, qu’il considéra longtemps, et il s’endormit avec cette pensée : « C’est étrange que je n’aie pas songé plus tôt à faire des excursions à la campagne ! »
Première sortie
M. Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Il rêvait à l’excursion projetée pour le dimanche suivant, et un grand désir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin de s’attendrir devant les arbres, cette soif d’idéal champêtre qui hante au printemps les Parisiens.
Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il fut debout.
Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte de cheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménages pauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel qui apparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleu foncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des vols d’hirondelles qu’on ne pouvait suivre qu’une seconde. Il se dit que, de là-haut, elles devraient découvrir la campagne lointaine, la verdure des coteaux boisés, tout un déploiement d’horizons.
Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans la fraîcheur des feuilles. Il s’habilla bien vite, chaussa ses formidables souliers et demeura très longtemps à sangler ses guêtres dont il n’avait point l’habitude. Après avoir chargé sur le dos son sac bourré de viande, de fromages et de bouteilles de vin (car l’exercice assurément lui creuserait l’estomac), il partit, sa canne à la main.
Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs, pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient plus légère son allure. Des gens se retournaient pour le voir, un chien jappa ; un cocher, en passant, lui cria : « Bon voyage, Monsieur Dumolet ! » Mais lui s’en fichait carrément, et il allait sans se retourner, toujours plus vite, faisant, d’un air crâne, le moulinet avec sa canne.
La ville s’éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumière d’une belle journée de printemps. Les façades des maisons luisaient, les serins chantaient dans leurs cages, et une gaieté courait les rues, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement des choses sous le clair soleil levant.
Il gagnait la Seine pour prendre l’hirondelle qui le déposerait à Saint-Cloud et, au milieu de l’ahurissement des passants, il suivit la rue de la Chaussée-d’Antin, le boulevard, la rue Royale, se comparant mentalement au Juif Errant. En remontant sur le trottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une fois glissèrent sur le granit, et lourdement, il s’abattit, avec un bruit terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il se remit en marche plus doucement, jusqu’à la Seine où il attendit une hirondelle.
Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toute petite d’abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elle prenait en son esprit des allures de paquebot, comme s’il allait partir pour un long voyage, passer les mers, voir des peuples nouveaux et des choses inconnues. Elle accosta et il prit place. Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans de chapeau éclatants et de grosses figures écarlates. Patissot se plaça, tout à l’avant, debout, les jambes écartées à la façon des matelots, pour faire croire qu’il avait beaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les petits remous des mouches, il s’arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir son équilibre.
Après la station du Point-du-Jour, la rivière s’élargissait, tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu’on eut passé entre deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça le Bas-Meudon, puis Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissot descendit.
Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l’état-major, pour ne commettre aucune erreur.
C’était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouver la Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner, par cette route, Versailles dont il visiterait le parc avant dîner.
Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, les jambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière ses gros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, il s’arrêta avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de son départ, il avait oublié sa lunette marine !
Enfin, voici les bois. Alors, malgré l’effroyable chaleur, malgré la sueur qui lui coulait du front, et le poids de son harnachement, et les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôt il trotta vers la verdure, avec de petits bonds, comme les vieux chevaux poussifs.
Il entra sous l’ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et un attendrissement le prit devant les multitudes de petites fleurs diverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Des insectes de toutes couleurs, de toutes les formes trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient péniblement des ascensions de brins d’herbe qui ployaient sous leurs poids. Et Patissot admira sincèrement la création. Mais, comme il était exténué, il s’assit.
Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l’intérieur de son sac. Une des bouteilles s’était cassée, dans sa chute assurément, et le liquide, retenu par l’imperméable toile cirée, avait fait une soupe au vin de ses nombreuses provisions.
Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, un morceau de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en se désaltérant avec du bordeaux fermenté, couvert d’une écume rose désagréable à l’œil.
Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir de nouveau consulté sa carte, il repartit.
Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour que rien ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s’orienter, réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui, sur le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôt qu’il était absolument égaré.
Devant lui s’ouvrait une ravissante allée dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches cachées dans les herbes. Elle était allongée interminablement, et vide, et calme. Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s’arrêtant parfois sur une fleur qu’il inclinait, et repartait presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes, et démesurément petites. Patissot l’observait avec un profond intérêt, quand quelque chose remua sous ses pieds. Il eut peur d’abord, et sauta de côté ; puis, se penchant avec précaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une noisette, qui faisait des bonds énormes.
Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans les mains. Alors, avec des précautions infinies, il se traîna vers elle, sur les genoux, avançant tout doucement, tandis que son sac, sur son dos, semblait une carapace énorme et lui donnait l’air d’une grosse tortue en marche. Quand il fut près de l’endroit où la bestiole s’était arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mains en avant, tomba le nez dans le gazon, se releva avec deux poignées de terre et point de grenouille. Il eut beau chercher, il ne la retrouva pas.
Dès qu’il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deux personnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femme agitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portait sa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant : « Monsieur ! Monsieur ! » Il s’essuya le front et répondit : « Madame ! — Monsieur, nous sommes perdus, tout à fait perdus ! » Une pudeur l’empêcha de faire le même aveu et il affirma gravement : « Vous êtes sur la route de Versailles. — Comment, sur la route de Versailles ? Mais nous allons à Rueil. » Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément : « Madame, je vais vous montrer, avec ma carte d’état-major, que vous êtes bien sur la route de Versailles. » Le mari s’approchait. Il avait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, une brunette énergique, s’emporta, dès qu’il fut près d’elle : « Viens voir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant. Tiens, regarde la carte d’état-major que Monsieur aura la bonté de te montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu, mon Dieu ! Comme il y a des gens stupides ! Je t’avais dit pourtant de prendre à droite, mais tu n’as pas voulu ; tu crois toujours tout savoir. » Le pauvre garçon semblait désolé. Il répondit : « Mais, ma bonne amie, c’est toi… » Elle ne le laissa pas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage, jusqu’à l’heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables vers les taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, de temps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant, quelque chose comme « tiiit » qui ne semblait nullement étonner sa femme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.
La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l’employé avec un sourire : « Si Monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois. » Ne pouvant refuser, il s’inclina, le cœur torturé d’inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.
Ils marchèrent longtemps ; l’homme toujours criait : « tiiit » ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit le bois à l’approche de la nuit. La petite femme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sa bouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui sans lui répondre, hurlait sans cesse : « tiiit », de plus en plus fort. Le gros employé, à la fin, lui demanda : Pourquoi criez-vous comme ça ? » L’autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit : « C’est mon pauvre chien que j’ai perdu. — Comment ! Vous avez perdu votre chien ? — Oui, nous l’avions élevé à Paris ; il n’était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu des feuilles, il fut tellement content, qu’il s’est mis à courir comme un fou. Il est entré dans le bois, et j’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans… tiiit… » La femme haussait les épaules : « Quand on est aussi bête que toi, on n’a pas de chien ! » Mais il s’arrêta, se tâtant le corps fiévreusement. Elle le regardait : « Eh bien, quoi ! — Je n’ai pas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras. J’ai perdu mon portefeuille… Mon argent était dedans. » — Cette fois, elle suffoqua de colère : « Eh bien, va le chercher ! » Il répondit doucement : « Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ? » Patissot répondit hardiment : « Mais à Versailles ! » — Et, ayant entendu parler de l’hôtel des Réservoirs, il l’indiqua. Le mari se retourna et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant : « tiiit »à tout moment, il s’éloigna. — Il fut longtemps à disparaître ; l’ombre plus épaisse l’enveloppa, et sa voix encore, de très loin, envoyait son « tiiit » lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoir s’éteignait.
Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sous l’ombre touffue du bois, à cette heure langoureuse du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait à son bras. Et, pour la première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charme des poétiques amours, la douceur des abandons, et la participation de la nature à nos tendresses qu’elle enveloppe. Il cherchait des mots galants, qu’il ne trouvait pas, d’ailleurs. Mais une grand’route se montra, des maisons apparurent à droite ; un homme passa. Patissot, tremblant, demanda le nom du pays. « Bougival. — Comment ! Bougival ? Vous êtes sûr ? — Parbleu ! J’en suis. »
La femme riait comme une petite folle. — L’idée de son mari perdu la rendait malade de rire. — On dîna au bord de l’eau, dans un restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontant mille histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle de son voisin. — Puis, au départ, elle s’écria : « Mais j’y pense, je n’ai pas le sou, puisque mon mari a perdu son portefeuille. » — Patissot s’empressa, ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu’il faudrait, tira un louis, s’imaginant qu’il ne pourrait présenter moins. Elle ne disait rien, mais elle tendit la main, prit l’argent, prononça un « merci » grave qu’un sourire suivit bientôt, noua en minaudant son chapeau devant la glace, ne permit pas qu’on l’accompagnât, maintenant qu’elle savait où aller, et partit finalement comme un oiseau qui s’envole, tandis que Patissot, très morne, faisait mentalement le compte des dépenses de la journée.
Il n’alla pas au ministère le lendemain, tant il avait la migraine.
Chez un ami
Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et il dépeignait poétiquement les lieux qu’il avait traversés, s’indignant de rencontrer si peu d’enthousiasme autour de lui. Seul un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin, surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitait lui-même la campagne, avait un petit jardin qu’il cultivait avec soin ; il se contentait de peu, et était parfaitement heureux, disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et la concordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Le père Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l’invita à déjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison de Colombes.
Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreuses recherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce de ruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et, tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée à deux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un être innommable qui devait cependant être une femme. La poitrine semblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loques pendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés, des plumes de pigeon voltigeaient. Elle regardait le visiteur d’un air furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un moment de silence, elle demanda :
« Qu’est-ce que vous désirez ?
— M. Boivin.
— C’est ici. Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ?
Patissot, troublé, hésitait.
— Mais il m’attend.
Elle eut l’air encore plus féroce et reprit :
— Ah ! C’est vous qui venez pour le déjeuner ?
Il balbutia un « oui » tremblant. Alors, se tournant vers la maison, elle cria d’une voix rageuse :
— Boivin, voilà ton homme ! »
Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chaussée seulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panama crasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l’emmena dans ce qu’il appelait son jardin : c’était, au bout d’un nouveau couloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir et entouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.
— Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin, mais les murs des voisins m’en tiennent lieu, et j’ai de l’ombre comme dans un bois.
Puis, prenant Patissot par un bouton :
— Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise : elle n’est pas commode, hein ! Mais vous n’êtes pas au bout, attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m’empêcher de sortir, elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que des hardes trop usées pour la ville. Aujourd’hui j’ai des effets propres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C’est entendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher mon pantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! J’ai compté sur vous n’est-ce pas ?
Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches et se mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d’eau pareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes pour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin le guidait :
— Ici, à cette plante… encore un peu… Assez ! A cette autre.
Mais l’arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissot recevaient plus d’eau que les fleurs ; le bas de son pantalon, trempé, s’imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, il recommença, retrempa ses pieds, ressua en faisant geindre le volant de la pompe ; et, quand, exténué, il voulait s’arrêter, le père Boivin, suppliant, le tirait par le bras.
— Encore un arrosoir, un seul, et c’est fini.
Pour le remercier, il lui fit don d’une rose ; mais d’une rose tellement épanouie qu’au contact de la redingote de Patissot elle s’effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sorte de poire verdâtre qui l’étonna beaucoup. Il n’osa rien dire, par discrétion. Boivin fit semblant de ne pas voir.
Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :
— Viendrez-vous à la fin ? Quand on vous dit que c’est prêt !
Ils se dirigèrent vers la chaufferette, aussi tremblants que deux coupables.
Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, était en plein soleil, et aucune chaleur d’étuve n’égalait celle de ses appartements.
Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, se collaient sur la graisse ancienne d’une table de sapin, au milieu de laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieux bouilli réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient des pommes de terre tachetées. On s’assit. On mangea.
Une grande carafe pleine d’eau légèrement teintée de rouge tirait l’œil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme :
— Dis donc, ma chérie, pour l’occasion, ne vas-tu pas nous donner un peu de vin pur ?
Elle le dévisagea furieusement :
— Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et que vous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci de l’occasion !
Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ; quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara.
— C’est tout. Filez maintenant.
Boivin la contemplait, stupéfait.
— Mais le pigeon ? Le pigeon que tu plumais ce matin ?
Elle mit ses mains sur ses hanches.
— Vous n’en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènes des gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y a dans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir, Monsieur ?
Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et le petit père Boivin, dit Boileau, coula dans l’oreille de Patissot :
— Attendez-moi une minute et nous filons !
Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter sa toilette ; alors Patissot entendit ce dialogue :
— Donne-moi vingt sous, ma chérie ?
— Qu’est-ce que tu veux faire avec vingt sous ?
— Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujours bon d’avoir de l’argent.
Elle hurla, pour être entendue du dehors :
— Non, Monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cet homme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tes dépenses de la journée.
Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci, voulant être poli, s’inclina devant la maîtresse du logis, et balbutia :
— Madame… remerciement… gracieux accueil…
Elle répondit :
— C’est bon, — mais n’allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi — vous savez !
Et ils partirent.
On gagna le bord de la Seine, en face d’une île plantée de peupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra le bras de son voisin.
— Hein ! Dans huit jours, on y sera, Monsieur Patissot.
— Où sera-t-on, Monsieur Boivin ?
— Mais… à la pêche : elle ouvre le quinze.
Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu’on rencontre pour la première fois la femme qui ravagea votre âme. Il répondit :
— Ah !.. vous êtes pêcheur, Monsieur Boivin ?
— Si je suis pêcheur, Monsieur ! Mais c’est ma passion, la pêche !
Alors Patissot l’interrogea avec un profond intérêt. Boivin lui nomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire… Et Patissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts, les lieux, les temps convenables pour chaque espèce… Et Patissot se sentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrent que, le dimanche suivant, ils feraient l’ouverture ensemble, pour l’instruction de Patissot, qui se félicitait d’avoir découvert un initiateur aussi expérimenté.
On s’arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur que fréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs. Devant la porte, le père Boivin eut soin de dire :
— Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien.
Ils se mirent à table. Dès le second verre d’Argenteuil, Patissot comprit pourquoi Mme Boivin ne servait que de l’abondance à son mari : le petit bonhomme perdait la tête ; il pérorait, se leva, voulut faire des tours de force, se mêla, en pacificateur, à la querelle de deux ivrognes qui se battaient ; et il aurait été assommé avec Patissot sans l’intervention du patron. Au café, il était ivre à ne pouvoir marcher, malgré les efforts de son ami pour l’empêcher de boire ; et, quand ils partirent, Patissot le soutenait par les bras.
Ils s’enfoncèrent dans la nuit à travers la plaine, perdirent le sentier, errèrent longtemps ; puis, tout à coup, se trouvèrent au milieu d’une forêt de pieux, qui leur arrivaient à la hauteur du nez. C’était une vigne avec ses échalas. Ils circulèrent longtemps au travers, vacillants, affolés, revenant sur leurs pas sans parvenir à trouver le bout. À la fin, le petit père Boivin, dit Boileau, s’abattit sur un bâton qui lui déchira la figure et, sans s’émouvoir autrement, il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier, avec une obstination d’ivrogne, des « la-i-tou » prolongés et retentissants, pendant que Patissot, éperdu, criait aux quatre points cardinaux :
— Holà, quelqu’un ! Holà, quelqu’un !
Un paysan attardé les secourut et les remit dans leur chemin.
Mais l’approche de la maison Boivin épouvantait Patissot. Enfin, on parvint à la porte, qui s’ouvrit brusquement devant eux, et, pareille aux antiques furies, Mme Boivin parut, une chandelle à la main. Dès qu’elle aperçut son mari, elle s’élança vers Patissot en vociférant :
— Ah ! Canaille ! Je savais bien que vous alliez le soûler.
Le pauvre bonhomme eut une peur folle, lâcha son ami qui s’écroula dans la boue huileuse de la ruelle, et s’enfuit à toutes jambes jusqu’à la gare.
Pêche à la ligne
La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie, lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contre la somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit, dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrement frappé par le style, et il retint le passage suivant :
« En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sans préceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, à gauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cette allure de conquête qui n’admet pas de difficulté ? Eh bien ! Pêchez avant, pendant et après l’orage, quand le ciel s’entr’ouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s’émeut par les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité, soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondent leurs habitudes dans une sorte de galop universel.
Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnostics des chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à la victoire ! »
Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons de toutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannes pour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément au moyen d’une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n° 15, du n° 12 pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7, emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n’acheta pas de vers de vase qu’il était sûr de trouver partout, mais il s’approvisionna d’asticots. Il en avait un grand pot tout plein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes, répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son, comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissot voulut s’exercer d’avance à les accrocher aux hameçons. Il en prit une avec répugnance ; mais, à peine l’eût-il posée sur la pointe aiguë de l’acier courbé qu’elle creva et se vida complètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus de succès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s’il n’eût craint d’épuiser toute sa provision de vermine.
Il partit par le premier train. La gare était pleine de gens armés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot, semblaient de simples bambous ; mais les autres, d’un seul morceau, montaient dans l’air en s’amincissant. C’était comme une forêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d’un océan de chapeaux de paille à larges bords.
Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir de toutes les portières, et les impériales, d’un bout à l’autre du convoi, en étant hérissées, le train avait l’air d’une longue chenille qui se déroulait par la plaine.
On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons fut emportée d’assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur le toit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbarde prit tout à coup l’aspect d’un gros porc-épic.
Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem inconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceux des anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blanc leur battait le dos. Ils se hâtaient.
A Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file de personnes, des hommes en redingote, d’autres en coutil, d’autres en blouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes à marier, pêchaient.
Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l’attendait. L’accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissance avec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait très fort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les trois ayant loué un grand bateau, allèrent s’accrocher presque sous la chute du barrage, dans les remous où l’on prend le plus de poisson.
Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il la lança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec une attention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait son fil de l’eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur, quant il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posa la ligne à son côté, bourra sa pipe, l’alluma, se croisa les bras, et, sans un coup d’œil au bouchon, il regarda l’eau couler. Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes, il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimable de mettre ces bêtes à mon hameçon. J’ai beau essayer, je n’arrive pas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas me déranger, Monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança imitant avec soin tous les mouvements de son ami.
La barque contre la chute d’eau dansait follement ; des vagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaient virer comme une toupie, quoiqu’elle fût amarrée par les deux bouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait un malaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange.
On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, très nerveux, avait des gestes secs, des hochements de front désespérés ; Patissot en souffrait comme d’un désastre ; seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement, sans s’occuper de sa ligne. A la fin, Patissot, navré, se tourna vers lui, et, d’une voix triste :
— Ça ne mord pas ?
L’autre répondit simplement :
— Parbleu !
Patissot, étonné, le considéra.
— En prenez-vous quelquefois beaucoup ?
— Jamais !
— Comment, jamais ?
Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique, lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin :
— Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pour pêcher, moi, je viens parce qu’on est très bien ici : on est secoué comme en mer ; si je prends une ligne, c’est pour faire comme les autres.
M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Son malaise, vague d’abord, augmentant toujours, prit une forme enfin. On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal des paquebots.
Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s’en aller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face. Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barque d’autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furent dissipés, on s’occupa de déjeuner.
Deux restaurants se présentaient.
L’un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquenté par le fretin des pêcheurs. L’autre, qui portait le nom de « Chalet des Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pour clientèle l’aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis de naissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrain qui les séparait, et où s’élevait la maison blanche du garde-pêche et du barragiste. Ces autorités, d’ailleurs, tenaient l’une pour la guinguette, l’autre pour les Tilleuls, et les dissentiments intérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l’histoire de toute l’humanité.
Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : « On y est très bien servi, et ça n’est pas cher ; vous verrez. Du reste, Monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser comme vous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse, savez-vous, et elle a juré qu’elle ne vous pardonnerait jamais ! »
Le gros monsieur déclara qu’il ne mangerait qu’aux Tilleuls, parce que c’était, affirmait-il une maison excellente, où l’on faisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. « Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais où j’ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami, suivit le gros monsieur.
Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières de voir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu’ils étaient faits pour s’entendre.
Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis partirent ensemble le long de la berge, s’arrêtèrent contre le pont du chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l’eau, tout en causant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti.
Une famille s’approcha. Le père, avec des favoris de magistrat, tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur âge, et la mère, très forte, manœuvrait avec grâce une charmante canne à pêche ornée d’une faveur à la poignée. Le père salua : « L’endroit est-il bon, Messieurs ? » Patissot allait parler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » — Toute la famille sourit et s’installa autour des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d’une envie folle de prendre un poisson, un seul, n’importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de la considération à tout le monde ; et il se mit à manœuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu’au bout du fil, donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant décrire en l’air un large cercle, il les rejetait à l’eau quelques mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu’il venait d’enlever d’un coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut, décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l’un de ses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu’il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve.
Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau, filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa valeur.
Puis la famille partit avec dignité.
Patissot prit une autre canne, et, jusqu’au soir, il baigna des asticots. Son voisin dormait tranquillement sur l’herbe. Il se réveilla vers sept heures.
— Allons-nous-en ! dit-il.
Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tomba d’étonnement sur le derrière, au bout du fil, un tout petit poisson se balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu’il était accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l’avait happé au passage en sortant de l’eau.
Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu’on le fît frire pour lui tout seul.
Pendant le dîner, l’intimité s’accrut avec sa nouvelle connaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil, canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et il accepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec la promesse d’une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper de son ami.
La conversation l’intéressa si fort qu’il en oublia sa pêche.
La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigea qu’on la lui apportât. C’était, au milieu de l’assiette, une sorte d’allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avec orgueil, et, le soir, sur l’omnibus, il racontait à ses voisins qu’il avait pris dans la journée quatorze livres de friture.
Deux hommes célèbres
M. Patissot avait promis à son ami le canotier qu’il passerait avec lui la journée du dimanche suivant. Une circonstance imprévue dérangea ses projets. Il rencontra un soir, sur le boulevard, un de ses cousins qu’il voyait fort rarement. C’était un journaliste aimable, très lancé dans tous les mondes, et qui proposa son concours à Patissot pour lui montrer bien des choses intéressantes.
— Que faites-vous dimanche, par exemple ?
— Je vais à Argenteuil, canoter.
— Allons donc, c’est assommant, votre canotage ; c’est ça qui ne change jamais. Tenez, je vous emmène avec moi. Je vous ferai connaître deux hommes illustres et visiter deux maisons d’artistes.
— Mais on m’a ordonné d’aller à la campagne !
— C’est à la campagne que nous irons. Je ferai, en passant, une visite à Meissonier, dans sa propriété de Poissy ; puis nous gagnerons à pied Médan, où habite Zola, à qui j’ai mission de demander son prochain roman pour notre journal.
Patissot, délirant de joie, accepta.
Il acheta même une redingote neuve, la sienne étant un peu usée, afin de se présenter convenablement, et il avait une peur horrible de dire des bêtises, soit au peintre, soit à l’homme de lettres, comme tous les gens qui parlent des arts qu’ils n’ont jamais pratiqués.
Il communiqua ses craintes à son cousin, qui se mit à rire, en lui répondant : « Bah ! Faites seulement des compliments, rien que des compliments, toujours des compliments ; ça fait passer les bêtises quand on en dit. Vous connaissez les tableaux de Meissonier ?
— Je crois bien.
— Vous avez lu les Rougon-Macquart ?
— D’un bout à l’autre.
— Ça suffit. Nommez un tableau de temps en temps, citez un roman par-ci, par-là, et ajoutez : Superbe ! ! ! Extraordinaire ! ! ! Délicieux d’exécution ! ! ! Étrangement puissant, etc. De cette façon on s’en tire toujours. Je sais bien que ces deux hommes-là sont rudement blasés sur tout ; mais, voyez-vous, les louanges, ça fait toujours plaisir à un artiste. »
Le dimanche matin, ils partirent pour Poissy.
A quelques pas de la gare, au bout de la place de l’église, ils trouvèrent la propriété de Meissonier. Après avoir passé sous une porte basse peinte en rouge et que continue un magnifique berceau de vignes, le journaliste s’arrêta et, se tournant vers son compagnon :
— Comment vous figurez-vous Meissonier ?
Patissot hésitait. Enfin il se décida : « Un petit homme, très soigné, rasé, d’allure militaire. » — L’autre sourit : « C’est bien. Venez. » Un bâtiment en forme de chalet, fort bizarre, apparaissait à gauche ; et, à droite, presque en face, un peu en contrebas, la maison principale. C’était une construction singulière où il y avait de tout, de la forteresse gothique, du manoir, de la villa, de la chaumière, de l’hôtel, de la cathédrale, de la mosquée, de la pyramide, du gâteau de Savoie, de l’oriental et l’occidental. Un style supérieurement compliqué, à rendre fou un architecte classique, quelque chose de fantastique et de joli cependant, inventé par le peintre et exécuté sous ses ordres.
Ils entrèrent ; des malles encombraient un petit salon. Un homme parut, vêtu d’une vareuse et petit. Mais ce qui frappait en lui, c’était sa barbe, une barbe de prophète, invraisemblable, un fleuve, un ruissellement, un Niagara de barbe. Il salua le journaliste ! « Je vous demande pardon, cher Monsieur ; je suis arrivé hier seulement, et tout est encore bouleversé chez moi. Asseyez-vous. » — L’autre refusa, s’excusant : « Mon cher maître, je n’étais venu qu’en passant, vous présenter mes hommages. » Patissot, très troublé, s’inclinait à chaque parole de son ami, comme par un mouvement automatique, et il murmura, en bégayant un peu : « Quelle su-su-perbe propriété ! » Le peintre, flatté, sourit et proposa de la visiter.
Il les mena d’abord dans un petit pavillon d’aspect féodal, où se trouvait son ancien atelier, donnant sur une terrasse. Puis ils traversèrent un salon, une salle à manger, un vestibule plein d’œuvres d’art merveilleuses, de tapisseries adorables de Beauvais, des Gobelins et des Flandres. Mais le luxe bizarre d’ornementation du dehors devenait, au dedans, un luxe d’escaliers prodigieux. Escalier d’honneur magnifique, escalier dérobé dans une tour, escalier de service dans une autre, escalier partout ! Patissot, par hasard, ouvre une porte et recule stupéfait. C’était un temple, cet endroit dont les gens respectables ne prononcent le nom qu’en anglais, un sanctuaire original et charmant, d’un goût exquis, orné comme une pagode, et dont la décoration avait assurément coûté de grands efforts de pensée.
Ils visitèrent ensuite le parc, compliqué, mouvementé, torturé, plein de vieux arbres. Mais le journaliste voulut absolument prendre congé, et, remerciant beaucoup, quitta le maître. Ils rencontrèrent, en sortant, un jardinier ; Patissot lui demanda : « Y a-t-il longtemps que M. Meissonier possède cela ? » Le bonhomme répondit : « Oh, Monsieur, faudrait s’expliquer. Il a bien acheté la terre en 1846, mais la maison ! ! ! Il l’a démolie et reconstruite déjà cinq ou six fois depuis… Je suis sûr qu’il y a deux millions là dedans, Monsieur ! »
Et Patissot, en s’en allant, fut pris d’une immense considération pour cet homme, non pas tant à cause de ses grands succès, de sa gloire et de son talent, mais parce qu’il mettait tant d’argent pour une fantaisie, tandis que les bourgeois ordinaires se privent de toute fantaisie pour amasser de l’argent !
Après avoir traversé Poissy, ils prirent, à pied, la route de Médan. Le chemin suit d’abord la Seine, peuplée d’îles charmantes en cet endroit, puis remonte pour traverser le joli village de Villaines, redescend un peu, et pénètre enfin au pays habité par l’auteur des Rougon-Macquart.
Une église ancienne et coquette, flanquée de deux tourelles, se présenta d’abord sur la gauche. Ils firent encore quelques pas, et un paysan qui passait leur indiqua la porte du romancier.
Avant d’entrer, ils examinèrent l’habitation. Une grande construction carrée et neuve, très haute, semblait avoir accouché, comme la montagne de la fable, d’une toute petite maison blanche blottie à son pied. Cette dernière maison, la demeure primitive, a été bâtie par l’ancien propriétaire. La tour fut édifiée par Zola.
Ils sonnèrent. Un chien énorme, croisement de montagnard et de terre-neuve, se mit à hurler si terriblement que Patissot éprouvait un vague désir de retourner sur ses pas. Mais un domestique, accourant, calma Bertrand, ouvrit la porte et reçut la carte du journaliste pour la porter à son maître.
« Pourvu qu’il nous reçoive ! murmurait Patissot ; ça m’ennuierait rudement d’être venu jusqu’ici sans le voir. »
Son compagnon souriait :
— Ne craignez rien ; j’ai mon idée pour entrer.
Mais le domestique, qui revenait, les pria simplement de le suivre.
Ils pénétrèrent dans la construction neuve, et Patissot, fort ému, soufflait en gravissant un escalier de forme ancienne, qui les conduisit au second étage.
Il cherchait en même temps à se figurer cet homme dont le nom sonore et glorieux résonne en ce moment à tous les coins du monde, au milieu de la haine exaspérée des uns, de l’indignation vraie ou feinte des gens du monde, du mépris envieux de quelques confrères, du respect de toute une foule de lecteurs, et de l’admiration frénétique d’un grand nombre ; et il s’attendait à voir apparaître une sorte de géant barbu, d’aspect terrible, avec une voix retentissante, et d’abord peu engageant.
La porte s’ouvrit sur une pièce démesurément grande et haute qu’un vitrage, donnant sur la plaine, éclairait dans toute sa largeur. Des tapisseries anciennes couvraient les murs ; à gauche, une cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, auraient pu brûler un chêne centenaire en un jour ; et une table immense, chargée de livres, de papiers et de journaux, occupait le milieu de cet appartement tellement vaste et grandiose qu’il accaparait l’œil tout d’abord, et que l’attention ne se portait qu’ensuite vers l’homme, étendu, quand ils entrèrent, sur un divan oriental où vingt personnes auraient dormi.
Il fit quelques pas vers eux, salua, désigna de la main deux sièges et se remit sur son divan, une jambe repliée sous lui. Un livre à son côté gisait, et il maniait de la main droite un couteau à papier en ivoire dont il contemplait le bout de temps en temps, d’un seul œil, en fermant l’autre avec une obstination de myope.
Pendant que le journaliste expliquait l’intention de sa visite, et que l’écrivain l’écoutait sans répondre encore, en le regardant fixement par moments, Patissot, de plus en plus gêné, considérait cette célébrité.
Âgé de quarante ans à peine, il était de taille moyenne, assez gros et d’aspect bonhomme. Sa tête (très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle), sans être belle au sens plastique du mot, présentait un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressaient sur le front très développé. Un nez droit s’arrêtait, coupé net, comme par un coup de ciseau, trop brusque, au-dessus de la lèvre supérieure, qu’ombrageait une moustache assez épaisse ; et le menton entier était couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, souvent ironique, pénétrait ; et l’on sentait que là derrière une pensée toujours active travaillait, perçant les gens, interprétant les paroles, analysant les gestes, dénudant le cœur. Cette tête ronde et forte était bien celle de son nom, rapide et court, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.
Quand le journaliste eut terminé son boniment, l’écrivain lui répondit qu’il ne voulait point s’engager ; qu’il verrait cependant plus tard ; que son plan même n’était point encore suffisamment arrêté. Puis il se tut. C’était un congé, et les deux hommes, un peu confus, se levèrent. Mais un désir envahit Patissot : il voulait que ce personnage si connu lui dît un mot, un mot quelconque, qu’il pourrait répéter à ses collègues ; et, s’enhardissant, il balbutia : « Oh ! Monsieur, si vous saviez combien j’apprécie vos ouvrages ! » L’autre s’inclina, mais ne répondit rien. Patissot devenait téméraire, il reprit : « C’est un bien grand honneur pour moi de vous parler aujourd’hui. » L’écrivain salua encore, mais d’un air roide et impatienté. Patissot s’en aperçut, et, perdant la tête, il ajouta en se retirant : « Quelle su-su-superbe propriété ! »
Alors le propriétaire s’éveilla dans le cœur indifférent de l’homme de lettres qui, souriant, ouvrit le vitrage pour montrer l’étendue de la perspective. Un horizon démesuré s’élargissait de tous les côtés, c’était Triel, Pisse-Fontaine, Chanteloup, toutes les hauteurs de l’Hautrie, et la Seine, à perte de vue. Les deux visiteurs en extase félicitaient ; et la maison leur fut ouverte. Ils virent tout, jusqu’à la cuisine élégante dont les murs et le plafond même, recouverts en faïence à dessins bleus, excitent l’étonnement des paysans.
« Comment avez-vous acheté cette demeure ? » demanda le journaliste. Et le romancier raconta que, cherchant une bicoque à louer pour un été il avait trouvé la petite maison, adossée à la nouvelle, qu’on voulait vendre quelques milliers de francs, une bagatelle, presque rien. Il acheta séance tenante.
— Mais tout ce que vous avez ajouté a dû vous coûter cher ensuite ?
L’écrivain sourit : « Oui, pas mal ! »
Et les deux hommes s’en allèrent.
Le journaliste, tenant le bras de Patissot, philosophait, d’une voix lente : « Tout général a son Waterloo, disait-il ; tout Balzac a ses Jardies et tout artiste habitant la campagne a son cœur de propriétaire. »
Ils prirent le train à la station de Villaines, et, dans le wagon, Patissot jetait tout haut les noms de l’illustre peintre et du grand romancier, comme s’ils eussent été ses amis. Il s’efforçait même de laisser croire qu’il avait déjeuné chez l’un et dîné chez l’autre.
Avant la fête
La fête approche et des frémissements courent déjà par les rues, ainsi qu’il en passe à la surface des flots lorsque se prépare une tempête. Les boutiques, pavoisées de drapeaux, mettent sur leurs portes une gaieté de teinturerie, et les merciers trompent sur les trois couleurs comme les épiciers sur la chandelle. Les cœurs peu à peu s’exaltent ; on en parle après dîner sur le trottoir ; on a des idées qu’on échange :
« Quelle fête ce sera, mes amis, quelle fête ! »
— Vous ne savez pas ? Tous les souverains viendront incognito, en bourgeois, pour voir ça.
— Il paraît que l’empereur de Russie est arrivé ; il compte se promener partout avec le prince de Galles.
— Oh ! Pour une fête, ce sera une fête !
Ce sera une fête ; ce que M. Patissot, bourgeois de Paris, appelle une fête : une de ces innommables cohues qui, pendant quinze heures, roulent d’un bout à l’autre de la cité toutes les laideurs physiques chamarrées d’oripeaux, une houle de corps en transpiration où ballotteront, à côté de la lourde commère à rubans tricolores, engraissée derrière son comptoir et geignant d’essoufflement, l’employé rachitique remorquant sa femme et son mioche, l’ouvrier portant le sien à califourchon sur la tête, le provincial ahuri, à la physionomie de crétin stupéfait, le palefrenier rasé légèrement, encore parfumé d’écurie. Et les étrangers costumés en singes, des Anglaises pareilles à des girafes, et le porteur d’eau débarbouillé, et la phalange innombrable des petits bourgeois, rentiers, inoffensifs que tout amuse. O bousculade, éreintement, sueurs et poussière, vociférations, remous de chair humaine, extermination des cors aux pieds, ahurissement de toute pensée, senteurs affreuses, remuements inutiles, haleines des multitudes, brises à l’ail, donnez à M. Patissot toute la joie que peut contenir son cœur !
Il a fait ses préparatifs après avoir lu sur les murs de son arrondissement la proclamation du maire.
Elle disait, cette prose : « C’est principalement sur la fête particulière que j’appelle votre attention. Pavoisez vos demeures, illuminez vos fenêtres. Réunissez-vous, cotisez-vous, pour donner à vos maisons, à votre rue, une physionomie plus brillante, plus artistique que celle des maisons et des rues voisines. »
Alors M. Patissot chercha laborieusement quelle physionomie artistique il pouvait donner à son logis.
Un grave obstacle se présentait. Son unique fenêtre donnait sur une cour, une cour obscure, étroite, profonde, où les rats seuls eussent pu voir ses trois lanternes vénitiennes.
Il lui fallait une ouverture publique. Il la trouva. Au premier étage de sa maison habitait un riche particulier, noble et royaliste, dont le cocher, réactionnaire aussi, occupait, au sixième, une mansarde sur la rue. M. Patissot supposa que, en y mettant le prix, toute conscience peut être achetée, et il proposa cent sous à ce citoyen du fouet, pour lui céder son logis de midi jusqu’à minuit. L’offre aussitôt fut acceptée.
Alors il s’inquiéta de la décoration.
Trois drapeaux, quatre lanternes, était-ce assez pour donner à cette tabatière une physionomie artistique ?… pour exprimer toute l’exaltation de son âme ?… Non assurément ! Mais, malgré de longues recherches et des méditations nocturnes, M. Patissot n’imagina rien autre chose. Il consulta ses voisins, qui s’étonnèrent de sa question ; il interrogea ses collègues… Tout le monde avait acheté des lanternes et des drapeaux, en y joignant, pour le jour, des décorations tricolores.
Alors il se mit à la recherche d’une idée originale. Il fréquenta les cafés, abordant les consommateurs ; ils manquaient d’imagination. Puis, un matin, il monta sur l’impériale d’un omnibus. Un monsieur d’aspect respectable fumait un cigare à son côté ; un ouvrier, plus loin, grillait sa pipe renversée ; deux voyous blaguaient près du cocher ; et des employés de tout ordre allaient à leurs affaires moyennant trois sous.
Devant les boutiques, des gerbes de drapeaux resplendissaient sous le soleil levant. Patissot se tourna vers son voisin.
« Ce sera une belle fête », dit-il.
Le monsieur lui jeta un regard de travers, et, d’un air rogue :
« C’est ça qui m’est égal ! »
— Vous n’y prendrez pas part ? demanda l’employé stupéfait.
L’autre remua dédaigneusement la tête et déclara :
— Ils me font pitié avec leur fête ! De quoi la fête ? Est-ce du gouvernement ?… Je ne le connais pas, le gouvernement, moi, Monsieur !
Mais, Patissot, employé du gouvernement lui-même, le prit de haut, et, d’une voix ferme :
— Le gouvernement, Monsieur, c’est la République.
Son voisin ne fut pas démonté, et, mettant tranquillement ses mains dans ses poches :
— Eh bien, après ?… Je ne m’y oppose pas. La République ou autre chose, je m’en fiche. Ce que je veux, moi, Monsieur, je veux connaître mon gouvernement. J’ai vu Charles X et je m’y suis rallié, Monsieur ; j’ai vue Louis-Philippe, et je m’y suis rallié, Monsieur ; j’ai vu Napoléon, et je m’y suis rallié ; mais je n’ai jamais vu la République.
Patissot, toujours grave, répliqua :
— Elle est représentée par son Président.
L’autre grogna :
— Eh bien, qu’on me le montre.
Patissot haussa les épaules.
— Tout le monde peut le voir ; il n’est pas dans une armoire.
Mais tout à coup le gros monsieur s’emporta.
— Pardon, Monsieur, on ne peut pas le voir. J’ai essayé plus de cent fois, moi, Monsieur. Je me suis embusqué auprès de l’Élysée : il n’est pas sorti. Un passant m’a affirmé qu’il jouait au billard, au café en face ; j’ai été au café en face : il n’y était pas. On m’avait promis qu’il irait à Melun pour le concours : je me suis rendu à Melun, et je ne l’ai pas vu. Je suis fatigué, à la fin. Je n’ai pas vu non plus M. Gambetta, et je ne connais pas même un député.
Il s’animait.
— Un gouvernement, Monsieur, ça doit se montrer ; c’est fait pour ça, pas pour autre chose. Il faut qu’on sache : tel jour, à telle heure, le gouvernement passera par telle rue. De cette façon on y va et on est satisfait.
Patissot, calmé, goûtait ces raisons.
— Il est vrai dit-il, qu’on aimerait bien connaître ceux qui vous gouvernent.
Le monsieur prit un ton plus doux.
— Savez-vous comment je la comprendrais, moi, la fête ?… Eh bien, Monsieur, je ferais un cortège avec des chars dorés, comme les voitures du sacre des rois ; et je promènerais dedans les membres du gouvernement, depuis le Président jusqu’aux députés, à travers Paris, toute la journée. Comme ça, au moins, chacun connaîtrait la personne de l’État.
Mais un des voyous, près du cocher, se retourna :
— Et le bœuf gras, où’squ’on le mettrait ? dit-il.
Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot comprit l’objection et murmura :
— Ça ne serait peut-être pas digne.
Le monsieur, après avoir réfléchi, le reconnut.
— Alors, dit-il, je les mettrai en vue quelque part, afin qu’on puisse les regarder tous sans se déranger ; sur l’arc de triomphe de l’Étoile, par exemple, et je ferais défiler devant toute la population. Ça aurait un grand caractère.
Mais le voyou, encore une fois, se retourna :
— Faudrait des télescopes pour voir leurs balles.
Le monsieur ne répondit pas ; il continua :
— C’est comme la distribution des drapeaux ! Il faudrait un prétexte, organiser quelque chose, une petite guerre ; et on remettrait ensuite les étendards aux troupes comme récompense. Moi, j’avais une idée, que j’ai écrite au ministre ; mais il n’a point daigné me répondre. Puisqu’on a choisi la date de la prise de la Bastille, il fallait organiser le simulacre de cet événement : on aurait fait une bastille en carton, brossée par un décorateur de théâtre, et cachant dans ses murailles toute la colonne de juillet. Alors, Monsieur, la troupe aurait donné l’assaut ; ça aurait été un beau spectacle et un enseignement en même temps de voir l’armée renverser elle-même les remparts de la tyrannie. Puis on l’aurait incendiée, cette Bastille ; et au milieu des flammes serait apparue la colonne avec le génie de la Liberté, symbole d’un ordre nouveau et de l’affranchissement des peuples.
Tout le monde, cette fois, l’écoutait sur l’impériale, trouvant son idée excellente. Un vieillard affirma :
— C’est une grande pensée, Monsieur, et qui vous fait honneur. Il est regrettable que le gouvernement ne l’ait pas adoptée.
Un jeune homme déclara qu’on devait faire réciter, dans les rues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendre simultanément au peuple l’art et la liberté.
Ces propos excitaient l’enthousiasme. Chacun voulait parler ; les cervelles s’exaltaient. Un orgue de Barbarie, en passant, jeta une phrase de La Marseillaise ; l’ouvrier entonna les paroles, et tout le monde, en chœur, hurla le refrain. L’allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocher dont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait à pleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs du dedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté sur leurs têtes.
On s’arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin homme d’initiative, le consulta sur les préparatifs qu’il comptait faire :
— Des lampions et des drapeaux, c’est très bien, disait-il ; mais je voudrais quelque chose de mieux.
L’autre réfléchit longtemps, mais ne trouva rien. Alors M. Patissot, en désespoir de cause, acheta trois drapeaux avec quatre lanternes.
Une triste histoire
Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut le projet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelque part en face de la nature.
Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse de Saint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et, lorsqu’il eut visité le musée préhistorique pour l’acquit de sa conscience, car il n’y comprit rien du tout, il resta frappé d’admiration devant cette promenade démesurée d’où l’on découvre au loin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tous les villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grand serpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable et doux qui passe au cœur de la France : LA SEINE.
Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à des distances incalculables, il distinguait de petits pays comme des taches blanches, au versant des coteaux verts. Et songeant que là bas, sur des points presque invisibles, des hommes comme lui vivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la première fois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces, d’autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grands que le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plus parfaites ! Mais un vertige le prit devant l’étendue, et il cessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors il suivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peu alangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes.
Alors qu’il fut au bout, il s’assit sur un banc. Un monsieur s’y trouvait déjà, les deux mains croisées sur sa canne et le menton sur ses mains, dans l’attitude d’une méditation profonde. Mais Patissot appartenait à la race de ceux qui ne peuvent passer trois secondes à côté de leur semblable sans lui adresser la parole. Il contempla d’abord son voisin, toussota, puis tout à coup :
« Pourriez-vous, Monsieur, me dire le nom du village que j’aperçois là-bas ? »
Le monsieur releva la tête et, d’une voix triste :
— C’est Sartrouville.
Puis il se tut. Alors Patissot, contemplant l’immense perspective de la terrasse ombragée d’arbres séculaires, sentant en ses poumons le grand souffle de la forêt qui bruissait derrière lui, rajeuni par les effluves printaniers des bois et des larges campagnes, eut un petit rire saccadé et, l’œil vif :
— Voici de beaux ombrages pour des amoureux.
Son voisin se tourna vers lui avec un air désespéré :
— Si j’étais amoureux, Monsieur, je me jetterais dans la rivière.
Patissot, ne partageant point cet avis, protesta :
— Hé-hé ! Vous en parlez à votre aise ; et pourquoi ça ?
— Parce que cela m’a déjà coûté trop cher pour recommencer.
L’employé fit une grimace de joie en répondant :
— Tiens ! Si vous avez fait des folies, ça coûte toujours cher.
Mais l’autre soupira avec mélancolie.
— Non, Monsieur, je n’en ai pas fait ; j’ai été desservi par les événements, voilà tout.
Patissot, qui flairait une bonne histoire, continua :
— Nous ne pouvons pourtant pas vivre comme les curés ; ça n’est pas dans la nature.
Alors le bonhomme leva les yeux au ciel lamentablement.
— C’est vrai, Monsieur ; mais, si les prêtres étaient des hommes comme les autre, mes malheurs ne seraient pas arrivés. Je suis ennemi du célibat ecclésiastique, moi, Monsieur, et j’ai mes raisons pour ça.
Patissot, vivement intéressé, insista :
— Serait-il indiscret de vous demander ?…
— Mon Dieu ! Non. Voici mon histoire : je suis normand, Monsieur. Mon père était meunier à Darnétal, près de Rouen ; et, quand il est mort, nous sommes restés, tout enfants, mon frère et moi, à la charge de notre oncle, un bon gros curé cauchois. Il nous éleva, Monsieur, fit notre éducation, puis nous envoya tous les deux à Paris chercher une situation convenable.
Mon frère avait vingt et un ans, et moi j’en prenais vingt-deux. Nous nous étions installés par économie dans le même logement, et nous y vivions tranquilles, lorsque advint l’aventure que je vais vous raconter.
Un soir, comme je rentrais chez moi, je fis la rencontre, sur le trottoir, d’une jeune dame qui me plut beaucoup. Elle répondait à mes goûts : un peu forte, Monsieur, et l’air bon enfant. Je n’osai pas lui parler, bien entendu, mais je lui adressai un regard significatif. Le lendemain, je la retrouvai à la même place ; alors, comme j’étais timide, je fis un salut seulement ; elle y répondit par un petit sourire ; et, le jour d’après, je l’abordai.
Elle s’appelait Victorine, et elle travaillait à la couture dans un magasin de confections. Je sentis bien tout de suite que mon cœur était pris.
Je lui dis : « Mademoiselle, il me semble que je ne pourrai plus vivre loin de vous. » Elle baissa les yeux sans répondre ; alors je lui saisis la main, et je sentis qu’elle serrait la mienne. J’étais pincé, Monsieur ; mais je ne savais comment m’y prendre, à cause de mon frère. Ma foi, je me décidais à tout lui dire, quand il ouvrit la bouche le premier. Il était amoureux de son côté. Alors il fut convenu qu’on prendrait un autre logement, mais qu’on ne soufflerait mot à notre bon oncle, qui adresserait toujours ses lettres à mon domicile. Ainsi fut fait ; et, huit jours plus tard, Victorine pendait la crémaillère chez moi. On y fit un petit dîner où mon frère amena sa connaissance, et, le soir, quand mon amie eut tout rangé, nous prîmes définitivement possession de notre logis…
Nous dormions peut-être depuis une heure, quand un violent coup de sonnette m’éveilla. Je regarde la pendule : trois heures du matin. Je passe une culotte, et je me précipite vers la porte, en me disant : « C’est un malheur, bien sûr… » C’était mon oncle, Monsieur… Il avait sa douillette de voyage, et sa valise à la main :
« Oui, c’est moi mon garçon ; je viens te surprendre, et passer quelques jours à Paris. Monseigneur m’a donné congé. »
Il m’embrasse sur les deux joues, entre, ferme la porte. J’étais plus mort que vif, Monsieur. Mais comme il allait pénétrer dans ma chambre, je lui sautai presque au collet :
« Non, pas par là, mon oncle ; par ici par ici. »
Et je le fis entrer dans la salle à manger. Voyez-vous ma situation ? Que faire ?… Il me dit :
« Et ton frère ? Il dort ? Va donc l’éveiller. »
Je balbutiai :
« Non, mon oncle, il a été obligé de passer la nuit au magasin pour une commande urgente. »
Mon oncle se frotta les mains :
« Alors, ça va, la besogne ? »
Mais une idée me venait.
« Vous devez avoir faim, mon oncle, après ce voyage ?
— Ma foi ! C’est vrai, je casserais bien une petite croûte. »
Je me précipite sur l’armoire (j’avais les restes du dîner), et c’était une rude fourchette que mon oncle, un vrai curé normand capable de manger douze heures de suite. Je sors un morceau de bœuf pour faire durer le temps, car je savais bien qu’il ne l’aimait pas ; puis lorsqu’il en eut suffisamment mangé, j’apportai les restes d’un poulet, un pâté presque tout entier, une salade de pommes de terre, trois pots de crème, et du vin fin que j’avais mis de côté pour le lendemain. Ah ! Monsieur, il faillit tomber à la renverse :
« Nom d’un petit bonhomme ! Quel garde-manger !.. »
Et je le bourre, Monsieur, je le bourre ! Il ne résistait pas, d’ailleurs (on disait dans le pays, qu’il aurait avalé un troupeau de bœufs.)
Lorsqu’il eut tout dévoré, il était cinq heures du matin ! Je me sentais sur des charbons ardents. Je traînai encore une heure avec le café et toutes les rincettes ; mais il se leva, à la fin.
« Voyons ton logement », dit-il.
J’étais perdu, et je le suivis en songeant à me jeter par la fenêtre… En entrant dans la chambre, prêt à m’évanouir, attendant néanmoins je ne sais quel hasard, une suprême espérance me fit bondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ! Ah ! S’il pouvait ne pas les ouvrir ? Hélas ! Monsieur, il s’en approche tout de suite, sa bougie à la main, et d’un seul coup il les relève… il faisait chaud : nous avions retiré les couvertures, et il ne restait que le drap, qu’elle tenait fermé sur sa tête ; mais on voyait, Monsieur, on voyait des contours. Je tremblais de tous mes membres, avec la gorge serrée, suffoquant. Alors, mon oncle se tourna vers moi, riant jusqu’aux oreilles ; si bien que je faillis sauter au plafond, de stupéfaction.
— Ah-ah ! Mon farceur, dit-il, tu n’as pas voulu réveiller ton frère ; eh bien, tu vas voir comment je le réveille, moi.
Et je vis sa grosse main de paysan qui se levait ; et, pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba comme le tonnerre sur… sur les contours qu’on voyait, Monsieur.
Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis comme une tempête sous le drap ! Ça remuait, ça remuait ; elle ne pouvait plus se dégager. Enfin, elle apparut, presque tout entière d’un seul coup, avec des yeux comme des lanternes ; et elle regardait mon oncle qui s’éloignait à reculons, la bouche ouverte, et soufflant, Monsieur, comme s’il allait se trouver mal !
Alors, je perdis tout à fait la tête, et je m’enfuis… J’errai pendant six jours, Monsieur, n’osant pas rentrer chez moi. Enfin, quand je m’enhardis à revenir, il n’y avait plus personne… »
Patissot, qu’un grand rire secouait, lâcha un : « Je le crois bien ! » qui fit taire son voisin.
Mais, au bout d’une seconde, le bonhomme reprit :
— Je n’ai jamais revu mon oncle, qui m’a déshérité, persuadé que je profitais des absences de mon frère pour exécuter mes farces.
Je n’ai jamais revu Victorine. Toute ma famille m’a tourné le dos ; et mon frère lui-même, qui a profité de la situation, puisqu’il a touché cent mille francs à la mort de mon oncle, semble me considérer comme un vieux libertin. Et cependant, Monsieur, je vous jure que, depuis ce moment, et jamais… jamais… jamais !.. Il y a, voyez-vous, des minutes qu’on n’oublie pas.
— Et qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Patissot.
L’autre, d’un large coup d’œil, parcourut l’horizon, comme s’il eût craint d’être entendu par quelque oreille inconnue ; puis il murmura, avec une terreur dans la voix :
— Je fuis les femmes, Monsieur !
Essai d’amour
Beaucoup de poètes pensent que la nature n’est pas complète sans la femme, et de là viennent sans doute toutes les comparaisons fleuries qui, dans leurs chants, font tour à tour de notre compagne naturelle une rose, une violette, une tulipe, etc., etc. Le besoin d’attendrissement qui nous prend à l’heure du crépuscule, quand la brume des soirs commence à flotter sur les coteaux, et quand toutes les senteurs de la terre nous grisent, s’épanche imparfaitement en des invocations lyriques ; et M. Patissot, comme les autres, fut pris d’une rage de tendresse, de doux baisers rendus le long des sentiers où coule du soleil, de mains pressées, de tailles rondes ployant sous son étreinte.
Il commençait à entrevoir l’amour comme une délectation sans bornes, et, dans ses heures de rêveries, il remerciait le grand Inconnu d’avoir mis tant de charme aux caresses des hommes. Mais il lui fallait une compagne, et il ne savait où la rencontrer. Sur le conseil d’un ami, il se rendit aux Folies-Bergère. Il en vit là un assortiment complet ; or, il se trouva fort perplexe pour décider entre elles, car les désirs de son cœur étaient faits surtout d’élans poétiques, et la poésie ne paraissait pas être le fort des demoiselles aux yeux charbonnés qui lui jetaient de troublants sourires avec l’émail de leurs fausses dents.
Enfin, son choix s’arrête sur une jeune débutante qui paraissait pauvre et timide, et dont le regard triste semblait annoncer une nature assez facilement poétisable.
Il lui donna rendez-vous pour le lendemain neuf heures, à la gare Saint-Lazare.
Elle n’y vint pas, mais elle eut la délicatesse d’envoyer une amie à sa place.
C’était une grande fille rousse, habillée patriotiquement en trois couleurs et couverte d’un immense chapeau-tunnel dont sa tête occupait le centre. M. Patissot, un peu désappointé, accepta tout de même ce remplaçant. Et l’on partit pour Maisons-Laffitte, où étaient annoncées des régates et une grande fête vénitienne.
Aussitôt qu’on fut dans le wagon, occupé déjà par deux messieurs décorés, et trois dames qui devaient être au moins des marquises, tant elles montraient de dignité, la grande rousse, qui répondait au nom d’Octavie, annonça à Patissot, avec une voix de perruche, qu’elle était très bonne fille, aimant à rigoler et adorant la campagne, parce qu’on y cueille des fleurs et qu’on y mange de la friture : et elle riait d’un rire aigu à casser les vitres, appelant familièrement son compagnon : « Mon gros loup. »
Une honte envahissait Patissot, à qui son titre d’employé du gouvernement imposait certaines réserves. Mais Octavie se tut, regardant de côté ses voisines, prise du désir immodéré qui hante toutes les filles de faire connaissance avec des femmes honnêtes. Au bout de cinq minutes, elle crut avoir trouvé un joint, et, tirant de sa poche le Gil-Blas, elle l’offrit poliment à l’une des dames, stupéfaite, qui refusa d’un signe de tête. Alors, la grande rousse, blessée, lâcha des mots à double sens, parlant des femmes qui font leur poire, sans valoir mieux que les autres ; et, quelquefois même, elle jetait un gros mot qui faisait un effet de pétard ratant au milieu de la dignité glaciale des voyageurs.
Enfin on arriva. Patissot voulut tout de suite gagner les coins ombreux du parc, espérant que la mélancolie des bois apaiserait l’humeur irritée de sa compagne. Mais un autre effet se produisit. Aussitôt qu’elle fut dans les feuilles et qu’elle aperçut de l’herbe, elle se mit à chanter à tue-tête des morceaux d’opéra traînant dans sa mémoire de linotte, faisant des roulades, passant de Robert le Diable à la Muette, affectionnant surtout une poésie sentimentale dont elle roucoulait les derniers vers avec des sons perçants comme des vrilles.
Puis, tout à coup, elle eut faim et voulut rentrer. Patissot, qui toujours attendait l’attendrissement espéré, essayait en vain de la retenir. Alors elle se fâcha.
« Je ne suis pas ici pour m’embêter, n’est-ce pas ? »
Et il fallut gagner le restaurant du Petit-Havre, tout près de l’endroit où devaient avoir lieu les régates.
Elle commanda un déjeuner à n’en plus finir, une succession de plats comme pour nourrir un régiment. Puis, ne pouvant attendre, elle réclama des hors-d’œuvre. Une boîte de sardines apparut ; elle se jeta dessus à croire que le fer-blanc de la boîte lui-même y passerait ; mais, quand elle eut mangé deux ou trois des petits poissons huileux, elle déclara qu’elle n’avait plus faim et voulut aller voir les préparatifs des courses.
Patissot, désespéré et pris de fringale à son tour, refusa absolument de se lever. Elle partit seule, promettant de revenir pour le dessert ; et il commença à manger, silencieux, et solitaire ne sachant comment amener cette nature rebelle à la réalisation de son rêve.
Comme elle ne revenait pas, il se mit à sa recherche.
Elle avait retrouvé des amis, une bande de canotiers presque nus, rouges jusqu’aux oreilles et gesticulant, qui, devant la maison du constructeur Fournaise, réglaient en vociférant tous les détails du concours.
Deux messieurs d’aspect respectable, des juges sans doute, les écoutaient attentivement. Aussitôt qu’elle aperçut Patissot, Octavie, pendue au bras noir d’un grand diable possédant assurément plus de biceps que de cervelle, lui jeta quelques mots dans l’oreille. L’autre répondit :
« C’est entendu. »
Et elle revint à l’employé toute joyeuse, le regard vif, presque caressante.
« Je veux faire un tour en bateau », dit-elle.
Heureux de la voir si charmante, il consentit à ce nouveau désir et se procura une embarcation.
Mais elle refusa obstinément d’assister aux régates, malgré l’envie de Patissot.
« J’aime mieux être seule avec toi, mon loup. »
Un frisson lui secoua le cœur… Enfin !..
Il retira sa redingote et se mit à ramer avec furie.
Un vieux moulin monumental, dont les roues vermoulues pendaient au-dessus de l’eau, enjambait avec ses deux arches un tout petit bras du fleuve. Ils passèrent dessous lentement, et, quand ils furent de l’autre côté, ils aperçurent devant eux un bout de rivière adorable, ombragé par de grands arbres, qui formaient au-dessus une sorte de voûte. Le petit bras se déroulait, tournait, zigzaguait à gauche, à droite, découvrant sans cesse des horizons nouveaux, de larges prairies d’un côté, et, de l’autre, une colline toute peuplée de chalets. On passa devant un établissement de bains presque enseveli dans la verdure, un coin charmant et champêtre, où des messieurs en gants frais, auprès de dames enguirlandées, mettaient toute la gaucherie ridicule des élégants à la campagne.
Elle poussa un cri de joie.
« Nous nous baignerons là, tantôt ! »
Puis, plus loin, dans une sorte de baie, elle voulut s’arrêter :
« Viens ici, mon gros, tout près de moi. »
Elle lui passa les bras au cou et, la tête appuyée sur l’épaule de Patissot, elle murmura :
« Comme on est bien ! Comme il fait bon sur l’eau ! »
Patissot, en effet, nageait dans le bonheur ; et il pensait à ces canotiers stupides, qui, sans jamais sentir le charme pénétrant des berges et la grâce frêle des roseaux, vont toujours, essoufflés, suant et abrutis d’exercice, du caboulot où l’on déjeune au caboulot où l’on dîne.
Mais, à force d’être bien, il s’endormit. Quand il se réveilla… il était seul. Il appela d’abord ; personne ne répondit. Inquiet, il monta sur la rive, craignant déjà qu’un malheur ne fût arrivé.
Alors, tout là-bas, et venant vers lui, il vit une yole mince, et longue que quatre rameurs pareils à des nègres faisaient filer, ainsi qu’une flèche. Elle approchait, courant sur l’eau : une femme tenait la barre… Ciel !.. on dirait… C’était elle !.. Pour régler le rythme des rames, elle chantait de sa voix coupante une chanson de canotiers qu’elle interrompit un instant quand elle fut devant Patissot. Alors, envoyant un baiser des doigts, elle lui cria :
« Gros serin, va ! »
Un dîner et quelques idées
A l’occasion de la fête nationale, M. Perdrix (Antoine), chef de bureau de M. Patissot, fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Il comptait trente ans de services sous les régimes précédents, et dix années de ralliement au gouvernement actuel. Ses employés, quoique murmurant un peu d’être ainsi récompensés en la personne de leur chef, jugèrent bon de lui offrir une croix enrichie de faux diamants ; et le nouveau chevalier, ne voulant pas rester en arrière, les invita tous à dîner pour le dimanche suivant, dans sa propriété d’Asnières.
La maison, enluminée d’ornements mauresques, avait un aspect de café-concert, mais sa situation lui donnait de la valeur, car la ligne du chemin de fer, coupant le jardin dans toute sa largeur, passait à 20 mètres du perron. Sur le rond de gazon obligatoire, un bassin en ciment romain contenait des poissons rouges, et un jet d’eau, en tout semblable à une seringue, lançait parfois en l’air des arcs-en-ciel microscopiques dont s’émerveillaient les visiteurs.
L’alimentation de cet irrigateur faisait la constante préoccupation de M. Perdrix qui se levait parfois dès cinq heures du matin afin d’emplir le réservoir. Il pompait alors avec acharnement, en manche de chemise, son gros ventre débordant de la culotte, afin d’avoir, à son retour du bureau, la satisfaction de lâcher les grandes eaux, et de se figurer qu’une fraîcheur s’en répandait dans le jardin.
Le soir du dîner officiel, tous les invités, l’un après l’autre, s’extasièrent sur la situation du domaine, et chaque fois qu’on entendait, au loin, venir un train M. Perdrix leur annonçait sa destination : Saint-Germain, le Havre, Cherbourg ou Dieppe, et, par farce, on faisait des signes aux voyageurs penchés aux portières.
Le bureau complet se trouvait là. C’était d’abord M. Capitaine, sous-chef ; M. Patissot, commis principal ; puis MM. De Sombreterre et Vallin, jeunes employés élégants qui ne venaient au bureau qu’à leurs heures ; enfin M. Rade, célèbre dans tout le ministère par les doctrines insensées qu’il affichait, et l’expéditionnaire, M. Boivin.
M. Rade passait pour un type. Les uns le traitaient de fantaisiste ou d’idéologue ; les autres de révolutionnaire ; tout le monde s’accordait à dire que c’était un maladroit. Vieux déjà, maigre et petit, avec un œil vif et de longs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie le plus profond mépris pour la besogne administrative. Remueur de livres et grand liseur, d’une nature toujours révoltée contre tout, chercheur de vérité et contempteur des préjugés courants, il avait une façon nette et paradoxale d’exprimer ses opinions qui fermait la bouche aux imbéciles satisfaits et aux mécontents sans savoir pourquoi. On disait : « Ce vieux fou de Rade », ou bien : « Cet écervelé de Rade » ; et la lenteur de son avancement semblait donner raison contre lui aux médiocres parvenus. L’indépendance de sa parole faisait trembler bien souvent ses collègues, qui se demandaient avec terreur comment il avait pu conserver sa place. Aussitôt qu’on fut à table, M. Perdrix, dans un petit discours bien senti, remercia ses « collaborateurs », leur promit sa protection d’autant plus efficace que son autorité grandissait, et il termina par une péroraison émue où il remerciait et glorifiait le gouvernement libéral et juste, qui sait chercher le mérite parmi les humbles.
M. Capitaine, sous-chef, répondit au nom du bureau, félicita, congratula, salua, exalta, chanta les louanges de tous ; et des applaudissements frénétiques accueillirent ces deux morceaux d’éloquence. Après quoi l’on se mit sérieusement à manger.
Tout alla bien jusqu’au dessert, la misère des propos ne gênant personne. Mais, au café, une discussion s’élevant déchaîna tout à coup M. Rade, qui se mit à passer les bornes.
On parlait d’amour naturellement, et un souffle de chevalerie grisant cette salle de bureaucrates, on vantait avec exaltation la beauté supérieure de la femme, sa délicatesse d’âme, son aptitude aux choses exquises, la sûreté de son jugement et la finesse de ses sentiments. M. Rade, se mit à protester, refusant avec énergie au sexe qualifié de « beau » toutes les qualités qu’on lui prêtait ; et, devant l’indignation générale, il cita des auteurs :
« Schopenhauer, Messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe que l’Allemagne vénère. Voici ce qu’il dit : « Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût bien obscurcie par l’amour pour qu’il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux jambes courbes. Toute sa beauté, en effet, réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été plus juste de l’appeler l’inesthétique. Les femmes n’ont ni le sentiment ni l’intelligence de la musique, pas plus que de la poésie ou des arts plastiques ; ce n’est chez elles que pure singerie, pur prétexte, pure affectation exploitée par leur désir de plaire. »
— L’homme qui a dit ça est un imbécile, déclara M. de Sombreterre.
M. Rade, souriant, continua :
« Et Rousseau, Monsieur ? Voici son opinion : « Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie. »
M. de Sombreterre haussa dédaigneusement les épaules :
« Rousseau est aussi bête que l’autre, voilà tout. »
M. Rade souriait toujours :
« Et lord Byron, qui pourtant aimait les femmes, Monsieur, voici ce qu’il dit : « On devrait bien les nourrir et les bien vêtir, mais ne point les mêler à la société. Elles devraient aussi être instruites de la religion, mais ignorer la poésie et la politique, ne lire que les livres de piété et de cuisine. »
M. Rade continua :
« Voyez, Messieurs, elles étudient toutes la peinture et la musique. Il n’y en a pas une cependant qui ait fait un bon tableau ou un opéra remarquable ! Pourquoi, messieurs ? Parce qu’elles sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan.
M. Patissot se fâchait :
« Et Mme Sand, Monsieur ?
— Une exception, Monsieur, une exception. Je vous citerai encore un passage d’un autre grand philosophe, anglais celui-là : Herbert Spencer. Voici : « Chaque sexe est capable, sous l’influence de stimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairement réservées à l’autre. Ainsi, pour prendre un cas extrême, une excitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles des hommes ; on a vu, pendant des famines, des petits enfants privés de leur mère être sauvés de cette façon. Nous ne mettons pourtant pas cette faculté d’avoir du lait au nombre des attributs du mâle. De même, l’intelligence féminine qui, dans certains cas, donnera des produits supérieurs, doit être négligée dans l’estimation de la nature féminine, en tant que facteur social… »
M. Patissot, blessé dans tous ses instincts chevaleresques originels, déclara :
« Vous n’êtes pas Français, Monsieur. La galanterie française est une des formes du patriotisme. »
M. Rade releva la balle.
« J’ai fort peu de patriotisme, Monsieur, le moins possible. »
Un froid se répandit, mais il continua tranquillement :
« Admettez-vous avec moi que la guerre soit une chose monstrueuse ; que cette coutume d’égorgement des peuples constitue un état permanent de sauvagerie ; qu’il soit odieux, alors que le seul bien réel est « la vie », de voir les gouvernements, dont le devoir est de protéger l’existence de leurs sujets, chercher avec obstination des moyens de destruction ? Oui, n’est-ce pas. — Eh bien, si la guerre est une chose horrible, le patriotisme ne serait-il pas l’idée mère qui l’entretient ? Quand un assassin tue, il a une pensée, c’est de voler. Quand un brave homme, à coups de baïonnette, crève un autre honnête homme, père de famille ou grand artiste peut-être, à quelle pensée obéit-il ?… »
Tout le monde se sentait profondément blessé.
« Quand on pense des choses pareilles, on ne les dit pas en société. »
M. Patissot reprit :
« Il y a pourtant, Monsieur, des principes que tous les honnêtes gens reconnaissent. »
M. Rade demanda :
« Lesquels ? »
Alors, solennellement, M. Patissot prononça « La morale, Monsieur. »
M. Rade rayonnait, il s’écria :
« Un seul exemple, Messieurs, un tout petit exemple. Quelle opinion avez-vous des messieurs à casquette de soie qui font sur les boulevards extérieurs le joli métier que vous savez, et qui en vivent ? »
Une moue de dégoût parcourut la table :
« Eh bien ! Messieurs, il y a un siècle seulement, quand un élégant gentilhomme, très chatouilleux sur le point d’honneur, avait pour… amie… une « très belle et honneste dame de haute lignée », il était fort bien porté de vivre à ses dépens, Messieurs, et même de la ruiner tout à fait. On trouvait ce jeu-là charmant. Donc les principes de morale ne sont pas fixes… et alors… »
M. Perdrix, visiblement embarrassé, l’arrêta :
« Vous sapez les bases de la société, Monsieur Rade, il faut toujours avoir des principes. Ainsi, en politique, voici M. de Sombreterre qui est légitimiste, M. Vallin orléaniste, M. Patissot et moi républicains, nous avons des principes très différents, n’est-ce pas, et cependant nous nous entendons fort bien parce que nous en avons. »
Mais M. Rade s’écria :
« Moi aussi, j’en ai, Messieurs, j’en ai de très arrêtés. »
M. Patissot releva la tête, et, froidement :
« Je serais heureux de les connaître, Monsieur. »
M. Rade ne se fit pas prier :
« Les voici, Monsieur. »
1er principe. — Le gouvernement d’un seul est une monstruosité.
2e principe. — Le suffrage restreint est une injustice.
3e principe. — Le suffrage universel est une stupidité.
En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligences d’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse ou d’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration.
Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même, exclure sous un prétexte toujours discutable une partie des citoyens de l’administration des affaires est une injustice si flagrante, qu’il me semblait inutile de la discuter davantage.
Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que les hommes de génie sont rares, n’est-ce pas ? Pour être large, convenons qu’il y en ait cinq en France, en ce moment. Ajoutons, toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, mille autres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieurs d’une façon quelconque. Voilà un état-major de onze mille deux cent cinq esprits. Après quoi vous avez l’armée des médiocres, qui suit la multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbéciles forment toujours l’immense majorité, il est inadmissible qu’ils puissent élire un gouvernement intelligent.
Pour être juste, j’ajoute que logiquement le suffrage universel me semble le seul principe admissible, mais qu’il est inapplicable, voici pourquoi.
Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d’un pays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous les droits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule force que vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être la plus négligée, la force stupide, le nombre. D’après votre méthode, le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes les connaissances acquises, la richesse, l’industrie, etc., etc. Quand vous pourrez donner à un membre de l’Institut dix mille voix contre une au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voix à son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenu une représentation nationale qui vraiment représentera toutes les puissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça.
Voici mes conclusions :
Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup de mal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien.
Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon, qu’absolument défectueux. Voilà.
Des cris d’indignation s’élevèrent autour de la table, et tous, légitimiste, orléaniste, républicains par nécessité, se fâchèrent tout rouge. M. Patissot, particulièrement, suffoquait et, se tournant vers M. Rade :
« Alors, Monsieur, vous ne croyez à rien. »
L’autre répondit simplement :
« Non, Monsieur. »
La colère qui souleva tous les convives empêcha M. Rade de continuer, et M. Perdrix, redevenant chef, ferma la discussion.
« Assez, Messieurs, je vous en prie. Nous avons chacun notre opinion, n’est-ce pas, et nous ne sommes pas disposés à en changer. »
On approuva cette parole juste. Mais M. Rade, toujours révolté, voulut avoir le dernier mot.
« J’ai pourtant une morale, dit-il, elle est bien simple et toujours applicable ; une phrase la formule, la voici : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. » Je vous défie de la mettre en défaut, tandis qu’en trois arguments je me charge de démolir le plus sacré de vos principes. »
Cette fois on ne répondit pas. Mais comme on rentrait le soir deux par deux, chacun disait à son compagnon :
« Non, vraiment M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup de marteau certainement. On devrait le nommer sous-chef à Charenton. »
Séance publique
Des deux côtés d’une porte au-dessus de laquelle le mot « Bal » s’étalait en lettres voyantes, de larges affiches d’un rouge violent annonçaient que, ce dimanche-là, ce lieu de plaisir populaire recevait une autre destination.
M. Patissot, qui flânait comme un bon bourgeois, en digérant son déjeuner, et se dirigeait tout doucement vers la gare, s’arrêta, l’œil saisi par cette couleur écarlate, et il lut :
GRANDE SÉANCE PUBLIQUE
Sous la présidence de la citoyenne libre penseuse Zoé Lamour et de la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine, avec le concours d’une délégation de citoyennes du cercle libre de la Pensée indépendante, et d’un groupe de citoyens adhérents.
La citoyenne Césarine Brau et le citoyen Sapience Cornut, retour d’exil, prendront la parole.
PRIX D’ENTRÉE : 1 franc. »
Une vieille dame à lunettes, assise devant une table couverte d’un tapis, percevait l’argent. M. Patissot entra.
Dans la salle, déjà presque pleine, flottait cette odeur de chien mouillé, que dégagent toujours les jupes des vieilles filles, avec un reste de parfums suspects des bals publics.
M. Patissot en cherchant bien, découvrit une place libre au second rang, à côté d’un vieux monsieur décoré et d’une petite femme vêtue en ouvrière, à l’œil exalté, ayant sur la joue une marbrure enflée.
Le bureau était au complet
La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant des fleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avec une petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine.
Juste au-dessous d’elles, l’illustre citoyenne Césarine Brau, surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, était assise à côté du citoyen Sapience Cornut, retour d’exil. Celui-là, un vieux solide à tous crins, d’aspect féroce, regardait la salle comme un chat regarde une volière d’oiseaux, et ses poings fermés reposaient sur ses genoux.
A droite, une délégation d’antiques citoyennes sevrées d’époux, séchées dans le célibat, et exaspérées dans l’attente, faisait vis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l’humanité, qui n’avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pour indiquer sans doute l’infini de leurs aspirations.
Le public était mêlé.
Les femmes, en majorité, appartenaient à la caste des portières et des marchandes qui ferment boutique le dimanche. Partout le type de la vieille fille inconsolable (dit trumeau) réapparaissait entre les faces rouges des bourgeoises. Trois collégiens parlaient bas dans un coin, venus pour être au milieu de femmes. Quelques familles étaient entrées par curiosité. Mais au premier rang un nègre en coutil jaune, un nègre frisé, magnifique, regardait obstinément le bureau en riant de l’une à l’autre oreille, d’un rire muet, contenu, qui faisait étinceler ses dents blanches dans sa face noire. Il riait sans un mouvement du corps, comme un homme ravi, transporté. Pourquoi était-il là ? Mystère. Avait-il cru entrer au spectacle ? Ou bien se disait-il dans sa boule crépue d’Africain : « Vrai, vrai, ils sont trop drôles, ces farceurs-là ; ce n’est pas sous l’équateur qu’on en trouverait de pareils. »
La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petit discours.
Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines du monde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouement constant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peuple d’autrefois, au peuple des rois et de l’aristocratie, l’appelant : « l’éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ; et, dans un grand mouvement lyrique, elle s’écria : « Le peuple a eu son 89, — ayons le nôtre ; l’homme opprimé a fait sa Révolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l’esclave indigné s’est révolté. Femmes, imitons nos despotes. Révoltons-nous ; brisons l’antique chaîne du mariage et de la servitude ; marchons à la conquête de nos droits ; faisons aussi notre révolution. »
Elle s’assit au milieu d’un tonnerre d’applaudissements ; et le nègre, délirant de joie, se tapait le front contre ses genoux en poussant des cris aigus.
La citoyenne nihiliste russe Éva Schourine se leva, et, d’une voix perçante et féroce :
« Je suis Russe, dit-elle. J’ai levé l’étendard de la révolte ; cette main a frappé les oppresseurs de ma patrie ; et, je le déclare à vous, femmes françaises, qui m’écoutez, je suis prête, sous tous les soleils, dans toutes les parties de l’univers, à frapper la tyrannie de l’homme, à venger partout la femme odieusement opprimée. »
Un grand tumulte d’approbation eut lieu, et le citoyen Sapience Cornut, lui-même, se levant, frotta galamment sa barbe jaune contre cette main vengeresse.
C’est alors que la cérémonie prit un caractère vraiment international. Les citoyennes déléguées par les puissances étrangères se levèrent l’une après l’autre, apportant l’adhésion de leurs patries. Une Allemande parla d’abord. Obèse, avec une végétation de filasse sur le crâne, elle bredouillait d’une voix pâteuse :
— Che feu tire toute la choie qu’on a ébrouvée dans la fieille Allemagne quand on a chu le grand moufement des femmes barisiennes. Nos boitrines (elle frappa la sienne, qui ne résista pas au choc), nos boitrines ont tréchailli, nos… nos… che ne barle pas très pien, mais nous chommes avec vous. »
Une Italienne, une Espagnole, une Suédoise en dirent autant en des langages inattendus ; et, pour finir, une Anglaise démesurée, dont les dents semblaient des instruments de jardinage, s’exprima en ces termes :
« Je volé aussi apôté le participéchône de la libre Hangleterre à la manifestéchône si… si… pittoresque de la populéchône féminine de France pour l’émancipéchône de cette pâtie féminine. Hip ! hip ! hurrah ! »
Cette fois, le nègre se mit à pousser de tels cris d’enthousiasme, avec des gestes de satisfaction si immodérés (jetant ses jambes par-dessus le dossier des banquettes et se tapant les cuisses avec fureur), que deux commissaires de la séance furent obligés de le calmer.
Le voisin de Patissot murmura :
« Des hystériques ! Toutes hystériques. »
Patissot croyant qu’on lui parlait, se retourna :
« Plaît-il ? »
Le monsieur s’excusa.
« Pardon, je ne vous parlais pas. Je disais seulement que toutes ces folles sont des hystériques ! »
M. Patissot, prodigieusement surpris, demanda :
« Vous les connaissez donc ?
— Un peu, Monsieur ! Zoé Lamour a fait son noviciat pour être religieuse. Et d’une. Éva Schourine a été poursuivie comme incendiaire et reconnue folle. Et de deux. Césarine Brau est une simple intrigante qui veut faire parler d’elle. J’en aperçois trois autres là-bas qui ont passé dans mon service à l’hôpital de X… Quand à tous les vieux carcans qui nous entourent, je n’ai pas besoin d’en parler. »
Mais des « chut ! » partaient de tous les côtés. Le citoyen Sapience Cornut, retour d’exil, se levait. Il roula d’abord des yeux terribles ; puis, d’une voix creuse qui semblait le mugissement du vent dans une caverne, il commença.
« Il est des mots grands comme des principes, lumineux comme des soleils, retentissants comme des coups de tonnerre : Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Ce sont les bannières des peuples. Sous leurs plis, nous avons marché à l’assaut des tyrannies. A votre tour, ô femmes, de les brandir comme des armes pour marcher à la conquête de l’indépendance. Soyez libres, libres dans l’amour, dans la maison, dans la patrie. Devenez nos égales au foyer, nos égales dans la rue, nos égales surtout dans la politique et devant la loi. Fraternité ! Soyez nos sœurs, les confidentes de nos projets grandioses, nos compagnes vaillantes. Soyez, devenez véritablement une moitié de l’humanité au lieu de n’en être qu’une parcelle. »
Et il se lança dans la politique transcendante, développant des projets larges comme le monde, parlant de l’âme des sociétés, prédisant la République universelle édifiée sur ces trois bases inébranlables : la liberté, l’égalité, la fraternité.
Quand il se tut, la salle faillit crouler sous les bravos. M. Patissot, stupéfait se tourna vers son voisin.
« N’est-il pas un peu fou ? »
Le vieux monsieur répondit :
« Non, Monsieur ; ils sont des millions comme ça. C’est un effet de l’instruction. »
Patissot ne comprenait pas.
« De l’instruction ?
— Oui ; maintenant qu’ils savent lire et écrire, la bêtise latente se dégage.
— Alors, Monsieur, vous croyez que l’instruction… ?
— Pardon, Monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ce que je veux dire : Vous avez une montre, n’est-ce pas ? Eh bien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut en le priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu’il n’est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué dans cette machine infiniment compliquée qui s’appelle la France, il se croit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Et quarante mille braillards de son espèce en pensent autant et le proclament sans cesse. Je dis, Monsieur, que nous manquons jusqu’ici de classes dirigeantes nouvelles c’est-à-dire d’hommes nés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée, instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement les jeunes gens qui se destinent à la Polytechnique… »
Des « chut ! » nombreux l’interrompirent encore une fois. Un jeune homme à l’air mélancolique occupait la tribune.
Il commença :
« Mesdames, j’ai demandé la parole pour combattre vos théories. Réclamer pour la femme des droits civils égaux à ceux de l’homme équivaut à réclamer la fin de votre pouvoir. Le seul aspect extérieur de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux durs travaux physiques ni aux longs efforts intellectuels. Son rôle est autre, mais non moins beau. Elle met de la poésie dans la vie. De par la puissance de sa grâce, un rayon de ses yeux, le charme de son sourire, elle domine l’homme, qui domine le monde. L’homme a la force que vous ne pouvez lui prendre ; mais vous avez la séduction qui captive la force. De quoi vous plaignez-vous ? Depuis que le monde existe, vous êtes les souveraines et les dominatrices. Rien ne se fait sans vous. C’est pour vous que s’accomplissent toutes les belles œuvres.
« Mais du jour où vous deviendrez nos égales, civilement, politiquement, vous deviendrez nos rivales. Prenez garde alors que le charme ne soit rompu qui fait toute votre force. Alors, comme nous sommes incontestablement les plus vigoureux et les mieux doués pour les sciences et les arts, votre infériorité apparaîtra, et vous deviendrez véritablement des opprimées.
« Vous avez le beau rôle, Mesdames, puisque vous êtes pour nous la séduction de la vie, l’illusion sans fin, l’éternelle récompense de nos efforts. Ne cherchez donc point à en changer. Vous ne réussirez pas, d’ailleurs. »
Mais des sifflets l’interrompirent. Il descendit.
Le voisin de Patissot, se levant alors :
« Un peu romantique, le jeune homme, mais sensé du moins. Venez-vous prendre un bock, Monsieur ?
— Avec plaisir. »
Ils y allèrent, pendant que s’apprêtait à répondre la citoyenne Césaire Brau.
31 mai — 18 août 1880
Le château, de style ancien, est sur une colline boisée ; de grands arbres l’entourent d’une verdure sombre, et le parc infini étend ses perspectives tantôt sur des profondeurs de forêt, tantôt sur les pays environnants. A quelques mètres de la façade se creuse un bassin de pierre où se baignent des dames de marbre ; d’autres bassins étagés se succèdent jusqu’au pied du coteau, et une source emprisonnée fait des cascades de l’un à l’autre. Du manoir, qui fait des grâces comme une coquette surannée, jusqu’aux grottes incrustées de coquillages, et où sommeillent des Amours d’un autre siècle, tout en ce domaine antique a gardé la physionomie des vieux âges ; tout semble parler encore des coutumes anciennes, des mœurs d’autrefois, des galanteries passées et des élégances légères où s’exerçaient nos aïeules.
Dans un petit salon Louis XV, dont les murs sont couverts de bergers marivaudant avec des bergères, de belles dames en panier et des messieurs galants et frisés, une toute vieille femme, qui semble morte aussitôt qu’elle ne remue plus, est presque couchée dans un grand fauteuil et laisse pendre de chaque côté ses mains osseuses de momie. Son regard voile se perd au loin par la campagne comme pour suivre à travers le parc des visions de sa jeunesse. Un souffle d’air, parfois, arrive par la fenêtre ouverte, apporte des senteurs d’herbe et des parfums de fleurs, il fait voltiger ses cheveux blancs autour de son front ridé et des souvenirs vieux dans son cœur.
A ses côtés, sur un tabouret de velours, une jeune fille, aux longs cheveux blonds tressés sur le dos, brode un ornement d’autel.
Elle a des yeux rêveurs, et, pendant que travaillent ses doigts agiles, on voit qu’elle songe.
Mais l’aïeule a tourné la tête.
— Berthe, dit-elle, lis-moi donc un peu les gazettes, afin que je sache encore quelquefois ce qui se passe en ce monde. La jeune fille prit un journal et le parcourut du regard :
— Il y a beaucoup de politique, grand-mère, faut-il passer ?
— Oui, oui, mignonne. N’y a-t-il pas d’histoires d’amour ? La galanterie est donc morte, en France, qu’on ne parle plus d’enlèvements, ni de combats pour les dames, ni d’aventures comme autrefois !
La jeune fille chercha longtemps.
— Voilà, dit-elle, c’est intitulé : « Drame d’amour. »
La vieille femme sourit dans ses rides.
— Lis-moi cela, dit-elle.
Et Berthe commença.
C’était une histoire de vitriol. Une dame, pour se venger de la maîtresse de son mari, lui avait brûlé les deux yeux. Elle était sortie des assises acquittée, innocentée, félicitée, aux applaudissements de la foule.
L’aïeule s’agitait sur son siège et répétait :
— C’est affreux, mais c’est affreux, cela ! Trouve-moi donc autre chose, mignonne.
Berthe chercha, et plus loin toujours aux tribunaux, se mit à lire : « Sombre drame. » Une jeune fille de vertu trop mûre s’était laissée choir tout à coup entre les bras d’un jeune homme, et, pour se venger de son amant dont le cœur était volage et la rente insuffisante, lui avait tiré à bout portant quatre coups de revolver.
Deux balles étaient demeurées dans la poitrine, une dans l’épaule, l’autre dans la hanche. Le monsieur resterait estropié toute sa vie. La jeune fille avait été acquittée aux applaudissements de la foule, et le journal maltraitait fort ce séducteur de vierges faciles.
Cette fois la vieille grand-mère se révolta tout à fait, et, la voix tremblante :
— Mais vous êtes donc fous aujourd’hui, vous êtes fous. Le bon Dieu vous a donné l’amour, la seule séduction de la vie ; l’homme y a mêlé la galanterie, la seule distraction de nos heures, et voilà que vous y mettez du vitriol et du revolver, comme on mettrait de la boue dans un flacon de vin d’Espagne !
Berthe ne paraissait pas comprendre l’indignation de son aïeule.
— Mais, grand-mère, cette femme s’est vengée. Songe donc, elle était mariée, et son mari la trompait.
La grand-mère eut un soubresaut.
— Quelles idées vous donne-t-on, à vous autres, jeunes filles d’aujourd’hui ?
Berthe répondit :
— Mais le mariage, c’est sacré, grand-mère.
L’aïeule tressaillit en son cœur de femme née encore au grand siècle galant.
— C’est l’amour qui est sacré, dit-elle. Écoute, fillette, une vieille qui a vécu trois générations et qui en sait long, bien long sur les hommes et sur les femmes. Le mariage et l’amour n’ont rien à voir ensemble. On se marie pour fonder une famille, et on forme une famille pour constituer la société. La société ne peut pas se passer du mariage. Si la société est une chaîne, chaque famille en est un anneau.
Pour souder ces anneaux-là, on cherche toujours les métaux pareils. Quand on se marie, il faut unir les convenances, combiner les fortunes, joindre les races semblables, travailler pour l’intérêt commun qui est la richesse et les enfants. On ne se marie qu’une fois, fillette, et parce que le monde l’exige ; mais on peut aimer vingt fois dans sa vie, parce que la nature nous a faits ainsi. Le mariage ! C’est une loi, vois-tu, et l’amour, c’est un instinct qui nous pousse tantôt à droite, tantôt à gauche. On a fait des lois qui combattent nos instincts, il le fallait ; mais les instincts toujours sont les plus forts, et on a tort de leur résister, puisqu’ils viennent de Dieu, tandis que les lois ne viennent que des hommes.
Si on ne poudrait pas la vie avec de l’amour, le plus d’amour possible, mignonne, comme on met du sucre dans les drogues pour les enfants, personne ne voudrait la prendre telle qu’elle est.
Berthe, effarée, ouvrait ses grands yeux ; elle murmura :
— Oh, grand-mère, grand-mère, on ne peut aimer qu’une fois !
L’aïeule leva vers le ciel ses mains tremblantes comme pour invoquer encore le dieu défunt des galanteries.
Elle s’écria, indignée :
— Vous êtes devenus une race de vilains, une race du commun.
Depuis la Révolution, le monde n’est plus reconnaissable. Vous avez mis de grands mots partout ; vous croyez à l’égalité et à la passion éternelle. Des gens ont fait des vers pour vous dire qu’on mourait d’amour. De mon temps on faisait des vers pour nous apprendre à aimer beaucoup. Quand un gentilhomme nous plaisait, fillette, on lui envoyait un page. Et quand il nous venait au cœur un nouveau caprice, on congédiait son dernier amant, à moins qu’on ne les gardât tous les deux.
La jeune fille, toute pâle, balbutia :
— Alors les femmes n’avaient pas d’honneur ?
La vieille bondit :
— Pas d’honneur ! Parce qu’on aimait, qu’on osait le dire et même s’en vanter ? Mais, fillette, si une de nous, parmi les plus grandes dames de France, était demeurée sans amant, toute la cour en aurait ri. Et vous vous imaginez que vos maris n’aimeront que vous toute leur vie ? Comme si ça se pouvait, vraiment !
Je te dis, moi, que le mariage est une chose nécessaire pour que la société vive, mais qu’il n’est pas dans la nature de notre race, entends-tu bien ? Il n’y a dans la vie qu’une bonne chose, c’est l’amour, et on veut nous en priver. On vous dit maintenant : « Il ne faut aimer qu’un homme », comme si on voulait me forcer à ne manger toute ma vie que du dindon. Et cet homme-là aura autant de maîtresses qu’il y a de mois dans l’année !
Il suivra ses instincts galants, qui le poussent vers toutes les femmes, comme les papillons vont à toutes les fleurs ; et alors, moi, je sortirai par les rues, avec du vitriol dans une bouteille, et j’aveuglerai les pauvres filles qui auront obéi à la volonté de leur instinct ! Ce n’est pas sur lui que je me vengerai, mais sur elles ! Je ferai un monstre. Je ferai un monstre d’une créature que le bon Dieu a faite pour plaire, pour aimer et pour être aimée !
Et votre société d’aujourd’hui, votre société de manants, de bourgeois, de valets parvenus m’applaudira et m’acquittera. Je te dis que c’est infâme, que vous ne comprenez pas l’amour ; et je suis contente de mourir plutôt que de voir un monde sans galanteries et des femmes qui ne savent plus aimer.
Vous prenez tout au sérieux à présent ; la vengeance des drôlesses qui tuent leurs amants fait verser des larmes de pitié aux douze bourgeois réunis pour sonder les cœurs des criminels. Et voilà votre sagesse, votre raison ? Les femmes tirent sur les hommes et se plaignent qu’ils ne sont plus galants !
La jeune fille prit en ses mains tremblantes les mains ridées de la vieille :
— Tais-toi, grand-mère, je t’en supplie. Et à genoux, les larmes aux yeux, elle demandait au ciel une grande passion, une seule passion éternelle, selon le rêve nouveau des poètes romantiques, tandis que l’aïeule la baisant au front, toute pénétrée encore de cette charmante et saine raison dont les philosophes galants emplirent le dix-huitième siècle, murmura :
— Prends garde, pauvre mignonne, si tu crois à des folies pareilles, tu seras bien malheureuse.
13 septembre 1880
Tout le monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grain de sable qui changea les destinées de l’univers en arrêtant la fortune de Cromwell. Ainsi, dans ce grand hasard des événements qui gouverne les hommes et le monde, un fait bien petit, le geste désespéré d’une femme décida le sort de l’Europe en sauvant la vie du jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon. C’est une page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existence de cet être extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse, qui faillit devenir fatal au jeune officier, alors en congé dans sa patrie.
Le récit qui suit est de point en point authentique. Je l’ai écrit presque sous la dictée sans y rien changer, sans en rien omettre, sans essayer de le rendre plus « littéraire » ou plus dramatique, ne laissant que les faits tout seuls, tout nus, tout simples, avec tous les noms, tous les mouvements des personnages et les paroles qu’ils prononcèrent.
Une narration plus composée plairait peut-être davantage, mais ceci est de l’histoire, et on ne touche pas à l’histoire. Je tiens ces détails directement du seul homme qui a pu les puiser aux sources, et dont le témoignage a dirige l’enquête ouverte sur ces mêmes faits vers 1853, dans le but d’assurer l’exécution de legs stipulés par l’Empereur expirant à Sainte-Hélène.
Trois jours avant sa mort, en effet, Napoléon ajouta à son testament un codicille qui contenait les dispositions suivantes :
« Je lègue, écrivait-il, 20.000 francs à l’habitant de Bocognano qui m’a tiré des mains des brigands qui voulurent m’assassiner ;
10.000 francs à M. Vizzavona, le seul de cette famille qui fût de mon parti ;
100.000 francs à M. Jérôme Lévy ;
100.000 francs à M. Costa de Bastelica ;
20.000 francs à l’abbé Reccho. »
C’est qu’un vieux souvenir de sa jeunesse s’était, en ces derniers moments, emparé de son esprit ; après tant d’années et tant d’aventures prodigieuses, l’impression que lui avait laissée une des premières secousses de sa vie demeurait encore assez forte pour le poursuivre, même aux heures d’agonie, et voici cette lointaine vision qui l’obsédait, quand il se résolut à laisser ces dons suprêmes au partisan dévoué dont le nom échappait à sa mémoire affaiblie, et aux amis qui lui avaient apporté leur aide en ces circonstances terribles.
Louis XVI venait de mourir. La Corse était alors gouvernée par le général Paoli, homme énergique et violent, royaliste dévoué, qui haïssait la Révolution, tandis que Napoléon Bonaparte, jeune officier d’artillerie alors en congé à Ajaccio, employait son influence et celle de sa famille en faveur des idées nouvelles.
Les cafés n’existaient point en ce pays toujours sauvage, et Napoléon réunissait le soir ses partisans dans une chambre où ils causaient, formaient des projets, prenaient des mesures, prévoyaient l’avenir, tout en buvant du vin et en mangeant des figues.
Une animosité déjà existait entre le jeune Bonaparte et le général Paoli. Voici comment elle était née. Paoli, ayant reçu l’ordre de conquérir l’île de la Madeleine, confia cette mission au colonel Cesari en lui recommandant, dit-on, de faire échouer l’entreprise. Napoléon, nommé lieutenant-colonel de la garde nationale dans le régiment que commandait le colonel Quenza, prit part à cette expédition et s’éleva violemment ensuite contre la manière dont elle avait été conduite, accusant ouvertement les chefs de l’avoir perdue à dessein.
Ce fut peu de temps après que des commissaires de la République, parmi lesquels se trouvait Saliceti, furent envoyés à Bastia. Napoléon, apprenant leur arrivée, les voulut rejoindre, et, pour entreprendre ce voyage, il fit venir de Bocognano son homme de confiance, un de ses partisans les plus fidèles, Santo-Bonelli, dit Riccio, qui devait lui servir de guide.
Tous deux partirent à cheval, se dirigeant vers Corte où se tenait le général Paoli, que Bonaparte voulait voir en passant ; car, ignorant alors la participation de son chef au complot tramé contre la France, il le défendait même contre les soupçons chuchotés ; et l’hostilité grandie entre eux, bien que vive déjà, n’avait point éclaté.
Le jeune Napoléon descendit de cheval dans la cour de la maison habitée par Paoli, et confiant sa monture à Santo-Riccio, il voulut tout de suite se rendre auprès du général. Mais, comme il gravissait l’escalier, une personne qu’il aborda lui apprit qu’en ce moment même avait lieu une sorte de conseil formé des principaux chefs corses, tous ennemis des idées républicaines. Lui, inquiet, cherchait à savoir, quand un des conspirateurs sortit de la réunion.
Alors, marchant à sa rencontre, Bonaparte lui demanda : « Eh bien ? » L’autre, le croyant un allié, répondit : « C’est fait ! Nous allons proclamer l’indépendance et nous séparer de la France, avec le secours de l’Angleterre. »
Indigné, Napoléon s’emporta et, frappant du pied, il cria : « C’est une trahison, c’est une infamie ! » quand des hommes parurent, attires par le bruit. C’étaient justement des parents éloignés de la famille Bonaparte. Eux, comprenant le danger où se jetait le jeune officier, car Paoli était un homme à s’en débarrasser à tout jamais et sur-le-champ, l’entourèrent, le firent descendre par force et remonter à cheval.
Il partit aussitôt, retournant vers Ajaccio, toujours accompagné de Santo-Riccio. Ils arrivèrent, à la nuit tombante, au hameau de Arca-de-Vivario, et couchèrent chez le curé Arrighi, parent de Napoléon, qui le mit au courant des événements et lui demanda conseil, car c’était un homme d’esprit droit et de grand jugement, estimé dans toute la Corse.
S’étant remis en route le lendemain dès l’aurore, ils marchèrent tout le jour et parvinrent le soir à l’entrée du village de Bocognano. Là, Napoléon se sépara de son guide, en lui recommandant de venir au matin le chercher avec les chevaux à la jonction des deux routes, et il gagna le hameau de Pagiola pour demander l’hospitalité à Félix Tusoli, son partisan et son parent, dont la maison se trouvait un peu éloignée.
Cependant, le général Paoli avait appris la visite du jeune Bonaparte, ainsi que ses paroles violentes après la découverte du complot, et il chargea Mario Peraldi de se mettre à sa poursuite et de l’empêcher, coûte que coûte, de gagner Ajaccio ou Bastia.
Mario Peraldi parvint à Bocognano quelques heures avant Bonaparte, et se rendit chez les Morelli, famille puissante, partisans du général. Ils apprirent bientôt que le jeune officier était arrivé dans le village et qu’il passerait la nuit dans la maison de Tusoli ; alors le chef des Morelli, homme énergique et redoutable, instruit des ordres de Paoli, promit à son envoyé que Napoléon n’échapperait pas.
Dès le jour il avait posté son monde, occupé toutes les routes, toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pour rejoindre Santo-Riccio ; mais Tusoli, un peu malade, la tête enveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement.
Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentant lui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient des partisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléon se rendit près d’eux et, les trouvant réunis : « Allez, leur dit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et noble action. » Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans la maison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier et l’entraînèrent.
Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes, apprit immédiatement son arrestation et il courut chez un partisan de Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider et dont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléon allait être enfermé.
Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation : « Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il est perdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures. » Alors Vizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, et comme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena, à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune homme vint chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaient sa maison.
Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, y consentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés du général, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez lui pour faire ses préparatifs de départ. Ce fut cette absence qui sauva quelques minutes plus tard la vie du prisonnier. Cependant, Santo-Riccio, avec le dévouement naturel des Corses, un prodigieux sang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de son compagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens braves et fidèles comme lui ; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardin attenant à la maison Vizzavona et cachés derrière un mur, il se présenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission de faire ses adieux à Napoléon, puisqu’ils devaient l’emmener On lui accorda cette faveur, et dès qu’il fut en présence de Bonaparte et de Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindre retard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alors pénétrèrent dans l’écurie et, sur la porte, Vizzavona, les larmes aux yeux, embrassa son hôte et lui dit : « Que Dieu vous sauve, mon pauvre enfant, lui seul le peut ! »
En rampant, Napoléon et Santo-Riccio rejoignirent les deux jeunes gens embusqués auprès du mur, puis, prenant leur élan, tous les trois s’enfuirent à toutes jambes vers une fontaine voisine cachée dans les arbres. Mais il fallait passer sous les yeux des Morelli, qui, les apercevant, se lancèrent à leur poursuite en jetant de grands cris.
Or le chef Morelli, rentré dans sa demeure, les entendit, et, comprenant tout, se précipita avec une physionomie si féroce que sa femme, alliée aux Tusoli, chez qui Bonaparte avait passé la nuit, se jeta à ses pieds, suppliante, demandant la vie sauve pour le jeune homme.
Lui, furieux, la repoussa, et il s’élançait dehors quand elle, toujours à genoux, le saisit par les jambes, les enlaçant de ses bras crispés ; puis, battue, renversée, mais, acharnée en son étreinte, elle entraîna son mari, qui s’abattit à côté d’elle.
Sans la force et le courage de cette femme, c’en était fait de Napoléon.
Toute l’histoire moderne se trouvait donc changée. La mémoire des hommes n’aurait point eu à retenir les noms de victoires retentissantes ! Des millions d’êtres ne seraient pas morts sous le canon ! La carte d’Europe n’était plus la même ! Et qui sait sous quel régime politique nous vivrions aujourd’hui.
Car les Morelli atteignaient les fugitifs.
Santo-Riccio, intrépide, s’adossant au tronc d’un châtaignier, leur fit face, criant aux deux jeunes gens d’emmener Bonaparte. Mais lui refusa d’abandonner son guide qui vociférait, tenant en joue leurs ennemis :
« Emportez-le donc, vous autres ; saisissez-le, attachez-lui les pieds et les mains ! »
Alors ils furent rejoints, entourés, saisis, et un partisan des Morelli, nommé Honorato, posant son fusil sur la tempe de Napoléon, s’écria : « Mort au traître à la patrie ! » Mais juste à ce moment l’homme qui avait reçu Bonaparte, Félix Tusoli, prévenu par un émissaire de Santo-Riccio, arrivait escorté de ses parents armés. Voyant le danger et reconnaissant son beau-frère dans celui qui menaçait ainsi la vie de son hôte, il lui cria, le mettant en joue :
« Honorato, Honorato, c’est entre nous alors que la chose va se passer ! »
L’autre, surpris, hésitait à tirer, quand Santo-Riccio, profitant de la confusion, et laissant les deux partis se battre ou s’expliquer, saisit à pleins bras Napoléon qui résistait encore, l’entraîna, aidé des deux jeunes gens, et s’enfonça dans le maquis.
Une minute plus tard, le chef Morelli, débarrassé de sa femme, et en proie à une colère furieuse, rejoignait enfin ses partisans.
Cependant, les fugitifs marchaient à travers la montagne, les ravins, les fourrés. Lorsqu’ils furent en sûreté, Santo-Riccio renvoya les deux jeunes gens qui devaient le lendemain les rejoindre avec les chevaux auprès du pont d’Ucciani.
Au moment où ils se séparaient, Napoléon s’approcha d’eux.
« Je vais retourner en France, leur dit-il, voulez-vous m’accompagner ? Quelle que soit ma fortune, vous la partagerez. »
Eux lui répondirent :
« Notre vie est à vous ; faites de nous, ici, ce que vous voudrez, mais nous ne quitterons pas notre village. »
Ces deux simples et dévoués garçons retournèrent donc à Bocognano chercher les chevaux, tandis que Bonaparte et Santo-Riccio continuaient leur marche au milieu de tous les obstacles qui rendent si durs les voyages dans les pays montagneux et sauvages. Ils s’arrêtèrent en route pour manger un morceau de pain dans la famille Mancini, et parvinrent, le soir, à Ucciani, chez les Pozzoli, partisans de Bonaparte.
Or, le lendemain, quand il s’éveilla, Napoléon vit la maison entourée d’hommes armés. C’étaient tous les parents et les amis de ses hôtes, prêts à l’accompagner comme à mourir pour lui.
Les chevaux attendaient près du pont, et la petite troupe se mit en route, escortant les fugitifs jusqu’aux environs d’Ajaccio. La nuit venue, Napoléon pénétra dans la ville et se réfugia chez le maire, M. Jean-Jérôme Lévy, qui le cacha dans un placard. Utile précaution, car la police arrivait le lendemain. Elle fouilla partout sans rien trouver, puis se retira tranquille et déroutée par l’habile indication du maire qui offrit son aide empressée pour trouver le jeune révolté.
Le soir même, Napoléon, embarqué dans une gondole, était conduit de l’autre côté du golfe, confié à la famille Costa, de Bastelica, et caché dans les maquis.
L’histoire d’un siège qu’il aurait soutenu dans la tour de Capitello, récit émouvant publié par les guides, est une pure invention dramatique aussi sérieuse que beaucoup des renseignements donnés par ces industriels fantaisistes.
Quelques jours plus tard, l’indépendance corse fut proclamée, la maison Bonaparte incendiée, et les trois sœurs du fugitif remises à la garde de l’abbé Reccho.
Puis une frégate française, qui recueillait sur la côte les derniers partisans de la France, prit à son bord Napoléon, et ramena dans la mère patrie le partisan poursuivi, traqué, celui qui devait être l’Empereur et le prodigieux général dont la fortune bouleversa la terre.