Chroniques

ANNÉES 1876 À 1877

Gustave Flaubert
(La République des Lettres, 22 octobre 1876)
I

De temps en temps, parmi les écrivains qui laisseront leur nom à la postérité, il s’en trouve qui se font une place spéciale par la perfection et par la rareté de leurs œuvres. D’autres, à côté, produisent abondamment mêlant le rare au banal, les choses trouvées aux choses communes, et forçant le critique et le lecteur à un travail considérable pour démêler ce qui doit rester de ce qui doit disparaître. Mais eux, par un enfantement laborieux et patient, produisent une œuvre absolue, parfaite dans l’ensemble et dans les détails. Et si tous les ouvrages de ces auteurs n’obtiennent pas auprès du public un succès absolument égal, il y a toujours au moins un de leurs livres qui reste dans l’histoire des Lettres avec l’étiquette de chef-d’œuvre, comme ces tableaux des grands maîtres qu’on place au Louvre dans le salon carré.

M. Gustave Flaubert n’a encore produit que quatre livres et tous resteront. Il se peut qu’un seul soit qualifié de chef-d’œuvre, et cependant les autres ne l’auront certes pas moins mérité que celui-là.

Tout le monde a lu Madame Bovary, Salammbô, l’Éducation sentimentale et la Tentation de Saint Antoine ; tous les journaux ont fait si souvent l’analyse de ces ouvrages que je n’ai point l’intention de la recommencer. Je veux parler d’une manière générale de l’œuvre de M. Flaubert, et y chercher des choses que tout le public n’y a peut-être pas vues jusqu’à présent.

II

Les gens qui jugent tout sans rien savoir, et qui s’empressent, aussitôt que vient de paraître un livre d’un genre nouveau et inconnu, d’y attacher, comme une pancarte, la bêtise de leur jugement qu’ils croient être éternel, ont proclamé bien haut, à l’apparition de Madame Bovary, que M. Flaubert était un réaliste, ce qui dans leur esprit, signifiait matérialiste.

Depuis il a publié Salammbô, un poème antique, et Saint Antoine, une quintessence des philosophies ; cela ne fait rien ; des journalistes compétents l’avaient baptisé matérialiste, et matérialiste il est resté pour les cerveaux rudimentaires des gens bien pensants.

Ce n’est point ici la place de faire l’histoire du roman moderne et d’expliquer toutes les causes de l’émotion profonde soulevée par l’apparition du premier livre de M. Flaubert. Il me suffira de faire ressortir la plus importante.

Depuis l’origine des temps, le public français buvait avec délices l’onctueux sirop des romans invraisemblables. Il aimait les héros et les héroïnes et les choses qu’on ne voit jamais dans la vie, pour l’unique raison qu’elles sont irréalisables. On appelait les auteurs de ces livres des idéalistes, simplement parce qu’ils se tenaient toujours à des distances incommensurables des choses possibles, réelles, matérielles. — Quant à des idées, ils en avaient peut-être encore moins que leurs lecteurs. Balzac est venu, et c’est à peine si on y a fait attention dans le commencement. — C’était pourtant un innovateur étrangement puissant et fertile et un des maîtres de l’avenir, écrivain imparfait, sans doute, gêné par la phrase mais inventeur de personnages immortels qu’il faisait mouvoir comme dans un grossissement d’optique, les rendant par cela même plus frappants et en quelque sorte plus vrais que la réalité ! — Madame Bovary paraît, et voilà tout le monde bouleversé. Pourquoi ? Parce que M. Flaubert est un idéaliste, mais aussi et surtout un artiste, et que son livre était cependant un livre vrai ; parce que le lecteur, sans s’en rendre compte, sans savoir, sans comprendre, a subi la toute-puissante influence du style, l’illumination de l’art qui éclaire toutes les pages de ce livre.

En effet, la première qualité de M. Flaubert, qui pour moi éclate aux yeux dès qu’on ouvre un de ses ouvrages, c’est la forme ; cette chose si rare chez les écrivains et si inaperçue du public ; je dis inaperçue, mais sa force irrésistible domine et pénètre ceux qui y croient le moins, comme la chaleur du soleil échauffe un aveugle qui n’en voit cependant point la lumière.

Le public entend généralement par « forme » une certaine sonorité des mots disposés en périodes arrondies, avec des débuts de phrases imposants et des chutes mélodieuses. Aussi ne s’est-il presque jamais douté de l’art immense enfermé dans les livres de M. Flaubert.

Chez lui, la forme c’est l’œuvre elle-même : elle est comme une suite de moules différents qui donnent des contours à l’idée, cette matière dont sont pétris les livres. Elle lui fournit la grâce, la force, la grandeur, toutes ces qualités, qui, pour ainsi dire, dissimulées dans la pensée même, n’apparaissent que par le secours de l’expression. Variable à l’infini comme les sensations, les impressions et les sentiments divers, elle se colle sur eux, inséparable. Elle se plie à toutes leurs manifestations, leu apportant le mot toujours juste et unique, la mesure, le rythme particulier pour chaque circonstance, pour chaque effet, et crée par cette indissoluble union ce que les littérateurs appellent le style, fort différent de celui qu’on admire officiellement.

En effet, en appelle généralement style une forme particulière de phrase propre à chaque écrivain, ainsi qu’un moule uniforme dans lequel il coule toutes les choses qu’il veut exprimer. De cette façon, il y a le style de Pierre, le style de Paul et le style de Jacques.

Flaubert n’a point son style, mail il a le style ; c’est-à-dire que les expressions et la composition qu’il emploie pour formuler une pensée quelconque sont toujours celles qui conviennent absolument à cette pensée, son tempérament se manifestant par la justesse et non par la singularité du mot.

III

« Hors le style, point de livre », telle pourrait être sa devise. Il pense, en effet, que la première préoccupation d’un artiste doit être de faire beau ; car, la beauté étant une vérité par elle-même, ce qui est beau est toujours vrai tandis que ce qui est vrai peut n’être pas toujours beau. Et par beau je n’entends point le beau moral, les nobles sentiments, mais le beau plastique, le seul que connaissent les artistes. Une chose très laide et répugnante peut, grâce à son interprète, revêtir une beauté indépendante d’elle-même, tandis que la pensée la plus vraie et la plus belle disparaît fatalement dans les laideurs d’une phrase mal faite. Il faut ajouter qu’une partie du public hait jusqu’au mot « forme », comme on hait toujours ce qu’on est incapable de comprendre.

Donc M. Flaubert est avant tout un artiste ; c’est-à-dire : un auteur impersonnel. Je défierais qui que ce fût, après avoir lu tous ses ouvrages, de deviner ce qu’il est dans la vie privée, ce qu’il pense et ce qu’il dit dans ses conversations de chaque jour. On sait ce que devait penser Dickens, ce que devait penser Balzac. Ils apparaissent à tout moment dans leurs livres ; mais vous figurez-vous ce qu’était La Bruyère, ce que pouvait dire le grand Cervantes ? Flaubert n’a jamais écrit les mots je, moi. Il ne vient jamais causer avec le public au milieu d’un livre, ou le saluer à la fin, comme un acteur sur la scène, et il ne fait point de préfaces. Il est le montreur de marionnettes humaines qui doivent parler par sa bouche, tandis qu’il ne s’accorde point le droit de penser par la leur ; et il ne faut pas qu’on aperçoive Les ficelles ou qu’on reconnaisse la voix.

Fils d’Apulée, fils de Rabelais, fils de La Bruyère, fils de Cervantes, frère de Gautier, il a bien moins de parenté avec Balzac, quoi qu’on en ait dit, et encore moins avec le philosophe Stendhal.

Flaubert est l’écrivain de l’art difficile, simple et compliqué en même temps : compliqué par la composition savante, travaillée, qui donne à ses œuvres un caractère frappant d’immutabilité ; simple dans l’apparence, tellement simple et naturel qu’un bourgeois, avec l’idée qu’il se fait du style, ne pourra jamais s’écrier en le lisant : « Voilà, ma foi, des phrases bien tournées. »

Il devine juste comme Balzac, il voit juste comme Stendhal et comme bien d’autres ; mais il rend plus juste qu’eux, mieux et plus simplement ; malgré les prétentions de Stendhal à une simplicité qui n’est en somme que de la sécheresse, et malgré les efforts de Balzac pour bien écrire, efforts qui aboutissent trop souvent à ce débordement d’images fausses, de périphrases inutiles, de relatifs, de « qui », de « que », à cet empêtrement d’un homme qui, ayant cent fois plus de matériaux qu’il n’en faut pour construire une maison, emploie tout parce qu’il ne sait pas choisir, et crée néanmoins une œuvre immense, mais moins belle et moins durable que s’il avait été plus architecte et moins maçon ; plus artiste et moins personnel.

L’immense différence qu’il y a entre eux est là en effet tout entière : c’est que Flaubert est un grand artiste et que la plupart des autres n’en sont point. Il est impassible au-dessus des passions qu’il agite. Au lieu de rester au milieu des foules, il s’isole dans une tour pour considérer ce qui se passe sur la terre, et, n’ayant plus la vue bornée par les têtes des hommes, il saisit mieux les ensembles, il a des proportions plus définies, un plan plus ferme, des horizons plus développés.

Lui aussi il construit sa maison, mais il sait les matériaux qu’il doit employer, et il rejette les autres sans hésitations. Aussi son œuvre est-elle absolue, et on n’en pourrait enlever une parcelle sans détruire l’harmonie totale ; tandis qu’on peut couper dans Balzac, couper dans Stendhal, couper dans tant d’autres, et bien fin qui s’en apercevrait.

IV

Il ne pense pas, comme quelques-uns, que l’intelligence et l’inspiration, que le hasard et le tempérament suffisent pour faire un livre, que le renseignement soit inutile et la longue recherche méprisable, car il est de la race ancienne des gens qui savaient beaucoup. Au lieu d’ignorer que le monde existait avant 93, et qu’on savait écrire avant 1830, il a médité comme Pantagruel sur tous les docteurs d’autrefois. Il connaît l’histoire mieux qu’un professeur, parce qu’il l’a apprise dans beaucoup de livres où ils ne vont point la chercher ; et il a étudié pour ses ouvrages la plupart des sciences, seulement accessibles aux spécialistes. Mieux que les vieux savants courbés, il sait les généalogies des villes mortes et des peuples disparus, avec leurs coutumes, leurs mœurs, les étoffes dont ils se couvraient et les mets bizarres qu’ils mangeaient de préférence. Il possède le Talmud comme un rabbin ; les Évangiles comme un prêtre ; la Bible comme un protestant ; le Coran comme un derviche. Il sait l’enchaînement des croyances, des philosophies, des religions et des hérésies. Il a fouillé toutes les littératures, prenant des notes dans beaucoup de livres inconnus, les uns parce qu’ils sont rares, les autres parce qu’on ne les lit point. Il connaît les écrivains de génie presque ignorés que produisirent les décadences des peuples, les, commentateurs et les bibliographes, les libres profanes comme les livres sacrés, les vies des saints, les pères de l’Église et les auteurs que les hommes pudiques n’osent pas nommer. Il a rassemblé pour nous les communiquer, dans quelque jour d’indignation et de colère, un volume entier fait avec les fautes des écrivains sans style, les barbarismes des grammairiens, les erreurs des faux savants, toutes les vanités et tous les ridicules qui passèrent inaperçus et dont il soufflettera le monde.

V

Les journalistes ne connaissent pas sa figure.

Il trouve que c’est assez de livrer ses écrits au public et il a toujours tenu sa personne bien loin des popularités, dédaignant la publicité bruyante des feuilles répandues, les réclames officieuses et les exhibitions de photographies aux vitrines des marchands de tabac, à côté d’un criminel fameux, d’un prince quelconque et d’une fille célèbre.

Il n’est guère accessible qu’à un petit nombre d’amis, hommes de lettres, dont il est aimé comme on ne l’est jamais d’un confrère et comme on l’est rarement d’un parent, car il soulève autour de lui les affections profondes. Mais comme il ne livre pas sa personne aux curiosités des foules, avides de regarder aux vitres des hommes connus comme à la cage d’un animal curieux, des légendes circulent autour de sa maison, et il se peut que, chez quelques-uns de ses concitoyens, on l’accuse sérieusement d’avoir mangé du bourgeois, ce qui serait dam tous les cas aussi vrai que le fameux dîner de charcuterie, chez Sainte-Beuve, un vendredi saint, dîner qui, sous la plume de journalistes bien informés, mais surtout bien inspirés, a fini par devenir une intolérable « scie ».

Enfin, pour contenter les gens qui veulent toujours avoir des détails particuliers, je leur dirai qu’il boit, mange et fume absolument comme eux : qu’il est de haute taille, et que, lorsqu’il se promène avec son grand ami Yvan Tourgueneff, ils ont l’air d’une paire de géants.

Balzac d’après ses lettres
(La Nation, 22 novembre 1876)

Avez-vous quelquefois rêvé que vous parcouriez un pays merveilleux et nouveau ; que vous traversiez des villes mortes pleines de surprises, des campagnes pleines de verdure, des cités pleines de peuples inconnus ; que des spectacles se déroulaient, et que du haut de montagnes vous aperceviez des lointains que personne n’avait jamais vus ?

Telle est l’impression que l’on ressent en ouvrant la correspondance de Balzac, car il n’est point de pays plus magnifique que le cerveau d’un grand écrivain. On se promène à travers la multitude et la variété de ses imaginations, et, comme des paysages inattendus, apparaissent à tout moment les horizons de sa pensée, les surprises et les perspectives de son génie.

Nous avons rencontré dans ce livre tant de choses diverses et curieuses que nous ne pourrions les raconter toutes. Nous ne ferons que les parcourir rapidement, en nous arrêtant de place en place.

Ce qui apparaît d’abord, c’est une bonté immense, un cœur grand, loyal, sans détour, et tendre comme une âme de jeune fille ; un esprit naïf et simple.

Avide d’affection, il en demande à tous ceux qui l’entourent et il les aime tellement qu’il nous les fait aimer aussi. C’est d’abord sa sœur, Mme Laure Fréville qu’il nous montre si charmante ; puis sa mère, excellente femme, mais qui ne le comprit jamais bien, et le fit souvent souffrir par de mesquines exigences, comme son insistance à recevoir des lettres longues et fréquentes alors que pour sortir des embarras terribles où il était tombé, il travaillait vingt-quatre heures de suite et n’en donnait que cinq. C’est à propos d’elle qu’il écrivait un jour à sa sœur : « Personne ne voudra donc jamais vivre à cette bonne flanquette », et plus tard, « mais dis-lui bien qu’il faut se prêter au bonheur et ne jamais l’effaroucher ». Il ne savait comment leur exprimer les tendresses qui l’étouffaient, et on pourrait faire un recueil des fins de lettres amoureuses qu’il inventa pour elles. Il y trouvait des choses douces et remuantes, et il y avait des emportements de caresses : « Je me jette sur ton cœur… Je baise tes yeux chéris. » Il a traversé des misères atroces et accompli des travaux tels qu’on ne comprend pas comment il les a pu supporter. Il avait toujours besoin d’argent, mais encore plus besoin de temps : « Les jours me fondent dans les mains comme de la glace au soleil », disait-il.

Jamais il ne rêve, il pense. Alors qu’il était jeune, il dit une fois : « Je suis tantôt gai, tantôt rêvassant, il faudra que je me défasse de ma compagnie. » Et il s’en est défait pour toujours. Durant le reste de sa vie, en effet, il a parcouru l’Europe presque tout entière, et il n’y a guère vu ou médité autre chose que les conceptions qu’il portait dans sa tête. Il ne s’attendrit jamais devant une ruine chargée de souvenirs ; devant un coin de bois, un rayon de soleil, une goutte d’eau, comme le fait si bien Mme Sand : il ne s’oublie point en ces superbes tableaux, en ces charmantes descriptions de nature dont est prodigue Théophile Gautier. Plus tard pourtant, il écrivit : « Depuis que je mélancolise, j’ai remarqué que l’âme s’ennuie des figures et qu’un paysage lui laisse bien plus de champ. »

Chez lui tout est cerveau et cœur. Tout passe en dedans ; les choses du dehors l’intéressent peu, et il n’a que des tendances vagues vers la beauté plastique, la forme pure, la signification des choses, cette vie dont les poètes animent la matière ; car il est fort peu poète, quoi qu’il en dise.

Il avoue qu’en visitant la galerie de Dresde, il est resté froid devant les Rubens et les Raphaël, parce qu’il n’avait point dans sa main celle de sa chère comtesse Hanska, qui plus tard devint sa femme.

C’est avant tout un remueur d’idées : un spiritualiste ; il le dit, l’affirme et le répète. C’est un inventeur prodigieux bien plus qu’un observateur ; seulement il devinait toujours juste. Il concevait d’abord ses personnages tout d’une pièce ; puis, des caractères qu’il leur avait donnés il déduisait infailliblement tous les actes qu’ils devaient faire en toutes les occasions de leur vie. Il ne visait qu’à l’âme. L’objet et le fait n’étaient pour lui que des accessoires.

Écoutons-le parler du rôle de l’écrivain : — « Il faut toujours revenir au beau… A quoi donc servirait l’intelligence, si ce n’est à placer quelque chose de beau sur une roche élevée où rien de matériel et de terrestre ne puisse atteindre. »

Il admire Racine, Voltaire et ses tragédies, Corneille qu’il appelle notre général, Gœthe, et surtout Walter Scott près duquel il trouve que Byron n’est rien ou presque rien. Il met Auguste Barbier et Lamartine au-dessus de Victor Hugo auquel il ne reconnaît que des moments lucides ! ! ! ! ! Ainsi il est peu sensible à la poésie même, et ne cherche que les idées qui répondent aux siennes, puisqu’il place Racine au même rang que le grand Corneille, qu’il apprécie les tragédies de Voltaire à l’égal des splendeurs de Gœthe, et les poétiques mais ennuyeuses lamentations de Lamartine plus que les poèmes immenses de Victor Hugo.

Ses premières lettres sont pleines d’esprit. Ceci n’en est-il pas ? « Nous avons, dit-il, un colonel, qui passe pour une bouteille pleine d’essence de chenapan. » Autre part, comme sa sœur habitait Bayeux et que sa mère le chargeait de s’informer près d’elle quelles toilettes il fallait emporter pour passer quelque temps dans cette ville, il écrivit :

« Qu’est-ce que Bayeux ? Faut-il y porter des nègres, des équipages, des diamants, des dentelles, des cachemires, de la cavalerie ou de l’infanterie, c’est-à-dire des robes décolletées ou colletées… Sur quelle clé chante-t-on ? Sur quel pied danse-t-on ? Sur quel bord marche-t-on ? Sur quel ton parle-t-on ? Quelles personnes voit-on ? Tontaine, ton, ton. »

Il a ainsi beaucoup de lettres fort amusantes.

Mais l’esprit disparaît bientôt, car la misère et le malheur l’écrasent. « Je n’ai même pas eu de revers, dit-il, j’ai toujours été courbé sous un poids terrible. » On ne trouve plus dans ses lettres que de la grandeur et de la tendresse.

Il traversa des jours de désespoir, mais son courage surhumain ne l’abandonna jamais tout à fait. Il disait dès sa jeunesse : « Non, maman, je ne fuirai pas ma bonne vache enragée. J’aime ma vache. »

Hélas, sa vache le lui rendit bien.

Il eut cependant, au milieu de ses adversités, toutes les plus douces consolations que pouvait désirer son âme. Elles lui vinrent des femmes, ses fidèles amies. Il était avide de leur tendresse ; il la chercha toute sa vie. Presque adolescent encore, il écrivait : « Mon assiette est vide, et j’ai faim. Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs, être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits. » Puis plus tard : « Me consacrer au bonheur d’une femme est pour moi un rêve perpétuel. » Une autre fois, après une de ces périodes de travail fou qui l’ont tué, lassé d’écrire, il se tournait vers cet amour qu’il appelait sans cesse et il s’écriait : « Vrai, je mérite bien d’avoir une maîtresse ; et tous les jours mon chagrin s’accroît de n’en point avoir, parce que l’amour, c’est ma vie et mon essence. »

Il en rêvait, sans fin, et, avec une naïveté d’écolier qui attend le prix du devoir terminé, il le considérait comme la récompense réservée et promise par le ciel à ses labeurs.

Rien de matériel n’entrait dans cette soif de la femme. Il aimait leur cœur, le charme de leur parole, la douceur de leurs consolations, l’abandon un peu tendre de leur commerce, peut-être aussi leurs parfums, la finesse de leurs mains pressées, et cette tiédeur molle qu’elles répandent dans l’atmosphère qui les entoure. Il avait pour elles une tendresse d’enfant malade qui a besoin d’être soigné ; il se jetait sur leur affection, l’implorait, s’y réfugiait dans ses tristesses, lorsqu’il était blessé par quelque injustice de ces parisiens « chez qui la moquerie remplace ordinairement la compréhension ». Jamais une pensée chamelle ne lui vint.

Il s’en défend avec violence. « Moi un homme chaste depuis un an…, qui regarde comme entachant tout plaisir qui ne dérive pas de l’âme et qui n’y retourne pas. »

Enfin son vœu le plus ardent fut exaucé. Il aima et fut aimé. Alors ce furent des épanchements sans fin d’adolescent à son premier amour ; des débordements de joie infinie ; des délicatesses de langage extraordinaires ; des quintessences et des puérilités de sentiment. Lorsqu’elle est loin, il hésite à manger les fruits qu’il aime parce qu’il ne veut point goûter un plaisir qu’elle ne partage pas. Lui qui se plaignait si fort de perdre tant de temps aux lettres que réclamait sa mère, passe des nuits entières à écrire à celle qu’il adore, il ne travaille plus et court à la poste à tout moment pour chercher les réponses venues de Russie. Puis, lorsqu’il ne les trouve pas, il a des accès de découragement, presque de folie. Il reste tantôt immobile ; tantôt il s’agite sans but, il ne sait que faire, s’irrite et s’exaspère. « Le mouvement le fatigue et le repos l’accable. »

Il lui écrit, dans cet éternel étonnement des amoureux : « Je ne suis pas encore habitué à vous connaître après des années. » Il se plonge dans le souvenir des jours heureux qu’il a coulés près d’elle. Il ne sait comment exprimer ce qu’il ressent lorsque lui revient la pensée de quelque bonheur lointain. Il s’écrie alors : « Il y a de ces choses du passé qui me font l’effet d’une fleur gigantesque, que vous dirai-je ? D’un magnolia qui marche, d’un de ces rêves du jeune âge trop poétiques et trop beaux pour être jamais réalisés. »

Il fut réalisé, son rêve, mais trop tard.

Celle qu’il avait tant aimée et qu’il nous fait tant admirer put enfin devenir sa femme après des obstacles sans nombre. Une maladie de cœur l’avait miné depuis longtemps. Au lieu de partager les gloires de son mari et de goûter le bonheur que lui promettait son grand amour, Mme Honoré de Balzac n’eut plus qu’un mourant à soigner.

La fin de cette vie est affreuse ; il perdit les yeux « ses pauvres yeux, si bons » et ne put que signer sa dernière lettre à Théophile Gautier.

On songe en fermant ce livre à la tristesse des derniers jours de cet homme de génie qui eut à peine le temps de se savoir célèbre, et n’eut pas celui d’être heureux.

Les poètes français du XVIe siècle
(La Nation, 17 janvier 1877)

L’éditeur Alphonse Lemerre vient d’augmenter l’admirable collection qui sera pour nos descendants ce que sont aujourd’hui pour nous les Elzévir, du premier livre de Sainte-Beuve, intitulé : Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVe siècle.

Sainte-Beuve a la gloire d’avoir été, sinon le premier explorateur, du moins le vulgarisateur de l’ancienne poésie française. Jusques à lui on la connaissait à peine, seulement par ouï-dire, et comme on connaît certaines contrées fort éloignées par les récits fantaisistes de voyageurs qui prétendent les avoir parcourues. Mais lui, après y avoir pénétré, l’a ouverte à tout le monde ; il en a fait les honneurs, se déclarant son champion, la réhabilitant du discrédit où Malherbe et Boileau l’avaient jetée, et rompant des lances en sa faveur comme un chevalier pour sa dame.

Aujourd’hui que Villon, Clément Marot, Ronsard et sa pléiade, Magny, Desportes, Bertaut et leurs émules nous sont aussi connus que Chénier, Musset et Victor Hugo, il est curieux de relire l’histoire critique qu’en fait Sainte-Beuve, d’apprécier ses jugements et d’étudier ses conclusions. Comme tout inventeur pour sa découverte, il a peut-être une tendresse trop grande pour notre poésie primitive. Le monde cependant a généralement ratifié son admiration ; mais il est à croire qu’on en reviendra quelque peu.

Il nous introduit dans son étude en nous présentant d’abord le doucereux Charles d’Orléans ; puis Villon, le poète populaire, qu’il appelle fripon et libertin. Un des caractères frappants de l’ancienne poésie française, en effet, est de naître hardie, polissonne, graveleuse et roucoulante. C’est une enfant précoce développée pour la « paillardise » ou une certaine sentimentalité printanière, mais qui ignore le plus souvent l’inspiration élevée, le sentiment vrai et la grandeur. Elle est bouffonne, complimenteuse et gentille, presque jamais belle.

Généralement, à l’origine des littératures, domine une simplicité naïve : chez nous ce fut l’effronterie cynique qui était dans les mœurs. On dirait que notre poésie n’a vu le jour que parce qu’elle prêtait un tour ingénieux aux contes érotiques et à la galanterie ; elle n’est guère sortie de là pendant plus d’un siècle. Sans doute, aussi, les poètes éprouvaient un besoin vague de faire des vers ; pris d’attendrissement devant un beau jour de printemps, ils rimaient interminablement sur des rythmes élégants, une kyrielle de strophes aimables qui n’ont qu’un défaut, celui de finir sans raison, comme elles avaient commencé. En effet, on peut continuer indéfiniment de telles variations ; lorsqu’on a passé en revue toutes les fleurs, les plantes et les arbres, depuis la « rose vermillonnette, nouvelette, l’aubépine et l’églantin et le thym », ainsi que tous les oiseaux à commencer par le « gentil rossignolet, nouvelet », il reste encore à parler d’un nombre de choses incalculable qu’il faudrait des années pour énumérer.

Ces litanies de la nature, jointes à une quantité d’élégances où il est question de l’enfant Amour, de sa mère Vénus, d’Apollo, de Mercure, du temple de Cupido et de toute une allégorie mythologique et surannée depuis l’Antiquité païenne, forment le fond ordinaire de l’inspiration poétique de cet âge. Il n’y manque pas une certaine grâce, sans doute, mais cela ne suffit point, et cette littérature n’a qu’un côté vraiment original, c’est l’esprit, le bon mot, la gaillardise, la saillie ingénieuse et gaie. Elle est gauloise et française enfin : notre génération ne l’est peut-être plus assez.

On ne doit pas chercher autre chose chez Clément Marot, auquel Sainte-Beuve lui-même n’accorde qu’une « causerie facile semée de mots vifs et fins, des compliments bien tournés, etc. ». Sa fable du Lion et du Rat est, en ce genre, un vrai bijou.

Avec Joachim du Bellay apparaissent pour la première fois le sentiment et l’émotion vraie. Il précéda Ronsard dans la réforme littéraire, et c’est chez lui qu’on commence à trouver l’image, cette âme de la poésie, qui est le critérium du génie des écrivains.

Sainte-Beuve en cite ce vers pour exemple :

Du cep lascif les longs embrassements

en ajoutant que ses devanciers ne s’en seraient jamais avisés : ce qui est absolument vrai.

Joachim du Bellay employa souvent l’alexandrin, cette forme devenue aujourd’hui si magnifique, méconnue alors et méprisée même par Ronsard, qui l’exclut comme sentant la prose trop facile, comme flasque et manquant de nerf. La cause de cette exclusion est aisée à comprendre. Chez le chef de la Pléiade comme chez ses disciples, le plus souvent, la mignardise remplaçait la grâce, et l’affectation la grandeur, et les vers de dix, de huit syllabes, même de moins, beaucoup plus faciles à faire bons, se prêtaient bien davantage à leur émaillerie poétique.

Chez Ronsard cependant apparaît parfois un talent véritable, exquis, imagé et plein de mouvement.

Ces vers que Sainte-Beuve ne cite pas, ne sont-ils point charmants ?

Tel un chevreuil, quand le printemps détruit

Du froid hiver la poignante gelée ;

Pour mieux brouter la feuille emmiellée,

Hors de son bois, avec l’aube, s’enfuit.

Et seul et sûr loin des chiens et du bruit,

Or sur un mont, or dans une vallée,

Or près d’une onde à l’écart recélée,

Libre s’égaye où son pied le conduit.

Le plus grand mérite de ce poète c’est justement le contraire de ce que lui ont reproché Malherbe et Boileau, dont il ne faut pourtant point mépriser la sévérité excessive ; ils étaient dans leur rôle de censeurs comme Ronsard est dans son rôle d’écrivain. C’est d’avoir rompu la vieille monotonie du langage, d’avoir innové, osé des mots et des images, enrichi le dictionnaire. Il se trouve toujours des Malherbe qui sont d’utiles et académiques grammairiens ; mais ce qui est plus rare et plus désirable, ce sont les grands audacieux, les Ronsard avec du génie !

Les poètes de la Pléiade, Dorat, Amadis Jamyn, Joachim du Bellay, Rémi Belleau, Étienne Jodelle, Pontus de Thiard et leurs innombrables disciples, offrent à différents degrés, les mêmes qualités et défauts que leur chef.

Leur école que combattit le joyeux Jean Passerat, en revenant à la vieille gaieté première, était décidément tombée dans l’afféterie la plus absolue, lorsque parut, enfin un homme débordant d’une inspiration véhémente, satirique terrible et poète superbe par moments, l’ardent Mathurin Régnier. Chez lui, le vers devient roide et vibrant comme la corde tendue d’un arc, et il s’en échappe comme des flèches, des indignations et des violences admirables.

Son image est généralement courte, juste et colorée.

Sainte-Beuve cite ce vers qu’il vante avec raison :

Ainsi que notre poil blanchissent nos désirs.

Régnier attaqua avec tout l’emportement de son libre génie le rigide et méticuleux Malherbe ; celui-ci, du reste, eut l’esprit de rendre justice à son rival.

Enfin Malherbe vint et le premier en France

Fit sentir dans les vers une juste cadence,

a dit Boileau.

Sainte-Beuve s’efforce de garder entre les deux écoles un équilibre bien difficile. Son balancier penche tantôt d’un côté et tantôt de l’autre ; il s’empresse de reprendre par ici ce qu’il a cédé par là ; aussi ne parvient-on guère à dégager nettement sa pensée et on pourrait presque lui reprocher d’être trop impartial.

Peut-être a-t-il, en certaines places, méconnu la question ? Et, en voulant être absolument juste, finit-il par ne plus l’être ? Il compare trop et ne distingue pas assez.

Il énumère tous les bienfaits dont la langue est redevable à Malherbe. Il en cite des enseignements excellents qui touchent par plus d’un endroit à la remarquable poétique de M. Théodore de Banville, tels que celui-ci : « On trouve de plus beaux vers en rapprochant des mots éloignés qu’en joignant ceux qui n’ont quasi qu’une même signification. » Puis il se demande si de semblables hommes ne frappent pas d’impuissance une littérature naissante, en ne lui laissant que cette devise : « Abstiens-toi. » Il lui reproche d’être un arrangeur de syllabes et de n’avoir pas toujours compris ses devanciers.

Tout cela est fort juste sans doute : mais qu’on se dise bien que Malherbe est encore moins un poète que Boileau ; qu’il faut lire ses préceptes et non ses œuvres ; que c’est un grammairien, un faiseur de prosodies et non un faiseur de vers ; et que, malgré sa sévérité exagérée, il a laissé une quantité d’inestimables enseignements. On ne frappe point une langue de stérilité en lui imposant des règles ; le génie audacieux et libre saura toujours bien l’en affranchir comme de lisières inutiles ; elles ne peuvent gêner que les poètes médiocres en les forçant à devenir supportables.

Sainte-Beuve dit un peu plus loin :

« Le vers, à notre sens, ne se fabrique pas de pièces et de morceaux plus ou moins adaptés entre eux, mais il s’engendre au sein du génie par une création intime et obscure. — Le génie n’agissant pas toujours avec une force suffisante, il arrive qu’à côté des parties complètes il s’en trouve d’autres ébauchées à peine. »

Non seulement le génie n’agit pas toujours avec une puissance égale, mais il serait ridicule et déplacé d’avoir partout et toujours du génie. Après les passages sublimes qu’il emplit de son souffle, où toutes les hardiesses sont permises, arrivent forcément des périodes de calme et de transition. C’est alors que le poète doit user d’un art suprême pour que ces parties, au lieu d’être ébauchées à peine, comme dit Sainte-Beuve, soient au contraire parfaites, grâce à la science absolue du langage : c’est alors aussi que deviennent nécessaires les préceptes de Malherbe qui enseignent le moyen de suppléer par le talent acquis à l’inspiration défaillante.

Le plus grand reproche qu’on puisse adresser à cet austère pédagogue, c’est que, n’ayant point lui-même de génie, il a tout à fait oublié que d’autres en pouvaient avoir, et que si les lois qu’il établissait étaient une barrière pour la foule, elles ne devaient pas en être une pour ces hommes-là.

Il a presque éteint le rire autour de lui, mais le vieux bon mot spirituel succombait déjà sous les fleurs d’une rhétorique précieuse et fade, et je ne sache pas qu’il ait nus un frein à la formidable gaieté que devait réveiller Molière.

Il a enchaîné les galantes métaphores qui étouffaient la jeune poésie, mais n’a pas arrêté les élans du grand Corneille.

En somme il a entrevu ce que pouvait être le vers, alors que beaucoup ne s’en étaient pas douté ; ce qui n’empêche point qu’il ait été souvent aveugle, qu’il ait manqué de jugement, de grandeur et de compréhension et partagé bien des erreurs. La plus grande qu’on puisse reprocher à presque tous les écrivains de ce temps, c’est d’avoir cru que la poésie se trouvait dans certaines choses à l’exclusion de toutes les autres, ainsi le printemps, la rosée, les fleurs, le soleil, la lune et les étoiles, et encore ne les invoquaient-ils, le plus souvent, que pour faire des comparaisons aux dames ; lorsqu’ils abordaient des sujets érotiques, ils se contentaient de les traiter avec esprit, et ne cherchaient point, comme impossible, à en faire jaillir l’inspiration.

La femme a envahi toute cette période littéraire, et son influence y fut néfaste au lieu de s’y montrer créatrice. On croirait presque que la nature ne devenait charitable qu’à cause d’elle, comme cadre de sa beauté et accessoire de sa grâce ; et on songe en relisant tant de fadeurs sentimentales, aux beaux vers de Louis Bouilhet :

Je déteste surtout le barde à l’œil humide

Qui regarde une étoile en murmurant un nom,

Et pour qui la nature immense serait vide

S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon,

Ces gens-là sont charmants qui se donnent la peine,

Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers,

D’attacher des jupons aux arbres de la plaine

Et la cornette blanche au front des coteaux verts…

La beauté est en tout, mais il faut savoir l’en faire sortir ; le poète véritablement original ira toujours la chercher dans les choses où elle est le plus cachée, plutôt qu’en celles où elle apparaît au-dehors et où chacun peut la cueillir. Il n’y a pas de choses poétiques, comme il n’y a pas de choses qui ne le soient point : car la poésie n’existe en réalité que dans le cerveau de celui qui la voit. Qu’on lise, pour s’en convaincre, la merveilleuse « Charogne » de Baudelaire.

Peut-être notre jugement a-t-il paru bien sévère pour le Parnasse du XVIe siècle.

Voici quelle sera notre excuse.

L’Italie, déjà veuve du Dante, avait le Tasse et l’Arioste ; l’Espagne, Lope de Vega ; l’Angleterre, le géant des poètes, l’immense, le merveilleux Shakespeare.

Au milieu de cet épanouissement de génies, de cette éclosion de chefs-d’œuvre, à côté de la magnificence des littératures voisines, combien pâles apparaissent les gentillesses printanières, les bouquets galants, les spirituels fabliaux de nos ingénieux tourneurs de vers.

Heureusement pour l’honneur des lettres françaises qu’un homme aussi grand que le Dante, le Tasse ou l’Arioste, profond comme Cervantes et créateur comme Shakespeare s’était levé sur notre pays. En lui le génie national s’incarna pour jusqu’à la fin des siècles : en lui, selon l’expression de Chateaubriand, devait puiser toute notre littérature à venir. Il dressa des héros énormes comme ceux d’Homère et d’une originalité surprenante. Il répandit sur eux, avec un incomparable style, l’esprit le plus prodigieux, une attendrissante simplicité, un savoir universel et toute la sagesse des philosophies.

Comme un vieux colosse inébranlable, il domine toujours notre littérature, et sa renommée grandit encore à mesure que vieillit son œuvre.

Il illumina tout son siècle ; et la terre qui enfanta maître François Rabelais n’avait plus rien à envier aux gloires des nations ses rivales.

FIN

ANNÉE 1880

Les Soirées de Médan
(Le Gaulois, 17 avril 1880)
COMMENT CE LIVRE A ÉTÉ FAIT
A M. le Directeur du Gaulois.

Votre journal fut le premier à annoncer les Soirées de Médan, et vous me demandez aujourd’hui quelques détails particuliers sur les origines de ce volume. Il vous paraîtrait intéressant de savoir ce que nous avons prétendu faire, si nous avons voulu affirmer une idée d’école et lancer un manifeste.

Je réponds à ces quelques questions.

Nous n’avons pas la prétention d’être une école. Nous sommes simplement quelques amis, qu’une admiration commune a fait se rencontrer chez Zola, et qu’ensuite une affinité de tempéraments, des sentiments très semblables sur toutes choses, une même tendance philosophique ont liés de plus en plus.

Quant à moi, qui ne suis encore rien comme littérateur, comment pourrais-je avoir la prétention d’appartenir à une école ? J’admire indistinctement tout ce qui me parait supérieur, à tous les siècles et dans tous les genres.

Cependant, il s’est fait évidemment en nous une réaction inconsciente, fatale, contre l’esprit romantique, par cette seule raison que les générations littéraires se suivent et ne se ressemblent pas.

Mais, du reste, ce qui nous choque dans le romantisme, d’où sont sorties d’impérissables œuvres d’art, c’est uniquement son résultat philosophique. Nous nous plaignons de ce que l’œuvre de Hugo ait détruit en partie l’œuvre de Voltaire et de Diderot. Par la sentimentalité ronflante des romantiques, par leur méconnaissance dogmatique du droit et de la logique, le vieux bon sens, la vieille sagesse de Montaigne et de Rabelais ont presque disparu de notre pays. Ils ont substitué l’idée de pardon à l’idée de justice, semant chez nous une sensiblerie miséricordieuse et sentimentale qui a remplacé la raison.

C’est grâce à eux que les salles de théâtre, pleines de messieurs véreux et de filles, ne peuvent tolérer sur la scène un simple fripon. C’est la morale romantique des foules qui force souvent les tribunaux à acquitter des particuliers et des drôlesses attendrissants, mais sans excuse.

J’ai pour les grands maîtres de cette école (puisqu’il s’agit d’école) une admiration sans limites, jointe souvent à une révolte de ma raison ; car je trouve que Schopenhauer et Herbert Spencer ont sur la vie beaucoup d’idées plus droites que l’illustre auteur des Misérables. — Voilà la seule critique que j’oserais faire, et il ne s’agit pas ici de littérature. — Littérairement, ce qui nous paraît haïssable, ce sont les vieilles orgues de Barbarie larmoyantes, dont Jean-Jacques Rousseau a inventé le mécanisme et dont une suite de romanciers, arrêtée, je l’espère, à M. Feuillet, s’est obstinée à tourner la manivelle, répétant invariablement les mêmes airs langoureux et faux.

Quant aux querelles sur les mots : réalisme et idéalisme, je ne les comprends pas.

Une loi philosophique inflexible nous apprend que nous ne pouvons rien imaginer en dehors de ce qui tombe sous nos sens ; et la preuve de cette impuissance, c’est la stupidité des conceptions dites idéales, des paradis inventés par toutes les religions. Nous avons donc ce seul objectif : l’Être et la Vie, qu’il faut savoir comprendre et interpréter en artiste. Si on n’en donne pas l’expression à la fois exacte et artistiquement supérieure, c’est qu’on n’a pas assez de talent.

Quand un monsieur, qualifié de réaliste, a le souci d’écrire le mieux possible, est sans cesse poursuivi par des préoccupations d’art, c’est, à mon sens, un idéaliste. Quant à celui qui affiche la prétention de faire la vie plus belle que nature, comme si on pouvait l’imaginer autre qu’elle n’est, de mettre du ciel dans ses livres, et qui écrit en « romancier pour les dames », ce n’est, à mon avis du moins, qu’un charlatan ou un imbécile. J’adore les contes de fées et j’ajoute que ces sortes de conceptions doivent être plus vraisemblables, dans leur domaine particulier, que n’importe quel roman de mœurs de la vie contemporaine.

Voici maintenant quelques notes sur notre volume.

Nous nous trouvions réunis, l’été, chez Zola, dans sa propriété de Médan.

Pendant les longues digestions des longs repas (car nous sommes tous gourmands et gourmets, et Zola mange à lui seul comme trois romanciers ordinaires), nous causions. Il nous racontait ses futurs romans, ses idées littéraires, ses opinions sur toutes choses. Quelquefois il prenait un fusil, qu’il manœuvrait en myope, et tout en parlant, il tirait sur des touffes d’herbes que nous lui affirmions être des oiseaux, s’étonnant considérablement quand il ne retrouvait aucun cadavre.

Certains jours on pêchait à la ligne. Hennique alors se distinguant, au grand désespoir de Zola, qui n’attrapait que des savates.

Moi, je restais étendu dans la barque la Nana, ou bien je me baignais pendant des heures, tandis que Paul Alexis rôdait avec des idées grivoises, que Huysmans fumait des cigarettes, et que Céard s’embêtait, trouvant stupide la campagne.

Ainsi se passaient les après-midi ; mais, comme les nuits étaient magnifiques, chaudes, pleines d’odeurs de feuilles, nous allions chaque soir nous promener dans la grande île en face.

Je passais tout le monde dans la Nana.

Or, par une nuit de pleine lune, nous parlions de Mérimée, dont les daines disaient : « Quel charmant conteur ! » Huysmans prononça à peu près ces paroles : « Un conteur est un monsieur qui, ne sachant pas écrire, débite prétentieusement des balivernes. »

On en vint à parcourir tous les conteurs célèbres et à vanter les raconteurs de vive voix, dont le plus merveilleux, à notre connaissance, est le grand Russe Tourgueneff, ce maître presque français ; Paul Alexis prétendait qu’un conte écrit est très difficile à faire. Céard, un Sceptique, regardant la lune, murmura : « Voici un beau décor romantique, on devrait l’utiliser… » Huysmans ajouta : « … en racontant des histoires de sentiment ». Mais Zola trouva que c’était une idée, qu’il fallait se dire des histoires. L’invention nous fit rire, et on convint, pour augmenter la difficulté, que le cadre choisi par le premier serait conservé par les autres, qui y placeraient des aventures différentes.

On alla s’asseoir, et, dans le grand repos des champs assoupis, sous la lumière éclatante de la lune, Zola nous dit cette terrible page de l’histoire sinistre des guerres, qui s’appelle l’Attaque du Moulin.

Quand il eut fini, chacun s’écria : « Il faut écrire cela bien vite. »

Lui se mit à rire : « C’est fait. »

Ce fut mon tour le lendemain.

Huysmans, le jour suivant, nous amusa beaucoup avec le récit des misères d’un mobile sans enthousiasme.

Céard, nous redisant le siège de Paris, avec des explications nouvelles, déroula une histoire pleine de philosophie, toujours vraisemblable sinon vraie, mais toujours réelle depuis le vieux poème d’Homère. Car si la femme inspire éternellement des sottises aux hommes, les guerriers, qu’elle favorise plus spécialement de son intérêt, en souffrent nécessairement plus que d’autres.

Hennique nous démontra encore une fois que les hommes, souvent intelligents et raisonnables, pris isolément, deviennent infailliblement des brutes, quand ils sont en nombre. — C’est ce qu’on pourrait appeler : l’ivresse des foules. — Je ne sais rien de plus drôle et de plus horrible en même temps que le siège de cette maison publique et le massacre des pauvres filles.

Mais Paul Alexis nous fit attendre quatre jours, ne trouvant pas de sujet. Il voulait nous raconter des histoires de Prussiens souillant des cadavres. Notre exaspération le fit taire, et il finit par imaginer l’amusante anecdote d’une grande dame allant ramasser son mari mort sur un champ de bataille et se laissant « attendrir » par un pauvre soldat blessé. — Et ce soldat était un prêtre.

Zola trouva ces récits curieux et nous proposa d’en faire un livre.

Voilà, Monsieur le directeur, quelques notes, vite griffonnées, mais contenant, je pense, tous les détails qui peuvent vous intéresser.

Veuillez agréer, avec mes remerciements pour votre bienveillance, l’assurance de mes sentiments les plus dévoués.

Étretat
(Le Gaulois, 20 août 1880)

Quand, sur une plage pleine de soleil, la vague rapide roule les fins galets, un bruit charmant, sec comme le déchirement d’une toile, joyeux comme un rire et cadencé, court par toute la longueur de la rive, voltige au bord de l’écume, semble danser, s’arrête une seconde, puis recommence avec chaque retour du flot. Ce petit nom d’Étretat, nerveux et sautillant, sonore et gai, ne semble-t-il pas né de ce bruit de galets roulés par les vagues ?

La plage dont la beauté célèbre a été si souvent illustrée par les peintres, semble un décor de féerie avec ses deux merveilleuses déchirures de falaise qu’on nomme les Portes. Elle s’étend en amphithéâtre régulier dont le Casino occupe le centre ; et le village, une poignée de maisons plantées dans tous les sens, tournant leurs faces de tous les côtés, maniérées, irrégulières et drôles, paraît jeté du ciel par la main de quelque semeur et avoir pris racine au hasard de la chute. Poussé aux bords des flots, il ferme l’extrémité d’une adorable vallée aux lointains ondoyants et dont les collines, de chaque côté, sont criblées de chalets disparaissant sous les arbres de leurs jardins.

Aux environs, de petits vallons sans nombre, des ravins sauvages pleins de bruyères et d’ajoncs s’étendent dans tous les sens ; et souvent, au détour d’un sentier, on aperçoit là-bas, dans une échancrure profonde, la vaste mer bleue, éclatante de lumière, avec une voile blanche à l’horizon.

On marche dans la senteur des côtes marines, fouetté par l’air léger du large, l’esprit perdu, le corps heureux de toutes ces sensations fraîches, quand des rires vous font tourner la tête ; et des femmes élégantes, à la taille mince, au grand chapeau de paille tombant sur les yeux, semant dans la brise saine leurs parfums troublants de Parisiennes, passent, joyeuses, à vos côtés.

N’allez point croire toutefois, ô jeunes gens frivoles qui, poursuivant Vénus jusqu’à son flot natal, ne recherchez dans les stations balnéaires qu’aventures galantes et liaisons éphémères, qu’Étretat soit pour vous un Eldorado.

Sans doute l’amour tient, comme partout, une large place sur le rivage coquet d’Étretat ; et, si le docteur de Miramont, l’aimable médecin des bains, garde sur sa figure malicieuse un sourire que rien n’efface, cela tient, assure-t-on, aux confidences que lui font certaines de ses belles clientes.

Mais le scandale est à peu près inconnu sur les rivages que découvrit Alphonse Karr, et, s’il arrive qu’un Lovelace havrais ou fécampois trouve, par grande fortune, le placement de ses séductions semi-rurales, le pays tout entier s’en émeut et les conversations en sont défrayées pour la saison.

Étretat est un terrain mixte où l’artiste et le bourgeois, ces ennemis séculaires, se rencontrent et s’unissent contre l’invasion de la basse gomme et du monde fractionné.

Offenbach, Faure, Lourdel, les peintres Landelle, Merle, Fuhel, Olivié, Lepoitevin, etc., etc., y possèdent de charmantes villas où leurs familles et quelquefois eux-mêmes s’installent à la première feuille nouvelle, pour ne s’en aller qu’à la première gelée.


La vie s’y écoule doucement, sans émotions vives et sans incidents dramatiques.

Les propriétaires descendent à la mer invariablement tous les matins (le ciel le permettant), vers dix heures.

Les hommes vont au Casino, lisent les journaux, jouent au billard ou fument sur la terrasse. Les femmes préfèrent la plage, dure, caillouteuse, mais par cela même toujours sèche et propre, et travaillent à l’abri d’une tente de toile, ou le plus souvent enfouies dans ces horribles paniers qui rappellent, en fort laid, les antiques tonneaux des ravaudeuses.

Autour des dames et à leurs pieds, les hommes que n’absorbe pas le Casino s’assoient ou se couchent sur le galet, lorsque leur âge le leur permet, et les conversations s’engagent et se poursuivent jusqu’à onze heures et demie.

Entre les groupes, quelques personnages plus mûrs, qui craindraient d’accuser leur âge en s’affaissant sur une chaise, se tiennent debout, jetant sur de plus souples un regard chargé d’envie et n’osant s’aventurer sur le galet roulant. Le tout aimable Paccini, vif comme un écureuil, entreprenant tout comme s’il souhaitait des conquêtes, sourit, salue, complimente, admire, à droite, à gauche, au nord, au midi, sans préférence et sans choix.

Chacun le croit son ami le plus cher, et chaque femme entretient tout au fond de son cœur un petit sentiment d’affectueuse compassion pour cet amoureux respectueux et discret qui l’a distinguée… au même titre que toutes les autres.

Et cependant Paccini n’est point banal, il sait, autant que le comporte sa nature bienveillante, haïr ses ennemis ; il a, comme les mortels moins doués, des sympathies et des antipathies. Tout d’abord, et pour ne point se tromper, il improvise un quatrain flatteur à l’intention de chaque baigneur et de chaque baigneuse ; ces quatrains-là sont copiés à profusion, répandus dans les châteaux, les chaumières et les cabines, publiés si besoin est, par le tambour de la localité. Puis, il fait un triage, classe à part ceux qu’il n’aime point et leur dédie de nouveaux quatrains, ceux-là perfides et malfaisants, et qui ne sont lus qu’en petit comité.

Au fond, il préfère tout le monde ; mais il n’aime que son excellente et digne femme.

Mme M… qui a eu la triste fortune de lui inspirer un quatrain seconde manière, est l’une des physionomies de cette aimable plage.

Grande, brune à l’excès, le nez busqué, fuyant par une chute rapide sous un binocle impérieux, Mme M… a certains amis dévoués que lui vaut son cœur excellent, et bon nombre d’ennemis qu’elle doit à son esprit caustique.

Jadis reine municipale de ce petit bourg, elle dominait dans le conseil et à la mairie ; améliorant, réformant, modifiant, transformant, luttant héroïquement contre la routine, tandis que son mari, architecte de grand mérite et homme d’esprit par surcroît, traçait le plan d’un Étretat nouveau, fait de marbre et de porphyre.

Hélas nous vivons en des temps où les gouvernements les mieux intentionnés succombent sous l’ingratitude de leurs administrés. M. M… n’est plus maire ; Mme M… conserve dans sa retraite cette austère majesté qui n’appartient qu’aux souveraines déchues.

Elle n’aime point les femmes et ne s’en cache guère. Républicaine, cela va sans dire, elle fréquentait l’Olympe du faubourg Saint-Honoré et s’y trouvait comme chez elle.

Mme Grévy n’avait pas de secret pour Mme M…, et ses conseils étaient fort écoutés.

Toutefois elle paraît dégoûtée de la politique et ne parle de l’Élysée qu’avec une extrême réserve.

Son chalet, que presse amoureusement la maison de Faure, est de bonne construction, à la fois élégante et solide, mais de style inconnu. Une ombre de gothique, une terrasse à l’italienne, une charpente suisse, le tout est d’un joli effet, et commode, contrairement à l’usage.

La maison Faure, la maison Desfossés — d’aimables Parisiens devenus riches par la grâce du Petit Journal et de l’intelligence — ont, si je ne me trompe, même origine, et par conséquent, un air de famille très prononcé. Toutes trois sont sur la plage, à la porte même du Casino.

Les propriétaires qui habitent la côte de Fécamp sont relativement assez loin de la mer ; aussi, pour la plupart, ils s’y rendent ou tout au moins en reviennent en voiture.

Offenbach est le premier occupant : villa superbe, le plus grand et le plus beau salon d’Étretat. Petit salon peint par Benedict-Masson, cabinet de travail boisé jusqu’au plafond, grande cheminée en chêne sculpté, sur laquelle se détachent en plein bois un violon, une flûte et un cahier de musique tout grand ouvert ; un motif d’Orphée aux Enfers et la Chanson de Fortunio, burinés au poinçon.

Un peu plus loin, sur la côte, l’imposant castel du prince Lubomirski ; plus haut, presque sur la crête de la falaise, une tour crénelée, ruine moderne, édifiée par Dollingen, un courtier d’annonces qui fut homme de lettres à ses heures.

Dollingen était fier de son castel ; il avait hissé sur sa plate-forme un canon que l’on tirait lorsque le maître arrivait de Paris ; au canon il ajouta bientôt une bannière féodale, puis une potence à laquelle il attacha un squelette humain. Du coup, l’autorité locale intervint et un arrêté motivé de M. le maire supprima potence, bannière et canon.

Dollingen ne s’en put consoler. Il vendit son château-fort moyennant une rente viagère de vingt-cinq mille francs, et mourut trois mois après.


A quatre heures de l’après-midi, on redescend à la plage. Même tableau que le matin.

A six heures et demie, on rentre pour dîner, et le soir, si l’air est pur, le temps clair, on va rêver une heure ou deux au Casino ou sur le galet.

Outre les propriétaires, il y a une population flottante assez considérable à Étretat. Cette population se répartit entre les trois principaux hôtels du pays : l’hôtel Blanquet, l’hôtel Hauville et l’hôtel des Bains.

L’hôtel Blanquet est le mieux situé et par conséquent le plus fréquenté.

De son vivant le père Blanquet était rami de ses clients. Alphonse Karr le tenait en estime particulière, et lui avait donné son portrait avec une affectueuse dédicace. Lepoitevin lui avait brossé son enseigne, qui représentait la plage avec les baigneurs et les caloges échoués, grands bateaux de pêche hors de service.

La maison est aujourd’hui dirigée par Mme Blanquet, qui a soigneusement retiré de la façade, où elle s’écaillait l’enseigne de Lepoitevin, et l’a remplacée par une copie, d’ailleurs fort exacte, et que les habitués admirent de confiance.

La vie d’hôtel est, à Étretat, ce qu’elle est partout. On déjeune et dîne aux mêmes heures et la table d’hôte est conforme au modèle banal.

Une scène quasi-tragique a cependant troublé le calme habituel de la maison Blanquet au début de la saison, et je ne résiste pas au désir de vous la conter.

Il y a quelques mois, une isolée, jeune, jolie, mise excentrique et accent étranger, descendit à l’hôtel et demanda une chambre sur la mer.

Mme Blanquet flairait une aventure et s’apprêtait à lui refuser l’hospitalité, lorsque l’étrangère annonça la prochaine arrivée de son mari.

On s’inclina.

Cependant les jours s’écoulaient et le mari n’arrivait pas. Mme Blanquet, de plus en plus soupçonneuse, signifia à sa locataire qu’elle eût à changer de domicile, ajoutant qu’elle avait loué sa chambre à un client.

L’étrangère réclame, proteste, s’emporte ; mais la sévère Mme Blanquet se montre inflexible, et il fallut changer de logis.

Cette nuit-là, précisément, le mari si souvent annoncé arrivait enfin. Il demande la chambre n°4 (celle que sa femme habitait la veille encore) ; on la lui désigne. Il aperçoit une paire de bottes ; frappe violemment à la porte ; le nouveau locataire se réveille, ouvre tout endormi, et reçoit une maîtresse paire de gifles, bientôt suivie d’une volée de coups de canne.

Grande rumeur ; tout l’hôtel se réveille ; on se précipite sur le forcené, qui s’obstinait à vouloir tuer l’inconnu rencontré dans la chambre de sa femme.

Bref, on s’explique ; le mari jaloux se confond en excuses un peu tardives, et le monsieur se recouche sans avoir bien compris le sens, le motif et la raison déterminante de la tripotée qu’il venait de recevoir.

Avant de raconter les anecdotes qui courent, terminons en peu de mots la galerie des célébrités. On rencontre chaque jour sur la terrasse MM. Lehmann, Paccini, Vizentini, Aaron, Nozal (un jeune peintre en train de devenir un grand peintre), Vrignault, Brizard (un homme aimable surnommé l’ami des artistes), et un autre homme, également aimable, M. Mathis, surnommé l’ami des… actrices.

Mlle Dica-Petit promenait la semaine dernière sa royale beauté sur les galets de la plage.

Enfin, pour la joie des spectateurs, un groupe d’anciens beaux, à la moustache teinte, piliers du skating et des Folies-Bergère, rôdent autour de vertus faciles, avec leurs figures grimaçantes de vieux polichinelles obscènes.

La jeunesse gaie est dignement représentée par une bande de joyeux garçons, presque tous artistes. Les peintres Georges Merle, l’archer, Lepoitevin et leur ami, fils de peintre aussi, Armand Ytasse, tirent de bruyants feux d’artifice et promènent à travers le pays des retraites aux flambeaux qui font apparaître aux fenêtres des têtes indigènes en bonnet de coton.

Passons maintenant aux anecdotes.

Un homme, illustre depuis peu, un de ceux qu’autrefois on qualifiait d’« Excellence », M. Constans, « puisqu’il faut l’appeler par son nom », a honoré le pays d’une courte visite. Or, voici ce qu’on raconte. Est-ce vrai ? Mme Constans (qui a laissé d’ailleurs les meilleurs souvenirs ici) s’en fut au Havre chercher son puissant époux. Il faisait fort chaud ce jour-là, et, lorsqu’ils firent dans Étretat leur entrée, que M. le ministre s’imaginait devoir être triomphale, beaucoup de messieurs, exténués par la chaleur, marchaient péniblement, leurs coiffures à la main.

« Des têtes nues ! s’écrie M. Constans ; c’est pour moi, cela. » Et il salue à droite, il salue à gauche, il s’incline, il sourit, se casse les reins, envoie des baisers avec les doigts à la population stupéfaite.

Le soir, il entre au Casino, attendant une ovation.

Rien ! — on a l’air de ne plus le connaître. Il se dit : « C’est une cabale ! » et cherche le Ribourt de l’endroit. Pas le moindre Ribourt visible. Il rentre furieux et se couche, après avoir télégraphié à M. Andrieux de lui envoyer ses meilleurs limiers. Vinrent-ils ? On l’ignore, bien entendu. Toujours est-il que notre dirigeant partit deux jours plus tard, et c’est alors seulement que les habitants du pays apprirent sa présence parmi eux.

Autre racontar. Toujours S.G.D.G.

Mme Constans a des bonnes — qui n’en a pas ? Mais, pénétrée de sentiments démocratiques, Mme Constans ne veut pas s’amuser toute seule pendant que ses bonnes lavent la vaisselle. Donc elle leur dit, un soir de spectacle au Casino : « Mes chères subordonnées, vous allez vous mettre sur votre trente-un, et je vous paye, oui je vous paye la représentation. »

On lâche l’argenterie à moitié faite, et on se frotte les mains au lieu d’essuyer les assiettes ; puis on part, comme un régiment, « colonel », c’est-à-dire « maîtresse » en tête. On entre, on s’installe. Mais un surveillant de la salle, voyant les demoiselles de l’antichambre porter des manteaux sur leurs bras, s’approche sournoisement, leur demande leur profession, et, l’ayant apprise, exhibe le règlement. Il est formel, ce règlement tyrannique, dernier débris des monarchies passées : « Les domestiques, sous aucun prétexte, ne peuvent entrer dans la salle. » — Et l’on expulse les pauvres filles comme de simples Jésuites.

Une nouvelle pour finir :

La vieille église d’Étretat, un bijou roman, possède un orgue essoufflé, languissant, dur de touches et quasi aphone.

La colonie artistique d’Étretat a décidé de le remplacer au moyen d’une souscription. Faure, le grand chanteur, s’est mis à la tête du mouvement et l’on annonce pour le dimanche 21 un concert spirituel dans l’église même.

Faure chantera, et aussi Mlle de Miramont, une artiste de beaucoup de mérite, et qui devrait bien se décider à entrer hardiment au théâtre.

Le fils d’Offenbach, Auguste Offenbach, un jeune virtuose qui pourrait bien devenir un maestro malgré père et mère, fera entendre les derniers soupirs de l’orgue ancien, au profit de l’orgue nouveau.

Les places coûtent 20 et 30 francs.

Il est déjà presque impossible de s’en procurer.

Sur quoi je signe

CHAUDRONS DU DIABLE
Souvenirs d’un an
(Le Gaulois, 23 août 1880)

Un après-midi chez Gustave Flaubert


C’est en 1879, au mois de juillet, un dimanche, vers une heure de l’après-midi, dans un appartement au cinquième étage, rue du Faubourg Saint-Honoré.

Sur la cheminée, un Bouddha doré, dans son immobilité divine et séculaire, regarde avec ses yeux longs. Rien sur les murs, sauf une très belle photographie d’une Vierge de Raphaël et un buste de femme en marbre blanc. A travers les rideaux de toile à ramages et à fleurs, le dur soleil d’un jour d’été envoie sur le tapis rouge une lumière tamisée et lourde. Un homme écrit sur une table ronde.

Dans un fauteuil de chêne à haut dossier, il est assis, enfoncé, la tête rentrée entre ses fortes épaules ; et une petite calotte en soie noire, pareille à celles des ecclésiastiques, couvrant le sommet du crâne, laisse échapper de longues mèches de cheveux gris, bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe de chambre en drap brun semble l’envelopper tout entier, et sa figure, que coupe une forte moustache blanche aux bouts tombants, est penchée sur le papier. Il le fixe, le parcourt sans cesse de sa pupille aiguë, toute petite, qui pique d’un point noir toujours mobile deux grands yeux bleus ombragés de cils longs et sombres.

Il travaille avec une obstination féroce, écrit, rature, recommence, surcharge les lignes, emplit les marges, trace des mots en travers, et sous la fatigue de son cerveau il geint comme un scieur de long.

Quelquefois, jetant dans un grand plat de cuivre oriental, rempli de plumes d’oie soigneusement taillées, la plume qu’il tient à la main, il prend sa feuille de papier, l’élève à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur un coude, déclame d’une voix mordante et haute. Il écoute le rythme de sa prose, s’arrête comme pour saisir une sonorité fuyante, combine les tons, éloigne les assonances, dispose les virgules avec science, comme les haltes d’un long chemin : car les arrêts de sa pensée, correspondant aux membres de sa phrase, doivent être en même temps les repos nécessaires à la respiration. Mille préoccupations l’obsèdent. Il condense quatre pages en dix lignes ; et la joue enflée, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlète qui lutte, il se bat désespérément contre l’idée, la saisit, l’étreint, la subjugue, et peu à peu, avec des efforts surhumains, il l’encage, comme une bête captive, dans une forme solide et précise. Jamais labeur plus formidable n’a été accompli par les hercules légendaires, et jamais œuvres plus impérissables n’ont été laissées par ces héroïques travailleurs, car elles s’appellent, ses œuvres à lui, Madame Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale, La Tentation de saint Antoine, Trois Contes et Bouvard et Pécuchet, qu’on connaîtra dans quelques mois.


Mais un timbre a sonné dans le vestibule ; il se lève, et, poussant un profond soupir, il couvre sa table, où sa pensée est éparse dans vingt feuilles noires d’écriture, en étendant dessus, ainsi qu’une nappe, un léger tapis de soie ponceau qui enveloppe d’un seul coup tous les outils de son travail, sacrés pour lui, comme les objets du culte pour un prêtre.

Puis il se dirige vers l’antichambre.

Debout, c’est un géant, avec la physionomie d’un vieux Gaulois selon le type adopté par les peintres. De son cou jusqu’à ses pieds tombe droit un vaste vêtement brun aux larges manches, d’une forme spéciale adoptée par lui ; et, dans chaque jambe de sa culotte, en drap pareil, serrée à la ceinture par une cordelière à glands rouges qu’il renoue souvent, on pourrait tailler une redingote pour un monsieur de taille commune.

Il pousse un cri de joie sitôt qu’il a ouvert la porte, lève Les bras comme un immense oiseau étendrait les ailes, et donne l’accolade à un autre géant qui sourit dans sa barbe blanche. Il a, celui-là, une tête plus douce et neigeuse comme celle des Pères Eternels dont on orne les églises. Il est plus grand encore, et sa voix, d’un timbre affaibli, caressante, presque timide, hésite parfois dans la recherche du mot, qui vient ensuite, avec une étonnante justesse. C’est un Russe, et un illustre aussi, un adorable et puissant romancier, un des maîtres écrivains du monde actuel, Ivan Tourgueneff.

Ils s’aiment, ces deux hommes, d’une amitié fraternelle, ils s’aiment par la sympathie du génie, pour leur science universelle, pour les habitudes communes de leurs esprits, leurs admirations qui sont les mêmes, et peut-être aussi par une sorte d’accordance physique, parce qu’ils sont si grands tous les deux.

Quand l’un s’est assis dans un fauteuil, et l’autre étendu sur un divan couvert de cuir rouge, ils se mettent à parler littérature. Et peu à peu se déroule entre eux toute l’histoire de la cervelle humaine depuis que l’homme a su fixer sa parole. Leur conversation, où un mot appelle un fait, un fait une pensée, une pensée une loi, va mm cesse (marque des puissants esprits) de l’anecdote à l’idée générale ; et il ne se passe pas cinq minutes sans que la plus insignifiante des nouvelles arrive, par l’enchaînement des déductions, à soulever quelque question profonde. Ils causent ensuite d’art et de philosophie, de science et d’histoire, et, leur prodigieuse lecture leur donnant une vue d’ensemble sur le temps écoulés, ils ne considèrent l’actualité que comme, point de comparaison avec les époques finies ; et ils restent toujours enveloppés dans l’idée, comme les sommets dans les nuages.


Mais le timbre encore une fois résonne, et un homme jeune, de petite taille et noir comme un Bohémien, vient s’asseoir entre ces deux colosses. Sa tête jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague quelquefois, par suite d’une myopie excessive. Sa voix chante un peu ; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi. Il entre comme un coup de soleil et sous sa parole rapide des rires éclatent.

Railleur et mordant, traçant en quelques mots des silhouettes follement drôles, promenant sur tous son ironie charmante, méridionale et personnelle, Alphonse Daudet apporte comme une senteur de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et élégant, du Paris du jour même, à ces deux grands qui subissent le charme de sa verve éloquente, la séduction de sa figure et de son geste, et la science de ses récits toujours composés comme des contes en volume.

Mais Zola, essoufflé par lu cinq étages, et suivi de Paul Alexis, vient de paraître à son tour. La profonde affection qu’il inspire au maître du logis se montre dans l’accueil. Ce n’est point seulement une haute estime pour le puissant romancier, c’est un élan cordial, une amitié vive pour l’homme sincère et droit qui apparaît dans le « Bonjour, mon bon ! » et dans la main largement tendue.

Il se jette, toujours souffrant, dans un fauteuil, et son regard observateur cherche sur les figures l’état des pensées, le ton des conversations. Assis un peu de côté, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main, et parlant peu, il écoute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une griserie d’artistes emporte les causeurs et les lance en ces théories excessives, charmantes et paradoxales, si chères aux hommes de 1830, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un « mais… » étouffé dans les grands éclats de Flaubert ; puis, quand la poussée lyrique de ses amis se calme un peu, il reprend tout doucement la discussion, et, tranquillement, se servant de sa raison comme on fait d’une hache à travers les forêts vierges, il argumente sobrement, sans emballage, d’une façon sage et juste presque toujours.

D’autres arrivent : Edmond de Goncourt, avec de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille énorme. Grand seigneur marqué du XVIIIe siècle, qu’il a si passionnément étudié, fin de la tête aux pieds, nerveux comme son style, gardant une allure si haute que les valets par instinct doivent lui dire : « Monsieur le duc », simple cependant et simplement vêtu, il entre, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il emporte partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main, restée libre. Il vient tard, habitant loin ; et derrière lui, souvent, paraît Philippe Burty, bibelotier comme Goncourt, le premier japoniste de France, maître connaisseur en tous les arts, portant sur un gros ventre une tête aimable et rusée.

Un rire a retenti dans l’antichambre. Une voix jeune, parle haut : et chacun sourit, la reconnaissant. La porte s’ouvre, il paraît. Sans quelques cheveux blancs mêlés il, ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue et soigneusement rasée. Très élégant, créé pour le mot sympathique, à moins que le mot n’ait été inventé pour lui, l’éditeur Charpentier s’avance. Son entrée fait toujours sensation ; car tous ont à lui parler, tous ont des recommandations à lui faire, tous publiant leurs livres chez lui. Il sourit sans cesse, en joyeux sceptique, fait semblant d’écouter, promet tout ce qu’on veut, accepte un volume qu’il n’éditera pas, suit ce qu’on dit… à l’autre bout du salon ; puis s’assied, fumant un cigare qui l’absorbe bientôt tout entier. Mais, quand la porte s’ouvre de nouveau, il tressaille comme s’il s’éveillait. C’est Bergerat, son « complice », rédacteur en chef de la Vie moderne, Bergerat lui-même, gendre du grand Théo. Or, aussitôt derrière lui son beau-frère, mince et blond, avec une figure de Christ, le charmant poète Catulle Mendès, séduisant toujours et souriant, prend les deux mains de Flaubert. Puis il va causer dans un coin, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, tandis que dans un autre coin, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, cause Bergerat, son beau-frère.

L’académicien Taine, les cheveux collés sur la tête, l’allure hésitante, le regard caché derrière ses lunettes à la façon des gens habitués à observer en dedans, à lire de l’histoire, à analyser dans les livres plutôt que dans l’humanité même, apporte une odeur d’archives remuées, de documents inédits qu’il vient de fouiller pour compléter son précieux travail sur la Société française ; et il déroule des anecdotes ignorées, il raconte de menus faits où tous les hommes de la Révolution, qu’on nous habitue à voir grands, sublimes, selon les uns, hideux, selon les autres, mais toujours grands, nous apparaissent avec toutes leurs faiblesses, leurs étroitesses d’esprit, leur insuffisance de vue, leurs travers mesquins et vils ; et il recompose les larges événements avec mille détails infimes comme avec des mosaïques on peut composer un décor qui produira beaucoup d’effet.

Voici le vieux camarade de Flaubert, Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la Bibliothèque Mazarine, saturé d’idiomes barbares et de grammaire comparée, gonflé d’érudition, parlant du verbe comme d’un personnage historique, et spirituel toujours.

Voici l’intime ami Georges Pouchet, le savant professeur du Muséum, qu’on prendrait plus volontiers, dans là rue, pour un jeune officier de cavalerie sans uniforme.

Puis, tous ensemble, ceux que Flaubert appelle ses jeunes gens, ceux qui l’aiment le plus, peut-être, et que le public, toujours subtil, classe en bloc sous l’étiquette de « naturalistes » : Céard, Huysmans, Léon Hennique. Puis, d’autres romanciers : Marius Roux, Gustave Toudouze, etc.

Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.

Et c’est à ce moment surtout qu’il fallait voir Gustave Flaubert.

Avec des gestes larges, où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans, comme la voile brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une mémoire fantastique, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles.

Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il la accompagnait dans l’antichambre où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et, quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur son large canapé, avant de passer son habit noir pour aller dîner chez sa grande amie, Mme la princesse Mathilde.

Gustave Flaubert d’après ses lettres
(Le Gaulois, 6 septembre 1880)

Personne ne porta plus loin que Gustave Flaubert le respect de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion, l’amour des lettres, a empli sa vie à son dernier jour. Il les aima furieusement, d’une façon absolue, sans rivale, et cette tendresse d’homme de génie, qui dura plus de quarante ans, n’eut jamais une défaillance.

Quand il n’écrivait point, il lisait et prenait des notes.

Aucune littérature, on pourrait presque dire aucun écrivain, ne lui demeurèrent étrangers.

Voici ce qu’on trouve en des lettres adressées à des dames de ses amies :

« Que vous dirai-je, belle et charmante ? J’étudie l’histoire des théories médicales et des traités d’éducation. Après quoi je passerai à d’autres exercices. J’avale force volumes et je prends des notes. Il va en être ainsi pendant deux ou trois ans ; après quoi je me mettrai à écrire. »

On lit dans une autre lettre :

« Votre ami a travaillé cet hiver d’une façon qu’il ne comprend pas lui-même. Pendant 1es derniers huit jours, j’ai dormi en tout dix heures. Je ne me soutenais plus qu’à force de café et d’eau froide ; bref, j’étais en proie à une effrayante exaltation. Un peu plus, le bonhomme claquait. »

Et dans une autre :

« … Je travaille beaucoup. Je me baigne tous les jours, je ne reçois aucune visite, je ne lis aucun journal, et je vois assez régulièrement lever l’aurore (comme présentement), car je pousse ma besogne fort avant dans la nuit, les fenêtres ouvertes, en manches de chemise, et gueulant, dans le silence du cabinet, comme un énergumène. »

Il appartenait en effet à la race des travailleurs acharnés.

Pendant presque toute l’année dans sa propriété de Croisset, qu’il adorait, dès neuf ou dix heures du matin, il se mettait à sa besogne. Aussitôt son déjeuner fini, sans même faire un tour dans son grand jardin, il reprenait son labeur, et, toute la nuit, les mariniers qui descendaient ou remontaient la Seine se servaient de loin, comme d’un phare, des quatre fenêtres de « monsieur Flaubert ».

Il faudrait écrire, pour la faire épeler dans les classes aux petits enfants et l’apprendre par cœur aux aînés, cette vie superbe d’un grand artiste qui ne vécut que pour son art, mourut pour lui, fit taire son cœur, comme il le dit, refoula tout désir, éteignit même toute flamme charnelle. Il méprisa l’argent comme personne, dédaigna d’en gagner, se trouvait souillé par les discussions d’intérêt et, plein d’un mépris violent pour les distractions mondaines, les amusements, les joies et la plaisirs, il ne connut jamais d’autre bonheur que celui venant des livres. Il râlait parfois d’exaltation en déclamant de sa voix sonore quelque chapitre des grands maîtres.

Quoi qu’il fît, où qu’il allât, son esprit toujours ne pensait qu’aux lettres ; les personnes, les conversations, les attitudes ne lui apparaissaient plus que comme des effets à décrire, et quand il sortait d’un salon où la médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, accablé comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même stupide, affirmait-il, tant il possédait la faculté d’entrer dans la peau des autres.

Sensible à l’excès, impressionnable, vibrant sans cesse, il se comparait à un écorché que le moindre contact fait tressaillir de douleur ; et les grands chocs qu’il reçut lui vinrent peut-être de la bêtise humaine. Elle fut pour ainsi dire son ennemie personnelle, la désolation, le supplice de sa vie ; et il la poursuivit avec acharnement comme un chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal ou même entre les pages d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race entière ; et sa haine contre le « bourgeois » n’est qu’une haine contre la bêtise.

Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour : « Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent. Je vais enfin dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger mon indignation… » Mais, s’il exécrait la stupidité courante, comme il admirait, adorait l’intelligence ! Il se fâcha avec un journal ami où l’on avait maladroitement critiqué M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo lui mettait des larmes aux yeux ; et cet homme de lettres n’aurait pas permis que, devant lui, on osât toucher à des hommes de science, à des « savants » quels qu’ils fussent. Il exaltait Claude Bernard, avait pour ami M. Berthelot.

Toute la haute morale artistique qui a guidé son existence, il la mettait parfois en préceptes familiers pour donner des conseils à des jeunes gens. Voici quelques fragments de lettres adressées à un débutant :

« Maintenant parlons de vous. Vous vous plaignez des femmes qui sont “monotones”. Il y a un remède bien simple, c’est de ne pas vous en servir.

Les événements ne sont pas variés”. Cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous ? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les rapports : c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets.

Les vices sont mesquins” ; — mais tout est mesquin.

Il n’y a pas assez de tournures de phrases” ; — cherchez et vous trouverez.

Enfin, mon cher ami. Vous m’avez l’air bien embêté, et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de femmes, trop de canotage, trop d’exercice. Oui, monsieur, le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers. Faites-en ! Tout le reste est vain, à commencer par vos plaisirs et votre santé. Fichez-vous ça dans la boule. D’ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie ou plutôt d’une hygiène profonde.

Vous vivez dans un enfer, je le sais et je vous en plains du fond de mon cœur. Mais de cinq heures du soir à dix heures du matin, tout votre temps peut être consacré à la Muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons, mon cher bonhomme, relevez le nez. A quoi sert de recreuser sa tristesse ? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort : c’est le moyen de le devenir. Un peu plus d’orgueil, saperlotte ! Ce qui vous manque, ce sont les principes. On a beau dire, il en faut. Reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doive se moquer, c’est de lui-même… »

Et, autre part :

« Mais, mon pauvre cher bonhomme, que je vous plains de n’avoir pas le temps de travailler. Comme si un beau vers n’était pas cent mille fois plus utile à l’instruction du public que toutes les sérieuses balivernes qui vous occupent ! Les idées simples sont difficiles à faire entrer dans les cervelles ! »

Et encore, dans une autre lettre :

« M. L… m’embarrasse. Porter un jugement sur l’avenir d’un homme me parait chose tellement grave que je m’en abstiens. D’autre part, demander si l’on doit écrire ne me paraît pas la marque d’une vocation violente. Est-ce qu’on prend l’avis des autres pour savoir si l’on aime ?… En attendant, qu’il travaille : tout est là… »

Voici un curieux axiome qu’il répétait souvent :

« Les honneurs déshonorent.

Le titre dégrade.

La fonction abrutit. »

Et il ajoutait :

« Écrivez ça sur les murs. »

Il avait placé son esprit tellement haut qu’aucune préoccupation basse ne pouvait l’atteindre. L’art était la seule conversation qui l’intéressât ; et on ne pouvait même guère parler d’autre chose avec lui.

Il fut et il restera le premier styliste de notre siècle. Travailleur féroce, ciseleur obstiné, il passait quelquefois huit jours pour enlever d’une phrase un verbe qui le gênait.

Il croyait à l’harmonie fatale des mots, et quand une expression, qui lui paraissait cependant indispensable, ne sonnait pas à son gré, il en cherchait une autre aussitôt, sûr qu’il ne tenait pas la vraie, l’unique. Le style pour lui ne consistait pas dans une certaine élégance convenue de construction, mais dans la justesse absolue du mot et dans la parfaite concordance de la tournure avec l’idée à exprimer ; de là ces différences capitales du style si précis et si bref de L’Éducation sentimentale à la période si magnifique de La Tentation de saint Antoine.

Une phrase qu’il écrivit à un ami sur Balzac est intéressante à ce point de vue :

« Ce grand homme n’était ni un poète ni un écrivain, ce qui ne l’empêchait pas d’être un très grand homme. Je l’admire maintenant beaucoup moins qu’autrefois, étant de plus en plus affamé de la perfection. Mais c’est peut-être moi qui ai tort. »

Cet aperçu très rapide de sa vie permet cependant de tirer une moralité.

Quand un artiste se met à l’œuvre, il a toujours une ambition secrète étrangère à l’art. C’est la gloire qu’on poursuit d’abord, la gloire rayonnante, qui vous place vivant dans une apothéose, fait tourner les têtes, battre les mains, et captive les cœurs des femmes. Plaire aux femmes ! Voilà aussi le désir furieux de presque tous. Pouvoir, par la toute-puissance du génie, être dans Paris comme le sultan d’un harem immense ; cueillir à droite, cueillir à gauche, dans les salons du monde ou les loges des théâtres, ces fruits de chair vivante dont nous sommes sans cesse affamés. Ne connaître point d’obstacle ; et, quand un laquais a lancé devant vous votre nom d’une voix retentissante, chercher laquelle on choisira parmi toutes ces créatures charmantes dont les yeux brillants sont fixés sur vous.

D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les satisfactions qu’il donne : le luxe de l’existence et les délicatesses de la table.

Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place.

Vivant presque toujours seul, à la campagne, et ne voyant guère à Paris que des amis très intimes, il n’a point recherché, comme beaucoup, ces triomphes mondains ou la popularité vulgaire. Il n’a jamais assisté aux banquets littéraires ou politiques, n’a mêlé son nom à aucune coterie, à aucun parti ; ne s’est jamais incliné devant les médiocres ou les imbéciles pour en obtenir des louanges.

Sa photographie ne s’est point vendue ; il ne se montrait point aux premières, ni dans les endroits fréquentés par les gens du monde ; il semblait cacher sa personne avec une sorte de pudeur. « Je donne mes livres au public, disait-il ; c’est bien le moins que je garde ma figure. »

D’une nature attendrie, presque sentimentale, il s’est cependant écarté de l’amour.

Des femmes furent ses amies dévouées ; d’autres, sans doute, furent ses maîtresses ; mais il avait donné son cœur à la littérature, et il ne le reprit jamais.

Il n’a vécu que pour l’art, usant sa vie dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des nuits fiévreuses comme les amants solitaires, levant les bras, poussant des cris, tremblant d’ardeur sacrée, et il a fini par tomber, un jour, foudroyé par le travail, comme tous les grands passionnés finissent par mourir de leur vice.

La patrie de Colomba
(Le Gaulois, 27 septembre 1880)

Ajaccio, 24 septembre 1880


Le port de Marseille bruit, remue, palpite sous une pluie de soleil, et le bassin de la Joliette, où des centaines de paquebots projettent sur le ciel leur fumée noire et leur vapeur blanche, est plein de cris et de mouvements pour les départs prochains.

Marseille est la ville nécessaire sur cette côte aride, qu’on dirait rongée par une lèpre.

Des Arabes, des nègres, des Turcs, des Grecs, des Italiens, d’autres encore, presque nus, drapés en des loques bizarres, mangeant des nourritures sans nom, accroupis, couchés, vautrés sous la chaleur de ce ciel brûlant, rebuts de toutes les races, marqués de tous les vices, êtres errants sans famille, sans attaches au monde, sans lois, vivant au hasard du jour dans ce port immense, prêts à toutes les besognes, acceptant tous les salaires, grouillant sur le sol comme sur eux grouille la vermine, font de cette ville une sorte de fumier humain où fermente échouée là toute la pourriture de l’Orient.

Mais un grand paquebot de la Compagnie transatlantique quitte lentement son point d’attache en poussant des mugissements prolongés, car le sifflet n’existe déjà plus ; il est remplacé par une sorte de cri de bête, une voix formidable qui sort du ventre fumant du monstre. Le navire tout doucement passe au milieu de ses frères prêts à partir aussi, et dont les flancs sont pleins de rumeurs ; il quitte le port, et tout à coup comme pris d’une ardeur, il s’élance, ouvre la mer, laisse derrière lui un sillage immense, pendant que fuient les côtes et que Marseille disparaît à l’horizon.

La nuit vient ; des gens souffrent, allongés en des lits étroits, et leurs soupirs douloureux se mêlent au ronflement précipité de l’hélice, qui secoue les cloisons, et au remous de l’eau fendue et rejetée écumante par le poitrail du paquebot dont les yeux allumés, l’un vert et l’autre rouge, regardent au loin, dans l’ombre. Puis l’horizon pâlit vers l’Orient et, dans la clarté douteuse du jour levant, une tache grise apparaît au loin sur l’eau. Elle grandit comme sortant des flots, se découpe, festonne étrangement sur le bleu naissant du ciel ; on distingue enfin une suite de montagnes escarpées, sauvages, arides, aux formes dures, aux arêtes aiguës, aux pointes élancées, c’est la Corse, la terre de la vendetta, la patrie des Bonaparte.

De petits îlots, portant des phares, apparaissent plus loin ; ils s’appellent les Sanguinaires et indiquent l’entrée du golfe d’Ajaccio. Ce golfe profond se creuse au milieu de collines charmantes, couvertes de bois d’oliviers que traversent parfois comme des ossements de granit d’énormes rochers gris, plus hauts que les arbres. Puis, après un détour, la ville toute blanche, assise au pied d’une montagne, avec sa grâce méridionale, mire dans le bleu violent de la Méditerranée ses maisons italiennes à toit plat. Le grand navire jette l’ancre à deux cents mètres du quai, et le représentant de la Compagnie transatlantique, M. Lanzi, met en garde les voyageurs contre la rapacité des mariniers qui opèrent le débarquement.

La ville, jolie et propre, semble écrasée déjà, malgré l’heure matinale, sous l’ardent soleil du Midi. Les rues sont plantées de beaux arbres ; il y a dans l’air comme un sourire de bienvenue où des parfums inconnus flottent, des aromes puissants, cette odeur sauvage de la Corse, qui faisait s’attendrir encore le grand Napoléon mourant là-bas sur son rocher de Sainte-Hélène.

On reconnaît tout de suite qu’on est ici dans la patrie des Bonaparte. Partout des statues du Premier Consul et de l’Empereur, des bustes, des images, des inscriptions, des noms de rues rappellent le souvenir de cette race.

Des paroles qu’on surprend sur les places publiques font dresser l’oreille. Comment on cause encore politique ici ? Les passions s’allument ? On croit sacrées ces choses qui maintenant ne nous intéressent guère plus que des tours de cartes bien faits ? Vraiment la Corse est fort en retard ; cependant, on dirait qu’un événement se prépare. On rencontre plus de gens décorés que sur le boulevard des Italiens, et les consommateurs du café Solférino lancent des regards belliqueux aux consommateurs du café Roi-Jérôme. Ceux-ci ont l’air prêts au combat ; mais ils se lèvent comme un seul homme à l’approche d’un monsieur, et tous le saluent avec respect. Il se retourne… On dirait… C’est le comte de Benedetti ! Puis voici MM. Pietri, Galloni d’Istria, le comte Multedo, vingt autres noms non moins connus dans l’armée bonapartiste.

Que se passe-t-il ? La Corse prépare-t-elle une descente à Marseille ?

Mais les habitués du café Solférino se lèvent à leur tour, agitent leurs chapeaux devant deux personnages qui passent et crient comme un seul homme "Vive la République ! Quels sont donc ces Messieurs ? Je m’approche et je reconnais le comte Horace de Choiseul (à tout seigneur tout honneur !) et le duc de Choiseul-Praslin. Comment le député de Melun se trouve-t-il en ce pays ? Je retourne au café Roi-Jérôme et j’interroge un consommateur, qui me répond avec finesse que "faute d’anguille de Melun, on mangerait bien un merle de Corse". M. le comte Horace de Choiseul est membre du Conseil général et la session va s’ouvrir.

Donc, sur cette terre de Corse où le souvenir de Napoléon est encore si chaud et si vivant, une lutte peut-être définitive va s’engager entre l’idée républicaine et l’idée monarchique. Les champions de l’Empire sont de vieux combattants tous connus, les Benedetti, les Pietri, les Gavini, les Franchini. Les champions de la République portent aussi des noms célèbres dans le pays, et ils ont à leur tête le maire d’Ajaccio, M. Peraldi, fort aimé et qu’on dit fort capable.

Bien que la politique me soit tout à fait étrangère, ce combat est trop intéressant pour n’y point assister, et j’entre à la préfecture avec le flot montant des conseillers généraux. Un homme charmant, M. Folacci, représentant un des plus beaux cantons de Corse, Bastelica, me fait ouvrir le sanctuaire.

Ils sont là cinquante-huit, occupant deux longues tables couvertes de tapis verts. Des crânes luisent comme lorsqu’on regarde de haut la Chambre des députés. Ving-huit sont assis à droite, trente à gauche. Les républicains vont être victorieux.

Un personnage galonné, qui représente le gouvernement avec un air arrogant, est assis à la droite du président d’âge, M. le docteur Gaudin.

— Introduisez le public !

Le public entre par une porte réservée. Mystère !

M. de Pitti-Ferrandi, agrégé, professeur de droit, se lève et demande la parole pour réclamer l’expulsion de M. Emmanuel Arène.

Qui n’a pas vu une de ces séances de la Chambre, une de ces séances orageuses où les députés gesticulent comme des fous et jurent comme des charretiers, une de ces séances qui vous emplissent de colère et de mépris pour la politique et pour tous ceux qui la pratiquent ?

Eh bien, la première séance du Conseil général a failli prendre cette allure, mais MM. les représentants de la Corse sont gens de meilleur monde apparemment, car ils se sont arrêtés sur la pente.

Tous étaient debout, tous parlaient en même temps ; de petites voix grêles montaient ; des voix de taureau beuglaient des discours dont pas un mot n’était entendu. Qui avait raison ?… Qui avait tort ?… Le gouvernement déclara péremptoirement que, toute discussion sur ce sujet était illégale, il se verrait obligé de quitter la salle si l’on passait outre. Cependant le Conseil général ayant décidé, sur la proposition de la gauche, de voter sur la discussion, le susdit gouvernement, espérant sans doute une victoire pour les siens, assista au vote aussi illégal apparemment que la discussion qui devait suivre ; puis, comme la droite était victorieuse, il se retira, se voyant battu, et toute la gauche le suivit…

Quand donc fera-t-on de la politique de bonne foi au lieu de faire uniquement de la politique de parti ? Jamais, sans doute, car le seul mot « politique » semble être devenu le synonyme de « mauvaise foi arbitraire, perfidie, ruse et délation ».

Cependant la ville d’Ajaccio, si jolie au bord de son golfe bleu, entourée d’oliviers, d’eucalyptus, de figuiers et d’orangers, attend les travaux indispensables qui feront d’elle la plus charmante station d’hiver de toute la Méditerranée.

Il faut organiser des plaisirs qui attirent les continentaux, étudier les projets, voter les fonds, et les habitants inquiets regardent depuis huit jours déjà si la seconde moitié du Conseil général consent à remonter dans la salle où l’attend la première moitié en nombre insuffisant pour délibérer.

Mais les grands sommets montrent au-dessus des collines leurs pointes de granit rose ou gris ; l’odeur du maquis vient chaque soir, chassée par le vent des montagnes ; il y a là-bas des défilés, des torrents, des pics, plus beaux à voir que des crânes d’hommes politiques, et je pense tout à coup à un aimable prédicateur, le P. Didon, que je rencontrai l’an dernier dans la maison du pauvre Flaubert.

Si j’allais voir le P. Didon ?

Le monastère de Corbara
(Le Gaulois, 5 octobre 1880

UNE VISITE AU P. DIDON.


Les Alpes ont plus de grandeur que les montagnes de la Corse ; leurs sommets sont toujours blancs, leurs passages presque impraticables, leurs abîmes effrayants où l’on entend, sans les voir, rouler des torrents, en font une sorte de domaine du terrible et de l’Escarpé. Les montagnes de Corse, moins hautes, ont un caractère tout différent.

Elles sont plus familières, faciles d’accès, et, même dans leurs parties les plus sauvages, n’ont point cet aspect de désolation sinistre qu’on trouve partout dans les Alpes. Puis, sur elles flambe sans cesse un éclatant soleil. La lumière ruisselle comme de l’eau le long de leurs flancs, tantôt vêtus d’arbres immenses, qui de loin semblent une mousse, tantôt sont nus, montrant au ciel leur corps de granit.

Même sous l’abri des forêts de châtaigniers, des flèches de lumière aiguë percent le feuillage, vous brûlent la peau, rendent l’ombre chaude et toujours gaie.

Pour aller d’Ajaccio au monastère de Corbara, on peut suivre deux chemins, l’un à travers les montagnes et l’autre au bord de la mer.

Le premier serpente sans fin à mi-côte au milieu d’impénétrables maquis, longe des précipices où l’on ne tombe jamais, domine des fleuves presque sans eau à cette saison, traverse des villages de cinq maisons accrochés comme des nids aux saillies du roc, passe devant des sources minces, où boivent les voyageurs éreintés, et devant des croix nombreuses annonçant qu’en cet endroit un homme est mort : et c’est d’une balle qui les a tués presque toujours, ces pauvres diables couchés au bord de la route.

Voulant aller à Corbara serrer la main du P. Didon, j’ai choisi, pour m’y rendre, le chemin des montagnes. Là, point d’hôtels, points d’auberges, pas même de cafés, où l’on peut à la rigueur coucher. On demande l’hospitalité, comme autrefois, et la maison des Corses est toujours ouverte aux étrangers.

Arrivés dans un adorable village, Létia, d’où l’on aperçoit un magnifique horizon de sommets et de vallées, je ne pouvais plus même partir, retenu sans fin par les instances des familles Paoli et Arrighi, qui organisaient chaque jour parties de chasse ou excursions pour me faire rester plus longtemps.

Après avoir traversé les immenses forêts d’Aïtone et de Valdoniello, le val du Niolo, la plus belle chose que j’aie vue au monde après le mont Saint-Michel et une partie de la Balagne, le pays des oliviers, j’ai retrouvé la mer auprès de Corbara.

Le paysage est grandiose et mélancolique. Une plage immense s’étend en demi-cercle, fermée à gauche par un petit port presque abandonné des habitants (car la fièvre ici dépeuple toutes les plaines), et terminée à droite par un village en amphithéâtre, Corbara, élevé sur un promontoire.

Le chemin qui me conduit au monastère est à mi-côte et passe au pied d’un mont élevé que couronne un paquet de maisons jetées dans le ciel bleu si haut qu’on pense avec tristesse à l’essoufflement des habitants contraints de remonter chez eux. Ce hameau s’appelle Santo-Antonino. On découvre, à droite de la route, une petite église du treizième siècle, de style pur, chose rare en ce pays sans monuments et sans aucun art national. Cet édifice a été élevé par les Pisans, me dit-on. Plus loin, dans un repli de montagne, au pied d’un pic élancé en forme de pain de sucre, un grand bâtiment gris et blanc domine l’horizon, les campagnes inclinées, la plaine, la mer : c’est le Couvent des Dominicains.

Un frère italien m’introduit, ne comprend pas ce que je lui dis, et me parle inutilement. Je tire ma carte où j’écris : "Pour le R. P. Didon", et je la lui donne. Il part alors, après m’avoir indiqué une porte de la maison. C’est le parloir, et j’attends.

La première fois que je vis le P. Didon, c’était chez Gustave Flaubert.

J’avais passé la journée avec l’immortel écrivain et, devant dîner chez lui, nous entrâmes ensemble vers sept heures dans le salon de sa nièce. Un prêtre, vêtu de blanc, avec une tête intelligente, de grands yeux bruns où passait une flamme, des gestes lents, une voix douce et bien timbrée, causait assis sur un canapé. J’appris son nom quand on nous présenta l’un à l’autre et je me rappelle qu’il resta encore quelque temps parlant avec facilité des choses mondaines, possédant Paris comme nous, admirant violemment Balzac et connaissant parfaitement Zola, dont l’Assommoir faisait un bruit retentissant.

J’ai revu, plusieurs fois depuis, l’orateur préféré des belles dames élégantes, et toujours je l’ai trouvé fort aimable, homme d’esprit largement ouvert et de manières simples, malgré ses succès d’éloquence.

Je songeais à notre dernière entrevue à Paris, le lendemain d’une de ses conférences les plus remarquées, quand un bruit de pas me fit tourner la tête. Le P. Didon était debout dans l’embrasure de la porte.

Il ne me parut point changé ; un peu engraissé peut-être par la vie tranquille du cloître ; il a toujours cet œil lumineux d’apôtre et de "convertisseur" qui sert à l’orateur presque autant que le geste, et le même sourire calme plisse un peu la joue autour de sa bouche qui s’ouvre largement à chaque parole. Il attendait ma visite, annoncée par son ami, M. Nobili-Savelli, conseiller général revenu d’Ajaccio.

Alors, nous avons parlé de Paris, et le même amour pour cette admirable ville nous retint longtemps en face l’un de l’autre.

Il m’interrogeait, demandant des nouvelles, s’intéressant à tout, repris par le "souvenir" comme on est ressaisi par une fièvre mal guérie.

A mon tour, je l’interrogeai sur lui-même ; il se leva, et tout en gravissant la montagne qui domine le monastère, il me raconta sa vie.

— En entrant ici, me dit-il, j’ai eu l’impression d’être mort, car n’est-ce pas mourir que renoncer brusquement à tout ce qui emplissait votre existence ? Puis j’ai reconnu que l’homme a l’esprit souple et vivace ; je me suis peu à peu accoutumé aux lieux, aux choses, à cette vie nouvelle ; et je n’ai plus même le désir de m’en aller, car j’ai entrepris des travaux très longs.

Il s’arrêta regardant l’horizon immense, la Méditerranée si bleue qui luisait sous le soleil, et, à sa droite, la montagne haute et pointue dont le sommet porte une grande croix noire.

— Je suis un montagnard, dit-il, et ce pays sauvage ne me fait point peur. J’étudie sans cesse, d’ailleurs, et les quinze ou seize heures de vie éveillée, que j’ai chaque jour, ne me semblent pas même longues.

Il se remit à marcher et, comme je le pressais fort, il convint en souriant qu’on travaille à Paris mieux que partout ailleurs, au milieu de cette furieuse excitation cérébrale, de ces luttes constantes, de l’émulation acharnée qui vous exalte.

— N’avez-vous jamais, lui demandai-je, de violents désirs de retourner là-bas ?

— Non, dit-il, moi je ne vis que par mes idées, que par ma foi. Je ne compte pas ma personne, je ne suis rien qu’un levier. J’ai une foi ardente, et mon seul désir est de la communiquer, de la verser en d’autres.

Mais comme je lui parlais d’un évêché que, suivant certains journaux, on lui aurait offert, il se mit franchement à rire.

— Cette nouvelle est une folie, dit-il ; ce n’est pas ici qu’on m’offrirait un évêché.

Puis, redevenant grave :

— D’ailleurs, je ne suis pas un apôtre et je ne changerais pas la chaire de saint Paul contre le plus grand évêché du monde.

Je voulus savoir s’il pensait rester longtemps encore dans cette retraite ; il l’ignorait, indifférent d’ailleurs à l’avenir, pris tout entier par ses croyances idéales, élargissant ses études, voyant le monde de plus loin et le jugeant de plus haut dans un ardent amour de la vérité et une grande haine pour toute hypocrisie ; puis il ajouta :

— Je partirai sans doute plus tôt que nous le croyons tous les deux, car nous allons assurément être chassés avant peu de jours.

Et c’est ainsi que j’appris la chute du Ministère Freycinet.

Le soir venait ; le soleil, plus rouge, s’abaissait vers la mer d’un bleu plus sombre. Toute une vallée à gauche était remplie par l’ombre d’un mont ; les grillons sonores des pays chauds commençaient à jeter leur cri. Le P. Didon, depuis quelques instants, levait les yeux vers la haute montagne surmontée d’une croix.

— Voulez-vous venir avec moi là-haut, dit-il.

Je le remerciai, car il me fallait gagner Calvi ; mais je lui demandai :

— Est-ce que vous allez grimper là ?

Il me répondit :

— J’y vais souvent quand le soir approche et je reste jusqu’à la nuit, perdu dans la contemplation de la mer, presque sans idée, admirant par la sensation plutôt que par la pensée.

Il se tut une seconde ; puis il ajouta :

— De là-haut, je vois les côtes de France.

Je le quittais, quand il m’offrit de visiter sa cellule. Elle est spacieuse et toute blanche, avec une fenêtre ouverte vers la mer ; sur sa table des papiers sont épars, pleins d’écriture. Puis je m’en allai.

Longtemps après, quand j’eus gagné dans la plaine la route qui serpente au bord des flots, je me retournai pour jeter un dernier regard au monastère et, levant les yeux plus haut, vers le pic élancé dans l’espace, j’aperçus au pied de la croix, devenue presque invisible, un point blanc immobile détaché sur le bleu du ciel : c’était la longue robe du P. Didon regardant la mer et les côtes de France.

Alors, une tristesse me vint en songeant à cet homme sincère et droit, ardent dans ses croyances, franc et sans hypocrisie, défendant passionnément sa cause parce qu’il la croit juste et qu’il espère en l’Eglise ; envoyé là, sur ce rocher, pour n’avoir point pris sa part de tartuferie courante.

Quant à moi, si je deviens vieux, mon Révérend Père, et si je me fais alors ermite, ce dont je doute, c’est sur votre montagne que j’irai prier.

Mais le P. Didon n’était pas le seul moine que je devais voir en ce voyage, car le lendemain, à la nuit tombante, j’ai traversé les calanches de Piana.

Je m’arrêtai d’abord stupéfait devant ces étonnants rochers de granit rose, hauts de quatre cents mètres, étranges, torturés, courbés, rongés par le temps, sanglants sous les derniers feux du crépuscule et prenant toutes les formes comme un peuple fantastique de contes féeriques, pétrifié par quelque pouvoir surnaturel.

J’aperçus alternativement deux moines debout, d’une taille gigantesque : un évêque assis, crosse en main, mitre en tête ; de prodigieuses figures, un lion accroupi au bord de la route, une femme allaitant son enfant et une tête de diable immense, cornue, grimaçante, gardienne sans doute de cette foule emprisonnée en des corps de pierre.

Après le « Niolo » dont tout le monde, sans doute, n’admirera pas la saisissante et aride solitude, les calanches de Piana sont une des merveilles de la Corse ; on peut dire, je crois, une des merveilles du monde. Mais qui donc les connaîtrait ? Aucune voiture n’y conduit, aucun service n’est organisé sur cette côte encore sauvage, dont la route cependant est plus belle, à mon avis, que la "Corniche" tant célèbre.

Bandits corses
(Le Gaulois, 12 octobre 1880)

Le col que j’avais à traverser formait de loin une sorte d’entonnoir entre deux sommets de granit escarpés et nus. Les flancs de la montagne étaient couverts de maquis dont l’odeur violente me troublait la tête, et le soleil, encore invisible, se levant derrière les monts, jetait une teinte rose et comme poudreuse sur les cimes, où sa flamme semblait éclaboussée, rejaillissait dans l’espace en longues gerbes lumineuses.

Comme nous devions marcher, ce jour-là, quinze ou seize heures, mon guide nous avait fait admettre dans une sorte de caravane de montagnards qui suivaient la même route, et nous allions à la file, d’un pas rapide, sans dire un mot, grimpant l’étroit sentier noyé dans les maquis.

Deux mulets venaient les derniers, portant les provisions et les paquets. Les Corses, le fusil sur l’épaule, l’allure leste, s’arrêtaient, selon leur usage, à toutes les sources pour boire quelques gorgées d’eau, puis repartaient. Mais, en approchant du sommet, leur marche peu à peu se ralentit, des conversations avaient lieu à voix basse, dans leur idiome incompréhensible pour moi. Cependant, à plusieurs reprises le mot « gendarme » me frappa. Enfin, l’on s’arrêta et un grand garçon brun disparut dans le fourré. Au bout d’un quart d’heure, il revint ; on repartit tout doucement pour s’arrêter encore deux cents mètres plus loin, et un autre homme plongea sous les branches. Fort intrigué j’interrogeai mon guide. Il me répondit qu’on attendait un « ami ».


Comme il ne venait pas cet « ami » on se remit à marcher, dès que l’homme envoyé à sa rencontre eut reparu. Puis tout à coup, ainsi qu’un diable jaillissant d’une boîte, un petit être noir et trapu surgit au milieu de nous, sortant du maquis par un énorme bond. Il avait comme tous les Corses son fusil chargé sur l’épaule, et il me regarda d’un air soupçonneux. Il était laid, noueux comme un tronc d’olivier, très sale naturellement et ses yeux, aux paupières sanguinolentes, louchaient un peu. Il fut entouré, fêté, interrogé, chacun semblait l’aimer comme un frère et le vénérer comme un saint. Puis, lorsque les expansions furent passées, on se remit en route d’un Pas très allongé, et l’un des montagnards marchait devant nous, à cent mètres environ, comme un éclaireur.

Je commençais à comprendre ayant depuis un mois les oreilles toutes pleines d’histoires de bandits.

A mesure qu’on approchait du col, une sorte d’appréhension semblait gagner tout le monde. Enfin, en y parvint. Deux grands vautours tournoyaient sur nos têtes. Au loin, derrière nous, la mer apparaissait vaguement, encore obscurcie par des brumes et, devant nous, une interminable vallée s’allongeait, sans une maison, sans un champ cultivé, pleine de maquis et de chênes verts. Une gaieté semblait venue sur les figures, et l’on commença la descente… Puis, au bout d’une heure environ, le mystérieux personnage qui s’était joint à nous d’une façon si inattendue, nous fit des adieux empressés, serra toutes les mains, même les miennes, et sauta de nouveau dans le maquis.

Quand il fut parti, j’interrogeai mon guide, qui me répondit simplement :

— Il n’aime pas les gendarmes.

Alors, je lui demandai des détails sur les bandits corses qui tiennent en ce moment la montagne. J’appris d’abord que le col où nous venions de passer servait souvent de souricière aux gendarmes pour pincer les « hors-la-loi » qui veulent gagner le territoire de Sartène, refuge habituel des brigands. Ils sont en ce moment deux cent quarante environ qui narguent les gendarmes, la magistrature et le préfet. Ce ne sont point, d’ailleurs, des malfaiteurs, car jamais ils ne voleraient les voyageurs. Un fait de cette nature les exposerait peut-être même à être jugés, condamnés à mort et exécutés par leurs semblables, gens d’honneur s’il en fut. C’est en effet un sentiment exagéré de l’honneur qui a poussé presque toujours ces pauvres diables dans la montagne. Quand une femme a trompé son mari, quand une fille est soupçonnée d’une faute, quand on a une querelle de jeu avec son meilleur ami, et pour mille autres causes aussi légères sur lesquelles les civilisés passent assez facilement l’éponge, on égorge ici la femme, la fille, l’amant, rami, les pères, les frères, les parents, toute la race ; puis, sa besogne accomplie, on s’en va tranquillement dans le maquis, où le pays — qui vous estime en raison du nombre d’hommes occis — vous donne les moyens de vivre, où la gendarmerie vous poursuit inutilement, et se fait massacrer souvent, à la grande joie des paysans montagnards, car tout Corse, pouvant au premier matin devenir bandit, hait instinctivement le gendarme.

A côté de ces malheureux que leur tempérament violent a poussés à commettre un meurtre, et qui vivent au hasard du jour, couchant sous le ciel, traqués sans cesse, il y a en Corse des bandits heureux, riches, vivant en paix sur leurs terres au milieu des paysans, leurs sujets ; ce sont les frères Bellacoscia. L’histoire de leur famille est étrange.

Le père Bellacoscia (Belle-Cuisse) possédait une femme stérile et, sur l’exemple des patriarches, il la répudia, prit une jeune fille d’une maison voisine et l’emmena sur les hauteurs où paissaient ses troupeaux. D’elle, il eut plusieurs enfants et, entre autres, les deux frères Antoine et Jacques, dont je parlerai tout à l’heure. Mais sa femme avait une sœur qui faisait souvent dans la maison Bellacoscia des visites de voisinage. L’époux galant, trop galant, la reconduisait. Il en eut un fils, avoua tout à la première, garda la seconde et lui bâtit une demeure séparée pour éviter les scènes de famille. Or, une troisième sœur, à son tour, se mit à fréquenter les deux ménages, et un nouvel accident se produisit. Le pauvre père n’avait qu’une ressource : construire une troisième maison ; ce qu’il fit, et tout le monde vécut en paix. Il eut en tout une trentaine de descendants qui, à leur tour, en ont produit plusieurs centaines. Cette tribu habite en partie le village de Bocognano et les lieux environnants.

Deux des fils, Antoine et Jacques, gagnèrent de bonne heure le maquis pour des causes assez « futiles ». Le premier refusait de servir comme militaire, le second avait enlevé une jeune fille que désirait un de ses frères.

A partir de leur disparition, ils ont dominé le pays en maîtres incontestés.

On évalue à trois cent mille francs environ la somme qu’ils ont coûtée au gouvernement en expéditions dirigées contre eux. Pendant des années on les a poursuivis sans cesse, toujours en vain. Des colonnes entières de carabiniers… non, de gendarmes, partaient, officiers en tête, battaient la région, occupaient les villages, cernaient des monts où l’on était sûr de les prendre, et, pendant ce temps, les frères Bellacoscia, assis tranquillement sur un pie voisin, suivaient avec intérêt les opérations de la troupe. Puis, fatigués de ce spectacle, ils redescendaient avec sécurité dans la plaine au-devant du convoi qui apportait des vivres aux gendarmes, s’emparaient des mulets chargés et, pour calmer la conscience inquiète des conducteurs, leur remettaient une réquisition en règle, signée Bellacoscia, à l’adresse de l’intendant militaire.

Vingt fois ils ont failli être pris, vingt fois ils ont échappé à toutes les attaques grâce à leur courage, à leur sang-froid, à leurs ruses et à la complicité de toute la contrée, pleine de leurs parents.

Un jour, par exemple, le plus jeune, Jacques, avait été trahi. Il devait, à une heure donnée, venir mesurer du bois qu’il avait fait couper, et les gendarmes embusqués à vingt pas de là l’attendaient.

On l’aperçut dans la vallée, suivant le sentier avec lenteur, les mains derrière le dos, et aussitôt, sans attendre qu’il s’approchât, une fusillade terrible éclata, mais si loin qu’il en prit le bruit pour des claquements de fouet. Il chercha le charretier et découvrit un baudrier jaune ; alors sautant derrière un tronc de châtaignier, il examina la situation. Tout se taisait maintenant.

Inquiet, il croyait à une ruse quelconque quand il aperçut, dans une éclaircie de la forêt, le détachement de gendarmerie qui retournait tranquillement à la caserne, marchant au pas, l’arme à l’épaule après avoir tiré ses cartouches.

Il alla mesurer son bois.

Les deux frères sont riches, achètent des terres grâce à des prête-noms, exploitent des forêts, même celles de l’État, dit-on.

Tout bétail qui s’égare sur leurs domaines leur appartient, et bien hardi qui le réclamerait.

Ils rendent des services à beaucoup de gens ; ces services naturellement sont payés fort cher.

Leur vengeance est prompte et capitale.

Mais ils sont toujours d’une courtoisie parfaite avec les étrangers.

Ceux-ci vont souvent leur rendre visite. Les Bellacoscia se prêtent volontiers à ces rencontres.

Antoine, l’aîné, est d’assez grande taille, brun, avec lu cheveux grisonnants ; il porte toute sa barbe, a l’air d’un bonhomme, d’abord « sympathique ». Le plus jeune, Jacques, est blond, plus petit que son frère ; son œil perçant révèle une vive intelligence et son habileté, en effet, est remarquable. C’est le plus actif des deux ; c’est aussi le plus redouté.

Il y a quelques années, une jeune fille, une Parisienne, voulut le voir et partit avec un parent.

On s’aborda dans un ravin profond, en plein maquis, en plein mystère, et la Parisienne, avec cette facilité d’enthousiasme bête qui rend le mariage si dangereux, raffola tout de suite du bandit. Songez donc ! Un garçon qui couche à la belle étoile, ne se déshabille jamais, tue les hommes à la douzaine, vit hors la loi et fait des pieds de nez aux carabines gouvernementales. On déjeuna ensemble, puis on partit à travers des rochers inaccessibles. Le parent geignait, soufflait, tremblait. La jeune fille, au bras du bandit, sautait les gouffres, était ravie, transportée. Quel rêve ! Avoir un vrai bandit pour soi toute seule, un jour entier, de l’aurore au soir. Il lui racontait des histoires d’amour, des histoires corses, où le stylet joue toujours un rôle ; il lui parlait d’une institutrice qui l’avait aimé ; et l’amadou que les femmes souvent ont à la place de cervelle s’enflamma si bien qu’à la nuit elle ne voulait plus quitter son bandit, et prétendait le ramener, pour souper, dans la maison du village où les lits étaient préparés.

Il fallut de longs pourparlers pour décider la séparation et l’on se quitta, paraît-il, avec une grande tristesse de part et d’autre.

M. Haussmann a vu Jacques Bellacoscia d’une assez singulière façon. Il allait en voiture à Bocognano, quand une femme, se présentant à la portière, lui annonça que le bandit désirait vivement lui parler. M. Haussmann hésitait à accorder un entretien à un homme si compromettant, quand une idée lui traversa l’esprit.

— Je n’ai pas d’armes, dit-il ; par conséquent si l’on m’arrête je ne pourrai me défendre et je compte, à telle heure, passer par telle route.

A l’heure dite, un homme sautait à la tête des chevaux ; la portière s’ouvrit ; il entra chapeau bas dans la voiture et causa longtemps avec le rebâtisseur de Paris à qui il demanda de lui faire obtenir sa grâce.

Un fait entre mille indiquera bien quelle est la vengeance de ces rôdeurs corses.

Un homme, un berger, avait vendu un des bandits et 0 gravissait la montagne au milieu des gendarmes qu’il allait poster pour leur livrer leur proie. Un coup de feu soudain part du maquis, et le berger, la tête fracassée, tombe dans les bras des gendarmes stupéfaits qui battirent en vain les environs et furent réduits à rapporter à la ville le cadavre de leur guide. Ces braves Bellacoscia, par exemple, manquent du goût littéraire le plus simple, et leurs lettres de menace, toujours datées du « Palais Vert » et tracées à l’encre rouge, sont écrites en style poétique de Peaux-Rouges de l’effet le plus étonnant : « Partout où la lumière du ciel te frappera, disent-ils, nos balles aussi t’atteindront. »

Ils habitent un ravin profond, inaccessible, effroyable à voir, dans les environs du village presque peuplé par leur famille. Comme les bonnes mœurs sont chez eux héréditaires, Jacques enleva, il y a quelques années, la femme de son frère Antoine et la garda. Il a, plus tard, accouplé son fils, un enfant, avec une fillette mineure aussi et sortant du couvent ; puis l’âge venu, les a mariés.

Beaucoup de Corses les connaissent et sont leurs.amis, soit par crainte, soit par un sentiment instinctif de révolte contre le gouvernement.

Beaucoup d’étrangers les ont vus, mais se gardent bien de l’avouer, car l’autorité qui ne parvient point à les prendre ne tarderait pas à mettre la main sur le pauvre homme assez naïf pour confesser qu’il a eu des relations avec des bandits dont la tête est mise à prix.

Une page d’histoire inédite
(Le Gaulois, 27 octobre 1880)

Tout le monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grain de sable qui changea les destinées de l’univers en arrêtant la fortune de Cromwell. Ainsi, dans ce grand hasard des événements qui gouverne les hommes et le monde, un fait bien petit, le geste désespéré d’une femme décida le sort de l’Europe en sauvant la vie du jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon. C’est une page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existence de cet être extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse, qui faillit devenir fatal au jeune officier, alors en congé dans sa patrie.

Le récit qui suit est de point en point authentique. Je l’ai écrit presque sous la dictée sans y rien changer, sans en rien omettre, sans essayer de le rendre plus "littéraire" ou plus dramatique, ne laissant que les faits tout seuls, tout nus, tout simples, avec tous les noms, tous les mouvements des personnages et les paroles qu’ils prononcèrent.

Une narration plus composée plairait peut-être davantage, mais ceci est de l’histoire, et on ne touche pas à l’histoire. Je tiens ces détails directement du seul homme qui a pu les puiser aux sources, et dont le témoignage a dirige l’enquête ouverte sur ces mêmes faits vers 1853, dans le but d’assurer l’exécution de legs stipulés par l’Empereur expirant à Sainte-Hélène.

Trois jours avant sa mort, en effet, Napoléon ajouta à son testament un codicille qui contenait les dispositions suivantes :

« Je lègue, écrivait-il, 20.000 francs à l’habitant de Bocognano qui m’a tiré des mains des brigands qui voulurent m’assassiner ;

10.000 francs à M. Vizzavona, le seul de cette famille qui fût de mon parti ;

100.000 francs à M. Jérôme Lévy ;

100.000 francs à M. Costa de Bastelica ;

20.000 francs à l’abbé Reccho. »

C’est qu’un vieux souvenir de sa jeunesse s’était, en ces derniers moments, emparé de son esprit ; après tant d’années et tant d’aventures prodigieuses, l’impression que lui avait laissée une des premières secousses de sa vie demeurait encore assez forte pour le poursuivre, même aux heures d’agonie, et voici cette lointaine vision qui l’obsédait, quand il se résolut à laisser ces dons suprêmes au partisan dévoué dont le nom échappait à sa mémoire affaiblie, et aux amis qui lui avaient apporté leur aide en ces circonstances terribles.

Louis XVI venait de mourir. La Corse était alors gouvernée par le général Paoli, homme énergique et violent, royaliste dévoué, qui haïssait la Révolution, tandis que Napoléon Bonaparte, jeune officier d’artillerie alors en congé à Ajaccio, employait son influence et celle de sa famille en faveur des idées nouvelles.

Les cafés n’existaient point en ce pays toujours sauvage, et Napoléon réunissait le soir ses partisans dans une chambre où ils causaient, formaient des projets, prenaient des mesures, prévoyaient l’avenir, tout en buvant du vin et en mangeant des figues.

Une animosité déjà existait entre le jeune Bonaparte et le général Paoli. Voici comment elle était née. Paoli, ayant reçu l’ordre de conquérir l’île de la Madeleine, confia cette mission au colonel Cesari en lui recommandant, dit-on, de faire échouer l’entreprise. Napoléon, nommé lieutenant-colonel de la garde nationale dans le régiment que commandait le colonel Quenza, prit part à cette expédition et s’éleva violemment ensuite contre la manière dont elle avait été conduite, accusant ouvertement les chefs de l’avoir perdue à dessein.

Ce fut peu de temps après que des commissaires de la République, parmi lesquels se trouvait Saliceti, furent envoyés à Bastia. Napoléon, apprenant leur arrivée, les voulut rejoindre, et, pour entreprendre ce voyage, il fit venir de Bocognano son homme de confiance, un de ses partisans les plus fidèles, Santo-Bonelli, dit Riccio, qui devait lui servir de guide.

Tous deux partirent à cheval, se dirigeant vers Corte où se tenait le général Paoli, que Bonaparte voulait voir en passant ; car, ignorant alors la participation de son chef au complot tramé contre la France, il le défendait même contre les soupçons chuchotés ; et l’hostilité grandie entre eux, bien que vive déjà, n’avait point éclaté.

Le jeune Napoléon descendit de cheval dans la cour de la maison habitée par Paoli, et confiant sa monture à Santo-Riccio, il voulut tout de suite se rendre auprès du général. Mais, comme il gravissait l’escalier, une personne qu’il aborda lui apprit qu’en ce moment même avait lieu une sorte de conseil formé des principaux chefs corses, tous ennemis des idées républicaines. Lui, inquiet, cherchait à savoir, quand un des conspirateurs sortit de la réunion.

Alors, marchant à sa rencontre, Bonaparte lui demanda : "Eh bien ?" L’autre, le croyant un allié, répondit : "C’est fait ! Nous allons proclamer l’indépendance et nous séparer de la France, avec le secours de l’Angleterre."

Indigné, Napoléon s’emporta et, frappant du pied, il cria : "C’est une trahison, c’est une infamie !" quand des hommes parurent, attires par le bruit. C’étaient justement des parents éloignés de la famille Bonaparte. Eux, comprenant le danger où se jetait le jeune officier, car Paoli était un homme à s’en débarrasser à tout jamais et sur-le-champ, l’entourèrent, le firent descendre par force et remonter à cheval.

Il partit aussitôt, retournant vers Ajaccio, toujours accompagné de Santo-Riccio. Ils arrivèrent, à la nuit tombante, au hameau de Arca-de-Vivario, et couchèrent chez le curé Arrighi, parent de Napoléon, qui le mit au courant des événements et lui demanda conseil, car c’était un homme d’esprit droit et de grand jugement, estimé dans toute la Corse.

S’étant remis en route le lendemain dès l’aurore, ils marchèrent tout le jour et parvinrent le soir à l’entrée du village de Bocognano. Là, Napoléon se sépara de son guide, en lui recommandant de venir au matin le chercher avec les chevaux à la jonction des deux routes, et il gagna le hameau de Pagiola pour demander l’hospitalité à Félix Tusoli, son partisan et son parent, dont la maison se trouvait un peu éloignée.

Cependant, le général Paoli avait appris la visite du jeune Bonaparte, ainsi que ses paroles violentes après la découverte du complot, et il chargea Mario Peraldi de se mettre à sa poursuite et de l’empêcher, coûte que coûte, de gagner Ajaccio ou Bastia.

Mario Peraldi parvint à Bocognano quelques heures avant Bonaparte, et se rendit chez les Morelli, famille puissante, partisans du général. Ils apprirent bientôt que le jeune officier était arrivé dans le village et qu’il passerait la nuit dans la maison de Tusoli ; alors le chef des Morelli, homme énergique et redoutable, instruit des ordres de Paoli, promit à son envoyé que Napoléon n’échapperait pas.

Dès le jour il avait posté son monde, occupé toutes les routes, toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pour rejoindre Santo-Riccio ; mais Tusoli, un peu malade, la tête enveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement.

Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentant lui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient des partisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléon se rendit près d’eux et, les trouvant réunis : "Allez, leur dit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et noble action." Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans la maison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier et l’entraînèrent.

Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes, apprit immédiatement son arrestation et il courut chez un partisan de Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider et dont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléon allait être enfermé.

Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation : "Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il est perdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures." Alors Vizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, et comme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena, à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune homme vint chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaient sa maison.

Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, y consentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés du général, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez lui pour faire ses préparatifs de départ. Ce fut cette absence qui sauva quelques minutes plus tard la vie du prisonnier. Cependant, Santo-Riccio, avec le dévouement naturel des Corses, un prodigieux sang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de son compagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens braves et fidèles comme lui ; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardin attenant à la maison Vizzavona et cachés derrière un mur, il se présenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission de faire ses adieux à Napoléon, puisqu’ils devaient l’emmener On lui accorda cette faveur, et dès qu’il fut en présence de Bonaparte et de Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindre retard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alors pénétrèrent dans l’écurie et, sur la porte, Vizzavona, les larmes aux yeux, embrassa son hôte et lui dit : "Que Dieu vous sauve, mon pauvre enfant, lui seul le peut !"

En rampant, Napoléon et Santo-Riccio rejoignirent les deux jeunes gens embusqués auprès du mur, puis, prenant leur élan, tous les trois s’enfuirent à toutes jambes vers une fontaine voisine cachée dans les arbres. Mais il fallait passer sous les yeux des Morelli, qui, les apercevant, se lancèrent à leur poursuite en jetant de grands cris.

Or le chef Morelli, rentré dans sa demeure, les entendit, et, comprenant tout, se précipita avec une physionomie si féroce que sa femme, alliée aux Tusoli, chez qui Bonaparte avait passé la nuit, se jeta à ses pieds, suppliante, demandant la vie sauve pour le jeune homme.

Lui, furieux, la repoussa, et il s’élançait dehors quand elle, toujours à genoux, le saisit par les jambes, les enlaçant de ses bras crispés ; puis, battue, renversée, mais, acharnée en son étreinte, elle entraîna son mari, qui s’abattit à côté d’elle.

Sans la force et le courage de cette femme, c’en était fait de Napoléon.

Toute l’histoire moderne se trouvait donc changée. La mémoire des hommes n’aurait point eu à retenir les noms de victoires retentissantes ! Des millions d’êtres ne seraient pas morts sous le canon ! La carte d’Europe n’était plus la même ! Et qui sait sous quel régime politique nous vivrions aujourd’hui.

Car les Morelli atteignaient les fugitifs.

Santo-Riccio, intrépide, s’adossant au tronc d’un châtaignier, leur fit face, criant aux deux jeunes gens d’emmener Bonaparte. Mais lui refusa d’abandonner son guide qui vociférait, tenant en joue leurs ennemis :

« Emportez-le donc, vous autres ; saisissez-le, attachez-lui les pieds et les mains ! »

Alors ils furent rejoints, entourés, saisis, et un partisan des Morelli, nommé Honorato, posant son fusil sur la tempe de Napoléon, s’écria : "Mort au traître à la patrie !" Mais juste à ce moment l’homme qui avait reçu Bonaparte, Félix Tusoli, prévenu par un émissaire de Santo-Riccio, arrivait escorté de ses parents armés. Voyant le danger et reconnaissant son beau-frère dans celui qui menaçait ainsi la vie de son hôte, il lui cria, le mettant en joue :

« Honorato, Honorato, c’est entre nous alors que la chose va se passer ! »

L’autre, surpris, hésitait à tirer, quand Santo-Riccio, profitant de la confusion, et laissant les deux partis se battre ou s’expliquer, saisit à pleins bras Napoléon qui résistait encore, l’entraîna, aidé des deux jeunes gens, et s’enfonça dans le maquis.

Une minute plus tard, le chef Morelli, débarrassé de sa femme, et en proie à une colère furieuse, rejoignait enfin ses partisans.

Cependant, les fugitifs marchaient à travers la montagne, les ravins, les fourrés. Lorsqu’ils furent en sûreté, Santo-Riccio renvoya les deux jeunes gens qui devaient le lendemain les rejoindre avec les chevaux auprès du pont d’Ucciani.

Au moment où ils se séparaient, Napoléon s’approcha d’eux.

« Je vais retourner en France, leur dit-il, voulez-vous m’accompagner ? Quelle que soit ma fortune, vous la partagerez. »

Eux lui répondirent :

« Notre vie est à vous ; faites de nous, ici, ce que vous voudrez, mais nous ne quitterons pas notre village. »

Ces deux simples et dévoués garçons retournèrent donc à Bocognano chercher les chevaux, tandis que Bonaparte et Santo-Riccio continuaient leur marche au milieu de tous les obstacles qui rendent si durs les voyages dans les pays montagneux et sauvages. Ils s’arrêtèrent en route pour manger un morceau de pain dans la famille Mancini, et parvinrent, le soir, à Ucciani, chez les Pozzoli, partisans de Bonaparte.

Or, le lendemain, quand il s’éveilla, Napoléon vit la maison entourée d’hommes armés. C’étaient tous les parents et les amis de ses hôtes, prêts à l’accompagner comme à mourir pour lui.

Les chevaux attendaient près du pont, et la petite troupe se mit en route, escortant les fugitifs jusqu’aux environs d’Ajaccio. La nuit venue, Napoléon pénétra dans la ville et se réfugia chez le maire, M. Jean-Jérôme Lévy, qui le cacha dans un placard. Utile précaution, car la police arrivait le lendemain. Elle fouilla partout sans rien trouver, puis se retira tranquille et déroutée par l’habile indication du maire qui offrit son aide empressée pour trouver le jeune révolté.

Le soir même, Napoléon, embarqué dans une gondole, était conduit de l’autre côté du golfe, confié à la famille Costa, de Bastelica, et caché dans les maquis.

L’histoire d’un siège qu’il aurait soutenu dans la tour de Capitello, récit émouvant publié par les guides, est une pure invention dramatique aussi sérieuse que beaucoup des renseignements donnés par ces industriels fantaisistes.

Quelques jours plus tard, l’indépendance corse fut proclamée, la maison Bonaparte incendiée, et les trois sœurs du fugitif remises à la garde de l’abbé Reccho.

Puis une frégate française, qui recueillait sur la côte les derniers partisans de la France, prit à son bord Napoléon, et ramena dans la mère patrie le partisan poursuivi, traqué, celui qui devait être l’Empereur et le prodigieux général dont la fortune bouleversa la terre.

Madeleine Bastille
(Le Gaulois, 9 novembre 1880)

Un volume a suffi à Chateaubriand pour raconter l’itinéraire de Paris à Jérusalem ; mais combien de temps et de volumes faudrait-il pour achever d’écrire un voyage de la Madeleine à la Bastille ?

Dans cette grande artère ouverte qu’on appelle les boulevards, et où bat le sang de Paris, une vie prodigieuse s’agite, un remuement d’idées comme il n’en existe nulle part, un bouillonnement d’humanité, un pêle-mêle de tout ce qui se précipite à ce rendez-vous universel.

Voici l’hiver et les froids ; c’est la saison tumultueuse du gaz et du boulevard, après la saison tranquille des bois et des bains de mer. Et de même qu’au mois de juin Paris s’en va à tous les coins du monde, ainsi au retour de novembre on vient de Paris de tous les coins de la terre. Mais Paris, pour l’étranger comme pour nous, c’est le boulevard, de la Madeleine au Château-d’Eau.

Nous autres, Parisiens, qui adorons Paris sous tous ses aspects, dans toutes ses grandeurs, avec tous ses charmes et même tous ses vices, nous aimons par-dessus tout le boulevard. Nous en connaissons chaque maison, chaque boutique, chaque étalage, et les figures des personnes qui, chaque soir, y reviennent de cinq à six sont familières à nos yeux.

Mais alors, en recommençant tous les jours la même promenade, à la même heure, et en revoyant les mêmes visages, j’ai pensé à ceux qui faisaient avec nous ce voyage si court, et pourtant si varié, puis à ceux qui les avaient précédés, et puis aux autres, venus encore avant. J’ai songé à tous les hommes, à toutes les choses, à tous les événements, à toutes les gloires, à tous les crimes qui ont passé avant nous sur cette longue avenue, et une envie violente m’a pris de connaître un peu l’histoire du boulevard.

Elle serait interminable, universelle ! Je n’en pourrai donc noter que certains points que je vous dédie, ô boulevardiers ! Le boulevard est jeune par un bout et vieux par l’autre. La Madeleine est son enfance et la Bastille sa vieillesse. L’église de la Madeleine, en effet, ne fut terminée que vers 1830, après avoir été dix fois détruite et recommencée. Louis XV avait posé la première pierre de ce monument le 3 avril 1764.

Avançons à petits pas : les souvenirs sont nombreux, bien que le quartier soit nouveau. Donc, ne nous occupons que des grands noms. Voici la rue Caumartin : c’est dans cette maison, à l’angle, que mourut le fougueux Mirabeau.

Rue de la Paix, arrêtons-nous. Elle fut rêvée par Louis XVI, exécutée par Napoléon.

Un soir (si nous en croyons une chronique), le futur Empereur, alors chef de bataillon d’artillerie, avait dîné place Vendôme, chez le général d’Angerville, beau-frère de Berthier, avec plusieurs officiers.

Il proposa, dans la soirée, d’aller à Frascati, prendre des glaces. Tout le monde accepta, et l’on partit. Napoléon, qui donnait le bras à Mme Tallien, s’arrêta quelques secondes pour considérer la grande place sans monument, et, se tournant vers M. d’Angerville :

— Votre place est nue, mon général ; il y faudrait un centre, une colonne comme celle de Trajan, ou un tombeau qui recevrait les cendres des soldats morts pour la patrie.

Mme d’Angerville approuva.

— Votre idée est bonne, mon cher commandant ; quant à moi je préférerais la colonne.

Napoléon se mit à rire.

— Vous l’aurez un jour, madame, quand Berthier et moi serons généraux.

L’Empereur a tenu sa parole.

Avançons toujours. La Chaussée d’Antin ! Oh ! Ici les souvenirs abondent, et quels souvenirs !.. Ceux qui doivent, ô boulevardiers, vous remuer jusqu’aux moelles, faire frissonner votre chair de raffinés, allumer encore en vos yeux des lueurs d’envie pour les voluptés anciennes.

Autrefois, sous la Régence, un marais était là, et le village des Porcherons, et la ferme de la Grange Batelière !

Un petit sentier ombreux, le chemin de la Grande-Pinte, traversait ce lieu et, parti de la porte Gaillon, aboutissait au hameau de Clichy. Oui, il y a à peine un siècle et demi, le quartier le plus riche et le plus vivant de Paris, n’était encore qu’une campagne pleine de « petites maisons » silencieuses le jour, et qui, la nuit, s’emplissaient de rires, de baisers, de tumulte, avec des bruits de bouteilles cassées et des cliquetis d’épées.

C’était le domaine de l’amour, le champ de la galanterie. Elles y vinrent toutes, les belles et charmantes femmes dont nous rêvons encore, Mme de Cœuvres, la comtesse d’Olonne, la maréchale de la Ferté ; et quand une voiture bleue entrait au galop sous la porte d’un hôtel hermétiquement fermé, c’est que le régent de France allait souper, ce soir-là, entre Mme de Tencin et la duchesse de Phalaris, en face du duc de Brissac et du marquis de Cossé.

Plus loin, sur le pont d’Arcans on se battait, tudieu ! Chaque jour ; et la belle Mme de Lionne et la belle Louison d’Arquin y regardaient ferrailler leurs amants, le comte de Fiesque et M. de Tallard.

Plus tard, la Guimard eut ici son hôtel ; et la Duthé, à qui un roi voulut confier l’éducation mondaine de son fils ; et la Dervieux, qui tant aima.

Sous le même toit, l’une après l’autre, dormirent Mme Récamier et la charmante comtesse Lehon. Car c’est le pays de la beauté, de l’esprit et de la grâce.

Mesmer a passé par ici ; Cagliostro y commença sa gloire ; en cette rue naquit Mirabeau.

L’histoire de la chaussée d’Antin demanderait dix ans de travail ; puis, quand elle serait écrite, on n’oserait vraiment la mettre entre vos mains, mesdames. Et pourtant… pourtant… si vous pouviez suivre l’exemple, et recommencer pour nous cette époque unique de galanterie adorable et spirituelle, d’amour volage et bien né, de baisers charmants si tôt donnés et si tôt oubliés !

Mais voici la rue Laffitte.

C’est dans un grand salon sévère et riche, le 18 juillet 1830. Des politiciens délibèrent sous la présidence du banquier Laffitte. Le sort de la France est indécis. Un homme parait, se joint à eux, et tous se lèvent, comprenant que la cause de la légitimité est perdue sans retour, car le nouveau venu s’appelle M. de Talleyrand, et celui-là ne se trompe jamais. Un parlementaire le suit, venu au nom de Charles X. On lui répond qu’il n’est plus temps.

Et le lendemain, dans ce même salon, M. Thiers écrivait une proclamation orléaniste.

J’aperçois là-bas le pavillon de Hanovre. D’où vient ce nom ? D’une ironie populaire. Le duc de Richelieu le fit construire avec l’argent des rapines qu’il exerça pendant la guerre de Hanovre, et le peuple parisien cloua ce nom comme un stigmate sur la porte du somptueux hôtel.

Puis, voici la maison de Mile Lenormand. Au détour de la rue des Toumelles, voici encore la maison de Ninon de Lenclos, de Ninon la toujours jeune, la toute belle, de Ninon qui a inspiré à son propre fils une passion horrible dont il mourut ; de Ninon l’adorable fille qui, pressentant le génie d’un jeune homme inconnu, lui laissait sa bibliothèque ! Et ce jeune homme s’appela Arouet de Voltaire.

Ô ministres des beaux-arts, ô ministres de l’instruction populaire ! Lequel de vous en a fait autant ?

Marchons vite, car le temps nous presse.

Mais, à la rue Saint-Martin, les très vieilles histoires commencent.

C’est en 1386. Deux gentilshommes normands, couverts de fer, sont face à face en un champ clos ; car, pour terminer leur querelle, le roi Charles VI a décidé de s’en rapporter au jugement de Dieu.

Jacques Legris est accusé d’avoir pris par violence la femme de Jean de Carouge, et il nie. Ils se battent, longtemps, longtemps : enfin Jacques Legris est vaincu, il nie encore. Son rival le tient sous son genou ; il nie toujours. Le roi, alors, le fait pendre. A l’heure de la mort, il n’avoue pas !.. Et, quelques mois plus tard, son innocence est reconnue.

Jugement de Dieu ou jugement des hommes, la justice est toujours la même.

Boulevard du Temple, il y avait là une petite maison qui n’existe plus. Elle appartenait à l’ouvrier Boulle.

Encore une histoire d’amour. Le grand roi voulant offrir à sa bien-aimée, Mlle de Fontange, un mobilier vraiment royal, tous les artisans de France furent conviés à un concours dont André Boulle sortit vainqueur. La chronique scandaleuse ajoute qu’après avoir meublé l’hôtel de la favorite avec ces merveilleux objets, que créa son génie aidé de son amour, il y pendit la crémaillère à la barbe du roi Soleil.

Nous saluons en passant la maison de Beaumarchais, dont tout le monde connaît l’histoire, et nous nous arrêtons, pour souffler, devant la colonne de Juillet, sur la place de la Bastille.

Et voilà, en quelques mots, la biographie du boulevard, telle qu’on la trouve en beaucoup d’auteurs anciens et modernes, avec un peu de patience.

L’inventeur du mot « nihilisme »
(Le Gaulois, 21 novembre 1880)

Nos grands hommes et même nos petits hommes sont tous connus à l’étranger ; il n’est chez nous si mince littérateur ou si médiocre politicien dont le nom n’ait passé la mer et passé les monts et n’apparaisse périodiquement dans les journaux anglais, allemands ou russes.

Chez nous, au contraire, on ne sait rien de nos voisins, qui possèdent des hommes de talent ou même de génie dont la renommée s’arrête aux frontières françaises.

En prenant, par exemple, les noms des cinq premiers écrivains russes de ce siècle, il n’en est assurément pas plus de trois dont la réputation soit parvenue même aux Parisiens lettrés.

Et pourtant, dans l’avenir, ces cinq écrivains marqueront non pas comme des précurseurs, mais comme des classiques, comme les pères des lettres russes. Ce sont : Pouchkine, un Shakespeare jeune homme, mort en plein génie, quand son âme, suivant son expression, s’élargissait, quand il « se sentait mûr pour concevoir et enfanter des œuvres puissantes ».

Il fut tué en duel en 1837.

Lermontoff, un poète byronien plus original même, et plus vivant, et plus vibrant, et plus violent que Byron — tué en duel en 1841, à l’âge de vingt-sept ans.

Ne devrait-on pas livrer à l’exécration des hommes ceux qui détruisent de pareils êtres dont la vie importe à l’esprit humain et à toutes les générations futures.

Gogol, un romancier, de la famille de Balzac et de Dickens, mort en 1851.

Le comte Léon Tolstoï, bien vivant celui-là ; un des grands écrivains du monde actuel, l’auteur de ce superbe livre qui eut du succès en France l’an dernier, et qui s’appelle : La Paix et la Guerre.

Enfin Ivan Tourgueneff, un Parisien bien connu chez nous, l’inventeur du mot « nihiliste », le premier qui ait signalé cette secte aujourd’hui si puissante, et qui l’ait, pour ainsi dire, légalement baptisée.

Grâce à sa profession d’homme de lettres, il observait sans cesse autour de lui, et il remarqua, le premier, cet état nouveau des esprits, cette crise particulière des maladies cérébrales populaires, cette fermentation politique et philosophique inconnue, inaperçue, qui devait soulever la Russie tout entière.

Les vrais matelots pressentent de loin la tempête, et les vrais romanciers voient en avant, devinant l’avenir, comme l’a fait Balzac.

Tourgueneff reconnut cette graine de la Révolution russe quand elle germait sous terre encore avant qu’elle eût poussé au soleil, et, dans un livre qui fit grand bruit : Pères et Enfants, il constata la situation morale de cette espèce de secte naissante. Pour la désigner clairement, il inventa, il créa un mot : les nihilistes.

L’opinion publique, toujours aveugle, s’indigna ou ricana. La jeunesse fut partagée en deux camps ; l’un protesta, mais l’autre applaudit, déclarant : « C’est vrai, lui seul a vu juste, nous sommes bien ce qu’il affirme. » C’est à partir de ce moment que la doctrine encore flottante, qui était dans l’air, fut formulée d’une façon nette, que les nihilistes eux-mêmes eurent vraiment conscience de leur existence et de leur force, et formèrent un parti redoutable.

Dans un autre livre, Fumée, Tourgueneff suivit les progrès, la marche des esprits révolutionnaires, en même temps que leurs défaillances, les causes de leur impuissance. Il fut alors attaqué des deux côtés à la fois, et son impartialité ameuta contre lui les deux factions rivales. C’est qu’en Russie, comme en France, il faut appartenir à un parti. Soyez l’ami ou l’ennemi du pouvoir, croyez blanc ou rouge, mais croyez. Si vous vous contentez d’observer tranquillement, en sceptique convaincu ; si vous restez en dehors des luttes qui vous paraissent secondaires, ou si, même étant d’une faction, vous osez constater les défaillances et les folies de vos amis, on vous traitera comme une bête dangereuse ; on vous traquera partout ; vous serez injurié, conspué, traître et renégat ; car la seule chose que haïssent tous les hommes, en religion comme en politique, c’est la véritable indépendance d’esprit.

Tourgueneff était avec raison considéré comme un libéral. Ayant raconté les faiblesses des révolutionnaires, on le traita comme un faux frère. Il n’en continua pas moins ses études sur ce parti toujours grandissant, si curieux et si terrible, qui fait aujourd’hui trembler le Czar ; et son dernier livre : Terres vierges, indique avec une tonnante clarté, l’état mental du nihilisme actuel.

En dépit des injures de quelques forcenés, sa popularité est très grande en Russie, et des ovations l’attendent chaque fois qu’il retourne à St Pétersbourg. Les jeunes gens surtout le vénèrent ; mais la cause première de cette faveur remonte à bien loin déjà, au temps où parut son premier volume.

Il était jeune, très jeune. Se croyant poète, comme tous les romanciers qui débutent, il avait fait quelques vers, publiés sans grand succès ; alors, sentant venir le découragement, prêt à renoncer aux lettres, il allait partir pour étudier la philosophie en Allemagne quand un encouragement inattendu lui vint du célèbre critique russe Belinski. Cet homme exerça sur le mouvement littéraire de son pays une influence décisive ; et son autorité fut plus étendue, plus dominatrice que celle d’aucun critique en aucun temps et en aucun lieu. B dirigeait alors une revue appelée : Le Contemporain, et il exigea de Tourgueneff une petite nouvelle en prose destinée à ce recueil.

Tourgueneff, jeune, ardent, libéral, élevé en pleine province, dans la steppe, ayant vu le paysan chez lui, dans ses souffrances et ses effroyables labeurs, dans son servage et sa misère, était plein de pitié pour ce travailleur humble et patient, plein d’indignation contre les oppresseurs, plein de haine pour la tyrannie.

Il décrivit, en quelques pages, les tortures de ces tristes déshérités, mais avec tant d’ardeur, de vérité, de véhémence et de style, qu’une grande émotion s’en répandit, s’étendant à toutes les classes de la société. Emporté par ce succès rapide et imprévu, il continua une série de courtes études prises toujours chez le peuple des campagnes, et, comme une multitude de flèches allant frapper au même but, chacune de ces pages frappait en plein cœur la domination seigneuriale, le principe odieux du servage.

C’est ainsi que fut composé ce livre désormais historique qui a pour titre : Les Mémoires d’un Seigneur russe.

Mais quand il voulut réunir en volume tous ces morceaux détachés, l’éternelle censure mit son veto. Le hasard d’un tête-à-tête en chemin de fer avec un des membres de cette institution tutélaire fit obtenir à l’auteur l’autorisation demandée du personnage officiel, qui paya de sa place cette complaisance.

Le livre eut un retentissement immense, fut saisi, et l’auteur arrêté passa un mois sous les verrous, non pas en prison, mais au violon, avec les vagabonds et les voleurs de grand chemin, puis il fut envoyé en exil par l’empereur Nicolas.

Sa grâce, bien que réclamée par le czarevitch, fut longue à venir. La raison en tient peut-être à ce que, sur la demande de l’héritier impérial, Tourgueneff, ayant adressé une lettre au souverain, ne se prosterna point à ses « pieds sacrés » (variante de notre plate formule « votre très humble et très obéissant serviteur »).

Il revint plus tard dans son pays, mais ne l’habita plus guère.

Enfin, le 19 février 1861, l’empereur Alexandre, fils de Nicolas, proclama l’abolition du servage ; et un banquet annuel commémoratif fut institué, où assistaient tous ceux qui avaient pris pari à ce grand acte politique. Or, dans une de ces réunions, un célèbre homme d’État russe, Milutine, portant un toast à Tourgueneff, lui dit : « Le Czar, Monsieur, m’a spécialement chargé de vous répéter qu’une des causes qui l’ont le plus décidé à émanciper les serfs est la lecture de votre livre Les Mémoires d’un Seigneur russe. »

Ce livre est resté, en Russie, populaire et presque classique. Tout le monde le connaît, le sait par cœur et l’admire. Il est l’origine de la réputation de son auteur comme écrivain et comme libéral, on pourrait presque dire comme « libérateur », en même temps qu’il est le principe de sa grande popularité. L’œuvre littéraire de Tourgueneff est assez considérable : sans chercher à analyser ici, ou même à citer tous ses ouvrages, mentionnons un autre très beau roman, Les Eaux printanières. Mais c’est peut-être dans les courtes nouvelles qu’apparaît le plus l’originalité de cet écrivain, qui est avant tout un maître conteur.

Psychologue, physiologiste et artiste de premier ordre, il sait composer en quelques pages une œuvre absolue, grouper merveilleusement les circonstances et tracer des figures vivantes, palpables, saisissantes, en quelques traits si légers, si habiles qu’on ne comprend point comment tant de relief est obtenu avec des moyens en apparence si simples. De chacune de ces courtes histoires s’élève comme une vapeur de mélancolie, une tristesse profonde et cachée sous les faits. L’air qu’on respire en ses créations se reconnaît toujours ; il emplit l’esprit de pensées graves et amères, il semble même apporter aux poumons une senteur étrange et particulière. Observateur réaliste et sentimental en même temps, il a donné une note unique, bien à lui, rien qu’à lui. On la trouve en toute sa puissance dans ces courts chefs-d’œuvre qui s’appellent : L’Abandonnée, — Le Gentilhomme de la Steppe, — Trois Rencontres, — Le Journal d’un Homme de trop, etc.

Tourgueneff, maintenant, habite presque toute l’année la France. Il y possède de nombreux amis : la famille Viardot, Mme Edmond Adam, M. Hébrard, directeur du Temps, les romanciers Edmond de Goncourt, Zola, Daudet, Edmond About, et bien d’autres. Gustave Flaubert l’aimait et l’admirait passionnément.

Beaucoup de nous, sans doute, l’ont rencontré sans le connaître. Comme il adore la musique et en écoute le plus souvent, possible, les habitués du concert Colonne remarquent chaque hiver une sorte de géant à barbe blanche et à longs cheveux blancs, avec une figure de Père éternel, des gestes calmes, un œil tranquille derrière le verre de son pince-nez, et toute une allure d’homme supérieur, ce je ne sais quoi qui n’est point la distinction dite aristocratique, ni l’aplomb du diplomate, mais une sorte de dignité simple, la sérénité du talent. Il est modeste, d’ailleurs, plus que la plupart des écrivains français. On croirait même qu’il s’efforce de ne jamais faire parler de lui.

Chine et Japon
(Le Gaulois, 3 décembre 1880)

Une femme du monde des plus en vue donnait dernièrement une soirée qui fit du bruit et où deux voyageurs spirituels, l’un parlant, l’autre dessinant avec talent, exposèrent la vie au Japon, à la foule de spectateurs et d’auditeurs réunis autour d’eux.

Le Japon est à la mode. Il n’est point une rue dans Paris qui n’ait sa boutique de japonneries ; il n’est point un boudoir ou un salon de jolie femme qui ne soit bondé de bibelots japonais. Vases du Japon, tentures du Japon, soieries du Japon, jouets du Japon, porte-allumettes, encriers, services à thé, assiettes, robes même, coiffures aussi, bijoux, sièges, tout vient du Japon en ce moment. C’est plus qu’une invasion, c’est une décentralisation du goût ; et le bibelot japonais a pris une telle importance, nous arrive en telle quantité, qu’il a tué le bibelot français. C’est tant mieux, d’ailleurs, car tous les riens charmants qu’on fabriquait en France, autrefois, n’existent plus qu’à l’état d’ « antiquités » ; et Paris lui-même ne produit guère aujourd’hui que des menus objets hideux, maniérés, peinturlurés. Pourquoi ? Dira-t-on. Ah ! Pourquoi ? Cela tient sans doute à ce que le fabricant produit ce qui se vend, répond toujours au goût du plus grand nombre d’acheteurs. Or, l’ascension continue des couches nouvelles amène sans cesse à la surface un flot de populaire travailleur, mais peu artiste. Une fois la fortune faite, on se meuble, et le goût, ce flair des races fines, manquant totalement à notre société utilitaire et lourdaude, on voit s’étaler en des salons millionnaires une foule d’objets à faire crier, toute la hideur d’ornementation qui séduit infailliblement les sauvages et les parvenus d’hier, dont les descendants seuls, dans un siècle ou deux, auront acquis la finesse nécessaire pour distinguer, pour comprendre la grâce exquise des petites choses.


L’œuvre véritable, produit de quelques rares génies que la bêtise ambiante ne peut atteindre, se manifeste en dehors de toute influence de mode ou d’époque.

Mais le bibelot, ce menu mobilier d’étagère, objet de vente courante, subit toutes les modifications du goût général. Or, le commun, en ce moment, règne et triomphe dans la société française, et ceux en qui reste encore un peu de la finesse ancienne, ne trouvant dans les magasins que des objets appropriés à la paysannerie universelle, se sont rejetés sur le bibelot japonais, charmant, fin, délicat, et bon marché. Cette invasion, cette domination du commun, fatale dans toute république appuyée sur le plus grand nombre, et non sur la supériorité intellectuelle, a fait de nous un peuple riche sans élégance, industrieux sans esprit ni délicatesse, puissant sans supériorité. Et voilà maintenant que le dernier refuge du « joli », le Japon lui-même, suprême espoir des collectionneurs, se met à prendre nos mœurs, nos coutumes, nos vêtements, car Yeddo sera bientôt pareille à quelque sous-préfecture de Seine-et-Oise. Alors, adieu les costumes de soie brodée, les choses délicieusement fines et charmantes, la grâce dans les riens, tout ce qu’on pourrait nommer le « bibelot spirituel ».


Oui, le Japon s’embourgeoise ; et il a tort, car l’habit noir sied mal aux petits Japonais en pain d’épice. Mais, si le Japon perd son originalité, si ses habitants deviennent des Orientaux des Batignolles, avec tramways, ulsters et gibus, leurs voisins du moins, les Chinois, nous restent, inassiégeables dans leur immobilité, revenus du progrès depuis que leurs ancêtres, contemporains d’Abraham, ont découvert la boussole, l’imprimerie, le phonographe peut-être, et, dit-on, la vapeur. Ils détruisent les chemins de fer en construction, et, rebelles à nos mœurs, à nos lois, à nos usages, méprisant notre activité, nos productions et nos personnes, ils continuent et continueront jusqu’à la fin des siècles à vivre comme ont vécu leurs aïeux, et à fabriquer ces merveilleuses potiches, les plus belles qui soient.

La Chine est le mystère du monde. Quelle fatalité l’étreint, quelle loi inconnue et toute-puissante a pétrifié ce peuple qui savait ce que nos savants découvrent aujourd’hui, en des temps où nos pères bégayaient encore des langues informes, sans grammaire et sans écriture ? Qu’importent les Japonais, médiocres imitateurs de l’Europe ! Leur idéal à tous est de devenir ingénieurs, rêve commun depuis M. Scribe. Mais un poète a fait dire au Chinois :

« La Paix descend sur toute chose,

Sans amour, sans haine et sans Dieu.

Mon esprit calme se repose

Dans l’équilibre du milieu !

Et, très fort en littérature,

J’ai gagné — s’il faut parier net —

Quatre rubis à ma ceinture,

Un bouton d’or à mon bonnet ! »

Cette ambition modeste des quatre rubis et du bouton d’or, n’est-elle point celle du vrai sage ?

Aussi bien on nous racontait, l’autre jour, l’histoire du théâtre au Japon. Le théâtre en Chine n’est pas moins intéressant.

Comme les mœurs de ce peuple étrange, il n’a point varié depuis des siècles, et les pièces qui ravissent d’aise les mandarins à bouton d’or ravissaient jadis leurs pères ainsi que les pères de leurs pères.

Le spectacle a lieu généralement en des édifices mobiles qu’on monte et démonte avec rapidité, et le luxe d’ornementation, la richesse de la mise en scène, la variété des décors sont complètement inconnus dans le grand empire du Milieu.

Le centre de la salle qui correspond à notre parterre est gratuit. Y vient qui veut. Quand donc aurons-nous aussi des places gratuites à la disposition du public pauvre et lettré, dans les théâtres subventionnés ! Ô République démocratique !


La police de la porte est faite en Chine par des officiers de police armés de fouets ; et quand la foule houleuse et compacte empêche d’approcher les litières des belles Chinoises de qualité, il suffit à l’homme de faire siffler sa souple lanière pour qu’un passage s’ouvre aussitôt.

Les pièces représentées ressemblent beaucoup à nos romans du Moyen Age. Des dames enfermées en des tours de porcelaine sont délivrées par des chevaliers qui se livrent d’effrayants combats ; et le mariage a lieu au milieu des tournois, des divertissements et des fêtes.

Le Chinois en outre adore la pantomime, ce genre charmant trop délaissé chez nous et qui chez eux prend une importance considérable.

Les pantomimes chinoises sont remplies d’allégories philosophiques. En voici une :


L’Océan, à force de rouler ses flots sur les rivages, devint amoureux de la Terre, et, pour obtenir ses faveurs, lui offrit en don les richesses de son royaume. Alors les spectateurs ravis voient sortir du fond des mers des dauphins, des phoques, des marsouins, des crabes monstrueux, des huîtres, des perles, du corail vivant, des éponges, mille autres bêtes et mille autres choses qui suivent, en dansant un petit pas de caractère, une immense et superbe baleine.

La Terre, de son côté, pour reconnaître cette politesse, offre ce qu’elle produit : des lions, des tigres, des éléphants, des aigles, des autruches, des arbres de toute espèce, et un ballet formidable commence, d’une gaieté folle et d’une fantaisie charmante. La baleine, enfin, s’avance vers le public en roulant des yeux : elle semble malade, bâille, ouvre la bouche… et lance sur le parterre un jet d’eau gros comme un fleuve, une trombe, une inondation. Et le publie trépigne, applaudit, crie :


« Charmant, délicieux ! » ce qui, en chinois se dit :

« Hao ! Koung-Hao ! »

Les pièces historiques aussi sont très suivies.

Les trois unités que prescrivit Boileau n’y sont pas souvent respectées, car l’action parfois embrasse un siècle entier ou même toute la durée d’une dynastie. L’auteur n’est point embarrassé pour conduire ses personnages d’un lieu dans un autre. En voici un, par exemple, qui doit entreprendre un grand voyage. Comme on ne changera pas le décor, il faut user d’un autre procédé. L’acteur, alors, monte à cheval sur un bâton, prend un petit fouet, l’agite, fait deux ou trois fois le tour de la scène et chante un couplet pour indiquer quelle route il a parcourue ; puis il s’arrête, remet son bâton dans un coin, son fouet dans un autre, et reprend son rôle. Les personnages parfois sont la Lune et le Soleil ; ils se racontent les événements de l’espace, les galanteries des étoiles, les amours vagabondes des comètes, et reçoivent de temps en temps la visite d’un prince de la terre qui vient regarder du ciel ce qui se passe en son empire ; tandis que le tonnerre, un clown armé d’une hache, saute, bondit, trépigne, se désarticule.

« Le jeu des acteurs chinois, écrit un voyageur, égale s’il ne surpasse le jeu des acteurs européens. Aucun de ceux-ci ne s’applique avec plus d’anxiété à imiter la nature dans toutes ses variations et ses nuances les plus fines et les plus délicates. »

N’est-ce point la définition absolue de ce qu’on appellerait aujourd’hui en France le « naturalisme » au théâtre ?

Polichinelle existe en Chine depuis la plus haute Antiquité ; car rien n’est inconnu à cette singulière nation, demeurée stationnaire peut-être parce qu’elle a marché trop vite, et usé toute son énergie avant même que l’histoire commençât pour nous ?


Deux grands poètes, Théophile Gautier et Louis Bouilhet, ont chanté la Chine en vers exquis. Quoi de plus charmant que cet aveu d’amour qui fait rêver et qui devrait rester dans toutes les mémoires :

« Celle que j’aime à présent est en Chine ;

Elle demeure, avec ses vieux parents,

Dans une tour de porcelaine fine,

Au fleuve Jaune, où sont les cormorans.

Elle a les yeux retroussés vers les tempes,

Un petit pied à prendre dans la main,

Le teint plus clair que le cuivre des lampes,

Les ongles longs et rougis de carmin.

Par son treillis elle passe la tête

Que l’hirondelle, en volant, vient toucher ;

Et chaque soir, aussi bien qu’un poète,

Chante le saule et la fleur du pêcher. »

Et ce récit d’une tendresse entre une fleur et un oiseau, qui semble contenir toute la poésie éclose dans cette patrie de la couleur où les sentiments sont émaillés comme les potiches :

« La fleur Ing-Wha, petite et pourtant des plus belles,

N’ouvre qu’à Ching-tu-fu son calice odorant ;

Et l’oiseau Tung-whang-fung est tout juste assez grand

Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.

Et l’oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit ;

Et la fleur est de pourpre et l’oiseau lui ressemble ;

Et l’on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,

Si c’est la fleur qui chante ou l’oiseau qui fleurit.

Et la fleur et l’oiseau sont nés à la même heure,

Et la même rosée avive, chaque jour,

Les deux époux vermeils gonflés du même amour.

Mais, quand la fleur est morte, il faut que l’oiseau meure ! »

N’est-ce pas, mesdames, que ces vers sont adorables, et que Lemerre devrait se hâter un peu plus de nous donner l’édition complète des œuvres de Louis Bouilhet ?

N’est-il pas vrai aussi qu’un pays qui fait produire de pareils vers à de pareils poètes serait, pour cela seul, digne de tout intérêt ? Qu’on m’en montre autant sur le Japon.

Le pays des Korrigans
(Le Gaulois, 10 décembre 1880)

Ce n’est point de la scène de l’Opéra que je veux parler, de ces planches inclinées devant des rochers peints où de petits korrigans en maillot pirouettent en face d’abonnés respectables et chauves, qui s’offrent, pendant l’entracte, le plaisir de saluer des êtres fantastiques moins sauvages que leurs pères, nés sur la lande bretonne.

Laissons, dans leur temple doré, trop doré, les génies follets que gouverne M. Mérante ; et allons là-bas, dans cette contrée sauvage et superbe où la superstition flotte encore, comme les brouillards, au lever du soleil, chassés des plaines, fondus, évaporés partout, restent longtemps suspendus au-dessus du marais dont ils étaient sortis.

La Bretagne est le pays des souvenirs persistants. A peine en a-t-on foulé le sol qu’on vit dans les siècles passés. Le combat des Trente est d’hier ; vous doutez que Du Guesclin soit mort, et dans les environs de Quiberon le sang des chouans massacrés n’a point séché.

J’avais quitté Vannes le jour même de mon arrivée, pour aller visiter un château historique, Sucinio, et, de là, gagner Locmariaker, puis Carnac et, suivant la côte, Pont-l’Abbé, Penmarch, la Pointe du Raz, Douarnenez.

Le chemin longeait cette étrange mer intérieure qu’on appelle le « Morbihan », si pleine d’îles que les habitants les disent aussi nombreuses que les jours de l’année.

Puis je pris à travers une lande illimitée, entrecoupée de fossés pleins d’eau, et sans une maison, sans un arbre, sans un être, toute peuplée d’ajoncs qui frémissaient et sifflaient sous un vent furieux, emportant à travers le ciel des nuages déchiquetés qui semblaient gémir.

Je traversai plus loin un petit hameau où rôdaient, pieds nus, trois paysans sordides et une grande fille de vingt ans, dont les mollets étaient noirs de fumier ; et, de nouveau, ce fut la lande, déserte, nue, marécageuse, allant se perdre dans l’Océan, dont la ligne grise, éclairée parfois par des lueurs d’écume, s’allongeait là-bas, au-dessus de l’horizon.

Et, au milieu de cette étendue sauvage, une haute ruine s’élevait ; un château carré, flanqué de tours, debout, là, tout seul, entre ces deux déserts : la lande où siffle l’ajonc, la mer où mugit la vague.

Ce vieux manoir démantelé, qui date du XIIIe siècle, est illustre ; il s’appelle Sucinio. C’est là que naquit ce grand connétable de Richemont qui reprit la France aux Anglais. Plus de portes. J’entrai dans la vaste cour solitaire, où des tourelles écroulées font des amoncellements de pierres ; et, gravissant des restes d’escaliers, escaladant les murailles éventrées, m’accrochant aux lierres, aux quartiers de granit à moitié descellés, à tout ce qui tombait sous ma main, je parvins au sommet d’une tour, d’où je regardai la Bretagne. En face de moi, derrière un morceau de plaine inculte, l’Océan sale et grondant sous un ciel noir ; puis, partout, la lande ! Là-bas, à droite, la mer du Morbihan avec ses rives déchirées, et, plus loin, à peine visible, une tache blanche illuminée, Vannes, qu’éclairait un rayon de soleil, glissé on ne sait comment entre deux nuages. Puis encore, très loin, un cap démesuré : Quiberon !

Et tout cela, triste, mélancolique, navrant. Le vent pleurait en parcourant ces espaces mornes ; j’étais bien dans le vieux pays hanté ; et, dans ces murs, dans ces ajoncs ras et sifflants, dans ces fossés où l’eau croupit, je sentais rôder des légendes. Le lendemain je traversais Saint-Gildas, où semble errer le spectre d’Abélard. A Port-Navalo, le marin qui me fit passer le détroit me parla de son père, un chouan, de son frère aîné, un chouan, et de son oncle le curé, encore un chouan ; morts tous les trois… Et sa main tendue montrait Quiberon.

A Locmariaker, j’entrai dans la patrie des druides. Un vieux Breton me montra la table de César, un monstre de granit soulevé par des colosses ; puis il me parla de César comme d’un ancien qu’il avait vu. Et tout le monde là-bas ressemble à ce paysan ; car en cette contrée l’écho des grands noms ne s’affaiblit jamais.

Enfin, suivant toujours la côte entre la lande et l’Océan, vers le soir, du sommet d’un tumulus, j’aperçus devant moi les champs de pierres de Carnac.

Elles semblent vivantes, ces pierres ! Alignées interminablement, géantes ou toutes petites, carrées, longues, plates, avec des figures, de grands corps minces ou de gros ventres ; quand on les regarde longtemps on les voit remuer, se pencher, vivre !

On se perd au milieu d’elles, un mur parfois interrompt cette foule humaine de granit ; on le franchit et l’étrange peuple recommence, planté comme des avenues, espacé comme des soldats, effrayant comme des apparitions.

Et le cœur vous bat ; l’esprit malgré vous s’exalte, remonte les âges, se perd dans les superstitieuses croyances.

Comme je restais immobile, stupéfait et ravi, un bruit subit derrière moi me donna une telle secousse de peur inconnue que je me mis à haleter ; et un vieux homme vêtu de noir, avec un livre sous le bras, m’ayant salué, me dit : « Ainsi, monsieur, vous visitez notre Carnac. » Je lui racontai mon enthousiasme et la frayeur qu’il m’avait faite. Il continua : « Ici, monsieur, il y a dans l’air tant de légendes que tout le monde a peur sans savoir de quoi. Voilà cinq ans que je fais des fouilles sous ces pierres, elles ont presque toutes un secret, et je m’imagine parfois qu’elles ont une âme. Quand je remets les pieds au boulevard, je souris, là-bas, de ma bêtise, mais quand je reviens à Carnac, je suis croyant — croyant inconscient ; sans religion précise, mais les ayant toutes. »

Et, frappant du pied :

— Ceci est une terre de religion ; il ne faut jamais plaisanter avec les croyances éteintes, car rien ne meurt : nous sommes, monsieur, chez les druides, respectons leur foi !

Le soleil, disparu dans la mer, avait laissé le ciel tout rouge, et cette lueur saignait aussi sur les grandes pierres, nos voisines.

Le vieux sourit.

— Figurez-vous que ces terribles croyances ont en ce lieu tant de force, que j’ai eu, ici même, une vision, que dis-je ? Une apparition véritable. Là, sur ce dolmen, un soir à cette heure, j’ai aperçu distinctement l’enchanteresse Koridwen, qui faisait bouillir l’eau miraculeuse.

Je l’arrêtai, ignorant quelle était l’enchanteresse Koridwen. Il fut révolté de mon ignorance.

— Comment ! Vous ne connaissez pas la femme du dieu Hu et la mère des Korrigans !

— Non, je l’avoue. Si c’est une légende, contez-la-moi.

Je m’assis sur un menhir, à son côté.

Il parla.

— Le dieu Hu, père des druides, avait pour épouse l’enchanteresse Koridwen. Elle lui donna trois enfants, Mor-Vrau, Creiz-Viou, une fille, la plus belle du monde, et Avrank-Du, le plus affreux des êtres.

« Koridwen dans son amour maternel, voulut au moins laisser quelque chose à ce fils si disgracié, et elle résolut de lui faire boire de l’eau de la divination.

« Cette eau devait bouillir pendant un an. L’enchanteresse confia la garde du vase qui la contenait à un aveugle nommé Morda et au nain Gwiou.

« L’année allait expirer, quand, les deux veilleurs se relâchant de leur zèle, un peu de la liqueur sacrée se répandit, et trois gouttes tombèrent sur le doigt du nain, qui, le portant à sa bouche, connut tout à coup l’avenir. Le vase aussitôt se brisa de lui-même, et Koridwen, apparaissant, se précipita sur Gwiou qui s’enfuit.

« Comme il allait être atteint, pour courir plus vite il se changea en lièvre ; mais aussitôt l’enchanteresse, devenant lévrier, s’élança derrière lui. Elle allait le saisir sur le bord d’un fleuve, mais, prenant subitement la forme d’un poisson, il se précipita dans le courant. Alors, une loutre énorme surgit qui le poursuivit de si près qu’il ne put échapper qu’en devenant oiseau. Or un grand épervier descendit du fond du ciel, les ailes étendues, le bec ouvert ; c’était toujours Koridwen, et Gwiou, frissonnant de peur, se changeant en grain de blé, se laissa choir sur un tas de froment.

« Alors, une grosse poule noire, accourant, l’avala. Koridwen vengée, se reposait, quand elle s’aperçut qu’elle allait être mère de nouveau.

« Le grain de blé avait germé en elle, et un enfant naquit, que Hu abandonna sur l’eau dans un berceau d’osier. Mais l’enfant sauvé par le fils du roi Gouydno, devint un génie, l’esprit de la lande, le Korrigan. C’est donc de Koridwen que naquirent tous les petits êtres fantastiques, les nains, les follets qui hantent ces pierres. Ils vivent là-dessous, dit-on, dans des trous, et sortent au soir pour courir à travers les ajoncs. Restez ici longtemps, monsieur, au milieu de ces monuments enchantés ; regardez fixement quelque dolmen couché sur le sol, et vous entendrez bientôt la terre frissonner. vous verrez la pierre remuer, vous tremblerez de peur en apercevant la tête d’un korrigan, qui vous regarde en soulevant du front le bloc de granit posé sur lui. — Maintenant, allons dîner. »

La nuit était venue, sans lune, toute noire, pleine des rumeurs du vent. Les mains étendues, je marchais en heurtant les grandes pierres dressées, et ce récit, le pays, mes pensées, tout avait pris un ton tellement surnaturel, que je n’aurais point été surpris de sentir courir tout à coup un korrigan entre mes jambes.

Et l’autre soir, quand la toile se leva sur le ballet de M. Widor et de François Coppée, peu à peu l’Opéra, les danseuses charmantes, la suave musique, mes voisins, les loges pleines de femmes, tout disparut, et je me crus revenu dans ce coin de pays sauvage où les croyances sont si vivaces qu’elles nous pénètrent nous-mêmes quand nous mettons le pied sur la terre sacrée, patrie du culte druidique et de toutes les étranges légendes dont se bercent encore les esprits simples.

Madame Pasca
(Le Gaulois, 19 décembre 1880)

L’exposition de 1875 venait d’ouvrir ses portes au publie. La foule épaisse avançait péniblement à travers les salles dont les murs étaient couverts de tableaux. Mais un attroupement considérable, tassé depuis le matin à la même place, encombrait tout le passage, arrêtant soudain le flot mouvant des spectateurs ; et les nouveaux venus, se mêlant aux anciens, demeuraient là, immobiles, la face en l’air.

Une grande toile attirait l’œil. C’était une femme d’une haute allure et d’une beauté grave, debout, dans une robe blanche toute simple, bordée de fourrure sombre. Elle avait le front saillant et puissant, la bouche volontaire, un œil de charbon noir, le teint d’une blancheur mate, une taille parfaite et des cheveux épais, des cheveux dont la noirceur semblait luisante, et dont une boucle enroulée dessinait un serpent sur la tempe droite. Enfermée dans son cadre, elle semblait considérer le public d’un air tranquille et superbe.

Quand on la considérait longtemps sa physionomie paraissait s’animer, et on découvrait en elle d’autres choses.

Son regard, dur au premier aspect, prenait un charme pénétrant, un charme noir. L’énergie du front et de la bouche s’atténuait, et dans l’ensemble de sa personne on sentait une nature violente mais tendre, vibrante, une passionnelle.

Quand on cherchait bien comment quelque douceur pouvait s’allier avec cette figure imposante, on en découvrait la cause, c’était le bras : la manche, ouverte jusqu’à l’épaule, laissait passer en son entier un bras nu charmant, un vrai bras d’amoureuse et de grande dame, adorable de forme et de ton, gras à point, exquis.

Toute la toile magistrale, la plus magistrale d’un grand peintre tenait le public arrêté, admirant et ravi. Un mot parfois courait : « C’est très beau ! » Les ignorants consultaient leur livret, mais deux noms qui semblaient flotter dans la salle, deux noms qu’on unissait dans ce triomphe, revenaient si souvent aux bouches que les plus provinciaux comprenaient : « C’est Mme Pasca, par Bonnat — Bonnat — Mme Pasca. »

C’est ainsi que je vis pour la première fois, de près et en dehors de la scène, la belle et sévère actrice que la Russie regrette encore, et qui reparaissait l’autre jour dans la pièce de M. Gondinet, Les Braves Gens.


Il y a des hommes qui paraissent nés académiciens, d’autres qui paraissent nés généraux et qui le deviennent fatalement ; il me semble, à moi, que Mme Pasca, plus que toute autre, était née sociétaire de la Comédie-Française, et j’ai grand mal à comprendre qu’elle ne le soit pas encore.

Car c’est une classique. Son jeu est sobre, savant, violent ou doux, à sa volonté. Tous ses effets sont étudiés, sûrs et naturels. Rien, dans ses créations, n’est laissé au hasard de l’improvisation. Elle excelle dans le drame, réussit dans la fine comédie, triomphe dans la tendresse.

Elle a eu pour professeurs deux maîtres, Delsarte et M. Régnier, qui la traitaient en égale. Avec le dernier, elle a étudié Célimène, et il la jugeait excellente. Un de ses grands succès en Russie a été dans le rôle de Fortunio, du Chandelier. Elle a joué, enfin, tout le répertoire de la maison dite de Molière, mieux assurément que plusieurs des actrices qu’on nous y montre aujourd’hui ; et mes voisins, deux critiques dramatiques, en l’écoutant, l’autre soir, au Gymnase, me disaient : « En dehors de Madeleine Brohan, qui ne paraît plus sur l’affiche, personne ne la vaut au Français. »

Je demandai : « A quoi cela peut-il tenir qu’elle n’y soit point ? »

L’un répondit : « Le hasard, sans doute, les circonstances ; peut-être pas assez cabotine. »

La raison ne me parut pas suffisante ; j’interrogeai à ce sujet un de ses amis qui l’a vue et applaudie en Russie. Il m’a raconté sur elle, sur sa vie, sur ses créations là-bas, des détails particuliers. Joignant cela à ce que je sais de sa carrière parmi nous, il m’a paru intéressant de parler un peu de cette remarquable actrice, une des meilleures que nous ayons.


Nous la voyons d’abord au Gymnase, débutant avec éclat dans Héloïse Paranquet, la presse la couvre de fleurs. Le public accourt et l’acclame ; elle est désormais sacrée actrice de grande valeur. Elle jouait là, si je ne me trompe, en face d’Arnal, dans une de ses dernières créations.

Puis, malgré son triomphe, elle disparaît presque, ne nous revient que quatre ou cinq fois en six ans et semble lutter contre un mauvais vouloir occulte de son directeur.

Et dans toute sa carrière, nous retrouvons ces singulières éclipses de Mme Pasca. Malgré l’empressement des journaux à lui rendre hommage, malgré le public qu’elle domine, on ne lui donne presque jamais un grand rôle dans une bonne pièce.

Quand cela arrive, c’est infailliblement un triomphe ; mais depuis quelques années, elle n’a guère fait qu’opérer des sauvetages.

Pourquoi cette espèce d’hésitation des directeurs ? Serait-il vrai qu’elle n’est point assez cabotine pour mettre en œuvre toutes les intrigues de coulisse ?

En 1867, elle apparaît avec un éclatant succès dans Les Idées de Madame Aubray. C’est là une des plus belles créations de cette actrice. Elle avait incarné étrangement cette espèce d’hallucinée rêvée par Dumas ; et sa voix vibrante, sa beauté grave, l’exaltation de son regard et de sa parole exercèrent sur le public une prodigieuse action.

Cette action, du reste, elle l’eut dans toute sa carrière, car je me rappelle parfaitement les premières représentations de Séraphine, où la cabale organisée forçait les acteurs à s’arrêter. Mme Pasca, tranquillement, cessait de parler, regardait la salle, attendait ; et, sans aucun embarras, quand les siffleurs se taisaient, à la voir ainsi calme et détermin6e, elle repartait. Le concert unanime de louanges qui accueillit sa création de Fanny Lear fut mérité sans doute, mais peut-être exagéré. Si je consultais l’actrice à ce sujet, elle m’avouerait assurément qu’elle eut moins de mal à composer ce rôle où l’accent anglais devait lui être un secours plutôt qu7une gêne ; et je présume qu’elle dut rencontrer des difficultés autre ment pénibles à vaincre quand elle composa le personnage si compliqué de la comtesse Romani.

Pour épuiser tout de suite la liste des grandes pièces où se paracheva sa réputation, nous rappellerons Fernande, Adrienne Lecouvreur et le Demi-Monde.

Elle partit pour la Russie. Dès son arrivée là-bas, un succès prodigieux se déclara dont rien chez nous ne peut fournir une idée.

La cour donna l’exemple. L’Empereur, l’Impératrice, les grands-ducs, les grandes-duchesses, et, derrière eux, les hauts personnages de tout ordre, vinrent régulièrement l’acclamer. L’Impératrice la reçut ; les grandes-duchesses la traitèrent presque en amie ; et je trouve les lignes suivantes dans un feuilleton russe, signé Fervacques :

« Tout ce monde de choix applaudissait avec fureur. Notre compatriote Mme Pasca n’est pas seulement appréciée ici comme artiste, elle y est adorée comme femme, et ses salons sont toujours pleins de la plus haute et de la meilleure société de Pétersbourg. Les plus grandes dames tiennent à honneur de la recevoir chez elles ; ce n’est pas seulement une femme de talent, test une amie pour elles, et cette amitié n’est point banale, mais solide, durable et sincère. »

C’est peut-être dans ces lignes qu’il faut chercher l’explication de l’espèce de difficulté que semble rencontrer Mme Pasca à se produire dans de grands rôles, et à parvenir au Théâtre Français.

Elle est femme du monde en même temps qu’artiste supérieure, et il se peut que la première de ces « professions » nuise à la seconde.

Que la sainte morale me garde de médire de nos actrices ; cependant je dois constater que les « protecteurs » ne nuisent jamais. Plus on a de députés, sénateurs, ou autres personnages dans sa… manche, plus on a de chances d’obtenir le « bureau de tabac » ou toute autre faveur. Or, quand une femme n’a point de goût pour se… recommander elle-même, qu’elle tient à su relations mondaines et qu’elle vit de façon que les portes des salons s’ouvrent devant elle, il se peut que les portes des distributeurs de grâces s’entrebâillent plus difficilement.

J’expliquerais peut-être ainsi le mot que je citais tout à l’heure :

« Elle n’est point assez cabotine. » Un autre mot, d’un Russe cette fois, le complète : « Elle n’est point assez coquette. » C’est là, en effet, paraît-il, le seul reproche que lui adressaient les Russes. Elle semble ne point tenir aux hommages et passe, indifférente, au milieu des hommes inclinés devant elle.

Mme Pasca, en effet, si j’en juge par l’expression de sa figure, ses allures, sa voix même, me semble appartenir à cette race de femme qui méprise la galanterie et ne croit qu’à la passion. Mais la passion, madame (pardon si cela vous semble un hideux paradoxe), ce n’est que de la galanterie à forte dose. Dans l’ordre moral, je tiens, moi, pour une théorie analogue à cette vérité indiscutable, que quatre pièces de cent sous font la monnaie d’un louis de vingt francs.

Quand on parle d’une femme, même de celle qu’on connaît peu, comme c’est le cas, il faut toujours essayer de soulever le voile qui cache ses pensées sur l’amour.

L’amour étant l’élément où nage l’esprit des femmes les plus grandes et les plus « honnestes », il faut tâcher de découvrir si elles sont… d’eau douce ou d’eau salée. Celles mêmes qui ne pratiquent pas ont toujours là-dessus des doctrines très arrêtées.

Or, si j’avais à composer les devises de nos principales actrices, rien qu’après avoir vu dix minutes Mme Pasca, je lui donnerais celle-ci : « Je m’attache ou je meurs. » De même que je serais tenté d’assigner à une autre de nos étoiles, qui court le monde aujourd’hui, ce vieux dicton : « Par tous les moyens. »

Et puis, c’est une sévère. Elle doit être assurément bonne camarade, mais peu familière. Elle n’appelle certainement jamais ses directeurs « mon gros rat » et ne leur tire point sur les favoris. C’est une dame, à la scène comme dans la coulisse. Plus d’habileté souple peut-être ne lui nuirait point.

Du reste, si elle sait en toute occasion rester femme du monde, les gens du monde de leur côté semblent éprouver pour elle une attirance particulière.

A Pétersbourg, par exemple, elle exerçait sur la cour et sur la noblesse une véritable fascination ; c’était l’étoile de la haute société, tandis que sa camarade, Mlle Delaporte, qui eut aussi là-bas d’immenses succès, demeura malgré tout l’étoile de la bourgeoisie, l’idole de la société moyenne.

Quand M. de Girardin, dernièrement, reçut un grand-duc à sa table, c’est Mme Pasca qu’il mit à son côté. A Cannes, où elle passa l’hiver dernier, elle était familière en des maisons princières. M. Alexandre Dumas a pour elle une amitié très vive.

Elle habite loin des quartiers bruyants, aux Batignolles, un charmant rez-de-chaussée sur le square.

Dans le vestibule, un ours noir, énorme, semble garder la porte. A sa patte, il porte un anneau d’argent avec quelques mots gravés : « Tué par Mmes Nilsson et Pasca, le… etc. » Voici l’histoire.

Ces deux dames, alors qu’elles étaient ensemble en Russie, furent invitées à une grande chasse sur la route de Finlande. Pour s’habiller d’abord, elles éprouvèrent un terrible embarras ; car elles n’avaient que des toilettes de ville peu faciles à porter en courant dans les plaines. Enfin Mlle Nilsson se vêtit d’un vieux costume de Mignon mis au rebut ; Mme Pasca s’enveloppa d’une vieille schoub fourrée, et l’on partit.

Quand le jour de la chasse arriva, elles s’embusquèrent dans une forêt pleine de neige, au milieu d’un groupe de chasseurs. Tout à coup un ours colossal paraît et s’avance en grondant. Mlle Nilsson épaule et tire la première. L’animal blessé au cou trébuche, s’abat, se relève. Mme Pasca, alors, d’une seule balle en plein cœur, l’étendit roide mort.

Elle chasse encore quelquefois et boule son lapin aussi bien que M. Grévy.

Son salon est toujours encombré de fleurs et garni de bibelots. Elle, sérieuse, regarde en face et cause de sa voix mordante ; tandis qu’au mur, si vous vous tournez un peu, une autre Mme Pasca, grave et debout, immobile sur la vaste toile, mais toute pareille à sa voisine, couvre aussi de son œil noir le visiteur, qui ne peut détourner les yeux de l’une que pour les porter sur l’autre.

Bientôt il ne sait plus laquelle des deux lui parle, il répond au portrait tout en regardant l’original, et comprend qu’avec un pareil modèle M. Bonnat ne pouvait faire qu’un chef-d’œuvre.

La Lysistrata moderne
(Le Gaulois, 30 décembre 1880)

Si quelqu’un possédait le génie mordant d’Aristophane, quelle prodigieuse comédie il pourrait faire aujourd’hui ! Du haut en bas de la société, le ridicule coule intarissable, et le rire est éteint en France, ce rire vengeur, aigu, mortel, qui tuait les gens aux siècles derniers mieux qu’une balle ou qu’un coup d’épée. Qui donc rirait ? Tout le monde est grotesque ! Nos surprenants députés ont l’air de jouer sur un théâtre de guignols. Et comme le chœur antique des vieillards, le bon Sénat hoche la tête, sans rien faire ni rien empêcher.

On ne rit plus. C’est que le vrai rire, le grand rire, celui d’Aristophane, de Montaigne, de Rabelais ou de Voltaire ne peut éclore que dans un monde essentiellement aristocratique. Par « aristocratie » je n’entends nullement parler de la NOBLESSE, mais des plus intelligents, des plus instruits, des plus spirituels, de ce groupement de supériorités qui constitue une société. Une république peut fort bien être aristocratique, du moment que la tête intelligente du pays est aussi la tête du gouvernement.

Ce n’est point le cas parmi nous. Mais le plus grave, c’est qu’une telle débandade existe, que les salons parisiens eux-mêmes ne sont plus que des halles à propos médiocres, si désespérément plats, incolores, assommants, odieux, qu’une envie de hurler vous prend quand on écoute cinq minutes les conversations mondaines.

Tout est farce, et personne ne rit. Voici, par exemple, la Ligue pour la revendication des droits de la femme ! Les braves citoyennes qui partent en guerre ne nous ouvrent-elles pas là une Californie de comique ?


Malgré ma profonde admiration pour Schopenhauer, j’avais jugé jusqu’ici ses opinions sur les femmes sinon exagérées, du moins peu concluantes. En voici le résumé.


Le seul aspect extérieur de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux grands travaux de l’intelligence, ni aux grands travaux matériels.

Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à soigner notre première enfance, c’est qu’elles restent elles-mêmes puériles, futiles et bornées : elles demeurent toute leur vie de grands enfants, une sorte d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme.

La raison et l’intelligence de l’homme n’atteignent guère tout leur développement que vers la vingt-huitième année. Chez la femme, au contraire, la maturité de l’esprit arrive à la dix-huitième année. Aussi n’a-t-elle qu’une raison de dix-huit ans strictement mesurée. Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s’attachent au présent, prennent l’apparence pour la réalité et préfèrent les niaiseries aux choses les plus importantes. Par suite de la faiblesse de leur raison tout ce qui est présent, visible et immédiat, exerce sur elles un empire contre lequel ne sauraient prévaloir ni les abstractions, ni les maximes établies, ni les résolutions énergiques, ni aucune considération du passé ou de l’avenir, de ce qui est éloigné ou absent… Aussi l’injustice est-elle le défaut capital des natures féminines. Cela vient du peu de bon sens et de réflexion que nous avons signalé, et, ce qui aggrave encore ce défaut, c’est que la nature, en leur refusant la force, leur a donné la ruse en partage ; de là leur fourberie instinctive et leur invincible penchant au mensonge.

Grâce à notre organisation sociale, absurde au suprême degré, qui leur fait partager le titre et la situation de l’homme, elles excitent avec acharnement ses ambitions les moins nobles, etc. On devrait prendre pour règle cette sentence de Napoléon Ier : « Les femmes n’ont pas de rang. » — Les femmes sont le sexus sequior — le sexe second à tous les égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan.

En tout cas, puisque des lois ineptes ont accordé aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes, elles auraient bien dû leur conférer aussi une raison virile, etc.

Il faudrait un volume pour citer tous les philosophes qui ont pensé et parlé de même. Depuis l’antique mépris de Socrate et des Grecs, qui reléguaient les femmes au logis pour approvisionner d’enfants les républiques, tous les peuples se sont accordés sur ce point que la légèreté et la mobilité étaient le fonds du caractère féminin.

« Quid pluma levius ? Pulvis ! Quid pulvere ? Ventus !

Quid vento ? Mulier ! Quid muliere ? Nihil ! »

Mais le plus terrible argument contre l’intelligence de la femme est son éternelle incapacité de produire une œuvre, une œuvre quelconque, grande et durable.

On prétend que Sapho fit d’admirables vers. Dans tous les cas, je ne crois point que ce soit là son vrai titre à l’immortalité. Elles n’ont ni un poète, ni un historien, ni un mathématicien, ni un philosophe, ni un savant, ni un penseur.

Nous admirons, sans enthousiasme, le verbiage gracieux de Mme de Sévigné. Quant à Mme Sand, une exception unique, il ne faudrait pas une étude bien longue de son œuvre pour prouver que les qualités très remarquables de cet écrivain ne sont cependant pas d’un ordre absolument supérieur.

Les femmes, par millions, étudient la musique et la peinture, sans avoir jamais pu produire une œuvre complète et originale, parce qu’il leur manque justement cette objectivité de l’esprit, qui est indispensable dans tous les travaux intellectuels.

Tout cela me semble irréfutable. On pourrait amasser, dans ce sens des montagnes d’arguments, aussi inutiles, puisqu’on ne fait que déplacer la question, et, par conséquent, raisonner dans le faux, à mon avis du moins.

C’est que nous demandons à la femme des qualités que la nature ne lui a point accordées, et que nous ne tenons pas compte de celles qui lui sont propres.

Herbert Spencer me paraît dans le vrai quand il dit qu’on ne peut exiger des hommes de porter et d’allaiter l’enfant, de même qu’on ne peut exiger de la femme les labeurs intellectuels.

Demandons-lui bien plutôt d’être le charme et le luxe de l’existence.

Puisque la femme revendique ses droits, ne lui en reconnaissons qu’un seul : le droit de plaire.

L’Antiquité la jetait à l’écart, contestant même sa beauté.

Mais le christianisme est apparu ; et, grâce à lui, la femme au Moyen Age est devenue une espèce de fleur mystique, d’abstraction, de nuage à poésies. Elle a été une religion. Et sa puissance a commencé !

Que dis-je, sa puissance ? Son règne omnipotent ! C’est alors seulement qu’elle a compris sa vraie force, exercé ses véritables facultés, cultivé son vrai domaine : l’Amour ! L’homme avait l’intelligence et la vigueur brutale ; elle a fait de l’homme son esclave, sa chose, son jouet. Elle s’est faite l’inspiratrice de ses actions, l’espoir de son cœur, l’idéal toujours présent de son rêve.

L’amour, cette fonction bestiale de la bête, ce piège de la nature, est devenu entre ses mains une arme de domination terrible : tout son génie particulier s’est exercé à faire de ce que les anciens considéraient comme une chose insignifiante la plus belle, la plus noble, la plus désirable récompense accordée à l’effort de l’homme. Maîtresse de nos cœurs, elle a été maîtresse de nos corps. Et nous l’apercevons chez tous les peuples. Reine des rois et des conquérants, elle a fait commettre tous les crimes, fait massacrer des nations, affolé des papes ; et si la civilisation moderne est si différente des civilisations anciennes et des civilisations orientales, dédaigneuses de l’amour qu’on appelle idéal ou poétique, c’est au génie particulier de la femme, à sa domination occulte et souveraine, que nous le devons assurément.

Aujourd’hui qu’elle est la maîtresse du monde, elle réclame ses droits !

Alors, nous, qu’elle a endormis, asservis, domptés par l’amour et pour l’amour, au lieu de la considérer seulement comme la fleur qui parfume la vie, nous allons la juger froidement avec notre raison et notre bon sens. Notre souveraine va devenir notre égale. Tant pis pour elle !

Schopenhauer avait-il tort ? Puisque les femmes réclament des droits égaux aux nôtres, voyons quelles sont leurs déléguées, les grandes citoyennes qui portent la parole au nom de toutes, la Lysistrata moderne.

Jugeons le savoir, la raison et les œuvres de cette femme. Ses œuvres ? Je trouve d’abord une petite pièce de vers que je considère comme authentique, puisqu’elle a été reproduite par tous les journaux. La voici :

« Il est temps que le champ clos s’ouvre ;

Comme on a brûlé le vieux Louvre,

Nous mettrons Versailles en feu ;

Versailles cité d’infamie,

C’est la flamme de l’incendie

Qui doit purifier ce lieu. »

Je n’ai jamais d’indignation contre les idées. Le souhait platonique exprimé par cette poésie me laisse donc indifférent. Les vers sont fort mauvais. Qu’importe ? La femme poète n’est pas encore trouvée, et voilà tout. Mais ce qui est grave là-dedans, c’est l’enfantillage de la pensée.

Revoilà donc ce Moyen Age, la religiosité retournée : le champ clos ! La cité d’infamie ! Et le feu qui purifie !

L’inquisition démocratique ! Voilà bien toute la futilité féminine ! Nous combattons, nous, avec des idées, la seule arme des gens de progrès et de science, la seule qui ait jamais imposé, fait triompher la vérité. Elles, qui n’ont point cette arme, réclament leurs droits pour combattre avec l’incendie, et parlent de purification, de villes souillées, etc. ; toute la vieille rengaine biblique appliquée à la démagogie et toute la férocité des siècles anciens.

Enfin n’attachons point d’importance à cette élucubration, qui n’est que ridicule, et arrivons à la perle des candidatures mortes.

Ça y est-il bien, cette fois, ô mon maître Schopenhauer ?

Je ne sais quels cris d’animaux imiter, quelles contorsions de singe, quelle gymnastique de fou exécuter, pour exprimer l’inénarrable joie, la prodigieuse envie de rire qui m’a tordu pendant deux heures, en songeant à cette adorable idée d’un conseil de citoyens trépassés !

Hein ? La tâtons-nous là dans toute son incapacité, dans toute sa bêtise originelle et triomphante, dans toute sa grandiose niaiserie l’intelligence des citoyennes libre-penseuses.

Est-ce beau ? Surprenant ? Stupéfiant ? Plus on y pense, moins on s’en lasse ! Plus on creuse, plus on réfléchit, plus on imagine les conséquences, plus on demeure abasourdi et délirant de gaieté !

Voilà ! Oh ! Oui votez. — Oh ! Oui, nommez-nous des représentants. — Oh oui ! Soyez indépendantes, citoyennes, — car nous rirons, nous rirons, nous rirons— en dussions-nous mourir ; ce qui serait, du reste, la seule vengeance dont vous puissiez vous enorgueillir.

Allons, levez vos boucliers, guerrières : ça ne sera jamais qu’une levée de jupes !

Quant à vous, mesdames, qui ne cherchez qu’à être belles et séduisantes, vous dont la main pressée nous donne des frissons, et dont l’œil voilé nous verse du rêve, vous dont nous vient tout bonheur et tout plaisir, toute espérance et toute consolation, je vous demande à deux genoux, pardon si j’ai écrit, dans cet article, des choses sévères pour votre race ; et je baise avec amour le bout rosé de vos doigts.

FIN

ANNÉE 1881

Gustave Flaubert dans sa vie intime
(La Nouvelle Revue, 1er janvier 1881)

Aussitôt qu’un homme arrive à la célébrité, sa vie est fouillée, racontée, commentée par tous les journaux du monde ; et il semble que le public prend un plaisir spécial à connaître l’heure de ses repas, la forme de son mobilier, ses goûts particuliers et ses habitudes de chaque jour. Les hommes célèbres se prêtent d’ailleurs volontiers à cette curiosité qui augmente leur gloire : ils ouvrent aux reporters la porte de leur maison et le fond de leur cœur à tout le monde.

Gustave Flaubert, au contraire, a toujours caché sa vie avec une pudeur singulière ; il ne se laisse même jamais portraiturer ; et, en dehors de ses intimes, nul ne le peut approcher. C’est à ses seuls amis qu’il ouvrit son « cœur humain ». Mais sur ce cœur humain l’amour des lettres avait si longtemps coulé, un amour si fougueux, si débordant, que tous les autres sentiments pour lesquels l’humanité vit, pleure, espère et travaille, avaient été peu à peu noyés, engloutis dans celui-là.

« Le style c’est l’homme », a dit Buffon. Flaubert c’était le style, et tellement, que la forme de sa phrase décidait souvent même la forme de sa pensée. Tout était cérébral chez lui ; et il n’aimait rien, il n’avait pu rien aimer de ce qui ne lui semblait point littéraire. Derrière ses goûts, ses désirs, ses rêves, on ne retrouvait jamais qu’une chose : la littérature ; il ne pensait qu’à cela, ne pouvait parler que de cela ; et les gens qu’il rencontrait ne lui plaisaient assurément que s’il entrevoyait en eux des personnages de romans.

Dans ses conversations, ses discussions, ses emballements, quand il levait les bras en déclamant de sa voix ardente, en sentait bien alors que sa manière de voir, de sentir, de juger, dépendait uniquement d’une sorte de critère artistique par lequel il faisait passer toutes ses opinions.

« Nous autres, disait-il, nous ne devons pas exister ; nos œuvres seules existent » ; et il citait souvent La Bruyère, dont la vie et les habitudes nous sont presque inconnues, comme l’idéal de l’homme de lettres. Il voulait laisser des livres et non des souvenirs.

Sa conception du style répond du reste à sa conception de l’écrivain. Il pensait que la personnalité de l’homme doit disparaître dans l’originalité du livre, et que l’originalité du livre ne doit point provenir de la singularité du style.

Car il n’imaginait pas « des styles » comme une série de moules particuliers dont chacun est propre à chaque écrivain, et dans lequel on coule toutes ses pensées ; mais il croyait au « style », c’est-à-dire à une manière unique d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité.

Pour lui, la forme c’était l’œuvre elle-même. De même que chez les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi pour lui, dans l’œuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste, la mesure, le rythme, tout le fini de la forme.

Il ne comprenait point que la forme pût exister sans le fond, ni le fond sans la forme.

Le style devrait donc être, pour ainsi dire, impersonnel, et n’emprunter ses qualités qu’à la qualité de la pensée, à la puissance de la vision.

Sa plus grande personnalité, à lui, a été justement d’être un homme de lettres, rien qu’un homme de lettres, en toutes ses idées, dans toutes ses actions, et par toutes les circonstances de sa vie, un homme de lettres.

Le reportage parisien n’avait ainsi pas grand-chose à glaner dans ce champ où toute la moisson appartenait à l’artiste.

Pourtant l’homme quelquefois apparaissait. Cherchons-le.

Flaubert haïssait le tête-à-tête avec lui-même quand il n’avait point sous la main les moyens de travailler ; et comme tout mouvement l’empêchait de penser à l’œuvre commencée, il n’acceptait guère un dîner en ville, à moins qu’un ami lui promît de le reconduire à sa porte.

Dans sa maison, dans son cabinet, à sa table, et même à la table des autres, il demeurait toujours l’artiste et le philosophe. Mais, en ces retours nocturnes vers le logis, il apparaissait souvent dans la vérité de sa nature primitive.

Animé par le repas, heureux de la fraîcheur du soir, le chapeau renversé, appuyant sa main sur le bras de son compagnon, choisissant les rues désertes pour n’être point heurté par les passants, il parlait volontiers de lui, des événements intimes de sa vie, et il laissait entrevoir les côtés secrets de son être. Puis, comme la marche l’essoufflait un peu, on s’arrêtait sous une porte cochère et il racontait des anecdotes anciennes, se plongeait dans les souvenirs.

Sa voix haute tonnait dans la solitude de Paris endormi. Souvent, aux éclats de cette parole, deux agents s’approchaient doucement comme deux ombres, et s’éloignaient sans bruit après avoir jeté un coup d’œil furtif sur ce géant en gilet blanc qui criait si fort en frappant les pavés de sa canne. Alors, chez cet écrivain de génie, chez ce prodigieux romancier, on découvrait une naïveté d’enfant, presque de l’ingénuité parfois. Son observation, si aiguë et brutale dans le livre, semblait émoussée dans la pratique usuelle de la vie. On l’avait Imaginé sceptique, il était au contraire plein de croyances, non de croyances religieuses bien entendu, mais de cet abandonnement si humain à toutes les espérances, à tous les sentiments doux et réconfortants.

Blessé souvent, comme en l’est du reste chaque fois dans le pêle-mêle féroce du monde, il s’était formé dans son âme un fonds permanent de tristesse ; et, sa nature impressionnable luttant avec sa forte raison, il passait sans cesse d’une sorte de gaieté inconsciente à la mélancolie noire.

Quand il écrivait à ses amis une phrase, presque toujours, indiquait la vive souffrance de cette désillusion sans fin. Au lieu de constater sans révolte avec indifférence « l’éternelle misère de tout », et d’accepter docilement toutes les inévitables calamités, toutes les tristesses successives, toutes les odieuses fatalités auxquelles nous sommes soumis, il en était meurtri chaque jour ; et son admirable roman L’Éducation sentimentale, qui semble « le procès-verbal » de la misère humaine, est plein d’une amertume profonde et terrible.

Mais c’est surtout dans la correspondance qu’il eut avec des femmes, ses amies d’enfance, qu’on retrouve ces notes constamment navrées, ces vibrations douloureuses.

Il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, et les traitait un peu comme de grands enfants, inhabiles à comprendre les choses élevées, mais à qui l’on peut dire toutes les petites douleurs intimes qui traversent sans cesse notre vie.

Loin d’elles, il les jugeait sévèrement, répétant cette phrase de Proudhon : « La femme est la désolation du Juste » ; mais, près d’elles, il subissait leur charme consolant, aimait leurs délicatesses, leurs gentillesses, leur enveloppement tout plein d’illusions. Et, bien qu’il s’exaspérât souvent contre leur éternelle préoccupation de l’amour, cette espèce d’atmosphère de passion qu’il retrouvait autour d’elles le pénétrait malgré lui, l’amollissait.

Voici des fragments de ses lettres où apparaissent et cette mélancolie, et cette sorte d’attendrissement sentimental où le jetait l’amitié d’une femme :

« Comment ? Je vous avais écrit une lettre navrante, pauvre chère amie ? Vous méritez que je sois franc avec vous, n’est-ce pas ? Je vous ai ouvert mon cœur et dit carrément sur moi ce que je crois être la vérité. Si j’avais su vous tant affliger, je me serais tu. »

Et, plus loin :

« On m’a dit que vous étiez malade, pauvre amie, et qu’une fluxion gâtait votre belle mine. Je la bécote nonobstant en ma qualité d’idéaliste. Votre état de permanente souffrance m’embête, « m’êluge », m’afflige. Le moral y est pour beaucoup, j’en suis sûr ; vous êtes trop triste, trop seule. On ne vous aime pas assez. Mais rien n’est bien dans ce monde. Sale invention que la vie, décidément, nous sommes tous dans un désert, personne ne comprend personne. »

Voici encore

« Votre ami continue à n’être pas gai. Pourquoi ? Tous les amis disparus, la bêtise publique, la cinquantaine, la solitude et quelques soucis. Voilà les causes sans doute. Je lis des choses très dures ; je regarde la pluie tomber et je fais la conversation avec mon chien ; puis, le lendemain, c’est la même chose, et le surlendemain encore. » Si vous voulez savoir des nouvelles de mon intérieur, vous apprendrez que mon larbin Émile est père d’un fils. Sa joie quand sa femme lui a fait ce cadeau, était curieuse à voir. Autrefois je ne l’aurais pas comprise. Maintenant c’est différent. J’étais né avec un tas de vertus et de vices auxquels je n’ai pas donné cours, et je le regrette. […]

Êtes-vous heureuse à Rome ? Quel pays ! Je l’ai presque oublié. Ah ! Si je pouvais y passer un an, comme ça me retremperait. N’oubliez pas de vous promener dans la campagne de Rome, le plus que vous pourrez, et d’aller jusqu’à Ostie.

Ne sentez-vous pas, ô Latine, que les mânes des Consuls ont envie de vous baiser quand vous errez le long de leurs murs ? Ils reconnaissent en vous une fille de leur race. Vous étiez faite pour porter la stole patricienne, marcher pieds nus dans des sandales à rubans de pourpre et avoir sur le front toutes les pierreries de la Bactriane…

Quand revenez-vous ? Voilà ce que j’ai cherché dans votre épître ; mais vous ne parlez pas de retour. Il aura lieu, sans doute, après Pâques ? Bien qu’il m’ennuie de vous, profitez du bon temps, ne passez rien ! Un voyage raté laisse des regrets infinis, et on voit mal ce que l’on voit vite.

Allons, adieu, portez-vous bien. Amusez-vous bien : ouvrez de toutes vos forces vos grands quinquets et pensez à votre vieux.

G. F.

Qui vous aime, malgré la littérature.

Pauvres ouvriers que nous sommes ! Pourquoi nous refuse-t-on ce qu’on accorde gratuitement au moindre bourgeois ? Ils ont du cœur, eux ! Mais nous autres, allons donc, jamais de la vie ! Quant à moi, je vous répète une fois de plus que je suis une âme incomprise, la dernière des grisettes, le seul survivant de la vieille race des Troubadours ! — Mais vous ne voulez pas me croire. »

Et partout, en d’autres lettres, on rencontre des phrases comme celles-ci :

« Quant à moi, que voulez-vous que je vous dise, ma chère amie ? Je suis un homme de la décadence, ni chrétien, ni stoïque, et nullement fait pour les luttes de l’existence…

Que ne suis-je insouciant, égoïste, léger ! Le fardeau de l’existence serait moins lourd. »

Et sa « haine contre la Bêtise » reparaît à chaque ligne : il cite des passages qu’il vient de lire, s’indigne, s’exaspère, ou, plus rarement, s’en égaye :

« On a joué trois fois la Damnation de Faust, qui n’a eu, du vivant de mon ami Berlioz, aucun succès, et maintenant le public, l’éternel, l’éternel imbécile nommé ou reconnaît, proclame, braille que c’est un homme de génie. »

Les cadeaux
(Le Gaulois, 7 janvier 1881)

La semaine des cadeaux vient de finir, et les étagères des jolies femmes sont couvertes de bibelots. Le cadeau qu’on donne à une jolie femme est toujours la voix d’un désir ; aussi rien n’est-il plus intéressant à visiter que les salons coquets dans la saison des étrennes.

J’ai fait ce voyage autour des boudoirs que j’aime, et je me suis arrêté longtemps devant des physionomies d’objets qui me révélaient bien des mystères. Souvent même je devinais : « C’est M. X… qui vous a donné cela, madame ? — Oui… Comment le savez-vous ? — Ah ! Voilà, c’est mon secret. »

Le peuple menu des choses gracieuses règne en cette saison de l’année, occupe toutes nos pensées, tient notre attention, agite nos cœurs.

Un petit bijou mignon, rare et simple, est un éloquent plaidoyer, mais un plaidoyer des sens. Pourquoi ? Direz-vous. Je ne sais trop. Mais le bijou me semble brutal. C’est de l’or, des diamants, des perles, de l’argent sous une forme palpable, appréciable du premier venu. On dit, au simple coup d’œil : « Cela vaut tant. » Eh bien, le « cela vaut tant » me paraît indiquer aussi une affection qui vaut tant. Offrir un bijou, c’est presque ouvrir son porte-monnaie et mettre la somme en la main.

Ne vous fâchez point, mesdames ; je sais que, presque toutes, vous préférez les bijoux aujourd’hui. Cela vous sied si bien, n’est-ce pas ? Faisons une exception pour les bijoux anciens ; leur valeur, plus conventionnelle, leur prête quelque chose de plus discret et de plus enveloppé.

Les fleurs, généralement, sont les messagères des sentiments platoniques ; et les bonbons ne sont qu’un prétexte pour offrir la bonbonnière.

Or, la bonbonnière achetée chez le bonbonnier indique la simple politesse, quelle que soit d’ailleurs la valeur de l’objet. Cela veut dire : « J’ai dîné souvent chez vous, je vous dois un cadeau sérieux ; tout le monde sait que cette boîte à la mode, achetée chez le confiseur en vogue, coûte vingt-cinq louis ; voilà. C’est un devoir que j’accomplis, nous sommes quittes. »

La coupe de Chine, pleine de marrons ; la porcelaine japonaise, pleine de billes de chocolat ; la boîte en laque, pleine de fondants, expriment une intention plus raffinée. Elles disent : « j’ai voulu vous être agréable ; j’ai cherché ce que je pourrais vous offrir ; j’ai couru les magasins ; je me suis, enfin, donné du mal. » Ce sont des présents un peu communs toutefois ; et les seules porcelaines où les doigts mignons doivent puiser les douces sucreries sont celles qui portent les marques anciennes des deux L ou des deux épées : Sèvres ou Saxe, ces sanctuaires du goût exquis.

Que peut-on donner de plus délicieux qu’un bibelot de Sèvres, du vieux sèvres, bien entendu, de cette inimitable pâte tendre, dont le secret est oublié ? à moins d’offrir un vieux saxe, une de ces petites boîtes carrées ou rondes qui portent sur leur couvercle des paysages aux tons violets, si fins, si délicats, ces merveilles de couleur unie où des arbres déliés abritent les fluettes maisons, dont le toit lance une imperceptible fumée grise sur un ciel couleur de lait.

Oui, le sèvres au fond bleu pâle, ce bleu qui ne change pas aux lampes, ce sèvres plein d’oiseaux variés comme des fleurs, au milieu de buissons de toutes nuances, le sèvres aux bergères couchées à côté des bergers, et caressant un mouton rose dans une campagne à la Watteau, n’a qu’un rival, c’est le saxe, plus austère, mais peut-être plus parfait encore.

Savez-vous, mesdames, l’histoire de ces deux illustres manufactures qui peuvent défier les plus beaux et les plus anciens produits chinois ?

Permettez-moi de vous la raconter.

Il ne faut point oublier d’abord que, pendant les siècles qui suivirent les invasions, le secret de la fabrication des faïences fut perdu.

C’est en Espagne que recommença d’abord cette fabrication, rapportée par les Maures. Les Arabes en firent autant en Sicile et créèrent d’admirables vases d’un goût oriental, dont l’émail, entièrement bleu, est couvert d’ornements vermiculés à reflets d’or et de cuivre, d’un éclat surprenant. La pâte en est presque toujours plus blanche et plus serrée que celle des faïences hispano-mauresques.

Puis l’expédition des Pisans contre Majorque fit connaître à l’Italie la céramique mauresque ; et cette nation excella bientôt dans cette artistique industrie.

La France fut l’élève de l’Italie, et nous voyons les fabriques s’établir du Midi vers le Nord : Moustiers, Marseille, Avignon, Nevers et Rouen — Rouen, qui porta l’art céramique français à sa pureté la plus extrême. La pâte rouennaise n’est point la plus fine qu’on puisse voir, le grain en est un peu gros, et la transparence reste parfois insuffisante, mais les belles faïences de ce pays sont sans égales au monde par l’émail, le coloris éclatant, et surtout par l’ornementation d’un goût absolu et d’un effet merveilleux.

Ce fut Henri IV qui eut l’honneur d’établir les premières grandes manufactures de faïence à Paris, Nevers et en Saintonge, la patrie de Bernard Palissy.

Les porcelaines chinoises et japonaises n’avaient, du reste, pénétré en Europe que dans le premier tiers du XVIe siècle.

Sèvres est de création relativement récente. Louis XV acheta cette fabrique, et il la faisait exploiter sans se préoccuper curieusement des résultats, quand la Pompadour fut séduite par des échantillons qu’elle en vit et décida le roi à y faire de grandes dépenses. Elle prit dès lors l’établissement sous sa protection, le surveilla, le soutint, s’en occupa sans cesse ; et, sous son inspiration, Sèvres devint le merveilleux atelier d’où sortit cette adorable pâte tendre d’une beauté si délicate et d’une finesse incomparable. Après les artistes qui avaient créé cette porcelainerie unique, on installa à Sèvres des hommes de science qui, changeant les procédés, demandant surtout aux vases des qualités chimiques, méprisant l’ancienne pâte onctueuse et tendre, riant de la vieille fabrication, inaugurèrent le règne de la pâte dure, des bleus violets désagréables à l’œil, et amenèrent la vraie décadence de l’établissement. Il ne s’est point encore relevé et, malgré les éloges patriotiques que lui décernent périodiquement les commissions officielles, Sèvres n’est plus qu’une manufacture secondaire dont les produits sont bien inférieurs à ceux de l’industrie privée.

Aucun roman d’aventures n’est plus extraordinaire, plus mouvementé et plus curieux que les origines de la grande manufacture de Meissen, en Saxe.

En 1701, un alchimiste, Johann-Friedrich Boucher, né à Schlaiz, en Voigtland, le 14 février 1682, vint à Dresde, implorer la protection de Frédéric-Auguste Ier, électeur de Saxe et roi de Pologne,

Il fuyait devant l’intérêt trop vif que lui témoignait un autre prince, le roi Frédéric-Guillaume. Cet alchimiste, en effet, placé d’abord en apprentissage chez le pharmacien Zorn, à Berlin, avait exécuté des travaux si curieux, fait des expériences si inattendues et si belles, que son souverain, craignant de le voir partir, le faisait épier et suivre partout. Gêné par cette surveillance royale, le jeune homme disparut et se rendit en Saxe.

L’électeur lui donna pour collaborateur Ehrenfried-Walter de Tschirnaus, qui cherchait alors le secret de la porcelaine dure des Chinois, secret qui paraissait introuvable.

En 1695, un inventeur nommé Morin avait découvert la pâte tendre ; mais il fallait découvrir la pâte dure ; et Tschirnaus s’égarait en des essais de vitrification incomplète, s’exaspérait de ses échecs, se décourageait aux tentatives avortées.

Son compagnon Bottcher débuta par fabriquer des vases, des aiguières de grès rouge vernissé, rehaussé de fleurs, d’écus armoriés, d’ornements de toute espèce, de feuillages d’or, etc., non fixés par le feu.

Ces échantillons furent présentés à son protecteur Frédéric-Auguste, qui fut envahi par une admiration si véhémente, qu’il ordonna à son tour de garder à vue son protégé. Un officier le suivait partout ; il ne pouvait plus faire un seul pas sans être accompagné, guetté ; et il demeurait prisonnier en une somptueuse demeure où personne même ne pouvait lui parler sans témoins.

S’indigna-t-il moins de cette surveillance acharnée sur lui la seconde fois que la première, ou bien fut-il plus strictement observé ? Le fait est qu’il ne disparut point, et que nous le voyons, en 1706, fuyant devant les Suédois qui envahissaient la Saxe et transportant ses instruments de travail dans la forteresse de Koenigstein.

En 1707, il revint à Dresde et continua ses essais, mais rien ne le mettait sur la voie du secret si ardemment poursuivi ; et ses longues recherches seraient demeurées inutiles sans un de ces merveilleux hasards où l’on croit toujours voir les intentions cachées du Destin.

Un maître de forge, nommé Johann Schnorr, s’étant embourbé sur le territoire d’Aue, près de Schneeberg, en une espèce de fondrière pleine d’une bouillie grasse et blanche, ramassa un peu de cette terre collée aux jambes de son cheval, et l’emporta chez lui. Il remarqua qu’en séchant elle devenait une poussière fine et légère ; et il eut l’idée de l’employer à poudrer les cheveux à la place de la farine de froment qu’on employait alors. Sa tentative ayant réussi, il se mit à vendre cette terre broyée, et le valet de Bottcher, nommé Slunker, en acheta pour son maître.

Cet homme s’aperçut alors que la poudre nouvelle était plus lourde que l’ancienne, et, tout en la semant sur la tête de son seigneur, il lui signala cette particularité.

Bottcher, poursuivi par l’idée fixe de l’introuvable pâte, examina cette poudre, la mania, la mouilla, l’analysa et eut l’inspiration de l’employer dans ses expériences. Or, c’était du kaolin ! La découverte était complète.

La manufacture royale de Saxe fut alors installée solennellement le 6 juin 1710, dans le vieux château d’Albertsburg à Meissen.

Ses produits eurent d’abord pour marque les deux lettres A. R. (Augustus Rex), puis deux épées en croix dans un triangle ; puis enfin deux épées croisées sans encadrement.

Bottcher mourut en 1719.

Qui ne les connaît et ne les adore, ces délicieux petits bonshommes, de Saxe, nation frêle et maniérée oui peuple nos cheminées ou sourit derrière les vitrines. Les frêles marquis, en culotte rose, en bas à trèfles, en habit bleu, dont l’épée relève un pan, s’inclinent devant les bergères à panier avec leur chevelure poudrée qui porte un parterre de fleurs. Une foule de personnages poupins font des grâces en leurs atours de porcelaine ; toute leur race émaillée et nabote nous donne l’idée d’un coquet royaume où vivrait ce petit monde, un Lilliput d’étagère. Ils sont jolis, jolis, proprets, gais et luisants ; et le charme de leurs couleurs séduit l’œil, nous les fait aimer, et nous fait faire des folies pour eux comme pour une maîtresse adorée. Car elle coûte cher, cette humanité minuscule, charmante ; et une petite danseuse en pâte de Saxe demande autant d’or pour entrer chez vous qu’une grande danseuse en chair vivante.

Les créateurs de ces êtres mignons s’appelèrent Hoeroldt, le modeleur ; Kaudler, le sculpteur, et Dietrich, le peintre.

Je vous souhaite, mesdames, un grand nombre de leurs enfants.

Médaillons féminins
(La Vie moderne, 8 janvier 1881)

Madame Pasca


Mme Pasca a eu des débuts pleins de gloire. Héloïse Paranquet l’a posée du premier coup parmi les « étoiles ». Puis sont venues Les Idées de Mme Aubray, Séraphine, Fanny Lear, Fernande, Adrienne Lecouvreur, Le Demi-Monde qui l’ont fait sacrer grande artiste.

Elle partit ensuite pour la Russie. Là-bas aussi elle domina, elle régna sur la société et, chose rare pour une femme de théâtre, les dames l’admiraient autant que les hommes, lui faisaient un triomphe d’amitié, un cortège de sympathies ardentes. Un fait curieux donnera la mesure de cette admiration passionnée. C’est un usage russe de faire bénir les maisons et les chambres. Or, un jour, une jeune fille appartenant à une grande famille fit venir un prêtre qui devait sanctifier son logis. Ce prêtre, un vieillard presque aveugle, suivit sa jolie cliente dans la chambre et le boudoir, pour prononcer la formule sacrée sur tous les objets familiers. Il commença à bénir tout et partout : les sièges, les meubles, le lit ; puis découvrant vaguement sur le mur une grande image qu’il prit pour une gravure pieuse, il s’acharnait à la bénir quand la jeune fille s’élança : « Non, mon père, pas cela, pas cela, c’est le portrait de Mme Pasca. » Le vieillard continua, passa dans le boudoir, bénit le divan, les tables, les rideaux, et, voyant sur un petit meuble une photographie dans un cadre d’or, il recommençait à bénir, quand la jeune fille se précipita de nouveau : « Non, mon père, pas cela, c’est la photographie de Mme Pasca. »

Or, Mme Pasca n’avait jamais vu cette jeune fille ; elle apprit seulement par sa mère que son image avait été ainsi deux fois bénie.

L’actrice nous est revenue et elle a été violemment applaudie dans tous les rôles qui lui furent confiés ; mais par une fatalité étrange, aucune des pièces où elle joua n’eut un grand et vrai succès. La voici maintenant qui lutte et se bat pour cette belle œuvre d’Émile Augier : Le Mariage d’Olympe. On ira la voir et l’admirer, mais la pièce ne semble pas devoir se relever absolument du jugement porté deux fois déjà par le publie.

Quand on donnera à Mme Pasca un vrai rôle à sa taille, elle apparaîtra définitivement au premier rang parmi les actrices de son temps.

Car elle a la force et le savoir, la grâce et l’énergie raisonnée, toutes les qualités supérieures de l’artiste. Sa voix mordante porte toujours, et personne comme elle aujourd’hui ne sait exprimer la passion. Élève de del Sarte et de M. Régnier, elle a étudié le répertoire classique et elle ne peut manquer, quelque jour, d’apparaître sur la scène illustre du Français, où sa place est marquée depuis longtemps, et où le publie l’attend avec impatience.

La verte Érin
(Le Gaulois, 23 janvier 1881)

On ne parlait guère de l’Irlande, il y a cinquante ou soixante ans, sans l’appeler « la verte Érin ». Le langage poétique auquel nous devons « la perfide Albion » et la « grasse Normandie » n’avait point découvert d’autre épithète pour qualifier cette terre de misère éternelle, ce

Pays loqueteux et sordide des gueux, ce foyer de révolte sans fin, de religion sanguinaire et d’indéracinable superstition. La verte Érin ! Ces mots n’évoquent-ils pas un paysage à la Watteau ? Mais quand on dit : « l’Irlande » quelles images de mort, de servitude, de luttes sanglantes passent sous nos yeux !

D’après la classification élégante en usage dans le inonde pour désigner les différents peuples d’Europe, si la France est le pays de l’élégance, de la grâce et de l’esprit ; l’Angleterre, la nation du spleen, du flegme et du rosbif ; l’Espagne, le royaume des castagnettes ; l’Italie, la patrie des arts, et la Suisse la contrée du ranz des vaches, assurément l’Irlande est la terre de pauvreté. La hideuse misère y a établi son empire ; elle l’enserre comme une pieuvre, la tient, la mange, exerce sur ce sol, qui est sien, sa toute-puissante tyrannie, par le moyen de l’Anglais, son lieutenant.

Je ne veux point faire ici l’histoire de la conquête et de la domination anglaise, ni raconter les premiers actes du drame séculaire et terrible dont une nouvelle scène est près de se jouer sous nos yeux. « Laissons la parole aux événements », selon la formule prudhommesque en usage dans le inonde parlementaire, et considérons simplement dans sa vie intime et quotidienne l’acteur principal de la pièce, le triste et famélique paysan d’Irlande.

C’est pour lui que semble avoir été créé le mot « végéter » ; car il végète, horriblement besogneux, se nourrissant à peine, affamé sans cesse, et jetant sur les villes des hordes de mendiants pareils aux loups efflanqués qui pénètrent, l’hiver, dans les villages.

Le riche campagnard ne connaît guère d’autres mets que la pomme de terre. Or la pomme de terre est la providence de l’Irlande, comme la châtaigne est la providence de la Corse. On la vénère ainsi qu’un sauveur, et on la classe par races, par familles, qui jouissent d’une plus ou moins grande considération, selon leurs qualités reconnues.

Traverser l’Irlande, c’est se promener au milieu des exquises gravures de Callot. Aucun pays du monde n’est plus riche en guenilles. Les femmes même n’ont presque jamais ces coquettes toilettes paysannes qu’on rencontre partout. Elles sont vêtues n’importe comment, avec n’importe quoi, et ignorent toute recherche d’élégance.

Le signe caractéristique de leur habillement, signe qui persiste encore dans une grande partie du pays, est un immense manteau bleu à large capuchon, et sans lequel elles ne consentiraient jamais à sortir *de leur maison, même pour aller à la porte voisine. Ce manteau a pour elles toute l’importance d’une robe de grande cérémonie ; il est gracieux de forme, du reste, se porte bien, et rend job, en une seconde, le paquet de friperie immonde qu’on regardait avec dégoût une minute auparavant. Elles le gardent en toute saison, hiver comme été, par les froids et la chaleur. En été, on rejette le capuchon sur le dos ; en hiver on le rabat sur la figure, et voilà tout.

Ainsi jadis les chevaliers, par luxe, étaient couverts de fourrures, même Pendant les jours les plus ardents.

Quand deux jeunes gens vont se marier, la composition de la dot est souvent d’un comique sinistre et fou.

Un voyageur raconte cette anecdote :

Il passait près d’un cottage et fut attiré par les cris furieux d’un jeune homme qui voulait défoncer la porte, hurlait, jurait parlait de tuer quelqu’un. On l’entraîna.

Ce jeune homme devait, le jour même, épouser une jeune fille habitant ce cottage. Les dots se trouvaient égales et belles. Lui, possédait une hutte (à laquelle manquait le toit ; mais on la pouvait réparer) et un cochon. Quant à elle, elle devait, en compensation de ces richesses, recevoir de son père une table, une chaise, une marmite et une couverture. Tout allait donc au gré des amants ; mais voilà que, le matin même du mariage, le cochon du fiancé mourut. Le père, à cette nouvelle, s’écria : « Tu n’auras pas ma fille ! » Le garçon s’indigna, s’emporta : ce fut en vain. Alors on lui proposa une transaction ; c’était de prendre la femme, mais de laisser aux parents la table, la chaise et la marmite, jugées d’une valeur équivalente à celle de l’animal trépassé. Il refusa avec énergie, exigeant le tout. La jeune fille, au fond de sa hutte, sanglotait quand un rival se présenta, un rival avec un cochon vivant, un rival qui, sachant la catastrophe, venait perfidement offrir son porc et sa main.

On les reçut tous les deux à bras ouverts ; la jeune fille se consola tout de suite ; et l’amoureux éconduit noya sa tristesse dans le whisky.

Le whisky est la grande consolation de ces misérables et, en même temps, une des plaies de l’Irlande.

L’eau-de-vie de Bretagne et le whisky d’Irlande, sont sans doute, les causes principales des nombreuses apparitions, des familles d’êtres fantastiques qui hantent ces deux pays.

Comme sur le vieux sol breton, toutes les superstitions croissent librement sur cette terre de servitude et de crainte. Le premier des esprits que nous y rencontrons est le Glamour, qui règne également en Écosse. C’est un rôdeur nocturne toujours à la recherche des voyageurs. Quand il en rencontre un, il change devant ses yeux la forme des objets, le séduit par des illusions charmantes et trompeuses, le promène de mirage en mirage, ouvre devant ses pas les portes d’or de palais merveilleux, puis le jette, éperdu, affolé par ces visions, au fond de quelque fondrière affreuse.

N’est-ce pas là une simple image de la vie, de nos aspirations toujours trompées, de nos rêves toujours décevants et de la désillusion finale où nous tombons désespérés ?

Les fées sont nombreuses, bienveillantes et très pauvres, paraît-il : comme si personne ne pouvait être riche en ce pays de gueuserie. On rencontre, dit-on, beaucoup de nains, frères des Korrigans bretons. On affirme qu’ils sont coiffés d’un bonnet rouge, sous lequel flambent leurs cheveux ardents.

Le plus drôle assurément de tous les génies fantastiques de cette terre est le facétieux Pooka.

C’est un petit cheval noir qui sort, quand vient la nuit, de son écurie souterraine.

Il galope, il galope par monts et par vaux, cherchant un paysan attardé. L’homme, au loin, frémit au bruit des fers du cheval-démon ; il s’arrête, tremblant des cheveux aux pieds, et le Pooka fond sur lui comme la foudre, passe une tête hérissée entre ses jambes, l’enlève et le jette, affolé, sur son dos, où la victime se trouve, soudée d’une façon indissoluble. Il repart alors, bondit, sur la crête des rochers, saute les précipices, traverse les fleuves, déchire les jambes du cavalier aux murs, aux ronces, aux troncs d’arbre ; heurte son front aux branches des forêts. Rien ne l’arrête, ne ralentit son allure furieuse ; puis, au chant du coq, il désarçonne d’une secousse le voyageur malgré lui, et le laisse meurtri, rompu, saignant, au milieu d’un bois désert.

Quelquefois, il est vrai, il vient au secours de vieillards égarés et fatigués, et les mène au terme de leur course. Mais presque toujours, il s’acharne sur les ivrognes. Aussi Pooka me semble bien être un des synonymes de whisky.

Contre les malices de ces esprits tracassiers, on invoque la protection des saints et principalement de sainte Latheerine. Elle était, de son vivant, simple et belle, et habitait auprès du village de Cullen. Sa misérable cabane, ouverte à tous les vents, ne la protégeant nullement contre le froid, elle allait souvent demander un peu de feu au forgeron, son voisin. Elle rapportait alors quelques charbons allumés dans une écuelle de terre qu’elle cachait sous sa jupe. Or, un jour, au moment où elle dissimulait ainsi sa provision de chaleur, le forgeron, homme passionné, remarqua que la sainte avait de jolies jambes. Il crut d’abord avoir commis un grand péché et se reprocha sa hardiesse ; mais le lendemain, il ne put s’empêcher de regarder encore, et il en fit autant les jours suivants. Enfin, au bout de la semaine, n’y tenant plus, il communiqua sa découverte à la sainte.

La pauvre innocente, aussitôt, se baissa pour voir si le forgeron disait vrai, renversa l’écuelle et mit le feu à sa robe. Furieuse et désolée, elle demanda alors au ciel de priver pour toujours Cullen de forgerons, afin qu’ils ne pussent désormais embraser ainsi les jupes des filles. Et jamais plus on ne vit une forge en ce village.

Quant à moi, je trouve bien étrange cette histoire, et le feu sous la jupe me paraît simplement une image honnête pour cacher une aventure qui ne l’est guère.

Comme si la mort était la plus grande joie réservée à ces déshérités de la vie, les Irlandais, depuis les temps les plus anciens, ont toujours eu la passion des funérailles. On y pousse encore souvent un cri plaintif et lamentable, pareil au hurlement du chien et appelé l’ullaloo.

Jadis, quand mourait un seigneur, le chef des bardes, debout à la tête de la bière, célébrait en vers tristes les qualités du défunt. A la fin de chaque stance, le chœur, placé près des pieds, criait l’ullaloo que la foule, les amis, les parents, les serviteurs, les paysans, répétait en masse comme une meute des chiens hurleurs.

L’ullaloo a, dans chaque province, un accent propre, si particulier que l’oreille la moins exercée la reconnaît à de grandes distances.

Aujourd’hui même, quand un convoi passe dans la rue d’une ville ou sur une route de campagne, la foule le suit. Non seulement elle le suit, mais elle pleure avec les parents de vraies larmes, jusqu’au cimetière.

Cette facilité à s’attendrir est générale dans ce pays ; et l’auteur des Esquisses philosophiques affirme avoir vu une quantité de gens sangloter autour d’une vieille femme qui semblait désespérée. Ayant demandé la cause de cette douleur universelle, il apprit que la vieille avait perdu deux shillings.

Or voilà qu’aujourd’hui l’Irlande s’agite de nouveau. Ce peuple que l’Anglais jadis a déclaré être le dernier des peuples, indigne de la liberté et incapable de l’obtenir, est las encore une fois de demeurer éternellement si misérable.

Il s’est révolté souvent, et toujours sans succès, parce qu’il l’a fait sans ordre, sans adhésion et sans ensemble. Parfois un chef, comme Hugh O’Donnel le Rouge, assemblait autour de lui les seigneurs, ses voisins, et luttait jusqu’à sa mort, sans trêve ni repos ; mais, après lui, tout redevenait calme, du moins en apparence.

Nous avons vu dernièrement les fenians, brouillons et mal disciplinés encore. Aujourd’hui la face des choses a changé, et c’est une espèce de combat légal qui s’engage.

La révolte est organisée à la moderne, méthodiquement, comme les grèves d’ouvriers. Des hommes considérables marchent avec le peuple. S’ils échouent cette fois encore, ils réussiront la prochaine fois.

L’art de rompre
(Le Gaulois, 31 janvier 1881)

La très auguste Académie française vient de nommer les commissaires qui couronneront les œuvres de génie, et autres, écloses en l’année 1880.

Dans la liste des ouvrages proposés à l’examen, j’ai cherché en vain celui qui pourrait, à l’heure actuelle, rendre le plus de services à l’humanité.

On trouve bien, dans cette énumération, le morceau le plus éloquent d’histoire de France (l’éloquence est-elle bien utile en histoire ?)

Puis un ouvrage français ayant un caractère d’élévation morale. — Passons.

Et, au milieu de récompenses très sagement motivées, « un prix décerné à la meilleure traduction en vers d’un ouvrage grec, latin ou étranger », puis encore : « deux sommes, l’une de trois mille francs et l’autre de cinq mille, destinées à encourager la haute littérature ».

Eh bien, cette haute littérature ne me dit rien qui vaille : et je crois bien qu’en général les particuliers très honorables qui se livrent à cet exercice académique sont fort incapables de faire de bonne littérature, ou simplement de la littérature.

Je suis persuadé, en outre, qu’aux yeux de MM. les membres de l’immortelle assemblée, Balzac ou Flaubert n’ont jamais fait de haute littérature.

Eh bien, je propose, moi, d’ajouter à la liste de longue de ces distributeurs de récompenses honnêtes quelques membres qui examineront au point de vue purement pratique, et couronneront, et doteront du magot de cinq mille sus-énoncé le meilleur traité sur « l’Art de rompre ».

Un seul prix ne suffisait-il pas, en effet, pour favoriser des genres qui laissent aussi peu de traces que la haute littérature et les traductions en vers ; et ne devons-nous pas, au contraire, poursuivre sans cesse une découverte plus utile à l’humanité que la destruction du phylloxéra, c’est-à-dire la suppression du vitriol ?

C’est le résultat qu’obtiendrait presque infailliblement celui qui nous offrirait une série de moyens simples, à la portée de tous, pour quitter décemment, convenablement, poliment, sans éclat, scène, ou violences, une femme qui vous adore et dont on a par-dessus la tête.

Le vitriol devient un danger public.

Hier, il est vrai, c’était un vulgaire gredin qui défigurait sa maîtresse ; mais, la veille, une femme jalouse se vengeait d’une jeune fille, sa rivale ; le jour précédent une autre femme brûlait les yeux de son amant infidèle ; et demain la série sinistre recommencera sans doute.

Aucun de nous ne peut se dire à l’abri, car aucun de nous n’est exempt de galanteries, et, comme aucun de nous, je le pense n’est partisan des chaînes éternelles, nos yeux, notre nez et notre devant de chemise peuvent au premier jour disparaître sous le redoutable liquide.

Le vitriol est l’épée de Damoclès de l’infidélité.

Cependant nous ne pouvons raisonnablement être fidèles jusqu’à la mort (je parle pour les célibataires) à une seule et même femme, quand tant d’autres sont charmantes.

Les femmes souvent (celles qui en valent la peine) sont désespérément fidèles ou plutôt (pardon du mot) désespérément crampons. Et ce n’est jamais à leurs maris qu’elles sont fidèles ; oh ! Ça non, mais à l’homme, à qui elles ne sont unies que par un lien bien faible, le caprice ! Explique qui pourra cette anomalie.

Quiconque a eu des histoires d’amour, quiconque a passé par la série fatale des périodes où se déroule une intrigue de cœur, est resté atterré au moment de dénouer ce nœud gordien qu’on appelle une liaison ; et, ne pouvant arriver à séparer, à disjoindre habilement tous les fils, il a fait comme Alexandre, il a coupé. De là une série de catastrophes qui ont parfois pour terminaison finale : le vitriol !

Faisons l’histoire banale et simple de toutes les tendresses mondaines. La psychologie en est toujours la même.

Le cœur féminin diffère en tout du cœur de l’homme. Nous autres, vrais amateurs de beauté, c’est la femme que nous adorons ; et quand nous choisissons passagèrement une femme, c’est un hommage rendu à leur race entière. Est-il un ivrogne, est-il un gourmet qui boive sempiternellement d’un seul cru ? Il aime le vin et non pas un vin ; le bordeaux, parce que c’est le bordeaux, et le bourgogne, parce que c’est le bourgogne. Nous, nous idolâtrons les brunes, parce qu’elles sont brunes, et les blondes parce qu’elles sont blondes ; l’une, pour ses yeux aigus, qui vont au cœur, l’autre pour sa voix qui fait vibrer nos nerfs ; celle-ci pour sa lèvre rouge, celle-là pour la cambrure de sa taille ; et, comme nous ne pouvons cueillir toutes ces fleurs en même temps, la nature a mis en nous la toquade, le caprice fou qui nous les fait désirer à tour de rôle, augmentant ainsi la valeur de chacune à l’heure de l’affolement.

Or, l’affolement chez l’homme ne dure guère ; c’est la période d’attente. Le désir satisfait change l’amour en reconnaissance polie. Indignez-vous, idéalistes !

Les uns font ce trajet d’une passion à l’autre en huit jours, d’autres en un mois, d’autres en six, d’autres en un an. Question de temps, de lenteur de cœur et d’habitudes prises.

Mais la femme ! Ah ! La femme suit une route diamétralement opposée. Voilà le danger.

Au moment où l’amoureux fait le siège, où tous ses désirs éveillés lui font croire qu’il aime de passion, il est éloquent, pressant, persuasif. Il promet tout ce qu’on veut, s’engage aux sacrifices les plus surhumains. La femme, elle, est inquiète, troublée, ravie qu’on s’occupe d’elle, mais pas amoureuse pour un sou. Elle se dit : « Ce pauvre garçon, il m’aime terriblement tout de même » ; et elle s’attendrit sur cet amour par bonté de cœur et par vanité satisfaite. Cependant elle a des craintes, ne veut pas trop s’engager, et elle parle de caprice, de caprice sans durée trop longue. C’est si charmant, un caprice ! Cela laisse au cœur un souvenir doux, nullement amer. C’est la page volante de la vie.

Quant à lui, caprice ou autre chose, il s’en moque bien, pourvu que le résultat soit le même. Et le résultat qu’il poursuit est le même.

Alors il triomphe. L’assiégeant emporte la place. Or, une fois maître, il s’aperçoit peu à peu que cette conquête, qu’il jugeait de loin incomparable, ne vaut en somme ni plus ni moins que les précédentes. Mais la vaincue commence à aimer son vainqueur, bien faiblement encore, il est vrai, comme un usurier peut aimer le beau viveur à qui il vient de prêter cinq cents louis. Elle a fait une avance de fonds et elle tient à rentrer dans ses frais — Comment ? dira-t-on. — Mais elle a risqué sa réputation, sa tranquillité, l’ordre de sa vie. Et puis toute femme prend toujours au sérieux le fameux mot : « capital » de M. Dumas. Oh ! Elle en altère le sens, par exemple, estimant inépuisable ce capital que M. Dumas juge perdu si vite.

Alors commence la chaîne.

Lui de jour en jour, regarde de plus en plus les autres femmes : de jour en jour, il sent poindre en son cœur des soupçons de désirs nouveaux, des chatouillements de passions à naître. De jour en jour il comprend davantage que l’âme n’est jamais satisfaite, que la beauté a des manifestations sans nombre, que le charme de la vie est dans le changement et la variété.

Mais, elle, de jour en jour s’attache davantage, comme une plante qui pousse en un sol nouveau. Ses baisers sont des racines qui s’enfoncent de plus en plus. Elle aime ! Elle s’est donnée, toute, s’est enfermée, murée dans son amour. Son existence n’a plus d’autre horizon, sa pensée d’autre aspiration, toute sa personne d’autre besoin que d’être aimée !

C’est la chaîne, la servitude involontaire, qui commence. C’est la litanie des paroles tendres, enfantines et ridicules : « Mon rat, mon chat, mon gros loup, mon adoré. » — La persécution de la tendresse. Elle avait parlé de caprice ! Ah ! bien, oui !


Il veut rompre, il essaye timidement. Mais allez-vous-en rompre avec une femme qui vous adore, qui vous martyrise d’attentions, qui vous torture de prévenances, une femme dont l’unique souci est de vous plaire. Rompre ! Plus souvent ! La chaîne est solide ; on ne la casse pas ainsi, on la traîne. L’affection de l’une augmentant toujours, et celle de l’autre diminuant sans cesse, ils en arrivent à faire comme deux musiciens jouant ensemble, dont l’un accélérerait peu à peu son mouvement, tandis que l’autre ralentirait le sien.

Un proverbe a dit : « La femme est comme votre ombre ; suivez-la, elle vous fuit ; fuyez-la, elle vous suit. » Ce proverbe est d’une éternelle vérité. Avec son instinct d’amoureuse, elle devine que vous l’abandonnez, et elle s’acharne, se cramponne à vous.

Tous les jours recommencent les questions harcelantes et intempestives, auxquelles il est impossible de répondre :

— Tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?

— Mais, oui.

— Répète-le-moi, j’ai besoin de l’entendre !

— Mais puisque je te le dis !

— C’est bien vrai, ça, que vous m’aimez encore un peu, gros méchant ?

— Oui.

— Promets-moi que tu ne me trompes pas ?

— Non.

— Quoi, non ?

— Je ne te trompe pas.

— Tu me le jures ?

Eh ! Parbleu, oui, il le jure. Que voulez-vous qu’il fasse ? Et les femmes les plus intelligentes, à ce moment psychologique, répètent invariablement ces séries d’interpellations aussi inutiles que maladroites.

Le nœud gordien est là, indénouable.

Deux solutions se présentent, toujours les mêmes :

Ou bien, de scène en scène, on arrive au combat final, au vrai combat ; aux gifles odieuses, aux coups déshonorants pour l’homme ; car celui qui lève la main sur une femme, pour n’importe quel motif, en quelque occasion que ce soit, n’est jamais qu’un pleutre, un goujat et une brute ;

Ou bien, il disparaît, lui, il s’éclipse, introuvable. Mais alors elle le cherche, acharnée, exaspérée, et quand elle le rencontre adorant une autre dans tout l’emportement d’une ardeur nouvelle, elle s’embusque au coin d’une rue, la fiole de vitriol à la main…

Voilà pourquoi, au lieu de nous faire des traités de morale qui ne servent à personne, ou des traductions d’Horace en vers français, il serait infiniment plus pratique de nous offrir un manuel raisonné de l’art de rompre. S’il est vrai (et c’est mon avis) que la gourmandise et l’amour soient les deux passe-temps les plus délicieux que nous ait donnés la nature, je ne vois pas pourquoi un philosophe subtil ne nous offrirait point le traité que je réclame, de même qu’on nous a présenté des collections de menus savants et des recettes de tout genre pour la satisfaction de notre palais.

J’en appelle à tous ceux qui font de l’amour la plus douce occupation de leur vie. La séparation n’est-elle pas le problème le plus redoutable proposé à leur intelligence et, toujours, le plus insoluble pour un galant homme ?

Jusqu’ici je n’entrevois qu’une solution que j’indique avec timidité, parce qu’elle n’est peut-être pas à la portée de tout le monde.

Quand on en a assez d’une femme, eh bien… eh bien, on la garde. — « On la garde, direz-vous ; mais la suivante… ? » — On les garde toutes, monsieur.

Les inconnues
(Le Gaulois, 13 février 1881)

C’est mardi que sera mise en vente la correspondance de Mérimée. On parle déjà de cet événement, et les admirateurs encore nombreux de cet écrivain au talent correct et froid attendent peut-être quelques révélations comme celles contenues dans ce volume si commenté, si discuté : les Lettres à une inconnue. Leur curiosité sera trompée sans doute : les lettres nouvelles que nous allons lire n’ont, nous affirme-t-on, aucun caractère de galanterie mystérieuse.

Mérimée n’est pas le seul que les Inconnues aient poursuivi ; chaque homme de lettres a les siennes, et ce serait un livre vraiment curieux si on racontait les intrigues, drames et désillusions qui ont résulté des petites lettres parfumées, à l’écriture déguisée, apportées un beau matin par le facteur à tous nos écrivains vivants et célèbres. J’en sais qui ont reçu des photographies, fort jolies, de Russie, de Suède et d’Italie. J’en sais deux qui se sont mariés à la suite d’une correspondance anonyme ; j’en sais un qui est devenu amoureux fou d’une femme qu’il n’a jamais vue ; j’en sais un autre qui fait tranquillement des collections d’Inconnues comme on fait des collections d’insectes. Celui-là a la vogue ; les lettres abondent chez lui, car les Inconnues vont presque toujours au même, comme les papillons se posent sur une seule fleur de préférence.

Il y a deux familles principales d’Inconnues, mais chacune de ces familles se divise elle-même en plusieurs branches.

La famille la plus nombreuse et la plus intéressante est celle des « Inconnues de province ».

L’autre : « Inconnues de Paris », est moins précieuse en général.

Je passe à dessein les « Inconnues de l’étranger », qui ne sont le plus souvent que des toquées, des intrigantes, ou des Anglais mâles, amateurs d’autographes.

L’Inconnue de province a deux types principaux. C’est d’abord la petite femme rêveuse, intelligente, une sorte d’Emma Bovary supérieure, qui, mariée à quelque bourgeois honnête et médiocre, veut lui rester fidèle, mais ébauche platoniquement, avec un homme supérieur, le roman secret de sa vie. Elle vide son cœur en ses lettres, s’exalte, s’attendrit, aime de l’âme ce correspondant illustre qui veut bien répondre à ses expansions, à ses appels, à ses élans vers un bonheur idéal.

L’autre Inconnue de province est la demoiselle de compagnie des châteaux nobles, qui cherche le placement de ses exaltations littéraires, et une conquête, si C’est possible. Celle-là profitera de son prochain voyage pour aller sonner à la porte du grand homme. Elle porte, en attendant, ses lettres comme un trésor, et regarde avec mépris les pauvres êtres dont elle mange le pain.

Les vieilles demoiselles sont aussi pour beaucoup dans le recrutement des Inconnues de province. Ce ne sont point les moins intéressantes, et un célèbre écrivain, mort dernièrement, est resté toute sa vie en correspondance avec une charmante fille à cheveux blancs, qu’il n’a point connue autrement que par la description qu’elle lui envoya d’elle-même. C’est dans ces lettres-là qu’on touche aux mystères profonds des existences lamentables, aux tortures de ces cœurs de femme séchés sans amour, à toutes les misères intimes des vies solitaires et désolées.

L’homme qui reçoit ces lettres anonymes répond presque toujours, à moins qu’il ne palpe, dans la première envoyée, une stupidité trop évidente.

Deux mobiles le poussent, ou plutôt deux curiosités, celle de l’homme galant et celle de l’homme de lettres.

Les Inconnues de Paris ne sont, la plupart du temps, que des mondaines désœuvrées, qui désirent trouver l’âme sœur et s’adressent, dans ce dessein, à un homme qu’elles estiment au-dessus de leur clientèle ordinaire.

Elles ont tort : un artiste véritable n’aime jamais éperdument que son art. S’il les préfère, ce n’est point un grand artiste ; et alors elles n’ont aucun avantage à quitter leurs habitués, toujours plus experts en galanterie. Car la galanterie est une profession, la profession des hommes du monde ; ils y sont quelquefois incomparables. J’en sais de vraiment merveilleux.

MM. les artistes de tout ordre doivent se méfier terriblement des Inconnues de soixante ans, qui cherchent avec persévérance le placement de leurs tendresses incomprises et acharnées.

Et voici maintenant une histoire d’Inconnue absolument vraie.

Elle ? C’est aujourd’hui une vieille femme, fort aimée dans le monde, une adorable vieille femme dont les charmes sont comme ces parfums anciens restés au fond des flacons. On les respire avec bonheur, ces parfums, et en même temps avec une vague mélancolie. Et, plus que par la puissante odeur des essences nouvelles, on se sent pénétré par cette subtile quintessence des senteurs vives évaporées.

De cette femme toute vieille se dégage comme un nuage d’élégances passées, de grâce ineffaçables.

Elle a l’esprit exquis, alerte, et libre des grandes dames disparues.

Elle parlait justement de ces lettres de Mérimée publiées par une Inconnue.

— Moi aussi, dit-elle, j’ai été l’Inconnue d’un grand homme.

Et elle me le nomma.

L’aurai-je désigné suffisamment en disant que ses voisins indiquaient son logis aux étrangers qui le cherchaient par ces mots : « Vous verrez la maison où il y a toujours des jupes à la fenêtre. » Non ? Cela ne suffit pas ? Eh bien, l’avant-dernière pièce de vers de son volume de poésies (car il était poète par moments), est adressée : « A une provinciale ». C’est cette provinciale elle-même qui m’a raconté leur histoire.

Elle disait :

— J’habitais une ville du centre de la France, quand un livre de lui me tomba dans les mains. Ce fut comme une réponse à mes pensées intimes, et je lui adressai une lettre longue pleine d’admiration et d’entraînement.

« Il me répondit, j’écrivis de nouveau ; et cette correspondance ne lui déplut point sans doute, car il la continua avec une exactitude scrupuleuse.

« Nous devînmes amis, amis intimes. Je lui faisais toutes mes confidences ; il me racontait les dessous ignorés de sa vie, ses ennuis ; il s’épanchait enfin, se confiait tout entier à cette Inconnue lointaine qui avait conquis son estime et son affection.

« Un jour, je partis pour Paris, radieuse. J’allais le voir, lui serrer les mains, entendre enfin sa voix, connaître son visage !

« Je lui écrivis de me venir trouver.

« Il refusa.

« Je fus atterrée ; j’écrivis de nouveau : il refusa encore. Il fallait, disait-il, garder toutes nos illusions, que la réalité détruit toujours. La connaissance de nos êtres diminuerait l’intimité de nos cœurs. Nous nous aimions si bien que nous ne pouvions que troubler ces délicates et tendres relations.

« Enfin, il ne vint pas.

« Je retournai dans ma province, un peu attristée, et je continuai à lui envoyer toutes mes pensées. Quant à lui, il semblait même devenu plus affectueux, plus expansif.

« Je retournai à Paris, où je me fixai cette fois ; et, un jour, je reçus une lettre où il me demandait d’une façon détournée, discrète, quelques détails sur… ma personne. Il avait peur que je ne fusse laide !

« J’étais jolie, monsieur, je puis bien le dire maintenant, très jolie même ; et je lui envoyais une description vraie de moi… jusqu’à la taille.

« Le lendemain, mon domestique lançait son nom dans mon salon, son nom illustre et bien-aimé.

« Dieu ! Qu’il était laid !

« Tout petit, noir, l’air vieux, la figure grimaçante, il s’avançait intimidé au milieu du cercle d’hommes, d’hommes connus, qui m’entouraient.

« Il dit à peine quelques paroles. Mais il revint le lendemain. Je n’étais pas seule encore. Oh ! Pour rien au monde je n’aurais voulu maintenant me trouver seule avec lui. Il était trop laid, vraiment, trop laid. Il y a des limites à tout. Mais lui ne me trouvait point si mal qu’il avait craint, car, chaque jour, il sonnait à ma porte. Je ne le recevais jamais, à moins que je ne fusse entourée d’amis ; et je le voyais s’exaspérer et m’aimer chaque jour davantage, car il m’aimait éperdument.

« J’essayais par mes lettres d’apaiser cette passion inutile. Non, je ne pouvais pas y répondre, c’était impossible, impossible !

« Lui me suppliait de lui accorder un rendez-vous : enfin je cédai, et je lui fixai une heure où nous pourrions… nous expliquer.

« Il entra, nerveux, irrité : « Madame, dit-il, il faut choisir. Vous vous jouez de moi, vous me martyrisez, vous me désespérez ; il faut choisir entre le monde et moi. »

« Je le regardai longuement — non, je ne pouvais pas.

— Alors, lui prenant la main : « Mon pauvre ami, lui dis-je, eh bien… je choisis le monde. »

« Il eut un sanglot et sortit.

« Il avait raison, monsieur, il ne fallait pas nous voir et troubler ainsi notre si charmante intimité. »

Les mœurs du jour
(Le Gaulois, 9 mars 1881)

Il y a des époques d’épidémies, des souffles de fièvres, des ouragans de folie qui passent sur le monde. Après la série des meurtres, vient la série des vols ou des avortements. Les empoisonneurs ont leur année ; puis apparaissent les banquiers au pied léger ou les séducteurs de dragons.

Nous traversons une période d’amour. Oh ! D’amour ! C’est beaucoup dire. Est-ce bien ce mot qu’on devrait employer pour exprimer le détraquement hystérique qui se manifeste dans la jeunesse de ce jour ?

Le mot « jeunesse » non plus n’est peut-être pas assez large ? Toujours est-il que la crise a deux aspects. Considérons-la d’abord chez les marchandes de tendresse qui semblent en proie depuis quelque temps à des délires de passion sincère. C’est étrange, mais c’est ainsi. Voilà que le Sentiment paraît avoir pris quartier dans ce monde-là même, dont son confrère le Plaisir aurait dû le bannir à jamais. Oui, dans ce monde galant, qui vit de l’amour et par l’amour, qui en trafique à toute heure, qui en vend à tous les poids, à toutes les mesures et à toutes les doses, voilà qu’on a l’air de s’aimer pour de vrai.

Ces demoiselles (celles qu’on n’épouse pas) sont envahies depuis quelque temps par des démangeaisons de mariage tout comme les petites bourgeoises que leurs mères élèvent dans cette seule intention. Sitôt qu’une d’elles a la surprise de se réveiller mère, gare au malheureux quelconque qui, parmi les ayants droit, refuse d’accepter les prérogatives de cette paternité d’aventure ! Ce n’est pas tout ; celle-ci mitraille ou acidule son amant infidèle. (Comme si la fidélité était un apanage exclusif de ces dames.) Celle-là préfère se percer le sein et tomber légèrement blessée aux pieds de son volage ami. La moindre frasque de leurs « protecteurs » leur met le revolver au poing, et elles ont maintenant la main aussi prompte et aussi légère que la conduite.

Cherchons donc la cause de cette crise.

Serait-ce vraiment de l’amour ? — Non. — Alors quoi ?

N’ayant jamais eu de maîtresse qui se soit poignardée pour moi ou qui m’ait fait l’honneur de me laver la figure avec un caustique énergique, je n’aurai pas la naïveté de croire à la sincérité des filles.

On ne saurait s’imaginer, en effet, combien on adore éperdument, tout de suite, une femme qui a failli se tuer pour vous, et quels sacrifices on ferait pour elle, et quelle générosité éveille en nos cœurs cette idée qu’on est aimé jusqu’à la mort.

Elles le savent et elles en usent.

Mais qui donc a pu les réduire à employer sans cesse ces moyens extrêmes, à jeter ainsi leur va-tout, à jouer le drame en permanence.

Pardon mesdames, il est des termes d’argot qui montent tout d’un coup à la surface de la langue. On les chuchotait tout bas hier, aujourd’hui on les prononce tout haut, des journaux les impriment ; ils ont droit de cité sur le boulevard.

Nous n’osons point les répéter.

Une anecdote pourtant :

Un jeune homme du meilleur monde, fort coureur et grand chasseur, avait des succès si fréquents parmi les belles dames dont les amabilités sont tarifées tout comme les rafraîchissements d’un café que ses revenus n’auraient jamais suffi pour solder toutes les faveurs qu’il consommait. Il eut recours à un moyen aussi simple qu’ingénieux. Il tint un compte scrupuleusement exact des bonheurs impayés qu’il devait à ses charmantes amies, et, dès que la chasse fut ouverte, il se mit à leur envoyer des multitudes de lapins.

Il marchait tout le jour par les bois et les côtes et, le soir, en se frottant les mains, il disait à ses amis :

— Je viens encore de placer six lièvres.

Les jeunes personnes furent d’abord satisfaites, comme quiconque reçoit des bourriches de gibier (ça vous pose auprès du concierge) ; mais bientôt, quand l’une d’elles rencontrait une camarade et lui demandait :

— As-tu des nouvelles d’Arthur ?

L’autre aussitôt répondait :

— Oui, il vient de m’envoyer un lièvre.

Alors la désillusion commença. Et quand toutes eurent mangé pendant des mois du lièvre sauté, rôti, grillé, en gibelotte, en pâté, en miroton, elles commencèrent à trouver exécrable cet animal.

Le lièvre devint la terreur, l’épouvante, l’épée de Damoclès de cette nombreuse population volante qui déménage éternellement entre les rues Breda, Clauzel, des Martyrs, Notre-Dame-de-Lorette, Pigalle, etc., etc. On lui jura une haine à mort, et au moindre soupçon, au moindre geste, à la moindre crainte, on a recommencé le massacre des innocents qui payent toujours pour les coupables. Car il est bon d’observer que les donateurs de lièvres, étant d’un naturel malin, se laissent très rarement pincer.

Donc, toute cette grande crise de passion dramatique, avec poignards et revolvers, ne me paraît guère autre chose que la conspiration du chantage, appuyée, du reste, par l’indulgence si complaisante des tribunaux.

Malgré le succès de ces moyens, il me semble cependant que quelque homme autorisé, comme M. Dumas fils, par exemple, qui a passé sa vie à étudier les mystères des cœurs à double fond, devrait adresser aux femmes galantes quelques conseils sages et philosophiques. « Mes enfants, leur dirait-il, votre arme doit être la séduction et non pas le couteau-poignard. Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Faites comme la fourmi, croyez-moi, amassez, amassez sans cesse, amassez toujours ; c’est là le vrai, le seul moyen. Prenez garde de décourager les hommes. Vous les tenez, conservez-les, soyez prudentes, ne les éloignez point, ils pourraient retourner aux femmes du monde. Songez donc, mes petites chattes, combien la concurrence est grande. La moindre faute peut amener votre ruine ; et puis, entre nous, vous n’êtes en somme qu’une valeur de convention. Vous êtes cotées cher, très cher, trop cher : gare la baisse ! Le Turc aussi fut coté cher, et ma foi, en fait de filouterie, vous le valez. Vous êtes si nombreuses vraiment que nous avons bien du mal à vous nourrir. Nous consentons à faire des sacrifices, mais il faut vous montrer raisonnables ; ne nous tirez pas dessus, que diable ! Et puis, n’oubliez jamais cette sage parole d’un romancier de ma connaissance : « Quand je désire une créature à la mode qui vaut une fortune, j’attends, car je suis sûr qu’au bout de quelques années elle tombera à rien. Or, comme en réalité c’est mon désir seul qui a de la valeur, et non la fille, cela revient tout à fait au même. »

Passons maintenant au côté des hommes. Ici, le cas est plus complexe et plus nombreux. On chuchote de si étranges histoires que l’esprit reste effaré. On parle de mineurs, d’enfants, de choses monstrueuses, et des procès se déroulent publiquement où la moitié d’une grande cité semble s’être partagé les faveurs d’une petite fille de douze ans.

Quelle est donc là source du mal ?

C’est délicat à dire, mais enfin il le faut. Cette source du mal, eh bien, c’est vous, mesdames, les femmes du monde. A qui la faute si vos maris s’encanaillent et s’encrapulent ? A qui la faute si les jeunes gens, ne trouvant plus de maîtresses spirituelles et charmantes, vont rôder en des lieux suspects ? Ah ! Çà, voyons, que faites-vous ? A quoi songez-vous ? Quels sont votre rôle et votre mission ? A quoi servez-vous si vous ne savez plus vous faire aimer assez pour retenir à vos genoux les mondains ?

Vous aussi, mesdames, vous auriez besoin de tutélaires conseils ; mais quelle bouche assez autorisée, assez persuasive, assez puissante pourrait vous indiquer efficacement la voie nouvelle ? M. Dumas n’a guère votre oreille, et je ne vois que M. Caro dont les savantes leçons exercent sur vos cœurs une influence assez décisive. Mais consentirait-il à consacrer un des cours que vous suivez si assidûment à traiter cette question, pourtant si large et si facile aux développements, « de l’amour dans le monde » ?

Voici, je crois, les points principaux où pourrait s’exercer son éloquence :

Il se demanderait d’abord si, par hasard, la vertu sévirait parmi vous. Mais non, cette hypothèse doit être vite écartée ; nous ne sommes pas encore menacés de ce fléau ; et la vertu, comme dans l’Antiquité, continue à n’être qu’un mot.

Ici on pourrait même tenter une définition moderne de la vertu : « l’art délicat d’éviter le scandale ».

Alors que se passe-t-il ?

Êtes-vous moins belles ? Non assurément. Les hommes se sont-ils modifiés ? Pas davantage. Seulement le siècle marche ; la civilisation progresse ; les mœurs changent ; les inventions nouvelles se multiplient, la science fait des prodiges et l’industrie, des merveilles (comme a dit Victor Hugo) ; et vous n’êtes pas dans le mouvement. Voilà tout.

Tout change. L’amour comme le reste. On n’aimait pas au XVIIIe siècle comme au Moyen Age, on n’aimait pas en 1830 comme sous le Directoire. Il ne faut plus aimer aujourd’hui comme en 1830. Votre infériorité vient de là. Nous sommes dans un siècle pratique, qui n’abuse pas du sentiment.

Et l’orateur, dans un grand mouvement d’éloquence, adresserait un appel ardent à toutes les femmes en état de plaire. Il prêcherait cette croisade de la séduction, et ferait de tels effets que toutes les assistantes sortiraient de là, pleines de zèle pour l’œuvre nouvelle, et n’auraient plus qu’un désir au cœur : sauver un homme de la débauche immonde ; le retenir sur les bords du gouffre béant.

Les hommes, assurément, ne demanderaient pas mieux que d’être sauvés ainsi.

Je le souhaite de tout mon cœur.

Ainsi soit-il.

Maison d’artiste
(Le Gaulois, 12 mars 1881)

Aujourd’hui, l’éditeur Charpentier met en vente un livre nouveau de l’illustre écrivain Edmond de Goncourt.

Ce livre est, dans l’œuvre du maître, une chose unique qui ne peut être rapprochée d’aucune de ses autres productions.

Ce n’est point un roman comme ceux qui l’ont rendu célèbre ; ce n’est point une de ces exquises études historiques comme La Femme au dix-huitième siècle ou Les Maîtresses de Louis XV. Ce n’est point une œuvre philosophique comme Idées et Sensations ; c’est l’histoire de son mobilier.

Ce livre s’appelle la Maison d’un Artiste au dix-neuvième siècle. Et nulle maison, en effet, n’est plus curieuse à visiter que la sienne. C’est un résumé de l’art français au XVIIIe siècle, et en même temps un tableau rapide des merveilles de l’Orient, un récit pour les yeux de ces étincelantes industries de la Chine et du Japon.

Car Goncourt est né bibelotier. Il l’est plus que personne ; c’est évidemment là son vice, ce vice aimé, ruineux, rongeur, que chacun porte en soi.

Il l’est tellement, qu’il a bibeloté toute sa vie dans l’histoire, comme il bibelote dans les magasins. Les deux frères avaient cette passion. A peine un de leurs romans était-il fini, que tous deux repartaient vers ce XVIIIe siècle qu’ils ont tant aimé ; ils le parcouraient en commissaires-priseurs, furetaient dans ses coins, laissant aux professeurs le soin des événements et des dates, mais reconstituant les mœurs par tous les menus détails de la vie, faisant de l’histoire en romanciers, avec des éventails, des cartes de dîner, des jarretières, des dentelles, des boucles de souliers et des tabatières, de l’histoire vraie et vivante. En même temps ils poursuivaient, à travers les ventes et les boutiques poudreuses, tous ces bibelots anciens, alors peu estimés, et les tableaux, les dessins, les gravures des maîtres, et les livres, les éditions rares, uniques, et tout ce que le hasard des visites aux brocanteurs et une infatigable patience faisaient tomber sous leurs mains.

L’un d’eux est mort. L’autre a continué de chercher sans repos. Il possède aujourd’hui la collection la plus belle, la plus complète qui existe de l’art français au XVIIIe siècle.

Il va lui-même ouvrir au public la porte de sa maison.

Mais, avant le public, entrons-y. Le romancier, d’ailleurs, est chez lui, nous pourrons ainsi le voir, et même lui parler.

C’est à Auteuil, sur le boulevard Montmorency, une charmante maison faisant face à la ligne de ceinture. Dès l’entrée on se sent chez un amateur de curiosités. Les murs du vestibule et de l’escalier en sont couverts. Le cabinet de travail du maître est au premier étage ; lui, il écrit devant sa table ; il se lève. Les cheveux sont longs, gris, d’un gris particulier entre le gris et le blanc, une nuance qui semble dire la fatigue des nuits passées et des longs efforts cérébraux. Ils encadrent un visage d’une rare finesse ; une vraie tête d’aristocrate de la bonne époque et de la bonne marque, comme il pourrait dire lui-même en parlant de ses plus belles faïences. Il porte la moustache seulement ; il est de haute taille, mince, d’une grande aisance un peu froide. Sa maison est bien le cadre qui lui convient.

C’est lui qui a écrit : « Il y a de gros et lourds hommes d’État, des gens à souliers carrés, à manières rustaudes, tachés de petite vérole, grosse race, qu’on pourrait appeler les percherons de la politique. »

Si cette race de percherons existe chez les hommes de lettres, il en est de tout point l’opposé.

Dès qu’on est entré dans son cabinet, une lueur tire l’œil au plafond : c’est une soierie japonaise d’une telle richesse de couleur, qu’on en demeure ébloui. Deux griffons d’un relief surprenant courent dans un champ de pivoines ; Les bêtes fantastiques, contorsionnées, gambadent au milieu de fleurs merveilleuses, éclatantes comme des lumières. C’est une robe d’acteur, parait-il. Nos plus folles actrices n’en ont point d’aussi riches.

Les murs partout sont tapissés de livres, de livres précieux, dont il va nous donner le catalogue détaillé. Dans les tiroirs des bibliothèques dorment d’inestimables albums du Japon qui valent des fortunes. Il est le premier peut-être qui ait compris la valeur artistique, la grâce et le charme de cet art japonais dont s’inspirent aujourd’hui nos peintres. Dès 1852 il achetait à la Porte de Chine un de ses beaux albums pour la somme de 80 francs. Combien cela vaut-il aujourd’hui ?

Mais nous passons dans le sanctuaire, dans le salon des collections. Ici la Chine et le Japon dominent. Tout autour de l’appartement de grandes vitrines enferment des trésors. En fait de porcelaines, une assiette qui montre un oiseau perché sur une branche est ce que j’ai jamais vu de plus parfait.

Voici les ivoires du Japon. Il en possède une collection magnifique. L’un représente un guerrier qui court sur l’eau ; c’est d’un travail incomparable. Un autre nous fait voir la MORT qui regarde un serpent enroulé sous une feuille. La Mort est penchée, et dans son mouvement on sent une curiosité bienveillante, un intérêt tendre pour la bête empoisonneuse. Voici un singe qui mord un coquillage : la tête de l’animal est d’un irrésistible comique. Voici encore un rat d’un prodigieux naturel. Or, il paraît que, là-bas, dans la famille, les artisans font de père en fils le même objet ; aussi, lorsque quatre générations d’hommes ont fabriqué des souris, il n’est pas étonnant qu’ils arrivent à les exécuter presque plus souris que nature.

Dans cette autre vitrine s’alignent les sabres pour s’ouvrir le ventre ! Les gardes de ces sabres sont de vrais bijoux ; et, dans le fait, ils constituent, avec les pipes, les étuis et quelques autres menus objets, toute la bijouterie du Japon. L’une de ces gardes semble un résumé de l’étrange poésie de ces pays de rêverie et de couleur en même temps : on y voit d’un côté deux grillons, deux petits grillons avec des physionomies d’êtres pensants, qui s’en vont, côte à côte, en camarades, et en causant, en bavardant (on le sent à leur allure), échappés tout à l’heure d’une cage d’osier rompue : deux prisonniers qui s’enfuient.

L’autre côté de la garde représente deux feuilles mortes, qui tournoient dans un ciel d’hiver, par un clair de lune, seules dans l’immensité.

Il y a, dans ces paysages subtils, des nuances d’intentions à peine sensibles, toute une foule de songeries, comme une vapeur de rêve.

A côté de la pièce où sont exposées ces merveilles s’en trouve une autre, un chef-d’œuvre de couleur. Je n’en tenterai pas la description ; mais je dirai sa singulière destination. C’est, pour l’écrivain, un « moyen d’inspiration », le cabinet d’excitation cérébrale.

Quand il veut travailler, il s’enferme là-dedans, il se grise avec l’art visible de ce lieu ; il le respire, s’en imprègne ; puis, quand il se sent à point, suffisamment brûlant, il retourne s’asseoir à sa table. Il voudrait écrire là qu’il ne le pourrait pas, tant ses yeux seraient sans cesse distraits par le spectacle des murailles.

Le rez-de-chaussée est le domaine du XVIIIe siècle. Cette collection est unique. On se rappelle d’ailleurs les admirables dessins qu’il avait prêtés à l’exposition d’Alsace-Lorraine. Voici Watteau, ce maître parmi lu plus grands, Boucher, Fragonard, Chardin. Une garniture de cheminée inestimable, de Clodion.

La salle à manger est tendue d’adorables tapisseries pleines de belles dames à panier ; une ivresse pour les yeux.

Et que d’autres choses encore !

On lit cette pensée dans ce superbe livre qui a titre Idées et Sensations :

« Il y a des collections d’objets d’art qui ne mont ni une passion, ni un goût, ni une intelligence, rien la victoire brutale de la richesse. »

La collection amassée par Edmond et Jules Goncourt est, au contraire, une victoire de la passion du goût et de l’intelligence.

Quand les deux frères vinrent à Paris, ils avaient modeste fortune avec laquelle d’autres n’auraient su vivre, et avec laquelle ils surent acheter des objets inappréciés encore, et bientôt inestimables.

Ils se reposaient d’écrire en fouillant les boutiques, feuilletant les amas de dessins inexplorés que certains marchands d’estampes gardaient en leurs greniers. Avec un flair infaillible, ils trouvaient les croquis des maîtres et les emportaient comme des trésors. Pour eux, aucune des satisfactions communes de la vie, pas de plaisirs, pas de passion. Le BIBELOT les tenait ; et quand ils avaient acheté quelque morceau important, quand la fièvre de posséder les avait envahis pendant un mois ou deux, que la bourse était vide et l’argent à toucher éloigné, ils disparaissaient tous les deux, cachés, ensevelis dans quelque auberge de campagne où ils vivaient humblement, chichement, avec l’espoir des achats à venir.

Cette passion a été leur force, leur refuge, consolation dans la vie qui leur fut amère si longtemps.

L’un d’eux a succombé dans la lutte ardente contre le public, qui niait leur grand talent, ne comprenait pas, les raillait. Et voilà que l’autre, celui qui restait, s’est vu tout à coup admiré, acclamé, salué maître.

Elles sont fréquentes, ces injustices, ces férocités inconscientes de la foule. Balzac a dit : « Ce public parisien, chez qui la raillerie remplace ordinairement la compréhension… » — Ce mot est d’une surprenante justesse. Quand la foule ne comprend pas, elle méprise ; et comme elle ne comprend jamais ceux qui viennent trop tôt, les initiateurs ainsi que les Goncourt, il faut que ces hommes-là soient morts pour qu’on consente à les saluer. Edmond de Goncourt, pourtant, a vu son heure arriver. On a compris enfin cet art raffiné, subtil, tout en nerfs, saisissant les nuances des nuances, les délicatesses infinies, les souffrances des choses.

Son frère et lui sont des fouilleurs : des fouilleurs du passé, et des fouilleurs de la vie, et des fouilleurs de la langue. Ils ont trouvé partout, dans le passé, dans la vie, dans la langue, des richesses qu’on ne connaissait pas.

Son frère mort, Edmond de Goncourt a continué l’œuvre. Il travaille sans cesse pour échapper à l’existence, comme il le dit, comme il l’a écrit : « L’horreur de l’homme pour la réalité lui a fait trouver ces trois échappatoires : l’ivresse, l’amour, le travail. »

Après le livre qui paraît aujourd’hui, il se remettra au roman, au roman qui fait tout oublier, qui emporte l’écrivain dans la fiction, l’y roule, l’y berce, le séparant de la terre et le faisant vivre en un monde à lui, façonné par lui, illuminé d’art, le monde idéal des créateurs.

Au muséum d’histoire naturelle
(Le Gaulois, 23 mars 1881)

Dans notre mémoire, ce magasin d’antiquités des sensations et des idées, nous retrouvons parfois, tout à coup, un vieux souvenir oublié, qui nous fait revivre en une seconde toute une période lointaine de notre existence.

En me levant l’autre jour, j’ai eu une de ces visions d’autrefois, un de ces revenez-y de la première jeunesse, qui m’a jeté au cœur un irrésistible besoin de revoir là-bas, là-bas, ce bon Jardin des Plantes que j’aimais tant quand j’avais dix ou douze ans.

Et je partis, à pied.

Après avoir longé les quais, j’entrai par la porte en face du pont. Mais je m’arrêtai surpris en apercevant, au milieu de cet antique domaine des bêtes exilées, un vrai palais presque achevé, une grande construction blanche, de noble allure, élégante et simple.

J’allais interroger quelque gardien, quand je vis venir à ma rencontre un de mes meilleurs amis, M. Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle, héritier, par conséquent, de la chaire du grand Cuvier. C’était donc un des maîtres de la maison scientifique où j’entrais. Je pris son bras, et nous commençâmes ensemble un vrai voyage à travers ces curieuses galeries qui renferment les mystères de la vie.

— D’abord, mon cher, quel est cet édifice tout neuf ?

J’appris par lui que j’avais devant les yeux le nouveau Muséum. Tous les anciens bâtiments tombent en ruine, sont devenus insuffisants. Et en a construit, pour les remplacer, cet élégant palais où les collections tiendront à l’aise et pourront être visitées du public sans qu’on ait à traverser vingt fois le jardin, comme aujourd’hui.

Je ne m’arrêterai guère sur les parties de ma promenade que tout le monde peut faire. Il me sembla que j’accomplissais un pèlerinage en ces lieux où j’étais venu si souvent dans mon enfance ; et les détails que me donnait mon savant compagnon étaient comme des révélations sur les dessous inconnus de l’Être.

Je revis les bêtes féroces, nos frères les singes, de petits animaux aux noms barbares, mais d’une grâce attendrissante, et la plus belle collection d’antilopes qui soit en aucun jardin zoologique. Une famille surtout me retint longtemps arrêté : les trois animaux, le mâle et deux femelles, d’un blond presque blanc qui semble tourner au rose, frêles des jambes, musclés des cuisses, râblés de la croupe, avec des têtes de biches aux grands yeux noirs, surmontées d’une paire de cornes démesurées pareilles à de longs roseaux courbes, couraient par gambades bondissantes, d’une élégance inoubliable.

Dans la rotonde aux éléphants, un jeune rhinocéros devint mon ami.

Il passait entre deux poutres de bois sa longue tête de monstre mal fait, pareille à un cap terminé par un phare, tandis que ses yeux, trop bas, avaient l’air de dégringoler dans sa mâchoire. Je caressais cette figure difforme et bon enfant, quand un gardien vint causer avec nous et m’apprit que l’autre jour, pendant qu’il nettoyait la maison de son pensionnaire, celui-ci, par farce peut-être, ou seulement par gentillesse, l’avait, d’un seul coup de son nez montagneux, lancé, comme une balle dans l’espace.

Nous nous arrêtâmes devant les oiseaux, échassiers, philosophes rêveurs, flamants ou marabouts chauves comme des sénateurs, dont le crâne semble rongé par un mat et devant les pélicans goitreux qui nous rappelèrent une aventure arrivée au Havre l’an dernier.

Cette ville possède un fort bel aquarium. Les grands bassins de verre pleins de homards énormes, de pieuvres, de crabes, etc., éclairés du dehors par le soleil, entourent une sorte de caverne obscure où pénètre le public. Un monstrueux pélican libre et apprivoisé habite aussi cette espèce de grotte et se promène, toute la journée, entre les jambes des visiteurs.

Or, deux habitants de la campagne, l’homme et la femme, vieux paysans courts d’idée, étaient venus visiter Le Havre. Après avoir erré tout le jour par les rues, contourné les quais, parcouru les jetées, ils arrivèrent le soir à l’aquarium, entrèrent dans la grotte où l’on ne distinguait plus rien, et, trouvant un banc dans un coin, s’assirent dessus. Ils étaient brisés de fatigue, exténués ; ils s’endormirent, et le gardien, en fermant les portes, ne les aperçut pas dans l’ombre.

C’était au moment de la pleine lune. L’astre, en tout son éclat, jeta bientôt dans la grotte, à travers l’eau de mer verdâtre des bassins, une clarté fantastique. Toutes les étranges bêtes de l’océan s’agitaient sous cette lueur nocturne, se poursuivaient, dans un grossissement d’optique qui les rendait géantes.

Les deux vieilles gens donnaient toujours, comme en leur lit, et rêvaient à leur maison sans doute, quand une sensation singulière, des frôlements, des caresses de plumes, puis des coups aigus, les réveillèrent en sursaut.

Le pélican les avait découverts. Hideux, ouvrant le gouffre de sa gorge et battant des ailes, il les piquait de son bec immense pour leur demander quelque chose à manger. Ils se dressèrent dans une indicible épouvante. L’horreur de ce lieu qu’ils ne reconnaissaient pas, les monstres diaboliques qui nageaient de tous les côtés, la lueur infernale qui les éclairait, cette grotte horrible, habitée par cet être épouvantable, c’était l’enfer avec le diable ! Ils étaient morts ! C’était le diable !

Alors, ils se mirent à fuir, se heurtant aux glaces, aux rochers, poursuivis par la bête et poussant des hurlements tellement aigus que les passants les entendirent. On réveilla le gardien, et les deux vieillards furent expulsés. Mais leur terreur avait été si vive qu’ils tombèrent malades et ne guériront peut-être jamais.

Après avoir salué la Vénus hottentote et callipyge, brune rivale de la Vénus de Milo, parcouru la salle des monstres à deux têtes et l’avenue couverte où des baleines sont suspendues, nous sommes entrés dans le pavillon de la minéralogie. Ce que j’ai le plus admiré est un dessin d’Henri Regnault ; mais ce qui m’a le plus saisi est un bloc de fer venu des contrées polaires.

On a cru longtemps que ce métal, ramassé en Laponie, au milieu des glaces et dont on trouve d’assez grandes quantités, était tombé du ciel : on l’avait donc classé parmi les aérolithes, mais les savants, depuis, ont changé d’opinion, et on a reconnu que des éruptions volcaniques devaient l’avoir chassé du centre de la terre.

Ce qu’il a d’étrange, c’est que ce fer enfermé depuis des siècles dans la glace, sue à la chaleur ! — Oui, il sue, il fond ; des gouttes d’eau rougeâtre sortent du métal qui se ronge, comme s’il maigrissait. Quand il gèle, cette transpiration singulière s’arrête ; mais, quand le printemps revient, le travail mystérieux recommence et le suintement reparaît sur la surface du bloc !

Sortant ensuite du Jardin des Plantes et traversant la rue Buffon, nous avons pénétré dans les coulisses de la science, dans le laboratoire d’anatomie comparée que dirige M. Georges Pouchet.

C’est un bâtiment carré, très semblable à un de ces forts qui protègent les places. Il a même des fossés, presque des créneaux.

Le cabinet du professeur est vaste, orné d’ossements de toute espèce, tapissé de carcasses, de débris d’êtres.

Sur la table immense, des livres, des papiers, des microscopes, des instruments, de dissection, de vivisection, des mâchoires et une quantité de petits morceaux carrés de verre. En regardant ceux-ci de près, on s’aperçoit qu’ils sont formés de deux lames fort minces, appliquées l’une sur l’autre et enfermant une chou presque imperceptible, une tache jaunâtre, une ligne brune ; et on lit sur le verso : « Fibres musculaires de la baleine ! » — Sur une autre plaque, où paraît quelque chose de rougeâtre, c’est : « Mâchoire du lapin ! » Puis, à côté de cela, dans un carton bleu qui semble séculaire, un chapeau à forme haute, un vieux, vieux chapeau d’autrefois, large de bords, large du fond ; et, dedans : « A la Ville de Poitiers — Lapeyrière, successeur de M. Petitjean, chapelier ordinaire de LL. AA. SS. Mgrs le prince de Condé et le duc de Bourbon, à Paris — rue de la Vieille-Boucherie, n° 12, au bas du pont Saint-Michel. »

Cette relique, car c’en est une, est le couvre-chef du grand Cuvier, retrouvé par son successeur

Dans les salles voisines, une odeur singulière vous prend à la gorge, une odeur forte et désagréable, qui pique la narine et soulève le cœur : c’est le parfum des macérations. Partout on voit de grandes cuves soigneusement recouvertes, en forme de baignoire, avec des poids au-dessus, de crainte que la fermeture ne se disjoigne. Le professeur, joyeux, se frotte les mains à la façon des collectionneurs monomanes en ouvrant l’armoire aux bibelots introuvables :

— Vous allez voir mes baleines, dit-il.

On découvre une cuve, et une buée suffocante vous saute au visage ; quand on s’approche de nouveau, on aperçoit vaguement quelque chose de brunâtre et d’allongé ; c’est une baleine de trois mois ; à côté, en voici une de six semaines ; puis une autre encore, une série de fœtus monstres.

Puis on passe en revue la collection des organes d’une baleine adulte. Les voici en « nature » dans la cuve odorante ; les voilà moulés sur plâtre. Je les trouve préférables sous cette forme.

Les dépendances extérieures du laboratoire sont, pour un profane, plus curieuses que le laboratoire lui-même.

Au milieu d’un terrain nu s’élève un petit bâtiment qui ressemble à la Morgue ; et, lorsqu’on a pénétré dedans, on se croit plus que jamais dans ce sinistre pavillon des noyés. On y retrouve même les dalles froides sous l’eau qui coule toujours. Je m’approche d’un bassin et, à travers un liquide verdâtre, une tête me regarde, une tête affreuse, décomposée, pourrie. Car c’est en ce lieu que les animaux morts, dont on veut conserver le squelette, sont dépouillés de leur chair. Au milieu de la salle s’élève une sorte de grue avec un treuil comme dans les gares de chemin de fer. M. Pouchet m’apprend que cet instrument sert à soulever les éléphants trépassés.

Nous sortons et je me trouve au bord d’une rivière, d’une petite rivière en putréfaction, noire, infecte, la vraie rivière qui doit couler en ce royaume des charognes. C’est la Bièvre, la triste Bièvre, ce ruisseau jadis charmant, avec son nom de poitrinaire, devenu égout putride, souillé par les industriels, condamné par les ingénieurs ; la Bièvre honteuse de ses fanges, cachée sous terre aujourd’hui, n’osant plus se montrer au soleil.

Mais voici que, par le vitrage crevé d’une espèce de serre, un amas d’ossements m’apparaît. Ils semblent pêle-mêle, jetés là comme après une farouche bataille, et des places noires indiquent des vestiges de sang. Ce sont les doubles, le grenier aux débarras de l’anatomie. Dans ce cimetière viennent puiser avec joie les savants de province qui complètent ainsi leurs collections. Au dessus est la galerie des carcasses à conserver, bondée jusqu’aux portes de tous les échantillons et de toutes les espèces, numérotés, classés, rangés dans un ordre admirable. On se croirait dans l’étrange et sinistre musée de quelque boucher collectionneur et fantaisiste. Plusieurs de ces restes valent des milliers de francs.

Et nous entrons dans une cave qui ma donné l’impression du purgatoire des animaux.

Dans la vague clarté de ce lieu, on aperçoit d’immenses oiseaux empaillés, des êtres monstrueux grimaçant dans l’esprit-de-vin des bocaux, des serpents enroulés, des bêtes de toutes les formes, et, au-dessus de leur tête, seul dans une salle faite à sa taille, trop énorme pour entrer dans les galeries ouvertes au public, comme s’il attendait aussi son jour de délivrance, un mastodonte effroyable, monstre antique d’une race disparue, dresse jusqu’à la voûte gigantesque son prodigieux squelette, tout blanchi par les siècles.

Comme je montrais à M. Georges Pouchet un bocal où nageait un fœtus, en lui demandant pourquoi l’alcool était devenu rouge et couvert d’une espèce de mousse, il me répondit :

— Je n’en sais rien ; il se produit dans tout cela une foule de réactions plus inconnues les unes que les autres.

Et je pensai :

— Il en sera toujours ainsi. Les savants chercheront sans fin l’inconnu. Et pourtant le grand pas est fait. On marche dans le certain, vers le certain ; on sait que tout effet a une cause logique, et que, si cette cause nous échappe, c’est uniquement parce que notre esprit, notre pénétration, nos organes et nos instruments sont trop faibles.

Amoureux et primeurs
(Le Gaulois, 30 mars 1881)

Nous voici entrés depuis quelques jours dans le printemps officiel. Saison odieuse, gâtée par ce fléau qu’on nomme : les Amoureux, saison bénie, toute pleine de ce bienfait divin qu’on appelle — les Primeurs.

Non point que je veuille dire du mal de l’amour. C’est l’amour printanier que je déteste, cette poussée de la sève du cœur, qui monte en même temps que la sève des arbres, ce besoin inconscient qui vous prend de roucouler comme les tourtereaux : fermentation du sang, rien de plus, piège grossier de la nature, où ne devraient tomber que les très jeunes gens.

Le printemps est, dit-on, la saison de l’amour ! Pour qui ? Pour les animaux ? La saison de l’amour ? Comme si, pour les raffinés, l’amour pouvait avoir une saison ! Laissons encore le printemps pour l’amour des gars de la campagne, des petits employés même, des pauvres.

Mais les mondains, les gens qui ont un cerveau plutôt qu’un cœur, les artistes, aiment surtout en hiver, dans la chaleur parfumée des salons, dans les salles de théâtre étincelantes de lumière, et que semble éclairer aussi une flamme d’intelligence, là où l’amour éclôt à la façon des grandes fleurs de serre superbes et maladives.

Le vrai Parisien civilisé, qui fait de la « séduction » un art subtil et un métier charmant, possède l’amour comme un instrument compliqué qu’il monte et démonte à volonté, dont tous les rouages lui sont connus. Toujours à l’affût, toujours en quête, friand de chair et de raffinements, il fréquente tous les mondes, va dans tous les salons, a pratiqué toutes les femmes, devine une âme à l’aspect du visage, au son de la voix, au geste. Il emploie immédiatement, sans se tromper jamais, celles de ses ruses qu’il devine irrésistibles.

Il sait Paris sur le bout des doigts ; possède la nomenclature des restaurants mystérieux, impénétrables, favorables aux rendez-vous ; saisit les heures propices aux défaillances, trouve les mots triomphants qui décident la victoire comme une charge de cavalerie dans les batailles ; et, sur cent fiacres alignés, il choisit sans hésiter le vrai, celui qui convient en tout, le reconnaissant à je ne sais quoi, au nez du cocher, à la silhouette du cheval, ou bien à l’air honnête de la voiture elle-même.

Avec lui, une femme n’a jamais rien à craindre, pas de mésaventure, de rencontre inattendue, de déguisements à prendre. Il a tout prévu, tout préparé, c’est le virtuose de la bonne fortune. Et il sait rendre à l’amour son caractère charmant, indispensable : le mystère.

Le mystère ! Regardez-moi donc une paire d’amoureux printaniers, de ceux qui me gâtent la première saison de l’année, tout comme la musique en sourdine me gâte la plus belle pièce du monde ; croyez-vous qu’ils se fichent pas mal du mystère, ceux-là ?

Ils sont dans un restaurant, à table à côté de moi. D’abord ils n’ont aucun respect pour la carte, ce qui me blesse. Le maître d’hôtel, plein d’un mépris manifeste, leur compose un menu d’aventure. Alors ils commencent à boire dans le même verre, à manger avec la même fourchette, à barboter dans la même assiette, tachant la nappe, renversant le vin, s’embrassant même avec des lèvres grasses, répugnants, odieux enfin.

D’autres fois, je viens de m’installer dans un wagon pour y passer la nuit tranquille. Deux amoureux montent à leur tour. Ils baissent les stores, voilent la lumière, se blottissent dans un petit coin, et ne se gênent pas plus que si je n’étais pas là. Et puis ils parlent, bavardent, rient, s’embrassent sans cesse, finissent par avoir faim, redécouvrent le quinquet, atteignent un panier d’où s’échappe cette fade odeur de mangeaille que répandent les provisions de chemin de fer. Et quand ils sont repus, ils se remettent à batifoler. Ce sont des sauvages et des monstres : des gens qui prennent l’amour au premier soleil comme on attrape un rhume aux premiers froids.

D’ailleurs je ne cacherai pas mes préférences. De toutes les passions, la seule vraiment respectable me paraît être la gourmandise.

Aussi l’approche des primeurs m’emplit-elle d’une joie délicieuse.

L’amour appartient à tout le monde. Chacun y passe et le subit plus ou moins ; et les choses rares sont seules précieuses. Des garçons épiciers se noient par désespoir ; des rois, souvent, ont épousé des bergères ou des danseuses, ce qui est commun. Des reines ont fait ducs des palefreniers, ce qui ne vaut pas mieux. Et puis, on a beau s’ingénier, l’amour n’est pas varié ; il se présente toujours de la même façon : on en peut suivre aisément chaque période et chaque manifestation successive, depuis le début toujours pareil jusqu’au dénouement toujours le même. Les sensuels s’efforcent de le travailler, de le raffiner, de le compliquer, de le parfaire, ils ne trouvent rien de nouveau ; et, dans la pratique, un collégien préparant son bachot en sait autant qu’un vieux sénateur goutteux ou qu’un académicien galant blanchi dans les aventures.

Mais, de toutes les passions, la plus compliquée, la plus difficile à pratiquer supérieurement, la plus inaccessible au commun, la plus sensuelle au vrai sens du mot, la plus digne des artistes en raffinements, est assurément la gourmandise. De création purement humaine, inconnue aux premiers vivants, perfectionnée d’âge en âge, grandissant avec les civilisations, dédaignée des barbares et de la plèbe, incomprise des médiocres, méprisée des sots, ce qui est une gloire ; peu appréciée des femmes, ce qui l’idéalise ; variable à l’infini malgré les siècles et les travaux des grands cuisiniers, — la gourmandise réside dans l’exquise délicatesse du palais et dans la multiple subtilité du goût, que peut seule posséder et comprendre une âme de sensuel cent fois raffiné.

Les véritables gourmands sont rares comme les hommes de génie. Il n’en existe à Paris qu’une dizaine.

Mais tous les grands hommes ont pratiqué ce que Rabelais appelle énergiquement « l’art de la gueule ».

L’histoire est pleine d’exemples admirables.

Le plus illustre des personnages bibliques, Salomon, possédait douze intendants. Chacun d’eux, pendant un mois, dirigeait la table du prince, alors que les onze autres parcouraient le monde en quête de plats inconnus, de combinaisons nouvelles, d’accommodements inaccoutumés.

Il entretenait ainsi parmi eux une émulation constante.

La gourmandise a sur l’amour mille avantages. Mais le plus important, c’est qu’il importe d’être deux pour s’abandonner à celui-ci ; tandis qu’on pratique celle-là tout seul, bien que l’abbé Morellet ait dit : « Pour manger une dinde truffée, il faut être deux : la dinde et soi. »

Un autre gourmet, Montmaur, soupant avec des amis, se trouvait tellement incommodé par leurs plaisanteries bruyantes, qu’il les fit taire brusquement en s’écriant : « Eh ! messieurs, un peu de silence, on ne sait pas ce qu’on mange. » C’est qu’en effet, pour bien apprécier la saveur des choses, il faut dîner avec des compagnons tranquilles, réfléchis, ne parlant guère que des plats servis (ce qui centuple la sensation), et connaisseurs experts, subtils.

Tous les hommes de lettres sont gourmands. Le grand Gautier, dans les entretiens que nous a racontés son gendre, Émile Bergerat, exhale sa haine contre le pain et le potage, et disserte sur le goût, en maître écrivain et en maître mangeur. Il s’écrie :

« Oui, j’ai rêvé d’expliquer cela, le goût, et de décrire les sensations diverses que produit le passage d’un mets sur les papilles de la langue. Je crois qu’il n’y a que moi au monde capable d’exécuter un pareil tour de force… Le pain est une invention occidentale bête et dangereuse ; il a été imaginé par les bourgeois avares et leur a valu des révolutions !.. Supprimez le pain, la moutarde s’évanouit, et l’homme reste seul devant la nature : sa langue nette et épurée s’épanouit et se dilate comme une fleur vermeille au contact soporifique des nourritures vivifiantes ; il jouit de leur diversité, de la tendreté de leurs chairs et de leurs parfums ; le moelleux, le fondant le croquant, le glacé se révèlent à lui dans leurs mystères gastronomiques, et il rentre enfin, après quatre mille ans d’épices corrosives, dans la pleine possession de celui-là même de ses sens pour lequel Dieu s’est le plus torturé sa cervelle de créateur… Je réhabilite la gourmandise, et je lui rends sa place parmi les vertus reconnaissantes. Je prends l’un après l’autre chacun de nos mets usuels, et j’en explique clairement la saveur particulière ; j’en décris l’entrée triomphale dans le palais, son séjour aux enchantements prolongés et son règne éphémère, je pose les règles de ce poème de gueule qu’on nomme un menu… »

Parmi les physionomies parisiennes, l’une des plus curieuses est assurément celle du maître d’hôtel d’un grand café. Il est généralement imposant et sévère. Observons-le.

Trois « sociétés » entrent en même temps. Il court à la première, des Parisiens, des clients. Oh ! Les Parisiens, il les reconnaît d’un coup d’œil. Il sait ce qu’il leur faut et, d’un ton confidentiel, il leur donne des conseils éclairés. A ceux-ci il ne servira pas de hors-d’œuvre, de ces petites choses inutiles qui émoussent le palais, emplissent l’estomac, arrêtent l’appétit ; mais à ceux-là, une famille de Brésiliens, il apporte un assortiment complet de crevettes, de radis, d’olives, d’anchois, etc., puis il leur improvise un menu fantaisiste, disparate, étrange, bon pour saisir l’imagination de ces sauvages qui payent double et s’en vont enthousiasmés. Il s’approche ensuite du troisième groupe des provinciaux visitant Paris, et leur remet la liste des plats comme un prestidigitateur leur tendrait un jeu de cartes. Un embarras considérable s’empare de la famille ahurie. Il y a tant de choses sur ce papier ! On se consulte, on épelle des mots inconnus ; on perd la tête. C’est ici qu’apparaît, toute l’habileté du maître d’hôtel. Il tend la perche à ces noyés, et, en une seconde, il leur compose et leur impose un menu spirituel comme une caricature de Gavarni, et dont ils parleront encore avec admiration dix ans après.

La gourmandise a encore l’inestimable avantage de développer entre compagnons de table des sentiments d’indéracinable affection, infiniment plus indissolubles que les sentiments qui naissent entre compagnons de… lune de miel.

Personne n’oublie plus vite qu’un amoureux ; et les tombes des cimetières, couvertes de « regrets éternels », sont aussi menteuses que les cœurs.

Quel amant aurait trouvé l’hommage délicat, attendrissant, sublime, d’un pauvre diable de pochard qui venait de perdre un ivrogne, son camarade ?

Il alla à l’église, et pria ; puis il suivit le convoi au cimetière, attendit qu’on descendît la bière, s’approcha et tirant de dessous son vêtement un litre, un litre plein de vin, il le déboucha et le versa jusqu’à la dernière goutte sur le cadavre de son ami en sanglotant et balbutiant : « Tiens, tiens, mon pauvre vieux ! »

Art et artifices
(Le Gaulois, 4 avril 1881)

Les hommes simples, confiants et crédules, qui croient à l’efficacité des bonnes réformes, se frottent les mains avec joie. L’art dramatique est sauvé !

Songez donc ! C’est qu’il était malade, et gravement. Les directeurs de théâtre, affolés, s’obstinant, affirme-t-on, à ne pas jouer les « jeunes », en étaient réduits à commander des pièces à leurs concierges, à leurs bottiers, à n’importe qui, plutôt qu’aux auteurs dramatiques. Les critiques levaient les bras en gémissant ; le public ne payait plus ! C’était la ruine, l’effondrement. L’incendie devenait la seule ressource des boutiques à tirades, en prose ou en vers.

Tout le monde se posait cette question :

— Où trouver des auteurs dramatiques ? Comment en produire ? Par quelle culture, quel engrais, sous quelle cloche les élève-t-on ?

C’est alors qu’une commission (ces commissions officielles sont des jupes de mère Gigogne), une commission, dis-je, eut l’idée de demander aux trois seuls directeurs de Paris qui gagnent de l’argent quel usage ils pouvaient bien faire des capitaux importants que leur confiait généreusement l’État pour favoriser la production des jeunes.

Les trois dignitaires, un peu interloqués, ont commencé par fermer leur caisse à triple tour ; puis chacun songea à la toilette qu’il devait faire pour paraître devant la commission. Chacun donc fit venir son costumier et lui tint à peu près ce langage :

— Il me faut un costume de pauvre, de pauvre très pauvre, quelque chose d’attendrissant et de lame 9 dans le genre de ce que devait être l’habillement par souscription du directeur du Printemps. Vous voyez ça d’ici, n’est-ce pas ?

Les costumiers s’inclinèrent respectueusement, et revinrent dix minutes plus tard avec des paquets de loques dont ils drapèrent pittoresquement les trois directeurs ravis.

Après quoi, chacun se mit en route. Quelques belles dames leur offrirent l’aumône ; un d’eux, même, faillit être arrêté comme mendiant ; enfin ils arrivèrent devant la commission. Elle était majestueuse et digne, d’aspect sévère, présidée par un haut personnage, compétent comme il sied à quiconque occupe un poste élevé.

Les membres de la commission, gras ou maigres, suivant leur nature, mais compétents aussi, compétents comme doivent l’être en toutes choses les bureaucrates (ou encore comme la fille d’un concierge est compétente en musique, après avoir chatouillé pendant deux ans les petits morceaux d’ivoire qu’on nomme clavier d’un piano), regardèrent entrer les trois accusés avec des mines rébarbatives.

On ne les fit pas asseoir.

Oh ! Ils n’étaient pas fiers, allez !

Le président se leva :

— Prévenu n° 1, que faites-vous de l’argent que l’État vous confie ? Où sont vos jeunes ? Montrez vos jeunes ! Les avez-vous apportés, hein ? C’est qu’il me faut des jeunes, à moi ; où sont-ils ?

L’accusé dit :

— Je n’en ai pas. Les jeunes sont bêtes comme des oies, et les vieux encore davantage. L’art ! L’art dramatique se meurt ! L’art dramatique est mort ! Et puis vous m’avez flanqué un sale théâtre dans un quartier de grippe-sous ; autant diriger une scène lyrique dans la plaine de Pantin. Les auteurs qu’on croit bons eux-mêmes n’attirent personne ici. Les pièces à succès ne font pas vingt centimes ! Tenez. Voici mes livres : la dernière pièce, le grand triomphe de la maison, a rapporté 3,25 francs à chacun des auteurs. Et vous venez encore m’embêter avec votre subvention ? Quant aux jeunes ! Ah ! C’est du propre ! Parlons-en ! On les joue deux fois tout au plus…

Un membre l’interrompit

— C’est que vous ne savez pas les trouver.

Le directeur répliqua :

— Montrez-m’en, vous !

Le membre chercha dans sa mémoire :

— Mais il me semble avoir entendu parler d’un certain Dumas fils dont j’ai connu le père vers 1825 ; et qu’on dit n’être pas sans mérite…

Mais le président toussa, et, se tournant vers l’accusé n° 2 :

— Vous, monsieur, vous êtes à la tête d’une superbe bâtisse sur le front de laquelle nous avons fait écrire : Académie nationale de musique. Que faites-vous là-dedans ?

L’accusé, très troublé, larmoyant, balbutia :

— Mais, mon président, je fais… je fais… de la musique…

Le président roula des yeux et répliqua :

— De la mauvaise, monsieur, de la mauvaise ; tout le monde s’en plaint.

L’accusé bégaya

— On fait ce qu’on peut, mon président.

Le haut personnage reprit :

— Vous n’engagez jamais les grands artistes ! Vous n’avez que des rogatons ! Vous ne jouez jamais de jeunes, non jamais, monsieur. Expliquez-vous ?

Cette fois, le prévenu pleurait tout à fait.

— Mon président, dit-il, j’ peux pas, l’bâtiment me ruine. C’t Académie, voyez-vous, c’est ma perte. L’entretien mange tout, subvention et bénéfices, tout. Je paie un frotteur vingt mille francs. Alors, qu’est-ce que je fais, mon président ? Je prends des artistes à tout faire, comme les bonnes dans les ménages pauvres. Je choisis des ténors qui ont été valets de pied, des barytons qui ont débuté palefreniers, des chanteuses qui ont commencé femmes de chambre ; des fils et des filles de concierge autant que possible à cause de l’escalier ; ils l’entretiennent. Et, comme ça, je peux les employer toute la journée ; dans le jour, ils nettoient ; et le soir, ils vocalisent. Vous voyez, c’est pas bête.

" Les étoiles, c’est ruineux ; et, au fond, ça ne sert à rien, vous savez. J’en ai deux ou trois parce qu’il en faut ; je les montre. C’est comme les gros bocaux des pharmaciens. Ils jettent sur le trottoir une grande lumière, rouge ou verte, mais c’est de la réclame, pas autre chose. Savez-vous ce qu’il me faut, à moi ? C’est des jambes. Oui, mon président, des jambes de danseuses. Voilà de l’art. J’avais des danseuses très savantes, très fortes, des académiciennes de la danse ; je les ai flanquées dehors, et j’ai pris des jambes. Ça saute, ça se trémousse, ça vous allume toute la salle ; et ça me fait des recettes, oh ! Mais des recettes… Quand je dis des recettes, c’est par comparaison ; car je ne gagne rien, non, rien de rien ; je ne crois même pas que je puisse continuer comme ça. Mais, voyez-vous, mon président, croyez-moi pour l’abonnement, il faut de la danse, et de la danse avec des jambes ; du chant, le moins possible. »

La commission tout entière faisait une tête indignée. Les regards tournoyaient, des hum ! menaçants sortaient des gorges, quand le président attaqua le prévenu numéro trois.

— Vous, monsieur, vous avez un théâtre classé parmi les monuments historiques, la maison de Molière ! Qu’en faites-vous ? Que jouez-vous ? Quel est votre idéal ? En avez-vous un seulement ?

L’accusé, très humble, avec un air de sainte Nitouche, l’œil baissé, la face narquoise, les mains croisées, commença :

— Monsieur le président, messieurs les membres de la commission, nous tous, vous les premiers, nous nous sommes trompés jusqu’ici sur le rôle que doit jouer le Théâtre-Français ! C’est le Louvre de l’art dramatique : l’Odéon en est le Luxembourg. — J’en cherche en vain le palais de l’Industrie, le vulgaire Salon. — Vous me dites : " Jouez des jeunes. " — Mais songez-vous à ce que serait sur nos planches un insuccès ! Quel désastre ! Quelle honte !.. Pouvons-nous engager la maison de Molière dans une pareille aventure ? Nous sommes le Louvre, vous dis-je, le Panthéon des auteurs. Us meilleurs parmi les bons échouent quelquefois. Voyez ce qui m’est arrivé avec la Princesse de Bagdad. On a sifflé, messieurs !

« Eh bien, si cette pièce eût été d’un jeune, de M. Vast-Ricouard, par exemple (bien qu’il soit deux), on nous aurait jeté des trognons de pomme, tout comme sur la scène de mon honorable confrère, M. Ballande. Comprenez donc, messieurs : nous ne savons jamais, nous autres, si une pièce est bonne ou mauvaise. Comment le saurions-nous ? Quand le publie a jugé, par exemple, nous le savons. — Alors, que faire ? Créer un Salon, une exposition permanente de jeunes, un troisième Théâtre-Français, exécuter l’idée de M. Ballande, enfin. Là, ils se produiront, ces jeunes ; le public jugera ; je choisirai ensuite les meilleurs ; l’Odéon prendra les médiocres, et tout sera parfait.

« Je vous demanderai seulement la permission d’augmenter un peu mes places, afin que l’élévation de mes prix force le public à aller quelquefois à ce nouveau théâtre, et que ma concurrence ne soit pas pour lui désastreuse. »

Toute la commission dit :

— Bravo !

Le président appuya :

— Oh ! Très fortement raisonné.

Alors on délibéra, et à l’unanimité cette proposition fut adoptée.

Alors un vieux monsieur se leva et prit la parole.

— La mesure d’augmentation des places qu’on vient de nous soumettre, dit-il, me paraît tellement sage, que je proposerai de l’étendre. Les trois théâtres subventionnés appartiennent à l’État. Ce sont, en somme, des académies destinées à l’instruction de tous. Or, on paye les places, et on les paye très cher ; et on y gagne de l’argent. Pourquoi donc cet excellent mode de procéder ne serait-il pas étendu à toutes les institutions analogues : aux cours du collège de France, par exemple, aux musées et aux bibliothèques publiques ? Voici, entre autres, un professeur, M. Caro, dont les leçons font courir toutes les personnes du sexe ; eh bien, si on mettait à dix francs chaque place de son cours, on y réaliserait un bénéfice considérable. Ceux qui ont moins de succès, les professeurs de dialectes orientaux, seraient cotés un peu plus bas, pour ne pas les décourager. Quant aux musées et aux bibliothèques, ils formeraient une ressource excellente. Du moment qu’on paye la nourriture du corps, pourquoi ne paierait-on pas celle de l’esprit ?

Un grand mouvement d’assentiment se fit dans le sein de la commission ; et ce projet fut renvoyé à une sous-commission pour être étudié minutieusement.

Que conclure ?

Que le patronage de l’État est et sera toujours funeste à l’art ! Qu’il n’enfantera jamais que des trafics, agiotages commerciaux et le reste.

Voyez les peintres. Ils sont peut-être vingt qui ont un vrai talent. Mais l’État a établi un concours ; il les classe, les catalogue, leur donne des prix et des accessits ; et immédiatement une noble émulation a saisi tous les collégiens du pinceau. Un peuple d’élèves peintres est né, d’où ne sort pas un vrai maître ; mais ils peignent, brossent, colorient à mort pour obtenir quelque médaille décernée cérémonieusement par les chefs de bureau de la peinture.

Est-ce que les concours académiques ont jamais fait éclore un vrai poète ? Est-ce qu’un vrai poète s’abaisserait jamais à rimailler platement sur le sujet officiel élaboré par une dizaine de vieilles caboches qui portent des palmes au lieu de cheveux ?

Pas de protection, pas de patronage, pas de subvention ! De quel droit un monsieur, nommé ministre ou autre chose, pour des raisons politiques, vient-il juger, décider, déraisonner souverainement sur des sujets qui lui sont étrangers que la modernité à la Revue des Deux Mondes ?

D’abord il n’y a pas de jeunes restés dans l’œuf. Il n’y en a jamais eu.

Quand un jeune ne perce pas, test qu’il n’est pas mûr. Il en est de lui comme des clous.

Si l’Etat veut lui donner de la lancette, il le fait immédiatement avorter, mais il fait sortir à côté une multitude d’autres jeunes, des faux jeunes, qui n’aboutissent jamais non plus.

Il n’y a pas de chefs-d’œuvre ignorés. Et la preuve c’est que les hommes de théâtre parvenus n’ont jamais tiré de leurs cartons une œuvre de jeunesse merveilleuse et refusée partout.

Il n’y a pas de génies incompris Il n’y a que des imbéciles prétentieux.

Et qu’on nous laisse tranquilles avec Malfilâtre, Gilbert, Hégésippe Moreau et les autres. Car, s’ils furent très malheureux, ils étaient aussi très médiocres. L’Etat ne protège pas les jeunes : il ne protège que les mendiants.

Et soyons cependant bien persuadés que M. Perrin, M. La Rounat, ou n’importe quel directeur saisirait demain à deux bras et presserait sur son cœur le vrai jeune qui lui apporterait une œuvre, et cela non pas à cause de sa subvention, mais en raison de son intérêt.

Bouvard et Pécuchet
(Supplément du Gaulois, 6 avril 1881)

Le dernier roman de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, vient de paraître chez l’éditeur Alphonse Lemerre.

De toutes les œuvres du magnifique écrivain, celle-ci est assurément la plus profonde, la plus fouillée, la plus large ; mais, pour ces raisons mêmes, elle sera peut-être la moins comprise.

Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre étrange et encyclopédique, qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l’étude des connaissances humaines ».

Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale.

Alors, ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant toutes les connaissances de l’humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l’ouvrage.

Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire, à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, à la sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent l’éducation de deux orphelins, échouent encore et, désabusés, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.

Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout, une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns les autres par les éternelles contradictions des auteurs, les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d’un merveilleux penseur qui constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise.

Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.

Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans La Tentation de saint Antoine, il l’a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant. Parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours l’« éternelle misère de tout ».

La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain, tout est incertain, variable et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. A moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale du livre me semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »

Il ne faut donc pas qu’il existe de malentendu entre l’auteur et le public, et que le lecteur en quête d’aventures vienne dire : « Ça, un roman ? Mais il n’y a pas d’intrigue. » C’est un roman, oui, mais un roman philosophique, et le plus prodigieux qu’on ait jamais écrit. Les critiques assurément vont proclamer des choses surprenantes et, au nom de l’art pour tous, attaquer cet art à l’usage des seules intelligences. Il est même probable qu’on contestera le droit de l’auteur de donner cette forme imagée du roman à des discussions de pure philosophie. Tant pis pour ceux qui penseront ainsi ; c’est alors qu’ils ne comprendront pas. Ce livre touche à tout ce qu’il a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l’homme : c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.

Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal je n’entends point ce rococo romantique qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose que l’invraisemblable. Pour les autres, c’est tout simplement le domaine de l’idée.

Gustave Flaubert, quoi qu’en aient dit les inconscients, a toujours été le plus acharné des idéalistes ; mais, comme il avait aussi l’amour ardent de la vérité, sans laquelle l’art n’existe pas, tous ceux qui confondent, comme je viens de l’indiquer, idéal avec invraisemblable ont fait de lui un matérialiste forcené.

Voilà comme on comprend, chez nous.

Dans ce qu’on appelle ordinairement un roman, des personnages se meuvent, s’aiment, se combattent, se détruisent, meurent, agissent sans cesse. Dans ce livre, les personnages ne sont guère que les porte-voix des idées qui deviennent vivantes en eux et, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un comique tout particulier, un comique intense, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents, et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie ; le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.

Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes.

Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus, et reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.

Ce dossier de la bêtise forme aujourd’hui une montagne de notes. Peut-être, l’an prochain, pourra-t-il être livré au public.

On peut dire que la moitié de la vie de Gustave Flaubert s’est passée à méditer Bouvard et Pécuchet, et qu’il a consacré ses dix dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. « Il faut être fou, disait-il souvent, pour entreprendre un pareil livre. » Il fallait surtout une patience surhumaine et une indéracinable bonne volonté.

Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un lot d’idées de même nature et comme un chimiste préparant un élixir, il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.

Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme repos il écrivit son délicieux volume intitulé : Trois Contes.

Puis il se remit à la besogne.

Mais l’œuvre entreprise était de celles qu’on n’achève point. Un livre pareil mange un homme, car nos forces sont limitées et notre effort ne peut être infini. Flaubert écrivit deux ou trois fois à ses amis : « J’ai peur que la terminaison de l’homme n’arrive avant celle du livre ce serait une belle fin de chapitre. »

Ainsi qu’il l’avait écrit, il est tombé, un matin, foudroyé par le travail, comme un Titan trop audacieux qui aurait voulu monter trop haut.

Et, puisque je suis dans les comparaisons mythologiques, voici l’image qu’éveille en mon esprit l’histoire de Bouvard et Pécuchet.

J’y revois l’antique fable de Sisyphe : ce sont deux Sisyphes modernes et bourgeois qui tentent sans cesse l’escalade de cette montagne de la science, en poussant devant eux cette pierre de la compréhension qui sans cesse roule et retombe.

Mais eux, à la fin, haletants, découragés, s’arrêtent, et, tournant le dos à la montagne, se font un siège de leur rocher.

Le respect
(Le Gaulois, 22 avril 1881)

Parmi les maladies constitutionnelles de l’esprit français, le respect est une des plus funestes et des plus invétérées. Aussi quand j’entends des vieilles gens, ces vieilles gens à souvenirs bégayés, à traditions et à idées courtes, répéter en hochant le front : « Le respect s’en va ; le respect s’en va ! » — je ne puis m’empêcher de penser : « Eh bien, qu’il s’en aille ! » Le respect est l’hommage dont nous devrions être le plus avares ; c’est au contraire celui que nous prodiguons le plus. Nous respectons à tort et à travers, sans mesure, sans raison, confondant le respect avec la platitude.

Aussi, dût-on me traiter de « sapeur de bases » — je veux une fois dire ce que je pense sur toutes les choses que nous respectons, et commencer par une anecdote que la mort du prince Pierre Bonaparte vient de me remettre en mémoire.

Il est bien entendu, n’est-ce pas, que tout magistrat doit, jusqu’à la condamnation, respecter le prévenu et le considérer comme innocent. Quelques scandales véritables, dont nous n’avons point perdu le souvenir, nous ont prouvé que les présidents des tribunaux ne comprennent guère cette façon de pratiquer le respect.

D’autres agissent tout différemment ; et, quand le prévenu est riche, haut placé, puissant, ils le respectent de telle sorte que leur rôle semble se borner à dire : « Prévenu, vous avez raison », comme dans la chanson de Pandore.

Le prince Pierre Bonaparte venait de tirer sur Victor Noir ce fameux coup de pistolet dont la balle alla jusqu’au trône. L’opposition, qui saisissait toutes les occasions de manifester (comme c’était, du reste, son droit et son devoir d’opposition), avait organisé une immense procession républicaine vers la tombe de celui dont on faisait un martyr pour les besoins de la cause.

Cette mise en scène de l’enterrement avait produit par tout le pays un effet colossal ; on en parlait de tous les côtés, et le prince accusé d’assassinat éprouva, comme les autres, le besoin de dire son mot.

Il était devant ses juges qui l’interrogeaient ; alors, dans un mouvement oratoire, il lâcha cette parole monumentale qui n’eut pas, à beaucoup près, l’immense succès qu’elle méritait : « L’affluence de cette foule désœuvrée autour du tombeau de cet homme révèle une curiosité malsaine que je blâme ! ! ! » — C’est déjà pas mal — mais ce n’est pas tout. Aussitôt le président enthousiasmé s’écrie : « Le sentiment que vous venez d’exprimer vous honore ! ! ! » Cette fois, il faut tirer l’échelle. Il y a là-dedans de telles profondeurs d’obséquieux respect, d’ineffable désir d’avancement, d’inconsciente considération, que tout commentaire devient mesquin, affaiblit l’effet. « Le sentiment que vous venez d’exprimer vous honore ! » Rien n’est beau comme ça. — Cette phrase depuis lors me poursuit, m’obsède, hante mes sommeils ; et, comme le barbier du roi Midas, j’éprouvais le besoin de la crier quelque part, avec l’espoir que les roseaux, les roseaux pensants, se la répéteraient l’un à l’autre. « Le sentiment que vous venez d’exprimer vous honore ! ! ! »

Nous allons maintenant, si vous le voulez bien, dresser, par ordre alphabétique, une petite liste des choses qu’il est de bon goût de respecter, sous peine d’être considéré comme un goujat, ou comme un gredin, ou simplement comme un cuistre.

A tout seigneur tout honneur : l’Académie. — Eh bien oui, je la respecte ! Je respecte les gens qui ont encore le courage de s’y présenter. Les plaisanteries sur ce sujet sont usées.

L’autorité. — Mais l’autorité n’est instituée que pour faire respecter la loi. Or, comment voulez-vous que je respecte le bâillon qu’on me met sur la bouche ? Je crains la loi et je lui obéis sans cesse ; mais, la respecter, c’est autre chose. Si j’avais le malheur d’ouvrir, seulement une fois, mais entièrement, le robinet de mes pensées, de dire mon sentiment sur tout et mon mépris libre pour toutes les hypocrisies respectées, pour toutes les bassesses, les friponneries, les saletés, les infamies acceptées, glorifiées, saluées, je serais bien certain de passer trois mois, sinon plus, entre les murs de Sainte-Pélagie.

Aussi je me tais.

Les cheveux blancs. — C’est un vieux dicton français qu’on doit respect aux cheveux blancs. Est-ce uniquement parce qu’ils sont blancs ? Et les vieillards blanchis dans les bagnes, ou simplement dans les établissements de la rue Duphot, méritent-ils notre respect ? Respecter un homme uniquement parce qu’il est vieux me paraît un comble assez drôle. Et ceux qui n’ont pas de cheveux du tout, que leur doit-on ?

La force armée. — Les conquérants. — Les grands généraux. — La puissance exterminatrice. — Autant respecter la petite vérole et le choléra.

Les morts. — Le respect des morts est, dit-on, une des délicatesses de Paris. En d’autres pays, au contraire, on traite les morts avec le sans-gêne le plus absolu. Je comprends qu’une infâme crapule gagne en considération à partir du moment où elle crève. Mais le contraire me paraît vrai pour un honnête homme. Et je ne vois pas pourquoi on le respecte davantage dès qu’il n’est plus qu’un corps inanimé où la pourriture a commencé.

Les opinions. — « Toute opinion sincère est respectable », prononce M. Prudhomme.

L’opinion sincère de — M. le duc de Broglie est-elle respectable pour M. le marquis de Rochefort ; et l’opinion sincère de M. le marquis de Rochefort est-elle respectable pour M. le duc de Broglie ?

De même les opportunistes respectent-ils l’opinion des communeux ; les communeux, celle des opportunistes ; les orléanistes, celle des bonapartistes, etc., etc. ?

La religion de Mgr Freppel est-elle respectable pour M. Littré ? Les opinions philosophiques de M. Littré sont-elles respectées par les ultra-religieux ?

Axiome :

Chacun respecte sa propre opinion, et méprise infiniment celle des autres.

La poésie lyrique. — Le respect de la poésie lyrique est devenu une obligation pour quiconque professe des opinions honnêtes en littérature.

L’entreprise commerciale appelée Comédie-Française fait représenter successivement les plus étonnants produits des cerveaux lyriques. Les Jean Dacier y succèdent aux Rome vaincue ; le public ordinaire du lieu y bâille à se décrocher la mâchoire, mais il applaudit, il loue, il encourage l’effort, protège le grand art ( ?), joue toute la comédie de l’admiration quand même. Et pourquoi ? Uniquement parce qu’on doit respecter la poésie lyrique. — Tarte à la crème !

Les principes. — Lesquels ? Ceux de 89 ou ceux de la monarchie légitime ? Ceux d’aujourd’hui ou ceux d’hier ? Les uns ne me paraissent pas encore mûrs ; les autres me paraissent l’être trop. Ne vaut-il pas mieux s’abstenir ?

La richesse. — Quoi de plus respectable qu’une voiture de maître attelée de deux fringants chevaux ? Deux beaux chevaux noirs, par exemple ? Comme le respect augmente quand deux laquais en culotte courte sont assis sur le siège ! Et comme le respect devient de la vénération quand ces laquais sont debout derrière la voiture. N’ai-je pas vu une foule respectueuse, mais ignorante outre mesure, contempler éperdument un équipage des plus brillants conduit par une baronne bien connue, dont le salon est des plus visités, mais dont la conduite est moins angélique que ne pourrait le laisser supposer son nom ?

Que ne respectons-nous pas encore ? Le succès, quels que soient les moyens, alors qu’on devrait au contraire respecter les moyens quel que fût le succès.

Les traditions, — C’est-à-dire ce que nous ont laissé l’ignorance la plus grande, l’étroitesse d’esprit, les préjugés et la sottise de nos ancêtres.

Nous respectons tout, vous dis-je ; mais d’abord ce qui est le moins respectable.

Moi, je respecte les mots historiques, et, après l’étonnante perle que j’ai cueillie pour l’offrir aux lecteurs : « Le sentiment que vous venez d’exprimer vous honore », — je me permettrai d’en citer une autre, tombée de la bouche d’un roi, du roi Louis XVIII. Elle est inconnue aussi, bien que Michelet l’ait ramassée ; c’est en cet auteur que je l’ai prise.

L’infortuné duc de Berry venait d’être frappé par Louvel. On l’avait rapporté sanglant, agonisant chez lui, et il avait passé la nuit attendant la mort. Le roi, prévenu immédiatement, avait été (je crois) voir le prince, puis s’était couché. Mais dès l’aurore, il se leva, et retournant au chevet de l’auguste moribond : « Mon fils, lui dit-il tranquillement, je ne vous quitte plus. J’ai fait ma nuit. » — J’ai fait ma nuit !

Ah ! tout doux ! laissez-moi, de grâce, respirer.

Donnez-nous, s’il vous plaît, le loisir d’admirer.

On se sent, à ce mot, jusques au fond de l’âme,

Couler je ne sais quoi qui fait que l’on se pâme !

Il ne me reste plus qu’à demander pardon pour toutes les vérités paradoxales que je viens d’émettre.

Propriétaires et lilas
(Le Gaulois, 29 avril 1881)

Voici la saison où fleurissent les lilas, où les rossignols s’égosillent et où s’épanouissent les propriétaires ruraux. Déjà vers la fin de mars, le propriétaire qui passe à Paris l’hiver se sent inquiet. Il lève le nez dans la rue, hume la brise, consulte les nuages vagabonds, se désespère aux menaces de gelée, jubile aux approches de la pluie, et, du matin au soir, comme le « captif au rivage du Maure qui rêve à la patrie absente », il songe à sa propriété.

Entendons-nous. Je parle du propriétaire suburbain, de cet être particulier en qui la possession d’un carré de sable improductif et d’une sorte de cabane à lapins en plâtre, le long d’une ligne de chemin de fer, fait percer des boutons de ridicule et s’épanouir des fleurs de niaiserie.

On naît propriétaire, on ne le devient pas. L’homme né dans les champs, dans un manoir, une villa ou une ferme, élevé sous les arbres d’un pare, d’un jardin ou d’une cour, trouve tout naturel de posséder une demeure à la campagne et de s’y retirer quand approche l’été. Mais le bourgeois citadin qui devient acquéreur d’un bien ne s’accoutume jamais à cette idée qu’il est le maître d’une maison avec de l’herbe autour, et il s’étonne indéfiniment, jusqu’à sa mort, que sa propriété soit à lui.

Ces deux races (le propriétaire de naissance et le propriétaire parvenu) se reconnaissent, se distinguent à un signe certain, infaillible, invariable. L’un vous reçoit à la campagne comme à la ville ; vous ne connaissez de sa demeure que le salon et la salle à manger ; mais l’autre fait visiter sa propriété. Il la fait visiter de la cave au grenier à tout le monde, au boulanger qui apporte le pain, au facteur qui apporte les lettres, aux gens qui passent sur la route et qui s’arrêtent, imprudents, devant la grille. Quant aux amis, hélas ! à chaque retour, ils la visitent et revisitent à perpétuité.

Parlons-en de sa propriété !

Nous la connaissons tous. C’est la hideuse petite baraque en moellon du pays, réchampie en plâtre, mince comme du papier, et qui semble pousser à la façon des champignons dans la triste plaine d’Asnières et de Nanterre, sur les bords de la voie ferrée. Dans le jardin, grand et carré comme un mouchoir de poche, deux peupliers rongés par les chenilles ont l’air d’être piqués en terre, tous pareils aux arbres factices des boites à jouets de Nuremberg. Au milieu du gazon jauni, une boule de métal poli réfléchit, déformés, plus hideux encore que nature, la maison, les maîtres et les visiteurs. Devant cette boule de la consolation (car elle ne peut servir assurément qu’à consoler les gens de leur laideur en leur montrant qu’ils auraient pu être encore plus affreux), — devant cette boule, dis-je, murmure un jet d’eau en forme de clysopompe.

Il murmure, ce jet d’eau, mais au prix de quels efforts ! — Voyez-vous, là-haut, sur le toit de la bicoque, cette chose en fer blanc qui semble une énorme boite à sardines ? C’est le réservoir, mesdames. Et chaque matin, avant de partir pour son bureau (car il est employé quelque part), monsieur descend en pantalon et en manches de chemise, et il pompe, il pompe, il pompe à perdre haleine pour alimenter son irrigateur champêtre. Quelquefois sa femme agacée par le bruit monotone et continu de l’eau qui monte dans le tuyau le long de la maison, derrière le mur si mince où s’appuie son lit, apparaît à la fenêtre, en bonnet de nuit, et crie : « Tu vas te faire du mal, mon ami ; il est temps de rentrer. » Mais lui refuse de la tête, sans interrompre son mouvement balancé. Il pomperait jusqu’à la fluxion de poitrine plutôt que de renoncer au bonheur de contempler, le soir, après son dîner, l’imperceptible filet d’eau qui s’émiette aussitôt que sorti de l’appareil pointu, et retombe en buée sur les deux poissons rouges et la grenouille apprivoisée, maigrie dans la cuvette en ciment dont elle essaye, sans repos, de s’échapper.

Mais c’est le dimanche surtout que s’épanouit dans toute sa niaiserie la satisfaction du propriétaire. Il a revêtu un costume en harmonie avec sa position : pantalon de coutil, veston de toile et chapeau panama. Le jet d’eau fonctionne dès le matin : on attend les invités. Ils apparaissent par trois convois différents, et à chaque arrivée on visite la maison tout entière.

Puis on déjeune avec des œufs pas frais, venus de Normandie en passant par Paris. Les légumes ont suivi le même itinéraire ; et on mâche indéfiniment, sans parvenir à la réduire, cette viande invincible de la banlieue, rebut des boucheries parisiennes. La fenêtre est ouverte toute grande ; la poussière entre à flots, poudre les gens et les plats ; et chaque train qui passe fait lever les convives qui adressent, par facétie, des signes aux voyageurs en agitant leurs serviettes. La fumée charbonneuse de la locomotive entre à son tour dans la salle à manger, et dispose sur les nez, les fronts et la nappe de petites taches noires qui s’agrandissent sous le doigt.

Puis la journée s’écoule lamentablement. Aucune promenade aux environs, aucun bois, aucun arbre. La maison, brûlante comme une chaufferette, est inhabitable. La grenouille et les poissons rouges s’agitent dans l’eau bouillante du bassin. De minute en minute un train passe.

Mais le propriétaire rayonne : il est chez lui. Le dimanche, c’est son jour. Sa femme prend sa revanche en semaine. Abandonnée toute seule en cette demeure solitaire, elle a vite trouvé la distraction naturelle à toute femme qui s’ennuie. Alors elle aussi se prend à adorer cette propriété favorable aux escapades. Une harmonie parfaite règne dans le ménage.

Quand vous regardez par la portière de votre wagon toutes ces petites bâtisses ridicules plantées le long de la voie, pareilles, laides et maigres, dites-vous bien que tous leurs possesseurs se ressemblent entre eux autant que leurs maisons entre elles. Ils sont de la même race, de la même famille, de la même pâte cérébrale. Et soyez sûrs que tous les jours, dans toutes ces demeures, on répète indéfiniment les mêmes choses, on a les mêmes occupations, on s’intéresse aux mêmes futilités. La culture de quatre plants de violettes, de trois pensées et d’un rosier, préoccupe également tous ces esprits. Et quand, par hasard, on fait élever un mur de clôture, afin d’avoir des poiriers en espalier, c’est un événement si considérable qu’il ouvrira une ère dans la famille ; et qu’on daterait ensuite volontiers les lettres « An II du mur mitoyen », comme font certains journaux qui s’acharnent à embrouiller leurs lecteurs avec les germinal et les floréal de l’an 89.

On demandera pourquoi tous ces gens éprouvent ainsi un irrésistible désir d’habiter ces boites à sudation qu’on appelle prétentieusement maison de campagne. Que voulez-vous ? C’est encore un des effets de cet incessant BESOIN DE POÉSIE qui nous tourmente. Quoi que nous fassions, quoi que nous prétendions, nous sommes harcelés par des aspirations confuses, des espèces de soulèvements de l’âme, par une tendance continue vers des choses ignorées, éthérées, supérieures. Nous cherchons sans cesse à réaliser ces espérances, idéales ; et la campagne, chose poétique, est un des moyens à la portée de tous. Elle est trompeuse comme le reste, comme toutes les poésies. Qu’importe ! Le propriétaire a pour sa maison des yeux d’amant ; il ne la voit jamais dans sa réalité laide.

La campagne, pour le Parisien, c’est Meudon, Saint-Cloud, Asnières ou Argenteuil. Là il se dilate, s’amuse. Mais, si on le transportait dans la vraie campagne, au milieu des champs silencieux, tranquilles, immobiles, où poussent les récoltes épaisses, où seuls, un cri d’oiseau, un mugissement de vache traversent parfois la muette solitude, il serait saisi d’inquiétude et redemanderait bien vite sa petite campagne à canotiers tapageurs à chemins de fer et à bastringues.

Si quelqu’un pourtant veut voir aux environs de Paris un coin de paysage tout particulier, unique, inconnu, je lui indiquerai le pays des lilas, le coteau de la Frette.

En face du pare de Maisons-Laffitte, entre le village de Sartrouville et le hameau de la Frette, s’étend un petit coteau qui suit le cours de la Seine et s’arrondit avec le fleuve. Cette colline, toute verte le reste de l’année, semble aujourd’hui teinte en violet, et quand on se promène à son pied une odeur délicieuse et forte vous pénètre, vous grise ; car c’est là qu’on cultive tous les lilas qui embaumeront Paris dans quelques jours. On y cultive les lilas comme les asperges à Argenteuil, comme la vigne en Bourgogne, comme les blés ou les avoines en Normandie. Ce sont des champs en pente, plantés d’arbustes, maintenus à une taille égale ; et sur toute la surface du coteau s’étend à présent une nappe de bouquets à peine ouverts, que des moissonneuses commencent à cueillir, qu’elles nouent en gerbes et envoient chaque nuit à la halle aux fleurs. De petits chemins se perdent au milieu de ces buissons parfumés ; et parfois une épine épanouie semble une boule de neige au milieu de la côte violette. Dans quinze jours, toute la récolte sera faite et les buissons déflorés n’auront plus que leur feuillage vert où quelques grappes tardives se montreront encore de place en place.

Par un jour de soleil, rien de plus curieux, de plus charmant, que ce coteau garni de filas d’un bout à l’autre. Là seulement, ceux qui ne connaissent pas le Midi, la patrie des parfums, apprennent ce que sont ces senteurs exquises et violentes qui s’élèvent de tout un peuple de fleurs semblables, épanouies par toute une contrée. Là, dans la tiédeur d’une chaude journée, on peut éprouver cette sensation rare, particulière et puissante, que donne la terre féconde à ceux qui l’aiment, cette ivresse de la sève odorante qui fermente autour de vous, cette joie profonde, instinctive, irraisonnée que verse le soleil rayonnant sur les champs ; et on voudrait être un de ces êtres matériels et champêtres inventés par les vieilles mythologies, un de ces faunes que chantaient autrefois les poètes.

Balançoires
(Le Gaulois, 12 mai 1881)

Je ne veux point parler de ces odieux engins de plaisir, la joie des femmes à la campagne, instruments de migraine et de maux de cœur, qui, le dimanche, emplissent la banlieue parisienne de leur mouvement régulier, incessant, monotone, étourdissant, même pour ceux qui passent sur les routes.

Les balançoires que je hais surtout sont les scies et les bêtises éternelles où se berce l’esprit humain, les insipides rabâchages d’idées revenant sans fin, reprenant la foule de temps en temps, emportant chaque fois dans un tourbillon de sottises tous les esprits, tous les journaux, tous les hommes grands ou Petits.

Chacun a la sienne et s’y cramponne, la lance en avant, la lance en arrière, exaspérant ses voisins. Mais à y a aussi les balançoires générales où se suspend tout un peuple ; où l’on est forcé de monter, sous peine de passer pour un être subversif, dangereux, pour un mauvais citoyen.

Parmi ces balançoires nationales, il en est une qui fonctionne en ce moment : la théorie de l’amitié de peuple à peuple. L’Italie, dans un accès de chauvinisme exagéré, s’est crue menacée dans sa dignité, parce que nous avons envoyé trente mille hommes pour s’emparer d’un vieux Kroumir accroupi sur une montagne escarpée. Les feuilles de là-bas sont parties en guerre contre nous, les lecteurs ont suivi ces feuilles ; et on nous a fort maltraités dans les conversations particulières. C’est la balançoire du chauvinisme que le consul Maccio a mise en mouvement. Tout le peuple est monté dessus ; et aussitôt l’impulsion formidable l’a lancée dans un va-et-vient furieux.

Alors nous avons été stupéfaits. Nos journaux se sont écriés : — L’Italie agir ainsi ? Qui l’aurait cru ? L’Italie qui nous doit tant ? Notre amie naturelle ? Notre alliée ? Notre sœur ? Oh ! L’ingrate !

Or, depuis que le monde existe, les choses se sont toujours passées ainsi. Chacun de nous sait, à n’en pouvoir douter, que quiconque oblige quelqu’un garde de la reconnaissance à son obligé pour lui avoir rendu service, mais que l’obligé considère le bienfait comme un fardeau. A plus forte raison, quand il s’agit d’un peuple. Nous savions gré à l’Italie de lui avoir prouvé notre générosité, voilà tout.

Et puis, qu’est-ce que veulent dire ces amitiés de peuple à peuple, cette blague antique qui sert toujours aux gouvernements malins ?

Du moment que vous avez un mur mitoyen qui vous sépare de votre meilleur ami, cet homme pourra demain devenir votre ennemi mortel si votre bonne a jeté un trognon de chou par-dessus ce mur. L’amitié ne tient pas plus que ça. Du moment qu’une frontière commune existe entre deux peuples, entre deux êtres collectifs dont les sentiments sont des courants d’opinion venus des chefs de file, il n’y a ni amitié, ni reconnaissance, ni dévouement, ni générosité, ni rien, rien, qui tienne, quand le chauvinisme est mis en mouvement par un intrigant quelconque. Nous a-t-on balancés, depuis un mois, avec cette amitié des peuples !

Une autre balançoire dont le mouvement s’arrête, heureusement, est la campagne des Kroumirs. Il ne s’agit point, ici, de la portée ni des résultats politiques de cette expédition, mais de son retentissement dans les esprits.

Morbleu ! Sommes-nous assez partis en guerre ? Les journaux, depuis six semaines, sont pleins de dépêches héroïques ; les reporters eux-mêmes étaient mis en campagne, la plume d’une main, le revolver de l’autre. On savait le nombre des bataillons pris à tous les coins de la France, noms des officiers, l’âge des colonels et la longueur de leurs éperons. On vendait des cartes du Pays kroumir que personne ne connaît ; et, chaque soir, les dernières nouvelles disaient la marche des troupes, les dangers à courir, l’état sanitaire, la situation de l’ennemi, le dénombrement de ses forces ; quinze mille burnous, suivant les uns ; vingt mille, suivant les autres.

On vantait la prudence des généraux qui s’avançaient si lentement en ce pays hérissé de dangers inconnus. Une ville redoutable ouvre ses portes, bravo ! Mais, là-haut, au sommet des montagnes, on regardait avec des lorgnettes la situation inexpugnable de Sidi-Abdallah. Enfin, on se décide à tenter l’assaut. Les bataillons s’ébranlent, grimpent des rochers à pic, fouillent les ravins, sondent les buissons, enragés de ne rencontrer personne. Un général marche en tête, bravement cherchant la gloire et le danger. On monte, on monte encore, on monte toujours : pas plus de Kroumirs que sur la main. Voici le faîte. Le général y parvient le premier, en hardi soldat, et il trouve en face de lui… un vieil abruti de Kroumir qui devait chantonner dans sa barbe blanche :

Allah ! Tralala !

Les voilà,

Ces bons Français-là !

Et la campagne est terminée ! ! ! Enfin, ce qui n’empêcha point les journaux du soir d’annoncer pompeusement, en tête de leurs colonnes : l’Assaut et la prise du fameux marabout de Djebel-ben-Abdallah.

Voyons, ne valait-il pas mieux se taire, laisser les généraux pousser leur besogne, accomplir leur mission, terminer tranquillement cette petite campagne d’été, pas méchante, mais indispensable, dit-on, politiquement parlant, sans faire ce bruit ridicule autour de cette guerre infime ? Mais voilà : nous avons mis en mouvement la balançoire guerrière.

Une autre balançoire locale, annuelle, et terriblement fastidieuse est celle du Salon de peinture.

Ils sont un tas de gens qui s’intitulent critiques, et qui, au nom de principes d’arts qu’ils déclarent infaillibles, éternels, immuables, pondent en ce moment des articles aussi ennuyeux que longs sur un tas d’autres gens s’intitulant artistes-peintres, et reproduisant à ce titre, depuis des temps indéfinis, tous les ans, avec les mêmes couleurs, la même manière et la même médiocrité, les mêmes tableaux qu’on accroche dans le même bâtiment, et devant lesquels défile pendant un mois le même public, qui répète sans fin les mêmes choses avec la même suffisance (ou plutôt insuffisance).

Comme à toute règle il est des exceptions, il faut excepter, bien entendu, quelques critiques vraiment instruits et quelques peintres vraiment forts.

Mais il en est du Salon comme de la campagne des Kroumirs. Tout Paris s’ébranle discute, pérore, écrit, visite, contemple cette armée de toiles avec de la couleur dessus et, en fin de compte, découvre deux ou trois tableaux originaux exactement comme le général a découvert son vieux Kroumir au sommet de sa montagne.

Ainsi que tout le monde, j’ai visité le Salon : mais convaincu que je n’y ferais aucune trouvaille de valeur, je me suis bien gardé de contempler les murs ; j’ai regardé les visiteurs, et surtout les visiteuses. Elles sont si charmantes, les Parisiennes, avec leur livret à la main, leur air grave, sérieusement préoccupé, leurs mines affairées, leurs petites moues méprisantes et leurs sourires approbatifs.

Oh ! Être peintre ! Quel rêve ! Peintre aimé des dames ! Faire de la peinture élégante, amusante, à la mode ! Et vous voir sourire devant mes toiles, ô Parisiennes !

J’ai suivi les plus jolies de salle en salle, étudiant leurs goûts, écoutant indiscrètement leurs opinions, sans les partager jamais, il est vrai, mais extasié devant la grâce féminine.

Rien de plus drôle, du reste, que d’observer tout un après-midi les physionomies diverses des visiteurs du Salon.

On y voit des familles honnêtes et bornées : le père, la mère, une parente et la jeune fille, une demoiselle de seize ans qui apprend le dessin depuis trois mois, et, à ce titre, guide le jugement de la compagnie.

On s’arrête devant les scènes attendrissantes et niaises ; la jeune fille explique, nomme le peintre. A chaque portrait, la mère demande à l’autre dame, une voisine : « Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à M. Dumoulin ? — Oui, répond l’autre, mais il a le nez plus fort ». Tantôt c’est à Mme Picolon que ressemble le portrait, et tantôt au locataire du cinquième. Le père cligne les yeux devant les nudités et pousse le coude de la voisine. Il ne dit rien jamais. Cependant, en face d’une toile démesurée, où l’on voit une locomotive arrivant à toute vapeur sur une pauvre désespérée couchée en travers de la voie, il lâche enfin cette réflexion judicieuse : — « Si le mécanicien avait le nouveau frein des trains de ceinture, il pourrait encore arrêter à temps. Avec ce frein-là, on arrête en cent mètres. » Cette pensée navre les deux femmes, qui essuient une larme furtive.

Mais le plus beau visiteur que j’aie vu est un grand gaillard au teint brûlé, aux larges épaules, vrai gentilhomme campagnard traversant Paris entre deux chasses.

Au fond de son chapeau rond une couronne assurément coiffait ses initiales enlacées. Il avait la taille serrée dans une jaquette claire, les mains gantées de gants solides, et sous le drap du pantalon ses mollets saillants dessinaient leurs muscles. Il marchait les jambes ouvertes, en homme habitué à tenir un cheval entre ses cuisses ; sa canne flexible semblait une cravache.

A peine entré dans le salon carré, il parcourut les murs d’un regard rapide. Puis, il partit, à grands pas, l’œil fixé sur un tableau qui représentait des chevaux. Il le contempla quelque temps, sérieusement, profondément, jeta un nouveau regard autour de lui, puis passa dans la salle suivante.

Là-bas, en face de lui, des chiens de chasse. Il s’y précipita bousculant les gens ; et, le front plissé d’attention, il demeura longtemps debout en face de l’œuvre cynégétique. Mais s’étant enfin retourné, une femme nue, sur l’autre mur alluma sa face d’un sourire heureux ; et il se dirigea vivement vers ce troisième objet où le portait son cœur.

Et ainsi, de salle en salle, il parcourut l’exposition, s’arrêtant successivement devant les chevaux, les chiens et les femmes au corps dévoilé ; les couvrant d’une même attention, d’un amour égal, enfermé dans cette trinité qui contenait tous ses désirs, toutes ses aspirations, tous ses rêves.

Il ne vit rien autre chose ; et il partit à pas allongés, avec une mine satisfaite qui semblait formuler cette pensée : « C’est chic tout de même, la peinture ! »

Enthousiasme et cabotinage
(Le Gaulois, 19 mai 1881)

Vraiment, vraiment, la mesure est comble et il faut que nous ayons bien perdu le sens du grotesque et la faculté du rire pour n’avoir point trépigné de gaieté depuis que les journaux nous ont apporté les détails fantastiques du débarquement de Sarah Bernhardt. « Hip, hip, hurrah ! » comme on criait sur la jetée du Havre ; jamais le cabotinage, ce vice français ; jamais l’enthousiasme déplacé, la bêtise particulière des foules, l’emballement naïf des bourgeois gobeurs, n’ont offert au monde un pareil échantillon de ridicule.

J’aime cette actrice de grand talent, mais dont le talent réside surtout en sa voix, comme ce chat des contes de fées, dont le pouvoir habitait en sa queue. Cette voix, dit-on, est d’or ; c’est là une image, je suppose, pour exprimer qu’elle en rapporte, et beaucoup, à sa propriétaire. Non pas que la délicate artiste fasse ce qu’elle veut de sa voix, à la façon de Robert Macaire, car elle ne l’emploie, au contraire, que d’une seule manière, toujours la même, dans toutes les pièces, dans tous les rôles ; mais le charme de cet organe et la séduction de la femme sont aussi toujours les mêmes, et si puissants qu’ils remplacent le reste. Voici donc une actrice d’un mérite incontestable qui cependant échoua, en partie, dans l’œuvre d’un maître, l’an dernier. La critique, bien douce pourtant, bien aimable et bien galante pour une si exquise diseuse de prose ou de vers, ayant constaté ce demi-échec, aussitôt l’actrice, prise de crise de nerfs, lâche son théâtre, ses camarades, son directeur, l’auteur et le public, abandonne son emploi, disparaît vexée, rageuse, sûre d’ailleurs de faire du bruit.

Les journaux, autres cabotins, en profitent pour raconter la couleur de ses bas, la forme de ses ombrelles, etc., etc., lui font une réclame furieuse. Alors l’idée d’en profiter lui vient, et elle commence à travers le monde un voyage artistico-commercial, débitant sa voix à tous les peuples, par tirades plus ou moins longues ; vendant la prose ou les vers de nos auteurs, marqués au timbre Sarah Bernhardt ; poussant aussi loin que possible l’industrie dramatique, de façon même à enthousiasmer les Américains, ces professeurs de réclame. Et aussitôt la voici devenue pour cette race spéciale de chauvins qui forme une partie de notre bourgeoisie, la voici devenue, dis-je, le génie de la France errant par l’Univers.

Et on la suit en pensée, on s’intéresse au chiffre des recettes, à l’accueil qu’elle reçoit, à la vie qu’elle mène. Hip, hip, hurrah pour Sarah Bernhardt !

Elle revient. En vérité, le souffle manque et les expressions aussi, pour raconter ce retour.

PLUS DE CINQUANTE MILLE personnes encombraient les jetées et tout le port du Havre. Les navires, dans les bassins, étaient PAVOISÉS AUX COULEURS NATIONALES ; beaucoup de gens portaient des drapeaux ; on hurlait : — Vive Sarah ! vive Bernhardt ! vive Sarah Bernhardt ! « Les souverains, dit un journal convaincu, n’ont pas souvent de pareilles réceptions. » Enfoncés, les souverains ! — finis, les souverains ! — Aujourd’hui cabotinage, seul, est roi partout. Sur l’avant du transatlantique, une grande forme blanche se dresse : c’est elle, muse de la France. L’immense foule ondule, clame, vocifère ; tous les chapeaux sont en l’air ; tous les étendards saluent. Alors quelqu’un (espérons que postérité saura qui), quelqu’un eut l’inspiration de génie de mettre entre les mains de Sarah Bernhardt un petit drapeau tricolore. Aussitôt elle aussi agite son chapeau, dit « bonjour » avec les couleurs françaises ; et elle pleure de joie ; au milieu d’un enthousiasme indescriptible. — Parbleu ! — La Compagnie transatlantique a fait pavoiser le quai de débarquement. — Ô rêve ! Les musiques jouent l’air du Chalet : Arrêtons-nous ici. (Ça, c’est un comble : le comble de l’esprit et de l’à-propos de la part des chefs de musique.) Elle descend ; et la foule en délire la porte jusqu’à sa voiture. Et Sarah a regretté que la foule fût si nombreuse, ce qui l’empêchait d’embrasser tout le monde. — Ah ! Ça, c’est gentil, par exemple.

Voilà. En lisant ces détails, la stupéfaction vous saisit. Et ils étaient émus, ces gens, émus pour de vrai ; et des femmes pleuraient de vraies larmes. Je parierais que certaines ont prié, qu’elles ont eu des pensées patriotiques, associant au retour de cette aimable actrice des idées de gloire nationale, de grandeur républicaine, voire de revanche ? Qui sait, il y en a peut-être qui ont émis le vœu secret de voir Sarah Bernhardt épouser M. Gambetta ! ! ! Tout est possible, vous dis-je, tant est terrible la contagion de l’enthousiasme niais.

Et maintenant, on peut nommer Le Havre comme chef-lieu de préfecture. De grandes choses s’y sont accomplies… Hip, hip, hurrah pour Sarah Bernhardt !

L’enthousiasme en France est un danger public et permanent. C’est lui qui nous jette à toutes les sottises.

« C’est si bon d’avoir de l’enthousiasme, disent les sentimentaux, de se tenir le cœur ému, d’admirer, de crier son exaltation. » Et, au nom de l’enthousiasme, fait taire ceux qui n’ont que de la raison, ceux qui discutent et sourient, ceux qui doutent, voulant juger et savoir. « Enthousiasme et cabotinage », voilà nos vices, nos grands vices. Nos pères aussi s’emballaient, mais ils avaient un sens critique supérieur, le sens du rire, qui faisait contrepoids aux exaltations sans cause. Depuis que l’enthousiasme seul est resté, le bon sens national a chaviré sans cesse.

Notre histoire est pleine d’exemples.

C’est un mouvement de raison qui a fait la Révolution, la grande. C’est l’enthousiasme, cet enthousiasme nerveux, effaré, stupide, qui l’a poussée aux excès, aux massacres, aux folies prodigieusement insensées qui lui ont servi d’apothéose. Et le cabotinage, ce frère de l’enthousiasme, comme il apparaît aussi là ! Tous cabotins, Mirabeau, Camille Desmoulins, Robespierre, Danton, Marat, tous. Ils pérorent en cabotins, tuent en cabotins, meurent en cabotins. Cabotine elle-même la guillotine. Et la déesse Raison, et les fêtes de l’Être suprême, et toutes les cérémonies nationales : orgie de cabotinage, cabotinage de l’enthousiasme, enthousiasme du cabotinage.

L’Empire arrive ; ce cabotin, Napoléon, joue les drames sur les champs de bataille ; et la France enthousiasmée bat des mains. Il la ruine, l’épuise, la tue, mais il joue bien, ce cabotin de génie ; et elle se laisse ruiner, elle donne son argent, ses enfants, tout, en des élans d’enthousiasme furieux. Il sort vaincu de la patrie abattue, mourante, exténuée par lui. Le calme semble revenir ; mais il n’a qu’à se remontrer pour que l’enthousiasme reparaisse plus frénétique que jamais, et pour que le pays se rue à de nouvelles et sanglantes aventures derrière son acteur favori.

Toute notre politique de sentiment qui a fait de nous les chevaliers errants de l’Europe, ces Don Quichotte toujours partis au secours du persécuté, ne vient que de nos constants accès d’enthousiasme.

La France, comme une fille, a des amours d’une heure, des héros quelconques qu’elle acclame. Il nous faut des héros ; nous avons besoin d’exaltation.

Voyez nos journaux les plus lus, miroirs de l’opinion publique ; ils ont des crises comme la foule, donnent tête baissée dans toutes les extases injustifiables du moment. Est-ce que M. de Girardin, après avoir flagellé, honni, maudit les guerres, n’a pas le premier crié : « A Berlin ! », n’a pas donné le signal de cet enthousiasme fatal qui nous a perdus alors ?

Le cabotinage est roi, tellement roi que personne ne peut s’en passer. Les hommes les plus supérieurs sont obligés de devenir cabotins eux-mêmes pour faire triompher leurs meilleures idées. C’est par ce moyen qu’on sépare en deux un continent ; c’est par ce moyen qu’on devient député.

Du reste, point n’est besoin de talent. Battre de la grosse caisse et ameuter les gens : tout est là. Les hommes politiques donnent aujourd’hui des représentations en province devant des salles d’électeurs, tout comme des artistes en tournée : — cabotins !

On nomme ces candidats au « savoir dire » beaucoup plus qu’au « savoir faire » et surtout beaucoup plus qu’au « savoir », dans le sens simple et absolu du mot.

Les poètes font eux-mêmes des conférences sur leurs livres : — cabotins !

Les expulseurs de jésuites à grand orchestre cabotins !

Les jésuites expulsés — cabotins !

Les uns et les autres jouent pour la galerie.

Et les spectateurs aussi, sifflant ou battant des mains : cabotins, tous cabotins, à part quelques rares convaincus.

Et cabotins tous les chefs des partis extrêmes, les légitimistes fougueux qu’on rencontre au foyer de la danse, et les amnistiés barbus qu’on trouve au fond des « assommoirs ».

Je vous le dis en toute sincérité, le seul homme de notre siècle qui soit vraiment digne d’une statue sur la plus grande place de Paris, c’est Mangin, le marchand de crayons.

Le préjugé du déshonneur
(Le Gaulois, 26 mai 1881)

Sous cette rubrique : « Les Drames de l’adultère », les journaux, nous apprennent tous les jours qu’un mari trompé vient de massacrer sa femme ou l’amant, ou tous les deux.

Ces égorgements nous laissent froids. Les jurés, tous maris, sont pleins d’indulgence pour ces fureurs d’époux outragés ; ils acquittent le meurtrier, et l’assistance très spéciale des cours d’assises, lecteurs de romans-feuilletons, public de l’Ambigu, venu pour l’émotion, gonflé de sensiblerie larmoyante, applaudit à ce verdict, jugeant que le mari trompé a lavé son honneur dans le sang, qu’il s’est réhabilité par le meurtre !

C’est avec ces grands mots qu’on nous élève, avec ces préjugés qu’on nous instruit, avec ces idées qu’on nous prépare au mariage.

Je suis pour la femme qui tombe contre le mari qui tue.

Prenons un exemple tout récent. Un homme vient d’être acquitté après avoir occis sa moitié. A bout de patience, trompé, retrompé et encore retrompé, il finit par céder à la colère, et brûle la cervelle de la coupable.

Je choisis exprès un cas où le mari semble entièrement excusable, où l’indulgence du jury a soulevé des acclamations enthousiastes, où toutes les circonstances paraissent absoudre l’homme désespéré qui frappe.

Il aime sa femme éperdument. Très bien. Il lui a déjà pardonné dix fois. C’est vrai. Il l’a rêvée chaste et fidèle. Tant pis pour lui : où l’a-t-il prise ? C’est une fille publique rencontrée en pleine rue, épousée dans un accès de cette folie spéciale qu’on nomme Amour. Tant pis pour lui ! Il ne devait pas oublier que l’habitude est une seconde nature, que les canards retournent toujours à la rivière, et les filles publiques au ruisseau ; que le retapage des vertus avariées, par le maire ou le curé, est une utopie pareille à celle d’un gouvernement en même temps honnête et intelligent.

Permettez à un vieux braconnier de chasser en plein soleil, vous pouvez être sûr qu’il continuera à marauder la nuit, par nostalgie de l’illégalité. Rien ne sert de se révolter, de raisonner, de s’indigner, de proclamer des principes, d’invoquer la morale. Car telle est la nature humaine. La nature est toute-puissante, défie les raisonnements, les indignations et les principes. C’est la nature, inclinons-nous ; constatons ; condamnons l’homme qui tue, et qui a espéré, par amour, c’est-à-dire par égoïsme, modifier une loi, créer à son profit une exception, faire chaste et réservée pour lui seul une femme devenue publique, habituée au vice et accoutumée à la polyandrie. Quand on épouse en ces conditions-là, on doit s’attendre à tout ; et, puisque la préoccupation d’élections prochaines a empêché nos honorables de consentir au divorce, que l’homme trompé se sépare de sa compagne, et qu’ils vivent à leur guise chacun de son côté.

Mais ce cas est une exception, rentrons dans la généralité.

Ce que je vais dire paraîtra sans doute déplorablement subversif : tant pis ; je ne cherche que la vérité, sans m’occuper de la morale enseignée, orthodoxe et officielle, de la morale, cette loi indéfiniment variable, facultative, cette chose dosée différemment pour chaque pays, appréciée d’une façon nouvelle par chaque expert et sans cesse modifiée. La seule loi qui m’importe est la loi éternelle de l’humanité, cette grande loi qui gouverne les baisers humains, et qui sert de thème aux faiseurs de bouffonneries.

Nous vivons dans une société affreusement bourgeoise, timorée et moraliste (ne pas confondre avec morale). Jamais, je crois, on n’a eu l’esprit plus étroit et moins humain.

La faiblesse (disons « faute », si vous voulez) d’une femme mariée, entraînée à mal par un séducteur, a pris des proportions si mélodramatiques, qu’on la considère généralement comme digne de mort.

Des hommes comme M. Dumas fils raisonnent pendant des livres entiers sur les entraînements et les chutes de pauvres êtres sans résistance. Les baisers illégaux acquièrent sous leur plume une gravité de crime ; et les femmes payent pour tous : pour le mariage indissoluble, chose horrible ; pour la loi, injuste à leur égard ; pour le préjugé féroce qui les condamne, pour l’opinion monstrueuse qui permet tout à leurs maris et leur défend tout.

Qu’on n’aille pas croire que je veux absoudre l’adultère. Je ne veux que prêcher l’indulgence dans la situation si difficile que crée le mariage.

Le mariage est institué par la loi tel qu’il existe ; nous devons donc nous y soumettre. Il est cependant permis de le discuter. Constatons d’abord que beaucoup de philosophes, parmi les plus éminents affirment que nous sommes des polygames et non des monogames. Dans tous les cas, la chose est douteuse, et j’aime mieux croire, pour ma part, que nous ressemblons à ces animaux, ni herbivores, ni carnivores, mais omnivores. Nous nous accommodons, en Orient, de la polygamie ; et en Occident de la monogamie, et encore de la monogamie avec accommodements. Je voudrais bien qu’on me citât un seul homme — un seul homme, entendez-vous — resté tout sa vie absolument monogame.

Donc le mariage crée peut-être une situation anormale, antinaturelle, et à laquelle on ne peut se résigner que grâce à des abnégations infinies, à une vertu supérieure, à des mérites absolument religieux ; une situation à laquelle le mari ne se résigne jamais, une situation qui mettrait éternellement la conscience en lutte avec l’instinct, avec l’amour.

Dans ce cas, lequel est le monstre au point de vue humain, naturel ? La femme qui tombe ou le mari qui tue ?

Ici un homme, parce qu’il est trompé dans son égoïsme, blessé dans sa vanité, déçu dans sa prétention (peut-être exorbitante) de possession exclusive, détruit un être, supprime la vie, la vie que rien ne peut rendre, commet le seul acte vraiment monstrueux qu’on puisse commettre, et le plus horrible, et le plus immoral : tue !

Là, une femme, élevée pour plaire, instruite dans cette pensée que l’amour est son domaine, sa faculté et sa seule joie au monde (tels sont, en effet, les enseignements de la société) ; créée, par la nature même, faible, changeante, capricieuse, entraînable ; faite coquette par la nature et par la société ensemble ; vivant presque toujours seule, pendant que son mari (c’est admis) s’adonne librement à ses passions. Cette femme donc se laisse entraîner par un homme qui met tous ses soins, toute son ardeur, toute son habileté, toute sa puissance à la séduire. Elle tombe entre ses bras, obéissant à la grande loi naturelle et universelle ; elle commet un acte blâmable, condamnable au point de vue de la législation, mais humain, fatal, si fatal que rien n’a jamais pu l’entraver depuis que Les règlements de la moralité civile et religieuse le combattent ; et on proclame cette femme une gueuse, une misérable, une souillée, tandis qu’on salue jusqu’à terre son mari, qui l’assassine, parce qu’on le juge réhabilité.

Je suis pour la femme qui tombe contre le mari qui tue !

Pourquoi tue-t-il ? Parce qu’il se croit déshonoré !

Nous touchons ici à un de ces préjugés prodigieux qui servent généralement de bases à toutes nos croyances.

Êtes-vous déshonoré parce que votre bonne vous a volé ? — Non. — Et vous l’êtes parce que votre femme vous a trompé ? — Vous, le volé ! Le trompé ! Le lésé ! Le filouté enfin ! Vous vous considérez comme déshonoré tant que vous n’aurez pas lardé de coups de couteau l’amant que tout le monde considère comme honorable, comme accomplissant, légitimement ses fonctions d’homme séducteur, et la femme qui s’est abandonnée, séduite, entraînée. Que la logique est une belle chose ! Mais, sacrebleu ! Le déshonneur ne peut résulter que d’un acte essentiellement personnel, et ne peut provenir en aucun cas du fait d’un autre. Je n’admets pas que je puisse être souillé par une action à laquelle je ne suis pour rien (bien au contraire), une action à laquelle ma volonté est entièrement étrangère et que tout mon désir est d’empêcher ! ! ! Non, vraiment, c’est fabuleux de stupidité. Mais voilà : cette sensation de déshonneur du mari trompé ne provient que de la crainte du ridicule. L’adultère, pour la galerie, a toujours été une chose comique, et George Dandin reste un grotesque. Il faut donc à tout prix empêcher les spectateurs de rire. Pour cela, on tue quelqu’un, et le public cesse de plaisanter.

Combien je préfère la solution indiquée par l’écrivain naturaliste J.-K. Huysmans dans son très spirituel roman En ménage. Un jeune mari, rentrant chez lui, découvre inopinément qu’il l’est. En une seconde, il pèse toutes les conséquences de ses actes et se résout immédiatement à adopter le système de la dignité. Il reconduit gravement son rival ; puis s’en va, sans davantage s’occuper de sa femme. Elle retourne chez ses parents ; lui, reprend sa vie de garçon, et des deux côtés, ils réfléchissent.

Il s’ennuie : la femme lui manque, la CRISE JUPONNIÈRE le prend ; il essaye plusieurs maîtresses, s’en dégoûte, les trouve, au fond, inférieures encore à son infidèle épouse. Elle, de son côté, a reconnu que l’adultère ne donne point toutes les joies rêvées, que la vie est plate, terre à terre toujours ; elle regrette ce mari qu’elle méprisait jadis comme incapable d’ouvrir son cœur aux délices surhumaines de l’amour. Et un jour vient où ils se remettent à vivre ensemble, tranquillement, mûris par cette double épreuve.

Je ferai pourtant un reproche à la situation tracée par Huysmans. Le mari me semble trop calme en découvrant subitement son… malheur. Il faudrait qu’il eût au moins un mot, et voilà la solution que j’opposerai à celle de l’assassinat.

L’homme qui frappe est une brute. Assommer ne prouve rien. Mais l’homme qui, dans un moment pareil, aurait la force, le sang-froid et l’esprit nécessaires pour trouver un mot, un mot sanglant ou drôle, un mot célèbre le lendemain, affirmerait ainsi une vraie et indiscutable supériorité sur ses semblables, et se vengerait d’une façon plus certaine et plus terrible qu’avec le poignard ou le pistolet.

Il en existe très peu, de ces mots-là.

Deux ou trois me reviennent en mémoire, et je les déclare admirables, en admettant qu’ils soient authentiques.

Tout le monde les connaît, du reste. Un mari trouve… dans son alcôve, son ami, son meilleur ami, et lui tend la main. L’autre, effaré, se cache derrière sa complice, se blottit contre le mur. « Eh quoi ! demande l’époux, railleur et tranquille, tu refuses maintenant de me donner la main sur la place publique ? »

Et cet autre : « Ah ! Mon pauvre ami, et dire que rien ne vous… y forçait ! »

On en cite une douzaine, au plus.

Et quel concours d’esprit cela ouvrirait ! Quelle émulation ! Quels triomphes ! On s’aborderait au cercle de cette façon : — « Vous ne savez pas le mot que je viens de dire à X… que j’ai trouvé chez moi… » Ou bien ainsi :

— « Cet imbécile de C… qui vient de tuer sa femme ! L’idiot, il n’a rien pu trouver à dire… » Les hommes vraiment spirituels feraient naître les occasions et prépareraient de loin leurs effets ! Et nous verrions dans les journaux quotidiens, au lieu de l’éternelle rubrique : « Les Drames de l’adultère », cette variante moins sombre et plus française : « Les bons mots des maris trompés ».

L’échelle sociale
(Le Gaulois, 9 juin 1881)

Il paraît que certaines professions comportent une dignité particulière, imposent des devoirs spéciaux, forcent à une tenue d’une rigidité exceptionnelle. Un notaire, par exemple, n’est-il pas astreint à une gravité toujours cravatée de blanc ? N’est-il pas vrai qu’il ne devra danser qu’avec modestie, ou même s’abstenir de la danse absolument ? Ses fonctions le condamnent à une éternelle sévérité. Un notaire follet, spirituel et badin, semblerait un monstrueux contresens.

Or, pourquoi un notaire a-t-il le devoir d’être plus grave qu’un capitaine de hussards ? Ne me le demandez pas, je l’ignore, mais c’est ainsi.

Il paraît également qu’il existe toute une gradation d’importance et de considération dans les professions que j’appellerai courantes ; et qu’un homme subtil doit saisir instantanément à quel degré d’estime sociale se classe le titulaire d’une place d’avoué, de percepteur, de chef de bureau, de substitut, de commissaire-priseur, d’agent de change, d’inspecteur de quelque chose, etc.

Si vous laissiez entendre à un architecte quelconque que vous le mettez dans la même sphère de respect qu’un pharmacien, il vous en voudrait sans doute mortellement ; mais, si votre tailleur pouvait soupçonner que vous ne le considérez pas infiniment plus que votre bottier, il ne vous le pardonnerait jamais.

N’est-il pas admis aussi que les gens possédant des titres et des fonctions officiels doivent avoir le pas sur les simples particuliers exerçant des professions dites libérales ? Voyez, dans un salon, face à face, un de ces culbuteurs qui remplissent passagèrement le rôle à tiroirs de ministre, et un artiste du plus grand talent : l’artiste restera toujours au second plan devant l’Excellence d’aventure qui soulève autour d’elle un nuage de considération.

Un monsieur décoré (les vieux bureaucrates le sont à l’ancienneté) semble supérieur à un monsieur vierge de ruban. Les croix étrangères elles-mêmes donnent un certain vernis d’estime. Les employés de l’Etat se considèrent comme au-dessus des boutiquiers. Les commerçants méprisent les marchands.

Enfui, il existe toute une hiérarchie compliquée, embrouillée, surprenante, qu’il faut connaître sur le bout du doigt. Si vous faites ceci, vous êtes bien vu, si vous faites cela, vous êtes mal vu. Ceci est plus noble que cela.

Et pourtant il m’avait semblé, à moi, que les fonctions officielles indiquaient toujours un peu de servitude et d’obéissance ; qu’elles entraînaient fatalement un renoncement à l’indépendance absolue de pensée et d’action. L’homme à qui un autre peut commander n’est pas un homme libre ; et quoi de plus noble qu’un homme libre ? Avez-vous entendu quelquefois un ministre savonner la tête d’un chef de division, le chef de division nettoyer le crâne d’un chef de bureau, le chef de bureau étriller ses employés ? Ces hommes-là sont tous des subordonnés ; et le ministre lui-même tremble devant le chef d’État, qui frémit à son tour devant le peuple, le plus brutal, le plus violent et le plus grossier des maîtres.

Les titres imposent du respect ! Que signifient-ils ? Aplatissement devant les grands, car on ne donne les titres qu’à l’obsession. Ils veulent dire : longues séances dans les antichambres, compliments et services intéressés, perfectionnement de la souplesse et de l’art de se faire bien voir.

Les décorations ? On ne les portera bientôt plus, tant elles sont tombées dans le commun. Quant aux croix étrangères, lorsque j’en vois une sur un habit, il me semble que cet habit parle et dit ceci : « Je suis vaniteux, puisque ce morceau de ruban, vert ou bleu, me fait plaisir ; incapable, puisque, malgré mon désir, je n’ai pas pu obtenir la croix de mon pays ; en somme, pas fier, puisque j’ose porter cela, dont tant de gens sourient. »

Il m’avait donc semblé qu’on devait respecter d’abord les indépendants et les capables, les parvenus de l’intelligence, ceux qui marchent seuls et forts, avec le mépris de l’enrégimentement et de la servilité, les libres !

Il m’avait semblé jusqu’ici que faire œuvre d’artiste était la plus noble chose qu’on pût rêver, que prouver la valeur de son esprit, donner des marques de talent, constituait pour un homme la première des supériorités. J’avoue que j’étais prêt à saluer des hommes comme MM. Victor Hugo, Émile Augier, Dumas, Halévy, plus respectueusement qu’un ministre même ou qu’un conseiller d’État.

Il paraît que je suis dans l’erreur, et je fais amende honorable. MM. les commissaires-priseurs m’ont donné une rude leçon de tact ; MM. les agents de-change l’ont complétée.

Je viens, en effet, d’apprendre successivement deux nouvelles qui m’ont plongé d’abord dans un océan de stupéfaction.

La première est celle-ci :

Un jeune homme, exerçant le métier de commissaire-priseur, mais sentant poindre une vocation d’auteur dramatique, osa collaborer avec deux écrivains de profession, et il se préparait à faire représenter son œuvre quand la Compagnie tout entière des commissaires-priseurs fut soulevée d’indignation !

La salle Drouot frémit. Les marteaux d’ivoire tombaient nerveusement sur le bois des comptoirs où trônent ces princes des défroques parisiennes. Quoi ! Un homme qui adjuge journellement des pots fêlés et des meubles de toute espèce laisserait imprimer son nom sur des affiches à côté des noms de deux faiseurs de comédies ! ! ! Ce serait la honte et le déshonneur pour tous, la déconsidération jetée sur le corps entier. Comment ! Un commissaire-priseur veut faire des mots, tourner des phrases, montrer de l’esprit, avoir du succès ! Non, jamais.

Et une députation se rendit auprès de l’imprudent pour lui enjoindre de choisir entre le théâtre avec le mépris des honnêtes gens, et la salle des ventes avec l’estime de tous.

Comment la corporation si susceptible des commissaires-priseurs se laissa-t-elle fléchir ? Je l’ignore. Mais la pièce fut représentée et le nom de l’auteur proclamé. Je le regrette. Cela jette toujours un peu de mésestime sur une profession ; car j’ai fini par comprendre, après de longues réflexions, qu’il est vraiment difficile pour un homme dont le métier consiste à savoir la valeur exacte d’une glace fêlée ou d’une chaise à trois pieds, de laisser imprimer son nom à côté de celui des poètes et des comédiens ! Enfin, la chose est faite. Inclinons-nous, mais déplorons.

Je remercie cependant MM. les commissaires-priseurs de m’avoir fourni des indications assez précises pour savoir dans quelle catégorie je puis exactement classer leur profession.

Je dois également des remerciements à la puissante corporation des agents de change, qui vient aussi d’éclaircir mes doutes sur un autre point.

Un agent de change devait jouer la comédie dans une fête, et le bruit s’en répandit. Aussitôt, la chambre syndicale s’émut. Un prêtre de la finance ne peut pas, ne doit pas faire métier d’histrion. Il y avait là un manque de tenue choquant, une faute de goût, une défaillance de dignité qui atteignait tous les confrères. On fit comprendre à cet aspirant comédien qu’on ne compromet pas ainsi les reports et les transferts. Il dut céder. Il est plein de verve et d’esprit, dit-on. Tant pis pour la comédie, mais tant mieux pour la Bourse. Ce temple de la richesse ne sera pas confondu avec une assemblée de gens du monde. Ceux qui mettent le pied dans cette enceinte sacrée n’ont pas le droit de vivre comme tous. Ils doivent être immaculés, irréprochables, d’une blancheur de neige et d’une dignité sans défaillances.

Honneur à la corporation des agents de change, qui s’est montrée plus sévère que celle des commissaires-priseurs.

Grâce à ces deux grands exemples de dignité professionnelle, je pourrai enfin me reconnaître un peu dans le labyrinthe de la considération due à chaque métier. Mon ignorance en ces matières m’avait valu plusieurs humiliations sensiblement désagréables.

Ainsi, me trouvant dernièrement dans un salon rempli de mères de famille ayant des filles à marier, on en vint par hasard à discuter la question des unions convenables, et à apprécier la valeur de chaque état au point de vue de la respectabilité mondaine. Des doutes s’élevèrent. On me prit pour arbitre. Il s’agissait justement d’établir la nuance existant entre un commissaire-priseur et un oculiste. Je penchais pour l’oculiste. Mais ces dames opinèrent pour le commissaire-priseur, par cette raison que l’oculiste reçoit de l’argent de la main à la main. Une d’elles cependant fut dissidente, s’appuyant sur cet argument que la salle Drouot est une sorte de bazar et que le commissaire-priseur opère en public.

Puis on posa cette question : « Une jeune fille de bonne famille, mais sans fortune, peut-elle épouser un vétérinaire ? »

— Je répondis : « Oui » sans hésiter.

Je fus hué.

Alors je me tus, me contentant d’écouter religieusement les raisons excellentes, infiniment subtiles, admirablement déduites, de ces dames, pour ou contre chaque profession. Une d’elles surtout me parut surprenante de pénétration. Elle racontait avec esprit comment et par quelle suite de preuves elle avait décidé son pharmacien à refuser sa fille au fils d’un herboriste. Elle conclut ainsi : « Du haut au bas de l’échelle sociale, il faut établir des degrés, et régler toujours sa conduite sur les nuances d’estime qu’on doit à chacun. »

Je manque de finesse pour élucider ces cas. Mais, comme des journaux très répandus ont la spécialité de ces sortes de questions, et demandent gravement à leurs lecteurs si un homme du monde assis dans un salon doit tenir son chapeau sur le genou gauche ou sur le genou droit ; comme il se trouve toujours un grand nombre de docteurs en bon goût pour répondre avec une foule de raisons à l’appui, je serais enchanté qu’on voulût bien me renseigner un peu et lever des doutes qui me persécutent.

Ainsi : dans la hiérarchie sociale, pourquoi un propriétaire de hauts fourneaux est-il généralement considéré comme au-dessus d’un filateur de coton ? Des gens très distingués m’ont affirmé qu’il y avait une nuance. Je ne la saisis pas bien. Ce que je comprends parfaitement, par exemple, c’est la niaiserie de ces préoccupations, la bêtise élégante de ces argumentateurs du comme il faut et du bien vu.

Un vieux proverbe dit : « Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a que de sottes gens. » C’est vrai, à mon avis, bien vrai ; mais il y a tant de sottes gens !..

L’esprit en France
(Le Gaulois, 19 juin 1881)

Il est entendu, convenu, indiscuté, que la nation française est la plus spirituelle de toutes ; que l’esprit est né sur le sol de France ; qu’il a grandi là seulement, et que si, par hasard, un étranger est spirituel, c’est uniquement parce qu’il a le bon goût de nous ressembler.

Nous parlons toujours de notre esprit, nous en mettons partout. Nous nous imaginons que l’on dit dans le monde entier : « Spirituel comme un Français ».

D’abord, qu’est-ce que l’esprit ?

Les dictionnaires ne donnent pas de définition satisfaisante. L’esprit a tant de formes, de manifestations, d’aspects différents, que toute formule est insuffisante pour l’exprimer. Je proposerai donc, pour complaire aux chauvins, cette simple définition :

« Qualité nationale française. »

Cependant l’esprit a des ennemis, même en France. Les plaisants s’écrient :

— Les ennemis de l’esprit sont ceux qui n’en ont pas.

— Pardon, il en est d’autres encore.

Un grand écrivain contemporain instruisait dernièrement le procès de l’esprit. Il l’accusait de vieillir du matin au soir, de s’évanouir comme la mousse gazeuse d’une coupe de champagne, de s’user si brusquement qu’un mot, après avoir fait trépigner la France de joie pendant huit jours, ne fait plus même sourire la semaine suivante. On reproche à l’esprit de ne pas faire penser ; de ne produire dans l’intelligence qu’une sorte de chatouillement ayant la propriété de plisser les joues autour du nez en faisant sortir de la bouche des petits cris entrecoupés assez drôles. Enfin, on lui reproche de se gâter en vieillissant, comme les vins des mauvais crus.

Ainsi qu’Henri IV entre les deux avocats, on est vivement frappé par les arguments des deux partis. Après avoir entendu l’un, on se dit : « Il a raison. » Après avoir écouté l’autre, on se dit : « Il n’a pas tort. » Puis, tout seul, on pense : « Il faudrait pourtant voir clair. » Ne se pourrait-il point qu’on eût un peu confondu ?

Il y a l’esprit qui blanchit en vieillissant, comme le chocolat Ménier. Il y en a un autre qui ne blanchit pas.

C’est un peu comme tout le reste. Ce qui passe, c’est l’esprit à la mode, la saillie, le mot ; parce que cet esprit-là est tout d’actualité, qu’il se rapporte à des choses du moment, du jour ou de la veille. C’est ce qu’on pourrait appeler l’ESPRIT COURANT.

Ce qui demeure, c’est l’esprit, dans le sens large du mot, l’esprit français, ce grand souffle ironique ou gai répandu sur notre peuple depuis qu’il pense et qu’il parle ; c’est la verve terrible de Montaigne et de Rabelais, l’arme aiguë de Voltaire et de Beaumarchais, le fouet de Saint-Simon.

La saillie, le mot est la monnaie très menue de cet esprit-là. Et pourtant, c’est encore un côté, un caractère tout particulier de notre intelligence nationale. C’est un de ses charmes les plus vifs. Il fait la gaieté sceptique de notre vie parisienne, l’insouciance aimable de nos mœurs. Il est une partie de notre aménité.

Autrefois, on faisait en vers ces jeux plaisants ; aujourd’hui, on les fait en prose. Cela s’appelle, selon les temps, épigrammes, bons mots, traits, pointes, gauloiseries. Ils courent la ville et les salons, naissent partout, sur le boulevard comme à Montmartre. Et ceux de Montmartre valent souvent ceux du boulevard. On les imprime dans les journaux. D’un bout à l’autre de la France, ils font rire. Car nous savons rire. Pourquoi un mot plutôt qu’un autre, le rapprochement imprévu, bizarre de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une calembredaine quelconque, un coq-à-l’âne inattendu ouvrent-ils la vanne de notre gaieté, font-ils éclater tout d’un coup, comme une mine qui sauterait, tout Paris et toute la province ?

Pourquoi tous les Français riront-ils, alors que tous les Anglais et tous les Allemands trouveront stupide notre amusement ? Pourquoi ? Uniquement parce que nous sommes Français, que nous avons l’intelligence française, que nous possédons la charmante faculté du rire.

Ah ! Oui, la saillie vieillit vite. Qu’importe ! L’autre esprit reste.

Je me suis amusé à chercher ce qu’était autrefois, dans toute sa jeunesse, cet esprit appelé gaulois. J’ai retrouvé dans les poètes antiques ces mots qui déridaient nos ancêtres, ces lointaines gaietés des aïeux.

Tout cela m’a paru bien enfantin, bien naïf, bien bébête (pardon du mot).

Alors on riait facilement, bonnement et simplement, d’un trait grossier, brutal, lourd, sans pointe. Le mot d’esprit était un coup de massue.

Chose étrange : la gaieté courante du XVIIe siècle diffère peu de celle des deux siècles précédents.

Lisez donc les épigrammes de Racine et de Boileau. Le sel n’en est guère attique.

Au XVIIIe siècle, par exemple, l’esprit devint acéré comme une aiguille, pénétrant, méchant, mais direct et franc, sans arrière-sens détourné.

Aujourd’hui, il nous faut des raffinements, des contorsions de mots, des postures d’idées inusitées, des à-peu-près drolatiques. Le mot n’est plus une aiguille, mais une sorte de tire-bouchon.

Et voici quelques exemples des antiques gauloiseries, des moins salées, car en général elles s’accommoderaient peu avec la pudeur moderne.

Du Clément Marot :

Tu as tout seul, Jean-Jean, vignes et prés,

Tu as tout seul ton cœur et ta pécune,

Tu as tout seul deux logis diaprés,

Là où vivant ne prétend chose aucune,

Tu as tout seul le prix de ta fortune,

Tu as tout seul ton boire et ton repas,

Tu as tout seul toutes choses, fors une,

C’est que tout seul ta femme tu n’as pas.

Du même :

Catin veut épouser Martin,

C’est fait en très fine femelle.

Martin ne veut point de Catin,

Je le trouve aussi fin comme elle.

Voici maintenant du Mellin de Saint-Gelais :

Notre vicaire, un jour de fête,

Chantait un agnus gringoté,

Tant qu’il pouvait, à pleine tête,

Pensant d’Annette être écouté.

Annette, de l’autre côté,

Pleurait, attentive à son chant ;

Dont le vicaire, en s’approchant,

Lui dit : Pourquoi pleurez-vous, belle ?

Ah ! Messire Jean, ce dit-elle,

Je pleure un âne qui m’est mort,

Qui avait la voix toute telle

Que vous, quand vous criez si fort !

Et du Racan :

Bien que du Moulin en son livre

Semble n’avoir rien ignoré,

Le meilleur est toujours de suivre

Le prône de notre curé.

Toutes ces doctrines nouvelles

Ne plaisent qu’aux folles cervelles.

Pour moi, comme une humble brebis,

Sous la houlette je me range :

Je n’ai jamais aimé le change

Que des femmes et des habits.

Et du Scarron :

Maynard qui fit des vers si bons

Eut du laurier pour récompense !

Ô siècle maudit ; quand j’y pense,

On en fait autant aux jambons !

Je n’en finirais point. J’en pourrais citer vingt volumes.

C’est bien bénin, n’est-ce pas, et déplorablement ennuyeux ? Ce sont les « nouvelles à la main » de l’époque, les traits à la mode, la poussière volante de l’esprit français d’alors. C’est usé.

Mais j’ai nommé tout à l’heure Montaigne ! Est-il usé celui-là ? Rabelais a-t-il cessé d’être la quintessence même de l’esprit ? Voltaire a-t-il tant vieilli ? Les Mémoires de Beaumarchais sont-ils devenus illisibles ? Et combien d’autres dont l’esprit est jeune et neuf comme aux jours où ils écrivaient !

Et cette verve enragée de Molière ne nous amuse-t-elle donc plus ? Je ne parle pas de son génie scénique ; mais des mots, rien que des mots ! Son trait ne nous arrache-t-il pas le rire tout comme les meilleures POINTES de n’importe quel contemporain ?

Et parmi les simples mots d’esprit, n’en avons-nous point conservé d’exquis ?

Quand on a dit de l’Académie : « Ils sont là quarante, ils ont de l’esprit comme quatre », n’a-t-on pas prononcé une parole aussi immortelle, dans sa simplicité comique, que l’immortelle assemblée elle-même ?

Et le trait suivant ne sera-t-il pas toujours joli ?

Un gros serpent mordit Adèle.

Que pensez-vous qu’il arriva ?

Qu’Adèle mourut, bagatelle.

Ce fut le serpent qui creva !..

Il est vrai de dire qu’en France nous traitons l’esprit en enfant gâté ; nous lui permettons tout : il tient lieu de tout. C’est pousser trop loin assurément la complaisance et la faiblesse.

Nous le mettons à toutes les sauces, nous en jetons partout, là même où il n’aurait que faire.

Voici par exemple un homme d’un grand et indiscutable talent : M. Alexandre Dumas fils. Son esprit intarissable arrive souvent à gâter son talent. Toutes ses pièces sont si remplies de « mots » arrivant à tout propos, à tort et à travers, que souvent on est exaspéré. Le public aujourd’hui aime ça ; il rit et applaudit sans se demander si l’art véritable, si l’œuvre en elle-même ne souffrent point de cette pluie d’allusions piquantes.

Si l’auteur met en scène un père et une mère au chevet d’un enfant mourant, le père et la mère feront des mots, le médecin survenant entrera sur un mot, et si l’enfant meurt, sa dernière parole contiendra un trait, un mot, quelque chose de spirituel enfin.

Aussi, comme ce genre de pièces vieillit vite, elles se fanent à la façon des nouvelles à la main des feuilles quotidiennes. Quand on les reprend au bout de trois ou quatre ans, le public ne comprend plus ; il applaudit bien encore un peu, par respect et surtout par tradition, mais il faut changer l’affiche au bout de vingt représentations.

Nous avons eu tout récemment un exemple de la puissance de cette espèce d’esprit sur la foule.

M. Edouard Pailleron vient de faire jouer au Théâtre Français, avec un succès éclatant, une très amusante comédie : Le Monde où l’on s’ennuie. Cela est tout à fait charmant, tout à fait gai, agréable au possible ; mais… mais il y a trop d’esprit… courant, et pas assez d’autre chose.

On rit franchement ; je l’avoue. Pourquoi rit-on ? Parce que cette œuvre est pleine d’actualité. On a vu tout le temps des allusions, voulues ou non, à des gens connus. Le public est parti là-dessus, saisissant ou croyant saisir les moindres intentions ironiques, soulignant les nuances, éclatant d’enthousiasme à chaque trait. On se disait :

— Vous avez reconnu M. X… ? Est-ce assez ça ?

— Et Mme B… ? Est-elle ressemblante ?

Et on riait, on riait à se tordre.

Mais quand M. X… sera mort, quand Mme B… sera morte, l’autre public, le suivant, comprendra-t-il ? Reprenez un à un tous les mots de cette pièce : chacun semble une actualité de journal, une allusion à des choses d’hier et d’aujourd’hui. Il faut être initié pour comprendre et pour rire. Que restera-t-il de cette œuvre ? Attendons-la, dans trois ans seulement, sur la scène du même théâtre !

Lisez à côté de cela quelque chose de Marivaux, par exemple, de Marivaux, le précieux, le maniéré ; il vous amuse encore, il vous amusera toujours, parce qu’on sent couler en lui ce vif, alerte, exquis, éternel esprit français, qui est le sang même de notre littérature.

Donc, l’esprit est un de nos charmes, une de nos grandeurs, une de nos gloires, mais à force de l’aimer, nous lui donnons des proportions de vice, et nous finissons par mêler L’ESPRIT COURANT avec ESPRIT IMPÉRISSABLE des vrais maîtres, mettant l’un à la place de l’autre, confondant le cri drôle d’un gavroche avec le mot immortel d’un Voltaire. Nous grimaçons souvent en croyant rire. N’est-ce point un peu cela qui a fait dire à Schopenhauer :

« Le reste du monde a les singes, mais l’Europe a les Français. »

Les poètes grecs contemporains
(Le Gaulois, 23 juin 1881)

Il est, par le monde, un coin de pays qu’on pourrait appeler « la Terre glorieuse ». Toute petite, cette terre a enfanté ce qu’il y a de plus grand dans l’univers, les arts, et tous les arts. Avant que l’homme, sur le reste du globe, sût fixer la pensée en ses formes immortelles, de cette parcelle de l’Europe ont jailli, dans une perfection restée inimitable, la poésie, la sculpture, la peinture, l’architecture. Toutes les puissances du cerveau se sont développées là jusqu’à leur splendeur complète.

Pour quiconque se sent artiste, la Grèce est la mère du monde. Toutes les gloires permises à l’homme y sont nées. On dirait que les flots harmonieux de cette mer bleue qui l’enveloppe l’ont fécondée dans tous ses germes de production.

Là-bas, un pauvre, aveugle et vagabond, s’appelait Homère. Les noms des artistes éclos en cette contrée et dans ces temps anciens, résonnent plus sonores aujourd’hui même que ceux de nos plus grands maîtres.

Mais depuis ces jours lointains, des siècles se sont écoulés, des malheurs, la ruine, l’invasion et la servitude ont passé sur ce coin de pays. On l’a cru mort, mort à tout jamais, sous l’odieuse, barbare, féroce domination du musulman.

Il se réveille. Voilà que, de nouveau, comme une graine oubliée qui pousserait dans un sol ravagé, la Poésie sort des ruines entassées sur la Grèce. On chante encore dans la patrie d’Apollon.

Quand j’ai lu ces mots sur la couverture d’un livre : Poètes grecs contemporains, il m’est venu la curiosité folle qu’on pourrait éprouver devant le coffret trouvé dans les décombres d’une ville morte, fermé depuis des siècles, et qui contient des choses inconnues.

Que sont aujourd’hui les fils d’Eschyle, de Sophocle, d’Aristophane, d’Euripide ? Que peuvent-ils promettre au monde ? C’est une femme, Mme Juliette Lamber, qui nous donne cette joie de connaître et de comparer les artistes grecs de cette Renaissance.

Avant de nous présenter ses poètes, Mme Juliette Lamber, dans une introduction très remarquable, très raisonnée et très judicieuse, établit une classification absolument logique des diverses écoles poétiques qui lui paraissent exister en Grèce.

Ainsi que le feraient un physiologiste et un sociologiste elle explique l’origine de ces écoles, les causes de leurs divergences, les sources de leur inspiration. Elle signale, et avec grande raison, l’étude approfondie des origines de ces générations artistiques à des hommes tels que MM. Taine et Herbert Spencer, qui ont donné leur vie à ces recherches sur les milieux, les filières, les enchaînements secrets d’où proviennent les éclosions d’art ou même les simples faits sociaux.

Voici, du reste, en quelques mots, la classification adoptée par Mme Juliette Lamber :


École ionienne

Les îles Ioniennes « sont la partie de la Grèce qui a été le moins foulée par l’étranger, celle, par conséquent, où la race a eu le moins à souffrir ». C’est sur le sol de l’Ionie, en effet, qu’ont vécu les deux plus grands poètes grecs modernes : Solomos et Valaoritis.

Mais les îles Ioniennes ont subi successivement la domination de Venise et celle de l’Angleterre. Les riches habitants de cette contrée envoyaient communément leurs fils faire leurs études en Italie, d’où il résulte que l’inspiration poétique de cette école a subi sensiblement l’influence italienne.


École de Constantinople

Grâce à leur intelligence, beaucoup de Grecs parvinrent à de hautes fonctions sous le gouvernement turc, amassèrent de grandes richesses, et formèrent à Constantinople même une sorte de colonie grecque où naquirent des poètes. D’autres les ont suivis, sortis de la même souche ; mais leur inspiration sent toujours la servitude, la crainte constante ; elle n’a rien de mâle, d’original, de libre. Ce sont des roucouleurs qui chantent l’amour et le vin, et qui presque constamment imitèrent les littératures étrangères.

« Cette tendance à l’imitation, demi native dans l’école de Constantinople, devint une passion déclarée DANS L’ÉCOLE D’ATHÈNES. Les poètes de cette école, non seulement pour la plupart sont capables d’écrire en langue étrangère, mais ils sont si bien imbus des idées, des sentiments, du faire, de l’inspiration des poètes étrangers, qu’on croirait vraiment qu’ils n’en ont point d’autres. »

A cela deux raisons.

D’abord « cette école a été formée, au début, de Grecs dont la vie presque tout entière s’est déroulée en Occident ».

Ensuite l’Université d’Athènes a étendu ses ailes sur cette pléiade de poètes, organisant des concours, imposant une langue morte, apportant dans les plis de sa robe professorale toutes les idées apprises dans les livres d’autrui, toutes les rengaines classiques, tous les enseignements pédantesques des manieurs de férule.

A ce sujet, Mme Juliette Lamber émet un souhait, celui de voir cette Université athénienne changer d’allures, pousser les jeunes écrivains dans une voie large et nouvelle, renoncer aux vieilles idées d’école ; et, dans ces conditions, elle croit à l’influence salutaire de cette Université.

Sans connaître la Grèce, je suis bien persuadé qu’il n’y a rien à attendre de ces moyens. Toutes les Universités se ressemblent. Leur caractère propre est de vivre dans le passé, de l’enseigner. Elles ne comprennent et ne comprendront jamais rien aux littératures nouvelles, originales, spontanées. Comment voulez-vous que ces gens, saturés d’antiquité, mûris, confits dans l’admiration exclusive des anciens, admettent les génies nouveaux, qui sont forcément des révolutionnaires, des ravageurs de l’esthétique professée et officielle ? Les admirations des Universités sont toujours en retard d’un demi-siècle au moins sur celles du public qui, lui aussi, retarde toujours de quelques années sur le petit bataillon des esprits d’avant-garde, chargés de découvrir et de signaler les voies nouvelles où vont les lettres.

C’est donc dans l’École épirote, « qui mériterait plutôt le nom d’École nationale », que semble concentré ce qui reste du génie grec, gardé, comme une étincelle sacrée au milieu des montagnes inaccessibles, des contrées indomptables, indomptées, toujours en révolte.

C’est de là que repart la jeune sève ; c’est en cette école que se fondront les autres, car elle parle la langue populaire et moderne commune à tous les Grecs, elle ne garde nulle trace d’imitation ; l’inspiration de ses poètes est bien originale, vraiment grecque.

Après cette exposition fort précise et dont les lignes qui précèdent ne font qu’indiquer les divisions et les traits principaux, Mme Juliette Lamber passe en revue les poètes grecs contemporains et donne des extraits de leurs œuvres principales.

Il ne m’est pas possible de la suivre dans le détail de cette inspection. Tous les curieux de littérature d’ailleurs liront ce livre ; et je me bornerai à mon tour à juger dans leur ensemble tous les morceaux qu’on nous offre.

Mais, en ce cas, juger est un gros mot ; car, ainsi que le dit fort bien l’auteur : « En poésie, tout n’appartient pas à la pensée, et il y a une grande partie du charme de l’expression, de l’art d’associer les mots, de l’harmonie des consonnes, de la délicatesse de la forme, qui disparaît dans toute traduction. » Cela est vrai absolument. Tout ce qui est rythme, sonorité, musique, élégance, bonheur des mots, m’échappe donc. Je n’ai devant moi que la pensée, toute nue, des poètes. Or, la pensée d’un poète, c’est la matière brute, c’est la mine ; mais, plus la matière est précieuse, plus l’objet ciselé par l’artiste aura de valeur. L’or est toujours de l’or avant d’être bijou.

Puis, n’y a-t-il pas bien des poètes que nous admirons, malgré les traductions : Shakespeare, le Dante, le Tasse, Byron, Milton, Gœthe, Pouchkine, etc., etc. ?

Ce qui m’a frappé surtout dans les poètes grecs contemporains que cite Mme Juliette Lamber, c’est une ressemblance surprenante avec la pléiade française du XVIe siècle. Ils n’en différent que par les chants héroïques où ils célèbrent la liberté et maudissent la servitude.

On m’objectera que les poètes de la Pléiade s’inspiraient eux-mêmes directement des anciens Grecs ; que cette sorte de parenté vient de là, et encore de ce que toutes les littératures qui naissent se ressemblent, comme les enfants au maillot ; c’est à mesure qu’elles grandissent que les dissemblances s’accentuent.

Je n’ai à répondre que ceci :

Quand Ronsard, Remi Belleau et autres se sont mis à chanter les fleurs, la rosée, la lune et les étoiles, les jeunes filles mortes, le dieu Amour et sa mère Cythérée, ils étaient au milieu d’une Europe peu lettrée encore, presque barbare. Ils charmaient un peuple naïf par une grâce un peu mièvre, mais nouvelle, ou plutôt renouvelée, après des siècles de sauvagerie. Leur inspiration se bornait souvent à réciter des sortes de litanies de la nature, où défilaient toutes les choses gracieuses que nous aimons encore aujourd’hui comme on les aimait alors. Cela pouvait suffire en ce temps.

Mais, depuis, de tels poètes ont passé sur le monde nous avons lu de tels vers, que notre esprit, courbaturé d’admiration, est devenu fort exigeant. Il nous faut de l’originalité, du nouveau, de l’audace et de la force. Nous ne nous retournons plus pour les simples joueurs de guitare.

Chez les poètes grecs de la nouvelle école, je ne distingue pas encore une originalité bien éclatante. Ils vivent trop sur ce champ communal des « choses poétiques » si utile aux débutants.

Or, nous avons appris, grâce à des maîtres comme Hugo, Baudelaire et bien d’autres, que la poésie est partout et nulle part ; je veux dire qu’elle n’existe que dans le cerveau des poètes. La nature entière avec l’humanité est devant eux : qu’ils fassent jaillir la source sacrée en frappant où ils voudront. Mais l’homme (et il y en a beaucoup) qui rechante éternellement la rosée, les fleurs, la jeune fille morte, le clair de lune, etc., n’est pas un poète. On a extrait de ces choses toute la poésie qu’elles contenaient : il faut trouver autre part. Où ? Je l’ignore, c’est affaire au poète.

C’est de ces ressassées, de ces relavages sans fin que viennent l’insurmontable ennui, la noire monotonie, l’insupportable insignifiance des innombrables recueils poétiques pondus chaque année par les Chérubins de la littérature française.

Si l’Académie voulait faire de bonne besogne (et elle n’en fera pas), il faudrait qu’elle dressât une liste des mots et des choses poétiques dont il serait défendu aux poètes de se servir désormais. Plus de perles de rosée, plus de lune argentée, plus de blondes jeunes filles, plus d’étoiles d’or. Cela nous donne des nausées comme si nous avions une indigestion de sirops.

C’est qu’il est difficile d’être poète aujourd’hui ; après tant de maîtres. Il faut briser les chaînes de la tradition, casser les moules de limitation, répandre les fioles étiquetées d’élixirs poétiques, et oser, innover, trouver, créer ! On a ramassé, pour les sertir, toutes les pierres fines qui traînaient au soleil ; mais il en est d’autres assurément, plus cachées, plus difficiles à voir. Cherchez, poètes, ouvrez la terre : elles sont dedans ; remuez les fanges si vous les croyez dessous ; fouillez partout dans les profondeurs, car toutes les surfaces ont été retournées.

C’est cette recherche acharnée du nouveau, de l’originalité dans l’invention, que je ne vois pas encore très accentuée chez les poètes grecs contemporains. Ils célèbrent leur patrie avec talent et répètent, avec beaucoup de grâce il est vrai, trop de lieux communs. Quelques-uns pourtant montrent une allure très personnelle et très franche, un vrai souffle. Mais ils ont de tels ancêtres qu’il ne leur est pas permis de ressembler à tous les poètes qui chantent sur la terre l’amour et la liberté ! Mme Juliette Lamber, d’ailleurs, reconnaît elle-même que les poètes grecs contemporains ne font que préluder encore. Mais elle constate que le génie poétique vit, toujours ardent, dans ce peuple ; elle indique de quels germes éparpillés va sortir l’école nouvelle qui deviendra l’école grecque moderne ; elle pressent, annonce les artistes qui vont naître sur cette terre inépuisable ; et tous les fragments qu’elle cite, non comme des chefs-d’œuvre, mais comme de grandes promesses, me donnent la conviction qu’elle ne se trompe pas.

Vive Mustapha !
(Le Gaulois, 30 juin 1881)

Il est bien difficile, vraiment, de se fier aux renseignements que nous fournit la presse française. Au moment où nos troupes marchaient vers Tunis, à travers le pays qu’on suppose encore être celui des Kroumirs, des journalistes, assurément mal intentionnés, ont fait courir des bruits fâcheux sur le sympathique Mustapha-ben-Ismail, que nous possédons aujourd’hui dans nos murs.

On racontait une histoire à peu près pareille à celle de la grande-duchesse de Gerolstein, nommant d’un seul coup général un beau garçon. Le Bey, semblable en cela aux vieux célibataires qui ne veulent être servis que par de jolies bonnes, aurait fait son premier ministre d’un petit, tout petit employé du palais, séduit par sa grâce et sa bonne mine.

On ajoutait que le jeune ministre avait pour nous une médiocre amitié, et qu'il l’avait plus d’une fois prouvé à notre consul.

On accuse vite en France. On tourne vite aussi. La même presse, aujourd’hui, n’a point assez d’encensoirs pour notre gracieux visiteur, qui est devenu notre ami, le meilleur de nos amis, depuis que le képi galonné du général Bréart a franchi les portes de Tunis.

Que croire ? Les articles d’alors ou ceux du jour ? On me dira : « Cela n’a point d’importance. Mustapha est notre hôte, il est de bon goût de ne lui faire entendre que des paroles aimables. » Très bien, j’admets cette raison ; cependant, moi, lecteur, abonné du journal, je demande à être renseigné, bien renseigné, jamais trompé par ma feuille.

Mustapha est notre hôte, c’est vrai ; mais, si j’avais la fantaisie d’aller demain me promener à Naples, je serais l’hôte de l’Italie, ce qui n’empêcherait point nos deux voisins de m’en faire entendre de belles. Ce n’est pas moi qui l’ai invité, ce ministre tunisien. — Mais, au fait, qui l’a invité à venir nous voir ? Est-ce M. Grévy ? Je ne crois pas ; on dit même qu’il a paru un peu surpris de sa visite. Est-ce M. Duhamel, le secrétaire intime de M. Grévy ? Ce n’est pas non plus vraisemblable. — M. Duhamel, qui jouit de toute l’amitié de son président, ne doit point voir d’un très bon œil le nouveau venu. Songez donc : on dit le jeune ambassadeur si charmant, si séduisant ! On raconte qu’il a si complètement conquis la faveur de son maître ! On affirme que son pouvoir sur le Bey est si complet, qu’un nouveau cas de séduction peut se produire.

C’est bien incroyable, je l’avoue. Mais enfin, il faut toujours craindre, et je suis persuadé que le secrétaire de M. Grévy n’aurait aucun goût pour aller remplacer Mustapha près du Bey, en laissant à l’Élysée son heureux rival. Il est possible aussi que le Bey préfère les services de son ministre à ceux de M. Duhamel.

Qui donc a invité Mustapha ? M. Gambetta. Non. — Dans quel but ? — Autour de M. Gambetta, qui peut être intéressé à la visite du Tunisien ? — Trompette ? Allons donc, quelle folie ! — Mais pourtant ?… Non, vraiment, ça n’a pas le sens commun.

Je ne trouverai pas, décidément. J’y renonce. Ainsi Mustapha est notre hôte. Soyons Écossais. Je ne sonderai point ses reins, mais je veux savoir, moi lecteur, abonné du journal, pourquoi les journalistes ont si vite changé d’allure à son égard, même avant qu’il eût mis le pied sur le sol de la France.

Cherchons. Relisons les récits des feuilles. Mustapha monte sur la Jeanne d’Arc. Il donne des brillants au capitaine, des brillants aux seconds, des brillants à droite, des brillants à gauche. Ah ! Diable. Est-ce que je brûlerais ? — Puis on parle d’une petite décoration vert et rouge dont il aurait apporté des milliers ! — Tiens, y serais-je ? — Il arrive, il arrive. Les reporters sont là, presque le front par terre, comme en Orient, et ils murmurent quelque chose. — Quoi ? Mustapha a bien entendu, lui ; car sur son passage chacun, sur des tons différents, répète sans fin la même phrase. Les commissionnaires des gares, les cochers de fiacre, les garçons d’hôtel, tous, ils disent d’un air humble, ainsi que les pauvres à la porte des églises : « Un petit Nicham, s’il vous plaît ! » Comme on dirait : « Un petit sou ! » Les pauvres ajoutent ordinairement : « Le bon Dieu vous rendra ça. » Les reporters, eux, ont une autre formule ; la voici : Le journal vous revaudra ça en bonne copie.

L’hospitalité écossaise commence.

Le prince (il paraît qu’il est prince) avait annoncé son intention d’aller aux Halles en arrivant. Un journal très subtil, très rusé, très prévoyant, dément cette nouvelle. « Si vous allez aux Halles, Excellence, que ce soit incognito. Autrement on pourrait rire, faire des allusions. Qui sait ? Le peuple français est blagueur, on vous appellerait peut-être cuisinier, histoire de plaisanter. Il ne faut pas marcher en aveugle à travers Paris, nous seront votre caniche, Excellence. Nous savons exercer les devoirs de l’hospitalité, que diable ! Un petit Nicham, s’il vous plaît ! »

« Nous savons, d’ailleurs, ce qu’on doit dire à des princes étrangers, qui ont des décorations dans leurs poches. D’abord, vous aimez les arts, n’est-ce pas ? — Non. — Si, pardon, vous les aimez. Allez à l’Opéra. Nous parlerons de votre goût éclairé pour la musique. Vous avez bien entendu quelquefois un orgue de Barbarie, n’est-ce pas ? — Non. — Alors, une boîte à musique ? — Je sais que le Bey possède une boîte à musique superbe dont il joue un petit air à ses ministres quand ils ont bien travaillé. — Ça suffit. Vous adorez la musique. Vous verrez, d’ailleurs ; lisez le journal, demain. »

Ainsi de suite.

En récompense des éminents services rendus par lui de tout temps à la France, le gouvernement pense à le nommer, parait-il, grand officier de la Légion d’honneur. C’est une gloire pour cet ordre, en général, et pour chaque grand officier en particulier. Quelqu’un, cependant (d’après des rumeurs perfides), aurait prétendu qu’une simple rosette suffirait à l’Excellence africaine. On accuse même un intime de l’Élysée d’avoir soutenu cette opinion. Une basse jalousie seule pouvait inspirer ce malveillant.

Quant à vous, mes frères, qui remplissez avec dignité le sacerdoce de dire chaque jour vos pensées à la foule crédule qui vous lit continuez à célébrer, tous les matins et tous les soirs, en style fleuri, l’envoyé charmant du Bey. Etudiez ses gestes ; écoutez sa voix musicale, suivez ses pas, apprenez ses goûts, dépeignez-nous tout cela avec enthousiasme ; soyez présents à son lever, à ses repas, à son coucher ! On avait affirmé dernièrement que son ignorance était tout orientale et princière, et que la Cuisinière pratique constituait le seul ouvrage européen qu’il eût lu. Démentez, mes frères, démentez ! S’il achète le Bon Jardinier de Vilmorin pour cultiver les œillets du Bey, racontez qu’il s’est enseveli sous des traités de Haute Agriculture.

S’il se fait apporter à son hôtel une boîte de physique amusante ou quelque poupée nageuse pour les petits garçons qu’on élève au Bardo, annoncez bien vite qu’il a visité les cabinets de physique et qu’il étudie la mécanique. Dites — (cela fait toujours bien) qu’il a demandé à M. Grévy la grâce de tous les détenus condamnés pour vagabondage nocturne sous les ponts. Jurez qu’il est d’illustre origine — comment diable n’avez-vous pas encore pensé à établir son auguste généalogie ? — Cela d’ailleurs apaisera les scrupules tardifs de M. Mollard. Comparez-le à la comète qui vient d’apparaître en notre ciel. Ça c’est une mine.

Encensez-le de tous les côtés. Affirmez-lui que nous tous, qui n’avons pas eu l’honneur de l’approcher, nous l’aimons de loin, sans le connaître, et que nous sommes fous de joie à la seule pensée qu’il daignera honorer de sa présence notre grande fête du 14 juillet. — Faites cela, vous dis-je, et vous recevrez, soyez-en sûrs, tout comme M. Vaucorbeil, Trompette et M. Grévy, la croix du Nicham-Iftikar, — ce que je vous souhaite à tous ; — ainsi soit-il.

Zut !
(Le Gaulois, 5 juillet 1881)

Joseph !

— Monsieur ?

— Ma lance et mon bouclier !

— Monsieur dit ?

— Je te demande ma lance et mon bouclier.

— Mais, monsieur…

— Dépêche-toi, maraud, et dis à mon valet de seller mon bon cheval de bataille. Il paraît qu’on nous insulte là-bas, en Italie, et j’irai — par la sambleu ! — leur clouer la langue au palais avec le fer de ma lance, à ces lazzaroni braillards.

Tel est peut-être le dialogue que beaucoup de bourgeois pacifiques ont eu avec leur larbin après avoir lu l’autre jour, dans ce journal, l’appel guerrier d’un chroniqueur.

Il était retentissant et fier, cet appel. Il sonnait bien, et a dû remuer des courages endormis. Moi-même, au premier moment, j’étais prêt à demander ma lance et mon bouclier. Je me disais : « Ah ! On nous insulte là-bas ; ah ! On crie : A bas la France ! Nous allons voir, voisins, nous allons voir ! »

Et je me mis sur mon séant.

Le soleil magnifique entrait par ma fenêtre ouverte. Des chants d’oiseaux passaient dans l’air limpide. Le murmure du fleuve qui coule devant ma porte montait jusqu’à mon lit avec les bruits vagues de la campagne.

Tous les livres autour de ma chambre reposaient sur leurs rayons ; et, sur ma grande table, le roman commencé s’arrêtait au milieu d’une page blanche inachevée la veille au soir… Je me dis alors : « Mais… au fait, est-ce qu’on nous insulte tant que ça ? » J’avais encore un peu sommeil, et en me renfonçant, dans mon lit et en refermant les yeux, je pensais : « Non, je ne me sens pas insulté, moi. » Je me fouettai avec des idées héroïques, avec tous les grands sentiments d’autrefois, avec le patriotisme. Je ne vibrais pas, décidément. — Je me rendormis.

Lorsque je me fus habillé, je raisonnai de nouveau :

— Peut-être suis-je un monstre dans la nature, un sans-cœur, un gueux. Il faut prendre l’avis des autres.

Justement, au bord du fleuve, un monsieur qui paraissait construit comme tout le monde, et dont le visage ne semblait point celui d’un misérable, pêchait placidement à la ligne. Je m’approchai et, le saluant poliment :

— Pardon, monsieur, si je vous dérange.

Il répondit :

— Faites, monsieur.

Alors, encouragé, j’ajoutai :

— Vous sentez-vous insulté, monsieur ?

Lui, stupéfait, demanda :

— Par qui ?

Alors, avec une grosse voix que j’essayais de rendre héroïque, je lui criai dans la figure

— Par les Italiens, morbleu !

Il répondit doucement :

— Est-ce que vous êtes fou ? Je m’en bats l’œil, des Italiens. Alors j’entassai les raisons, je multipliai les périodes belliqueuses, je cherchai les effets, l’épiant pour voir s’il vibrait. Oui, il semblait vibrer ; son œil s’allumait, sa ligne tremblait dans sa main ; puis soudain il se retourna vers moi, le visage enflammé, la lèvre frémissante. Je pensai : « Ça y est ! » Ah ! bien oui ! Exaspéré, il me hurla sous le nez :

— Allez-vous me ficher la paix, vous, avec vos histoires ? Vous ne voyez donc pas que ça mord, sacré bavard !

Je n’avais qu’à me retirer. Ce que je fis.

Mais, poursuivi par mon idée, je pris dans le jour un train pour Paris. Sur le boulevard, un de mes amis vint à moi. C’était justement ce qu’on appelle un mauvais coucheur. Je lui demandai :

— Eh bien ! Te disposes-tu à partir en guerre ?

Il répondit, surpris :

— De quelle guerre parles-tu ?

Je simulai la stupéfaction indignée

— Mais de la guerre avec l’Italie. On nous insulte là-bas tous les jours.

Il répondit :

— Je m’en fiche un peu, de l’Italie. Quand ils auront fini de crier, ils se tairont ; ce sont des hâbleurs grotesques.

Je le quittai.

Vingt pas plus loin, je me trouvai en face d’un ex-membre de la Commune dont l’esprit aigu me plaît beaucoup, je l’avoue. Il a, du reste, un superbe talent d’écrivain, c’est un maître. Il s’est battu comme un forcené pour sa cause ; et l’indépendance absolue de sa pensée, son mépris des formules et des croyances toutes faites, le rendent même suspect à ses frères. Je lui demandai : « Et l’Italie, qu’en pensez-vous ? Ce sera la guerre, n’est-ce pas ? C’est inévitable maintenant ». Il répondit : « Bast ! Est-ce assez bête, tout ça, Tunis et le reste ! » Puis, après un mouvement de réflexion, il ajouta : « Qu’ils se battent s’ils veulent pour ces niaiseries-là. Moi, je me réserve pour la guerre civile ! »

La drôlerie de cette réponse m’amusa, et je partis, mon enquête finie.

Mais en route je réfléchis à cette phrase : « Moi, je me réserve pour la guerre civile ». Cela parait monstrueux d’abord. Toutes les antiques déclamations vous reviennent à la mémoire : « La guerre entre concitoyens, entre gens parlant la même langue, entre frères, c’est horrible ». Puis peu à peu, en raisonnant, on change d’avis ; on arrive à écarter les rengaines philosophiques, on pense tout seul, et on se dit : « Mais il a raison, cet homme, mille fois raison ! Une seule guerre est logique, la guerre civile. Là au moins, je sais pourquoi je me bats ».

Les vraies haines sont les haines de famille, les haines entre proches, parce que tous les intérêts sont en jeu ; les vraies guerres sont entre concitoyens, par la même raison : parce qu’on est en lutte tous les jours, à toutes les heures, parce que tous les sentiments humains sont remués, l’envie, les rivalités incessantes, etc. C’est le « ôte-toi de là que je m’y mette » appliqué. Oui, la guerre civile est logique. Mais l’autre, non. Est-ce que je les connais, les Italiens ? Avons-nous des intérêts communs ? Je n’aime pas le macaroni, moi. Qu’est-ce que j’irais faire chez eux ? On me répond :

— Mais ils t’insultent malheureux 1

— Eh bien, tant pis pour eux. Ça prouve qu’ils ont du temps à perdre.

Et je me rappelai deux ouvriers que j’avais vus se quereller quelques jours auparavant.

L’un furieux, gesticulant, bavant, au milieu d’un groupe placide, criait à l’autre : — « Fainéant, t’es un fainéant, un rien-du-tout, un lâche, t’es un lâche ; je vais t’enlever le nez, entends-tu, fainéant ! » — L’autre, très calme, appuyé sur sa pelle, écoutait, et quand son adversaire vociférait : « je vais t’enlever le nez », il se contentait de répondre d’une voix tranquille : « viens-y donc, viens-Y donc ! » L’énergumène hurlait, mais n’avançait pas ; puis soudain, se tournant vers ses camarades, il leur dit d’une voix presque calmée : « Retenez-moi, vous autres, ou je ferai un malheur ». Comme les autres ne le retenaient pas, il s’en alla. Je regardai l’insulté se remettre à sa besogne et je pensai : « — Comme cet homme est sage, et digne en même temps, maître dé lui et supérieur ! Quand donc les peuples dont l’honneur collectif me paraît chose bien problématique, auront-ils cette raison et ce calme ? »

Eh bien, la France vient d’avoir ce calme et cette raison ! Ce que ressent notre peuple en ce moment, c’est plus que de l’indifférence pour des braillards, c’est le mépris de la guerre elle-même. Les grands souffles héroïques sont finis : nous sommes devenus, heureusement, des hommes de raisonnement et non plus des hommes d’emportement. Les airs de bravoure ne portent plus, les périodes magnanimes restent sans effet. Quand on nous crie : « je vais t’enlever le nez », nous répondons tranquillement : « Viens-y donc ! », qu’on y vienne.

Et je trouve cela beau, moi, très beau. Le Moyen Age — enfin — est enterré, messeigneurs ; tant mieux. Je n’ai jamais aimé cette période d’estoc et de taille, et d’imbécillité. Les rustres blasonnés, couverts de leur armure, me mettent dans le nez une sensation de mauvaise odeur effroyable ; et, au lieu de m’exalter sur leurs grands coups d’épée, je pense à l’infection que devaient répandre ces hauts barons quand ils sortaient de la marmite héroïque où ils avaient cuit tout le jour.

Nous devenons calmes, tant mieux. Est-ce que le ridicule chauvinisme s’affaiblirait ? Et voilà que, pour la première fois, il me vient une sorte d’estime pour un gouvernement. (Je ne parle pas de sa représentation, mais de la forme même du gouvernement.) Est-ce à la République que nous devons cette sagesse de la population entière ? — Sous les monarchies, des hurlements frénétiques sortaient de toutes les bouches dès que le mot « guerre » était prononcé. Sous la République, nous regardons, indifférents, et nous attendons, tranquilles ! A quoi cela tient-il ? Je n’en sais trop rien ; je constate un progrès surprenant, voilà tout.

Pas de guerre, pas de guerre, à moins qu’on ne nous attaque. Alors, nous saurons nous défendre. Travaillons, pensons, cherchons. La gloire du travail seule existe. La guerre est le fait des barbares. Le général Farre a supprimé les tambours dans l’armée ; supprimons-les aussi dans nos cœurs. Le tambour est une plaie de la France. Nous en battons à tout propos.

Et des ministres viendront qui supprimeront les canons, plus tard, bien plus tard.

Quant à moi, la vue d’une simple tondeuse mécanique m’intéresse, m’empoigne et me séduit infiniment plus que celle d’un régiment qui passe, musique en tête et drapeau au vent.

Lettre d’Afrique
(Le Gaulois, 20 août 1881)

Djelfa, 10 août.


Mon cher directeur,

J’apprends que plusieurs journaux algériens ont répondu avec aigreur à mes chroniques sur l’Algérie. Comme je me suis trouvé presque toujours en route, aucun de ces articles ne m’est tombé sous les yeux. Je n’en ai entendu parler que par des étrangers, et il m’est fort difficile, par conséquent, de savoir au juste ce qu’ils contenaient.

Voici pourtant, à ce que je crois, les points sur lesquels on m’a le plus critiqué. J’ai écrit que le monde jetait en Algérie ses aventuriers. Là-dessus, un journal local m’a répondu : « Aventurier vous-même ! » L’argument m’a réjoui et m’a ouvert des horizons. Comme j’ai l’intention d’ajouter à mes critiques sur l’Algérie celle de la détestable cuisine qu’on mange en ce pays, je m’attends à lire dans quelques jours d’autres injures analogues à la première, et je frémirai certainement en apprenant que je suis moi-même un mauvais cuisinier ou un détestable coiffeur, si je proteste contre la façon dont on m’a coupé les cheveux. Quant au fond de la question, je mets en fait qu’il est impossible de passer une demi-journée avec un Algérien intelligent et aimant l’Algérie sans l’entendre s’élever avec violence, et peut-être avec raison, contre le flot d’aventuriers étrangers qui s’est jeté sur son pays.

Que ne dit-on pas contre les Espagnols qui peuplent toute la province d’Oran, contre certains Italiens dont l’argent coûte cher à ceux qui sont gênés, et contre les juifs cosmopolites dont l’extermination par les Arabes suivrait de près sans doute, celle des alfatiers espagnols si les Français cessaient soudain d’occuper le pays.

A propos des alfatiers espagnols massacrés, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. Je viens de parcourir tout le pays qu’ils occupaient, et j’ai beaucoup entendu parler d’eux par des gens assurément impartiaux et qui se désespéraient de la fuite des survivants. Or, voici ma conviction : si on les a tués, c’est leur faute bien plus encore que la nôtre.

L’histoire nous a appris comment l’Espagnol se comporte ordinairement en pays conquis : avec quelle violence il traite les vaincus.

Eh bien, il me paraît évident que les alfatiers ont suivi en Algérie leur coutume nationale ; et qu’il n’est point de durs traitements qu’ils n’aient infligé aux Arabes dont ils occupaient le territoire et qu’ils privaient de travail en accaparant la cueillette de l’alfa. Ce sont les tribus au milieu desquelles vivaient ces étrangers qui Les ont massacrés, et non les cavaliers de Bou-Amama. Or, aucun Français n’a été tué ; la ligne du chemin de fer qui traverse le pays n’a point été endommagée ; et les personnes forcées par leurs fonctions de parcourir cette contrée m’ont affirmé qu’elles se seraient estimées beaucoup plus en sûreté au milieu d’une tribu insurgée qu’au milieu d’un de ces groupes d’alfatiers qui vivaient isolés sur les hauts plateaux. Quoi d’étonnant à cela ? Ces émigrés étaient pour la plupart le rebut de leur nation. C’est la règle, d’ailleurs ; ce que rejette un pays ne constitue pas ordinairement ce qu’il possède de meilleur. Des Espagnols établis en Algérie, et fort bien vus sous tous les rapports, ne m’ont pas paru éloignés de penser ainsi.

D’où je conclus que les revendications de l’Espagne, très fondées en principe, le sont, en fait, beaucoup moins.

Or, s’il arrivait que des Français, tentés par l’argent qu’on peut gagner dans l’industrie de l’alfa (dans les ateliers d’Aïn-el-Hadjar, les femmes sont payées jusqu’à cinq francs par jour), s’il arrivait, dis-je, que des Français, tentés par ces bénéfices, émigrassent à leur tour et vinssent en foule ici, vous entendriez les Espagnols pousser bien d’autres cris, car ils attendent, ces fugitifs, que la question d’indemnité soit réglée entre les deux pays, et nous ne tarderons pas à les voir revenir en plus grand nombre encore qu’auparavant.

On m’a reproché, en outre, d’avoir affirmé que la France envoyait ici ses fonctionnaires avariés. Il n’en est plus ainsi, paraît-il. Tant mieux. Je voudrais bien seulement savoir s’il en a été ainsi et si on n’a pas, pendant longtemps, livré la colonie à bon nombre d’autorités d’un placement difficile dans la mère patrie.

Au fond on m’en a surtout voulu, je crois, de la sympathie que l’Arabe m’a inspirée à première vue, et de l’indignation qui m’a saisi en découvrant quels sont les procédés de civilisation qu’on emploie envers lui.

Nous n’avons, à Paris, aucun soupçon de ce qu’on pense ici.

Nous nous imaginons bonnement que l’application du régime civil est l’inauguration d’un régime de douceur. C’est, au contraire, dans l’espérance de la plupart des Algériens, le signal de l’extermination de l’Arabe. Les journaux les plus hostiles au système des bureaux arabes publient à tout instant des articles avec des titres comme celui-ci : « Plus d’arabophiles ! », ce qui équivaut à ce cri : « Vivent les arabophages ! » Le mot d’ordre est : « Extermination ! » la pensée : « Ote-toi de là que je m’y mette ! » Qui parle ainsi ? — Des Algériens d’Alger qui dirigent les affaires à la place du gouvernement. Ils n’ont point vu d’autres Arabes que ceux qui leur cirent les bottes : ils font de la colonisation en chambre et de la culture en gandoura.

Ont-ils parcouru leur pays ? — Jamais. Ont-ils passé huit jours dans un cercle militaire ; puis huit jours dans une commune, auprès d’un administrateur civil, pour se rendre compte de la façon dont les deux principes sont appliqués ? — Jamais. Ils crient : « L’Arabe est un peuple ingouvernable, il faut le rejeter dans le désert, le tuer ou le chasser ; pas de milieu. »

Alors on part pour l’intérieur du pays avec les idées que les journaux algériens vous ont inculquées. On gagne un cercle militaire et on se présente chez ces légendaires capitaines de bureaux arabes, ces ogres féroces, ces monstres, ces spoliateurs ! ! ! On trouve des hommes charmants, instruits, pleins de réflexion, de douceur et de pitié pour l’Arabe. Ils vous disent « C’est un peuple enfant qu’on gouverne avec une parole. On en fait ce qu’on veut, il suffit de savoir le prendre. » Et savez-vous ce qu’ils font, ces capitaines de bureaux indigènes ? — Ils défendent l’Arabe contre les vexations et les exactions du colon.

Alors vous dites : « Je comprends : c’est un rôle nouveau qu’ils jouent pour faire pièce à l’autorité civile. C’est de bonne guerre. Allons voir la boutique à côté. » Et on se rend dans un pays gouverné par un administrateur en redingote. A vos questions, il répond : « Oh ! Mes idées ont bien changé depuis que je suis ici. A Alger, je pensais tout autrement. Avec de la justice et de la fermeté, de la bienveillance sévère, on fait ce qu’on veut de l’Arabe. Il est docile et toujours prêt pour les corvées. Il tient de l’enfant et de la femme. Il suffit de savoir le prendre. »

La stupéfaction vous saisit. Et on s’écrie : « Alors nous sommes terriblement coupables. Comment ! Ce peuple qu’il suffit de surveiller avec soin, les citadins ne parlent de rien moins que de l’exterminer et le chasser au désert, sans s’occuper de la façon dont on le remplacera. »

Il se révolte, dites-vous ; mais est-il vrai qu’on l’exproprie et qu’on lui paie ses terres un centième de ce qu’elles valent ? Il se révolte. — Est-il vrai que, sans raison, même sans prétexte, on lui prenne des propriétés qui valent environ soixante mille francs et qu’on lui donne comme compensation une rente de trois cents francs par an ?

On lui a reconnu le droit de parcours dans SES FORÊTS, seul moyen qui lui reste de faire paître ses troupeaux quand toutes les plaines sont séchées par le soleil et quand on lui a fermé l’entrée du Tell ; mais est-il vrai que l’administration forestière, la plus tracassière et la plus injuste des administrations algériennes, ait mis alors la presque totalité de ces forêts en défense et fasse procès sur procès aux pauvres diables dont les chèvres passent les limites, limites que peut seul apprécier l’œil exercé des forestiers ?

Alors qu’arrive-t-il ? Les forêts brûlent.

Elles brûlent en ce moment partout : des milliers d’hectares sont dévorés, des parties du pays sont ruinées par le feu. On a vu, de loin, les incendiaires. Et on crie : « Extermination ! » Mais, c’est justement quand on l’extermine qu’il se révolte, ce peuple.

Ce que je dis là, du reste, il n’est peut-être pas un officier du bureau arabe qui ne le pense et ne le dise à l’occasion.

Mais à Alger, les gens sédentaires et compétents ne voient que les torts et les vices de l’Arabe. Ils répètent sans fin que c’est un peuple féroce, voleur, menteur, sournois et sauvage. Tout cela est vrai. Mais, à côté des défauts, il faut voir les qualités.

J’aurais peut-être cédé moi-même et accepté enfin la manière de voir des fougueux Algériens, si je n’avais appris tout à coup, par l’article virulent d’un petit journal local, qu’il se fonde en ce moment, à Paris, une société protectrice des indigènes algériens.

A la tête de cette société, on voit les noms de MM. de Lesseps, Schœlcher, Elisée Reclus, etc., etc.

Or, si les indigènes ont tant besoin d’être protégés, c’est donc qu’on les opprime. Qui les opprime ? Ce n’est pas moi assurément. Alors c’est l’Algérien. Vraiment si des hommes comme MM. de Lesseps et Elisée Reclus reconnaissent qu’il faut secourir ce peuple, à la façon des animaux que protège la loi Grammont, c’est qu’il est bien nécessaire de venir à son secours.

Ici, dans l’intérieur, tout à fait au sud de la province où je me trouve en ce moment, les Algériens sortis d’Alger admettent parfaitement l’utilité de cette société.

J’ai dit également qu’on perdait en ce pays la notion du droit. C’est tellement vrai que je n’ai pu m’empêcher de rire à mon tour en voyant un conducteur de voiture payer à coups de matraque deux perdrix achetées à un Arabe. Ici, on s’accoutume à l’injustice, tant on vit dans l’injustice ; mais je défie un Français quelconque de ne pas s’indigner véhémentement s’il passe, comme je viens de le faire, vingt jours sous la tente, au milieu des Arabes, allant de tribu en tribu.

Et cependant, les bureaux arabes sont animés d’un esprit de justice qui m’a fortement surpris ; les administrateurs civils sont, pour la plupart, dans les mêmes idées. Mais, que voulez-vous ? L’habitude est prise, et Alger pousse à la roue.

Pardon pour cette longue lettre. Je pars pour l’oasis de Laghouat, et je suivrai ensuite le sud de la province d’Alger et de Constantine par Aïn-Rich et Bou-Saada. On dit que les tribus de ce côté sont travaillées et qu’un mouvement aura lieu dès la fin du Ramadan. Je vous parlerai incessamment de ce pays, dont il n’existe même aucune carte et que bien peu de voyageurs ont visité. Les officiers des bureaux sont presque seuls à le connaître. C’est avec deux officiers que je pars.

Va t’asseoir !
(Le Gaulois, 8 septembre 1881)

Quel triste métier, vraiment, que celui d’homme politique ! Je ne veux point parler, bien entendu, des saltimbanques de la chose, de ceux qui font uniquement du trapèze avec les élections. Ceux-là ne sont jamais à plaindre, quoi qu’il arrive, et ils forment assurément la grosse majorité des Parlements. Petits journalistes sans talent, petits avocats sans murs et sans veuves, petits médecins sans moribonds, ils demandent à un métier facile d’escamoteur le pain que ne donnent point aux avortés les professions naturelles. Le procédé est commode. Dès qu’ils se sentent impuissants dans les fonctions normales que remplissent les simples bourgeois, ils se mettent à crier, d’une voix claire et retentissante : « Vive le peuple ! »

Rien que ça. On leur demande leurs idées, leur programme, leurs croyances. « Vive le peuple ! » Au Parlement, ils servent, dans chaque discussion, un gros « Vive le peuple ! » avec quelques légumes autour. S’ils sont menacés, ils descendent dans la rue en hurlant : « Vive le peuple ! » Et lui, le peuple malin, se dit : « Pourvu qu’ils crient toujours comme ça, ça me suffit, à moi. »

Mais ils vieillissent. Leur voix s’éraille, grouille dans leur gorge ; et ils s’époumonent encore à grogner, sur le ton enroué des ivrognes à perpétuité : « Vive eul’ peupe ! »

Et le peuple rit. Il les reconnaît à l’intonation et murmure : « Ça, c’est un solide ; votons pour lui. » Et il vote.

Ainsi l’on voit, du berceau à la tombe, siéger les mêmes ganaches ânonnantes et sans cesse furibardes, qui perdent un à un tous leurs cheveux sur le dossier du même fauteuil, au Parlement. Elles deviennent alors les vieilles barbes, les vieilles barbes, immortelles tout comme les principes de 89. La pépinière est fournie, ne nous occupons point de ceux-là. Parmi les jeunes siégeant aujourd’hui, il y en a qui siégeront encore dans quarante ans.

Parlons des autres, des convaincus, des naïfs, des honnêtes, de ceux qui croient à la politique, au peuple, aux principes, au progrès, à la sagesse, à la puissance de la raison, à toutes les blagues sonores et vénérables, qui forment le fond de la malle politique d’un républicain sincère.

Oh ! Les pauvres diables, quelle tête piteuse ils doivent faire le jour où le peuple souverain leur dit plaisamment, dans un moment de caprice et de gaieté : « Va t’asseoir ! »

Ils ont travaillé avec conscience, étudié, pioché : ils sentent vraiment battre leur cœur en prononçant ce mot « la République » ; car ils ont collaboré à sa naissance et à son élevage ; et voilà que ce grand Manitou de suffrage universel leur crie au nez : « Va t’asseoir. »

Et ils vont s’asseoir au milieu de leurs familles abasourdies. Ils rentrent dans leurs foyers à la façon des troupiers réformés pour infirmité quelconque.

Oh ! Le misérable député que les électeurs viennent d’envoyer s’asseoir ! Il a l’aspect aplati et navrant d’un ballon crevé, tombé du ciel.

Il lui reste, pour toute consolation, la faculté de faire imprimer sur ses cartes de visite : « M. X…, ex-représentant du peuple. » — Mais il est devenu celui dont on dit avec un sourire : « Vous savez bien, c’est ce pauvre X…, l’ancien député. — Ah oui ! Va t’asseoir. »

Et il me semble les voir, en ce moment, assis par tous les départements de France, ces lamentables Refusés, qui regardent d’un air piteux partir pour Paris leurs rivaux, avec un chapeau neuf et des papiers sous le bras.

Voici un exemple remarquable : M. Gambetta. On peut l’aimer ou ne point l’aimer, mais il me semble impossible de contester qu’il possède plus que tout autre, aujourd’hui, la science et l’instinct politiques. Je ne nie pas qu’il puisse être une graine de despote, et qu’il ait montré en bien des occasions des tendances fort autoritaires. Je ne nie pas qu’il semble, à un moment donné, avoir rêvé le rôle dangereux de sauveur, et projeté, au milieu d’une sorte d’enivrement de puissance, d’acquérir aussi la gloire militaire en nous restituant les provinces perdues.

Aucun homme n’est infaillible. En est-il moins vrai qu’il a rendu au parti républicain d’immenses services ; qu’il a écrasé ses adversaires politiques en sachant rallier autour de lui les combattants inquiets dans les moments difficiles ; qu’il a été habile, rusé, audacieux quand il le fallait, et toujours clairvoyant ? On lui devait au moins beaucoup de respectueuse reconnaissance. Mais voilà ! En sa conscience d’homme politique, il a cru devoir marcher dans une voie déterminée. Il a cessé de crier uniquement : « Vive l’peupe quand même ! » et son peuple (couche Charonne-Belleville) vient de lui dire, tout bas, il est vrai : « Va t’asseoir, mon vieux, et ne te le fais pas répéter ! » C’est une sorte d’avertissement sans frais. A bon entendeur, salut !

Et lui, tout surpris, reste là, se demandant si c’est pour rire ou pour de vrai, s’il doit s’asseoir ou demeurer debout. — « C’est pour DE VRAI, monsieur ; le peuple souverain ne rit pas. Choisissez-en bien vite une autre couche ou résignez-vous à vous asseoir. »

M. Vallès me semble plus malin. Ce romancier d’un grand talent et d’un grand esprit a choisi pour électeurs des gens qu’on a envoyés eux-mêmes s’asseoir d’une façon définitive, les fusillés de la Commune. L’idée est drôle et peut être prise par les deux bouts, côté comique ou côté sérieux, à volonté. Je soupçonne M. Vallès d’être au fond un grand sceptique, un pince-sans-rire communardo-farceur.

Je ne puis songer à lui sans me rappeler le mot d’un ex-membre de la Commune, à qui je montrais dernièrement, de loin, la Chambre des députés, en lui disant :

— Eh bien, pétroleur, quand donc entrez-vous là ?

Il me répondit en riant :

— Je n’y entrerai jamais que pour flanquer des coups de pied… à ceux qui y sont ou y seront.

En voilà encore un qui n’ira point s’asseoir.

J’ai dit que M. Vallès me paraissait être un grand sceptique. J’en prends pour preuve son très remarquable livre publié au printemps : Le Bachelier. Personne n’ignore que l’écrivain a raconté sa propre histoire. Lisez-la. Vous verrez comment monte le dégoût des choses politiques ; comment les formules consacrées, les principes stupides et immortels, la bêtise, l’intolérance, l’aveuglement, l’étroitesse d’esprit des doctrinaires de tous les partis, finissent par tuer la confiance, l’espérance, le courage et l’enthousiasme des cœurs exaltés.

M. Vallès est assurément resté fidèle à son amour pour la justice théorique, pour la révolution intègre et vengeresse ; mais comme il la rêve autre qu’elle ne peut être, et comme on le sent, lui, à jamais déçu dans sa foi, à jamais dégoûté de la sottise de ses compagnons de lutte, écœuré des phrases ronflantes, des rengaines et des traditions révolutionnaires !

Aujourd’hui il en est arrivé à n’avoir plus confiance que dans la COUCHE des fusillés ; et ceux-là aussi étaient sans doute des utopistes, des croyants sincères, puisqu’ils sont morts pour leur cause.

C’est que M. Vallès est un maître écrivain et, chez lui, l’homme politique découragé se confesse au romancier qui, à son tour, malgré tout, parle, avoue les misères profondes de sa foi, parce que la passion de l’art est devenue plus puissante que la passion politique, parce que M. Vallès est avant tout un artiste.

Sapons les immortels principes.

Les monarchies sont trépassées ; elles avaient vécu leur temps. Des hommes nouveaux et hardis sont venus qui ont SAPÉ le principe équilibriste du droit divin avec ce simple raisonnement que, pour gouverner tous les hommes, il faudrait qu’un homme pût avoir à lui seul autant d’intelligence, d’esprit, de savoir, d’aptitudes diverses, etc., que tous les autres réunis.

Ces révolutionnaires avaient raison ; ils ont triomphé. Mais, à la place du principe abattu, ils en ont élevé d’autres, qualifiés immortels, et qui sont aussi fantaisistes, aussi faux, aussi inacceptables que le premier. Sapons-les donc à notre tour.

Le gouvernement s’appuie aujourd’hui sur cette idée que tout citoyen doit avoir la même part d’autorité dans l’administration des affaires de la patrie ; et que la voix du plus remarquable des hommes ne vaut pas plus que la voix du plus bête.

Cela s’appelle : l’égalité ! Oh ! La bonne farce !

Puisque les hommes ne sont égaux ni dans la vie ni dans l’état, pourquoi concourraient-ils d’une manière égale au fonctionnement de la vie commune : l’État ?

Existe-t-elle dans la nature, cette égalité rêvée ? Montrez-moi donc seulement deux êtres que la création ait fait semblables, ayant exactement la même intelligence, le même esprit, les mêmes aptitudes, la même fortune et le même ventre. Mais Les frères Lionnet, le plus légendaire phénomène de ressemblance connu, ne sont point en tout pareils ! Il y en a un qui chante mieux que l’autre. L’égalité ! Cela n’existe nulle part, pas même dans les étoiles, ce monde des rêves, puisqu’elles n’ont jamais une égale grosseur. Donc, la LOI de la nature est la loi de proportion ; et vous allez asseoir un gouvernement sur une loi d’égalité contraire à toute règle, à toute logique, à tout bon sens, à tout fait observé.

Sapons les immortels principes.

Que devrait être, en réalité, ce suffrage de tous ? La représentation exacte de toutes les forces vives, effectives, agissantes, d’un pays, proportionnellement à la puissance de ces forces.

Or, une seule est représentée : le nombre. La richesse territoriale, l’argent, l’industrie, ne travaillent donc point à la grandeur de la nation ?

Est-ce que l’intelligence et le savoir ne sont point encore les deux forces les plus agissantes et les plus respectables ?

L’homme qui possède une partie plus ou moins vaste du sol même de sa patrie, le propriétaire, bourgeois ou paysan, n’a-t-il pas plus de droits et de moyens pour comprendre les besoins réels du pays, pour concourir à son administration, que le casseur de cailloux des routes ?

Est-ce que le grade universitaire (puisque l’État octroie des grades) ne devrait pas conférer une autorité particulière à celui qui l’a reçu ?

Mais non. Le nombre imbécile seul est puissant.

Sapons les immortels principes.

On criera : « Vos utopies sont irréalisables. Que voulez-vous donc ? » — Ce que je veux ? Tout plutôt que ce principe absurde, — parce qu’il est universellement faux, — de l’égalité.

Je veux la représentation proportionnelle. Elle est possible. Tenez, j’admettrais encore que chaque profession nommât ses représentants. Les épiciers nommeraient un épicier, les photographes un photographe, les pharmaciens un pharmacien, etc. On rirait ; mais ce serait logique.

Par exemple, je ne vois nullement la nécessité de faire nommer par le TAS des centaines de messieurs quelconques sans certificats d’aptitudes ni brevets de capacité, qui s’enferment dans un grand bâtiment pour échanger des injures et troubler les gens tranquilles.

Il est vrai que le TAS ne se gêne guère pour leur crier : « Va t’asseoir ! »

Je préfère le gouvernement proclamé jadis par M. Rochefort :

« Art. 1er. — Il n’y a rien.

« Art. 2. — Personne n’est chargé de l’exécution du présent décret. »

Si les personnes timorées redoutaient par trop ce genre d’organisation, je consentirais encore à ce qu’on élevât sur l’emplacement des Tuileries une colonne représentant l’Etat et sur laquelle on écrirait ce seul mot : « Liberté ! »

Que si les plus timides tremblaient encore, j’accorderais une petite Chambre tranquille, à la papa, composée de gens peu capables, afin qu’ils ne soient pas très ambitieux, et vieux, et libéraux jusque dans les moelles, une assemblée à la Jules Grévy, enfin. Et on pourrait encore leur crier : « Va t’asseoir ! », il leur serait défendu de délibérer.

Mais ces vérités sont inutiles et puériles. Pourquoi cette indignation m’est-elle venue ? Pour une cause bien niaise et bien futile. C’est que, me promenant au milieu des ruines d’Hippone, au bord du rivage d’Afrique, je viens de lire, sur une colonne de la ville antique, ces mots tracés d’une main novice par un citoyen quelconque, radical ou réactionnaire : « Ohé ! Gambetta, va t’asseoir ! »

Et cela m’a paru déplacé dans ce lieu.

Autour d’un livre
(Le Gaulois, 4 octobre 1881)

J’ai reçu de Bruxelles, l’autre jour, par la poste, un livre dont je connaissais l’histoire et dont la lecture m’a vivement surpris en me faisant beaucoup réfléchir. Cette œuvre contient, du reste, des qualités de premier ordre. Elle a pour titre : Un Mâle, et pour auteur M. Camille Lemonnier. C’est l’histoire très simple d’un braconnier, une espèce de bête humaine, de plante vivante grandie dans les bois, pleine de la sève des arbres, brute magnifique qui devient amoureuse de la fille d’un fermier. La fille se laisse toucher par l’emportement passionné de ce mâle terrible ; elle cède. Puis la lassitude arrive ; elle cherche à rompre ; mais le braconnier veille sur son amour avec une fureur jalouse ; il assomme un des prétendants de sa maîtresse, et finit lui-même par mourir dans un fourré, comme un gibier blessé, abattu par la balle d’un gendarme. La donnée est donc fort simple. C’est l’éternelle histoire, l’éternel drame de l’amour.

La grande valeur de cette œuvre vient de l’atmosphère champêtre et sauvage dans laquelle l’auteur a eu le talent d’envelopper ses personnages et son action. On est grisé par l’odeur des bois, par les bouillonnements des sèves, par toutes les fermentations des campagnes.

Mais il y a une chose surprenante dans l’histoire de ce roman, c’est qu’il a excité de grosses colères lorsqu’il parut en feuilleton. On l’a traité d’œuvre naturaliste ou réaliste remuant les passions basses et sales. Or, s’il y a une critique à adresser à ce livre (critique que je suis tenté de faire), c’est qu’il est, au contraire, conçu et exécuté comme un poème : il est épique. Les paysans y apparaissent grandis à l’égal de héros ; les petits faits de l’existence campagnarde prennent des proportions d’épopée. Il est vu enfin à travers l’optique spéciale et grossissante des poètes, et non avec l’œil froid du romancier.

Alors comment s’est-il trouvé des gens pour qualifier de réaliste ce poème exalté des sèves frissonnantes ! Comment une aussi monstrueuse confusion a-t-elle pu se produire ?

Que s’est-il passé dans l’esprit du public ? Une chose bien simple. — Le public n’attache pas aux mots « idéalisme » et « réalisme » le même sens que les romanciers. Une confusion persistante a lieu qui empêche les uns et les autres de se comprendre.

Pour le public, il n’y a en cette affaire aucune question d’art ni de littérature. Pour les artistes, les idéalistes sont des rêveurs dont le métier consiste à présenter la vie déformée par une espèce de prisme grossissant qu’on nomme la Poésie.

Les réalistes, au contraire, sont des gens qui ont la prétention de rendre la vie telle qu’elle est, dans sa vérité brutale.

Les deux écoles sont logiques, bien qu’à mon sens le véritable romancier ne doive être ni idéaliste ni réaliste de propos délibéré. Ou plutôt il a le devoir d’être l’un et l’autre. Il me semble clair comme le soleil que son unique prétention doit être d’exprimer la vie telle qu’elle apparaît à ses yeux d’artiste, sans parti pris d’école ni pactisations d’aucune sorte. Il sent avec le tempérament spécial que la nature lui a donné ! Qu’il exprime donc avec toute l’habileté, tout l’art, toute la conscience dont il est capable ; qu’il fasse de son mieux, enfin. Que peut-on exiger de plus ?

Avons-nous d’autres modèles que la vie ? Non. Possédons-nous les moyens de connaître autre chose que ce qui est ? Non. Alors quoi ? Aurions-nous donc la prétention de représenter ce qui existe, mieux que la nature ne l’a fait ? De corriger la création ? Cet orgueil serait gigantesque ! Et voilà pourtant ce que le public ose demander ! Art, lettre, style, conscience d’écrivain, il s’en moque : par littérature idéaliste, il entend uniquement de la littérature invraisemblable, sympathique et consolante.

Toute cette grosse question littéraire se borne là, à mon avis. Rien de plus. Donc que l’auteur, l’action, le personnage soient sympathiques au lecteur ; qu’on sente même que l’auteur, lui aussi, a de la sympathie pour ses bonshommes. Enfin de la sympathie dans le titre, de la sympathie entre les lignes, de la sympathie partout. Tarte à la crème ! Vous serez, grâce à cette simple recette, un idéaliste.

Le lecteur veut être attendri ; il consent à être remué doucement ; il ne se refuse pas au larmoiement, à la petite émotion bourgeoise. Tout cela ne sort point du sympathique.

Mais, si un écrivain de grande race, âpre, sincère et désabusé, planant au-dessus de toutes les rengaines sentimentales, de toutes les fausses poésies, de toutes les illusions intéressées où se berce la pauvre humanité, saisit le lecteur tranquille et le traîne, éperdu, à travers la vie telle qu’elle est, empoignante, sinistre, empestée d’infamies, tramée d’égoïsme, semée de malheurs, sans joies durables, et aboutissant fatalement à la mort toujours menaçante, à cette condamnation de tous nos espoirs que nous nous efforçons, par lâcheté, de ne pas croire sans appel ; s’il montre à chacun son image sans la farder, sans l’embellir ; chacun alors se fâche à la façon des enfants pris en flagrant délit, et crie : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! »

Les uns ajoutent : « Eh bien ! Si la vie est triste, je veux être consolé, et non pas désespéré ; je veux qu’on voile mes misères, qu’on me donne des illusions, qu’on me trompe enfin. »

Cela veut dire : « Je sais bien que je ne suis guère bon, guère honnête, guère vertueux ; que les autres ne le sont pas davantage ; mais faites-moi croire que je suis parfait au milieu de voisins irréprochables ! — Quand je reviens de mon cabinet d’affaires, où j’ai le plus possible filouté mes clients ; quand je reviens de la Bourse où j’ai tâché de ruiner mes confrères pour m’enrichir à leurs dépens, où j’ai joué à la hausse, à la baisse afin de tromper le public, de faire vendre ou acheter les naïfs ; quand je reviens de mon magasin où j’ai tenté de réaliser beaucoup de gains, même exagérés et illicites ; quand je reviens de chez ma maîtresse pour laquelle je ruine ma femme légitime, je veux être consolé de mon improbité, de mes subterfuges inavouables, du sentimentalisme de mes pactisations avec ma conscience, de mon infidélité, de mes faiblesses, etc., par la lecture saine d’un livre honnête où tous les commerçants seront irréprochables, les financiers probes, les maris fidèles, etc. Je veux enfin sentir mon âme purifiée par le spectacle d’un monde idéal, par le reflet trompeur d’une existence de convention. »

Alors qu’arrive-t-il ? Des écrivains de talent, des romanciers fort respectables répondent à ce goût du lecteur pour la littérature sympathique et consolante ; et ils créent une humanité d’étagère, en sucre colorié, qui fait pâmer les femmes du monde dans leurs boudoirs.

C’est toujours la jeune fille pauvre qu’épouse un jeune ingénieur riche et plein d’avenir ; des cousins qui s’aiment et se marient, ou bien un jeune homme ruiné que choisit une riche héritière, et cela se passe avec des surprises, des héritages inattendus pour équilibrer les situations, et des aventures dramatiquement attendrissantes dans le parc d’un vieux château breton. Il y a la scène de la tour, la scène de la chasse, la scène du duel et la scène de l’aïeule invariablement. Mais où triomphe le romancier mondain, c’est quand il touche au vice. Oh ! Le vice, aimable, ganté, parfumé comme il faut ! Comme les femmes l’aiment, ce grand seigneur criminel, blasé, sceptique et charmant ! Et comme le milieu où se déroule l’action est choisi avec goût ! Quel monde d’élite, dont toutes les pensées semblent des poésies et toutes les attitudes des poses de gravures de mode ! Tarte à la crème !

De cette littérature « sirop » à l’usage des dames, on tombe bien vite dans la littérature mélasse à l’usage des petites bourgeoises, et de la littérature mélasse on dégringole dans la littérature tord-boyaux (pardon !) à l’usage des portières. Lisez plutôt les romans des petits journaux.

Voilà à quoi aboutissent les acquiescements au goût du public.

Employons enfin les grands mots, qui sont les mots justes ; cette vieille querelle littéraire n’est, au fond, que la querelle de l’hypocrisie contre la sincérité. L’art n’a rien à y voir.

Et voilà notre grande plaie toujours purulente l’hypocrisie. Nous sommes hypocrites dans les moelles, comme on est scrofuleux. Toute notre vie, toute notre morale, tous nos sentiments, tous nos principes sont hypocrites, et nous le sommes inconsciemment, sans le savoir, comme M. Jourdain était prosateur, cela s’appelle : l’art de sauver les apparences ! C’est tellement passé dans notre sang que ce phénomène monstrueux a lieu : — tout ce qui n’est plus hypocrite nous blesse comme un outrage à notre honnêteté de parade, à nos conventions mondaines, à nos usages de fausses paroles, de fausses protestations, de faux visages.

Oh ! Si l’on découvrait les dessous de la vie ! Si l’on ouvrait les consciences des hommes qui crient à l’immoralité ! Les alcôves des femmes qui s’évanouissent d’un mot un peu vif ! Oh ! Les bonnes pudeurs qu’ont celles-ci ! Oh ! Les belles indignations qu’ont ceux-là ! Quelle amusante colère de singes à qui l’on présente une glace !..

N’ai-je pas entendu un homme connu et respecté dire, au milieu d’un cercle d’auditeurs : « Non, certainement, je ne crois pas ; la foi n’est plus faite pour les hommes ; mais je pratique par devoir… quand ce ne serait que pour notre monde. » Et il ne songeait guère, en vérité, à l’abîme d’hypocrisie que contenait cet aveu.

Et tous ces gens veulent, à leur image, une littérature hypocrite.

Oui, ces romans parfumés, ces mariages d’amour sans discussions de dot, ces dévouements sans récompenses, ces services tout désintéressés, cela n’est, en réalité, que de l’hypocrisie commandée à l’écrivain par le public. Tout le monde le sait : les lecteurs ne l’ignorent point ; et les auteurs le savent si bien, qu’on voit à tout moment les plus honorables faire des concessions à ce besoin de fausseté, et introduire en des œuvres vraiment belles, artistiques et viriles, des épisodes attendrissants, à la manière anglaise, afin qu’on pardonne le reste à la faveur de ce tour de passe-passe.

Et le publie se délecte à la lecture des aventures invraisemblables de fantoches niaisement parfaits, toujours les mêmes ; et, dans sa joie, il déclare le livre « bien écrit », ce qui est, en ce cas, la pire insulte que la plupart des lecteurs puissent adresser à l’écrivain.

N’avons-nous pas inventé cet odieux adage : « Toute vérité n’est pas bonne à dire. » Nous l’appliquons à la littérature. Alors il faut mentir ? — Vous répondrez : « Non ! Se taire. » — Ce qui est encore mentir par le silence. Mais quand il s’agit d un écrivain, il n’y a pas de milieu : il faut qu’il dise ce qu’il croit être la vérité ou qu’il mente.

Donc, en résumé, les querelles littéraires se bornent à ceci : lutte de l’hypocrisie humaine contre la sincérité du miroir, ou exaspération du lecteur contre le tempérament particulier de l’écrivain.

En général, nos vices ou nos défauts préférés sont ceux dont l’image nous blesse le plus, vérité constatée par cet autre adage : « On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu. »

Je pourrais citer beaucoup d’exemples. Je m’en abstiendrai. Je reviens au livre de M. Camille Lemonnier.

J’ai dit que ce livre était un poème. Tout se passe, en effet, dans une atmosphère poétique très sensible et très puissante. Les arbres deviennent des espèces d’êtres ; la forêt semble une sorte de monde animé ; les sèves parlent et chantent ; la chasse acharnée du braconnier est un symbole ; il grandit comme une de ces créations quasi fantastiques de Victor Hugo. Ce sont des luttes d’idées, de puissances animales, de créatures éternelles dans ce bois qui est plus vaste que la création même, et non les simples embuscades d’un petit paysan qui guette un lapin.

Alors comment a-t-on qualifié ce roman de réaliste ?

Uniquement parce qu’on y sent un peu la bête humaine au milieu des senteurs forestières.

L’amour simple de ces deux êtres simples se déroule d’une façon normale, passe de l’exaltation à la fatigue chez l’un, tandis qu’il demeure toujours ardent chez l’autre, ainsi que cela a lieu dans la plupart des créatures. La vie est grossie, grandie, étendue, mais non fardée. C’est un chant, soit ; mais il dit tout, ce chant ; les paysans deviennent épiques, niais restent vraisemblables cependant ; ils n’ont point de morale à la Florian, ni de tendresses champêtres à la Deshoulières. Les personnages enfin, ne sont ni sympathiques ni consolants, ainsi que l’entend le bon public.

La politesse
(Le Gaulois, 11 octobre 1881)

Je ne voudrais point qu’on me crût assez fou pour prétendre ressusciter cette morte : la Politesse. Les miracles ne sont plus de notre temps et, pour toujours, je le crains bien, la politesse est enterrée côte à côte avec notre esprit légendaire. Mais je désire au moins faire l’autopsie de cette vieille urbanité française, si charmante, hélas ! Et si oubliée déjà ; et pénétrer les causes secrètes, les influences mystérieuses qui ont pu faire du peuple le plus courtois du monde un des plus grossiers qui soient aujourd’hui.

Non pas que j’entende par politesse les formules d’obséquiosité qu’on rencontre encore assez souvent ; non pas que je regrette non plus les interminables révérences et les beaux saluts arrondis dont abusaient peut-être nos grands-parents. Je veux parler de cet art perdu d’être bien né, du confortable savoir-vivre qui rendait faciles, aimables, douces, les relations entre ces gens qu’on appelle du " monde". C’était un art subtil, exquis, une espèce d’enveloppement de fine délicatesse autour des actes et des paroles. On naissait, je crois, un peu avec cela ; mais cela se perfectionnait aussi par l’éducation et par le commerce des hommes bien appris. Les discussions même étaient courtoises. Les querelles ne sentaient point l’écurie.

Et cependant l’ancien langage usuel était plus cru, plus chaud que le nôtre ; les mots vifs ne choquaient point nos aïeules elles-mêmes, qui aimaient les histoires gaillardes saupoudrées de sel gaulois. Si les gens qui s’indignent aujourd’hui contre la brutalité des romanciers usaient un peu les auteurs dont se délectaient nos grand’mères, ils auraient, certes, de quoi rougir.

Ce n’était donc pas dans la langue, c’était dans l’air même que flottait cette urbanité ; il y avait autour des mœurs comme une caresse de courtoisie charmante.

Cela n’empêchait rien ; mais, enfin, on était bien né.

Aujourd’hui nous semblons devenus une race de goujats.

Depuis quelque temps surtout, il me semble sentir vraiment une recrudescence de grossièreté. Nous y sommes d’ailleurs tellement accoutumés que nous n’y songeons plus guère. Je ne sais ce qu’ont dû penser tous les lecteurs de nos journaux, mais j’ai eu, quant à moi, le cœur soulevé de dégoût par la période électorale.

J’étais alors loin de Paris, et souvent des journaux locaux me sont tombés sous les yeux. On ne saurait croire quel vocabulaire poissard et honteux employaient ces feuilles ; quels tombereaux d’injures ordurières elles charriaient tous les matins pour en souiller leurs adversaires ; quelle absence de style et quelle surabondance de malpropretés on trouvait dans leurs colonnes. Les mots les plus grossiers semblaient avoir perdu leur sens, tant on les employait à tout propos ; et il n’est certes pas un des candidats qui n’ait été traité de menteur, de voleur, d’infâme crapule, de polisson, de saltimbanque, de vendu, de crétin, etc., etc.

Personne, d’ailleurs, ne s’étonnait à la lecture de ces articles, comme s’il eût été tout naturel de salir au préalable les futurs représentants de la nation. Et voilà comment on apprend au peuple à respecter ses élus. Mais là n’est point la question.


Quelques jours plus tard, je traversais une autre contrée et j’y retrouvais la même langue dans les journaux des divers partis. Les hommes politiques opposés, ennemis honorables, étaient traités au moins d’exploiteurs, de menteurs, de calomniateurs et de corrupteurs ; sans compter des grossièretés plus directes encore.

Je me disais : « Ces mœurs sont odieuses ; mais nous sommes loin de Paris : on ne peut demander aux écrivains locaux de frapper par l’idée et non par le mot, de blesser leurs adversaires avec une phrase habile, perfide et polie, et non de le couvrir de fange. L’injure est toujours facile, mais l’ironie cinglante n’est pas donnée à tous ; l’esprit qui tue ne se rencontre plus guère. Par l’insulte on évite la discussion, on se dérobe à la réplique, et, quand on a affaire à des gens propres, on garde le dernier mot à la façon de Cambronne. » Mais voilà que je viens de parcourir la plupart des journaux parisiens parus à la même époque ! On reste confondu devant le langage d’assommoir employé par un grand nombre des soi-disant écrivains qui les rédigent.

Donc tout homme qui nourrira désormais le désir singulier, mais excusable, de représenter ses concitoyens à la Chambre des députés devra se résigner d’avance à être injurié à gueule-que-veux-tu, à être calomnié dans sa vie privée et dans sa vie publique, accusé de toutes les infamies et finalement soupçonné, sans aucun doute, d’avoir commis la plupart de ces gredineries, par un grand nombre d’électeurs stupides qui ont foi dans le papier à cinq, dix, ou quinze centimes, que leur apporte le facteur.

Je sais bien ce que répondront les partisans des régimes écroulés : « On savait vivre sous les monarchies ; on ne le sait plus sous la république. Us pays démocratiques sont mal élevés. » L’argument ne vaut guère ; j’en ai pour preuve que les feuilles de l’extrême droite sont tout aussi mal apprises que celles de l’extrême gauche. Les sentines où elles puisent leurs grossièretés sont bien les mêmes.

Or, si du journal politique on pénètre au Parlement on remarque bien vite que dans les discussions orageuses, les insolences, les expressions sentant les querelles de palefreniers partent autant de droite que de gauche, sinon plus. On donnait jadis aux grands orateurs le surnom Poétique de « Bouche-d’Or ». Quant à nos parleurs politiques, si un surnom peut leurs aller, c’est celui de « Bouche-d’Égout ».

Donc, aujourd’hui, on est mal élevé, quoique bien né. L’habitude des salons, la fréquentation du monde ne donnent plus le savoir-vivre. Les causes de l’impolitesse générale viennent d’autre part que de la démocratisation du pays.

Mais là où il faut saisir les habitudes de vie d’un peuple, sa manière d’être habituelle, c’est dans la presse quotidienne, qui représente exactement la physionomie intime du pays. Or, la presse offre maintenant des exemples journaliers de la plus mauvaise éducation.

C’est à elle, au contraire, qu’il devrait appartenir de donner l’Exemple des formes les plus irréprochables, et cela par l’excellente raison que les journalistes ont pour métier de bien écrire !

On est écrivain de profession : cela veut dire qu’on ne doit ignorer aucun des secrets de cette dangereuse escrime de la polémique ; qu’on a entre les mains cette pierre qui peut frapper au front et abattre les plus grands : le mot, le mot qu’on jette avec la phrase, comme on lance un caillou avec la fronde ; qu’on sait toutes les ruses des attaques, les perfidies cachées sous les compliments, les allusions trompeuses comme les feintes ; qu’on jongle avec les difficultés de la langue comme un escamoteur avec des billes ; qu’on cingle enfin avec ce fouet dont Beaumarchais laissait à ses ennemis d’ineffaçables traces.

Mais dès qu’un monsieur d’un avis contraire au vôtre déclare son sentiment, on s’empresse de s’asseoir à sa table et d’écrire avec sérénité : « Un drôle, un polisson dont les antécédents nous sont inconnus et par conséquent suspects, mais que nous tenons, dans tous les cas, pour un misérable gredin, fils de banqueroutier sans doute et de drôlesse, etc. » Le monsieur ainsi traité envoie ses témoins à son contradicteur. On se bat pour laver l’honneur. L’un d’eux est blessé. L’incident est clos.

Pendant les deux siècles derniers, la Société, plus restreinte, triée, était fort instruite, pédante même. Hommes et femmes savaient leur Antiquité, et l’histoire universelle, et mille autres choses. On possédait le grec et le latin tout autant que le français ; on causait par citations, on folâtrait avec des réminiscences de poètes antiques.

Toutes les phrases étaient saupoudrées d’érudition, et ce savoir, cette littérature de la classe, qui seule comptait, jetait sur les mœurs un vernis d’urbanité. Le reste de l’humanité n’existait pas.

Aujourd’hui, tout le monde compte. Tout le monde parle, discute, affirme ce qu’il ignore, prouve ce dont il ne doute point. On veut être tout, tout connaître, tout trancher. Nous ressemblons à des dos de volumes, avec des titres prétentieux, et dont l’intérieur n’est que de papier blanc. On sait tout sans rien apprendre, et cette façon de savoir rend naturellement grossier.

Cette manière d’être est tellement passée dans les mœurs, que nous nommons, pour nous gouverner, des hommes dont nous n’exigeons aucune garantie de connaissances spéciales, qui peuvent à leur aise ignorer notre histoire (ce qui serait fâcheux) autant que l’économie politique (ce qui serait regrettable).

Jetons un coup d’œil dans la presse. Est-ce que les écrivains de grand renom, les maîtres, ont parfois l’injure à la plume ? Les polémistes politiques comme M. Weiss, M. John Lemoinne ou autres, ont-ils pour habitude de traiter leurs adversaires de polissons ou de voleurs ?

M. Renan, un des plus grossièrement insultés des écrivains modernes ; M. Littré, si souvent maltraité, ont-ils jamais répondu à leurs antagonistes par des gros mots ?

Je ne pense pas non plus que MM. Darwin, Herbert Spencer, Stuart Mill, et cent autres, mille autres de moindre valeur, se servent, dans leurs arguments, de l’ordure jetée à la face de leurs contradicteurs.

D’où je conclus que l’absence d’éducation vient principalement de l’absence d’instruction. On ne sait rien dans notre monde, ou presque rien. Les gens instruits sont bien élevés. C’est donc au livre, aux livres, à tous les livres, qu’il faudrait demander une nuance de cette ancienne courtoisie qui nous manque vraiment un peu trop.

Camaraderie ?…
(Le Gaulois, 25 octobre 1881)

Elle a compté parmi ses enfants tout ce qui a passé de plus illustre sur la terre, cette république des lettres à laquelle ont appartenu les plus grands noms laissés à la mémoire des peuples. Elle a été l’élite de la race humaine, la mère de la pensée, des idées superbes, de l’esprit dans ses plus fières manifestations.

Pour cela même, par respect pour la littérature, par estime de soi, par orgueil de son art, les écrivains n’ont-ils pas le devoir de s’entre-soutenir, de s’entre-défendre, et surtout de conserver intacte la mémoire de leurs grands morts, de ceux dont le nom jettera dans 1’avenir une gloire, une lumière plus vives sur cette difficile et noble profession d’homme de lettres !

Le mot « camaraderie », banal en toute occasion, ne prend-il pas une signification particulière quand il devient la « camaraderie littéraire » ? Ne devrait-il pas exister un lien de plus, un lien sacré, entre ces hommes qui vivent uniquement pour la pensée, qui vivent de la pensée, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus haut et de plus immatériel au monde ?

Hélas ! S’il existe un lien entre les écrivains — c’est le lien de la jalousie.

Non, jamais dans aucune carrière, dans aucun métier, dans aucun art, on n’a porté plus loin le besoin de dénigrement du rival, la rage des succès d’autrui, l’incompréhension, volontaire ou non, de toutes les manifestations diverses du talent chez les autres. Partout où les hommes de lettres se réunissent, ils débinent le confrère.

Aussi, si quelqu’un de nous n’est pas assez fort pour ne demander à personne ni affection ni sympathie, s’il a besoin d’avoir un ami en qui il verse tout son cœur qu’il ne choisisse point cet ami parmi les écrivains !

Je ne nie pas qu’il y ait des exceptions. J’en ai vu ; mais elles sont rares.

L’amitié d’un homme de lettres, même fidèle, sincère, tout acquise, est dangereuse, parce qu’il porte en lui, plus fort que son dévouement à l’ami, une sorte de démangeaison de parler, d’écrire, de juger, qui le pousse, même inconsciemment, à des choses dont il calcule mal la portée.

Cela s’est vu tout dernièrement encore, et j’aurais voulu n’être point amené à parler des Souvenirs littéraires publiés dans la Revue des Deux Mondes, par M. Maxime Du Camp.

M. Du Camp, qui fut un des plus intimes amis de Gustave Flaubert, et qui l’aima ardemment, je n’en doute pas, n’avait point prévu, assurément, l’effet que produiraient ses révélations.

Gustave Flaubert, on le sait donc aujourd’hui, était atteint d’un horrible mal, l’épilepsie, dont il est mort. Tous ceux qui connaissaient ce secret, l’avaient soigneusement caché ; et quand des étrangers s’étonnaient de voir que jamais le maître ne voulait regagner seul sa maison pendant la nuit (pas même en fiacre), nous ne leur racontions point les profondes angoisses du grand écrivain qui celait son tourment comme une honte, avec une pudeur maladive.

La publication de ce document intime m’a blessé jusqu’au cœur. Mais je me disais que j’apportais là, sans doute, une délicatesse exagérée. Puis voilà qu’à mesure que je revois les amis du mort, je les trouve frappés de stupeur par le procédé assurément irréfléchi de M. Maxime Du Camp. Ce n’est pas tout ; même des indifférents, comme M. Louis Ulbach, dans la Revue politique ont protesté durement, mais non sans raison, contre cette révélation. D’autres ont suivi. Puis j’ai reçu des lettres, beaucoup de lettres, de gens qui ont aimé l’illustre romancier disparu. Une d’elles m’a ému. Elle venait d’une femme que je n’ai jamais vue et qui n’a point connu mon cher et pauvre maître. Admiratrice passionnée de son œuvre, froissée dans son instinctive et vibrante sensibilité de femme, elle m’a écrit vingt lignes adorables, qui m’ont fait songer à ces AMIS IGNORÉs dont Flaubert lui-même parlait souvent. M. Du Camp ajoute qu’à partir du jour où la grande névrose s’abattit sur lui, l’esprit de Flaubert sembla noué ; qu’il tourna dès lors dans le même cercle d’idées et de plaisanteries ; qu’il ne se renouvela plus. Et le critique, tout en reconnaissant le talent exceptionnel de son vieux camarade, estime que, si son entendement n’avait été obscurci par cette horrible maladie, il aurait eu du génie !

Mettant à part la question d’amitié, je ne répondrai que deux choses :

— Si l’homme qui, à côté de Balzac et après Balzac, a créé le roman moderne ; l’homme dont l’inspiration personnelle a mis sa marque sur toute notre littérature ; l’homme dont le souffle générateur passe encore dans tous les romans qu’on publie aujourd’hui ; l’homme qui a laissé des livres comme L’Éducation sentimentale et Madame Bovary, Salammbô et La Tentation, sans compter ce prodigieux chef-d’œuvre qui s’appelle Saint Julien l’Hospitalier, — si cet homme-là n’est pas un être de génie, j’ignore absolument ce qu’est le génie ! M. Maxime Du Camp remarque encore que son ami, dont l’imagination fût foudroyée, n’a passé le reste de sa vie qu’à réaliser les conceptions de sa jeunesse. Parbleu ! Il me semble que cela suffit ! Nul n’ignore d’ailleurs que la faculté imaginative et conceptrice semble s’affaiblir chez tout artiste dès qu’il est mûr. Il produit alors. Les fleurs ne durent pas toute l’année ; celles qui sont fécondes forment des fruits ; les autres tombent. Il en est des hommes comme des arbres.

M. Du Camp semble encore reprocher à Flaubert sa singulière conscience d’écrivain, son prodigieux travail pour élaborer une phrase.

Boileau n’a-t-il pas dit : « Toujours sur le métier, etc. » ?

Buffon n’a-t-il pas écrit : « Le génie n’est qu’une longue patience » ?

Je ne fais du reste aucune difficulté pour convenir que les articles de M. Du Camp sont, en beaucoup de points, d’une singulière exactitude, d’une analyse profondément subtile. Mais enfin, cet écrivain de talent, qui semble se faire une spécialité des révélations, aurait peut-être pu se dispenser de celles-là.

Je n’aurais cependant jamais parlé de ces études, malgré le bruit qu’elles ont soulevé, si on ne venait de m’apporter une revue où je lis à ce sujet les lignes suivantes, sous une signature qui m’est totalement inconnue :

« Il (M. Du Camp) évoque la figure étrange, maladive, de ce Gustave Flaubert, l’homme d’un seul livre, ou plutôt de deux livres, dont l’atroce souffrance explique l’énorme orgueil, la vanité colère, les bizarreries agaçantes. »

« Ce Gustave Flaubert ! » — Il paraît que l’illustre auteur de cet article a le droit de mépriser ce romancier de peu.

« L’énorme orgueil ! » — Cela signifie que, ayant conscience de sa valeur, jamais Flaubert n’a dit à des médiocres : « Passez-moi la casse, je vous rendrai le séné. » Il s’est tenu en dehors de toutes les luttes journalistiques, de toutes les querelles, de toutes les rancunes d’écrivains ; il n’a vécu qu’avec des fidèles de sa taille, comme MM. Tourgueneff, de Goncourt, Renan, Taine, ou de vrais amis, illustres aussi maintenant, mais de la génération suivante, comme MM. Zola et Alphonse Daudet. Il jugeait à sa valeur cette camaraderie littéraire de l’article réciproque, lui qui fut le meilleur, le plus dévoué, le plus ardent des camarades, lui qui, jusqu’à sa mort, a lutté pour la mémoire de son vieil ami Louis Bouilhet, consentant même à engager une polémique avec un grotesque conseil municipal, à écrire une préface, ce qu’il abhorrait, et à donner toutes ses heures au souvenir de ses chers disparus.

C’est cela sans doute que vous entendez aussi par « bizarreries agaçantes », ô critique qui niez La Tentation et L’Éducation, qui acceptez à peine Salammbô, et qui osez écrire ces choses, plus funestes assurément pour votre renom que pour la mémoire du grand maître du roman moderne.

J’ai dit « grand maître du roman moderne ». Je ne suis pas seul à penser ainsi. Qu’on me permette de citer ce passage d’une lettre reçue ces jours derniers, d’un étranger que je ne connais que de nom, le docteur Éduard Engel, directeur d’une des plus grandes revues critiques d’Europe, le Magazin, de Berlin :

« Et je vous prie de croire que toutes mes sympathies littéraires et personnelles sont pour vous comme pour tous ceux qui ont été les amis du grand maître de l’Art moderne, Gustave Flaubert. Vous trouveriez ici, si le hasard vous amenait à Berlin, un cercle dont Flaubert est le Dalaï-Lama. » Voilà ce qu’on pense, même en Allemagne. Le chroniqueur de L’Illustration juge autrement. Ce n’est pas tant pis pour Flaubert.

Une réponse
(Le Gaulois, 27 octobre 1881)

Plusieurs journaux ont apprécié, à des points différents, l’article que je publiais avant-hier au sujet des révélations de Maxime Du Camp sur Gustave Flaubert. La chronique de M. Léon Chapron, dont l’opinion me parait toujours intéressante, car son talent me séduit beaucoup, contient plusieurs points auxquels il me paraît nécessaire de répondre quelques mots.

M. Chapron me loue de vouloir laver le caractère de Flaubert des accusations d’orgueil, de vanité colère et de bizarrerie, accusations qui ne peuvent subsister une seconde pour quiconque a connu le romancier.

Mais M. Chapron me reproche vivement de vouloir forcer tout le monde à plier le genou devant mon idole. Je n’ai point cette excessive prétention, et je conviens très volontiers avec le chroniqueur de L’Événement que chacun est libre d’admirer qui il veut, et comme il le veut. J’ai l’incontestable droit de nier tout talent à Victor Hugo, s’il me plaît. Je me hâte d’ajouter que je suis loin de penser ainsi.

Je n’aurais certes pas répondu à l’article signé Perdican, s’il avait contenu les appréciations personnelles de cet écrivain relatives seulement au talent de Gustave Flaubert.

Ici d’autres explications me semblent indispensables. Grâce à une phrase qu’on répète à tout moment : « Passez-moi la casse, et je vous passerai le séné », M. Chapron a conclu — j’ignore pourquoi — que j’avais indubitablement découvert M. Jules Claretie derrière le pseudonyme de Perdican.

Si j’avais été persuadé que j’avais devant moi M. Claretie, j’aurais assurément répondu en termes plus modérés, n’ayant jamais eu que d’excellents rapports avec cet écrivain. Mais je ne puis admettre que M. Claretie, critique consciencieux, ait écrit sous un pseudonyme la phrase qui m’a révolté, alors que, dans son volume, La Vie à Paris, je trouve ceci, sous son nom : « Nous ne pouvons aujourd’hui résumer, en quelques lignes qui seraient trop rapides la physionomie littéraire de ce fin et grand lettré Gustave Flaubert, qui, mêlant les procédés pittoresques de Théophile Gautier à l’analyse de Balzac, fut le maître du roman contemporain et détermina le grand mouvement qui entraîne la littérature d’imagination vers la vérité……………

« D’autres qui ont vécu dans l’intimité de sa vie, diront l’existence quotidienne de ce maître laborieux, soucieux de la dignité littéraire, ennemi du charlatanisme, détestant les réclames du reportage, ne voulant livrer au public que ses livres, — son œuvre et non sa personne. Ceux-là raconteront les délicatesses, les tendresses de cœur de l’ami, du fils, cachant, sous une affectation d’indifférence et de dégoût les sentiments les plus exquis.

« Pour nous, qui l’avons peu connu, mais admiré autant que personne, nous voulons rendre un suprême hommage à ce maître écrivain qui laisse des chefs-d’œuvre… »

Ces lignes suffiraient pour m’enlever toute hésitation, quand même je n’aurais pas le souvenir toujours vivant des paroles que m’a dites M. Claretie derrière le cercueil de Flaubert, paroles émues, venues du cœur, qui ont contribué pour beaucoup à la sympathie que j’ai gardée depuis pour l’auteur de Monsieur le Ministre.

Les femmes
(Gil Blas, 29 octobre 1881)

L’an dernier, une nouvelle désolante nous arrivait de l’Est : « L’écrevisse disparaît. » Ce fut une panique. L’écrevisse, cette perle des fontaines claires, cette petite bête exquise, montante, chaude au palais, ce rien du tout délicieux, cet idéal du gourmand ! Idéal, car il n’y a rien dans cette carapace, rien ou presque rien ; ce n’est pas une nourriture, c’est une saveur ; et cette chair introuvable du frêle animal, vous emplit la bouche d’une sensation plus forte que la viande capiteuse des gibiers.

La Meuse, disait-on, se dépeuplait, tous les ruisselets étaient vides ! On chercha la cause du désastre. D’après les uns, les fabriques nombreuses empoisonnaient les eaux. D’après les autres, il fallait attribuer la raison de cette calamité à la forme du gouvernement. Et cependant cet hiver, on mange encore des écrevisses. Il en restait donc quelques-unes ; elles se sont multipliées, que sais-je ? Enfin l’écrevisse n’est point disparue.

Mais voilà qu’une nouvelle autrement affreuse nous arrive aujourd’hui d’Angleterre : « La Française n’est plus. » Une grave revue, une revue à raisonnements, a jeté ce cri qui fait frémir les peuples.

Elle dit d’abord, cette revue, ce qu’était la femme de France, sa prédominance dans le monde, son charme, sa séduction particulière ; puis elle constate que les salons parisiens sont aujourd’hui presque vides de femmes. Et elle se lamente, elle se désole, au nom de l’Europe entière. Cette oraison funèbre de la Femme française est longue, très longue, assez vraie parfois, parfois grotesque. Avant d’y répondre, je voudrais connaître seulement l’âge de cet écrivain désespéré. Non, assurément, il n’y a plus de femmes en France pour bien des hommes… Il en existe encore pour nous.

Le publiciste anglais adjure ensuite la République de faire tous ses efforts pour rendre à l’Europe ce bijou perdu — la Parisienne. Par-là même il semble accuser le gouvernement d’avoir arrêté la fabrication de cet article spécial. A-t-il tort ? A-t-il raison ? Cherchons. Cependant je ne suis pas trop inquiet. On mange encore des écrevisses.

La Parisienne ! Qu’est-ce ? Elle n’est pas belle, elle est à peine jolie. Son corps n’a rien de sculptural, ce petit corps souvent maigrelet, souvent corrigé par l’industrie, une femme en TOC, enfin, rien d’une Grecque. Mais tout son être est un langage qui parle aux raffinés mieux que la grande beauté plastique. Ses yeux disent ce que tait sa bouche. Son geste, son sourire, un éclair de ses quenottes, un mouvement de ses menottes, une ondulation de sa robe quand elle se lève ou s’assied, ce qu’elle sait faire entendre, son babil charmant, méchant, perfide, sa grâce artificielle et grisante, tout ce qu’elle peut être par sa fine intelligence de sensitive, vous enveloppent d’une séduction irrésistible, d’une atmosphère féminine délicieuse, pénétrante, adorable. Détaillez-la, ce n’est rien ou presque rien : c’est une saveur, un charme. Ses vraies beautés restent presque introuvables, mais elle vous emplit le cœur d’une sensation plus troublante que les grandes statues parfaites en chair vivante.

Certes la Parisienne d’aujourd’hui n’est plus tout à fait la Parisienne d’autrefois ; il y a décadence, mais non disparition. Est-ce la faute de la République ? C’est discutable. Il y a confusion, je crois, en ce sens que le gouvernement est toujours un résultat de la société, tandis que la femme est aussi un reflet de cette société. Le monde me semble donc être le vrai coupable.

Avez-vous lu le livre de MM. Edmond et Jules de Goncourt : La Femme au dix-huitième siècle ? C’est le plus admirable ouvrage que je connaisse où il soit traité de l’art d’être femme. J’y trouve ceci :

« Façons, physionomie, son de voix, regard des yeux, élégance de l’air, affectations, négligences, recherches, sa beauté, sa tournure, la femme doit tout acquérir et tout recevoir du monde. »

Comme elle est vraie, cette parole du grand romancier ! La femme se forme et se modifie à l’image de la société où elle vit. A quelle époque, en France, a-t-elle atteint sa perfection ? C’est justement pendant ce XVIIIe siècle, le siècle féminin par excellence, dont nous parle si subtilement l’écrivain. C’est alors qu’apparurent dans Paris ces êtres adorables dont on croit encore respirer le passage, ces radieuses figures, étoiles d’amour dont l’éblouissement nous est resté. Elles se sont formées dans l’air parfumé de cette époque qui fit éclore toutes les élégances ; et elles étaient bien, ces femmes, les fruits de ce XVIIIe siècle où toutes les fines qualités de notre race ont atteint leur complet épanouissement, où la grâce semble née, où l’esprit semble inventé, où tous paraissent fous d’art et de raffinements infinis. C’est le siècle de Watteau et de Boucher, le siècle de Voltaire, le siècle aussi de Diderot, le siècle de l’incroyance, de la galanterie et de l’amour, le siècle qui grise, même de loin, le siècle français, le seul grand, le seul admirable siècle où notre pays reste sans rival, le siècle enchanteur et poudré !

Autres temps, autres femmes. Elles ont cette singulière et précieuse qualité d’être ce qu’elles doivent être dans le milieu où elles se trouvent. Douées d’un tact infiniment subtil, tout instinctif, d’une pénétration aiguë, vibrantes, impressionnables, faciles aux influences, avec des aptitudes surprenantes pour deviner, dominer, serpenter, ruser, séduire, les femmes prennent le ton d’une époque et ne le donnent pas. Elles sont cependant un peu dépaysées aujourd’hui dans ce monde d’hommes à peu près élevés, qui sentent le tabac, passent au fumoir après le dîner et au cercle après le fumoir, fréquentent la Bourse et non les salons, ne lisent rien de ce qui fait charmante la vie, ignorent l’art de jeter un compliment, de baiser une main, ne savent même plus préférer parfois la soubrette à la maîtresse, soupent entre mâles et payent l’amour !

Il n’y a plus de femmes, affirme-t-on. Disons plutôt :

« Il n’y a plus d’hommes pour qui les femmes désirent être séduisantes. »

Mais toutes ces qualités latentes qui, par notre faute, ne se développent plus dans l’air mondain des salons, n’existent pas moins, plus discrètes, cachées, profondes en bouton toujours prêt à s’ouvrir dès qu’un peu de soleil se montre chez cette femme française, la seule femme en qui soit le génie de sa race, car les autres savent aimer, savent se faire aimer ; la Française seule sait être exquise.

Elles ne sont plus, en notre pays, les reines triomphantes de la société, soit ! Mais est-on sûr qu’elles ne soient point toujours les maîtresses invisibles des événements ? Qui pourrait assurer que leurs petites mains délicates ont cessé de conduire la grosse charrette de la politique ? Elles ont, je le sais, un rival terrible : l’argent. Les poètes jadis rimaient pour elles. Ils riment aujourd’hui à tant le vers ! Cependant elles sont puissantes encore, puissantes toujours.

Entrons chez elles. Il est dans Paris des salons, des salons discrets souvent, des petits salons du quatrième où viennent aboutir bien des fils. Il est des femmes d’allure modeste, qui, par trois mots signés d’un petit nom, peuvent faire sauter des préfets, déplacer des généraux, agiter comme des fourmilières les vastes ministères pleins d’employés.

Il en est d’autres plus brillantes en qui demeure, quoi qu’on dise, toute la séduction légendaire de la Française. Il en est d’autres… Il en est d’autres encore.

Nous entrerons bientôt ensemble, si vous le voulez bien, dans quelques-uns de ces Salons parisiens.

L’art de gouverner
(Le Gaulois, 1er novembre 1881)

Dans notre société démocratique, le mot « classe dirigeante » est devenu un terme de mépris. C’est un tort. C’est justement parce qu’ils ne sont nullement « classe dirigeante » que nos gouvernants font à l’envi de la politique de hannetons, se heurtent à Tunis, se heurtent à Berlin, se heurtent à l’Italie, pour revenir, à Paris, se heurter contre la démagogie. On ne peut être fort à l’escrime qu’en le pratiquant dès l’enfance. On ne peut savoir gouverner les autres que si l’on a été élevé avec cette idée constante qu’un jour on sera appelé à prendre le pouvoir. Alors on apprend, sans s’en douter, toutes les petites ficelles du métier, tous les moyens employés ; on devient enfin un homme pratique remarquable, sans être nullement un homme de génie. C’est grâce à cette éducation séculaire que les classes dirigeantes ont conservé si longtemps l’autorité en France, malgré les effroyables abus de leur administration ; c’est grâce à ce savoir héréditaire et subtil que la noblesse anglaise reste si puissante et que la monarchie subsiste en ce pays.

Qui n’a été frappé de ce phénomène que beaucoup de rois ont régné d’une façon suffisante, sans déshonneur, bien qu’ils fussent les plus médiocres des êtres ? C’est qu’ils avaient, dès le berceau, appris l’art de manier les peuples, et ils ne commettaient aucune de ces petites maladresses qui démonétisent un homme bien plus vite que les grosses sottises de la politique extérieure.

Un peu de cette science pratique ne nuirait point à nos grands hommes modernes, à nos meilleurs, à nos plus rusés ; et le voyage de M. Gambetta en Normandie vient d’en donner un exemple frappant.

Tout le monde a lu déjà le livre exquis d’Alphonse Daudet, Numa Roumestan, l’œuvre la plus personnelle peut-être du romancier, où coule, intarissable, son esprit si particulier, aigu, mordant et souriant. Il a mis en opposition constante, tout le long de cette œuvre remarquable, l’homme du Nord et l’homme du Midi : celui-ci abondant, éloquent, remuant les foules à son gré ; celui-là calme, froid, raisonneur et calculateur. M. Gambetta, s’il n’est pas absolument un Roumestan, est, du moins, un Méridional, un vrai.

Fort habile rhéteur, il a jusqu’ici triomphé, grâce à sa faconde entraînante ; car tous les hommes sont peut-être un peu du Midi, sauf les Normands, les Normands surtout de ce coin de terre dont Rouen est le centre. Paris, ville nerveuse, entraînable, changeante, enthousiaste, toujours ivre, est incontestablement sous le charme de la parole ardente de celui qui va, dit-on, nous gouverner. Paris est du Midi. Mais les industriels du pays de Caux, essentiellement pratiques, avec des chiffres au lieu de pensées, contempteurs de toute politique qui ne touche point aux affaires, ont échappé si absolument à l’éloquence méridionale de l’avocat Roumestan-Massabie qu’il n’a point su cacher sa mauvaise humeur et son impatience.

Tous les détails de ce voyage viennent de m’être racontés par un témoin, qui justement accompagna aussi le modeste roi Louis-Philippe dans une tournée à peu près semblable.

Il est intéressant de comparer les divers procédés politiques du prince et de l’éminent républicain dans leurs voyages.

M. Gambetta, homme sans doute supérieur à Louis-Philippe, mais privé de cette éducation gouvernementale sucée avec le lait, arrive, conquérant audacieux, et il parle, espérant, selon l’admirable expression de Michelet, gagner les foules « de par la seule vertu d’une gueule retentissante ». Il parle avec de grands mots, jetant des sentiments généreux, des généralités entraînantes : « Patrie, République, industrie, progrès, démocratie, etc. » Une assemblée de voyageurs de commerce l’eût porté en triomphe. Les Normands attendaient des chiffres, des choses précises, des termes techniques. Ils ont gardé une froideur glaciale. A Quillebeuf, l’aventure est devenue réjouissante. Entraîné par son improvisation, l’illustre avocat, célébrant la Seine canalisée, proclame que, grâce à ce progrès, les pilotes cesseront d’être nécessaires. Or, à Quillebeuf, tout le monde est pilote : c’est la patrie du pilotage. Autant dire aux administrateurs de la Compagnie du gaz que, grâce à la lumière électrique, le gaz sera bientôt inutile. Immédiatement, une députation s’avance. En tête marche un gaillard à poitrine épaisse, qui se dandine sur ses jambes. Il arrête sans façon l’orateur en lui annonçant qu’il est pilote, maître pilote ! Il montre ensuite l’armée qui le suit : tous pilotes ; et il proteste au nom du pilotage méconnu. Interdit d’abord, l’habile avocat se retrouve bientôt et s’écrie avec enthousiasme que le pilotage est le plus beau jour de sa vie. Mais le Normand n’est pas du Midi !

Quand Louis-Philippe vint à Rouen, il appela immédiatement auprès de lui tous les hommes spéciaux qui pouvaient lui donner les renseignements les plus précis sur toutes les industries qu’il allait parcourir. Alors, dans chaque visite, sans phrases, interrogeant toujours en souverain désireux de tout connaître, plein de circonspection et parlant sobrement, pour prouver qu’il savait déjà, il étonnait et ravissait ces Normands sérieux et pratiques, grâce à cette érudition spontanée qu’un compère lui soufflait dans le dos. Un exemple est frappant entre tous. Louis-Philippe apprend qu’à Rouen vit un savant de grand mérite, M. Pouchet, le père de M. Georges Pouchet, l’éminent professeur actuel du Muséum d’histoire naturelle. En deux heures, le roi connaissait les travaux, les ouvrages, les découvertes, les luttes scientifiques de cet homme, et, quand il entra dans le laboratoire du professeur, celui-ci put croire que, de sa vie, le souverain ne s’était jamais occupé que d’histoire naturelle et principalement des études spéciales de M. Pouchet. On raconte encore dans le pays ce voyage royal. Celui-là savait séduire sans charlatanisme, bien qu’il fût incontestablement fort médiocre. Il connaissait son métier de roi.

L’autre jour, quand le grand orateur républicain quitta la Normandie, comprenant son insuccès, il ne put retenir, dit-on, cette parole : « Je suis un homme politique, moi ; je n’entends rien à toutes les questions spéciales. » N’aurait-il pas dû faire en sorte de les connaître, au moins cinq minutes ?

C’est qu’il n’est pas facile, ce métier d’enjôleur, d’entraîneur de peuples. Il faut saisir avec un tact infini les courants d’idées qui vous entourent, trouver le mot juste, le compliment nécessaire, ne blesser personne, rallier les mécontents, séduire toujours. Ces dons si divers, un seul peut-être les eut de naissance et poussés jusqu’à la perfection. C’est Napoléon Ier (que le Destin pourtant nous préserve de ses semblables). Outre que, sans emphase, il savait toujours trouver la phrase infailliblement entraînante, il possédait encore l’art d’interroger de telle sorte, qu’il vidait un homme en quelques minutes, extrayant de lui tout ce qu’il voulait, tout ce que l’autre savait, par des questions brusques, inattendues, singulièrement précises, qui désarticulaient le mauvais vouloir et perçaient les résistances.

Il fallait, pour lui tenir tête, une force d’âme presque surhumaine. Il était bien rare que, devant lui, on ne perdit point toute présence d’esprit. Un Normand justement eut cette chance de ne se point troubler en lui parlant. L’anecdote est presque inconnue. C’était un préfet de Rouen, esprit indépendant, bien qu’accompli, audacieux et railleur. Appelé à Paris avec tous ses collègues pour présenter ses compliments au roi de Rome qui venait de naître, il s’approcha, son tour venu, du berceau où bavachait l’enfant auguste, et, s’inclinant jusqu’à terre, il prononça ces paroles, au milieu du silence respectueux de l’armée des fonctionnaires qui venaient d’exprimer leurs vœux à cette larve impériale : « Monseigneur, je n’ai qu’une chose à vous souhaiter : puissiez-vous être plus tard aussi sourd aux compliments intéressés de vos flatteurs que vous l’êtes aujourd’hui à l’hommage de mon profond respect. »

L’empereur, présent, ne dit rien, mais n’oublia pas. Quelque temps après, se trouvant à Rouen, il se mit soudain à cribler son fonctionnaire de ces questions directes, terribles, dont il avait le secret et auxquelles il fallait répondre. « Combien de gens mariés dans votre département ? » Le préfet, impassible, jeta un chiffre. « Quelle est la longueur totale de vos routes ? » Le préfet n’hésita point. « Combien passe-t-il d’eau par jour sous le pont de Rouen, monsieur le préfet ? » L’autre indiqua la quantité d’eau. Alors, de cette voix ironique qui valait presque un arrêt de mort, l’empereur demanda. « Puisque vous savez tout, monsieur, combien avez-vous d’oiseaux de passage ici ? »

Le fonctionnaire salua de tout son corps : « Un seul, Sire, un aigle ! »

Napoléon ne continua pas.

C’étaient là, je ne le nie point, jeux de prince et de courtisan. Mais Napoléon, certes, n’aurait point oublié qu’il y a des pilotes à Quillebeuf !

Adieu mystères
(Le Gaulois, 8 novembre 1881)

Honte aux attardés, aux gens qui ne sont pas de leur siècle !

L’humanité est toujours divisée en deux classes, celle qui tire en avant et celle qui tire en arrière. Les uns quelquefois vont trop vite ; mais les autres n’aspirent — qu’à reculer, et ils arrêtent les premiers, ils retardent la pensée, entravent la science, ralentissent la marche sacrée des connaissances humaines.

Et ils sont nombreux, ces ankylosés, ces pétrifiés, ces empêcheurs de sonder les mystères du monde : vieux messieurs et vieilles dames bardés de morale enfantine, de religion aveugle et niaise, de principes grotesques, gens d’ordre de la race des tortues, procréateurs de tous ces jeunes élégants à cervelle d’oiseau, sifflant les mêmes airs de père en fils, pour qui toute l’imagination consiste à distinguer ce qui est chic de ce qui ne l’est pas. Un assassin, un soldat traître, tout criminel, quelque monstrueux qu’il soit me semble moins odieux, est moins mon ennemi naturel, instinctif, que ces retardataires à courte vue, qui jettent entre les jambes des coureurs en avant leurs préjugés antiques, les doctrines surannées de nos aïeux, la litanie des sottises légendaires, des sottises indéracinables, qu’ils répètent comme une prière.

Marchons en avant, toujours en avant, démolissons les croyances fausses, abattons les traditions encombrantes, renversons les doctrines séculaires sans nous occuper des ruines. D’autres viendront qui délaieront ; d’autres, ensuite qui reconstruiront ; puis d’autres encore qui redémoliront ; et d’autres toujours qui rétabliront. Car la pensée marche, travaille, enfante ; tout s’use, tout passe, tout change, tout se modifie. Les idées ne sont pas de nature plus immortelle que les hommes, les bêtes et les plantes. Et pourtant, comme elle vous tient souvent, cette tendresse coupable pour les croyances anciennes qu’on sait menteuses et nuisibles !

Ainsi qu’un temple des religions nouvelles, un temple ouvert à tous les cultes, à toutes les manifestations de la science et de l’art, le palais de l’Industrie montre chaque soir aux foules ahuries des découvertes si surprenantes que le vieux mot balbutié toujours à l’origine des superstitions, le mot « miracle », vous vient instinctivement aux lèvres.

La foudre captive, la foudre docile, la foudre que la nature a faite nuisible, devenue utile aux mains de l’homme ; l’insaisissable employé comme force, transmettant au loin le son, le son, cette illusion de l’oreille humaine, qui change en bruit les vibrations de l’air. L’impondérable remuant la matière, et la lumière, une prodigieuse lumière, réglée, divisée, modérée à volonté, produite par cet inconnu formidable dont le fracas faisait tomber nos pères à genoux : voilà ce que quelques hommes, quelques travailleurs silencieux, nous font voir.

On sort de là plein d’une admiration enthousiaste.

On se dit : « Plus de mystères ; tout l’inexpliqué devient explicable un jour ; le surnaturel baisse comme un lac qu’un canal épuise ; la science, à tout moment, recule les limites du merveilleux. »

Le merveilleux ! Jadis il couvrait la terre. C’est avec lui qu’on élevait l’enfant ; l’homme s’agenouillait devant lui ; le vieillard, au bord de la tombe, frissonnait éperdu devant les conceptions de l’ignorance humaine.

Mais des hommes sont venus, des philosophes d’abord, puis des savants, et ils sont entrés hardiment dans cette épaisse et redoutée forêt des superstitions ; ils Ont haché sans cesse, ouvrant des routes d’abord pour permettre à d’autres de venir ; puis ils se sont mis à défricher avec rage, faisant le vide, la plaine, la lumière autour de ce bois terrible.

Chaque jour ils resserrent leurs lignes, élargissant les frontières de la science ; et cette frontière de la science est la limite des deux camps. En deçà, le connu qui était hier l’inconnu ; au-delà, l’inconnu qui sera le connu demain. Ce reste de forêt est le seul espace laissé encore aux poètes, aux rêveurs. Car nous avons toujours un invincible besoin de rêve ; notre vieille race, accoutumée à ne pas comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères environnants, se refuse à la simple et nette vérité.

L’explication mathématique de ses légendes séculaires, de ses poétiques religions, l’indigne comme un sacrilège ! Elle se cramponne à ses fétiches, injurie les bûcherons, en appelle désespérément aux poètes.

Hâtez-vous, ô poètes, vous n’avez plus qu’un coin de forêt où nous conduire. Il est à vous encore ; mais, ne vous y trompez pas, n’essayez point de revenir dans ce que nous avons exploré.

Les poètes répondent : « Le merveilleux est éternel. Qu’importe la science révélatrice, puisque nous avons la poésie créatrice ! Nous sommes les inventeurs d’idées, les inventeurs d’idoles, Les faiseurs de rêves. Nous conduirons toujours les hommes en des pays merveilleux, peuplés d’êtres étranges que notre imagination enfante. »

Eh bien, non. Les hommes ne vous suivront plus, ô poètes. Vous n’avez plus le droit de nous tromper. Nous n’avons plus la puissance de vous croire. Vos fables héroïques ne nous donnent plus d’illusions ; vos esprits, bons ou méchants, nous font rire. Vos pauvres fantômes sont bien mesquins à côté d’une locomotive lancée, avec ses yeux énormes, sa voix stridente, et son suaire de vapeur blanche qui court autour d’elle dans la nuit froide. Vos misérables petits farfadets restent pendus aux fils du télégraphe ! Toutes vos créations bizarres nous semblent enfantines et vieilles, si vieilles, si usées, si répétées ! J’en lis chaque jour, de ces livres d’exaltés frénétiques, de bardes obstinés, de refaiseurs de mystérieux. C’est fini, fini. Les choses ne parlent plus, ne chantent plus, elles ont des lois ! La source murmure simplement la quantité d’eau qu’elle débite !

Adieu, mystères, vieux mystères du vieux temps, vieilles croyances de nos pères, vieilles légendes enfantines, vieux décors du vieux monde !

Nous passons tranquilles maintenant, avec un sourire d’orgueil, devant l’antique foudre des dieux, la foudre de Jupiter et de Jéhova emprisonnée en des bouteilles !

Oui ! vive la science, vive le génie humain ! Gloire au travail de cette petite bête pensante qui lève un à un le voiles de la création !

Le grand ciel étoilé ne nous étonne plus. Nous savons les phases de la vie des astres, les figures de leurs mouvements, le temps qu’ils mettent à nous jeter leur lumière.

La nuit ne nous épouvante plus, elle n’a point de fantômes ni d’esprits pour nous. Tout ce qu’on appelait phénomène est expliqué par une loi naturelle. Je ne crois plus aux grossières histoires de nos pères. J’appelle hystériques les miraculées. Je raisonne, j’approfondis, je me sens délivré des superstitions.

Eh bien, malgré moi, malgré mon vouloir et la joie de cette émancipation, tous ces voiles levés m’attristent. Il me semble qu’on a dépeuplé le monde. On a supprimé l’Invisible. Et tout me paraît muet, vide, abandonné !

Quand je sors la nuit, comme je voudrais pouvoir frissonner de cette angoisse qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières, et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des marais et les fantasques feux follets. Comme je voudrais croire à ce quelque chose de vague et de terrifiant qu’on s’imaginait sentir passer dans l’ombre ! Comme les ténèbres des soirs devaient être plus noires autrefois, grouillantes de tous ces êtres fabuleux !

Et voilà que nous ne pouvons plus même respecter le tonnerre, depuis que nous l’avons vu de si près, si patient et si vaincu.

Politiciennes
(Gil Blas, 10 novembre 1881)

La politique, quoi qu’en pensent beaucoup de gens, convient merveilleusement à l’esprit souple des femmes. Elles y ont souvent excellé. Leurs facultés, essentiellement subjectives, s’adaptent mal aux arts dits libéraux. Et qu’on n’aille point objecter l’insuffisance de leur instruction, car elles pratiquent autant que nous la peinture et la musique ; toutes les filles de nos concierges passent par le Conservatoire ; le Salon chaque année est plein de toiles signées de petits noms féminins ; et si quelques artistes en jupons arrivent à une habileté remarquable d’exécution, aucun cependant n’a jamais pu franchir la limite difficile qui sépare le maître de l’amateur. Mais la politique, science de second ordre. où le flair instinctif, la rouerie naturelle, la séduction, l’habileté, les finesses et les subtilités triomphent sans cesse des raisonnements les plus sains, se prête infiniment bien au développement complet de toutes les qualités natives de la femme. Faible, mais armée de ruse pour lutter contre notre force, cuirassée de charme et de grâce pour combattre notre fermeté, insinuante pour triompher de notre logique, subtile et pratique, peu influencée par les grandes théories philosophiques, humanitaires et ronflantes, elle a su être souvent la conseillère cachée, utile et ferme de bien des grands hommes qu’elle guidait, dans l’ombre, de ses conseils.

On pourrait même, je crois, prouver, l’histoire en main, que fort peu de politiciens ont échappé aux influences féminines. Dans notre patrie, principalement, pays de la loi salique, elles ont exercé plus que partout ailleurs leur pouvoir dirigeant sur les maîtres de l’État.

Celle dont je veux, discrètement, conter l’histoire vécut longtemps, jeune fille et jeune femme, dans une grande ville du centre de la France. Son père, vieux magistrat savant, la bourra d’histoire et surtout de mémoires. Elle connut, presque enfant encore, par Saint-Simon et tous les laisseurs de documents précis, les pratiques secrètes des gouvernements ; et au lieu de rêver aux amoureux masqués qui enlèvent les demoiselles au clair de lune, elle imaginait de grandes complications européennes, des difficultés inextricables où s’empêtraient tous les ministres et qu’elle parvenait seule à débrouiller par la puissance et la subtilité de ses conseils donnés en secret à l’homme d’État qu’elle avait su distinguer, et qui, grâce à elle, devenait providentiel pour sa patrie.

Elle lisait, chaque matin, les journaux, songeait à la Prusse comme on songe au ténébreux ennemi, se préoccupait de l’Italie, surveillait l’Angleterre, avait l’œil sur l’Espagne et comptait avec la Russie.

Ayant épousé, par force, un fonctionnaire d’un esprit trouble et borné, elle vécut correctement à son côté sans qu’il soupçonnât jamais ses dedans.

Peu jolie, inaperçue, elle acquit cependant une influence considérable dans son entourage, grâce à ses grandes qualités d’intrigue dissimulée, et d’obstination voilée. Son père mort, elle sut faire appeler son époux à Paris. Peu de temps après, il mourut aussi.

Elle resta seule avec un enfant. Elle n’était pas riche, peu séduisante, pas connue. La route serait longue et difficile pour arriver à gouverner par les moyens ordinaires. Elle se sentait forte, pourtant ! Comment prouver sa force ? Pénétrante, comment exercer sa pénétration ?

Elle se fit donner des places pour les séances de la Chambre, et, patiemment, elle étudia tous les hommes politiques en qui la France pouvait mettre son espoir. Enfin elle en choisit un. C’était un garçon déjà célèbre, plein d’un tempérament exubérant, d’une incontestable puissance, d’un avenir assuré. Elle lui écrivit une de ces lettres à triple fond comme les femmes savent en écrire. Elle ne cachait point son sexe, sûre de troubler l’homme, disait son admiration, puis, avec une prodigieuse habileté, elle intriguait cet esprit qu’elle avait su deviner, lui révélant ses propres pensées, indiquant ses tendances, éclairant même avec une pénétration singulière certains côtés obscurs de lui.

Quel est l’homme un peu célèbre qui n’a point reçu ces lettres d’inconnues, et qui n’a pas été pris à leur mystère ? Est-il une femme un peu femme, souple et rusée, qui n’ait point obtenu ce qu’elle voulait par ce vieux moyen toujours bon ? Ne pourrait-on pas même citer dans Paris trois ou quatre hommes de talent que des correspondances mystérieuses ont conduits jusqu’au mariage ?

Il fut pris comme les autres, il répondit. Alors commença entre eux un marivaudage singulier de politique et de galanteries mêlées. Les mots d’amour étaient remplacés par des noms de peuples ; et, de place en place, elle jetait habilement sur ses conseils et sur ses raisonnements un léger voile de tendresse.

Lui, nature méridionale, assez facile à l’exaltation, peu habitué d’ailleurs jusque-là aux succès où sa personne physique jouait un rôle, fut ému, séduit peu à peu par cet échange continu de lettres avec une femme qu’il supposait naturellement jolie, qu’il voyait exceptionnellement intelligente, et qu’il avait conquise de loin par la seule puissance de son talent.

Il voulut la voir ; elle refusa. Cette résistance exaspéra son désir. Elle lui confessa qu’elle n’était pas jolie, et plus jeune déjà. Il fut ennuyé de cet aveu ; il insista cependant, et chaque semaine il recevait une longue lettre semblable à un rapport d’ambassadeur, avec des réflexions sages et des aperçus très subtils sur la situation de l’Europe.

Parfois, dans ses discours à la Chambre, dans ses allocutions en province, dans ses toasts aux banquets publics, il répétait textuellement des pages entières de sa correspondante anonyme ; et il s’étonnait souvent lui-même du succès qu’obtenait cette prose élégante et claire.

Ces jours-là les journaux proclamaient qu’il s’était surpassé. Le cœur pris, l’esprit enveloppé, l’intelligence séduite, il déclara enfin à son inconnue qu’il romprait toutes relations si elle ne consentait point à devenir son amie visible.

Elle le sentit mûr pour le cueillir. Elle consentit et lui assigna un rendez-vous.

Depuis longtemps déjà elle avait joué, meublé, préparé le petit appartement qui devait servir à ces entrevues.

Il y vint, le cœur battant ; et, quand il entra, un peu essoufflé, car il était assez gros, il trouva devant lui une femme aux traits un peu durs, mais aimable, à l’œil large, vêtue en Parisienne qui désire plaire, émue aussi et les deux mains ouvertes, et qui disait : « Venez donc, mon ami, qu’on vous aime enfin de près ».

Et, tout d’un coup, ils se mirent à parler politique. Ils n’étaient point d’accord sur certains points, ils s’expliquèrent, s’animant, se querellant presque, et s’attachant mystérieusement l’un à l’autre par mille liens ténus de l’esprit.

Ils se quittèrent ; se revirent ; s’aimèrent d’une tendresse faite de raison, d’équilibre moral et européen, de géographie et d’accordances intellectuelles. Elle fut sa maîtresse cependant ; mais si peu !

Et cela dure encore. Et grâce à cette ruse singulière qu’ont les femmes, à ce génie de la dissimulation, le secret de leurs relations n’a point été complètement saisi.

Parfois, un journal annonce qu’on l’a reconnu, lui, l’homme d’État qui ne peut sortir sans recevoir au visage tous les regards de la foule, qu’on l’a reconnu dans l’obscurité profonde d’une loge au théâtre, et qu’une femme l’accompagnait. Mais quelle femme ? On cherche ; on jase, on nomme des actrices ; on soupçonne des grandes dames ; on désigne même des danseuses ! Non point : c’est elle, la politicienne mûre, l’amie grave, la conseillère de tous les jours. Car chaque matin maintenant, il reçoit une lettre d’elle, une lettre où sont analysés, pesés, calculés tous les événements accomplis ou possibles !

Pour prouver sa puissance, elle a fait même un coup de maître. Elle l’a enlevé ; elle l’a enlevé comme jadis les gentilshommes enlevaient au couvent les jeunes filles ; et ils ont disparu, cachés quelque part dans cette Europe qui occupe toutes leurs pensées, qui remplace pour eux l’amour. Qu’ont-ils faits ? Où ont-ils été ? Nul ne le sait au juste. Les reporters fourbus sont revenus à leurs rédactions, sans nouvelles. Les hommes d’État se sont creusé la tête. Le mystère n’a point été percé.

Où vont les amoureux qui s’enfuient ? Toujours vers la patrie poétique, la patrie radieuse de Roméo et de Juliette ! Où pouvaient-ils aller, eux ?

Où ils pouvaient aller ? N’est-ce pas indubitablement vers la nation brumeuse et menaçante, vers la terre aux secrets politiques, aux éternels problèmes, la terre où médite celui qu’on appelle le chancelier de fer !

Galanterie sacrée
(Gil Blas, 17 novembre 1881)

Les femmes aujourd’hui aiment la robe du moine. Le moine a toujours aimé la robe des femmes, en tout bien tout honneur.

La galanterie française est morte, dit-on. Les hommes ne s’occupent plus des femmes, on ne cause plus, on ne sait plus marivauder ! Allez voir dans les parloirs des couvents, dans les longs parloirs à cellules vitrées, mystérieuses et sombres, si l’on ne sait plus marivauder.

La politique, les affaires, la Bourse, toutes les préoccupations de la vie pratique ont pris les hommes, les hommes en culottes. Alors, lentement, au nom de la religion du Christ mort de tendresse, les hommes en soutane blanche ont recueilli l’amour des femmes. Ils s’occupent d’elles, consolent leurs tristesses, apaisent les élans tumultueux de leurs cœurs affamés d’inconnu, bercent avec les grands mots vides, les creuses théories, les phrases mélodieuses, avec toute cette puérile philosophie de confessionnal les pauvres petites âmes des femmes, troublées, voletantes, cherchant un point d’appui.

La femme aime la robe du moine ! Elle l’aime parce qu’il y a dans cet amour une vague odeur de sacrilège, de profanation, parce qu’elle joue là son rôle biblique de serpent, de tentatrice, parce qu’elle a pour mission, pour devoir, de se faire aimer par l’homme, quel que soit cet homme ; parce que son triomphe de séductrice grandit avec la difficulté de la conquête. Mais pour être aimé, le moine s’est fait aimable, mondain, séduisant.

Aucun Lauzun, aucun Richelieu n’a récolté plus ample moisson de cœurs que ces prédicateurs en vogue qui apparaissent soudain comme des comètes, disparaissent de même, et dont les noms sont répétés, chuchotés, murmurés, occupent toutes les causeries des réceptions de cinq heures, sortent doucement des bouches féminines dans les demi-ténèbres du jour tombant, avant que les lampes ne soient venues.

On le choisit avec soin dans le troupeau des néophytes, celui qui doit capter les femmes. Il est nécessaire qu’il soit beau, qu’il ait les yeux grands, le geste large, du charme, de l’onction. On le prépare à son rôle dans le silence du monastère, puis on l’essaye modestement en quelque petite église de Paris.

Il commence sa mission, expérimente son pouvoir. C’est aux femmes qu’il s’adresse ; il parle à leur sentiment, et, s’il a la vocation qu’il faut, elles répondent tout de suite à son appel secret. Des jeunes filles, des bourgeoises accourent réclamer sa direction, deviennent ses amies, ses petites amies. On commence à le venir voir au couvent, dans les cases vitrées du parloir ; lui-même se rend à domicile. De mystérieux complots ont lieu, dont il est l’âme, pour ramener à Dieu le cœur égaré de quelque petite camarade. L’amie dévouée ménage des entrevues avec ce convertisseur juré, en arrière du père de famille libre-penseur ; et alors ce sont des après-midi délicieuses, des réunions hebdomadaires, où l’on parle de tout, et où le nom du Christ revient sans cesse. Le révérend père, chargé des pouvoirs du ciel, agit comme pour lui-même, recrute les fiancées de Dieu, exerce en son nom une sorte de droit de jambage moral, fait pour le mieux, enfin.

Mais il faut un prétexte à ces entrevues multipliées. Le prétexte, toujours le même, est bientôt trouvé. Toute fillette ayant reçu une éducation soignée a pris des leçons de dessin. On fait le portrait du père. C’est d’abord un modeste crayon, un essai. Mais il se prête si complaisamment à poser ! Il est si bien, si beau en sa longue robe tombante !

On en fera par la suite, allez, des portraits de lui, à la douzaine, à la centaine. Elles en feront toutes, toutes celles qui auront le bonheur de manier le fusain, le pinceau, le crayon, l’ébauchoir. Et toujours, avec la même complaisance il posera, patient, majestueux, superbe, dans les salons, les boudoirs, les ateliers ! Il posera tous les jours, chez dix pénitentes diverses, gardant le secret de cette multiplication de son image, suivant ses moyens obscurs, livrant sa tête, sa tête reproduite de toutes Les façons, pour accomplir les voies de Dieu.

Il ne fait encore que débuter, mais il débute en maître. Pour aider l’artiste, il lui donne sa photographie. Une d’abord, puis dieux, puis trois, puis dix. C’est une invraisemblable orgie de collodion répandu, une débauche de clichés. Le voici debout, assis, de face, de profil, de trois quarts ; et toujours avec son air inspiré, son air d’apôtre, avec la grande robe blanche et le camail noir ! Songez donc qu’il lui faut autant de poses qu’il y a de portraits commencés ; mais il est habile, généreux, il donne à chacune toutes les épreuves qu’on a tirées de lui. Et c’est encore un moyen de prendre le cœur, d’être toujours présent, toujours maître.

Ne rirez-vous pas un jour, madame, quand, cette grande passion finie, vous retrouverez dans un tiroir cinquante figures diverses du révérend père qui vous a initiée aux joies du ciel ?

On le consulte à tout moment.

Il reçoit des lettres de ce ton :

« Mon père, je souffre ; la banalité de la vie m’oppresse ; les lourdes réalités m’accablent. Il me semble que je me sens des envies de partir, de monter, je ne où, vers un idéal inconnu, l’idéal du rêve, etc. » Cela raconté en quatre pages.

Il y répond dans ce goût :

« L’idéal ! L’idéal ! C’est le cri de toute âme, la soif inextinguible, l’éternelle aspiration ! Où est l’idéal, dites-vous ? Il est en Dieu ! Il est en vous ! Votre appel désespéré, l’élan furieux de votre cœur vers lui… c’est de l’idéal, cela, ma fille. L’idéal ! Il est dans l’infini que nous percevons sans le bien comprendre. Quand nous serons nous-mêmes mêlés à l’infini, c’est-à-dire à Dieu, nous jouirons pleinement de l’idéal ! Tout existe, sauf le néant ! L’idéal existe, puisque nous en avons l’obscure conscience ! Le néant n’existe pas, puisque l’existence d’un seul être en constitue l’éclatante négation.

« Hors de là vous vous débattez dans le vide, les bras ouverts, le cœur altéré, haletante.

« Vous semblez un pigeon voyageur dont la route est perdue. Vous montez parfois jusqu’aux hauteurs du ciel pour retomber épuisée sur le sol. C’est à moi qu’il appartient de tendre la main dans la direction du salut. La voici, ma fille.

« Adieu, à bientôt. Vous savez qu’il y a dans mon cœur des souvenirs et d’ardentes prières pour vous. »

Et le papier, tout simple, à deux sous le cahier, est parfumé comme un lit de courtisane.

Sa réputation grandit. Il devient le Père à la mode, le Père des élégantes, le Père dont en ne doit jamais manquer les conférences.

Il n’a plus une heure à lui. Il est aimé aux quatre coins de Paris : et ce flot d’amour qui monte vers lui l’enveloppe, le laisse souriant, flatté, marivaudant toujours, effleuré sans doute par d’autres désirs, torturé peut-être, mais n’y cédant pas.

Il est l’apôtre des femmes, l’apôtre frotté de lubin, l’apôtre à la rose, l’apôtre à la bure délicate, odorante, souple comme du cachemire, aux mains fines, aux doigts caressants, à la peau soignée. Et si le ciel, parfois, gagne à ses conversions, l’enfer, à coup sûr, n’y perd jamais.

Il a des baumes pour toutes les plaies. Sur tous les détraquements cérébraux, il verse, sa métaphysique nuageuse, souple, suivant les cas, mais frénétiquement idéaliste.

C’est alors que le même désir, pareil à une épidémie, s’empare de toutes ses clientes, qu’elles veulent faire son portrait à l’huile, à l’aquarelle, au fusain, à la sépia, son buste, son médaillon. C’est alors qu’en grand secret il pose en même temps pour vingt artistes enjuponnés, et qu’il inonde Paris d’un fleuve de photographies.

Mais des bruits vagues circulent. Une jeune fille, dit-on, s’est jetée à l’eau par amour pour lui, car il est inflexible aux tendresses vraiment charnelles. Il domine la femme, se laisse aimer, mais demeure inabordable aux baisers.

Cependant, c’est une fièvre autour de lui, une fièvre passionnée, générale. Les supérieurs enfin s’inquiètent Il ne faut pas qu’un scandale arrive ; et soudain, il disparaît ; il rentre dans l’ombre, caché parfois dans un cloître lointain, parfois simplement relégué en la cellule de son couvent.

Alors un autre lui succède, déjà mûr pour recueillir cet héritage d’amour, pour conduire vers les paradis de convention le troupeau charmant des Parisiennes.

Un dilemme
(Le Gaulois, 22 novembre 1881)

Voici M. Sardou qui reprend l’éternelle question du divorce. Un homme a épousé une femme qu’il croyait honnête. Elle le trompe. Il la chasse. Alors elle va traînant son nom d’infamie en infamie. La cause est belle à plaider ; elle est, de plus, infiniment respectable et juste. Mais elle devrait, à mon avis, être prise d’un peu plus haut.

Quelle est la raison constante qui brise les unions et fait réclamer le divorce ? L’adultère, n’est-ce pas ! Chercher remède à l’effet produit, au lieu de chercher le remède avant que l’effet se produise, ne me paraît pas la preuve d’une absolue logique. Mais voilà : le divorce est un moyen tout indiqué, tandis qu’on ne prévoit guère celui qu’il faudrait employer pour empêcher l’adultère.

Je n’ai point la prétention d’indiquer des procédés pour obtenir dans les ménages une fidélité constante ; je me contenterai de constater que cette fidélité, dans l’état actuel de notre monde, est anormale.

Je voudrais bien cependant ne point dire des choses qui paraîtront immorales ! Mais les idées reçues sur ce point sont tellement enracinées qu’on n’y peut guère.toucher sans faire hurler, et tellement fausses que pas une ne peut résister à un examen sérieux.

Considérons dans notre société, telle qu’elle existe, ce qu’on appelle les « ménages » ; j’entends les ménages mondains. Le mariage a lié deux êtres qui se sont promis fidélité par un serment tout aussi sérieux que les serments politiques ; et les voilà partis, côte à côte, dans le monde. Il est admis, parfaitement admis par tous que la femme seule est tenue rigoureusement à ses devoirs. Quant à l’homme, il serait considéré comme un niais s’il ne continuait pas, après le mariage comme avant, son rôle d’homme galant. Il ne cesse point pour cela d’être considéré comme un galant homme.

Je signale seulement, après dix raille autres, cette odieuse anomalie.

Observons donc seulement la femme, qui, de l’avis de tous, doit rester fidèle à l’époux.

Demeure-t-elle fidèle en réalité ? Vais-je être lapidé si je réponds : « Non » en général. Pardon, mesdames !

Avouez-le, messieurs, dans le monde l’adultère, d’un côté comme de l’autre, est la règle presque constante, et la fidélité l’exception. Les hommes auraient tort de s’en plaindre. Les maris seuls ont le droit de réclamer, mais ils commencent presque toujours. Tant pis pour eux !

Comment d’ailleurs en serait-il autrement ?

Les jeunes filles, chez nous, en grande majorité, sont élevées loin de tout plaisir, sévèrement, chastement, SAINTEMENT, comme dit Mlle Valtesse, dont je partage tout à fait les idées sur l’éducation de la future compagne de l’homme. On les remet, en général, immaculées à l’heureux époux. Le contraire est assurément très rare.

Jusqu’ici tout va bien ; car, ainsi que l’a proclamé fort galamment l’immortel Ponsard, en termes plus délicats que je ne pourrais le faire :

Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage

Vécût avec un homme avant le mariage !

Le mariage est pour elle l’émancipation. Je ne sais qui en a donné cette définition très spirituelle : « une femme de plus, un homme de moins. » — L’homme est-il de moins ? J’en doute. Mais assurément la femme est de plus. Elle entre en circulation, comme on dit dans le commerce.

Elle entre en circulation, et l’expression est juste à tous égards. Avant, elle ne sortait pas, n’allait pas au bal, au spectacle, ne dansait point, ne recevait point les hommages, les admirations des hommes. Elle vivait en recluse enfin. La coquetterie lui demeurait interdite.

La voici mariée, c’est-à-dire lâchée dans les salons. Et maintenant, d’après nos lois, nos usages, nos règles, il lui est permis d’être coquette, élégante, entourée, adulée, aimée. Elle est femme du monde. Elle est Parisienne. C’est-à-dire qu’elle doit être la séductrice, la charmeuse, la mangeuse de cœurs ; que son rôle, son seul rôle, sa seule ambition de mondaine doit consister à plaire, à être jolie, adorable, enviée des femmes, idolâtrée des hommes, de tous les hommes !

Est-ce vrai, cela ? N’est-ce pas le devoir d’une femme de nous troubler ? Tous les artifices de la toilette, toutes les ruses de la beauté, toutes les habiletés de la mode, ne les considérons-nous pas comme légitimes ? Que dirions-nous d’une Parisienne qui ne chercherait point à être la plus belle, la plus adorée ? Ne sommes-nous pas fiers d’elles, même sans être leurs maris ? Nous vantons leurs toilettes, nous célébrons leur grâce, nous louons leur coquetterie !

Et vous prétendez, moralistes stupides, que tous ces frais soient dépensés en pure perte. Vous voulez que ces femmes donnent tous leurs soins, toute leur intelligence, tous leurs efforts à l’art de plaire, et cela pour rien ? Vous voulez qu’elles nous affolent d’amour sans jamais perdre leur sang-froid, sans jamais céder à nos obsessions, sans jamais tomber dans nos bras désespérément tendus ? Mais, brutes que vous êtes, ô prêcheurs de fidélité matrimoniale, alors il faut supprimer du monde la Parisienne telle que l’a faite la civilisation, et n’admettre que la femme du foyer, la femme toujours occupée des soins du ménage, toujours chez elle à laver les enfants, à compter le linge, et simplement vêtue et modeste comme une oie.

Ce serait plaisant, assurément, une société qui n’aurait point d’autres femmes !

Sortez de ce dilemme : la femme du monde a-t-elle, selon nos idées, reçu pour mission de plaire aux hommes ? Alors on ne peut prétendre qu’elle ne se brûle jamais à ce feu qu’elle allume sans cesse.

A-t-elle pour mission la popote et le foyer ? Alors ne l’encouragez pas à la coquetterie, qui fait tout le charme des salons.

Je n’emploierai point les arguments philosophiques pour établir que la plus exorbitante de nos prétentions est celle de posséder une femme à soi tout seul.

On pourrait cependant raisonner ainsi, non sans justesse :

Le droit exclusif de propriété exercé sur un être égal à nous constitue une sorte d’esclavage, détruit en partie le libre arbitre de cet être, attente en tout cas d’une façon flagrante à l’intégrité de sa liberté. Or, si j’en crois Mlle Louise Michel et nos immortels principes, la liberté est le premier des biens, le plus sacré, le plus inviolable, etc. Je passe.

Un autre argument me touche infiniment plus. Il vient de loin et n’en est pas moins bon.

Je respecte le code Napoléon, qui cependant ne le mérite guère en beaucoup d’endroits ; mais il est un autre code, non dépourvu également de sagesse, que nous a conservé un certain André le Chapelain dont bien peu de gens gardent aujourd’hui le souvenir.

Ce code a pour titre le « Code d’amour ». Il date du XIIe siècle. Il fait donc partie par son âge de ce qu’on appelle la tradition. Il appartient à la sagesse des nations.

J’y cueille ceci :

Quelqu’un — un époux peut-être — ayant posé cette question : « L’amour peut-il exister entre gens mariés ? », voici le jugement que rendit la comtesse de Champagne :

« Nous disons et assurons par la teneur des présentes que l’amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes mariées. En effet, les amants s’accordent tout mutuellement et gratuitement, sans être contraints par aucun motif de nécessité, tandis que les époux sont tenus par devoir de subir réciproquement leurs volontés et de ne se refuser rien les uns aux autres…

Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence et d’après J’avis d’un grand nombre d’autres dames, soit pour vous d’une vérité constante et irréfragable.

Ainsi jugé l’an 1174, le troisième jour des calendes de mai. Indiction VII. »

Et vraiment, la main sur le cœur, n’a-t-elle pas un peu raison cette femme ? N’est-il pas aussi d’une vérité constante et irréfragable qu’on ne fait volontiers et bien que ce qu’on n’est point forcé de faire ? Le mariage ne peut-il pas être classé dans la catégorie des travaux forcés ? Mais alors ?… Alors, je n’ai plus rien à ajouter, laissant chacun tirer les conclusions qu’il voudra.

Cependant je dirai encore quelques mots. La lune de miel passée, l’amour dans le mariage devient presque toujours impossible, n’est-ce pas ? En tout cas, il est rare, bien rare. Mais l’amour en dehors du mariage est un crime, suivant la loi. Alors il faut renoncer à l’amour, que la nature bien souvent conseille encore, ou bien commettre une faute que condamne la morale humaine. Que faire ? Désobéir à la nature ou à la loi ? Ne se point marier, direz-vous ?… C’est bon pour l’homme ; mais la femme, dans ce cas, se trouve en dehors des conventions sociales, est mise à l’index par la société.

Une seule solution reste encore. Celle que conseille l’infâme hypocrisie : sauver les apparences.

Cela ne me satisfait pas, et je voudrais avoir sur ce point l’avis d’une femme, d’une femme sincère et sans trop de préjugés.

Si j’osais, je demanderai l’opinion de Mlle Hubertine Auclert.

A Figaro
(Gil Blas, 24 novembre 1881)

C’est à toi, barbier, que je m’adresse.

Tu vieillis donc, raseur illustre, et tes clients te trouvent la main lourde ! Se seraient-ils plaints d’être trop rasés, ou mal rasés ? Auraient-ils menacé de quitter ta maison pour aller se faire barbifier chez le merlan voisin par des mains plus agiles et plus jeunes ? Tes antiques et solennels raseurs ont donc perdu la confiance de ce que tu appelles élégamment le high life ? S’il n’en est point ainsi, pourquoi cet écriteau pendu depuis trois jours devant ta porte : « On demande des apprentis qui seront payés à l’égal du patron ? »

En d’autres termes, en termes moins imagés, le Figaro demande du renfort. Voilà une nouvelle qui ne nous surprend pas, mais qui étonnera bien des gens.

Il est tout naturel, d’ailleurs, qu’un journal aussi parisien que le Figaro cherche à renouveler ses cadres : la façon dont il s’y prend est plus anormale, et le boniment destiné à engluer les rédacteurs nouveaux me paraît être un chef-d’œuvre de malice. C’est donc plein d’une admiration sincère pour ce morceau que je vais chercher à en découvrir les intentions secrètes.

Je note l’aveu du début : « Nous n’apprendrons certainement rien à nos lecteurs en leur avouant que la politique a un peu trop envahi le Figaro ; et nous leur ferons probablement plaisir en leur annonçant que nous sommes décidés à donner une plus grande place à la littérature et à la fantaisie. »

Donc la politique endormait tes lecteurs, ô Figaro, et une inquiétude t’a saisi. Alors tu as pensé à la littérature qui ne s’y attendait guère. Merci pour elle, maître.

Je continue à citer :

« D’autre part, nous avons la prétention de rendre au besoin inutile pour notre public la lecture d’un autre journal que le Figaro. »

Ah-ah ! On se met donc à en lire d’autres dans le high life !

Mais, voici le filet qui se tend, écoutez :

« Les auteurs ne manquent pas sur le pavé de Paris, et, sans compter nos excellents collaborateurs, nous connaissions mainte porte où frapper pour obtenir ce que nous voulions. Mais, d’une part, les démarches personnelles que nous pourrions faire sont forcément limitées, et, d’autre part, on ne sait peut-être pas suffisamment dans le monde des lettres que les portes du Figaro sont toutes grandes ouvertes, que l’esprit de coterie et d’exclusion y est complètement inconnu, et qu’enfin les successeurs de M. de Villemessant entendent rester fidèles aux traditions d’hospitalité envers les nouveaux venus qui ont toujours existé dans cette maison. »

Suivent les conditions d’un concours de chroniqueurs, cotés ou non cotés.

Parfait ! Mais je commence par protester. Les auteurs ne sont pas tant que ça sur le pavé, barbier, et j’espère qu’ils te le feront voir, ta plume a souvent des écarts.

Ainsi Paris est plein d’auteurs de talent que Figaro connaît, qu’il voudrait bien avoir dans ses rangs, mais qu’il n’ose solliciter. Pourquoi ? On dira : « Il se trouve peut-être parmi les inconnus des chroniqueurs de grand mérite. Un concours peut les mettre en lumière et ouvrir les portes du journalisme à de jeunes écrivains vraiment remarquables. »

Ce n’est pas là ton calcul, barbier malin. Comme tous les autres journaux de Paris, tu reçois chaque jour des ballots de manuscrits. Si tu les lis, tu sais ce qu’ils valent. Si tu ne les lis pas, tu demeures inexcusable. Mais tu les lis. Ton concours ne fera point jaillir un chroniqueur de génie ; et tu le sais. Les mêmes ignorés doubleront leurs envois ; les concierges, les cochers de fiacre, les garçons épiciers, les calicots, les sergents de ville voudront bien concourir pour décrocher la timbale ; tu seras inondé de papier noirci, de prose équivalente à celle dont tes lecteurs ne veulent plus. Mais tu t’es dit ceci : « En dehors de M. Albert Wolff, qui est et demeure un des plus spirituels journalistes de notre époque, je n’ai personne, personne. Or, voici que des journaux voisins ont trouvé et su garder tout un bataillon de chroniqueurs qui ont du talent, des succès, qui font augmenter la vente ; si je pouvais en souffler deux ou trois à mes confrères, je n’en serais point fâché. »

Comme ces gens se trouvent bien dans les journaux qui les ont amicalement accueillis, comme ils gagnent de l’argent et comme ils sont retenus par des traités, tu as imaginé le coup du concours avec un prix de cinq cents francs. Ne voilà-t-il pas la ficelle, madré racoleur ?

Maintenant, c’est à vous, mes confrères, que je m’adresse. Puisque le Figaro connaît vos portes, que n’y va-t-il frapper ? S’il venait vous dire : « Monsieur, je vous apprécie. Je vous offre un traité d’un an dans les conditions suivantes… » — alors— moi, je vous crierais : « Acceptez ! Le Figaro reste encore le plus journaux ; sa publicité est la meilleure, etc., etc. »

Mais le procédé qu’il emploie aujourd’hui me paraît outrageusement attentatoire à la dignité des hommes de lettres, infiniment injurieux pour eux, et humiliant aussi. Je proteste. Il connaît vos noms et vos demeures dit-il, et il se contente de mettre cinq cents francs au bout d’un bâton, en criant : « Au plus souple ! » — Et vous allez sauter, caniches. Vous allez vous mettre sur les rangs avec toute la bohème des lettres, avec tous les écrivailleurs d’occasion, tous les ratés, tous les bâtards de la plume qui courent le monde.

Et puis, ce n’est pas tout. Relisez le boniment qui vous invite au concours. — Quant à moi.

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.

« On ne sait pas suffisamment dans le monde des lettres que les portes du Figaro sont toutes grandes ouvertes, que l’esprit de coterie et d’exclusion y est complètement inconnu. »

— Non, on ne le sait pas suffisamment. Et l’on connaît trop, par surcroît, les habitudes du lieu.

Oui, les portes sont ouvertes, toujours grandes ouvertes, car on vous invite à sortir avec autant de bonne grâce qu’on vous avait prié d’entrer, nous le savons. C’est une maison où l’on passe (sans allusions malhonnêtes), ce n’est point une maison où l’on reste.

Le Figaro manque de rédacteurs ? Que n’a-t-il su garder About, que n’a-t-il su garder Sarcey, que n’a-t-il su garder Vallès, Rochefort, Zola, Lockroy, Montjoyeux, Scholl, Chapron et bien d’autres qui ont traversé ses colonnes et qui sont aujourd’hui les maîtres du journalisme français !

About, Montjoyeux, Schon et Chapron n’avaient-ils pas d’esprit pour la boutique du barbier ?

Quand un journal laisse partir de tels rédacteurs, tant pis pour lui ! Cela indique que l’on n’y peut rester, « bien que l’esprit de coterie et d’exclusion y soit complètement inconnu ».

Albert Wolff lui-même, la colonne de l’édifice, n’a-t-il pas été plusieurs fois contraint de l’abandonner ?

Et nunc erudimini.


A toi, barbier. Tu dis : « Ici est intervenu le vieux démon du Figaro qui nous a soufflé à l’oreille que, depuis longtemps, nous n’avions rien fait pour chatouiller l’épiderme de la curiosité publique… »

Oh ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites

Que j’aime ce « vieux démon qui t’a soufflé à l’oreille !.. » Et : « chatouillé l’épiderme de la curiosité publique ! »

On se sent à ces mots jusques au fond de l’âme

Couler je ne sais quoi qui fait que l’on se pâme. […]

Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse !

Et tu ajoutes, farceur… « pour donner à nos ennemis un prétexte à nous attaquer ». Parbleu ! Ainsi qu’on donne aux gendarmes un prétexte à monter à cheval, comme tu l’as prévu, matois !

Arrivons au concours.

Donc tu crois que tous les écrivains connus, tous les écrivains de réputation, tous les écrivains de valoir, abdiquant toute fierté légitime, toute dignité littéraire, vont se jeter éperdument sur leur plume, confectionner un morceau quelconque de quatre à cinq cents lignes, et le faire porter incontinent rue Drouot pour être soumis au Jury d’honneur de lettres qui va siéger dans ton logis !

Or, parlons-en, du jury d’honneur.

La plus belle fille du monde (c’est connu) ne peut donner que ce qu’elle a. Le Figaro non plus.

Nous allons donc lire quelque jour la composition de ce tribunal : Président M. Saint-Genest ; membre, M. Ignotus ; secrétaire, M. Prével. — V’lan !

M. Saint-Genest est, parait-il, un charmant homme, mais il n’est pas un écrivain. Devant la gueule d’un canon ou devant celle des lions à qui l’on jetait les martyrs chrétiens, au pied de la guillotine ou du gibet, en face des plus affreux engins de torture, bravant lés supplices et la mort, je ne cesserai point de proclamer cette vérité : M. Saint-Genest n’est pas un écrivain.

Mon opinion reste exactement la même touchant M. Ignotus et M. Prével.

Et je t’enverrais de la COPIE ! Mais c’est grave, cela ! Songez donc ; si j’étais rejeté par ce tribunal, quelle dérision ! Et si j’étais couronné, quelle humiliation !

Ce n’est pas tout encore. Tu dis : « L’article primé sera payé cinq cents francs ! » Bigre ! C’est beau cela : et je te parierais Armand Silvestre contre Saint-Genest (avec la certitude de ne pas perdre, sans quoi je ne ferais point cette folie) qu’il y a déjà sous les toits de Paris plus de six cents chroniques paraphées à ton adresse. Cinq cents francs ! ! ! Oh ! — Mais réfléchissons un peu. Je voudrais savoir si M. Wolff, par exemple, est payé par toi cinq cents francs l’article ? Si oui, comment cet écrivain accepterait-il l’égalité avec le premier venu ? Si non, à plus forte raison, comment supporterait-il L’infériorité où tu le placerais ? Diable, cela est compliqué. Je vais relire ton prospectus. Tiens, parbleu, je trouve ceci : « L’article ne devra jamais dépasser un maximum de quatre à cinq cents lignes. » — Cinq cents lignes ! Miséricorde ! Un vrai roman ! Je m’explique alors ; tu en veux pour ton argent. Car enfin, tout journal qui se respecte paye aujourd’hui deux cents à deux cent cinquante francs une chronique de cent cinquante à deux cent cinquante lignes signée d’un nom en vedette. — Alors, où est la différence ? — Financier, va !

Styliana
(Le Gaulois, 29 novembre 1881)

M. JOURDAIN

Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?


LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE

De la prose.


M. JOURDAIN

Quoi ! Quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?


LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE

Oui, monsieur.

C’est de la prose, en effet. Tout le monde, assurément, écrit et parle en prose, puisque, d’après le maître de philosophie de M. Jourdain, il n’y a que prose et vers.

Cependant, je serais bien près de penser tout autrement, et d’établir des distinctions infiniment plus subtiles que ne le faisait Molière. Ainsi, je ne démordrai jamais de ceci : que tous les discours politiques prononcés à la Chambre sont uniformément rédigés en charabia, et que les journaux, les trois quarts du temps, sont écrits en petit nègre, seule langue à la portée des foules. Donc, en générai : ni prose ni vers ; autour de nous tout est charabia et petit nègre. Est-il utile de le prouver ?

Oui, sans doute, car tout homme qui sait remuer suffisamment sa langue pour demander une côtelette dans une gargote, ou pour s’informer comment se portent la « dame » et les « demoiselles » de son ami, nourrit la prétention outrageante et fantastique de parler français.

Quiconque est capable de griffonner une lettre pousse la vanité jusqu’à s’imaginer qu’il a du style. Tout reporter se croit homme de lettres, et tout concierge, lisant l’œuvre d’un écrivain, s’érige en juge, déclare le livre bien ou mal écrit, selon qu’il correspond plus ou moins à la plate bêtise de son esprit.

Qu’est-ce donc que le style ? dira-t-on. Au fond je n’en sais trop rien ; et je serais tenté de répondre encore à la façon de Molière : — « Pourquoi l’opium fait-il dormir ? — Quia habet virtutem dormitivam. » De même du style, malgré l’outrecuidance des grammairiens et professeurs qui nous enseignent les règles du bien écrire et qui prosifient eux-mêmes à la façon des cuisinières.

Or, ces jours derniers, une petite discussion sur ce sujet, ouverte dans un grand journal du matin, m’a paru fort instructive. Un ménage qui s’intitulait bas-breton, mais que j’appellerais plus volontiers bas-bleu, écrivit à M. Francisque Sarcey pour lui demander son avis sur le sens d’une phrase d’Alphonse Daudet. Après avoir bien flairé l’alinéa comme on flaire un poisson de fraîcheur douteuse, désarticulé la construction, grammaire en main, pesé chaque mot, etc., ledit ménage éprouva le il besoin de soumettre le cas à un juge compétent et choisit M. Sarcey. L’éminent critique répondit en invoquant les privilèges du style moderne, qui ne ressemble plus à son frère classique ; le ménage riposta ; la querelle n’est pas finie.

M. Sarcey terminait son dernier article à peu près par ces mots : « Comme ces questions sont plus intéressantes que les vaines querelles politiques et que toutes les inutiles discussions qui nous passionnent ! »

Je me garderai bien de nier que ces questions soient intéressantes ; mais je les juge tout aussi vaines et tout aussi inutiles que les insupportables querelles politiques dont sont encombrés les journaux.

Pourquoi ?

Parce qu’on n’apprendra jamais aux Français à parler, ni à écrire leur langue ! Parce qu’ils lisent chaque jour la prose stupéfiante dont les journaux sont pleins, et qu’ils la savourent avec délices ; parce qu’ils considèrent M. Thiers comme un grand écrivain, et M. Manuel, auteur des Ouvriers, comme un poète !

J’entendais dernièrement un homme de lettres de vraie race définir le style à peu près ainsi : « Une chose qui blesse le public, qui indigne le plus souvent les critiques, et qui révolte l’Académie. » Il ajoutait : « Le style, c’est la vérité, la variété et l’abondance de l’image ; le choix infaillible de l’épithète unique et caractéristique ; la justesse absolue du mot pour signifier la chose ; la concordance rythmique de la phrase avec l’idée. »

Il disait encore : « La phrase doit être souple comme un clown, cabrioler en avant, en arrière, en l’air, de toutes les façons ; ne jamais faire deux culbutes pareilles, étonner sans cesse par la variété de ses poses et la multiplicité de ses allures. »

Il disait aussi : « L’idée est l’âme du mot ; le mot, le corps de l’idée ; la phrase forme l’harmonie de cette âme et de ce corps. »

Le lendemain même, j’ouvrais par hasard un volume de M. Thiers et je lisais ceci :

« La terre était si couverte de neige qu’on ne voyait nulle part le sol… le combat dura huit heures ; et, le soir, six mille ennemis mordaient la poussière. » — Justesse de l’image !

Puis voici que, par hasard, j’ouvris, quelques jours après, l’ouvrage de M. Troplong sur la propriété suivant le Code civil. La première phrase qui me frappa fut celle-ci.

« Au milieu de tant d’institutions qui tombent ou vieillissent, la propriété reste debout, assise sur la justice et forte par le droit. C’est même la propriété qui, d’accord avec la famille, tient aujourd’hui la société puissamment amarrée sur la surface mobile de la démocratie. »

Ô misère ! Lire cela ! Comme je voudrais connaître l’adresse du ménage bas-breton de M. Sarcey pour lui demander son avis !

— Bonjour, mon cher. Vous allez bien ?

— Merci. Pas mal, et vous ? Quel temps superbe !

— Oui, mais le fond de l’air est froid.

Qui n’a entendu vingt mille fois ce dialogue ?

Or, dites-le-moi, s’il vous plait, ce que c’est que le fond de l’air ? Je connais le fond d’un plat, le fond d’une bouteille, les fonds de culottes, le fond de ma bourse ; mais, malgré les efforts désespérés de mon imagination, je ne puis me représenter le fond de l’air !

Aussi, chaque fois que j’entends parler de ce fond invraisemblable, je reste rêveur et je regarde le vent comme on contemple ces gravures où il faut découvrir quelque visage dissimulé : « Cherchez le fond de l’air ! »

Je ne nie point que je ne sois désespérément nerveux et susceptible, mais ces choses m’irritent comme une fausse note, comme le bruit d’une scie sur la pierre, comme le grincement d’une lime. Et voici que je n’ose plus ouvrir un journal, sûr que je suis de lire, chaque matin, dans toutes les feuilles, à quelque nuance politique qu’elles appartiennent, la superlativement étonnante figure suivante :

« Nous sommes autorisés à annoncer que cette nouvelle n’a pas l’ombre d’un fondement. »"

Oh ! Messieurs les rédacteurs, que dites-vous là ?

De quel fondement une nouvelle pourrait-elle avoir l’ombre ? Et cette ombre même, dont vous parlez, ne l’avez-vous jamais vue ? L’ombre d’un fondement ! Stupéfaction ! Songez aussi à l’opinion que les dames anglaises pourraient avoir de nous, si elles pénétraient toutes les finesses de notre langue ! Ce fondement les ferait mourir de pudeur indignée bien que vous ne partiez que de l’ombre de cet objet !

Et voici une phrase d’ambassadeur illustre : « Tous ces bruits sont dénués de fondement ! »

D’où viennent-ils donc, ces-bruits, monsieur l’ambassadeur ? Je m’arrête, il n’est que temps. Mais, quand je songe que vous avez écrit cela sans y penser, et que votre ministre l’a lu sans rire, j’ai le droit de dire que vous employez l’un et l’autre un français de cabinet.

Quelle drôle de chose que jamais une comparaison ne marque son empreinte précise dans un esprit ! Un mot n’a donc, pour la plupart des gens, qu’une valeur relative ; il veut exprimer quelque chose, il est vrai, mais il n’éveille point brusquement une image nette et absolument exacte. On comprend à peu près le sens indiqué, on devine l’intention marquée, mais on ne voit donc pas la chose dite ? D’où vient cela ? Pourquoi ne perçoit-on point immédiatement la valeur d’une expression comme celle d’une pièce de monnaie ?

Je répondrai : pourquoi faut-il de longues études pour discerner une faïence de quarante mille francs d’une de quarante sous ; un plat hispano-mauresque à l’émail d’or, rayé, tout simple et royalement beau, d’un plat de Gien couvert d’ornements ?

Pourquoi faut-il des experts savants à la salle Drouot pour discerner péniblement un original d’une copie ?…

C’est pour la même raison que M. Jourdain, qui fait, sans le savoir, de la prose du matin au soir, n’est point juge, bien qu’il en pense, en ces questions de style si délicates, infiniment difficiles et éternellement controversées.


P.-S. Dans ma dernière chronique sur la difficulté de mettre d’accord les lois humaines et les lois naturelles, l’amour et le mariage, je demandais l’opinion de Mlle Hubertine Auclert sans espérer beaucoup une réponse.


Je reçois la lettre suivante :

« Monsieur,

dans votre article du 22 novembre, vous me proposez une question. Voici ma réponse :

Pour chasser le malheur et l’immoralité de la vie conjugale, il faut mettre les lois d’accord avec la nature, et les mœurs en harmonie avec l’honnêteté.

Je me réserve, d’ailleurs, de développer cette thèse, en continuant dans la Citoyenne mon étude sur le mariage.

Recevez, monsieur, mes empressées salutations.

Hubertine Auclert. »

Je suivrai avec intérêt les développements de Mlle Hubertine Auclert, et je m’efforcerai de profiter des occasions qu’elle me fournira de reprendre cette thèse avec elle.

Le duel
(Gil Blas, 8 décembre 1881)

« Au lieu de regarder un homme comme viril en proportion des attributs moraux véritablement humains qu’il possède, on mesure sa virilité sur un attribut que possèdent à un bien plus haut degré des animaux dont le nom est pour nous un terme de mépris. »

Le philosophe à qui je prends cette citation parle du courage. Il dit aussi :

« Le “diable de Tasmanie” mérite la plus profonde admiration ; il combat jusqu’au dernier souffle, et son dernier soupir est un grognement ; notre bull-dog aussi est admirable, bien qu’à un moindre degré. »

Les duellistes de nos jours ne poussent pas, il est vrai, l’acharnement à la lutte aussi loin que le « diable de Tasmanie », qui, « par sa structure et son intelligence et placé bien plus bas dans l’échelle animale que nos lions et nos bull-dogs ». Or n’ayant jamais vu un gentilhomme « friand de la lame » expirer sur le terrain, je ne puis dire si son dernier soupir correspond à celui du « diable de Tasmanie ».

Et voici encore une phrase du penseur anglais : « En prenant le sujet au point de vue le plus élevé, nous pouvons affirmer que l’homme ne peut commencer à sortir de la plus profonde barbarie que lorsque le devoir sacré de la vengeance du sang, qui constitue la religion du sauvage, commence à être moins sacré. »

Diable ! Il me semble que nous sommes en ce moment jusqu’au cou dans la plus profonde barbarie ; et le bois du Vésinet est une région infiniment plus sauvage que le centre de l’Afrique ou le bord des Amazones !

Car elle sévit d’une effroyable façon, la vengeance du sang (pardon, des gouttes de sang) qui constitue la religion des nègres et des Indiens. Et vraiment on ne sait quand prendra fin cette grotesque habitude d’aller se faire des piqûres à la main dans les environs de Paris, avec des baguettes d’acier pointues qu’on agite éperdument au bout du bras, tandis que, la face pâle, les yeux agrandis, les lèvres pincées, on fait involontairement à son adversaire d’épouvantables grimaces. Cependant le grand philosophe que j’ai cité prend peut-être la chose d’un peu haut. Au lieu du mot « barbarie », le mot « niaiserie » serait peut-être suffisant ; car, en somme, ce qui sévit aujourd’hui, c’est la « niaiserie du point d’honneur ».


Au temps où les hommes bardés de fer, hérissés d’armes, ne connaissaient d’autre loi que celle de la force, ce combat singulier était logique et nécessaire. Plus tard, il devint une élégance. L’épée alors faisait partie du costume ; et du moment qu’on la portait sans cesse à son côté, il était bien naturel de la tirer quelquefois. Or, cet usage même de porter ouvertement des armes dans la rue est assez caractéristique ; l’élégance du duel alors ne l’est pas moins. La vieille coutume sauvage de la lutte corps à corps ne pouvant être déracinée encore, et devenant inutile, se faisait précieuse pour n’être point odieuse. A mesure que le duel apparaissait aux hommes intelligents et sérieux comme une chose stupide et méprisable, les hommes galants et écervelés en faisaient de plus en plus une chose coquette et mondaine. C’était alors l’époque des adorables folies, de la raison bafouée, le dernier quart d’heure des gentilshommes.

Aujourd’hui, la loi seule porte une épée. Les chevaliers de noble race sont remplacés par ceux d’industries ; l’élégance est trépassée ; la galanterie n’existe plus. Il y a des sergents de ville dans les rues ; le port des armes est prohibé ; les tribunaux accueillent toutes les plaintes. Et voilà qu’on se bat plus que jamais. Pourquoi ?

Pourquoi ? Pour le point d’honneur, monsieur. Jadis où connaissait l’honneur. Aujourd’hui, il est enterré sous la Bourse ; on ne connaît plus que l’argent. La fréquence des duels tient beaucoup à cela.

Le duel est la sauvegarde des suspects. Les douteux, les véreux, les compromis essayent par là de se refaire une virginité d’occasion. Aussi n’est-on plus difficile aujourd’hui sur les antécédents d’un adversaire.

L’honneur ! Oh ! Pauvre vieux mot d’autrefois, quel pitre on a fait de toi !

Comme on te blanchit, comme on te lave, comme on te répare, comme on te retape, comme on te déclare satisfait après les rencontres à main armée de Robert Macaire et de Bertrand !

Eh bien ! Malgré toutes ces réparations d’honneur, tous ces honneurs lavés, sauvés et satisfaits au dire des témoins compétents, il ne s’en porte pas mieux, l’Honneur ! Mais ne parlons point des absents.

Le peuple anglais est un grand peuple, un vrai peuple, d’aplomb dans la vie, bien debout dans la réalité ; un peuple de gentlemen, de commerçants irréprochables, un peuple sain, fort et honorable. Il est de plus aujourd’hui un peuple de philosophes ; les plus hauts penseurs du siècle sont chez lui ; il est un peuple de progrès et un peuple de travailleurs.

Mais le gentilhomme anglais ne se bat pas. Je veux dire qu’il ne se bat pas en duel et qu’il tient ce genre d’exercice en grand mépris, jugeant la vie humaine respectable, utile au pays. Il est vrai que la vie humaine ne court pas grands risques dans les rencontres dont nous parlent chaque jour les journaux.

L’Anglais comprend autrement le courage. Il n’admet que le courage utile, soit à la patrie, soit à ses concitoyens. Il possède éminemment l’esprit pratique.

Chez nous, il existe une sorte de courant d’esprit fou, querelleur, léger, tourbillonnant vide et sonore, qui circule de la Madeleine à la Bastille et qu’on pourrait appeler l’Esprit des boulevards. Il se répand de là par toute la France. Il est à la raison et au véritable esprit ce que le phylloxera est à la vigne.

Or, le boulevardier fait loi. Un bon mot lui tient lieu de logique, la raillerie chez lui remplace ordinairement la compréhension, selon l’expression de Balzac ; il adore le dieu CHIC, conserve religieusement les préjugés, blague invariablement ce qu’il ignore, et son ignorance n’a d’égale que l’assurance de ses jugements. Le boulevardier respecte le duel, déclare qu’il fait partie de l’héritage national, se pose en champion du point d’honneur. On ne saurait croire comme le point d’honneur est chatouilleux dans certain monde !

Dans ce « certain monde » on n’entend parler que d’assauts, de provocations, de témoins échangés, de rencontres passées ou prochaines. Je me demande quelquefois avec inquiétude combien de « cadavres » ces gens doivent avoir dans leur existence pour qu’on en déterre si fréquemment derrière eux. Car enfin on ne se bat pas pour rien. Si l’on se bat, c’est qu’on a été insulté, et quand on est insulté, c’est, la moitié du temps, parce qu’on l’a mérité. Un homme irréprochable ne va pas souvent sur le pré, comme on dit.

J’excepte, bien entendu, les hommes qui ont un tempérament batailleur. La nature les a faits ainsi. Nous ne pouvons rien contre elle.

Reste à savoir si les gens doués d’un tempérament batailleur sont doués aussi des qualités qui font les hommes supérieurs. Cela est douteux. Ceux qu’on appelle les fines lames sont quelquefois de fins esprits, rarement ou jamais de grands esprits.

La raison en est bien simple. Quand un homme passe son existence dans le travail, il ne peut pas la passer en même temps dans les salles d’armes. Quand un homme porte en son cœur une éternelle préoccupation de science ou d’art, il ne s’inquiète guère des histoires de femme, de Bourse, de vanité, ou de politique personnelle, qui amènent chaque jour le transpercement d’un bras nouveau.

Il est encore un genre de duel devant lequel je m’incline, c’est le duel industriel ; le duel pour la réclame ; le duel entre journalistes.

Quand le tirage d’un journal commence à baisser, un des rédacteurs se dévoue et, dans un article virulent, insulte un confrère quelconque. L’autre réplique. Le public s’arrête comme devant une baraque de bateleurs. Et un duel a lieu, dont on parle dans les salons.

Ce procédé a cela d’excellent qu’il rendra de plus en plus inutile l’emploi de rédacteurs écrivant le français. Il suffira d’être fort aux armes. M. Veuillot, qui se servait mieux de sa plume que beaucoup d’autres, agissait tout autrement, il est vrai. Que voulez-vous ? Tout le monde n’a pas assez d’esprit pour laisser au visage de ses adversaires des traces ineffaçables d’ironie, car les blessures d’une épée se cicatrisent plus vite que celles d’une plume. Si on n’a pas l’Esprit qui tue, on se contente du bras. N’importe ! Quand deux hommes nourrissent la prétention, peu légitime, il est vrai, d’appartenir à la profession de Voltaire et de Beaumarchais, quand ils ont aux mains l’arme toute-puissante, l’arme féroce qui abat les ministres, détrône les rois, déracine les monarchies, crève les superstitions, il est infiniment drôle de voir ces spadassins de la phrase s’injurier comme des portefaix, jeter leur encrier, et dégainer des flamberges à la façon des soudards sans orthographe.

Vraiment l’insulte entre journalistes est un moyen trop facile de se passer de talent !

Qu’on n’aille point conclure de là que je méprise l’escrime, art subtil et charmant, auquel je ne reconnais qu’un tort, celui de manger bien des heures tous les jours, des heures perdues pour l’esprit.

L’escrime a encore un autre point faible : celui d’établir une disproportion de chances entre le bretteur désœuvré qui cherche querelle à tout propos, et l’honnête homme à qui le temps manque pour s’exercer aux armes, et qui se trouve à sa première affaire insulté et embroché sans savoir pourquoi ni comment.

Si l’escrime n’était qu’un exercice comme l’équitation, le trapèze ou la natation, il serait sans rival, car il demande de la force, de la grâce, une patiente étude, une infinie souplesse et autant de rapidité dans la pensée que dans la main.

Quant à moi, malgré le séduisant plaidoyer de mon confrère le baron de Vaux en faveur de l’art qu’il adore, et malgré l’intérêt de cette galerie écrite : Les Hommes d’Épée, dont on a déjà parlé ici, je tiens pour des exercices plus pratiques : la savate et la natation. Et comme il reste toujours en nous du sauvage, du vieil esprit féroce de nos pères, un besoin de lutte, de force déployée et d’ivresse du corps aux heures de danger, je ne connais point de joie plus véhémente que de se battre avec la vague qui roule, hurle, vous étreint, vous rejette et vous reprend. Et je ne sais point de triomphe plus délicieux qu’après avoir bravé cette bête furieuse à la crinière d’écume, la mer.

Et si vous avez du courage à revendre, il y a par les rues assez de chevaux emportés, de chiens enragés, de malfaiteurs embusqués, d’incendies où meurent des femmes et des enfants ; assez de gens tombent dans la Seine, pour vous donner des occasions fréquentes d’exercer votre bravoure.

Un duel en sauvetage en vaudrait bien un autre ; mais on s’y risquerait un peu plus.

Deuxième barbe
(Gil Blas, 9 décembre 1881)

La montagne en travail enfante une souris ! La grossesse de Figaro, qui avait donné à la France les plus riantes espérances, n’a pas produit davantage.

Le triste barbier, dans quelques lignes troussées à sa façon, commence par déplorer que « certains concurrents en aient vraiment pris trop à leur aise, et lui aient envoyé des élucubrations écrites, dirait-on, sur le coin d’une table de café, et qui indiquent de la part des auteurs une naïveté ou un sans-gêne extraordinaire. »

Parbleu, les cinq cents francs avaient tenté sans doute quelques citoyens retours de la Nouvelle. Tu ne peux cependant pas leur demander de mettre des gants pour t’écrire, ô barbier !

Puis voici : « Quelques articles gais par-ci par-là, mais presque tous trop gais et tombant dans la pornographie. »

Comment ! On a osé envoyer rue Drouot des articles pornographiques ! Oh !.. Au fait, je comprends, et l’explication est bien simple : ce sont les messieurs et dames de la Petite Correspondance qui, à titre d’abonnés et de collaborateurs anonymes, se sont crus autorisés à concourir ! Il fallait les prévenir qu’ils n’étaient pas admis, naïf commerçant !

Puis encore : « Il nous a paru que les articles envoyés se désintéressaient trop, non seulement de l’événement et de la babiole du jour — ce que d’ailleurs rend difficile la périodicité du concours — mais de la discussion des idées ambiantes ou des personnalités en vue. » Ouais ! Qu’est-ce que je t’avais dit ? Si tu m’avais consulté, tu n’aurais pas fait ce pas de clerc !

Nous arrivons à l’article couronné, qui, je le reconnais volontiers, n’est pas sans mérite. Il est, parait-il, d’un jeune homme. Cela m’étonne. Il sent le vieux, le vieux ! Il a une sorte de grâce d’académicien et, si on me l’avait fait lire sans nommer l’auteur, je l’aurais attribué à M. Manuel, ce professeur, le futur vainqueur de Coppée et Sully Prudhomme, ces poètes.

Oui, je retrouve là-dedans la manière bonassement attendrie des Ouvriers, la mièvre sentimentalité, la larme au coin de l’œil, la Jenny l’ouvrière poétique mariée à un rustre. Je vous dis que cela sent l’Académie à plein nez. L’homme devant son litre m’a rappelé les deux vers surprenants du candidat aux palmes immortelles :

L’absinthe, ce poison couleur de vert-de-gris

Qui vous rend idiot sans qu’on soit jamais gris.

Pourtant le début est gentil, avec une vague tendance vers l’école moderne : « Elle remonte vite, très ÉMOTIONNÉE… ce n’est rien, ça va passer… ça lui a porté un coup dans l’estomac, ses jambes s’en allaient. »

Mais pourquoi parler de dragons devant la porte de l’Institut ? On croirait qu’on a voulu passer un rossignol de l’Empire !

Puis d’autres concurrents sont nommés, pas connus ou du moins insensiblement appréciés. D’où je conclus que tous les hommes arrivés, d’un talent éprouvé et d’une réputation faite, se sont abstenus, ainsi que je l’avais prévu. Quel four, mon vieux ! Non, vraiment. Tu ferais mieux d’aller sonner aux portes des hommes de lettres, dont tu connais si bien les adresses, que de leur faire « psitt, psitt », de ta fenêtre à lanterne.

Cependant, raisonnons. Je t’avais prédit six cents, manuscrits, si je ne me trompe, tu avoues six cents manuscrits. J’ai eu de l’œil. Eh bien, tu ne me feras croire que sur ce nombre il n’y en ait pas au moins cinq cents supérieurs aux travaux de Saint-Genest et d’Ignotus !

Mais tu es malin. Tenant les cartes, tu pouvais faire le jeu. Et qui sait ? S’il y en avait eu un bon, mais là, un vraiment bon, nous l’aurais-tu montré gaiement ? Aurais-tu consenti à ce qu’on dit par l’univers : « Le nouveau venu a plus de talent qu’Eux ; ils doivent S’effacer devant lui. »

Non, n’est-ce pas ? Dormons tranquilles. Ils resteront les premiers Raseurs du monde.


P.-S. Encore un conseil. Si tu continues ce jeu-là, tu vas perdre autant d’abonnés ou de lecteurs que tu évinces de concurrents. A cinq cent quatre-vingt-dix-neuf par concours, cela fait quatorze mille trois cent soixante-seize au bout de l’an.

Songe à cela.

Pensées libres
(Le Gaulois, 14 décembre 1881)

J’ai reproduit dernièrement une lettre que m’a adressée Mlle Hubertine Auclert, et où il est dit que « pour chasser le malheur et l’immoralité de la vie conjugale, il faut mettre les lois d’accord avec la nature et les mœurs en harmonie avec l’honnêteté ».

M. Henry Fouquier, citant cette phrase, rappelle fort spirituellement les conseils d’un vieil auteur dramatique à un débutant : « Pour faire une bonne pièce, dit-il, il faut mettre de l’intérêt dans l’exposition, du charme dans le développement, et du pathétique dans le dénouement. »

Avec cette recette le succès demeure assuré.

« Mettre les mœurs en harmonie avec l’honnêteté » est justement la tâche que se sont proposé tous les moralisateurs depuis que le monde existe. Aucun n’a réussi, même approximativement. Après une épreuve aussi prolongée, il paraîtrait assez logique de conclure que les mœurs et l’honnêteté se chamailleront toujours.

Quant à « mettre les lois d’accord avec la nature », c’est une besogne qui me semble encore infiniment plus malaisée, par cette raison bien simple que les lois ne sont faites que pour contrarier la nature.

La nature, en effet, nous a donné les instincts, qui sont les « lois naturelles ». Les anciens, comprenant la difficulté, avaient fait tout simplement des divinités de ce que nous appelons aujourd’hui des vices.

Mais la réglementation des rapports sociaux a changé, et la morale s’est modifiée en même temps. La morale, en effet, est le corollaire, le complément idéal des lois civiles ; et tous ensembles constituent uniquement un obstacle aux lois naturelles, qui entraveraient sans cesse les conventions humaines… Or le mariage est justement la loi la plus indispensable de la société telle qu’elle est constituée ; c’est, en même temps, celle que nos impulsions instinctives nous poussent le plus souvent à violer ; et bien des législateurs éprouveraient un immense soulagement d’esprit si Mlle Hubertine Auclert, ou quelque autre, nous révélait un moyen de tout concilier. D’où je conclus, jusqu’à nouvel éclaircissement :

Fermons les yeux (bis)

Ne gênons pas les amoureux.

Puisque j’ai écrit ce mot « morale », parlons de cette expulsée. On raconte que, répondant à l’appel du ministre, un grand nombre de savants professeurs ont rédigé des projets de morale scientifique à l’usage des pensions et collèges.

Un nouveau catéchisme quoi ! Ces mots « morale scientifique » rappellent assez l’accouplement de la carpe et du lapin.

Qu’est-ce qu’une morale ? C’est l’idéalisation des mobiles de nos actions. C’est l’art délicat de nous faire passer, vis-à-vis de nous-mêmes, pour meilleurs que nous ne sommes, en colorant nos intentions avec des nuances de dévouement, de grandeur d’âme, de générosité, etc. C’est la poétisation de la vie au profit de l’humanité. Comme le disait fort justement le directeur de ce journal, les religions sont indéracinables, car elles représentent l’idéal qui hante sans cesse les cerveaux humains ; elles sont une des formes de la poésie. Or la morale représente la poésie de la loi.

Quant à la morale scientifique, c’est la loi. Il semble impossible d’en concevoir une autre.

Parler de science, c’est réduire toute supposition aux vérités constatées.

Faisons donc une morale scientifique. Constatons, c’est-à-dire dépoétisons la morale, dont toute l’action, indispensable à l’organisation sociale, vient de son idéalité.

Quel est le seul mobile de nos faits toujours appréciable, toujours possible à retrouver sous les guirlandes des beaux sentiments ? — l’égoïsme.

En effet, est-ce que tout ne se rapporte pas au MOI, soit directement, soit indirectement ? Toute action humaine est une manifestation d’égoïsme déguisée. Le mérite de l’action ne vient que du déguisement. Certains acteurs se prennent parfois pour les personnages qu’ils représentent : ce sont les grands artistes. Certains hommes croient au déguisement que la morale met sur nos actes. Ce sont les honnêtes gens.

Prenons les morales les plus élevées. Quelle est la sanction de toute religion ? Récompense des bonnes actions après la vie, et punition des mauvaises. Jamais on ne prévoit un acte sans retour assuré, un bienfait sans récompense. « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. » Mais cette terreur du châtiment qui vous empêche de vous livrer à vos instincts nuisibles, et cette soif des joies futures qui vous fait vous priver des plaisirs plus passagers du monde, ne représentent-ils pas les deux pôles de l’égoïsme exploité habilement au profit de la morale et de l’humanité ?

Le cloître où se réfugient ceux qui sont revenus du monde, qu’est-ce, sinon l’enrégimentement de l’égoïsme, qui se prive de tout en cette vie pour obtenir davantage dans l’autre. N’est-ce pas là une compagnie d’assurances sur l’éternité ? On verse petit à petit à la caisse du ciel toutes les douceurs qu’on aurait goûtées dans l’existence, pour en toucher la somme en bloc après la mort, avec les intérêts accumulés et multipliés. Égoïsme raffiné d’avare.

Dépoétisons encore.

Que dirons-nous des services rendus ?

Voyons, là, du fond du cœur, lorsque vous rendez un service, n’avez-vous pas la conviction intime que vous placez votre générosité à mille pour cent ? Celui que vous obligez ne devra-t-il pas, sous peine d’être considéré par vous comme un traître et un malhonnête homme, demeurer jusqu’à son dernier jour prêt à vous témoigner de toutes les façons une constante et infatigable gratitude ?

Je n’ai pas inventé les deux aphorismes suivants, d’une incontestable vérité : — « On est reconnaissant aux autres des services qu’on leur a rendus » — et « On aime son prochain en raison du bien qu’on lui a fait ».

Qu’est cela, sinon de l’égoïsme subtilisé ?

Dépoétisons toujours. Faut-il d’autres exemples ? En voici un à l’usage des dames.

Prenons l’amour, qui, au dire de tous les exaltés, est le père de l’abnégation, de l’héroïsme, des plus nobles dévouements et représente l’idéal du désintéressement.

Ça vraiment quand vous aimez quelqu’un plus que vous même, qu’entendez-vous par là ? — Tout simplement que vous éprouvez, à l’aimer, un plaisir tellement aigu, tellement véhément, tellement puissant que toutes choses, votre fortune, votre avenir, votre vie, vous deviennent moins chers que ce plaisir. C’est de l’égoïsme à l’état furieux.

Vous me répondrez, madame : — « Ce n’est pas vrai ; je l’aime pour lui, et non pour moi. Je ne pense plus à moi ; je suis prête à tout lui sacrifier, à mourir pour lui. » Cela prouve uniquement l’exaltation de bonheur que vous donne cet amour.

J’ai dit : de l’égoïsme furieux. Or, cela devient bientôt de l’égoïsme féroce. Attendez.

Quand l’un des deux amants a déroulé jusqu’au bout la bobine de sa tendresse, il casse le fil, et s’en va, sans davantage s’occuper de l’autre, dont il a plein le dos, comme on dit improprement, et il cherche une passion nouvelle. Est-ce de l’égoïsme ou du désintéressement, cela ?

Mais que fait l’autre, aimant toujours ? Il devient ce qu’on appelle vulgairement un crampon ; et sans trêve, sans pitié, sans répit il s’attache au fuyard. Alors commence cette exaspérante persécution de la passion non partagée, les scènes, l’espionnage, les poursuites en voiture, la jalousie acharnée qui arme la main d’un couteau, d’un revolver ou d’une fiole de vitriol.

C’est là peut-être de l’abnégation et du désintéressement ?

C’est la frénésie de l’égoïsme.

Oui, madame ; si l’amour était le dévouement, à partir du jour où vous ne vous sentiriez plus aimée, vous sacrifieriez votre bonheur à celui de votre infidèle ; et au lieu de le traiter d’ingrat (en quoi ingrat ?) de traître (pourquoi traître ?) de lâche (à quel sujet, lâche ?) et de mille autres noms aussi injustes, vous lui diriez : « Puisque vous préférez une autre femme, que vous espérez être plus heureux avec elle, soyez libre ; car, moi, je ne désire que votre bonheur ! »

Agir ainsi serait peut-être un peu bête ; mais cela constituerait assurément ce qu’on appelle de la grandeur d’âme et de l’abnégation.

Dépoétisons sans repos.

Quel sentiment plus utile au pays que le patriotisme ? En est-il un plus élevé, plus noble ? Eh bien, moralisateurs scientifiques, allez-vous enseigner aux enfants cette phrase d’un plus grands penseurs vivants, d’un des hommes que, certes, vous ne renierez pas : Herbert Spencer : — « Le patriotisme est pour la nation ce qu’est l’égoïsme pour l’individu. Il a même racine et produit les mêmes biens accompagnés des mêmes maux. »

J’ai entendu dernièrement un homme de grande réputation, parlant morale, dire ceci : « Toute la morale laïque est contenue dans cette phrase : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit. » C’est là l’origine de la loi, le principe de toute charité, la règle des rapports sociaux, la mesure de nos actions, la limite de la personnalité permise. Cela répond à tout.

J’y consens, mais en creusant ce précepte si magnifique on arrive à se convaincre qu’il constitue un habile tour de passe-passe. Ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit, c’est l’idéalisation de l’égoïsme.

Une morale scientifique ou philosophique ? Mais la philosophie, qui est la science des phénomènes de l’esprit, n’est-elle pas la négation de la morale, puisqu’elle nous enseigne (le nierez-vous ?) ses fluctuations, ses métamorphoses, ses incessantes et radicales contradictions ?

Alors allez-vous enseigner l’égoïsme comme principe de toute action ou inventer un nouveau vêtement pour cacher la nudité de nos actes ? Plus logique, un intransigeant disait : « Je supprime la morale. »

Or que serait la vie sans l’art, sans peinture, lettres, musique, sans l’élégance des femmes, l’esprit, la grâce, sans les palais, les marbres travaillés, l’ordonnance superbe des grandes villes, sans le voile de poésie à travers lequel nous apparaissent toutes les choses que nous aimons ?

La morale est à l’honnêteté ce que l’art est à la vie.

La pitié
(Le Gaulois, 28 décembre 1881)

M. le docteur de Cyon publiait dernièrement ici même une étude sur la vivisection et sur le ridicule attendrissement qui fait s’indigner les bonnes âmes devant les travaux cruels des physiologistes expérimentateurs. J’ai entendu dire souvent, depuis que cette question remue de nouveau l’opinion : « Cela devrait être défendu de martyriser ainsi les bêtes au nom d’une science féroce et souvent impuissante. » Or il ne serait pas difficile de citer les immenses résultats obtenus déjà au bénéfice de l’humanité. Le public, n’en percevant pas les avantages immédiats, les méconnaît. Simple ignorance de sa part. Mais, puisque nous avons une telle provision de commisération à dépenser, on la pourrait mieux employer.

Il est un misérable animal dont la vie entière n’est qu’un martyre, un horrible martyre, dont toutes les heures douloureuses sont données à notre service ; qui ne connaît aucun repos, aucune gaieté, aucune gambade libre, aucun répit dans son effroyable existence de coups reçus, de fatigues torturantes, de labeur violent, incessant, meurtrier, que nous voyons dans les rues, saignant sous le collier qui le déchire, avec des plaies hideuses aux flancs, Les jambes déformées par des travaux trop durs, geignant, râlant dans les rudes montées, sous les coups de lanière et de manche de fouet. C’est le cheval. Et nous trouvons naturel l’horrible sort de cette lamentable bête parce que du matin au soir sa souffrance nous est utile. Nous passons, le cœur tranquille, devant ces régiments de squelettes attachés à ces boîtes en sapin nommées fiacres ; nous contribuons, par les gros pourboires pour les courses rapides, à hâter l’agonie de ce forçat du brancard. Et, quand nous voyons ces victimes de notre odieuse indifférence abattues sur le pavé, soufflant d’angoisse, l’œil navrant, les jambes inertes, nous nous arrêtons à regarder comme devant un spectacle plein d’intérêt. Eh bien, puisqu’il se trouve des gens pour demander une loi contre les vivisecteurs, ne s’en trouve-t-il pas d’autres qui demanderont, réclameront, au nom de la pitié pour les bêtes que nous sacrifions férocement à nos besoins, que tout cheval ait droit à un mois de prairie chaque année, comme les employés ont droit au dimanche ?

Cela va paraître absurde. Ça ne l’est pas autant que cet attendrissement déplacé pour des chiens qui sont moins martyrisés dans les laboratoires que les chevaux dans les rues, et qui, en tout cas, seraient le lendemain affreusement massacrés à la fourrière.

Nous confondons presque toujours la sensiblerie avec la sensibilité. Pour saisir dans la vie même le secret vivant de nos infirmités, on sacrifie quelques bêtes condamnées à la mort, et nous hurlons. Puis quand, pour satisfaire on ne sait quelles ambitions, on ne sait quels antiques préjugés de gloire et de vanité nationale, on envoie des milliers d’hommes combattre et mourir sur la terre inféconde d’Afrique, nous trouvons cela simple et naturel. La mort de ces bêtes nous est utile ; celle de ces enfants français ne nous servira de rien ; nous nous indignons de l’une ; nous nous inclinons devant l’autre. Qu’est-ce donc qu’on appelle la Raison ?

La commisération pour les bêtes est d’ailleurs un des sentiments les plus respectables qui soient. Elle est, de plus, la marque certaine des civilisations avancées. Le paysan confine à la brute ; son cœur est dur aux animaux, sa main féroce. Les charretiers, ces sortes d’êtres à la jambe traînante, qui savent à peine parler, parce qu’ils ne pensent pas, assomment leurs chevaux lorsque ceux-ci sont impuissants à traîner de trop lourds fardeaux. Le peuple des villes est charitable aux bêtes. Je viens de nommer l’Afrique. C’est la terre de l’indifférence pour toute souffrance, du mépris de la vie, du stoïcisme odieux. J’ai ressenti là une des plus fortes émotions de pitié qu’on puisse avoir. L’image ineffaçable de cette courte et simple vision d’une bête agonisante me poursuit depuis lors, me hante ; et je revois tout, le paysage, la place, les moindres détails de cette scène qui m’a remué presque jusqu’aux moelles.

Depuis deux semaines nous parcourions à cheval d’immenses espaces de terre brûlée ; couchant sous la tente dans le voisinage des douars, puis repartant avant le soleil levé.

Pendant les premiers jours, nous avions traversé des plaines où l’on retrouvait encore, par places, des touffes d’herbe séchée, une sorte de paille hachée menu, cuite par six mois de soleil sans une goutté de pluie tombée du ciel. Là-dedans erraient des troupeaux. Tantôt c’étaient des armées de moutons de la couleur du sable. Tantôt à l’horizon se profilaient des bêtes singulières, que la distance faisait petite leur dos en bosse, leur grand cou recourbé, leur allure lente, pour des bandes de hauts dindons.

Puis, en approchant, on reconnaissait des chameaux, avec leur ventre gonflé des deux côtés comme un double ballon, comme une outre démesurée, leur ventre qui contient jusqu’à soixante litres d’eau. Eux aussi avaient la couleur du désert, comme tous les êtres nés dans ces solitudes jaunes, Le lion, l’hyène, le chacal, le crapaud, le lézard, le scorpion, l’homme lui-même prennent là toutes les nuances du sol calciné, depuis le roux brûlant des dunes mouvantes jusqu’au gris pierreux des montagnes. Et la petite alouette des plaines est si pareille à la poussière de terre, qu’on la voit seulement quand elle s’envole.

Puis on ne rencontra plus même de petits oiseaux. Il n’y avait pas un puits, pas une source, pas une goutte d’eau, à deux cents kilomètres autour de nous. Cinq cents mètres en avant de notre petite troupe, un cavalier servant de guide nous dirigeait à travers la morne et toute droite solitude. Pendant dix minutes, il allait au pas, immobile sur la selle, et chantant, en sa langue, une chanson traînante, avec ces rythmes étranges de là-bas. Nous imitions son allure. Puis soudain il partait au trot, à peine secoué, son grand burnous voltigeant, le corps d’aplomb, debout sur les étriers. Et nous partions derrière lui, jusqu’au moment où il s’arrêtait pour reprendre un train plus doux.

Je demandai à mon voisin :

Comment peut-il nous conduire à travers ces espaces nus, sans points de repère ?

Il me répondit.

— Quand il n’y aurait que les os des chameaux.

En effet, de quart d’heure en quart d’heure, nous rencontrions quelque ossement énorme rongé par les bêtes, cuit par le soleil, tout blanc, tachant le sable. C’était parfois un morceau de jambe, parfois un morceau de mâchoire, parfois un bout de colonne vertébrale.

— D’où viennent tous ces débris, demandai-je.

Mon voisin répliqua :

— Les caravanes laissent en route chaque animal qui ne peut plus suivre ; et les chacals n’emportent pas tout.

Et pendant plusieurs journées nous avons continué ce voyage monotone, derrière le même Arabe, dans le même ordre, toujours à cheval, presque sans parler.

Or, un après-midi, comme nous devions, au soir, atteindre une oasis, j’aperçus, très loin devant nous, une masse brune, grossie d’ailleurs par le mirage, et dont la forme m’étonna. A notre approche, deux vautours s’envolèrent. C’était une charogne encore baveuse, malgré la chaleur, vernie par le sang pourri. La poitrine seule restait, les membres ayant été sans doute emportés par les voraces mangeurs de morts.

— Une caravane nous précède, dit le lieutenant.

Quelques heures après, on entrait dans une sorte de ravin, de défilé, fournaise effroyable, aux rochers dentelés comme des scies, pointus, rageurs, révoltés, semble-t-il, contre ce ciel impitoyablement féroce. Un autre corps gisait là. Un chacal s’enfuit qui le dévorait. Puis, au moment où l’on débouchait de nouveau dans une plaine, une masse grise, étendue devant nous, remua, et lentement, au bout d’un cou démesuré, je vis se dresser la tête d’un chameau agonisant. Il était là, sur le flanc, depuis deux ou trois jours peut-être, mourant de fatigue et de soif. Ses longs membres qu’on aurait dit briscaillés, inertes, mêlés, gisaient sur le sol de feu. Et, lui, nous entendant venir, avait levé sa tête, comme un phare. Son front rongé par l’inexorable soleil n’était qu’une plaie, coulait ; et son œil résigné nous suivit. Il ne poussa pas un gémissement, ne fit pas un effort pour se lever ; on eût cru qu’il savait ; que, ayant déjà vu mourir ainsi beaucoup de ses frères dans ses longs voyages à travers les solitudes, il connaissait bien l’inclémence des hommes. C’était son tour, voilà tout. Nous passâmes. Or, m’étant retourné longtemps après, j’aperçus encore, dressé sur le sable, le grand col de la bête abandonnée regardant jusqu’à la fin s’enfoncer à l’horizon les derniers vivants qu’elle dut voir.

Une autre fois, ce fut un chien, tapi contre un roc, la gueule ouverte, les crocs luisants, incapable de remuer une patte, l’œil tendu sur deux vautours qui, près de là, épluchaient leurs plumes en attendant sa mort. Il était tellement obsédé par la terreur des bêtes patientes, avides de sa chair, qu’il ne tourna pas la tête, qu’il ne sentit pas les pierres qu’un spahi lui lançait en passant.

Une autre fois, ce fut un homme foudroyé sur la route par un coup de soleil. On le porta jusqu’au caravansérail (c’était en Kabylie) et on le laissa mourir sur une botte de paille, à l’ombre d’un mur.

Mais jamais, jamais, je n’ai eu le cœur aussi profondément remué qu’à la vue du triste chameau laissé derrière nous dans le désert.

Choses du jour
(Le Gaulois, 28 décembre 1881)

Les journaux semblent avoir envisagé déjà toutes les conséquences du procès Roustan-Rochefort. Il en est une, cependant, à laquelle ils n’ont point songé : c’est que le verdict du jury rend indispensable le remplacement immédiat de tout notre personnel diplomatique, auquel devra succéder un personnel nouveau, élevé selon d’autres principes.

Les vieilles règles de l’habileté internationale viennent d’être bouleversées de fond en comble par le jugement des quelques bourgeois chargés de sonder la conduite de notre ministre à Tunis. On affirme même qu’une vingtaine de secrétaires d’ambassade ont déjà donné leur démission, ou demandé par télégraphe des instructions détaillées et précises à leurs supérieurs.

Que vont répondre ceux-ci ?

La question est fort difficile.

Jusqu’ici, quand un jeune homme voulait entrer dans la carrière diplomatique, il devait, avant tout, remplir les conditions suivantes :

Être beau garçon ;

Noble autant que possible ;

Riche ;

Avoir l’habitude des salons ;

Savoir causer avec les femmes ; et séduire, oh ! Séduire !

Le reste importait moins. Il faisait son stage au ministère.

Là on lui apprenait surtout à saluer. Ce salut des attachés d’ambassade (le même pour tous les peuples), est une des choses les plus difficiles à exécuter qui soient au monde.

On s’avance fièrement d’abord vers la personne à qui s’adresse l’hommage. Puis on s’arrête d’un mouvement brusque, les jambes droites, les pieds rassemblés, le claque tenu par les deux mains sur le ventre ; et, soudain, le torse entier, depuis le point où il finit jusqu’au sommet du crâne, s’abaisse d’un seul morceau, de façon que le corps forme un angle absolument droit, et que l’être salué, s’il est assis, se trouve avoir le nez tout contre le sommet, soit poli, soit chevelu, de la tête inclinée.

On se redresse aussitôt sans faire semblant d’avoir vu celui ou celle qu’on a honoré ainsi, et l’on s’en va d’un air indifférent.

Cela n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en sais peu qui l’exécutent en perfection, cette inclination savante.

Quand un jeune apprenti ambassadeur sait accomplir absolument bien cette manœuvre, son avenir s’annonce magnifique. En un mot le fond du sac de la rouerie politique à l’étranger est : séduire, plaire, capter. Le bataillon d’élite de nos représentants se recrutait exclusivement parmi les mondains, et parmi les mondains raffinés. Au moment de leur départ, le ministre des affaires étrangères, se penchant à leur oreille, leur confiait ces fameuses instructions secrètes dont tout envoyé ordinaire ou extraordinaire est dépositaire. Ces instructions, les voici en quatre mots : « Tout par les femmes ». Ce que le diplomate traduit quelquefois par : « Tout pour les femmes ».

Et dans chaque capitale nous entretenions — d’une façon insuffisante, il est vrai, pour leurs fonctions — un essaim d’élégants jeunes hommes à qui l’ambassadeur répétait sans cesse comme un vieux général encourageant des conscrits : « Séduisez, messieurs, séduisez ! Suivez les vieilles traditions : imitez l’exemple de notre maître à tous, le duc de Richelieu ». Et on séduisait, morbleu, on séduisait ferme. Tous les secrets de cabinet devenaient des secrets d’alcôve, et réciproquement. Les traditions de galanterie ne se perdaient certes pas, et la France marchait en tête des puissances dans le cœur de belles étrangères.

Personne ne songeait à s’en plaindre.

Or, voilà qu’un de nos représentants envoyés en Orient, dans un des postes les plus difficiles, en un pays où tout le monde est véreux, où tout se paie, où tout s’achète, où tout se fait par ruse, découvre, trouvaille de génie digne du vieux Talleyrand, cet admirable ménage Elias que tous les représentants étrangers ont dû lui envier. Il se sert de l’homme, se sert de la femme suivant les principes reçus, paie l’un en honneurs, l’autre en fermant les yeux sur les pots de vins, qu’elle reçoit selon la mode orientale. Il accomplit parfaitement sa mission. Le ministre est content, le gouvernement est satisfait. Personne ne réclame. Un procès a lieu, et les honorables commerçants quelconques qui composent le jury flétrissent notre représentant dans un jugement solennel, parce qu’il a mis en pratique les fameuses instructions secrètes. « Tout par la femme. »

Aussitôt une panique se produit dans toutes les ambassades. Ce ne sont que ruptures, cheveux renvoyés, larmes amères, menaces de vengeances. Et tous la attachés, depuis le premier secrétaire jusqu’au dernier, n’osent plus même adresser à une jolie femme le fameux salut, dans la crainte de faire naître le soupçon d’une liaison.

Cela est d’autant plus grave que chaque capitale possède deux ou trois Mme Elias, des Mme Elias de la « haute », que les secrétaires partants lèguent régulièrement aux arrivants. Que vont-elles devenir, sans eux ? Que pourront-ils savoir, sans elles ?

Cette situation ne peut durer. Il est indispensable qu’une circulaire renseigne exactement tous nos représentants à l’étranger sur des modifications apportées aux instructions secrètes par l’issue de ce retentissant procès.

Ce qu’il y a encore de particulièrement amusant dans cette affaire, c’est l’indignation du public à cette révélation des « tripotages tunisiens ». Comment ! On vous montre quelques médiocres filous de bas étage, et vous criez au scandale ! Et vous vivez à Paris ! Et vous trouvez tout simples les tripotages parisiens des hauts seigneurs de l’exploitation publique. Depuis des années, des valeurs fantastiques montent et descendent d’une invraisemblable façon. Des milliers d’êtres, confiants et naïfs, sont ruinés par quelques aventuriers. Un coup de bourse, préparé, combiné, organisé comme un truc de théâtre, engloutit plus de petites aisances, fait couler plus de larmes, se tordre plus de bras que Waterloo et que Sedan. Et vous trouvez cela tout simple et naturel !

On parle de pots-de-vin ! Mais qui de nous ne pourrait raconter des histoires plus scandaleuses que la plus révoltante aventure révélée en ce procès ? Pots-de-vin pour lancer des spéculations véreuses ; pots-de-vin pour faire accepter des affaires honorables ; pots-de-vin pour parler ; pots-de-vin pour se taire ; pots-de-vin pour tout, à propos de tout. Nous vivons sous le règne du pot-de-vin, dans le royaume de la conscience facile, à genoux devant le veau d’or.

Oh ! Crédules jurés, braves chercheurs d’honorabilité pure ; quittez Paris, messieurs ; allez, allez plus loin : vous n’avez que faire ici.

Mais s’il fallait expectorer des révélations sur tout ce qu’on sait, sur tout ce qu’on devine, sur tout ce qu’on entrevoit : toutes les heures du jour ne suffiraient pas.

Qu’y faire ? Rien. C’est le courant de l’époque. Les mœurs américaines sont venues chez nous, voilà tout.

Oh ! Ce que je voudrais, par exemple, c’est qu’un financier foncièrement sceptique et spirituel écrivît ses mémoires, racontât tout, mais là tout, pour servir à l’histoire de notre génération. Quel invraisemblable musée on ferait sous ce titre : « les Hommes de Bourse », ou, si l’on préfère : « les Hommes de sac », ou encore : « les Hommes de proie ».

Pourquoi pas ? Pourquoi la finance d’aujourd’hui (une certaine finance, du moins) n’aurait-elle pas son historien ?

Ces galeries de contemporains, quand elles sont bien faites, intéressent d’une façon-particulière, et elles ont, de plus, l’avantage de laisser des documents à l’avenir.

Un exemple vient d’être donné qui serait à suivre. Juste au moment où cette antique et surannée coutume du duel reprend une vigueur nouvelle, une vigueur de mode, périodique, violente et passagère, le baron de Vaux, avec un rare à-propos, fait paraître une intéressante série de portraits : « les Hommes d’épée », qui nous font passer sous les yeux les curieuses physionomies de tous les escrimeurs du jour, maîtres d’armes, hommes du monde, artistes, journalistes.

Il détaille le jeu de chaque tireur, ses ruses, ses habitudes, les juge en connaisseur expert.

Se figure-t-on les coulisses de la finance dévoilées ainsi, avec les trucs, les ficelles et les trappes, où se laisse prendre le pauvre monde ?

FIN

ANNÉE 1882

Les employés
(Le Gaulois, 4 janvier 1882)

Comme je passais dans cette foule compacte, dans cette foule engourdie, lourde, pâteuse, qui coulait lentement dimanche, sur le boulevard comme une épaisse bouillie humaine, plusieurs fois ce mot me frappa l’oreille : « La gratification ». En effet, ce qui remuait si difficilement le long des trottoirs, c’était le peuple des employés.

De toutes les classes d’individus, de tous les ordres de travailleurs, de tous les hommes qui livrent quotidiennement le dur combat pour vivre, ceux-là sont le plus à plaindre, sont les plus déshérités de faveurs.

On ne le croit pas. On ne le sait point. Ils sont impuissants à se plaindre ; ils ne peuvent pas se révolter ; ils restent fiés, bâillonnés dans leur misère, leur misère correcte, leur misère de bachelier.

Comme je l’aime, cette dédicace de Jules Vallès : « A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim ! »

Voici qu’on parle d’augmenter le traitement des députés, ou plutôt, voici que les députés parlent d’augmenter leur traitement. Qui donc parlera d’augmenter celui des employés, qui rendent ma foi, autant de discutables services que les bavards du palais Bourbon ?

Sait-on ce qu’ils gagnent, ces bacheliers, ces licenciés en droit, ces garçons que l’ignorance de la vie, la négligence coupable des pères et la protection d’un haut fonctionnaire ont fait entrer, un jour, comme surnuméraires dans un ministère ?

Quinze ou dix-huit cents francs au début ! Puis, de trois ans en trois ans, ils obtiennent une augmentation de trois cents francs, jusqu’au maximum de quatre mille, auquel ils arrivent vers cinquante ou cinquante-cinq ans. Je ne parle point ici des très rares élus qui deviennent chefs de bureau. J’en dirai quelques mots tout à l’heure.

Sait-on ce que gagne aujourd’hui, dans Paris, un bon maçon ? — Quatre-vingts centimes l’heure. Soit huit francs par jour, soit deux cent huit francs par mois, soit deux mille cinq cents francs environ par an.

Un ouvrier dans une spécialité quelconque ? Douze francs par jour. Soit trois mille sept cents francs par an ! Et je ne parle pas des habiles !

Or, messieurs les gouvernants, vous savez ce que vaut le pain, et le reste, n’est-ce pas, puisque vous vous trouvez insuffisamment rétribués ? Vous admettez bien que les bureaucrates se marient comme vous, aient des enfants comme vous, s’habillent au moins un peu, sans fourrures, mais enfin aillent vêtus à leur bureau. Et vous voulez qu’aujourd’hui, avec deux mille cinq cents francs, moyenne des traitements, un homme ait une femme, deux mioches au moins — (un de chaque sexe, pour maintenir l’équilibre des unions futures et la population de la France, dont vous vous inquiétez), et que cet homme achète des culottes pour lui et son garçon, des jupes pour sa femme et sa fille. Calculons : loyer, cinq cents ; habillement et linge, six cents ; tous autres frais, cinq cents. — Il reste neuf cents francs justes, soit deux francs quarante-cinq centimes par jour pour nourrir le père, la mère et les deux enfants. C’est odieux et révoltant !


Et pourquoi donc, seuls, les employés demeurent-ils dans cette misère, alors que l’ouvrier vit à son aise. Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent ni réclamer, ni protester, ni se mettre en grève, ni changer d’emploi, ni se faire artisan.

Cet homme est instruit, il respecte son éducation et se respecte lui-même. Ses diplômes l’empêchent de clouer des tentures ou de racler du plâtre, ce qui vaudrait mieux pour lui. S’il quittait sa fonction, que ferait-il ? Où irait-il ? On ne change pas d’administration comme d’atelier. Il y a les fo-or-ma-li-tés. Il ne peut pas protester ; on le chasserait. Il ne peut même pas réclamer. Voici un exemple : Il y a quelques années, les employés de la marine, las de mourir de faim, de voir les Expositions universelles et l’augmentation générale du bien-être faire tout renchérir, alors que leurs traitements demeuraient invariablement dérisoires rédigèrent humblement une requête à M. Gambetta, président de la Chambre. Il y eut dans les bureaux un soupir d’espoir. Tout le monde signait. Des députés avaient promis, dit-on, d’intervenir. Or, la requête fut dénoncée, saisie, au nom de la discipline et au mépris de tout droit. L’amiral quelconque, alors ministre, fulmina des menaces de révocation pour les signataires, terrorisa l’administration tout entière. Que pouvait-on faire ? On se tut, et on continua à crever de misère.

Et quand on songe que ces pauvres diables d’employés trouvent encore quelquefois le moyen, par suite de je ne sais quels insondables mystères d’économie, d’envoyer leurs fils au collège, afin de leur faire obtenir, plus tard, ce ridicule et inutile diplôme de bachelier !

C’est à eux qu’on peut appliquer l’image hardie si connue, et dire : « Ils vivent de privations ».


Parlons de leur existence.

Sur la porte des Ministères, on devrait écrire en lettres noires la célèbre phrase de Dante : « Laissez toute espérance, vous qui entrez ».

On pénètre là vers vingt-deux ans. On y reste jusqu’à soixante. Et pendant cette longue période, rien ne se passe. L’existence tout entière s’écoule dans le petit bureau sombre, toujours le même, tapissé de cartons verts. On y entre jeune, à l’heure des espoirs vigoureux. On en sort vieux, près de mourir. Toute cette moisson de souvenirs que nous faisons dans une vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d’une existence libre, sont inconnus à ces forçats.

Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années se ressemblent. A la même heure on arrive ; à la même heure, on déjeune ; à la même heure, on s’en va ; et cela de vingt-deux à soixante ans. Quatre accidents seulement font date : le mariage, la naissance du premier enfant, la mort de son père et de sa mère. Rien autre chose ; pardon, les avancements. On ne sait rien de la vie ordinaire, rien même de Paris. On ignore jusqu’aux joyeuses journées de soleil dans les rues, et les vagabondages dans les champs : car jamais on n’est lâché avant l’heure réglementaire. On se constitue prisonnier à dix heures du matin ; la prison s’ouvre à cinq heures, alors que la nuit vient. Mais, en compensation, pendant quinze jours par an on a bien le droit, — droit discuté, marchandé, reproché, d’ailleurs — de rester enfermé dans son logis. Car où pourrait-on aller sans argent ?


Le charpentier grimpe dans le ciel, le cocher rôde par les rues ; le mécanicien des chemins de fer traverse les bois, les plaines, les montagnes, va sans cesse des murs de la ville au large horizon bleu des mers. L’employé ne quitte point son bureau, cercueil de ce vivant ; et dans la même petite glace où il s’est regardé, jeune, avec sa moustache blonde, le jour de son arrivée, il se contemple, chauve, avec sa barbe blanche, le jour où il est mis à la retraite. Alors, c’est fini, la vie est fermée, l’avenir clos. Comment cela se fait-il qu’on en soit là, déjà ? Comment donc a-t-on pu vieillir ainsi sans qu’aucun événement se soit accompli, qu’aucune surprise de l’existence vous ait jamais secoué ? Cela est pourtant. Place aux jeunes, aux jeunes employés !

Alors on s’en va, plus misérable encore, avec l’infime pension de retraite. On se retire aux environs de Paris, dans un village à dépotoirs, où l’on meurt presque tout de suite de la brusque rupture de cette longue et acharnée habitude du bureau quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes actions, des mêmes besognes aux mêmes heures.


Parlons des chefs maintenant.

Les quelques inconnus d’avant-hier qui, hier, se sont réveillés ministres n’ont pas pu ressentir un plus violent affolement d’orgueil qu’un vieil employé nommé chef. Lui, l’opprimé, l’humilié, le triste obéissant, il commande, il en a le droit, — et il se venge. Il parle haut, durement, insolemment, et les subordonnés s’inclinent.

Il faut excepter certains ministères comme celui de l’instruction publique, où d’anciennes traditions de bienveillance et de courtoisie ont été jusqu’ici conservées. D’autres sont des galères. J’ai cité celui de la marine ; j’y reviens. J’y ai passé, je le connais. Là-dedans on a le ton de commandement des officiers sur leur pont.

Il n’est pas le seul ; d’ailleurs, rien n’égale la morgue, l’outrecuidance, l’insolence de certains pions parvenus, dont l’ancienneté a fait des rois de bureau, des despotes au rond de cuir.

L’ouvrier insulté par le contremaître retrousse ses manches et frappe du poing. Puis il ramasse ses outils et cherche un autre chantier. Un employé un peu fier serait sans pain le lendemain, et pour longtemps, sinon pour toujours.

Dernièrement, un ministre prenant possession de son département prononçait à peu près ces paroles devant les « hauts fonctionnaires » de son administration, les chefs et les employés : « Et n’oubliez pas, messieurs, que j’exige votre estime et votre obéissance : votre estime, parce que j’y ai droit ; votre obéissance, parce que vous me la devez ».

Cela sent-il assez l’autoritaire parvenu ?

Et songeons à ce que deviendra un pareil discours passant de bouche en bouche jusqu’au sous-chef haranguant ses expéditionnaires !

Oh ! il y a bien des cœurs froissés dans ces vastes usines à papier noirci, et des cœurs tristes, et de grandes misères, et de pauvres gens instruits, capables, qui auraient pu être quelqu’un, et qui ne seront jamais rien, et qui ne marieront point leurs filles sans dot, à moins de leur faire épouser un employé comme eux.

Émile Zola

(Le Gaulois, 14 janvier 1882)

Il est des noms qui semblent destinés à la célébrité, qui sonnent et qui restent dans les mémoires. Peut-on oublier Balzac, peut-on oublier Hugo quand une fois on a entendu retentir ces syllabes courtes et éclatantes ? Mais, de tous les noms littéraires, il n’en est point peut-être qui saute plus brusquement aux yeux et s’attache plus fortement au souvenir que celui de Zola. Il éclate comme deux notes de clairon, violent, tapageur, entre dans l’oreille, l’emplit de sa brusque et sonore gaieté. Zola, quel appel au public ! Quel cri d’éveil ! Et quelle fortune pour un écrivain de talent de naître ainsi doté par l’état civil !

Et jamais nom est-il mieux tombé sur un homme ? Il semble un défi de combat, une menace d’attaque, un chant de victoire. Or qui donc, parmi les écrivains d’aujourd’hui, a combattu plus furieusement pour ses idées ; qui donc a attaqué plus brutalement ce qu’il croyait injuste et faux ; qui donc a triomphé plus vite et plus bruyamment de l’indifférence d’abord, puis de la résistance hésitante, du grand public ?

Sa personne aussi répond à son talent. Âgé de quarante et quelques ans, il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme mais obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé ; et le nez droit s’arrête, coupé net, comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre Supérieure, ombragée d’une moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent méprisant, souvent ironique, tandis qu’un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure, d’une façon drôle et moqueuse. Toute sa personne ronde et forte donne l’idée d’un boulet de canon ; elle porte crânement son nom brutal aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.


Que n’a-t-on pas dit de son œuvre ? Que n’en doit-on pas dire encore ? Il est brutal aussi, cet œuvre ; il a déchiré, crevé les conventions du comme-il-faut littéraire, passant au travers ainsi qu’un clown musculeux dans un cerceau de papier. Ce qu’a eu surtout cet écrivain, c’est l’audace du mot propre (je vois sourire les gens d’esprit) et le mépris des périphrases. Plus que personne, il pourrait dire, après Boileau :

J’appelle un chat un chat…

Il semble même parfois pousser jusqu’au défi cet amour de la vérité nue. Son style large, plein d’images, n’est pas sobre et précis comme celui de Flaubert, ni ciselé et raffiné comme celui de Théophile Gautier, ni subtilement brisé, trouveur, compliqué, délicatement séduisant comme celui de Goncourt. Il est surabondant et impétueux comme un fleuve débordé qui roule de tout. Fils des romantiques, romantique malgré lui dans ses procédés (il l’avoue avec regret) il a fait d’admirables livres qui gardent quand même des allures de poèmes sans poésie voulue, de poèmes sans conventions poétiques, sans parti pris, où les choses quelles qu’elles soient, surgissent égales dans leur réalité, et se reflètent, élargies, jamais déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou belles indifféremment, dans ce miroir de vérité, grossissant, mais toujours fidèle et probe, que l’écrivain porte en lui.

Le Ventre de Paris n’est-il pas le poème des nourritures ? L’Assommoir n’est-il pas le poème de la soûlerie ? Nana n’est-il pas le poème du vice ?

Qu’est donc ceci, sinon de la haute poésie, sinon l’agrandissement magnifique de la gueuse.

« Elle demeurait debout, au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d’hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d’ossements, elle posait ses pieds sur des crânes ; et des catastrophes l’entouraient, la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont perdu dans les mers de Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l’imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe sorti la veille de prison. Son œuvre de ruine et de mort était faite ; la mouche envolée de l’ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu’à se poser sur eux. C’était bien, c’était juste : elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et, tandis que, dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ces victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. »

Que de plaisanteries n’a-t-on point jetées à cet homme, de plaisanteries grossières et peu variées. Vraiment il est facile de faire de la critique littéraire en comparant éternellement un écrivain à un vidangeur en fonctions, ses amis à des aides, et ses livres à des dépotoirs. Ce genre de gaieté d’ailleurs n’émeut guère un convaincu qui sent sa force.

Je ne voudrais point avoir l’air de rompre des lances pour Zola — il suffit, du reste, à se défendre et l’a souvent prouvé — mais je m’étonne de voir cette théorie de l’hypocrisie tellement enracinée chez nous, qu’on injurie odieusement un romancier parce qu’il réclame avec énergie la liberté de tout dire, la liberté de raconter ce que chacun fait. Nous nous jouons vraiment à nous-mêmes une étonnante comédie. A l’aide de quelques grands mots honneur, vertu, probité, etc., nous imaginons-nous sincèrement que nous sommes si différent de nous. Pourquoi mentir ainsi ? Nous ne trompons personne ! Sous tous ces masques rencontrés, tous les visages sont connus ! Nous nous faisons, en nous croisant, de fins sourires qui veulent dire : « Je sais tout » ; nous nous chuchotons à l’oreille les scandales, les histoires corsées, les dessous sincères de la vie ; mais, si quelque audacieux se met à parler fort, à raconter tranquillement, d’une voix haute et indifférente, tous les secrets de Polichinelle mondains, une clameur s’élève, et des indignations feintes, et des pudeurs de Messaline, et des susceptibilités de Robert Macaire.

Personne peut-être, dans les lettres, n’a excité plus de haines qu’Émile Zola. Il a cette gloire de plus de posséder des ennemis féroces, irréconciliables, qui, à toute occasion, tombent sur lui comme des forcenés, emploient toutes les armes, tandis que lui les reçoit avec des délicatesses de sanglier. Ses coups de boutoir sont légendaires. Si quelquefois, malgré son indifférence, les horions qu’il a reçus l’ont un peu meurtri, que n’a-t-il pas pour se consoler ? Aucun écrivain n’est plus connu, plus répandu aux quatre coins du monde, plus incontesté même par ses adversaires, aucun ne jouit d’une plus large renommée.

Il est du reste, un laborieux exemplaire. Levé tôt, il travaille, d’un trait, de huit heures du matin à une heure de l’après-midi. Et, dans le jour, il se rassied à sa table ; et il recommence le soir. Ennemi du monde et du bruit, il ne quitte presque plus Médan, où il reste enfermé neuf mois sur douze.

Pour les gens qui cherchent dans la vie des hommes et dans les objets dont ils s’entourent les explications des mystères de leur esprit, Zola peut être un cas intéressant. Ce fougueux ennemi des romantiques s’est créé, à la campagne comme à Paris, les plus romantiques des demeures. A Paris, sa chambre est tendue de tapisseries anciennes, un lit Henri II s’avance au milieu de la vaste pièce éclairée par d’anciens vitraux d’église qui jettent leur lumière bariolée sur mille bibelots fantaisistes, inattendus en ce lieu. Partout des étoffes antiques, des broderies de soie vieillie, de séculaires ornements d’autel. A Médan, c’est plus étrange encore. L’habitation, une tour carrée au pied de laquelle se blottit une microscopique maisonnette, comme un nain qui voyagerait à côté d’un géant, n’a ni parc, ni charmille, ni belles allées ombreuses, ni vastes massifs de fleurs royales. Elle est tout simplement précédée d’un petit jardin potager, un petit jardin de curé, où on cherche un globe de verre. Une haie sépare cet enclos modeste de la ligne de chemin de fer. Mais quand on pénètre dans le sanctuaire, on demeure stupéfait.

Zola travaille au milieu d’une pièce démesurément grande et haute, qu’un vitrage, donnant sur la plaine, éclaire dans toute sa largeur. Et cet immense cabinet est aussi tendu d’immenses tapisseries, encombré de meubles de tous les temps et de tous les pays. Des armures du Moyen Age, authentiques ou non, voisinent avec d’étonnants meubles japonais et de gracieux objets du XVIIIe siècle. La cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, pourrait brûler un chêne en un jour ; et la corniche est dorée à plein or, et chaque meuble est surchargé de bibelots. Et pourtant Zola n’est point collectionneur : il semble acheter pour acheter, un peu pêle-mêle, au hasard de sa fantaisie excitée, suivant les caprices de son œil, la séduction des formes ou de la couleur, sans s’inquiéter, comme Goncourt, des origines authentiques et de la valeur incontestable.

Gustave Flaubert, au contraire, avait la haine du bibelot, jugeant cette manie niaise et puérile. Chez lui on ne rencontrait aucun de ces objets qu’on nomme « curiosités — antiquités », ou « objets d’art ». A Paris, son cabinet tendu de perse manquait de ce charme enveloppant qu’ont les lieux habités avec amour et ornés avec passion. Dans sa campagne de Croisset, la vaste pièce de cet acharné travailleur n’était tapissée que de livres. Puis, de place en place, quelques souvenirs de voyages ou d’amitié, rien de plus.

Les psychologistes n’auraient-ils point là un curieux sujet d’observation ?

Je n’ai point la prétention de faire en ce court article une étude sur Zola, l’homme, sa vie, son œuvre. La chose est faite, d’ailleurs, et va paraître incessamment. Un de ses plus intimes amis, Paul Alexis, a réuni en un petit volume tout ce qu’il sait (et il sait tout) du maître naturaliste. J’ai voulu seulement esquisser en quelques lignes la silhouette de ce grand et si curieux écrivain, au moment où Le Gaulois va publier son œuvre nouvelle, Pot-Bouille, le roman qu’il a mis le plus de temps à faire, et celui qui, dans le système qu’il semble avoir adopté des contrastes de livre à livre, doit être le roman calme, après cet éclatant roman Nana.

Les causeurs
(Le Gaulois, 20 janvier 1882)

Je lisais ceci, dernièrement, dans les lettres intimes de Berlioz qui viennent d’être publiées : « Je vis, depuis mon retour d’Italie, au milieu du monde le plus prosaïque, le plus desséchant. Malgré mes supplications de n’en rien faire, on se plaît, on s’obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie ; ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid ; on dirait qu’ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries. Mon beau-frère surtout, qui est d’une loquacité effrayante, me tue. Je sens que je suis isolé de tout ce monde par mes pensées, par mes passions, par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon cœur, par tout ».

Cette violente et superbe boutade pourrait s’appliquer à tous ou du moins à presque tous les salons d’aujourd’hui, tant la conversation y est banale, courante, odieuse, toute faite, monotone, à la portée de chaque imbécile. Cela coule, coule des lèvres, des petites lèvres des femmes qu’un pli gracieux retrousse, des lèvres barbues des hommes qu’un bout de ruban rouge à la boutonnière semble indiquer intelligents. Cela coule sans fin, écœurant, bête à faire pleurer, sans une variante, sans un éclat, sans une saillie, sans une fusée d’esprit.

On parle, en effet, musique, art, haute poésie. Or il serait cent millions de fois plus intéressant d’entendre un charcutier parler boudin avec compétence, que d’écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités sur les seules choses grandes et belles qui soient. Croyez-vous qu’ils pensent à ce qu’ils disent, ces gens ? Qu’ils fassent l’effort de descendre au fond de ce dont ils s’entretiennent, d’en pénétrer le sens mystérieux ? Non ! Ils répètent tout ce qu’il est d’usage de répéter sur ce sujet. Voilà tout. Aussi je déclare qu’il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd’hui dans ce qu’on appelle le monde, et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu’on entend à propos de tout.

Quelques maisons, bien entendu, font exception, mais elles sont rares, très rares.

Je ne prétends point assurément que chacun puisse, dans le premier salon venu, parler poésie avec l’autorité de Victor Hugo, musique avec la compétence de Saint-Saëns, peinture avec le savoir de Bonnat ; qu’on doive dégager, dans une causerie de dix minutes, le sens philosophique du moindre événement, pénétrer cet « au-delà » de la chose même qui en fait le charme, qui constitue la séduction profonde d’une œuvre d’art, et qui élargit jusqu’à l’infini tout sujet qu’on aborde. Non. Il faut savoir s’abstenir de traiter légèrement les grandes questions ; mais il faudrait, pour que les salons actuels, fussent abordables, qu’on sût au moins causer !


Causer ! Qu’est cela ? Causer, madame, c’était jadis l’art d’être homme ou femme du monde ; l’art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n’importe quoi, de séduire avec rien du tout. Aujourd’hui on parle, on raconte, on chipote, on potine, on cancane, on ne cause plus, on ne cause jamais. L’ardent musicien que je citais s’écrie : « On dirait qu’ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries ». — Eh bien, savoir causer, c’est savoir parler vin, femmes, émeute et… autres balivernes, sans que rien soit… ce que dit Berlioz.

Comment définir le vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquette avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie ? On s’embourbe aujourd’hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues, qui n’intéressent aucun voisin. Remarquez-le, sur vingt personnes qui parlent, dix-neuf parlent d’elles-mêmes, narrent des événements qui leur sont arrivés, et cela lentement, laissant l’esprit retomber après chaque mot, la pensée des auditeurs bâiller entre chaque phrase, de telle sorte qu’on a toujours envie de leur dire : « Mais taisez-vous donc, laissez-moi au moins rêver tranquillement ».

Et puis toujours la conversation se traîne sur les choses banales du jour ou de la veille ; jamais plus elle ne s’envole d’un coup d’ailes pour se percher sur une idée, une simple idée, et, de là, sauter sur une autre, puis sur une autre.

J’ai souvent entendu Gustave Flaubert dire (et cette observation m’a paru d’une singulière et profonde vérité) : « Quand on écoute causer les hommes, on reconnaît les esprits supérieurs à ceci : c’est que sans cesse ils vont du fait à l’idée générale, élargissant toujours, dégageant une sorte de loi, ne prenant jamais un événement que comme tremplin ».

C’est ce que font les philosophes, les historiens, les moralistes. C’est ce que faisaient, toute proportion gardée, les charmants causeurs du siècle dernier. Ils jabotaient avec des idées bien plus qu’avec des faits divers. Aujourd’hui tout est fait divers. Quand on arrête, par hasard, dans un salon, l’écoulement des phrases toutes préparées, des idées reçues et des opinions adoptées, c’est pour narrer, sans commentaires spirituels d’ailleurs, quelque aventure d’alcôve ou de coulisse.


Il ne reste maintenant que des monologueurs. Ceux-là sont des malins. Comprenant que personne ne pourrait leur donner la réplique, l’art de causer étant disparu, ils sont devenus des espèces de conférenciers pour dîners et soirées. On les connaît, on les cite, on les invite. L’Académie en compte même plusieurs en son sein. Celui-ci opère surtout en tête-à-tête, celui-là préfère la galerie. Ils ont leurs sujets préparés, leurs tiroirs à bavardage, leurs arguments, leurs ficelles.

Le plus célèbre de tous, fort aimable homme, du reste, s’est fait une telle spécialité dans la causerie sentimentale à deux, lui seul parlant, que ses rivaux trépignent de jalousie. Jamais, oh ! jamais, il ne s’adresse aux hommes ! Tout pour les femmes. Pour elles, la séduction sérieuse de son esprit, son savoir grave et doux, tous ses frais d’éloquence. Mais aussi comme il sait leur plaire, comme il les séduit, comme il possède leur âme ! En voilà un qui doit mépriser Schopenhauer ! Et comme Schopenhauer le lui eût rendu !

Beau ? Non, il n’est pas beau, il est bien. Tout en lui est bien : sa figure, sa tenue, sa parole, sa science, sa position, tout. Il est presque trop bien ; pour les hommes il serait mieux étant moins bien.

Pour les femmes, il est l’idéal. Il sait manœuvrer sans faire de jalouses. Il choisit l’élue du jour, et — comment fait-il ? Je l’ignore — mais bientôt ils sont seuls, dans un coin, tout seuls, causant. Il parle bas, très bas ; personne autour de lui n’entend ; il reste grave, toujours bien, souriant à peine ; tandis qu’elle le regarde soit fixement soit par secousses, gardant sur les lèvres un sourire ravi, le sourire des bienheureux. C’est le Donato de la parole !

On dit pourtant qu’il n’est pas ce qu’on appelle un homme galant, bien qu’il soit fort galant homme ; il sait parler aux femmes, voilà tout.

Pourquoi l’ai-je cité ? Parce que chacune, quand on le nomme, s’écrie : « Quel causeur ! » — Eh bien, non, ce n’est point un causeur ; il n’y a plus de causeurs, à part quatre ou cinq, peut-être ; et ceux-là même, ne trouvant jamais personne qui leur tienne tête à cette charmante mais difficile escrime, deviennent peu à peu des monologueurs.

L’adultère
(Le Gaulois, 23 janvier 1882)

Je ne connais presque rien de Pot-Bouille, je sais seulement comme tout le monde, que le romancier étudie, dans cette œuvre, l’Adultère bourgeois. Cette question est éternelle et toujours actuelle. Le nouveau roman de Zola présentera cet intérêt très particulier que l’auteur, appartenant à la grande famille des écrivains observateurs, se gardera bien de faire un plaidoyer pour ou contre, et laissera la conclusion sortir des faits eux-mêmes, comme dans ce superbe livre, le plus remarquable qu’il ait écrit, à mon avis, L’Assommoir. Dès lors que je sens un plaidoyer dans une œuvre, je me mets en garde ; dès lors qu’un écrivain cesse d’être un artiste, rien qu’un artiste, pour devenir un polémiste, je cesse de le suivre, m’estimant assez grand pour penser tout seul, et ne voulant de lui que l’œuvre d’art. Les idées changent sans cesse, mais l’instinct humain ne varie pas ; la façon d’apprécier, seule, se modifie avec le temps et les mœurs. Un homme qui tricherait au jeu, qui vivrait aux dépens d’une femme et filouterait en outre les protecteurs de cette femme, serait aujourd’hui considéré comme le dernier des gueux.

Or, si l’abbé Prévost avait apporté dans son chef-d’œuvre Manon Lescaut cet esprit de plaideur, de philosophe prêcheur, de penseur dramatique que M. A. Dumas met en ses pièces, s’il eût cherché à nous montrer le chevalier Des Grieux à son point de vue, quel que fût d’ailleurs ce point de vue, notre manière de juger ayant changé, Manon Lescaut nous indignerait ou nous ennuierait. Mais ici l’auteur a été tellement sincère, tellement désintéressé, tellement vrai ; il s’est tellement effacé pour nous présenter uniquement ses personnages, eux seuls, avec leurs amours, leurs mœurs (les mœurs de l’époque) et leurs physionomies lumineuses de réalité, que nous ne nous révoltons pas, nous, nous ne nous étonnons même point, nous subissons l’œuvre irrésistible et charmante dans sa sincérité brutale.

C’est donc d’adultère qu’il s’agit dans Pot-Bouille. Le sujet n’est pas neuf ; il n’en est que plus difficile ; il n’en apparaît que plus intéressant, l’adultère ayant toujours été la grande préoccupation des sociétés, le grand thème des écrivains, le grand joujou de l’esprit des hommes. Et on ferait une bien curieuse étude en recherchant de quelle façon, tantôt plaisante et tantôt tragique, les générations successives ont jugé les manquements à cet accouplement légal qu’on nomme le mariage.

La loi, avec raison, n’est pas douce pour l’adultère. L’opinion publique se montre généralement plus clémente ; bien qu’aujourd’hui elle n’en rie plus guère. Elle pardonne, excuse, oublie, ferme les yeux ; elle n’a plus la vive gaieté de jadis. Les contes de la reine de Navarre, et ceux de Boccace, et les inimitables comédies de Molière nous montrent grotesques les maris trompés. Plus tard ils furent déshonorés ; maintenant ils demeurent tout simplement trompés, ni grotesques ni déshonorés ; et cette dernière manière de juger est bien la vraie.

Les opinions sur toutes choses changent tellement, qu’il était autrefois honorable et profitable en même temps d’être… coiffé par le roi. Les maris recherchaient avidement cet honneur. Un bourgeois même qu’un prince rendait père se fâchait rarement, bien que la bourgeoisie soit la seule classe de la société où l’adultère ait toujours eu de l’importance.

Dans la brillante aristocratie du XVIIIe siècle, un ménage fidèle eût été souverainement grotesque. Chez les gens du commun seuls on pouvait rencontrer ce ridicule, ce manque d’usage et de goût.

Je trouve dans La Femme au XVIIIe siècle, d’Edmond et Jules de Goncourt, un adorable tableau des commencements d’une union à cette époque. Voici quelques citations :

« … Le plus souvent, la jeune fille rencontrait le jeune homme charmant du temps, quelque joli homme frotté de façons et d’élégances… Ce jeune homme, un homme après tout, ne pouvait se défendre aux premières heures, d’une sorte de reconnaissance pour cette jeune femme, encore à demi vêtue de ses voiles de jeune fille, qui lui révélait dans le mariage la nouveauté d’un plaisir pudique, d’une volupté émue, fraîche, inconnue, délicieuse. Cependant, les tendresses, jusque-là refoulées, s’agitaient et tressaillaient dans la jeune femme…

« Mais quand toutes les distractions des premières semaines du mariage, présentations, visites, petits voyages, arrangements de la vie, de l’habitation, de l’avenir, étaient à leur fin ; quand le ménage revenait à lui-même, et que le mari, retombant sur sa femme, se trouvait en face d’une espèce de passion, il arrivait qu’il se trouvait tout à coup fort effrayé…

« Un peu honteux, et tout cela l’échauffant, il tâchait cependant d’être poli avec ce grand amour de sa petite femme ; et à ses plaintes il répondait avec une ironie câline et une indifférence apitoyée, prenant le ton dont on use avec les enfants pour leur faire entendre qu’ils ne sont pas raisonnables… Reproches, emportements, attendrissements, il essuyait tout avec un persiflage de sang-froid, l’aisance de la plus parfaite compagnie.

« La femme, au sortir de pareilles scènes, se tournait vers ses parents. Elle était tout étonnée de les voir prendre en pitié sa petitesse d’esprit, et traiter ses grands chagrins de misères. Sur la figure, dans les paroles de sa mère, il lui semblait lire qu’il y avait une sorte d’indécence à aimer son mari de cette façon. Et, au bout de ses larmes, elle trouvait le sourire d’un beau-frère, lui disant : « Eh bien ! Prenons les choses au pis : quand il aurait une maîtresse, une passade, que cela signifie-t-il ? Vous aimera-t-il moins au fond ?… » Le mari survenait alors, et glissait en ami ces paroles à sa femme : « Il faut vous dissiper. Voyez le monde, entretenez des liaisons, enfin vivez comme toutes les femmes de votre âge ! » Et il ajoutait doucement : « C’est le seul moyen de me plaire, ma bonne amie. »

Quels sont les maris qui oseraient aujourd’hui parler ainsi ? Il est vrai que dans le monde élégant et raffiné, bon nombre d’époux indifférents et sceptiques ferment les yeux et vivent de leur côté. Le ménage est en partie double ; il n’en va que mieux. La vengeance brutale est devenue bien rare ; les procès en séparation dénouent les situations trop difficiles, en attendant le divorce.

Dans le peuple, on retrouve, à part quelques violences de passionnés, la même indifférence tranquille. Les extrêmes se touchent, dit-on. L’homme de la nature, avec son seul instinct, n’a point encore les susceptibilités que créent chez nous les conventions passées à l’état de religions ; de même que chez le raffiné, devenu sceptique, les croyances à mille choses sont usées. Quiconque vit, par hasard, quelque temps au milieu du peuple reste abasourdi de la promiscuité des ménages, où l’inceste est presque aussi fréquent que l’adultère.

Rapprochons cela de ce que les mémoires secrets nous racontent de Louis XV et du mot, rapporté par Mme de Rémusat, de Napoléon Ier à sa mère : « Eh ! Ma mère, est-ce que votre morale est faite pour des hommes comme moi ? » Si ce ne sont point les paroles textuelles, c’est au moins le sens exact.

Dans la bourgeoisie moyenne, au contraire, tout cela change. L’adultère tout aussi fréquent, est beaucoup plus grave ; le drame est au bout des liaisons d’amour ; les maris attardés, à embuscades et à revolvers, se trouvent bien plus fréquemment que dans la classe au-dessus et dans la classe au-dessous.

Mais c’est aussi dans la bourgeoisie moyenne qu’on rencontre le plus souvent ces étonnants ménages à trois qui ont toujours fait et feront toujours la stupéfaction et la joie des spectateurs.

Et toujours l’éternel doute se produit. Le mari est-il complice, témoin timide et désolé, ou invraisemblablement aveugle ?

De tous les problèmes de la vie, celui des ménages à trois est le plus difficile à démêler. Si le mari est complice ? Quelle ignominie monstrueuse ! Que ne s’en va-t-il, s’il est témoin timide et désolé ? Quelle faiblesse, quelle résignation dans l’abjection ! S’il est aveugle ? Quelle incompréhensible stupidité ! L’autre, enfin, est installé dans le ménage en maître, il accompagne partout leur femme, lui donne le bras en public, tandis que le titulaire porte les manteaux. Il mange à leur table tous les jours ; le concierge seul pourrait dire à quelle heure il s’en va et à quelle heure il arrive. Et le mari lui serre la main ! Ils ont l’air de s’entendre, de se comprendre, de s’aimer ! Et la femme, ce sphinx, reste impénétrable, entre les deux. Et pourtant on ne peut douter.

Cette étrange et fréquente situation a été mise spirituellement à la scène. Le mari alors était supposé aveugle. D’autres fois elle a été traitée dramatiquement. Mais a-t-elle jamais été observée dans sa simplicité compliquée, dans son audace éhontée et inconsciente ? A-t-on jamais cherché à voir bien nettement ce qui se passe dans ces trois cœurs ; par suite de quelle convention tacite et inconcevable ces trois êtres ont accepté les uns vis-à-vis des autres leur anormale situation, qu’ils semblent supporter, du reste, avec cordialité, bonne humeur et sérénité, pour la plus grande satisfaction de ces singuliers contractants ?

Et voici où me paraît être l’intérêt puissant de l’œuvre nouvelle que commence aujourd’hui Le Gaulois.

À qui la faute
(Le Gaulois, 25 janvier 1882)

Relisons admirable farce de Rabelais :

« Soubdain je ne sçay comment, le cas feut subit, je n’eu le loisir le consydérer, Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les autres moutons, crians et bellans en pareille intonation, commencèrent soy jecter et saulter en mer après, à la file. La foulle estoit à qui saulteroit après leur compagnon. Possible n’estoit les en guarder. Comme vous savez estre du mouton le naturel tous jours suivre le premier, quelque part qu’il aille ».

On pourrait toujours dire, en cette dernière phrase :

« Comme vous savez être du Français le naturel, etc. »

Voici en effet des choses bien étonnantes qui font en ce moment grand bruit.

Un innombrable troupeau de moutons à deux pieds, qu’on appelle les hommes d’affaires, vient de disparaître dans le flot de la spéculation. Tous sont noyés. Le berger (qu’il soit Bontoux ou Dindenault) a bien essayé de les retenir ; peine perdue ! Ils l’ont entraîné dedans le lac. Et rien n’est plus.

C’est à la France seule qu’il appartient de jouer ces prodigieuses comédies.

L’affaire présente est particulièrement instructive. Au nom d’une religion dont le « tout-Paris spéculant » se soucie assurément moins « qu’un poisson d’une pomme » — pour emprunter l’image inexacte du grand poète, — on a commencé une soi-disant guerre aux juifs sur une valeur nouvelle portant un drapeau de ralliement.

Au moyen d’agissements habiles, cette valeur a gravi des sommets fantastiques. Alors tous les porteurs de titres ont été invraisemblablement millionnaires ; ils ont racheté d’autres titres encore, dans la naïve croyance que ces petits morceaux de papier colorié continueraient à représenter un fabuleux numéraire. Et soudain, je ne sais pourquoi, le petit papier a perdu tout son prix. Et tout le monde a été ruiné, même ceux qui n’avaient rien. — Voilà.

J’avoue qu’il y a dans ces mots : affaires de Bourse, spéculation, un mystère impénétrable pour mon esprit. Quant on achète des actions de chemins de fer ou de la Rente, c’est simple comme bonjour. La prospérité de l’entreprise ou celle des affaires publiques règlent les bénéfices. Rien de moins compliqué.

Mais on devient fou quand on veut se représenter comment une entreprise inconnue, qui demande l’argent du public pour des spéculations inavouées, dissimulées derrière un prétexte honnête, une entreprise qui représente un capital connu et limité, des bénéfices problématiques et des dangers de perte incontestables, peut, dans un coup de folie des agioteurs, atteindre à des taux fabuleux.

Les opérations sont fictives, les bénéfices sont fictifs, la valeur est fictive, c’est une simple convention ; tout est fictif, et le premier venu se trouve fictivement riche à milliards, pour se trouver très réellement sans le sou quelques jours après.

Or, la débâcle des temps derniers était prévue, annoncée depuis des mois, on la voyait ; on la sentait venir ; elle était inévitable comme l’hiver après l’été. Cela n’a point empêché tout le monde d’y être pris. — Moutons de Panurge !

Mais où la farce devient inénarrablement drôle, c’est à la question de payement. Les enrichis d’hier, qui sont les ruinés d’aujourd’hui, n’étant millionnaires que fictivement, c’est-à-dire grâce au petit papier qui valait tant et ne vaut plus rien, se trouvent aussi fictivement ruinés ; c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas payer. Quel tableau de féerie : Le Royaume du Fictif ! On y verrait l’ombre d’un actionnaire de l’ombre de la Timbale verser l’ombre d’un milliard à l’ombre d’un banquier israélite.

Et nous entendrons bientôt des conversations comme celle-ci : « Je viens de gagner quarante millions à la Bourse ; prêtez-moi donc quarante sous pour aller dîner. » Ou bien ceci : « Oh ! Mon cher, quel désastre ; je viens de perdre en deux heures huit cents millions. » Et l’ami confident s’effondrera, sans réfléchir que, du moment qu’on ne paye pas, il est absolument indifférent de perdre huit cents millions ou deux cents francs.

Ce que je ne comprends pas du tout, par exemple, c’est le résultat de cette débâcle pour la prospérité générale. Car on a employé ces grands mots. Or voici des milliards perdus, o~ bien ils sont en d’autres poches : alors que nous importe ? Ou bien ils étaient fictifs : alors pourquoi ces cris ?

Et que dire de cette invocation au gouvernement que les spéculateurs lyonnais appellent « papa » en s’asseyant sur ses genoux :

— Papa, paye mes dettes. Ne le ferai plus : te promets, te jure, paye mes dettes, serai bien sage.

En quoi la folie de ces gens regarde-t-elle le gouvernement ? Ils sont ruinés, tant pis pour eux ! Il en viendra d’autres à leur place.


Ô moutons de Dindenault ! Nous l’avons toujours été et le serons toujours. Jadis, quand un fou quelconque, que les sergents de ville aujourd’hui empoigneraient, s’en venait prêcher une croisade, toute la France partait en guerre contre l’infidèle, comme sont partis en guerre les actionnaires de M. Bontoux.

A peine en route, ils avaient regret, assurément ; mais, chez nous, quand un mouton a sauté, tous sautent. Puis, plus tard, les braves croisés revenaient éreintés, crevants, battus, aussi penauds que le sont aujourd’hui les actionnaires de M. Bontoux. La guerre aux infidèles, décidément, ne nous porte pas bonheur.

Pauvre M. Bontoux ! C’est le seul à plaindre dans l’affaire. Il avait lancé son ballon la Timbale, et, monté dans la nacelle, il faisait devant la foule sa petite ascension captive. Mais voilà que la foule se met à crier : « Plus haut ! Encore plus haut ! Toujours plus haut ! » Il ne veut pas, il proteste, essaye de calmer les spectateurs. Mais, basta ! Ils lâchent tout, coupent les cordes ; et le ballon s’envole aux nuages, crève, retombe, écrasant tout le monde et jetant sur le pavé l’aéronaute les reins cassés. Alors quels cris, quelle fureur ! « C’est la faute à Bontoux ! — crapule ! — canaille ! — misérable ! » En France, c’est toujours la faute à quelqu’un.

C’est aussi la faute à M. Lebaudy : à preuve qu’il a trahi un meilleur ami. L’ami proteste que c’est faux. Qu’importe ? C’est la faute à Lebaudy ! Gredin va ! Et tous les niais qui se sont laissé ruiner montrent le poing au financier plus malin qu’eux.

Autrefois, en d’autres circonstances, ce fut la faute à Capet. Aussi on a guillotiné Capet, et la femme Capet, et fait mourir le petit Capet.

Et pour changer, on a crié : « Vive Napoléon ! »

Et, vous rappelez-vous la guerre, la triste guerre de 1870 ?

Était-ce assez la faute aux généraux ? Et la faute aux espions ? En a-t-on assez fusillé, de ces espions sans le savoir. Tant pis pour eux, c’était leur faute !

Attendez un peu. Vous allez voir maintenant comme ça va être la faute à M. Gambetta ! Tout, vous dis-je, tout sera de sa faute. Les députés veulent une chose aujourd’hui, une autre demain. C’est la faute à Gambetta. Ils ne sont d’accord sur rien. C’est la faute à Gambetta ; jamais la faute aux députés, car : « vous savez être du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu’il aille. »

Et dire qu’à chaque bêtise nouvelle nous continuerons à trouver le coupable, sans jamais convenir simplement que c’est la faute à tout le monde.

Les femmes de théâtre
(Le Gaulois, 1er février 1882)

Quelques-unes de nos belles comédiennes ont dû protester contre l’espèce de conclusion du nouveau roman d’Edmond de Goncourt, conclusion qui semble contenue dans cette phrase de lord Annandale à sa maîtresse, la Faustin. « Une artiste… Vous n’êtes que cela… la femme incapable d’aimer ! » Elles ont dû s’écrier : « Comment ! Nous, incapables d’aimer ? Mais nous ne faisons que ça ; nous en sommes plus capables que les autres femmes ! » Et elles se remémoraient sans doute leurs grrrrandes passions, oubliant qu’il ne faut pas confondre aimer souvent avec beaucoup aimer.

Elle est, au contraire, terriblement vraie, la subtile analyse du maître observateur qui a fouillé ces âmes d’actrices, suivi le labyrinthe compliqué de leurs tendresses, et ouvert au public les coulisses de leurs cœurs. Et celle qu’il a choisie pour modèle est une grande artiste, une sincère, une géniale ; et non la comédienne quelconque, telle que nous en voyons, chaque jour, en nos théâtres. Et elle aime, cette Faustin, elle aime ardemment ; mais elle aime en comédienne qu’elle est. C’est-à-dire qu’elle reste, malgré tout, fatalement, inconsciemment, cabotine jusque dans ses élans de passion les plus violents et les plus vrais.

Et le romancier a indiqué là, avec une rare discrétion d’ailleurs et une singulière perspicacité, la part que le métier reprend fatalement dans les passions des femmes de théâtre. Quelque capté que soit leur cœur, quelque sincère que soit leur étreinte, n’y a-t-il pas toujours un peu de mise en scène dans leurs manifestations, un peu de déclamation dans leurs ardeurs ? Ne jouent-elles pas, malgré elles, une comédie ou un drame d’amour avec des réminiscences de pièces, des intonations apprises ? Et je voudrais savoir si chaque homme sur qui tombe leur tendresse ne leur rappelle pas involontairement un personnage qu’elles ont joué, et si une partie de leur affection ne vient pas de là ?

Est-il bien certain qu’elles disent « Je t’aime ! » comme les autres femmes ; qu’elles n’aient jamais de « mots d’auteur », d’« effets » et de « gestes » ?

Et j’en appelle aux hommes qui ont connu des comédiennes, qui ont assisté à la représentation à domicile de leurs tendresses, tout, en cette petite aventure de leur vie qu’on nomme un « amour », n’a-t-il pas une odeur de planches, de coulisses, jusqu’à la rupture qui est fatalement plus dramatique, plus déclamatoire, plus machinée qu’avec d’autres ?

Et comme il est vrai cet amant, lord Annandale, qui vit près d’elle comme un époux fou d’amour, et qu’elle adore (il n’en peut douter), et qui cependant demeure sans cesse inquiet, soupçonneux, vaguement jaloux et troublé, sentant que, même en ses bras, même éperdue de bonheur, elle joue toujours, elle fait une sorte d’adaptation à la vie réelle des intrigues passionnées et des scènes ardentes répétées chaque soir devant la foule.

Du reste, les Faustins sont rares, et nos comédiennes d’aujourd’hui traitent l’amour d’une façon beaucoup plus simple et plus pratique.

Exceptionnellement placées pour plaire aux hommes, pour qui elles ont un attrait puissant et particulier, sur qui elles exercent une sorte de fascination ; debout sur les planches comme sur un piédestal d’où elles dominent la foule, elles se trouvent exposées en montre comme des objets aux vitrines des marchands, offertes pour ainsi dire aux désirs des spectateurs.

Elles apparaissent au public comme des femmes d’amour et de plaisir dont les journaux enregistrent les aventures galantes. De là à faire métier de soi, à devenir des objets de vente courante, il n’y avait pas loin.

Il existe assurément des exceptions, des femmes de théâtre fort honorables dont leurs camarades se moquent d’ailleurs ; d’autres qui ne sont point vénales et que leurs camarades méprisent. Les premières sont des poseuses qui « la font à la vertu » ; les autres sont des jobardes.

Quant à celles — le plus grand nombre — qui font le commerce de galanterie, je crois, vraiment, qu’elles ne tarderont pas à avoir leur Petite Bourse du soir, où l’on verra les amoureux surenchérir à pleine voix, comme on fait chaque jour à la grande Bourse.

Car elles sont cotées, comme des valeurs ; elles ont des hauts et des bas, des fluctuations de cours, des dépréciations et des vogues, selon les caprices des amateurs, les mouvements de la mode et leurs succès de planches.

Et cela nous semble tout simple ! Mais, en vérité, ces marchandages d’amour de femmes qui ne sont pas des filles, et qui devraient être des artistes, cette abdication du sentiment devant l’argent, du caprice devant la cote, cette réclame que fait le théâtre pour l’alcôve, cette valeur commerciale exploitée même quelquefois par un mari légitime au profit de la communauté, ces agences de location des divas à la nuit ou à la semaine, ces agences où le premier Anglais millionnaire peut se présenter tranquillement un chèque à la main, disant : « Je volé soupé demain avec madémoiselle Machin », passent un peu les limites de la prostitution permise.

Ne les verrons-nous pas bientôt, ces agences que tout le monde connaît, mais qui se cachent encore, ouvrir leur porte sur la rue, avec un encadrement de photographies et la carte des tarifs qu’on consultera, en passant, comme le dernier cours de la rente.

Et n’assisterons-nous pas à des émotions publiques, pareilles à celle qui suit la chute de la Timbale, quand on apprendra que par l’effet d’on ne sait quelles manœuvres, M. X…, du Vaudeville, et Mlle Y…, du Gymnase, viennent, en un soir, de tomber à cinq louis ?

N’ai-je pas connu un riche Américain qui, partant pour la France, télégraphia de New York pour retenir son Étoile, qui l’attendit à l’hôtel, sans embarras et sans révolte ?


Jadis les actrices furent des femmes à toquades, à escapades, à fantaisies. Aujourd’hui, elles rappellent les commerçants à deux boutiques, qui vendent de ceci dans l’une, de cela dans l’autre. Tout dépend de la porte par où l’on entre.

Je ne veux point, bien entendu, parler de morale, car j’estime que leur situation exceptionnelle leur doit donner les mêmes privilèges qu’aux hommes. Je ne parle que de dignité féminine, ce qui est fort différent.

A ce sujet, on chuchotait, ces jours-ci, une aventure qui serait arrivée dernièrement, en Angleterre, à une grande comédienne française.

Un lord, un très noble lord, séduit par la grâce merveilleuse de cette femme charmante autant que par son talent exceptionnel, l’invita chez lui, à une soirée dont sa femme faisait les honneurs.

L’actrice, qui est mère, amena son fils avec elle, et, lorsque la grande dame anglaise, rigide et prude comme toutes ses maigres compatriotes, s’avança pour la voir, elle présenta le jeune homme : « Mon fils, milady. » L’Anglaise rougit d’indignation, et, d’un ton sec : « Je vous demande pardon, madame ; jusqu’ici, je vous avais appelée mademoiselle, je vois que je m’étais trompée. » L’actrice ne se troubla point devant la réponse insolente ; elle sourit, au contraire, et, de sa voix exquise, si douce qu’elle prend tous les cœurs, elle reprit : « Oh ! Non, milady, caprice d’amour. » L’Anglaise aussitôt s’enfuit et ne reparut plus.

L’histoire est-elle vraie ? En tout cas, celle à qui on l’attribue est capable de cet esprit. Ce mot charmant n’a-t-il pas, en même temps, préservé sa dignité et affirmé les libertés que lui donne son talent ?

Les scies
(Le Gaulois, 8 février 1882)

Dire que Paris vient d’être remué, pendant cinq jours, par les péripéties d’une partie de billard !

Les journaux enregistraient les résultats ; et, chaque soir, sur la place de l’Opéra, la foule, cette bête à mille têtes, ce tas grouillant d’humanité badaude, contemplait avidement les cadres transparents où les points étaient marqués. Et on criait, on applaudissait, on huait. Toute la bêtise populaire était secouée patriotiquement. Qui l’emporterait sur le billard, de l’Amérique ou de la France ? Lutte héroïque. Les deux Républiques, celles qu’on appelle les deux grandes Républiques, luttaient comme Roland et Olivier dans la Légende des Siècles ! Et chaque soir le dur combat recommençait ; et des paris étaient transmis par le câble transatlantique ; et, dans les salons élégants, les jeunes femmes aux yeux divins demandaient avec angoisse aux hommes qui revenaient du cercle : « Savez-vous qui a gagné ce soir de Slosson ou de Vignaux ? »

Voilà trop longtemps que dure cette insupportable scie. Ce duel ridicule au carambolage qui prend les proportions d’un événement public, qui recommence périodiquement à la façon de la querelle ancienne des Capulets et des Montaigus, a cela d’odieux qu’il remue le fond de bêtise que tout peuple, porte en lui ; il la fait monter en écume à la surface, l’étale au grand jour ! Le duel de l’Amérique et de la France sur un tapis ceint de bandes ! Le championnat pour le billard de la France et de l’Amérique ! Oh !

Que MM. Vignaux et Slosson s’amusent à jouer au billard, c’est leur droit incontestable. Que les combinaisons des carambolages constituent le grand intérêt de leur vie, le grand effort de leurs pensées, produisent la plus forte tension de leur intelligence, personne n’a rien à y voir ; personne n’a le droit de les en blâmer. Mais qu’ils fassent interrompre la circulation sur le boulevard en ameutant les badauds, sous leurs fenêtres ; qu’ils favorisent, par là même, l’accroissement de la niaiserie en France, c’est trop.

Vaincu, M. Vignaux a, parait-il, refusé la main que lui tendait M. Slosson. On ne l’a pas trouvé chevaleresque !.. Parbleu ! Et on l’a hué. Miséricorde ! La foule est impitoyable. Comme Olivier fut plus magnanime, plus vraiment grand avec Roland, en lui offrant la main de sa sœur pour terminer la lutte !

Quel enthousiasme dans le public si cette partie acharnée avait pris fin héroïquement comme le poème de Victor Hugo.

Plus de queue en leurs mains, de cheveux sur leurs têtes,

Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants,

Avec des pieds de chaise ainsi que des géants.

Pour la cinquième fois voici que la nuit tombe.

Et, tout à coup, Vignaux, aigle aux yeux de colombe,

S’arrête et dit : « Slosson, nous n’en finirons point.

« Tant que nous garderons un bout de queue au poing

« Nous lutterons ainsi que lions et panthères.

« Ne vaudrait-il pas que nous devinssions frères ?

« J’ai ma sœur, Madeleine, au nez taché de son.

« Épouse-la,

Parbleu ! Je veux bien, dit Slosson.

« Et maintenant, buvons, car je suis hors d’haleine.

C’est ainsi que Slosson épousa Madeleine. »

Et nous serions, nous, débarrassés de cette scie carambolo-patriotique.

Mais les scies sont éternelles. Et M. Vignaux vient d’être provoqué par un nouveau champion. A bientôt cet intéressant tournoi, où l’honneur national se trouve encore intéressé. La place de l’Opéra étant désormais insuffisante pour contenir le public anxieux, ne pourrait-on mettre le palais de l’Industrie à la disposition des combattants, et annoncer chaque point du champion français par un coup de canon tiré des Invalides, comme on annonçait, en d’autres temps, les victoires ?

On raconte aussi qu’un défi vient d’être lancé par un célèbre joueur de biribi de Montmartre à tous les amateurs de l’univers. Encore un championnat. Puis nous assisterons aux passionnantes rivalités des joueurs de loto, de pigeon-vole, de toupie hollandaise, de tonton, de bilboquet, etc.

Résignons-nous.

Déjà nous avons pris notre parti de bien d’autres scies, qui pour être plus anciennes, n’en sont pas moins insupportables. Nous les subissons d’une façon régulière, tantôt avec un enthousiasme de bon goût, tantôt avec une patience muette.

La plus terrible de toutes n’est-elle pas le changement de ministères ? Songez donc, trois fois par an on remplace M. Goblet par M. Timbale ou M. Timbale par M. Goblet. Cela ne change rien, il est vrai, et nous laisse froids. Mais chaque fois tous les journaux, tous nos parents, tous nos amis, tous nos voisins, au restaurant, en chemin de fer, en omnibus, recommencent la même discussion sur la manière d’appliquer en France le régime républicain. Avec une gravité prudhommesque et sereine, ils répètent invariablement les mêmes arguments que les faits, trois mois après, viennent invariablement démentir. Et nous ne sommes pas encore enragés ou anarchistes guillotineurs ?

Il faut avouer que l’oubli recouvre vite les ministres dégringolés. Qui sait leur nom trois jours après la chute ? Ne serait-il pas bien amusant de demander soudain à toutes les personnes réunies en un salon de nommer tous les membres du Grand Ministère défunt ? Combien les pourraient retrouver ?

En vérité, de tous les ministres qui se sont succédé depuis dix ans, un seul est immortel, incontestablement. Il s’appelle le général Farre. Et pourquoi sa renommée apparaît-elle, dès aujourd’hui, impérissable ? Pour une chose bien simple : il a supprimé les tambours ! Il est l’Erostrate du siècle ! Il peut crier : Eureka ! Il a trouvé un moyen pour l’immortalité, le vrai, le seul, le moyen à la Mangin et à l’Alcibiade. Et dans mille ans, alors que personne ne citera plus les noms de MM. Devès, Raynal et Cie, on parlera encore avec étonnement de l’homme qui a supprimé les tambours dans l’année française, comme on parle aujourd’hui de celui qui brûlât jadis le temple d’Éphèse.


Des scies ? Mais il en pleut toute l’année. Tenez : les œuvres de bienfaisance envers l’étranger, la charité par l’exportation, l’aumône-réclame, la pitié dansante, l’apitoiement sur des infortunes lointaines, au plus grand avantage des imprésarios, de la fête, et au réel détriment de notre pays.

Inondés de Hongrie, inondés d’Espagne, incendiés de Vienne et autres. Tout l’argent ramassé passe invariablement aux frais d’organisation. Mais peu importe.

L’Espagne a-t-elle donné un combat de taureaux ; l’Autriche-Hongrie a-t-elle offert une tombola pour les centaines de morts de Perrégaux ? Et là-bas le pays est ravagé, le grand barrage fécondant la plaine est détruit, douars et gourbis et maisons sont emportés par l’eau. Bast ! C’est en Algérie. Quel bénéfice, quelles décorations, quels honneurs, quelles prérogatives pourraient revenir aux gens généreux qui se mettraient en avant ?

Mais la plus tenace et la plus horrible des scies indestructibles est peut-être la « question de l’Opéra ».

L’État nomme périodiquement un directeur à cet établissement financier. Celui-ci, dès qu’il entre en fonction, n’a qu’une idée, très compréhensible : monter le moins d’opéras et gagner le plus d’argent qu’il pourra. La musique, bien entendu, est le moindre de ses soucis. Le public et les critiques de la presse, qui attendaient tout du nouveau fonctionnaire, avec une crédulité que rien ne décourage, se mettent alors à hurler derrière lui comme les chiens à la lune, avec autant de succès, du reste, que ces animaux auprès de l’astre nocturne. Car ils ne le font pas plus tomber que les chiens ne font choir la lune. Ils n’arrivent qu’à ranimer cette plaie qu’on appelle la question de l’Opéra.

Le remède est pourtant bien simple : supprimer l’Opéra. Tout le monde y gagnerait : les indifférents, qu’on n’énerverait plus ; le public, dont on sauvegarderait le goût et l’intelligence ; l’art, en la personne des musiciens, qui, débarrassés du désir de gagner beaucoup d’argent, feraient enfin de vraie musique. Le directeur seul y perdrait. Mais, avec les capacités financières que montrent généralement ces élus, il pourrait fonder une nouvelle Union Générale, plus prospère que celle de M. l’ingénieur Bontoux.

Oui, l’art y gagnerait ; car je ne sais rien de plus monstrueusement révoltant que ces personnages ornés de vêtements ridicules qui s’en viennent, avec des gestes inénarrablement grotesques, mugir leurs sentiments et hurler leur histoire devant une foule en toilette.

L’intrigue, d’ailleurs, est si stupide que personne ne la comprend jamais. La prose rimée qui la raconte donne des attaques d’épilepsie aux poètes et aux prosateurs ; sans compter que les acteurs sentent si bien comme est anormal et burlesque ce récit en musique, qu’ils ne prennent même pas la peine de mimer les rôles. Ils s’avancent, élèvent le bras droit, le bras gauche, font trois pas à droite, trois pas à gauche, ou bien tendent les deux mains vers la foule comme s’ils lui présentaient un enfant nouveau-né. C’est tout.

Exprimer des sentiments en roulades me semble d’ailleurs une idée de sauvages. Certes ce genre de spectacle est plus enfantin que les mystères du Moyen Age ; et, si l’on reprend par hasard une de ces œuvres dans cinq cents ans, par curiosité historique, la salle se roulera en des accès de gaieté folle, tant sont irrésistiblement comiques ces représentations. Nous ne nous en apercevons pas, accoutumés à ces choses grotesques ; et pourtant un opéra quelconque devrait soulever en nous plus de rires que Divorçons ! Ou n’importe quelle farce extravagante.

Alors, que voulez-vous ? dira-t-on. De la musique toute simple, où la voix humaine ne sera qu’un instrument. Ou bien, si vous vous destinez à mettre de la littérature en musique, je demande qu’on en fasse autant pour la peinture. Mais que ferait-on de l’Opéra ? A quoi pourrait-on employer ce médiocre monument ?

A quoi ? Qu’on le livre à MM. Vignaux et Slosson pour y donner leurs représentations, et qu’on écrive sur le fronton : « Académie nationale de billard ». L’enseigne, au moins, ne mentira pas.


Parmi les scies, citons pour mémoire les manifestations politiques sur la tombe des citoyens trépassés, les enfants prodiges, les déclamations des journaux religieux sur le prétendu dîner à charcuterie de Sainte-Beuve… et que d’autres encore !

Phoques et baleines
(Gil Blas, 9 février 1882)

C’était un curieux spectacle, ces jours derniers, dans la grande cour qui précède le laboratoire d’anatomie comparée, au Muséum d’histoire naturelle.

Les lourds camions du chemin de fer de l’Ouest venaient de décharger des caisses longues semblables à de grands cercueils, et aussi des ossements monstrueux, des têtes d’animaux colossales, pareilles à d’étranges instruments d’industrie, compliquées comme des machines agricoles. Sur tout cela adhéraient encore des lambeaux de peau, des morceaux de chair. Et lorsqu’on eut ouvert la plus petite boîte, une odeur forte de cimetière s’exhala, une odeur de cadavre avancé, et dans cette boîte un corps s’allongeait tout déformé par la décomposition.

Alors des hommes alignèrent les vertèbres énormes, mirent en place chaque morceau des squelettes comme s’ils eussent joué à un nouveau jeu de patience, et ils reconstruisirent les carcasses des gigantesques baleines que le professeur d’anatomie comparée du Muséum, M. Georges Pouchet, est allé chercher cet été dans les mers du Nord, sur l’aviso de l’État le Coligny.

Le récit de ce voyage, que nous lirons quand le rapport du jeune et savant professeur sera publié, nous donnera de singulières sensations que peuvent déjà faire pressentir les photographies et les objets qu’il a rapportés de ce pays des baleines.

Les côtes sont encore ourlées de glaces ; la mer charrie des cristaux gelés gros comme des montagnes, elle les roule, les balance et les heurte, cette mer froide où vivent les monstres, les plus vastes bêtes créées.

Là-bas, sur le rivage, s’élève un grand bâtiment de bois tout simple, des cloisons de planches et un toit, rien de plus ; le flot vient en battre le pied ; et des treuils, des grues pareilles à celles des gares aux marchandises, se dressent devant l’entrée. C’est la grande usine où l’on travaille la chair des baleines. C’est de là que partent, c’est là que reviennent les bateaux pêcheurs.

L’ancienne baleine franche n’existe presque plus. Beaucoup plus grosse que la baleine bleue, elle vaut quarante à cinquante mille francs. La baleine bleue, moins grosse et beaucoup plus longue que sa sœur, très nombreuse encore, vaut environ sept mille francs. La baleine franche, mortellement frappée, surnageait ; l’autre coule ; aussi emploie-t-on pour la chasser de légers bateaux à vapeur qui la hissent à fleur d’eau et la remorquent ensuite jusqu’à l’établissement où l’industrie s’empare du corps.

Quand le Coligny vint mouiller en face du vaste hangar où sont disséqués ces monstres, il en arrivait chaque jour en si grand nombre que les ouvriers ne suffisaient plus. A peine la bête amarrée à terre, les hommes se jetaient dessus, enlevaient rapidement la peau et la graisse, puis on repoussait à l’eau l’animal écorché et on l’ancrait comme un navire, pour le reprendre, son tour venu, et fabriquer du guano avec sa chair. Le travail de la décomposition le faisait alors flotter ; et bientôt ils furent deux, puis quatre, puis six, puis huit, amarrés ensemble, pourrissant côte à côte, ces corps immenses, remués par la vague. C’était une île de baleines mortes, longue de cent mètres, large de cinquante ; et l’infection était si grande que tout le monde à bord du Coligny avait des haut-le-cœur, chaque matin, en se levant.

Parmi les objets rapportés par M. Pouchet est une espèce de grossière arbalète, primitive en sa forme, faite de bois à peine dégrossi et qu’un hercule seul peut bander. Chaque paysan là-bas possède une de ces armes, et, quand une baleine est jetée par la tempête dans un de ces petits lacs peu profonds qui bordent les côtes, chacun sort de sa maison et crible la bête de courtes flèches dont le fer porte les initiales du propriétaire. Puis, lorsque le gigantesque poisson expire d’ennui dans cette baignoire où il ne peut s’ébattre, on examine les coups supposés mortels, et les lettres gravées sur les lances désignent le propriétaire du cadavre.


Chose singulière, la Méditerranée, cette mer chaude, cette mer d’huile, possède aussi des baleines et un nombre considérable de phoques. J’ai eu moi-même l’étonnement de me trouver nez à nez avec un de ces derniers animaux… et j’ai fui.

Voici dans quelles circonstances.

Je voulais voir ce sauvage et dangereux détroit de Bonifacio qui sépare la Corse de la Sardaigne et la ville singulière qui donne son nom à ce passage, redouté surtout depuis le naufrage de la Sémillante.

J’étais parti d’Ajaccio sur le Rhône, un vapeur-tortue que la vague secoue d’une invraisemblable façon ; et après neuf heures de traversée, on pénétrait dans le détroit. A gauche, la haute falaise blanche se dressait comme une muraille. Soudain, sur le sommet, une petite ville apparue, bâtie sur un abîme qui la dévorera, car le roc qui la supporte est tellement rongé par la mer qu’il forme comme une gigantesque caverne sous la cité suspendue, restée en l’air sur cette voûte que les flots creusent de jour en jour.

Le navire longeait la côte, et bientôt il se trouva vis-à-vis d’une fente étroite dans la muraille de pierre. C’était un tortueux corridor naturel où le bâtiment s’engagea. Cet étroit couloir ondulait comme un serpent pour déboucher dans un joli bassin d’eau profonde d’un bleu merveilleux : le port de Bonifacio, la ville basse, aux constructions élevées, l’entoure.

Je grimpai d’abord jusqu’à l’ancienne ville, celle qui surplombe le gouffre. Les maisons restent accrochées on ne sait comment au-dessus de cette falaise minée ; et là, certes, s’accomplira une de ces catastrophes dont le souvenir ne s’efface pas. Un jour viendra, proche ou lointain, où la mer ayant achevé de creuser la pierre et d’ébranler la montagne engloutira tout un coin de la cité avec ses habitants.

De là on voit la Sardaigne, et tout l’effrayant détroit hérissé de rocs, qui sortent leurs têtes à fleur d’eau, comme des bêtes méchantes attendant une proie.

Puis, redescendant au port, je louai une barque pour visiter les grottes marines qu’on m’avait dit pouvoir être comptées parmi les plus belles du monde.

La plus curieuse est la Dragonale.

La mer étant un peu houleuse, nous eûmes grand’peine à franchir l’entrée, porte basse où la vague, s’engouffrant violemment, menaçait de briser notre embarcation. Nous pénétrâmes enfin dans une vaste chambre éclairée du haut par une échancrure naturelle qui traverse toute l’épaisseur de la colline et présente exactement, comme si elle eût été taillée par l’homme, la configuration de l’île de Corse. Sous nous, l’eau profonde, où pénétrait une lumière plus vive venant du dehors par l’entrée sur la pleine mer, une lumière de fond comparable à un rayon électrique, était tantôt rouge, tantôt azurée, tantôt violette, tantôt rose comme un pâle corail.

Des centaines de colombes s’envolant à notre approche, s’enfuyaient par le trou qui traversait la côte, et on voyait leur ombre monter, tournoyer, sur le petit morceau de ciel aperçu du fond de cette chambrée.

A droite, à hauteur d’homme au-dessus de la barque, s’ouvrait une excavation où les marins m’engagèrent à grimper pour contempler toute la grotte en me plaçant au fond, J’obéis ; mais à peine eus-je mis le pied sur le rocher qu’une grosse pierre, lancée comme une catapulte, m’effleura la tête, et un grand bruit, un bruit de course, se fit devant moi, dans l’ombre impénétrable à l’œil. D’un bond je rentrai dans la barque, sans comprendre ce qui se passait, sans savoir quel être j’avais dérangé dans son refuge, quel ennemi m’avait jeté ce caillou.

Aussitôt les deux hommes s’écrièrent : « Le phoque ! Le phoque ! » et ils se réfugièrent promptement dans une cavité de la grotte pour éviter, disaient-ils, les pierres que la bête lançait à ceux qui la troublaient.

Et soudain le clouf d’un énorme plongeon fit vibrer l’air calme de la caverne ; l’écume rejaillit jusqu’à la voûte et j’aperçus distinctement un gros corps noir et allongé qui filait sous l’eau vers la sortie. C’était l’habitant de ce lieu, le phoque lui-même qui nous cédait la place.

De retour à Ajaccio, on me raconta que souvent ces allaient jusqu’aux vignes qui bordent la mer, pour y manger du raisin. J’en doute un peu cependant et je ne me figure pas bien un phoque un peu pochard dansant un cancan sur la berge. On m’a affirmé aussi qu’ils lançaient toujours des pierres à ceux qui les surprenaient C’est possible à la rigueur. Voici comment : La bête, en s’enfuyant, rame pour marcher comme pour nager avec ses puissantes nageoires, et si une pierre est rencontrée par ces membranes qu’elle agite désespérément, elle se trouvera sans doute lancée en arrière avec violence justement vers la personne devant qui se sauve l’animal.

Cette explication, d’ailleurs, que je donne sous toutes réserves, aurait besoin d’être soumise à M. le professeur d’anatomie comparée du Muséum.

L’honneur et l’argent
(Le Gaulois, 14 février 1882)

Nous assistons, certes, depuis quelques années, à un déplacement de la conscience. La morale change. La morale est pareille aux bancs de sable des rivières : elle se promène ; elle est tantôt ici et tantôt là, s’élève en montagne au-dessus du courant des mœurs et des instincts, forme des obstacles infranchissables en certains points ; puis soudain tout s’aplanit et l’onde humaine se remet à couler librement, barrée plus loin par la dune mouvante.

L’immense catastrophe financière de ces temps derniers vient de prouver d’une façon définitive (ce dont on se doutait un peu, d’ailleurs, depuis pas mal d’années) que la probité est en train de disparaître. C’est à peine si on se cache aujourd’hui de n’être point un honnête homme, et il existe tant de moyens d’accommoder la conscience, qu’on ne la reconnaît plus. Voler dix sous est toujours voler ; mais faire disparaître cent millions n’est point voler. Des directeurs de vastes entreprises financières font chaque jour, à la connaissance de la France entière, des opérations que tout leur interdit, depuis les règlements de leurs sociétés jusqu’à la plus vulgaire bonne foi ; ils ne s’en considèrent pas moins comme parfaitement honorables. Des hommes à qui les fonctions et le mandat qu’ils ont, et les dispositions mêmes de la loi, interdisent tout jeu de Bourse, sont convaincus d’avoir trafiqué sans vergogne, et, quand on le leur prouve, ils font en riant un pied-de-nez, et en sont quittes pour aller manger en paix les millions que leur ont donnés des opérations illicites !

Quant au fretin des agioteurs, il se fait un devoir de manquer de conscience, et presque une gloire de mettre dedans les naïfs. Le courant de la spéculation a passé sur l’antique probité et a dispersé sa montagne de sable.

On a gardé, il est vrai, dans le monde une sorte de probité extérieure, d’honnêteté relative. Ce qui a disparu surtout c’est la scrupuleuse intégrité, cette minutieuse propreté de la conscience, cette fine délicatesse de l’homme qui ne se serait laissé salir par aucun douteux contact d’argent.

Dans la crise que nous traversons, on a pu sonder exactement toutes les profondeurs de l’improbité ; et, tandis que les petites gens, atteints par la débâcle, payaient jusqu’au dernier sou, tandis que la modeste bourgeoisie d’un côté et quelques grandes familles de l’autre n’hésitaient pas à tout sacrifier, à tout donner, d’autres, qui sont riches, on le sait, ne se sont point fait scrupule de garder en même temps leur fortune et leurs dettes.

La probité pourtant était peut-être la seule vraie propreté morale de l’homme, la seule vraie qualité de l’âme constituant l’honorabilité.

Les progrès de l’indélicatesse sont faciles à suivre. Il y a vingt ans, on s’étonnait que les domestiques ne fussent plus honnêtes. Aujourd’hui on s’ébahit quand ils le sont.

Il y a quinze ans, on s’indignait quand un fournisseur vous avait trompé. On serait bien surpris aujourd’hui de n’être point mis dedans par les plus scrupuleux négociants.

Et voilà que la contagion a gagné partout. Encore quelques années, et ce sera fini. Il n’existera plus un homme vraiment intègre, un de ceux à qui il ne suffisait pas d’être probe en apparence, d’être probe vis-à-vis des autres, mais qui voulaient le rester vis-à-vis d’eux-mêmes.

La probité, jusqu’ici, était demeurée le plus fixe des sentiments humains, le plus sérieux des obstacles dressés par la morale à nos instincts. Tout change. Tout passe.

Un sentiment, par exemple, dont les déplacements sont vraiment surprenants : c’est la pudeur.

Je n’ose point affirmer que la pudeur n’a été inventée par les femmes que pour donner du prix et du charme à l’amour ; mais, au fond, je le crois. Donc, rechercher en quoi les femmes, dans tous les temps et chez tous les peuples, ont fait consister la pudeur nous révélerait sans doute ce qu’aimaient les hommes de leur époque et de leur pays, et nous donnerait l’histoire universelle de l’amour dans l’humanité.

Ajoutons que la pudeur et la mode sont sœurs et marchent ensemble.

Sait-on que c’est à une question de pudeur que les Espagnoles doivent leur gracieuse démarche.

En Espagne, jadis, il était, paraît-il, déshonorant pour les femmes de montrer leur pied, j’entends leur pied chaussé, ce petit pied dont la finesse est demeurée légendaire ; il leur fallait s’y prendre de telle sorte qu’elles allassent par les rues sans jamais laisser voir aux passants le bout même de leurs chaussures.

Que faisaient-elles ? Elles portaient de longues, de très longues robes ; et, au lieu de marcher, elles glissaient. Elles glissaient d’une façon particulière, frôlant la terre de la semelle, le bout de la bottine toujours enseveli sous l’étoffe tombante de la jupe ; et, de cette habitude devenue universelle dans le pays, de cette habitude prolongée pendant plusieurs générations, est résultée presque une modification anatomique de la race, une démarche souple, singulièrement gracieuse, comparable au flottement d’une barque, une sorte de léger effleurement du sol par les pieds.

Il est regrettable que les aïeules des Anglaises errantes qu’on rencontre par toute la terre n’aient pas eu le même sentiment de pudeur que les ancêtres des Espagnoles.

Car est-il rien de plus désolant, pour quiconque adore la grâce des femmes, que de voir sautiller ces grands corps sur les échasses que sont leurs jambes ?

Mais pour nous, la plus singulière des pudeurs est assurément celle des femmes arabes.

On le sait, jamais un homme, sauf l’époux, ne doit apercevoir leur visage. Quant au reste, elles ne le cachent guère.

Aussitôt qu’on avance dans le sud, le costume de la femme arabe devient des plus primitifs. Elle porte presque toujours une espèce de sac de laine blanche, ouvert du haut en bas des deux côtés, quelquefois noué à la ceinture, et quelquefois même flottant librement, de sorte que, de profil, on voit la femme nue de la tête aux pieds, tandis que son visage est voilé de façon qu’on distingue à peine ses yeux eux-mêmes.

Elles sont d’ailleurs, en général plus jolies de figure que de formes, étant dès l’enfance employées à tous les rudes travaux, et fatiguées à quinze ans comme si elles étaient vieilles.

Voici une petite aventure qui donnera de leur pudeur une idée fort exacte.

J’étais alors à Boukhari, et je partis un matin avec deux amis pour aller passer la journée et la nuit chez un caïd voisin.

Nous traversions la vaste forêt qui s’étend derrière le fort de Boghar, et, mes compagnons étant restés à causer quelques minutes avec un officier qui nous avait rencontrés, je continuai, seul, mon chemin. Je marchais sans bruit, lentement. Tout à coup, derrière une roche, je surpris une jeune Arabe dont le visage était nu. A ma vue, elle fut effarée, se leva d’un bond et, perdant tout sang-froid, elle saisit à deux mains le lambeau de laine qui tombait de sa gorge à ses chevilles, pour s’en couvrir la figure. Elle le releva tout entier d’un mouvement convulsif, et s’enveloppa la tête dedans ; et elle demeurait dressée devant moi, sans un voile de la tête aux pieds, absolument immobile, et satisfaite sans doute de la manière dont elle avait sauvegardée sa pudeur et sa dignité de femme.

Osera-t-on dire à présent que les manifestations de la morale ne dépendent point des latitudes ?

Nous étions là dans le pays des autruches !

La nature n’a-t-elle pas manifestement donné le même instinct aux femmes et aux oiseaux du désert ?

Il leur suffit de se cacher la tête.

Vengeance d’artiste
(Le Gaulois, 20 février 1882)

Le drame Jacquet-Dumas émeut la ville et la province.

Parlons-en comme tout le monde.

On sait le fond de l’affaire.

M. Dumas ayant acheté un tableau à M. Jacquet l’a revendu avec bénéfice. De là, grande colère du peintre. Cette colère vient-elle du bénéfice, ou du procédé de l’écrivain ?

M. Jacquet affirme que le procédé seul l’a touché ; ne se pourrait-il pas que le bénéfice l’eût effleuré aussi quelque peu ?

En tout cas, il résulte des explications fournies par l’un et par l’autre (explication contradictoires, bien entendu, mais concluantes cependant) que M. Dumas avait le droit absolu de revendre ce tableau. Donc le peintre a montré sans doute une susceptibilité exagérée ; et sa vengeance peut-être n’était pas d’un goût parfait.

Oh ! Ne piquons jamais l’amour-propre des artistes !

Cette vengeance, on la connaît.

Il a mis la tête de M. Dumas sur les épaules d’un marchand juif et a exposé l’aquarelle vengeresse dans la nouvelle galerie que M. Georges Petit vient d’ouvrir au public.

Alors, grande colère de M. Dumas, qui s’empresse de téléphoner à son avoué de poursuivre.

Le téléphone ayant M. Dumas à un bout, l’homme de loi à l’autre bout, et portant à celui-ci la fureur indignée de celui-là met une gaieté de plus dans ce drame tragi-comique.

Là-dessus, le gendre de M. Dumas part en guerre, la canne à la main, et livre contre l’aquarelle coupable un combat à la Don Quichotte. L’aquarelle est vaincue et jonche la terre d’éclats de verre.

Immédiatement, M. Jacquet monte à cheval et va frapper de l’étrier à la porte de M. Dumas qui n’ouvre point.

Le cheval de l’homme de pinceau fait un pendant remarquable au téléphone de l’homme de plume.

Et les hommes de loi se frottent les mains.


L’affaire en est là. Les avocats vont plaider pour les deux parties avec un égal talent et des raisons excellentes.

Il n’est pas impossible de prévoir ce qu’ils vont dire.

Examinons donc l’un et l’autre cas.

L’avocat de M. Dumas prend la parole :

« Messieurs, est-il une propriété plus indiscutable, plus sacrée, que la tête d’un homme ? Sans sa tête, messieurs les juges, qui de vous pourrait vivre, parler, penser ? Mais la tête ne se compose pas uniquement de ce qui est au dedans ; elle se compose aussi de ce qui est au dehors, et la preuve c’est que vos amis, votre femme, vos enfants vous reconnaissent dès qu’ils vous voient. Cette partie de la tête se nomme le visage. Elle commence encore et se termine au-dessus des cheveux. Quand on rencontre mon client dans la rue, on se dit : « Tiens, voici Alexandre Dumas. » Alexandre Dumas lui-même et pas un autre. C’est au visage qu’on le reconnaît : donc son visage est sa propriété indiscutable.

« Eh bien, messieurs les juges, pour satisfaire une rancune que je ne veux pas qualifier, notre adversaire, M. Jacquet, a mis la tête de M. Dumas sur les épaules d’un brocanteur juif et a ensuite exposé son œuvre à la risée de tout Paris. L’ironie est patente, le dommage réel, puisque mon client est ridiculisé. Or les blessures du ridicule sont plus cruelles, tout aussi profondes et plus difficiles à cicatriser que celles d’un bâton… »

Ici, l’avocat adverse interrompt :

« Je ferai remarquer à mon éminent adversaire que les blessures d’un bâton sur une aquarelle laissent des traces encore plus ineffaçables. »

(Rires dans l’auditoire.)


La parole est à l’avocat du peintre :

« Messieurs les juges, je vais déployer d’abord un moyen de défense qui serait, je crois, irréfutable, mais que dédaigne mon client. Je pourrais dire :

« M. Dumas a-t-il la prétention d’avoir un nez spécial, une bouche unique, des yeux introuvables, un menton phénoménal, des cheveux sans pareils ? — Non, n’est-ce pas ? — Vous m’objecterez que la réunion de ce nez, de cette bouche, de ces yeux, de ce menton et de ces cheveux, forme une tête unique, étant donné surtout ce qui est dedans ; je ne le nie pas, mais je vais vous présenter cinq individus, dont l’un possède un nez, l’autre une bouche, l’autre des yeux, l’autre un menton, et le dernier (c’est un nègre) des cheveux crépus, ressemblant à s’y méprendre aux choses équivalentes chez M. Dumas.

« Or, me contesterez-vous le droit de former un visage avec des traits pris à cinq autres ? Non, n’est-ce pas ? Ce qui constitue M. Dumas, c’est sa cervelle et sa profession. Je ne les ai pas reproduits dans mon œuvre, puisque j’ai fait de mon personnage un marchand juif. M. Dumas n’est pas juif Il n’est pas marchand non plus, bien qu’il ait revendu mon tableau.

« Il ressemble à la figure que j’ai peinte : tant pis, c’est un hasard !

« Dans le cas de M. Zola et de M. Duverdy, le tribunal s’est basé sur un semblant de similitude de profession. Ici, le pouvez-vous ? Non. Alors laissez-moi tranquille ! Reste la question de ressemblance. Je vous avouerai qu’elle n’est peut-être pas tout à fait due au hasard. Non pas qu’il y ait de la malveillance de ma part : il y a simplement abus de photographie.

« Je m’explique. M. Duverdy arguait qu’il n’a jamais livré son nom au public. M. Dumas peut-il en dire autant de sa tête ? Elle est partout. Chaque marchand de photographies en exhibe dix exemplaires différents ; tout le monde peut l’acheter ; et moi, j’ai fait comme tout le monde. L’ayant achetée elle est à moi, n’est-ce pas ? Balzac cherchait sur des enseignes les noms de ses personnages ; moi, je prends sur des photographies des physionomies intéressantes. J’ai trouvé celle-là dans un tas au rabais, à deux sous ; elle m’a donné l’idée d’un marchand juif ; je m’en suis servi comme de document et, grâce à elle, j’ai fait un tout des cinq modèles que je vous présentais à l’instant.

« Cela ressemble à M. Dumas. Tant pis ! Il faudrait détruire tous les tableaux si on voulait effacer toute ressemblance de personnages. A qui l’homme ressemblerait-il si ce n’est à un autre homme ? A qui nos figures ressembleraient-elles si ce n’est à celle des hommes ?

« Sous l’Empire, messieurs, dix mille citoyens ressemblaient à s’y méprendre à l’empereur, tant ils avaient copié exactement sa tête. Les a-t-on condamnés ? Non, bien qu’ils fussent les caricatures de Napoléon. Pourquoi ne les a-t-on pas condamnés ? Parce qu’ils étaient inoffensifs. Ainsi de mon marchand juif. Il ne cherche pas à être M. Dumas homme de lettres ; il se contente de lui ressembler comme les dix mille citoyens ressemblaient à l’empereur, sans prétendre prendre sa place.

« Si on condamnait toutes ces ressemblances, il faudrait démolir la porte Saint-Martin, sous prétexte qu’elle ressemble à la porte Saint-Denis, brûler tous les romans-feuilletons qui se ressemblent les uns les autres, et décrocher toutes les étoiles qui nous semblent pareilles.

« Je sais bien qu’on a condamné les dominicains sous prétexte qu’ils ressemblaient aux jésuites, et les jésuites sous prétexte qu’ils ressemblaient à feu les Carbonari. Mais ce sont là des misons politiques, et tout le monde sait que les raisons politiques n’ont ni rime ni raison.

« Voilà, messieurs, ce que je pourrais vous dire ; mais je ne vous le dirai pas.

« Mon client dédaigne ces subterfuges. Oui, il a visé M. Dumas, oui, il a voulu ridiculiser M. Dumas. Eh bien, après !

« Ne voyez-vous pas tous les jours, des journalistes, des hommes de lettres employer leur métier, leur talent, leur ironie contre les gens dont ils ont à se plaindre ? Faites-vous alors brûler les journaux ou les livres en place publique ?

« Est-ce que tout Paris n’a pas cru reconnaître dernièrement, dans une spirituelle comédie, la caricature d’un homme de talent et d’esprit, qui ne s’est point adressé à vous, et qui ne s’en porte pas plus mal ?

« Cela ne se voit-il pas tous les jours ?

« M. Jacquet a, pour arme, son pinceau, M. Dumas avait sa plume. Nous attendions, messieurs, des coups de plume et non des coups de canne dans un morceau de papier.

« Je termine, messieurs.

« Que ne sommes-nous encore au siècle des Médicis, au siècle où Michel-Ange peignait ses ennemis sous les traits des damnés de son Jugement dernier ? Et ses ennemis étaient des princes, des cardinaux, des grands seigneurs. Lisez les catalogues des musées italiens, et partout, messieurs, vous trouverez cette indication : « Dans la tête du criminel, le peintre a fait le portrait exact d’un ennemi, etc., etc. »

« Autres temps, autres esprits. Et je conclus : mon tableau vient d’être détruit, sans qu’on ait attendu votre jugement, le mal est donc irréparable. Vous auriez pu me condamner à changer la tête de mon marchand, comme on a condamné M. Zola à changer le nom de M. Duverdy. Avec quelques modifications, j’en aurais fait M. Rochefort qui possède assez d’esprit pour ne point se fâcher ; et j’aurais vendu mon aquarelle quarante mille francs à quelque très riche réactionnaire, s’il en existe encore de riches après la débâcle de l’Union.

« Je demande donc quarante mille francs à M. Dumas, et je lui livre mon œuvre. »

Après ces plaidoyers, si le tribunal appréciait comme moi, il condamnerait M. Dumas ou son gendre à payer 20 000 francs l’aquarelle en question.

Et si l’affaire se résout ainsi, on rira de l’écrivain, car, en France, on est toujours pour l’esprit contre les coups de bâton.

Mais si, par hasard, M. Dumas revendait 40 000 francs à quelque riche Anglais l’œuvre devenue historique comme le manuscrit de Longus taché d’encre chez Paul-Louis Courier. C’est alors qu’on rirait de M. Jacquet !

Fini de rire
(Gil Blas, 23 février 1882)

Depuis de longues années, nous assistons à l’agonie des réjouissances publiques et populaires. Et les gens à traditions, les éternels regretteurs du passé se lamentent : « On ne sait plus s’amuser », disent-ils. C’est que les peuples, c’est que l’humanité tout entière, comme chaque homme en particulier, ont leur vie marquée, dont chaque période est distincte. On ne s’amuse plus à vingt ans avec les mêmes jouets que dans l’enfance ; les masques, les travestissements, les farces en plein air, la grosse gaieté bruyante et niaise sont des jeux de peuples jeunes. Dès qu’une nation vieillit, elle passe à d’autres délassements, elle joue alors à la politique, fait cache-cache avec ses rois ; comme paillasses elle a ses députés, les révolutions comme jours de liesse.

Les masques attardés en notre époque font peine à voir ; ils semblent déplacés dans la foule morne, mal à leur aise dans l’air même de la cité moderne. Et la plèbe vient les regarder comme elle regarde des étrangers venus de loin, des Chinois bleus, des Arabes blancs, des Lapons vêtus de peaux, et les animaux singuliers qui vivent sous d’autres climats.

C’est un spectacle très curieux de voir passer sur les boulevards les quelques charretées de têtes en carton qui osent encore sortir par les rues. La cohue du populaire grouille sur les trottoirs. C’est une foule d’employés, de marchands endimanchés, de bourgeois pauvres, sédentaires, malhabiles à circuler, encombrant la voie, formant chaîne avec la femme et les enfants pâles, les enfants maigres, mal nourris, manquant d’air et de jeux, au sang pauvre, les futurs employés. C’est la masse des insignifiants, de ceux qui ne comptent que par le nombre, qui pensent d’après les formules enseignées par leurs pères ou par leurs prêtres, qui disent éternellement, sur les mêmes choses, les mêmes bêtises inconscientes, et qui, après avoir vécu comme tous le monde, meurent de même, sans laisser plus de traces que les feuilles d’une saison ou les mouches d’un été. Au Carnaval, tous ces gens-là sortent pour obéir à la coutume, et, au lieu de profiter du premier soleil pour aller promener les mioches rachitiques hors les murs, ils vont regarder les masques.

Quels masques ! Sur une grande voiture une vingtaine d’êtres innommables, mâles et femelles, se sont réunis pour avoir froid. Leurs hideux accoutrements font loucher ; et, quand ils passent, on croit sentir de loin la crasse amoncelée des magasins de costumes. Ils sont assis bien sagement les uns en face des autres, les mains sur leurs genoux ; ils ne font pas de farces, ils ne rient pas.

Pourquoi sont-ils là ? — Le savent-ils au juste ?

Au milieu d’eux, quatre valets d’écurie, habillés en piqueurs, sonnent du cor. Et les ahuris du trottoir regardent tristement les mornes fantoches de la voiture.

Voilà le plaisir !

Songeons aux fêtes anciennes du peuple rieur et naïf ; aux gaietés colossales des foules en délire, aux cris, aux contorsions, à la folie, passant en certains jours, comme un ouragan, sur les villes et les campagnes, et secouant les esprits, ainsi que des grelots, et faisant bondir les corps sans raison, crier les bouches, rendant la France entière pareille à un hôpital de fous.


Et on appelait en effet « fête des fous » la plus ancienne peut-être des réjouissances publiques, celle dont, sans doute, est sorti le « Carnaval ».

Elle remonte à peu près à l’an 633. C’était une étrange saturnale qui rappelait les orgies sacrées de l’Antiquité en ce sens que le clergé surtout y prenait part.

Et voici bien là un des signes particuliers du Moyen Âge, de cette singulière, grandiose et puérile époque, où les hommes semblaient doués d’âmes enfantines, poétiques et grossières, capables indifféremment d’actes stupides ou héroïques.

La fête des fous commençait par l’élection d’un abbé du clergé. Cette élection était faite par les chanoines mêlés aux enfants de chœur et à tous les oints du Seigneur.

On portait ensuite l’abbé dans la maison du chapitre ; et là, on commençait à godailler, à boire à plein gosier, à bâfrer à plein ventre. Puis on chantait des chants burlesques et immondes.

Le jour des Innocents avait lieu l’élection de l’Évêque des fous, qui, revêtu des ornements sacrés, chapé, mitré et crossé, assistait à l’office. Les prêtres et les clercs l’entouraient, vêtus en costumes de bouffons et de femmes, chantaient des refrains obscènes, mangeaient sur l’autel, y jouaient aux dés, etc.

A la fin de l’office, l’aumônier, coiffé d’un petit coussin, offrait les indulgences.

De par mossenhor l’Evesque

Que Dieu vous done grand mal à bescle,

Aves une plena balasta de pardos

E do dés de raycha de sot lo mento.

« De par monseigneur l’évêque, que Dieu vous donne grand mal au foie, avec une pleine panerée de pardons et deux doigts de gale sous le menton. »

Ces formules variaient d’ailleurs. L’Évêque distribuait aussi des panerées de mal de dents, de queues de rosse, etc. Ces sottes plaisanteries amusaient follement le peuple. Il suffit, du reste, de relire les traits d’esprit, gaudrioles, épigrammes et gauloiseries, même des meilleurs poètes des XVe et XVIe siècles, pour s’assurer que nos pères avaient le rire facilement excitable. C’était de la gaieté lourde, sans dessous malins. Au XVIIIe siècle apparaît l’ironie ; le rire devient sec, perfide, amer, féroce. Au lieu de chatouiller, l’esprit blesse, il tue même.

Aujourd’hui, le plaisir n’est plus gai, nous sommes vieux. On ne rit plus de rien, on sourit seulement, et pas longtemps encore. L’éclatante gaieté de nos grands-pères, la spirituelle raillerie de nos pères ont fait place à l’indifférence. Fini de rire.

Voici, d’après Naudé, ce qu’était la fête des Innocents qui succéda vers le XVIe siècle à la fête des Fous. Quel mépris indigné nous aurions pour ces grossières réjouissances, ces incompréhensibles enfantillages :

« Les frères lais occupaient, à l’église, la place des religieux tonsurés et récitaient une manière d’office entremêlé d’extravagances et de profanations… Ils faisaient semblant de lire avec des lunettes dont les verres étaient remplacés par des écorces d’oranges, et marmottaient des mots confus en poussant des cris accompagnés de contorsions. »

C’est seulement quelque temps avant la révolution de 1789 que le Carnaval français parvint à tout son éclat, et eut même une réputation presque aussi grande que celle du fameux Carnaval de Venise. Tous les nobles y prenaient part et se faisaient traîner dans les rues sur des chars à huit chevaux ; c’était surtout une fête de l’élégance. C’était en même temps une sorte de fête de l’égalité entre grands seigneurs et manants.

La Terreur arrêta ces jeux et les remplaça par d’autres. La guillotine devint le hochet du peuple. Puis tout le monde se déguisa en militaire ; ce fut alors l’époque des uniformes extravagants, des généraux aux cheveux tressés. En 1805, le bœuf gras reparut.

Le bœuf gras ! Il a fait dire assurément plus de solennelles niaiseries aux savants chercheurs de riens que la pierre philosophale elle-même.

Des livres se sont entassés sur les livres, pleins de raisonnements et d’érudition, pour démontrer que les Parisiens, ayant adoré le bœuf zodiacal, celui du Carnaval n’était qu’un descendant du céleste animal.

D’autres ouvrages, non moins dignes de foi, affirment que cette religion carnavalesque nous vient en droite ligne des Égyptiens, qui célébraient le bœuf Apis par une procession, vers le printemps.

Et dire qu’il suffit d’écrire trois volumes sur un sujet pareil, pour entrer à l’Académie !

Comme est plus sensé le bon Panurge, « lequel fit quinaud un grand clerc de Angleterre qui arguoit par signes. »

La descente de la Courtille était, il y a une cinquantaine d’années, le plus curieux moment du Carnaval. Le peuple, qui avait passé la nuit au milieu des saladiers à la française, rentrait le mercredi matin, dans Paris, par le faubourg du Temple. Et c’était une cohue d’hommes et femmes encore ivres, hurlants et trinqueballants. Une autre foule l’attendait, celle des masques élégants ayant passé la nuit dans les restaurants à la mode, et les deux légions de pochards se regardaient, s’engueulaient et fraternisaient.

Aujourd’hui, pour tous les vrais Parisiens, le Carnaval n’a de bon que l’instant où il finit ; et pendant ces jours bruyants, à cornets et à trompes de chasse, on entend dire à tout instant : « Mon Dieu, que ces fêtes sont horribles ! » — Fini de rire.

Les héros modestes
(Le Gaulois, 1er mars 1882)

Que d’hommes ne sont point modestes, qui ne sont pas des héros ! Le temps des héros est passé, disait-on ; nous sommes dans le siècle des avocats et des financiers. Montrez-moi donc un héros ! Il en existe, et qui méritent autant ce nom que les plus illustres porteurs de gloire. Seulement ils sont inconnus.

Qu’est-ce qui constitue le héros, selon l’acception ancienne de ce mot démodé ? Suffit-il d’être brave, très brave, téméraire ? D’être bon et dévoué jusqu’à la dernière abnégation ? Non certes. Sauf les très rares exceptions de lâcheté native et inguérissable, tout homme peut être très brave à un moment donné, quitte à ne plus l’être le lendemain. La bravoure, fréquemment, dépend de l’estomac, qui règle l’état de l’esprit. On est souvent capable, après dîner, d’un acte téméraire qu’on n’aurait pas osé à jeun. Qui donc, souffrant d’un violent malaise, risquera sa vie pour sauver quelqu’un ? Qui donc, dans l’excitation de l’appétit satisfait reculerait devant un péril, même excessif ?

Ce qui est rare, par exemple, c’est la bravoure constante, sans défaillances, unie au constant dévouement ! C’est cette sorte d’instinct qui pousse l’homme à risquer sa peau toutes les fois que celle des autres est en danger, et cela sans hésiter, sans réfléchir, sans se demander ce que deviendraient, s’il mourait, sa femme et ses enfants — car sacrifier les siens, c’est encore se sacrifier soi-même.

Je dis qu’il existe beaucoup de ces hommes-là qui sont intrépides sans spectateurs et dévoués sans rémunération.

J’en sais plusieurs. Il en est un dont je veux dire aujourd’hui quelques mots, d’autant plus qu’un peu d’appui lui peut être en ce moment fort utile pour une modeste place qu’il sollicite.

Il s’appelle Alexandre Poret. Il est pilote à Fécamp. Voici sa vie, en quelques mots. Depuis sa jeunesse, il navigue, et sauve des hommes quand l’occasion se présente, de sorte qu’il a aujourd’hui quatre cent dix mois de mer, dont vingt-deux ans de pilotage, et trois ans au service de l’État, et qu’il est porteur d’une médaille d’or de première classe, de deux autres médailles, et de deux certificats de sauvetage pour actes de bravoure. Il est en outre patron du canot de sauvetage du port et… père de neuf enfants bien vivants.

Que peut-on demander de plus à un homme pour le service du pays ? Ne pas plus reculer devant le danger que devant le nombre des enfants, n’est-ce pas accomplir jusqu’à l’excès tous ses devoirs de citoyen ?

Mais ce qu’il y a de particulier chez ce terre-neuvien, c’est qu’il ne sait pas nager.

Cette vie, passée au milieu des tempêtes et des drames marins, a commencé par un drame. Nous ne connaissons guère, nous autres gens des villes, cette existence accidentée sur les flots, cette lutte incessante avec la vague, ce coudoiement continu de la mort. La mort nous apparaît, à nous, comme une chose possible à tout instant, mais que nous croyons toujours éloignée, cachée en tout cas par des rêves de bonheur ; et nous n’y songeons pas volontiers. Ces gens-là, les sauveteurs, ont pour mission de la combattre sans cesse, de la voir en toute occasion. Lutter avec elle est leur métier ; ils y pensent donc à chaque minute, sans la redouter d’ailleurs, comme chacun pense à la profession qu’il a prise. Tout matelot commence par être mousse. Le jeune Poret fut donc mousse à bord d’un bateau de pêche. Or, en ce temps-là, les droits d’entrée sur les marchandises étrangères donnaient de gros bénéfices aux fraudeurs ; et la contrebande se faisait largement tout le long de la côte normande.

Comme le patron et les hommes du bateau de pêche craignaient les indiscrétions du mousse, on le laissa seul, par un soir de brouillard, en pleine mer dans le petit canot de l’embarcation, pour aller sans doute opérer sans lui le transport de marchandises prohibées d’un navire anglais à la terre.

Mais la brume, faible d’abord, augmenta bientôt ; la marée montante entraîna la barque où dormait l’enfant, et, quand on le voulut reprendre, on ne le trouva plus. La nuit se passa, le jour vint, puis la nuit encore. Le petit mousse, mourant de faim et de soif, se mit à pêcher, allant toujours à la dérive. Il prit quelques poissons, qu’il mangea crus. Je laisse à deviner ce qu’il but.

Ce n’est que le troisième jour qu’il fut rencontré au large par un navire qui passait.

Voilà un début dans la vie maritime.

Le sauvetage qui lui valut sa grande médaille d’or est particulièrement dramatique.

Par une furieuse tempête, un navire en détresse, se voulant réfugier dans le port de Fécamp, manqua la passe et se brisa sur les roches. Une partie de l’équipage gagna la terre ; mais, sous la grande voile abattue et que chaque vague couvrait d’une masse d’eau, un homme enseveli se débattait ; on voyait de loin ses efforts, et personne n’osait tenter de lui porter secours. Le pilote Poret se dévoua, et se mit à chercher anxieusement quatre matelots qui oseraient sortir par cet ouragan pour le jeter à bord du navire naufragé. Beaucoup refusèrent de l’accompagner ; enfin il rencontra quatre gaillards déterminés, qui montèrent avec lui dans un canot et partirent. Vingt fois on les crut perdus ; enfin ils abordèrent le navire : Poret saisit une corde, et entre deux lames grimpa sur le pont. Il portait entre ses dents un couteau grand ouvert, et, cramponné aux moindres objets, il laissait passer sur lui les flots monstrueux. Enfin il s’engagea sous la voile ; mais soudain le plancher se déroba sous lui et il tomba dans la cale inondée, dont il n’avait pu voir l’ouverture. Il se crut perdu ; il put cependant, à force d’énergie, ressaisir l’orifice du trou et remonter. Mais, dans sa chute, son couteau lui avait échappé, et, quand il atteignit l’homme alors sans connaissance, c’est avec ses dents qu’il fut obligé d’ouvrir les doigts crispés sur un cordage.

Son courage ne servit à rien cette fois-là, l’homme qu’il rapporta était mort. Ce fut, pour le sauveteur, un gros chagrin.

Un autre jour, un navire encore s’était brisé sur la jetée où le pilote se trouvait de garde ; il aperçut soudain dans l’écume des vagues un matelot qui se noyait. Oubliant sa consigne et bien qu’il ne sût pas nager, il se précipita dans la mer, saisit le naufragé et le sauva.

Il n’eut en cette occasion aucune récompense, car il avait abandonné son poste !

Maintenant il commence à se sentir vieillir, la famille est nombreuse à soutenir ; et la mer rapporte moins que la Bourse, bien que les naufrages soient aussi fréquents dans l’une que dans l’autre.

Enfin le brave homme sollicite une petite place qui dépend de l’ingénieur et du préfet. Je voudrais que ces lignes leur tombassent sous les yeux, et qu’on lui tînt compte autant de son œuvre de repopulation que de son œuvre de dévouement. A ce dernier titre, ses concurrents peuvent être aussi méritants que lui, car nos ports de mer sont remplis de ces sauveteurs modestes et héroïques ; mais en est-il beaucoup qui réunissent, comme lui, des mérites aussi divers que complets.

Il n’est pas bon, parfois, de raconter en quelques mots la vie de ces humbles. Chaque jour les journaux consacrent des colonnes entières à des cabotins sans talent, à des hommes politiques inconnus la veille, oubliés le lendemain, à tous les QUELCONQUES qui traînent dans Paris. Nous lisons tous les jours des PORTRAITS de n’importe qui : de peintres dont l’art consiste surtout à mystifier le public ; de mondains dont les noms semblent des rébus et que personne ne connaît, et qui n’ont rien fait ; de tous les escamoteurs de réputation qui opèrent sur les boulevards. Les simples dévoués ne valent-ils pas ces farceurs ?

Et, puisqu’on décore si facilement ceux-ci, pourquoi oublier si longtemps ceux-là ?

Je sais bien qu’on a fait à l’homme dont je viens de parler des promesses qui seront tenues, et que le bout de ruban ne tardera guère à lui venir. Mais il est timide, toujours rougissant, n’osant rien demander, ne sachant point frapper aux portes. Il attend qu’on aille à lui.

Il a eu cependant son jour d’orgueil. Quand l’impératrice d’Autriche vint passer un été près de Fécamp, elle pria qu’on lui désignât un marin expérimenté pour conduire le petit vapeur mis à sa disposition, par un riche Normand, pour les promenades qu’elle voudrait faire le long des côtes ; et c’est au pilote Alexandre Poret que fut donné le commandement du yacht impérial.

En lisant
(Le Gaulois, 9 mars 1882)

Nous ne connaissons guère que deux romans du XVIIIe siècle : Gil Blas et Manon Lescaut. Tous deux sont baptisés chefs-d’œuvre, bien que le second soit à mon avis incomparablement supérieur au premier, en ce sens qu’il nous renseigne sur les mœurs, les coutumes, la morale ( ?) et les manières d’aimer de cette époque charmante et libertine. C’est le roman naturaliste du temps. Gil Blas, au contraire, n’est point documentaire malgré sa grande valeur. On y sent partout les conventions de l’écrivain, l’aventure d’ailleurs se passe au-delà des monts, et on n’y voit pas percer beaucoup de l’humanité d’alors. Les admirables contes de Voltaire ne nous en apprennent point davantage. Les polissonneries peu littéraires de Crébillon fils et autres ne nous troublent même pas l’esprit, et c’était surtout par la tradition, par les mémoires et l’histoire, que nous pouvions nous figurer cette société exquise et corrompue, raffinée, débauchée, artiste jusqu’aux ongles, gracieuse et spirituelle avant tout, pour qui le plaisir était la seule loi et l’amour la seule religion.

Or, voici qu’un petit roman d’alors, peu connu, bien que souvent réimprimé, nous apporte, grâce à la réédition que vient d’en faire l’éditeur Kistemaeckers, des renseignements inestimablement précieux. Cela s’appelle Themidore, et porte en sous-titre : « Mon histoire et celle de ma maîtresse. »

Oh ! C’est polisson à l’excès, immoral à outrance, pimenté de détails scabreux, mais si jolis, si jolis ! Un vrai miroir enfin de la débauche spirituelle, élégante, bien née et bien portée de cette fin de siècle amoureuse. Nos prêcheurs doctrinaires, ces empêcheurs de danser en rond, farcis d’idées graves et de préceptes pudibonds, rougiraient jusqu’aux cheveux s’ils entrouvraient seulement ce petit volume délicieux qui est un pur… non, un impur chef-d’œuvre.

Oui, un chef-d’œuvre ! Et ils sont rares les chefs-d’œuvre. Et tout séduit dans cette merveille de grâce décolletée ; et l’esprit y coule avec une abondance prodigieuse. C’est de ce bon esprit français, qui sonne clair, de cet esprit naturel, sautillant, pivotant, impertinent, léger, sceptique et brave, et il jaillit, cet esprit, dans un style exquis et simple, d’allure crâne et coquette, souple et finement méchante. Voilà de bonne prose de notre vieux pays, de la prose bien transparente qu’on boit comme nos vins, qui scintille comme eux, et monte aux têtes, et rend joyeux. C’est un bonheur de lire cela, un bonheur savoureux, une volupté presque sensuelle de l’intelligence.

L’auteur, qui cachait son nom, était un fermier général, Godard d’Aucourt. Vraiment, on eût aimé souper en sa compagnie.

Et le sujet ? dira-t-on. Presque rien : l’histoire d’un jeune élégant dont le père fait enfermer la maîtresse, Rosette, et qui parvient à la délivrer. Et qu’il eut raison, l’heureux coquin !

Ce livre donne étrangement la sensation de ce temps déjà lointain, et des gens d’alors, et de leurs habitudes ; c’est toute une résurrection.

M. Kistemaeckers n’a pas souvent la main aussi heureuse dans ses réimpressions.

De Bruxelles encore, nous arrive une bien singulière nouvelle de l’écrivain naturaliste J.-K. Huysmans. Elle a pour titre : A Vau-l’Eau.

Ce petit conte, qui me séduit profondément dans sa sincérité banale et navrante, a le don de faire dresser les cheveux sur la tête des amateurs de sentiment. Et j’ai vu des gens hors d’eux à son souvenir, ou bien abattus comme des porteurs d’Union Générale, ou bien frénétiquement furibonds. J’en ai vu gémir et j’en ai vu hurler. La donnée si modeste suffit à les exaspérer. C’est l’histoire d’un employé à la recherche d’un bifteck. Rien de plus. Un pauvre diable d’homme, forçat de ministère, n’ayant que trente sous à consacrer à chaque repas, erre de gargote en gargote, écœuré par la fadeur des sauces, l’insipide coriacité des viandes inférieures, les douteuses senteurs de la raie au beurre noir, et la saveur acide des liquides frelatés.

Il va de la table d’hôte au marchand de vin, de la rive gauche à la rive droite, retourne découragé aux mêmes maisons où il retrouve les mêmes plats, ayant toujours les mêmes goûts. C’est, en quelques pages, la lamentable histoire des humbles qu’étreint la misère correcte, la misère en redingote. Et cet homme est un intelligent, un résigné, qui ne se révolte que devant la bêtise acclamée. Cet Ulysse des gargotes, dont l’odyssée se borne à des voyages entre des plats où graillonnent les beurres rancis autour de copeaux de chair inavalables, est navrant, poignant, désespérant, parce qu’il nous apparaît d’une effrayante vérité.

Les gens dont j’ai parlé s’écrient : « Ne nous montrez pas les vérités hideuses ; ne nous montrez que les vérités consolantes ! Ne nous découragez pas ; amusez-nous ».

Il est certain que les esprits construits de façon à s’amuser à la lecture d’un roman de M. Cherbuliez s’ennuieraient mortellement au récit des découragements de M. Folantin. Je comprends à la rigueur l’opinion de ces gens ; mais je ne comprends plus qu’ils refusent à d’autres le droit de préférer infiniment l’œuvre du romancier naturaliste aux combinaisons d’aventures attendrissantes qu’imaginerait l’autre écrivain.

A côté des livres qui amusent, admettez-vous les livres qui émeuvent ? Oui, n’est-ce pas ? Or, c’est à mon tour de ne pas admettre qu’on puisse être ému par le tissu d’invraisemblances des romans dits consolants. Quoi de plus émouvant, de plus poignant que la vérité ? Et quoi de plus vrai que la toute simple histoire d’un employé pauvre à la recherche d’un dîner passable ?

Pour être ému, il faut que je trouve, dans un livre, de l’humanité saignante ; il faut que les personnages soient mes voisins, mes égaux, passent par les joies et les souffrances que je connais, aient tous un peu de moi, me fassent établir, à mesure que je lis, une sorte de comparaison constante, faisant frissonner mon cœur à des souvenirs intimes, et éveillent à chaque ligne des échos de ma vie de chaque jour. Et voilà pourquoi l’Éducation sentimentale me bouleverse, et pourquoi le roquefort avarié de M. Folantin fait courir en ma bouche des frémissements sinistres de remémorance.

D’autres peuvent se passionner aux aventures de Monte-Cristo ou des Trois Mousquetaires, dont jamais je n’ai pu achever la lecture, tant un invincible ennui me gagne à cette accumulation d’incroyables fantaisies.

Car comment être empoigné quand on ne peut pas croire ? Et comment croire quand toutes les impossibilités s’entassent ? Et pourtant c’est à peine si on oserait avouer son indifférence pour ces œuvres de clinquant, si l’inimitable maître Balzac n’avait écrit justement, au sujet des bouquins de Dumas père, cette phrase : « On est vraiment fâché d’avoir lu cela ; rien n’en reste que le dégoût pour soi-même d’avoir ainsi gaspillé son temps ».

A Vau-l’Eau, certes, n’est point à recommander aux jeunes femmes qui veulent s’endormir avec un livre parfumé ; à celles qui veulent croquer une nouvelle comme on croque une praline, et rester rêveuses sur un petit conte écrit pour elles. Mais voici le Mal d’aimer, de René Maizeroy, un délicat, un raffiné et un féminin par excellence.

Quelques-uns des courts récits que contient ce volume sont des bijoux de grâce ; quelques autres, comme le Crucifié se dressent grands et terribles. Ce Crucifié a toute une histoire, d’ailleurs. Publié d’abord dans un journal, il fut poursuivi et condamné, et quand on le relit dans le volume, on reste vraiment stupéfait des soudaines pudeurs de la justice. On serait tenté de croire à cette haine de la littérature dont parlait si souvent Flaubert exaspéré. Quand une simple obscénité apparaît dans quelque feuille immonde, le Parquet ferme les yeux. Il a ri, sans doute ; mais dès qu’il croit voir une tendance littéraire, des cabrioles d’adjectifs et des sonorités de verbes, il sévit.

Citons, parmi les histoires les plus charmantes de ce volume, Le Mariage du Colonel, Le Roman de Benoît Chanson, Les Demoiselles du Major, La Dernière Revue, l’Aubade.

Mais pourquoi donc ce subtil conteur qu’est René Maizeroy, ce maniériste si souple, ce précieux désarticulateur de mots, ce sensitif qui parait fait surtout pour dire les péchés délicats des chères adorées dans les boudoirs, dont l’air semble épaissi par des saveurs d’amour, veut-il aussi, de sa plume, qu’on disait parfumée, nous tracer de simples et brutales histoires de paysans ? Ce sont des bergers Watteau qu’il nous fait, et qui parlent trop sa langue maladivement énervée. Ses paysans fleurent l’églogue ; et toute la grâce de ses phrases exquisement contournées ne nous donne pas le rude coup de poing qu’il faut, la nette sensation du drame champêtre et violent, de cette Margot, brûlant la maison du père et tout le village natal, afin de pouvoir rejoindre son amant.

Question littéraire
(Le Gaulois, 18 mars 1882)

Le remarquable écrivain qui signe Nestor au Gil Blas a consacré un long article à la discussion de ma dernière chronique, où j’appréciais le volume de mon confrère J.-K. Huysmans.

Mon contradicteur ayant, dans sa critique, mis en cause tous ceux qu’il appelle les romanciers nouveaux, apprécié leur méthode et jugé leur poétique, je reviens sur ce sujet.

Et d’abord, en principe, je déclare à mon aimable confrère que je crois tous les principes littéraires inutiles. L’œuvre seule vaut quelque chose, quelle que soit la méthode du romancier. Un homme de talent ou de génie met en préceptes ses qualités et même ses défauts ; et voilà comment se fondent toutes les écoles. Mais, comme c’est en vertu des règles établies ou acceptées par les écrivains d’un tempérament différent qu’on attaque les livres du rival, les discussions ont cela d’excellent qu’elles peuvent servir à expliquer les œuvres et faire comprendre la légitimité des revendications artistiques, le droit de chaque littérateur de comprendre l’art à sa façon, du moment qu’il est doué d’assez de talent pour imposer sa manière de voir.

Or, j’ai dit, en parlant des romans de Dumas père (et de là vient la querelle de Nestor) qu’un invincible ennui me gagne à la lecture de cette accumulation d’incroyables inventions ; et, sentant bien dans quelle colère j’allais jeter les admirateurs des Trois Mousquetaires, j’eus soin de me mettre à l’abri derrière cette phrase de Balzac : « On est vraiment fâché d’avoir lu cela. Rien n’en reste que le dégoût pour soi-même d’avoir ainsi gaspillé son temps. »

Et, là-dessus, mon confrère s’écrie que je montre un dédain transcendant pour les romans qui amusent ; et que les récits merveilleux qui ont diverti déjà trois générations ne sont, à mes yeux, que des sottises.

J’admire infiniment l’imagination, et je place ce don au même rang que celui de l’observation ; mais je crois que, pour mettre en œuvre l’un ou l’autre, de façon à faire dire aux vrais artistes : « Voici un livre », il faut un troisième don, supérieur aux deux autres et qui faisait défaut à Dumas, malgré sa prodigieuse astuce de conteur. Ce don, c’est l’art littéraire. Je veux dire cette qualité singulière de l’esprit qui met en œuvre ce je ne sais quoi d’éternel, cette couleur inoubliable, changeante avec les artistes, mais toujours reconnaissable, l’âme artistique enfin qui est dans Homère, Aristophane, Eschyle, Sophocle, Virgile, Apulée, Rabelais, Montaigne, Saint-Simon, Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, Montesquieu, Voltaire, Chateaubriand, Musset, Hugo, Balzac, Gautier, Baudelaire, etc., etc., et qui n’est pas plus dans les romans de Dumas père que dans ceux de M. Cherbuliez, que je citais aussi l’autre jour. Mlle de Scudéry, le vicomte d’Arlincourt, Eugène Sue, Frédéric Soulié, ont affolé leurs générations. Qu’en reste-t-il ? Ce qui restera de Dumas père quand son fils aura disparu. Rien qu’un souvenir, bien que Dumas soit, à mon sens, infiniment supérieur à ceux que je viens de citer.

Don Quichotte, ce roman des romans, est une œuvre d’imagination, et, bien que traduit, il nous donne la sensation d’une merveille d’art inestimable. Gil Blas est une œuvre d’imagination, Gargantua également, et aussi l’adorable livre de Gautier, Mademoiselle de Maupin.

Et ils vivront éternellement, parce qu’ils sont animés de ce souffle qui vivifie.

En dehors de l’art, pas de salut. L’art, est-ce le style ? dira-t-on. Non assurément, bien que le style en soit une large partie. Balzac écrivait mal ; Stendhal n’écrivait pas ; Shakespeare traduit nous donne des soulèvements d’admiration.

L’art, c’est l’art, et je n’en sais pas plus.


Opium facit dormire quia habet virtutem dormitivam.


L’art nous donne la foi dans l’invraisemblable, anime ce qu’il touche, crée une réalité particulière, qui n’est ni vraie, ni croyable, et qui devient les deux par la force du talent.

Mais il faut distinguer entre ce dieu et les Pygmalions d’aventure.

Partant de ce principe que nos sens ne peuvent nous rien révéler au-delà de ce qui existe, que les plus grands efforts de notre imagination n’aboutissent qu’à coudre ensemble des bouts de vérité disparates, les romanciers nouveaux en ont conclu que, au lieu de s’évertuer à déformer le vrai, il valait mieux s’efforcer de le reproduire tout simplement. Cette méthode a sa logique. Mon confrère Nestor l’admet parfaitement ; mais, quand je prétends que M. Folantin, le personnage de Huysmans, ce triste employé à la recherche d’un dîner passable, est d’une navrante vérité, le rédacteur du Gil Blas me répond : « Non pas ! il est de pure fantaisie, il me laisse froid. » Et Nestor en donne immédiatement la raison probante que voici : « Comme j’ai, grâce au ciel, une excellente cuisinière, ces angoisses ne m’intéressent pas du tout. » Or, mon cher confrère, comme la mienne est beaucoup moins bonne que la vôtre, je continuerai jusqu’à ce qu’elle soit formée, ce qui ne tardera pas, je l’espère du moins — je continuerai, dis-je, à être ému par les désagréments d’estomac qu’éprouvent les gens mal nourris.

Mais j’avoue que ce genre de critique me jette en un grand embarras. Si chaque lecteur exige que je le fasse coucher dans son lit, manger sa cuisine ordinaire, boire le vin qu’il est accoutumé de boire, aimer les femmes qui auront les cheveux de la sienne, s’intéresser aux enfants portant le petit nom de son fils ou de sa fille, et refuse de comprendre des angoisses, des douleurs ou des joies qu’il n’a point traversées, s’il arrive à proclamer : « Je ne m’intéresserai jamais à tout être qui n’est pas moi et moi seul », il faut renoncer à faire du roman.

Si un de mes personnages, monté dans un fiacre, verse et se casse un bras, vous me répondrez : « Cela m’est bien égal, j’ai un parfait cocher. » Si je fais subir à une jeune femme un accouchement douloureux, vous me répondrez : « Je m’en moque un peu, je ne suis pas femme. »

Si je fais se noyer un jeune homme, dans une promenade sur la Seine, direz-vous : « Que m’importe, je ne vais jamais sur l’eau » ?

Mon confrère Nestor ajoute, il est vrai : « Ah ! si vous m’eussiez raconté les déceptions de la vie d’un employé, ses ambitions, ses amours, ses craintes de l’avenir, bien que mes ambitions, mes amours, mes craintes, soient d’une autre nature, le point de contact serait trouvé. »

J’en doute un peu. L’ambition d’un employé, c’est (avancement de 300 francs tous les trois ans. Ses déceptions viennent de la gratification rognée ; ses amours sont à trop bon marché pour nous ; ses craintes de l’avenir se bornent à ne pouvoir atteindre le maximum de la retraite. Voilà tout.

Et quand je vous aurai décrit cette vie, vous vous déclarerez satisfait ? Et vous me refusez le droit de prendre un employé philosophe, résigné, qui se dit : « Je n’ai pas d’espoir, pas d’avenir. Je tournerai toujours dans le même cercle. Je le sais, je n’y peux rien : tâchons su moins de ne pas trop souffrir physiquement dans cette misère. »

Et il s’efforce inutilement de se faire une vie matérielle supportable. Il est à vau-l’eau, il le sait, ne résiste pas ; mais il voudrait au moins avoir bonnes les heures de table, les autres étant si mauvaises. Et vous dites que cela n’est pas juste, pas humain, pas légitime ?

Quand donc cessera-t-on, de discuter les intentions, de faire aux écrivains des procès de tendance, pour ne leur reprocher que leurs manquements à leur propre méthode, que les fautes qu’ils ont pu commettre contre les conventions littéraires adoptées et proclamées par eux ?

Les foules
(Le Gaulois, 23 mars 1882)

Les uns adorent la foule ; d’autres l’exècrent ; mais bien peu d’hommes, à part ces psychologues étranges, à moitié fous, philosophes singulièrement subtils, bien qu’hallucinés, Edgar Poe, Hoffmann et autres esprits du même ordre, ont étudié ou plutôt pressenti ce mystère : une foule.

Regardez ces têtes pressées, ce flot d’hommes, ce tas de vivants. N’y voyez-vous rien que des gens réunis ? Oh ! C’est autre chose, car il se produit là un phénomène singulier. Toutes ces personnes côte à côte, distinctes, différentes de corps, d’esprit, d’intelligence, de passions, d’éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d’une âme propre, d’une manière de penser nouvelle, commune, et qui ne semble nullement formée de la moyenne des opinions de tous.

C’est une foule, et cette foule est quelqu’un, un vaste individu collectif, aussi distinct d’une autre foule qu’un homme est distinct d’un autre homme.

Un dicton populaire affirme que « la foule ne raisonne pas ». — Or, pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce qu’aucune des unités de cette foule n’aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entraînements que rien n’arrête, et, emportée par un de ces entraînements, accomplit-elle des actes qu’aucun des individus qui la composent n’accomplirait ?


Dans une foule, un inconnu jette un cri, et voilà qu’une sorte de frénésie s’empare de tous ; et tous, d’un même élan auquel aucun n’essaie de résister, emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune, sans distinction de castes, d’opinions, de croyances et de mœurs, se précipiteront sur un homme et le massacreront sans raison, presque sans prétexte.

Et, le soir, chacun, rentré chez soi, se demandera quelle rage, quelle folie l’ont saisi, l’ont jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion stupide, comment il n’a pas raisonné, pas résisté ? C’est qu’il avait cessé d’être un homme pour faire partie d’une foule. Sa volonté individuelle s’était noyée dans la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à un fleuve. Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d’une vaste et étrange personnalité, celle de la foule. Les paniques ne sont-elles pas aussi un autre saisissant exemple de ce phénomène ?

En somme, il n’est pas plus étonnant de voir les individus réunis former un tout, que de voir des molécules rapprochées former un corps.


Combien de fois n’avons-nous pas constaté les étonnements des auteurs devant une salle de première.

Cette salle, disent-ils, est composée de Parisiens blasés, corrompus, de viveurs coudoyant chaque jour tous les vices, de sceptiques riant de tout, et de femmes qui font de l’aventure amoureuse un plaisir charmant quand elles n’en font pas un métier. Tous ces gens-là ne s’indignent jamais à la lecture des romans les plus salés. Eh bien, si une phrase, un mot, une situation dans la pièce parait peu conforme à la morale enseignée — mais nullement pratiquée — par tout ce monde, qui ne cache même pas son indifférence dans les conversations intimes, une tempête furieuse éclate, avec des sifflets, des colères, des indignations véhémentes et sincères.

C’est que, par le seul fait de leur agglomération, toutes ces gens, tous ces blasés parisiens ont formé à leur insu et spontanément une société, et qu’en eux s’est développée tout à coup une sorte d’esprit social, cette âme collective des peuples qui enlève à chacun son propre jugement, ou plutôt le modifie au profit du jugement général ; qui fait que tous subitement, par suite d’une sorte de dégagement cérébral commun, pensent, sentent et jugent comme une seule personne, avec un seul esprit et une même manière de voir.

Or, la foule ne raisonne pas, dit-on, elle ressent, et, dans ce cas sa sensation participe de toutes les idées accumulées et courantes, de tous les sentiments préconçus, de tous les préjugés anciens, de toutes les opinions établies qui pèsent théoriquement sur les institutions sociales.

Faites une salle de forçats libérés : le résultat sera le même qu’avec une salle d’honnêtes gens.

Mais, quand une personne lit un livre en sa chambre, elle réfléchit sans cesse, s’arrête, reprend un chapitre, se fait une opinion lentement, pose l’ouvrage pour méditer, et souvent dépouille d’anciennes convictions que détruisent des raisonnements, se laisse séduire enfin par les hardiesses des novateurs originaux, ou dompter par la vigueur des écrivains audacieux et justes.


C’est au théâtre qu’on peut le mieux étudier les foules. Quiconque fréquente un peu les coulisses a entendu bien souvent les acteurs dire : « La salle est bonne, aujourd’hui », ou bien : « Aujourd’hui, la salle est détestable. »

C’est là une constatation dont on n’a pas donné l’explication. Telle scène, un soir, soulève spontanément les bravos des spectateurs. « Les effets portent », dit-on. Et le lendemain, au même passage, il n’y aura pas un applaudissement, pas une personne empoignée sur deux mille assistants. Parfois même on siffle le lendemain ce qu’on avait applaudi la veille.

Nous nous contentons de constater que « la salle est mauvaise ». Fort bien — mais pourquoi est-elle tout entière mauvaise ? Le public d’une semaine est identique tous les jours, n’est-ce pas ? Pourquoi ne se trouve-t-il plus cent, cinquante, ou dix personnes pour rire là où toute l’assemblée éclatait le jour précédent ?

Et si l’on doute de cela, qu’on aille trois jours de suite à la même pièce, et, trois fois on aura des sensations différentes ; on jugera l’œuvre de trois manières ; on applaudira deux fois ce passage, une fois cet autre ; deux fois on rira à cette situation qui, la veille, n’avait point ému.

Alors constatez qu’une sorte d’harmonie s’est établie chaque soir entre votre manière de sentir et celle du public. Essayez d’y résister en raisonnant, vous subirez malgré vous l’entraînement, la mystérieuse influence du Nombre ; vous êtes mêlé à tous, enveloppé par l’Opinion confuse, éparse ; vous entrez dans la combinaison inconnue qui forme « l’Opinion publique ». Vous vous en dégagerez une heure plus tard, c’est vrai, mais, au moment même, le courant établi vous emporte.

Et chaque soir le phénomène recommence. Car chaque salle de spectacle forme une foule, et chaque foule se forme une espèce d’âme instinctive différente par ses joies, ses colères, ses indignations et ses attendrissements, de l’âme qu’avait la foule de la veille et de celle qu’aura la foule du lendemain. Et dans la rue, chaque fois que vous vous trouvez mêlé à une émotion publique, vous la partagez un peu malgré vous, quelque intelligent que vous soyez. Car toute molécule d’un corps marche avec ce corps.

De là ces impressions soudaines, les grandes folies et les grands entraînements populaires, ces ouragans d’opinion, ces irrésistibles impulsions des masses, les crimes publics, les massacres inexpliqués, la noyade des deux pauvres diables jetés à la Seine, en 1870, parce qu’un farceur ou un forcené s’était mis à crier « A l’eau ! ».

Comédie et drame
(Le Gaulois, 4 avril 1882)

Les nouvelles des pays voisins ont été, cette semaine, pleines de fantaisie.

Tout est à la pantomine. Pantomine en Prusse et pantomime en Italie.

Il était temps vraiment que M. de Bismarck apportât un peu de nouveauté dans la diplomatie. Cette vieille empaillée, ne changeant jamais ses coutumes surannées, faisait songer au sempiternel cirque Franconi, où l’on voit depuis l’origine des temps le même cheval tourner dans la même piste.

Le chancelier allemand qui semble tenir les représentants étrangers en mince estime — car jamais, sous aucun prétexte, pour aucune raison, il ne consent à causer deux minutes avec eux — vient d’inaugurer un genre nouveau de diplomatie muette, qui lui permet de faire connaître ses intentions aux ambassadeurs, sans ouvrir la bouche.

La première séance a eu lieu au moyen d’un grand dîner-pantomime à la façon des Hanlon-Lees.

C’est quelque chose comme les divertissements d’opéra Connus sous le nom de ballets ; seulement la danse est remplacée par un repas, et les ballerines par des ministres plénipotentiaires, lesquels représentent et figurent les nations d’Europe.

Les journaux nous ont fourni des détails et suggéré des prévisions politiques, à la suite de cette fête où la pétition des convives à table indiquait, de la façon la plus précise et la plus claire, la pensée du chancelier, les tendances de son amitié, les prochaines combinaisons internationales, le déplacement de l’équilibre dit européen, les principales clauses des futurs traités de commerce, les rectifications de frontières, enfin tous les remaniements de la carte d’Europe au moyen de la carte des plats.

C’est ingénieux et malin comme tout, simple comme l’œuf de Christophe Colomb ; et cela supprime la parole, toujours si dangereuse dans les rapports des représentants des peuples. La parole d’ailleurs, grâce aux principes élémentaire de la diplomatie et aux pratiques séculaires adoptées dans le corps des Excellences, dont M. de Bismarck vient de faire une sorte de corps de ballet, était d’une inutilité complète pour l’arrangement des combinaisons politiques. Comme il est bien entendu et connu de tous que jamais un ministre étranger ne doit exprimer sa pensée, ni même la laisser deviner, ni laisser échapper un geste, un regard, un soupir, un mouvement pouvant indiquer ce qui se passe en lui, ni s’engager à rien, ni promettre rien, ni rien affirmer, ni rien nier, le commerce habituel de ces gens devait manquer de fantaisie et d’imprévu.

C’était là, sans doute, l’opinion de M. de Bismarck avant qu’il eût trouvé le moyen pratique et discret d’exprimer lui-même ses volontés, sans se compromettre par un mot.

Après cet important dîner, afin d’éviter toujours de laisser parler ses convives, et pour les distraire un peu, l’amphitryon leur a raconté, d’une façon fort intéressante, la guerre de Trente Ans et ses suites, avec quelques anecdotes de l’époque. Les invités, qui ignoraient absolument ces événements, ont été ravis de recevoir encore un peu d’instruction après un excellent repas ; et ils n’ont pu cacher leur étonnement au récit plein d’intérêt du chancelier. Ils se répétaient l’un à l’autre : « Est-il possible que nous ayons pu vivre jusqu’à ce jour sans connaître ces choses ? » Puis il leur a dit : « Maintenant, mes enfants, à bon entendeur salut. Allez vous coucher. Ça suffit. »

Seul l’ambassadeur de Russie, placé à une petite table à part, et qu’on avait privé de crème, pleurait doucement en s’en allant.

L’ambassadeur de Turquie l’a consolé en lui affirmant que le chancelier l’aimait beaucoup.


Je sais bien que la Prusse est la patrie du grand Frédéric, et que la France n’est que la patrie de Voltaire ; mais il me semble que, chez nous, ce dîner-pantomime, avec le petit cours d’histoire sur la guerre de Trente Ans, suffirait à faire sombrer dans une tempête de rires le plus génial des ministres.


En Italie, c’est encore une pantomime, mais d’un autre genre.

Voulant nous faire comprendre d’une façon moins que discrète que nous ne leur étions plus sympathiques, les Italiens n’ont rien trouvé de mieux que de célébrer en grande pompe, dans tout le royaume, l’anniversaire des Vêpres siciliennes.

Pour les gens peu au courant des dates historiques, c’est en 1282 qu’eut lieu ce célèbre massacre des Français. La manifestation italienne est aussi claire que k dîner Bismarck. Des gens s’en blessent ; n’en vaut-il pas mieux rire ? Faut-il vraiment que ces Italiens aient du temps de reste et des loisirs cérébraux pour organiser, pendant des mois, et exécuter, pendant des jours, ce sixième bout de siècle d’une boucherie d’oppresseurs.

Mais, si la patrie de Polichinelle se met sérieusement à célébrer les anniversaires de toutes ses reprises de liberté, les trois cent soixante-cinq jours de l’année ne suffiront pas, tant elle a été de fois envahie, battue et bas contente.

Si, d’ailleurs, chaque nation en faisait autant, à commencer par nous, il faudrait passer sa vie en des fêtes patriotiques. Pourquoi aussi ne pas rappeler par des deuils publics les jours d’envahissement ?

Du reste, en France, peu d’émotion s’est déclarée à la nouvelle de cette manifestation. Nous nous en « battons l’œil », comme on dit dans certain monde.

Il y a vraiment des jours où des peuples entiers sont bêtes comme un seul homme.

On nous affirme, je le sais bien, que ces réjouissances publiques ne sont pas dirigées contre nous.

Cela m’a fait songer à un procès en séparation dont je lisais dernièrement les détails.

Une jeune femme demandait à être éloignée légalement de son mari, pour cette raison qu’il ornait sa boutonnière d’une rose et s’égayait avec une bouteille de champagne chaque année à l’anniversaire de la mort de son beau-père.

A cette argumentation, le mari répondit : « Il est vrai que je célèbre cette date par une petite noce, mais ce n’est point pour blesser ma femme ; je me réjouis seulement de ma délivrance. »

Je ne sais ce qu’ont pensé les juges.


Puisque le mot « juges » me vient sous la plume, parlons de ces gens.

Voici, en un mois, deux erreurs judiciaires qu’on nous signale. Des innocents condamnés par des naïfs ont fait quelques ans ou quelques mois de prison imméritée.

Je suis, en matière légale, d’une complète incompétence. Mais il est une chose qui m’étonnera toujours ; c’est la compétence d’un boucher, d’un droguiste ou d’un boulanger, dans les cas si difficiles, si compliqués, si psychologiques, où il faut discerner le coupable entre un innocent imbécile qui se défend mal et un scélérat fort malin qui roule allégrement son tribunal.

Un procureur de la République disait un jour, dans : un salon : « Quand un criminel est intelligent, instruit, sans remords, et quand il a bien préparé son crime, neuf fois sur dix on l’acquitte. »

« Or, quand des préventions pèsent sur un sot inhabile à se tirer d’affaire, s’ensuit-il que neuf fois sur dix on le condamne ? », demandai-je. — « Non ; mais cela arrive souvent », dit l’homme aux réquisitoires.

Il faudrait une rouerie singulière, une pénétration géniale, une connaissance merveilleuse de l’homme avec ses ruses, ses défenses, ses supercheries, et une longue pratique des gredins et des honnêtes gens, tout cela lié, équilibré par une intelligence supérieure, une large philosophie, pour être apte à fouiller dans les cœurs, à discerner les témoignages, à écarter les causes d’erreurs, à faire la part du trouble, de la passion, de la bêtise naturelle et de l’instinct de conservation qui rend malin le dernier des êtres, et c’est le sort, le hasard aveugle qu’on charge de désigner ceux qui rempliront ces délicates et si difficiles fonctions de jurés !

Il faut dix ans de pratique à un piqueur pour connaître les ruses purement instinctives d’un gibier chassé, et, du jour au lendemain, le mercier d’à côté sera capable d’apprécier la culpabilité indémontrable d’un homme ?

La bêtise des citoyens jurés est souvent si patente que le président, navré, se voit contraint de leur expliquer à nouveau la cause entière à laquelle ils n’ont rien compris, et, après cela, ils décident, acquittent et condamnent !

On a supprimé le résumé des débats, qui les pouvait influencer. Quel coin maintenant ouvrira donc ces huîtres ?

Choses et autres
(Gil Blas, 12 avril 1882)

Nous a-t-on assez étourdis depuis dix jours avec le mariage Sarah Bernhardt et Damala ?

Dès la première rumeur, tous, chroniqueurs et reporters, ont saisi leur plume, leur meilleure plume, et nous ont donné une telle abondance, une telle profusion de renseignements erronés que je défie bien, aujourd’hui, n’importe quel lecteur consciencieux de feuilles à informations d’avoir la moindre idée nette sur l’être que la voyageante actrice vient de prendre pour époux.

Ne nous parlez plus d’elle ni de lui, par grâce, par pitié, ô confrères de la presse bien renseignée. Aussi bien, à quoi nous ont servi vos articles, vos reportages et vos commentaires ?

Qui donc, en France, après ces dix jours de chroniquage effréné, pourrait seulement affirmer que Sarah Bernhardt est mariée ?

Vous m’avez dit que cette comète, juive errante, catholique, unie avec un Grec devant le consul de Grèce, devenait épouse grecque légitime.

Vous m’avez dit ensuite que cette voix d’or internationale s’était mariée simplement à l’anglaise, comme on sort des soirées ennuyeuses.

Vous m’avez dit en outre que les formalités de la loi’ anglaise n’avaient pas été régulièrement remplies.

Voyons : est-elle mariée à l’anglaise, à la grecque, à la turque, à la légère, en liberté, aux câpres, aux cornichons ou à la sauce blanche ? Est-elle mariée un peu, beaucoup, passionnément, ou pas du tout ?

Comment le savoir ?

Tant de doutes ont été soulevés ; cette union a été narrée de tant de façons contradictoires, tant de juridictions opposées semblent avoir présidé à cet accouplement, tant de cas de nullité paraissent ménagés, que nous gardons le droit de ne pas croire davantage à une formalité régulière qu’aux regards magnétiques de l’insensibilisateur Donato.

Puis, une fois admise, cette vraisemblance que factrice possède un compagnon faisant fonctions de mari plus ou moins régulier, ce privilégié (si tant est qu’il y ait privilège), est-il M. le comte d’Amala, jeune Grec de noble race et attaché d’ambassade, de grand avenir, tel que vous nous l’avez présenté d’abord ?

Ou bien, n’est-ce que M. Damala, tout court, sans titre ni particule, mais toujours Grec et diplomate, ainsi que vous nous l’avez affirmé ensuite ?

Ou encore est-ce M. Damala, simple fils d’un honorable commerçant marseillais, vendeur de ces produits coloniaux que nous connaissons généralement sous la dénomination d’épicerie ?

Sarah, enfin, se serait-elle mésalliée comme vous nous l’avez laissé supposer en dernier lieu ?

Oh ! Le doute ! Le doute !

Au fond,

Je m’en soucie autant qu’un poisson d’une pomme.

Peu m’importe que le nouvel époux soit descendant d’Ulysse en personne, ou issu d’un marchand de pruneaux de la Canebière ; peu m’importe que l’on puisse dire à propos de lui, plus tard, le vers d’un poète mort :

C’était le descendant d’une antique lignée,

ou bien le vers, un peu modifié, de François Coppée

C’était un tout petit épicier dé Marseille.

Mais je trouve, ô confrères de la presse informée, que vous me donnez bien peu de renseignements dans beaucoup de copie.

Un autre mariage est annoncé qui fera jaser sous peu. Un jeune homme de vingt-six ans, fils de parents pauvres, nobles et malhonnêtes sans doute, va épouser une femme de soixante-quatre ans, mais riche et grand’mère, au détriment incontestable des premiers héritiers.

Qu’on me permette quelques réflexions.

Puisque la loi punit ce qu’elle appelle les détournements de mineures, comment tolère-t-elle, et même sanctionne-t-elle, ces violations d’aïeules ?

Est-il plus immoral de souiller une enfant que de profaner une ancêtre ? De commencer trop tôt, que de finir trop tard ? Maxima debetur puero reverentia. Certes, si l’enfance a droit à nos plus délicats égards, la sainte vieillesse, la vieillesse en cheveux blancs ne devrait-elle pas nous inspirer un respect sans défaillances ?

S’il est odieux d’abuser de l’être trop jeune, de devancer l’heure où la nature le fait nubile, n’est-il pas plus odieux encore, et encore moins dans l’ordre régulier, de persévérer après l’heure où la nature a défendu la maternité ?

Puisque la loi prend la peine de fixer l’âge de l’amour au début de la vie (peine souvent inutile, mais dont l’intention est louable), ne serait-il pas logique qu’elle fixât aussi la limite d’âge, l’instant de la retraite, le moment de l’extinction des feux ?

Que le législateur se préoccupe également de la jeune et de la vieille, car les extrêmes se touchent, dit-on. L’une n’est pas encore mûre, l’autre l’est trop. L’une n’est pas encore femme ; l’autre a cessé de l’être. Cela se vaut.

Donc, ne serait-il pas juste de condamner à la même peine celui qui abuse d’une fillette avant quinze ans et celui qui se prête aux débordements des antiques débauchées ?

Une loi, s.v.p., contre les épouseurs et contre les trousseurs de vieilles !

En tout cas, ce sont là deux mariages qui annoncent deux séparations ou deux divorces.

Or, voici d’avance un document qui pourra servir à l’un comme à l’autre couple. C’est la troisième circulaire de la même sorte qui me passe entre les mains depuis un mois.

« MAISON ?

rue… n°…

Paris, le…

Renseignements intimes, etc. — Recherches de documents importants pour séparation de corps. — Procès civils, etc. Renseignements divers au moyen de surveillances quotidiennes.

Nota. Monsieur fait observer que ses affaires sont toujours faites sous sa surveillance immédiate, et, quand on le désire, par lui seulement.

Monsieur,

Les connaissances que j’ai acquises par la pratique de chaque jour et surtout une discrétion absolue ont su me faire apprécier par le Commerce, la Magistrature, les Hautes Classes et par toutes les personnes qui ont songé à recourir à mes services.

J’ai été honoré de la confiance intime de tous ceux qui ont reconnu l’utilité de ces services que je puis toujours rendre à un moment donné par la surveillance discrète et quotidienne que je suis en mesure d’exercer.

Daignez agréer, etc. »

Voilà, par exemple, des industries qui me font l’effet de franchir allégrement le mur de la vie privée.

Or çà, la loi ne tolère pas la preuve en matière de calomnie ; elle s’oppose même à la médisance, et voilà installée, organisée, la liberté de l’espionnage, de la délation, la porte ouverte à toutes les infamies de la mouchardise.

Ces louches et malfaisants chercheurs de pistes envoient ouvertement leurs programmes et leurs réclames avec leur nom et leur adresse.

Enregistrons l’un et l’autre pour savoir où frapper… à coups de botte, si jamais nous sommes victimes de ces policiers de contrebande.

Que dites-vous de la « Recherche de Documents importants pour séparation de corps » ?

Le sale métier que font ces sales gens !

Les amies de Balzac
(Le Gaulois, 22 avril 1882)

Celle qui fut d’abord Mme Hanska, puis Mme Honoré de Balzac, vient de mourir. Elle a tenu dans la vie de l’immortel écrivain une place prédominante ; elle semble même avoir possédé son unique amour profond.

Mais, à côté d’elle, beaucoup d’autres femmes, toutes de mérite et d’esprit, ont eu leur part dans l’affection expansive du romancier. On eût dit qu’il leur jetait partout de grands morceaux de son cœur.

Car Balzac était un TENDRE.

Il y aurait une bien curieuse et bien intéressante étude à faire sur ce sujet : « Le rôle, l’importance et l’influence des femmes dans la vie des hommes de lettres. » Car tous les artistes ont une manière différente d’envisager la femme, de la comprendre, de l’aimer et de la pratiquer.

Le temps des grandes passions idéalistes est passé ; les Pétrarques sont rares aujourd’hui ; et beaucoup d’hommes de labeur s’éloignent systématiquement de ce qu’on appelait naguère « le beau sexe », ou du moins ne lui demandent que des plaisirs rapides et tout matériels, fermant leurs cœurs aux amours exaltées.

Parmi les grands écrivains morts depuis le commencement du siècle, on rencontre, suivant les tempéraments, les plus diverses manières de comprendre l’amour.

Gœthe semble avoir conçu et réalisé une sorte de harem libre, avoir voulu parcourir en même temps toute la gamme des tendresses, goûter à tous les plaisirs, se délecter à toutes les sources de l’affection féminine.

Il traitait l’amour en grand seigneur qui ne se veut priver de rien.

Il lui fallait, pour être heureux, dit-on, mener cinq intrigues de front — cinq, ni plus ni moins. — Il avait d’abord, pour son âme, rien que pour son âme, pour entretenir en lui une exaltation artistique et sentimentale dont il avait besoin, une sereine passion où rien de charnel n’entrait. Don Quichotte conscient, il idéalisait une Dulcinée quelconque et la posait religieusement sur l’autel des pures extases en l’entourant de petites fleurs bleues.

Pour son cœur, il lui fallait un amour ardent, tendre et charnel, poésie et sensualité mêlées, quelque chose de distingué, avec titre et position sociale, une passion mondaine enfin.

Puis il avait son ordinaire, une maîtresse comme toutes les maîtresses, une fille toujours prête, esclave caressante et payée : un lit garni, enfin, avec le foulard sous l’oreiller.

Mais quand un homme est complet, quand tout son mécanisme fonctionne, il a aussi des instincts bas, des vices. Gœthe estimait que cette partie de son être méritait autant d’égards que l’autre, que la partie dite supérieure ; et il ne méprisait point, paraît-il, la servante d’auberge, la laveuse de vaisselle, la fille aux bras rouges, au linge grisâtre, aux bas blancs.

Ce qui ne l’empêchait pas de courir encore la gueuse par les rues.

Musset, après des velléités d’amour, des essais d’affection complète, c’est-à-dire de cette affection où le cœur et les sens ont leur part, semble s’en être tenu définitivement aux caresses des drôlesses numérotées.

Byron, sur qui bien des légendes ont couru, après cette passion inquiète qu’il a eue pour la Guiccioli, traita la femme en marchandise, qu’il payait largement, paraît-il.

Chateaubriand ne fut-il pas torturé par cette inavouable et brûlante tendresse qu’il nous raconte dans René.

Lamartine aima un nuage qu’il baptisa du nom d’Elvire. Mais on dit tout bas qu’il ne s’en tenait point à cette affection céleste.

Balzac adorait les femmes, mais d’une façon poétique, éthérée et raffinée. Comme Gœthe, il paraît avoir eu diverses catégories d’amies ; mais, avec lui, elles demeuraient simplement des amies.

En pouvait-il être autrement ? Chez cet homme, tout est cerveau. Ce prodigieux remueur d’idées, qui passa son existence à regarder ses rêves, ne semble avoir vécu que dans les joies cérébrales et n’avoir jamais touché aux autres. Chez lui, tout est pensée : à peine même s’inquiète-t-il de l’art, de la beauté plastique, de la forme pure, de la signification poétique des choses, de cette vie imagée et imaginée dont les poètes animent les objets.

Il avoue ingénument qu’en visitant la galerie de Dresde il est resté froid devant les Rubens et les Raphaël, parce qu’il n’avait point dans sa main celle de la comtesse Hanska !

Dans ses labeurs herculéens, au milieu de ses embarras d’argent, de toutes les difficultés qu’il traversa, c’est aux femmes qu’il demande les consolations, le courage, les douceurs d’âme dont il a besoin.

Elles furent, du reste, ses fidèles amies.

Il était avide de leur tendresse et la chercha toute sa vie. Presque adolescent encore, il écrivait à sa sœur : « Mon assiette est vide et j’ai faim. Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs : être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits ? » — Puis, plus tard : — « Me consacrer au bonheur d’une femme est pour moi un rêve perpétuel. » Une autre fois, après une de ces périodes de travail fou qui l’ont tué, lassé d’écrire, il se tournait vers cet amour qu’il appelait sans cesse et il s’écriait : « Vrai, je mérite bien d’avoir une maîtresse ; et tous les jours mon chagrin s’accroît de n’en point avoir, parce que l’amour, c’est ma vie et mon essence. » Il en rêvait sans fin, et, avec une naïveté d’écolier qui attend le prix du devoir terminé, il le considérait comme la récompense réservée et promise par le ciel à ses labeurs.

Et rien, absolument rien, de matériel n’entrait dans cette soif de la femme. Il aimait leur cœur, le charme de leur parole, la douceur de leurs consolations, l’abandon tendre de leur commerce, peut-être aussi leurs parfums, la finesse de leurs mains pressées, et cette molle tiédeur qu’elles semblent répandre dans l’atmosphère qui les entoure. Il poussait vers elles des appels d’enfant malade qui a besoin d’être soigné, et se jetait sur leur affection, l’implorait, s’y réfugiait dans ses fatigues, ses déboires, ses tristesses, lorsqu’il était blessé par quelque injustice de ces Parisiens « chez qui la moquerie remplace ordinairement la compréhension ». Jamais une pensée charnelle ne semble l’avoir effleuré.

Il s’en défend même avec violence : « Moi ? Un homme chaste depuis un an… qui regarde comme entachant tout plaisir qui ne dérive pas de l’âme et qui n’y retourne pas. »

Enfin, son vœu le plus ardent est exaucé ! Il aima et fut aimé. Alors ce furent des épanchements sans fin d’adolescent à son premier amour, des débordements de joie infinis, des délicatesses de langage extraordinaires, des quintessences et des puérilités de sentiments.

Lorsqu’Elle est loin, il hésite à manger les fruits qu’il aime, parce qu’il ne veut point goûter un plaisir qu’elle ne partage pas. Lui, qui se plaignait si fort de perdre tant de temps aux lettres que réclamait sa mère, passe des nuits entières à écrire à celle qu’il adore ; il travaille plus et court à la poste à tout moment chercher les réponses venues de Russie. Puis, lorsqu’il ne les trouve pas, il a des accès de découragement presque de folie. Il reste tantôt immobile ; tantôt s’agite sans raison, il ne sait que faire, s’irrite s’exaspère : — « Le mouvement me fatigue et le repos m’accable. »

Il lui écrit, dans cet éternel étonnement des amoureux : « Je ne suis pas encore habitué à vous connaître, après des années. » Il se plonge dans le souvenir des jours heureux écoulés près d’elle. Il ne sait comment exprimer ce qu’il ressent, lorsque lui revient la pensée de quelques bonheurs lointains. Il s’écrie alors : « Il y a des choses du passé qui me font l’effet d’une fleur gigantesque, — que vous dirai-je ?… d’un magnolia qui marche, d’un de ces rêves du jeune âge trop poétiques et trop beaux pour être jamais réalisés. »

Il fut réalisé, son rêve, mais trop tard.

Celle qu’il avait tant aimée et qui vient, à son tour, de mourir put enfin devenir sa femme, après des obstacles sans nombre. Une maladie de cœur avait miné depuis longtemps l’infatigable écrivain. Au lieu de partager les gloires de son mari, et de goûter le bonheur que lui promettait son grand amour, Mme Honoré de Balzac n’avait plus qu’un mourant à soigner.

Romans
(Gil Blas, 26 avril 1882)

En tête de son nouveau volume intitulé Quatre Petit Romans, notre confrère Jean Richepin a placé une intéressante préface, que les lecteurs de Gil Blas connaissent déjà.

Cette préfacé est une sorte d’analyse du livre, analyse faite sur un ton plaisant de débiteur de boniment.

Elle renferme beaucoup de choses très justes à mon gré ; mais elle contient aussi la phrase suivante : « La belle malice de m’inventorier un appartement avec minutie d’huissier. Le puissant effort de me noter comment M. Chose a le nez tordu, comment Mme Machin a la nuque tournée, comment des gens quelconques gesticulent, crachent, mangent, et s’acquittent de toutes leurs fonctions ordinaires ! »

Eh bien, cette phrase m’inquiète. Elle contient résumé toutes les critiques, adressées aux écoles dites réalistes, naturalistes, etc., qu’on peut, je crois, comprendre en bloc sous cette dénomination : « Écoles de la vraisemblance. »

Oh ! je ne nie point qu’on ait souvent abusé de la description à outrance ; je ne conteste pas qu’on ait fait souvent le principal de l’accessoire ; je ne mets pas en doute que la psychologie soit la chose essentielle des romans vivants, mais je crois que retrancher la description de ces ouvrages, ce serait en supprimer l’indispensable mise en scène, en détruire la vraisemblance palpable, enlever tout le relief des personnages, leur ôter leur physionomie caractéristique, et négliger volontairement de leur donner le fameux coup de pouce artistique. Ce serait, en un mot, supprimer tout le travail de l’artiste pour ne laisser subsister que la besogne du psychologue.

Dans tout roman de grande valeur il existe une chose mystérieusement puissante : l’atmosphère spéciale, indispensable à ce livre. Créer l’atmosphère d’un roman, faire sentir le milieu où s’agitèrent les êtres, c’est rendre possible la vie du livre. Voilà où doit se borner l’art descriptif ; mais sans cela rien ne vaut.

Voyez avec quel soin Dickens sait indiquer les lieux où s’accomplit l’action. Et il fait plus que les indiquer, il les montre, les rend familiers, rendant ainsi plus vraisemblables, nécessaires même les péripéties du drame qui, exposé en un autre cadre, perdrait son relief et son émotion.

Quand il nous présente un personnage, il le décrit jusque dans ses tics, dans les moindres habitudes de son corps, dans ses mouvements ordinaires ; et il insiste, il se répète.

J’ai cité Dickens, parce qu’il est aujourd’hui un maître incontesté, qu’il n’est pas Français, et que ce romancier a poussé aussi loin que possible l’art de donner une vie extérieure à ses figures, de les rendre palpables comme des êtres rencontrés, en poussant jusqu’à l’exagération ce besoin de détail physique.

La partie psychologique du roman, qui est assurément la plus importante, n’apparaît puissamment que grâce à la partie descriptive. Le drame intime d’une âme ne me tordra le cœur que si je vois bien nettement la figure derrière laquelle cette âme est cachée.

Il semble qu’on pourrait classer les romans en deux catégories bien distinctes : ceux qui sont nets et ceux qui sont vagues. Les premiers sont les romans bien mis en scène, les seconds les romans expliqués simplement par la psychologie. Quelque extrême que soit le mérite de ses derniers, ils restent toujours confus pour moi, et lourds, comme indigestes et indistincts. Ils ont leur type dans les remarquables œuvres psychologiques de Stendhal dont la valeur n’apparaît que par la réflexion, dont les qualités semblent cachées au lieu de sauter aux yeux, d’être lumineuses, colorées, mises en place par la main d’un artiste.

Les dedans des personnages ont besoin d’être commentés par leurs gestes.

Les faits ne sont-ils pas les traductions immédiates des sentiments et des volontés ? Expliquer l’âme par l’inflexible logique des actions n’est-il pas plus difficile que de dire : — M. X… pensait ceci, puis cela, faisait cette réflexion, puis cette autre, etc., etc. ? Décrire le milieu où se passera l’aventure, d’une façon si nette que cette aventure y vive comme en son cadre naturel ; montrer les personnages si puissamment que tous leurs dessous soient devinés rien qu’à les voir ; les faire agir de telle sorte qu’on dévoile au lecteur, par les actes seulement, tout le mécanisme de leurs intentions, sans entreprendre en eux un voyage géographique avec la carte des désirs et des sentiments, ne serait-ce pas là faire du vrai roman, dans la stricte et, en même temps, la plus grande acception du mot ?

Je vais plus loin. Je considère que le romancier n’a jamais le droit de qualifier un personnage, de déterminer son caractère par des motifs explicatifs. Il doit me le montrer tel qu’il est et non me le dire. Je n’ai pas besoin de détails psychologiques. Je veux des faits, rien que des faits, et je tirerai les conclusions tout seul.

Quand on me dit : « Raoul était un misérable », je ne m’émeus point, mais je tressaille si je vois ce Raoul se conduire comme un misérable.

Chez le romancier, le philosophe doit être voilé.

Le romancier ne doit pas plaider, ni bavarder, ni expliquer. Les faits et les personnages seuls doivent parler. Et le romancier n’a pas à conclure ; cela appartient au lecteur.

Cette question d’art, très confuse en beaucoup d’esprits, donnerait peut-être l’explication de bien des haines littéraires. Il est des gens qui ne peuvent comprendre que si on leur dit : « La pauvre femme était bien malheureuse », ceux-là ne pénétreront jamais les grands artistes dont la mystérieuse puissance est tout intentionnelle, et sobre de commentaires. L’œuvre porte leur indéniable marque par sa matière et sa contexture ; mais jamais on ne voit surgir leur opinion, ni leurs desseins profonds s’expliquer par des raisonnements. Et quand ils décrivent, on dirait que les faits, les objets, les paysages se dressent, parlent, et se racontent eux-mêmes ; car il faut une géniale et tout originale impersonnalité pour être un romancier vraiment personnel et grand.

Laissons cette question qui demanderait à elle seule un volume de développements. Je me suis laissé prendre par une phrase au lieu de parler uniquement, comme je le voulais faire, du très remarquable volume de Jean Richepin. La première œuvre, Sœur Doctrouvé, est la simple et poignante histoire d’une pauvre fille de noble famille qui se sacrifie à son nom, laisse à son frère sa part d’héritage, et entre au cloître à l’heure du premier frisson des sens. Faite pour l’amour, elle devient bientôt une sorte d’extatique, d’exaltée volontaire, sauvagement religieuse ; mais voilà qu’elle apprend soudain le mariage de ce frère chéri avec la fille, deux fois millionnaire, d’un banquier juif ; et tout s’écroule en elle, tout, jusqu’à sa croyance en Dieu ; et elle meurt désespérée, victime de son héroïque et inutile sacrifice. Sobre et puissante, cette nouvelle fait froid au cœur dans sa vérité nue.

Le second récit, M. Destremeaux, est la curieuse histoire d’un pauvre clown enrichi qui devient amoureux d’une jeune fille, et, ruiné soudain à la veille du mariage, s’éloigne en demandant trois ans pour refaire sa fortune détruite.

Il réussit. Mais, aveuglé par l’amour, il n’avait point révélé au père de sa fiancée l’humiliante profession d’où venait son argent.

Alors, au moment de s’emparer du bonheur promis, il se confesse dans une longue et fort belle lettre, pleine d’orgueil et d’humilité, mais la famille indignée le repousse.

Puis, un soir, comme la jeune fille, maintenant mariée, assistait aux divertissements du cirque, elle le reconnaît au moment où il va exécuter un saut vertigineux. Elle pousse un cri ; il la voit, jette un baiser de son côté et, s’élançant dans le vide, vient se briser la tête à ses pieds.

J’aime moins le troisième conte : Une Histoire de l’Autre Monde. Mais, j’ai ce défaut, car ce doit être un défaut, d’être rebelle aux extraordinaires aventures qui me laissent le seul étonnement qu’on ait pu imaginer des choses aussi invraisemblables.

Le volume se termine par un remarquable roman historique, qui est vrai dans le fond, bien que surprenant, car les personnages s’appellent les Borgia.

C’est le récit des débuts du fameux César Borgia, ce fils de pape qui, amant de sa sueur Lucrèce, fut le rival de son père, et l’assassin de son frère, et bien autre chose encore.

Cette épouvantable histoire, racontée sur un ton tranquille d’historien et de romancier qui regarde avec intérêt ces êtres singuliers, prend une intensité naturelle dans les faits mêmes. Et c’est là, à mon humble avis, le plus excellent morceau du livre nouveau de Jean Richepin.

Conflits pour rire
(Gil Blas, 1er mai 1882, sous la signature de Maufrigneuse)

Depuis la bruyante expulsion des moines, nous sommes entrés dans l’ère des conflits entre l’autorité civile et la domination ecclésiastique. Tantôt les départements stupéfaits assistent au duel héroïque du préfet et de l’évêque, tantôt la France entière reste béante devant le combat singulier d’un ministre et d’un cardinal.

Mais les conflits entre les deux pouvoirs qui se partageaient jusqu’ici le pays prennent un intérêt tout particulier quand ils se produisent entre un simple maire et un humble curé ; entre un Frère et un instituteur. Alors on assiste vraiment à des luttes désopilantes, toute question de foi mise de côté et respectée.

On citait l’autre jour en ce journal un article de M. Henri Rochefort, à propos de la nouvelle loi contre les écrits immoraux, loi qui met des foudres rechargées entre les mains de tous les Pinard et de tous les Bétolaud de l’avenir ; et à ce propos, le mordant écrivain rappelait que beaucoup de monuments ont été mutilés par le zèle aveugle d’ecclésiastiques férocement honnêtes. Je lui dédie l’histoire suivante, vraie en tous points, mais ancienne déjà.

Un petit village normand possédait une église très vieille et classée parmi les monuments historiques. Seul, le conservateur desdits monuments pouvait donc autoriser les modifications ou réparations.

Non pas qu’on respecte beaucoup les monuments historiques quand ces monuments sont religieux. L’église romane d’Étretat, par exemple, est agrémentée aujourd’hui de peintures et de vitraux à faire aboyer tous les artistes, et les hideuses ornementations du style jésuite ont gâté à tout jamais une foule de remarquables édifices.

La petite église dont je parle possédait un portail sculpté, un de ces portails en demi-cercle où la fantaisie libre d’artistes naïfs a gravé des scènes bibliques dans leur simplicité et leur nudité premières.

Au centre, comme figure principale, Adam offrait à Ève ses hommages. Notre père à tous se dressait dans le costume originel, et Ève, soumise comme doit l’être toute épouse, recevait avec abandon les faveurs de son seigneur.

D’eux sortaient, comme un double fleuve, les générations humaines, les hommes s’écoulant d’Adam et les femmes de la mère Ève.

Or, ce village était administré par un curé fort honnête homme, mais dont la pudeur saignait chaque fois qu’il lui fallait passer devant ce groupe trop naturel. Il souffrit d’abord en silence, ulcéré jusqu’à l’âme. Mais que faire ?

Un matin, comme il venait de dire la messe, deux étrangers, deux voyageurs, arrêtés devant le porche de l’édifice, se mirent à rire en le voyant sortir.

L’un d’eux même lui demanda : "C’est votre enseigne monsieur le curé ?" Et il montrait nos antiques parents éternellement immobiles en leur libre attitude.

Le prêtre s’enfuit, humilié jusqu’aux larmes, blessé jusqu’au cœur, se disant qu’en effet son église portait au front un emblème de honte, comme un mauvais lieu.

Et il alla trouver le maire, qui dirigeait le conseil de fabrique. Ce maire était libre penseur.

Je laisse à deviner quels furent les arguments du prêtre et les réponses du citoyen.

Éperdu, l’ecclésiastique implorait, suppliait, pour que l’autorité civile permît seulement qu’on diminuât un peu notre père Adam, rien qu’un peu, une simple modification à la turque. Cela ne gâterait rien, au contraire. Le conservateur des monuments historiques n’y verrait que du feu, d’ailleurs. Le maire fut inflexible, et il congédia le desservant en le traitant de rétrograde.

Le dimanche suivant, la population stupéfaite s’aperçut qu’Adam portait un pantalon. Oui, un pantalon de drap, ajusté avec soin au moyen de cire à cacheter. De la sorte, le monument et le premier homme restaient intacts, et la pudeur était sauve.

Mais le fonctionnaire civil fit un bond de fureur et il enjoignit au garde champêtre de déculotter notre ancêtre. Ce qui fut fait au milieu des paroissiens égayés.

Alors le curé écrivit à l’évêque, l’évêque au conservateur. Ce dernier ne céda pas.

Mais voici qu’une retraite allait être prêchée dans le village en l’honneur d’un saint guérisseur dont la statue miraculeuse était exposée dans le chœur de l’église ; et cette fois le curé ne pouvait supporter l’idée que toutes les populations accourues des quatre coins du département défileraient en procession sous notre impudique aïeul de pierre.

Il en maigrissait d’inquiétude : il implorait une illumination du ciel. Le ciel l’éclaira, mais mal.

Une nuit, un habitant voisin de l’église fut réveillé par un bruit singulier. Il écouta. C’étaient des coups violents, vibrants. Les chiens hurlaient aux environs. L’homme se leva, prit un fusil, sortit. Devant l’église un groupe singulier s’agitait ; et une lueur de lanterne semblait éclairer une tentative d’escalade, ou plutôt d’effraction, car les coups indiquaient bien qu’on essayait de fracturer la porte. Pour voler le tronc des pauvres, sans doute, et les ornements d’autel.

Épouvanté, mais timide, le voisin courut chez le maire ; celui-ci fit prévenir les adjoints, qui s’armèrent et réquisitionnèrent les pompiers. Les valets de ferme se joignirent à leurs maîtres, et la troupe, hérissée de faux, de fourches et d’armes à feu, s’avança prudemment en opérant un mouvement tournant.

Les voleurs étaient encore là. La porte résistait sans doute. Avec mille précautions, les défenseurs de l’ordre se glissèrent le long du monument ; et soudain le maure, qui marchait le dernier, cria d’une voix furieuse : « En avant ! Saisissez-les ! »

Les pompiers s’élancèrent… et ils aperçurent, grimpés sur deux chaises, le curé et sa servante en train d’amoindrir Adam.

La servante, en jupon, tenait à deux mains sa lanterne, tandis que le prêtre frappait à tour de bras sur la pierre dure qui céda, tout juste à ce moment.

"Au nom de la loi, je vous arrête !" hurla l’officier de l’état civil, et il entraîna l’ecclésiastique désespéré et la bonne éplorée, tandis que le garde champêtre ramassait, comme pièces à conviction, le morceau que venait de perdre le générateur du genre humain, plus la lanterne et le marteau.

De longues entrevues eurent lieu entre l’évêque et un préfet conciliant pour étouffer cette grave affaire.

Autre conflit.

Plusieurs journaux plaçaient dernièrement sous nos yeux la lettre indignée d’un brave curé à l’instituteur de son pays, pour sommer ce maître d’école de déclarer si oui ou non, il avait traité l’Histoire sainte de blagues.

Les journaux religieux se sont fâchés, les journaux libéraux ont argumenté doctoralement.

Or, la question me paraît délicate et difficile.

D’après la nouvelle loi, il semble interdit aux instituteurs d’enseigner l’Histoire sainte. Qui donc l’enseignera ? — Personne. — Alors, les enfants ne la sauront jamais.

Mais si l’instituteur est autorisé à exposer les aventures de ce recueil d’anecdotes merveilleuses qu’on appelle l’Ancien Testament, peut-on exiger qu’il donne comme articles de foi la création du monde en six jours, l’arrêt du soleil par Josué, la destruction musicale des murs de Jéricho, la promenade de Jonas dans l’intérieur mystérieux d’une baleine, etc. ?

Quand il apprendra aux futurs électeurs à ne pas croire aux baguettes de coudrier des sorciers, leur racontera-t-il le miracle à la Rambuteau de Moïse produisant de l’eau par un moyen qui, aux termes de la Bible, ne semble guère anormal ? S’il doit affirmer que Mme Loth fut changée en statue de sel, comment lui défendra-t-on de certifier énergiquement l’absolue authenticité des métamorphoses racontées par Ovide ? S’il met l’Histoire sainte au même rang que la mythologie ; s’il appelle l’une "le Récit des fables sacrées de l’Église chrétienne" et l’autre "le Récit des fables sacrées du paganisme", pourra-t-on le blâmer, le réprimander ?

Je vous le dis, en vérité, d’un bout à l’autre de la France, en ce moment, surgissent des conflits ineffables.

Et comme on voudrait entendre les arguments qu’échangent avec leurs partisans et leurs adversaires, le soir, dans le jardin de l’école ou sous le berceau du presbytère, ces inapaisables rivaux !

Chronique
(Le Gaulois, 2 mai 1882)

Et on prétend qu’il n’y a plus de ces bons et braves domestiques d’autrefois, dévoués au maître, prêts à mourir pour lui, gardiens de ses intérêts, faisant corps avec la famille ! Mais le procès dit « des deux duchesses » vient de nous révéler une invraisemblable collection de ces domestiques modèles.

Où donc M. le duc de Chaulnes a-t-il pu découvrir cette légion de valets incorruptibles et vertueux, oh ! Mais là, vertueux à rendre des points aux muets de Turquie.

Enfoncés, les légendaires eunuques ! Les larbins du château de Sablé les laissent loin, et on affirme que le Grand Turc vient d’écrire à Mme la duchesse de Chevreuse pour lui proposer un échange.

Où sont les souples valets de Molière ; et Scapin, et tous ses frères si subtils, rusés, joyeux, toujours prêts à ouvrir aux galants les portes secrètes, et contents, comme il convient, quand le maître se trouvait dandinisé à outrance.

Ceux de Sablé ont l’air de sortir d’une pièce honnête de M. Scribe (avez-vous remarqué que Scribe reste « monsieur » après sa mort ?) ; ils ont des sentiments honnêtes à revendre, et même de l’héroïsme à profusion.

Ils s’aperçoivent qu’un étranger pénètre mystérieusement dans le manoir, et ils s’en vont, à deux, en grande cérémonie, trouver le seigneur qui se couche : « Monsieur le duc, disent-ils ensemble, il y a un voleur dans le château. »

Un voleur ! Que de délicatesse, de finesse, de savoir-vivre, de discrétion pour des valets !

Le lendemain, ce qu’on suppose être l’invisible et nocturne visiteur s’est présenté en face du pont-levis (il doit y avoir un pont-levis dans ce drame), avec un revolver à la main (j’aimerais mieux une arquebuse).

Et aussitôt un serviteur magnanime se jette à sa rencontre et l’arrête.

Une autre fois, c’est un garde qui brave stoïquement l’arme du séducteur supposé.

Celui-ci, selon l’affirmation des domestiques, ne marche plus que le pistolet au poing ; et l’armée des valets fidèles se jette chaque fois à sa rencontre.

Nous sommes en pleine chevalerie. C’est vraiment trop beau. Ce n’est pas tout.

Une autre fois, la jeune femme soupçonnée trouve dans un jardin public un homme qu’elle connaît, et se met à causer. Aussitôt les deux nourrices, saisies d’indignation, déposent leurs nourrissons et leurs tabliers sur un banc, referment leur corsage, et déclarent y qu’elles se retirent.

Et elles s’en vont, toutes les deux, en cadence, comme dans le divertissement de M. de Pourceaugnac.

Jamais, non jamais tant de dévouement ne s’est rencontré dans des âmes aussi vulgaires… Il est vrai que le maître allait mourir… et… il serait peut-être intéressant de savoir si quelque clause du testament n’a pas récompensé une conduite si méritoire.

Mais non, sans doute ; n’effleurons pas d’un soupçon ces honnêtes gens.

Plus de dix mille maris ont déjà écrit au château de Sablé et se sont fait inscrire pour tâcher d’obtenir un de ces serviteurs modèles, ou, du moins, un petit de la race.

Il est un autre moyen pour s’en procurer d’aussi précieux.

Nous recevons de temps en temps les lettres-réclames d’habiles industriels qui se chargent, en promettant une impénétrable discrétion, de faire surveiller, jour par jour, heure par heure, les gens dont nous avons intérêt à surprendre les moindres actions.

Ils affirment que cette invisible et constante inquisition aura lieu par les moyens les moins prévus, et ils se chargent « de rechercher et de fournir tous les documents nécessaires pour séparation de corps ».

Non pas qu’on puisse supposer une seconde les valets de M. de Chaulnes sortis d’un établissement pareil ; mais on peut constater du moins que leur précieuse honnêteté a donné exactement les mêmes résultats que la discrète surveillance des mouchards à gages qu’on se procure si facilement chez les marchands de documents pour séparation de corps.

O vertueux serviteurs, je vous aimerais mieux, je crois, un peu moins probes !

M. de Chaulnes fut, paraît-il, un très brave et très digne gentilhomme d’un autre temps, du bon vieux temps, comme ses domestiques. Eh bien, si j’étais femme, je n’aimerais pas du tout, mais pas du tout, un époux des époques passées. En lisant ce curieux procès, on plaint assurément cet homme simple, et trop candide, et trop honnête pour son siècle ; mais on plaint aussi la jeune et belle fille mariée à cet ascète fanatique.

Et, si j’étais juge…


Oh ! Si j’étais juge, je me montrerais peut-être fort sévère pour la jeune et charmante duchesse qui excite en ce moment la pitié galante des chroniqueurs.

Non pas que je m’étonne, comme ses valets, de ses écarts ; loin de moi cette rigueur et cette intolérance : mais je trouve abominable, monstrueux, révoltant qu’on ait pu rencontrer dans le corsage de cette femme, qu’on assure une des plus séduisantes du monde, et dont ledit corsage doit être, en conséquence, un des endroits la plus poétiques du globe, des vers aussi plats que ceux cités déjà dans ce journal. Relisons-les :

Je t’aimerai tant que la fleur bénie

S’épanouira pour orner ton séjour ;

Tant qu’au printemps la terre rajeunie

Dit à l’oiseau : « Reviens chanter l’amour. »

Je t’aimerai tant que la blanche étoile

Viendra, le soir, veiller sur ton sommeil ;

Tant que, des nuits perçant le sombre voile,

Le jour viendra sourire à ton réveil.

Je t’aimerai, même si l’inconstance

Te rend parjure, ingrate, à nos amours ;

Malgré l’oubli, mon cœur, sans espérance

Dans sa douleur, pour toi battra toujours.

On peut être un fort galant homme et un fort mauvais poète ; mais alors pourquoi montrer plus de prétentions que M. Jourdain ?

« Belle duchesse, vos beaux yeux me font mourir d’amour », aurait écrit simplement le bourgeois gentilhomme ; c’est de la prose, cela ; mais

Je t’aimerai tant que la fleur bénie

« S’épanouira » pour orner ton séjour…

m’aurait enlevé, je l’avoue, toute velléité de faiblesse pour un amoureux aussi privé de qualités poétiques.

Oui, cette absence de littérature m’aurait gâté les sentiments les plus exaltés ; l’envoi de ce morceau rappelle trop vivement les déclarations de pompier à cuisinière : « Ma bele pouxpoule, je taicri pourre te dir que je viendré mangé un boutlion de mains çoir… »

Comment nous attendrir maintenant ? La duchesse est exquise, dit-on — oui ; mais songer que son corsage est un séjour orné de pareils vers de mirliton !

Elle a des yeux d’ange — c’est possible ; — mais quand on pense que ces yeux-là ont dû pleurer sur la fleur bénie (pourquoi bénie ?)

Et puis, pour peu qu’on soit poète soi-même, quand on rêve en quel endroit délicieux ces vers, dignes de Bossuet, s’étaient blottis, quand on se dit qu’ils y ont été. ; trouvés, et qu’il y en a peut-être encore de semblables, en ce lieu !.. Oh ! Seigneur, faites que je ne trouve jamais une déclaration rimée ainsi dans la poitrine de ma bien-aimée ! Elle me deviendrait odieuse à jamais — ces simples mots : bénie — séjour — rajeunie — amour — étoile — sommeil — voile — réveil — inconstance — amours — espérance — toujours — suffiraient à déparfumer pour moi éternellement ces deux fleurs, bénies ou non.

Quand on est beau garçon, séduisant, galant homme, large d’épaules et orné d’une fine moustache (la moustache est indispensable pour être follement aimé) ; quand on a enfin tous les dehors qu’il faut pour plaire ; quelle folie de montrer ses dedans !


Ô séducteurs, séducteurs coquets : Acta, non verba, croyez-moi !

George Sand d’après ses lettres
(Le Gaulois, 13 mai 1882)

George Sand a eu, toute sa vie, à combattre le préjugé ; et il est curieux de suivre dans ses lettres ses luttes continuelles contre ses plus fidèles amis, qui ne pouvaient s’accoutumer aux allures libres, à la large indépendance d’esprit et de mœurs, de cette femme en qui la nature s’était trompée.

Que la société, cette portière à cancans, que les gens du monde, ces « sépulcres blanchis », aient fait un crime à cette révoltée de ses allures cavalières et de son profond mépris de l’opinion, on le comprend ; mais il est curieux que les hommes d’esprit eux-mêmes aient presque tous montré cette étroitesse, ces crises de sainte prud’homie.

L’homme, en jugeant la femme, n’est jamais juste ; il la considère toujours comme une sorte de propriété réservée au mâle, qui conserve le droit absolu de la gouverner, moraliser, séquestrer à sa guise ; et une femme indépendante l’exaspère comme un socialiste peut exaspérer un roi.

« L’opinion, dit George Sand, c’est, d’un côté, l’intolérance des femmes laides, froides ou lâches ; de l’autre, c’est la censure railleuse ou insultante des hommes qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes fidèles. Or, il n’est pas facile que la femme soit philosophe et chaste à la fois…

« L’opinion, c’est la règle des gens sans âme et sans vertu… L’opinion que je respecte, c’est celle de mes amis. »

Dans une fort belle lettre à sa mère, elle dit : " Vous, ma chère maman, vous avez souffert de l’intolérant des fausses vertus des gens à grands principes… »

Et d’autre part : « Mon esprit antisocial et ma mépris pour tout ce que la plupart des homme respectent. »

Et on trouve, en effet, dans toute la correspondant de cette femme une série d’axiomes philosophiques d’une surprenante largeur, d’une vérité inflexible et d’une tranquille sérénité dont on pourrait faire un Manuel des rapports sociaux.

Peu d’êtres assurément ont eu un plus vif sentiment de la liberté, un plus profond respect de la nature des autres et une plus complète tolérance pour les défauts ou plutôt pour les divergences de tempérament de ses amis. Elle établit des principes d’amitié et de camaraderie avec une sagesse rare et souriante. Elle dit :

« J’accepte tous les caractères, tels qu’ils sont, parce que je ne crois guère qu’il soit au pouvoir de l’homme de refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le sanguin ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre manière d’être dans l’habitude de la vie tient essentiellement à notre organisation physique, et je ne ferai un crime à personne d’être semblable à moi ou différent de moi. Ce dont je m’occupe, c’est du fond des pensées et des sentiments sérieux…

« Mon Dieu ! Quelle rage avons-nous donc ici-bas nous tourmenter mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner sans pitié tout qui n’est pas taillé sur notre patron ?… »

Et toujours reparaît son invincible besoin d’indépendance. « Être toute seule dans la rue et me dire à moi-même : Je dînerai à quatre heures ou à sept heures, suivant mon bon plaisir. Je passerai par le Luxembourg pour aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel est mon caprice… »

Or, l’innombrable armée des Prudhommes moralisants pardonne volontiers les fautes couvertes, les péchés que lave l’eau bénite ; mais qu’une femme, une simple femme, leur ose dire : « Je dînerai à quatre heures ou à sept heures suivant mon bon plaisir… » ils s’écrieront : « Miséricorde ! Quelle déréglée ! »


Avec cette nature, il n’est pas étonnant que la vie conjugale lui ait été bientôt insupportable. Son mari avait, sans doute, l’instinct dominateur de tous les hommes ; elle avait, de son côté, l’instinct de révolte de tous les forts, et l’existence commune leur devint impossible. Un peu nonchalante jusque-là, elle ne semble pas avoir songé à quitter le baron Dudevant, jusqu’au jour où elle découvrit dans un tiroir un testament de lui, destiné à n’être ouvert qu’après sa mort. Comme elle était femme, elle l’ouvrit tout de suite, et y trouva un vrai réquisitoire à son endroit. Sa résolution fut prise en un instant. Ils se séparèrent à l’amiable, et elle vint à Paris avec une rente de trois mille francs.

Trois mille francs, c’était bien peu. Elle songea aux moyens d’augmenter ses revenus, et c’est alors que la pensée d’écrire la saisit. « Je m’embarque, dit-elle, sur la mer orageuse de la littérature. Il faut vivre. »

Voici une des plus curieuses observations à faire sur ce remarquable écrivain, c’est qu’il ne fut pas travaillé dès l’enfance, comme tous les grands artistes, par l’impérieux besoin de traduire ses pensées, ses visions, ses sensations, ses rêves. Jamais elle n’a ce frisson d’art : l’émotion du sujet trouvé, de la scène qui se dessine, d’ivresse de la création, le bonheur de l’enfantement. La joie profonde de la page écrite, et qu’on croit toujours parfaite, dans cette griserie du travail, ne met jamais du feu dans ses veines et un peu de folie dans sa tête. Elle ne pense toujours qu’à l’argent dont elle a besoin, et ne.désire pas même de gros bénéfices, un modeste salaire lui suffit — de quoi vivre aisément. Elle accomplit ce métier superbe de pondeur d’idées, comme un menuisier fait des tables, avec la pensée constante de l’argent gagné. Et nous trouvons là, en face de son large besoin d’indépendance, un vif instinct de ménagère, un côté pot-au-feu très marqué.

Elle est bonne maman, dans le sens commun du mot. Elle n’a pas, enfin, la grandeur qu’on voudrait en cette femme émancipée et si supérieure.

Elle dit, en vingt endroits différents de ses lettres : « Je songe donc uniquement à augmenter mon bien par quelques profits. Comme je n’ai nulle ambition d’être connue je ne le serai point… » — Et, un peu plus tard : « Et puis, voyez l’étrange chose, la littérature devient une passion… Vous vous trompez pourtant si vous croyez que l’amour de la gloire me possède. J’ai le désir de gagner quelque argent. »

« J’ai au moins le bonheur d’être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »

C’est donc la nécessité seule qui l’a faite artiste, et non l’éclosion normale du talent qui perce et grandit, malgré tous les obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.

Mais c’est peut-être seulement dans son sexe qu’il faut chercher la cause de cette indifférence pour l’art lui-même. De toutes les passions, l’amour de l’art pour l’art est assurément la plus désintéressée. A côté du désir très légitime de gagner de l’argent, à côté du besoin tout naturel de renommée, l’artiste aime et doit aimer frénétiquement ce qu’il enfante. Aux heures de production, il ne songe ni à l’or ni à la gloire, mais à l’excellence de son œuvre. Il frémit aux trouvailles qu’il fait, s’exalte, comme hors de lui-même, devenu une sorte de machine intellectuelle à produire le beau, et il aime son ouvrage uniquement parce qu’il le croit bien.

Or il est à remarquer que dans ses lettres George Sand oppose souvent l’idée de l’argent à l’idée de gloire, mais jamais à l’idée d’art.

Il est en outre une observation constante à faire chez toutes les femmes, c’est qu’elles sont obstinément fermées à tout sentiment qui ne les intéresse pas directement.

Jamais elles ne peuvent être juge impartial d’une chose ou d’une idée, se soustraire à leurs tendances, à leurs affections, à leurs sympathies ou à leurs antipathies, pour apprécier quoi que ce soit avec une complète indifférence. Une chose leur plaît ou ne leur plaît pas, les séduit ou les repousse ; mais toujours leur personnalité persiste invinciblement, et jamais elles ne pourront sortir d’elles-mêmes pour déclarer beau ce qui choque leur nature ou même ce qui ne s’adresse en rien à leur personne, à leurs croyances, ou à leurs intimes sentiments.

L’au-delà d’elles-mêmes leur est étranger. Elles sont, en un mot, passionnelles, inconsciemment mais constamment personnelles, enfermées en elles-mêmes, condamnées à elles-mêmes.

Eh bien, dans ces cent quarante lettres de George Sand, jamais on ne trouve une ligne qui ne se rapporte à des choses personnelles. Jamais d’envolement dans les ides pures, jamais de réflexions étrangères à elle ou à ses amis ; jamais elle n’est sortie d’elle-même une minute, pour devenir un simple esprit qui voit, rêve, raisonne et parle, sans croyances préconçues et sentiments intéressés.

Elle ne semble même pas avoir connu cette sensation singulière et puissante de cesser d’être soi pour devenir ce qu’on écrit, pour revivre dans un personnage rêvé. Et quand, épuisée de fatigue après un jour de travail, elle s’adresse à ses amis, elle se plaint presque : « J’attendrai pour cela un jour où j’aurai de l’âme, un jour où je serai Othello. Pour aujourd’hui je suis chien… J’ai mis tout ce que j’avais de cœur et d’énergie sur des feuilles de papier Weyneu ; mon âme est sous presse, mes facultés sont dans la main du prote. Infâme métier ! Les jours où je le fais, il ne me reste plus rien le soir. »

Une femme, la passion toujours la domine et lui fait proclamer parfois de singulières choses : « Il est bien vrai que le roi Louis-Philippe est l’ennemi de l’humanité », dit-elle. Le roi d’Yvetot ne l’était-il pas autant ? Elle écrit à son fils : « Mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux conséquences des liaisons avec les aristocrates. » Elle écrit à la comtesse d’Agoult (Daniel Stern) : « Il faut que vous soyez, en effet ; bien puissante pour que j’aie oublié que vous êtes comtesse. » Voilà la femme avec ses petitesses et ses préjugés.

Puis, soudain, un de ses amis se mariant : « Vous vous mariez, mon bon camarade. Le bien et le mal n’existant pas par eux-mêmes, et le bonheur, comme le malheur, étant dans l’idée qu’on s’en fait, vous vous croyez content, donc vous l’êtes. »

Voilà l’esprit large et libre.

Elle écrit à un autre ami : « Le mariage est un état si contraire à toute espèce d’union et de bonheur, que j’ai peur avec raison. »

Et à un autre, qui était saint-simonien : « Un jour, vous ne croirez plus à aucune secte religieuse, à aucun parti politique, à aucun système social. »

Mais ces élans d’indépendance ne durent guère, et toujours on la sent combattue, tiraillée entre les besoins de liberté de son intelligence et les besoins de foi de la femme, foi en quelque chose, en quelqu’un, foi dans la religion ou dans la Révolution.

Et, comme tous les grands esprits, toujours aussi on la voit découragée, écœurée, révoltée, blessée par l’égoïsme, l’étroitesse, l’intolérance et l’éternelle bêtise des hommes. « Voyez-vous, dit-elle souvent, l’espèce humaine est mon ennemie. »

Notes d’un démolisseur
(Gil Blas, 17 mai 1882)

Ô barbouilleurs, enlumineurs, gâcheurs de petits pinceaux, fabricants de niaiseries en couleur, peintres, quand nous débarrassera-t-on de vos concours à images ? Quel bruit vous faites, quelle turbulence vous avez, comme vous êtes, en général, médiocres, grâce au Salon, stimulant vos efforts pour plaire aux sots qui achètent, aux ministres ignorants qui décorent, et aux puissants jurés qui donnent des médailles !

La médaille est le but, vous vous faites petits garçons pour l’avoir ; et vous badigeonnez de petits sujets, avec un tout petit talent, pour aller sur les petits panneaux des petits salons des petits bourgeois qui ont le sac. Après quoi vous vous faites bâtir de petits hôtels avec de grands ateliers où vous débitez votre petite marchandise, petits artistes !

Beaucoup de vous ont du talent, pourtant, mais bien peu l’osent montrer ouvertement ; il faut vendre sa pacotille. M. Harpignies, M. Manet, M. Puvis de Chavannes, M. Gustave Moreau ont-ils jamais songé à la médaille et à la vente ?

Oh ! Qui nous débarrassera du Salon, scie annuelle, éteignoir des personnalités, grand bazar où trafique la juiverie d’art ?

Sans ce concours, sans ces croix, que de peintres soudain se révéleraient personnels et libres, sans doute ! La nécessité d’être médaillé, décoré, les étreint et les comprime, espérons-le.

Plus de Salon, dira-t-on. Mais comment les amateurs connaîtraient-ils les toiles ?

Eh ! Pourquoi une exposition ne serait-elle pas ouverte, d’un bout à l’autre de l’année, où l’on irait à son gré, où chaque peintre pourrait montrer tout ce qu’il fait, varier ses envois, se révéler vraiment, par des études originales et franches, par toutes les libres manifestations de son pinceau, sans s’en tenir, comme aujourd’hui, à ces morceaux de concours devant qui défile le public. Pourquoi ces prix de mérite ? Êtes-vous donc des écoliers ? Les médailles supprimées feront pousser les vrais artistes. L’exposition permanente mettrait sous les yeux de la foule toutes vos œuvres, l’une après l’autre, comme aux vitrines des libraires sont étalés des livres, toute l’année.


Et pourtant, comme vous êtes plus chercheurs, plus vrais, plus novateurs que vos frères de la sculpture !

Type éternel et insipide du Beau, parfaite Vénus, dite de Milo, quel audacieux brisera tes reins célèbres qui inspirent depuis si longtemps tous les gratteurs de marbre pâle, comme si l’Art ne devait pas se renouveler sans cesse, se transformer, mourir à chaque âge et renaître différent, changer toujours ses formes et ses moyens ? Ta sereine et plastique beauté m’écœure, immuable et froide inspiratrice de la pierre. C’est quelque révolté, sans doute, qui t’a cassé les bras, quelque révolté, las comme moi de ton geste gracieux et froid toujours copié par les artistes, toujours admiré, toujours le même.

Tu fus sublime, sans doute, mais tu n’es plus la femme d’aujourd’hui, comme le marbre rigide n’est plus la matière que veulent nos yeux avides de couleur, de mouvement et de vie.

Brisons les marbres, les moules et les admirations antiques. Cherchez, imaginez, trouvez. Fouillez le bois, pétrissez la terre, modelez la cire !

Qui sait, un musée nouveau ouvrira peut-être la route, révélera des procédés inconnus, lancera sur des traces nouvelles.

Et la couleur s’alliant à la forme, nous verrons peut-être bientôt des statues peintes. Ne serait-il pas naturel en effet de donner la vie factice des nuances aux êtres vraiment modelés comme des hommes ?

Et si je puis faire encore un vœu, c’est de n’avoir plus à lire chaque matin le chapelet des articles attardés que les Salonniers ruminants vont délayer obstinément, avec une compétence ennuyeuse, jusqu’en janvier de l’année prochaine.

Et vous, Jean Richepin, mon brave et cher confrère, cessez de regretter qu’on décore si peu d’hommes de lettres et tant de peintres. C’est tant mieux pour les uns et tant pis pour les autres.

Que se passe-t-il ? Un monsieur quelconque, avocat le plus souvent, est nommé soudain ministre des arts. Qu’a-t-il lu ? Cicéron au collège, et, depuis, les feuilles de son opinion. Il ne sait rien, et s’en moque d’ailleurs. Or c’est long, de lire ; et pour se donner une teinture de ces arts dont il est ministre, il s’en va contempler des tableaux. Il tombe naturellement en arrêt devant la peinture de M. Vibert qu’il juge le maître des maîtres ; et comme il a dans sa poche un tas de petits rubans rouges, il en donne un, celui d’officier, à ce peintre que tous les jeunes alors vont s’empresser d’imiter.

Quant à M. Zola, qu’il ne connaît point, on lui a dit que c’était un pornographe. Peut-il, en vérité, décorer un pornographe ?

Quant à M. Barbey d’Aurevilly, qu’il ne connaît pas davantage, on lui a dit que c’était un réactionnaire. Peut-il décorer un réactionnaire ? Non certes ; on l’interpellerait.

Mais, direz-vous, s’il n’y connaît rien, aux arts, ce ministre des arts, que ne demande-t-il des conseils ? — A qui ?… — A ses chefs de bureau. — C’est ce qu’il fait. Mais croyez-vous qu’ils s’en soucient bien, des arts, et qu’ils les possèdent à fond, les arts, ces chefs de bureau des beaux-arts ?

Leur avancement les inquiète d’une bien autre façon. Ils désignent M. Manuel comme poète, et M. Cherbuliez comme romancier.

Et ils ne s’en portent pas mieux, les arts, ni plus mal non plus d’ailleurs.

Car nous savons, nous (si nos ministres l’ignorent), quel maître poète est Théodore de Banville, quel puissant créateur est Zola, quel artiste est Barbey d’Aurevilly, le plus méconnu des écrivains.

Nous savons (ce dont ils ne se doutent point, ces hommes), quelles merveilles enferment Le Chevalier Des Touches, Une Vieille Maîtresse, L’Ensorcelée, et ce que vaut ce livre étrange, superbe et poursuivi : Les Diaboliques, où l’on trouve ce chef-d’œuvre, Le Rideau cramoisi.

Et cela vaut mieux ainsi, confrère. Nous avons le droit de rire en voyant passer ces ministres !

M. Wolff disait dernièrement, à propos d’un chapitre de Pot-Bouille : « Une mère. Ce n’est point une vache qui met bas son veau, quoi que M. Zola en pense, c’est une créature pleine de tendresse pour l’enfant qui lui cause de si cruelles souffrances et qui, à l’heure décisive, s’il fallait absolument choisir, demanderait qu’on lui prenne la vie pour sauvegarder celle de son fils. Jamais on ne verrait cela chez une simple vache. Elle met quelque chose de vivant au monde que le boucher lui enlève au bout de huit jours, après quoi la bête continue à brouter l’herbe des prairies. Pour la bête tout est fini quand elle a accompli l’acte… », etc.

Les bêtes ainsi calomniées ont besoin d’un défenseur. Je serai leur avocat.

Ouvrons donc la collection de la Maison rustique, l’ouvrage le plus compétent en ces matières et auquel ont collaboré d’illustres savants.

Il y est expressément recommandé aux cultivateurs de bien veiller à ce que la vache ne voie jamais le boucher enlever son veau, car l’instinct maternel est si développé chez elle, qu’elle devine ce qu’on veut en faire, et, très souvent, se laisse mourir de chagrin.

Passons aux autres bêtes.

Les chiennes et les chattes aiment si violemment leurs rejetons que si on détruit les portées entières, elles refusent la plupart du temps de manger et meurent de désespoir.

J’ai vu, moi, les deux faits suivants :

Une chienne qui avait mis bas dans une partie de chasse à six lieues de sa maison, a été laissée par son maître chez le garde, avec deux petits, pour ne la point fatiguer par cette longue route.

Le lendemain on la trouva dans sa niche avec ses deux chiens. Elle avait donc fait deux voyages, aller et retour, pour les apporter chez elle, l’un après l’autre : soit vingt-quatre lieues dans la nuit.

Une autre, dont on avait enterré tous les descendants, loin du logis, dans un bois, a disparu soudain. Trois jours après, on la retrouva morte auprès de ses petits qu’elle avait déterrés.

La plupart des oiseaux se laissent tuer plutôt que de quitter leur nid.

On prétend que les lapines mangent leurs petits. Rouvrons la Maison rustique, et nous apprendrons que la lapine ne détruit jamais sa portée quand on lui laisse un coin pour la cacher. Un trou, une simple planche, suffisent. C’est donc l’excès d’amour maternel qui les porte à ce crime. Pareilles aux antiques Romaines, elles aiment mieux voir leurs enfants morts qu’esclaves. Elles ne cherchent qu’à les soustraire aux regards de l’homme.

Revenons à l’humanité.

Ouvrons les journaux.

Tous les jours des infanticides, tous les jours des petits êtres trouvés au coin des bornes, au fond des fleuves, le long des fossés, dans les égouts et dans ces réservoirs souterrains que dessèchent ces pompiers de la nuit que je n’ose pas nommer par peur d’être traité de naturaliste. Et les magistrats affirment avec raison qu’on ne découvre pas deux de ces crimes sur dix commis. Or, une loi terrible les punit. Supprimez cette loi et laissez la femme livrée au seul amour maternel et vous aurez bientôt un tel massacre de nouveau-nés que l’humanité disparaîtra.

D’ailleurs, la nécessité d’une législation aussi rigoureuse prouve surabondamment la fréquence du forfait.

En vérité, je crois qu’il est inutile d’insister pour prouver que l’instinct maternel est sensiblement plus vif chez la bête que chez la femme, et que l’infanticide apparaît infiniment plus fréquent chez celle-ci que chez celle-là.


Voici ce que je viens de lire en des mémoires qui datent de la fin du siècle dernier.

« Se peut-il que tant de sages, de savants, de penseurs, de philosophes aient en vain vécu, médité, prouvé de grandes vérités ?

« L’homme aveugle ne voit pas, n’écoute pas, ne comprend pas. Aujourd’hui que la raison nous éclaire, on voit encore des sauvages assez ignorants des lois de la philosophie pour dénouer leurs querelles dans le sang.

« On voit le zèle fanatique de la religion exciter le frères à s’entre-tuer.

« On voit des hommes assez méchants encore pour prêcher la haine et la discorde. »

Or, en cette bonne année 1881–1882, nous avons assisté à près de deux cents duels, provoqués la plupart du temps, non par des brutalités, des voies de fait, d’anciennes et invincibles rivalités, mais par de simples polémiques, c’est-à-dire par des divergences d’opinion.

Nous avons assisté à des massacres religieux aussi terribles que la Saint-Barthélemy.

Et, en pleine chaire de Notre-Dame, on a osé, sans que l’assistance tout entière se levât pour protester, faire l’apologie de l’Inquisition !

Ça va, le progrès, ça va !

Je me permets enfin de signaler aux dignes législateurs qui s’occupent en ce moment de sauver la morale et de préparer la loi vengeresse des mœurs, destinée à anéantir les impudiques écrivains, le savant ouvrage de Molmenti, sur la vie privée à Venise, et même, s’ils tiennent à remonter aux sources, je leur citerai Galliccioli.

Ils apprendront là qu’en cette charmante ville des arts et de l’intelligence, Venise, on poussait le scrupule moins loin qu’à Paris en 1882.

Car, en 1458, l’autorité, remarquant que la galanterie diminuait, que les femmes étaient négligées pour d’autres plaisirs, considérant que l’amour est un devoir, une nécessité et même une obligation pour les citoyens, chercha les moyens de raviver les ardeurs de ce peuple déjà blasé.

(Considérez aussi, messieurs les législateurs, que les femmes, aujourd’hui comme alors, sont fort négligées, que les concours hippiques, les tripots et cercles, et mille autres occupations dangereuses éloignent les hommes de la galanterie.)

Donc, l’autorité vénitienne invita les dames à se décolleter dans la rue, le plus bas possible, à montrer leurs bras et leur poitrine entière.

Ce moyen, bien qu’énergique, ne suffit pas. Alors les législateurs du temps enjoignirent aux filles publiques de laisser pendre par leurs fenêtres leurs jambes nues sur les passants ! ! !

Oh alors !

Voyons, messieurs les sénateurs, messieurs les députés, serez-vous moins libéraux que vos grands prédécesseurs ?

Voyons, voyons, introduisez chez nous cette ancienne et séduisante coutume !

Mais vous ne le ferez pas, Tartufes !

Profils d’écrivains
(Le Gaulois, 1er juin 1882)

Puisque le temps est au reportage, puisqu’on veut savoir, avant de connaître la valeur d’un homme, comment sont ses traits, sa taille, ses mœurs, ses manières, puisqu’on s’intéresse plus au renseignement qu’à l’œuvre, je vais essayer de faire quelques rapides portraits d’écrivains, en indiquant seulement l’allure et la tendance de leurs ouvrages.

Pâle, assez grand, assez maigre, aux allures de myope qui semble timide, imberbe, les joues un peu creuses, et lisses comme toute chair où la barbe n’a point germé, avec un air rêveur et doux, presque maladif, Paul Bourget, que ses remarquables articles d’analyse littéraire et philosophique ont fait depuis longtemps connaître des lettrés, est un des jeunes gens en qui se fonde l’espoir de la littérature.

Fort élégant sans qu’on le remarque et presque sans qu’on s’en doute, amoureux des finesses et des subtilités, plus sensible à la pensée ingénieuse qu’à l’image vive, séduit jusqu’à l’extase par le charme des femmes, tout enveloppé de leur molle séduction, livré sans résistance à leur influence morale, à la douceur de leur bavardage et de leurs gentillesses, et de leurs affinements d’esprit bien plutôt que captivé par le désir de leur personne, sentimental et non passionné, délicat surtout, il est un des causeurs les plus charmants, les plus variés, les plus aigus et les plus profonds qui soient aujourd’hui Ergoteur, abstracteur de quintessence, démonteur de doctrines, byzantin, croyant vague, de cette race de croyants par instinct à laquelle appartient ce charmeur, M. Renan, ennemi des théories violentes et radicales, pacifique d’idées autant que de mœurs, il fait son grand bonheur de la contemplation presque désintéressée des hommes, des choses, des pensées et des arts.

Artiste, s’il aime produire, il doit préférer comprendre, interpréter et démontrer, et il saisit les nuances les plus fines, les intentions les plus voilées, qu’il expose avec une rare clarté de langage, une singulière justesse de mots, un vrai tempérament de parleur, et un geste fréquent de la main, une main longue aux doigts secs, une main de jeune professeur.

Féminin, byronien, un peu de la famille des désespérés heureux de vivre, il vient de publier un très remarquable recueil de vers tout inspiré par les femmes, rimé surtout pour les femmes, mélancolique et raffiné, une sorte de murmure de poésie fait avec des choses intimes.

L’amour est le thème presque constant des pièces l’amour rêveur et tendre, l’amour flottant dans les brises, dans les aurores et les crépuscules.

Le poète ne chante que ce qui se passe en lui ; il dit son cœur, ses tristesses, ses subtiles souffrances ; il ne raconte pas, comme les visionnaires inspirés, les spectacles des hommes et des événements, avec des images colorées, des mots sonores, et cette exaltation que mettent en leurs œuvres ces divins interprètes de la vie ; mais il raconte comment il sent, comment il vibre au contact des pensées, des souvenirs, des espoirs, des, désirs.

Et toutes les femmes le liront et le comprendront, et aussi tous les artistes.

Les poètes, ceux qui sont poètes dans les moelles, qui, pensent en vers comme on pense dans sa langue natale, sont souvent malhabiles à écrire en prose, à saisir le rythme fuyant de la phrase, à trouver ce tour vif, nerveux, changeant qui est la qualité première des vrais prosateurs. Ils ont en général une propension à l’emphase et à la période. Victor Hugo, ce maître des poètes, n’échappe point à cette tendance et un écrivain disait de lui : « Sa prose me fait l’effet d’un beau cavalier démonté ; il est grand et superbe, mais il marche mal ; on sent qu’il lui faut une selle entre les jambes ».

Voici pourtant un poète qui vient de publier en prose une des meilleures œuvres qu’il ait produites. Le livre s’appelle Les Monstres parisiens, et l’auteur Catulle Mendès.

Ce livre, que connaissent déjà les lecteurs de Gil Blas, est l’histoire des plus monstrueuses dépravations de notre époque. Étrange et vrai, saisissant, charmeur, brutal dans le fond, mais si habile, si voilé, si rusé, qu’il trompe les pudeurs et ne fait rougir qu’après coup, ce magasin de portraits est une œuvre d’art exquise et singulière.

Et elle porte bien la marque personnelle du poète aux intentions mystérieuses, frère d’Edgar Poe et de Marivaux, compliqué comme personne, et dont la plume, soit qu’il fasse des vers, soit qu’il écrive en prose est souple et changeante à l’infini. Cette œuvre est bien l’œuvre de cet homme séduisant et inquiétant, avec sa pâle face de Crucifié, sa barbe frisée et vaporeuse, ses cheveux longs et légers comme un nuage, son œil fixe où l’on sent une pensée qu’on ne pénètre point, et son sourire charmant qui semble parfois dangereux.

On a dit de lui qu’il avait l’air d’un Christ de cabinet particulier ; ne dirait-on pas plutôt un Méphisto, ayant pris la figure du Christ ?

Presque chaque soir, à l’heure dite de l’absinthe, on voit passer sur le boulevard, du Vaudeville à l’Opéra, un jeune homme à l’allure lente, un peu lasse, aux joues rosées comme celles d’une fille, à peine ombrées d’un duvet blond et qui semble encore un enfant. Il se nomme Paul Hervieu et sera connu bientôt.

Diogène le Chien, qu’il vient de publier, nous montre un esprit des plus curieux, tranchant, un peu froid, armé d’une ironie sèche, cinglante, qui nous promet des livres exquis, railleurs, avec ces dessous de gai mépris qui mettent tant de profondeur dans les mots.

Pâle et triste à donner le spleen, maigre comme un séminariste, chevelu comme un barde et regardant la vie avec des yeux désespérés, jugeant tout lamentable et désolant, imprégné de mélancolie allemande, de cette mélancolie rêveuse, poétique, sentimentale, des peuples philosophants, dépaysé dans l’existence vive, rieuse, ironique et bataillante de Paris, Édouard Rod, un des familiers d’Émile Zola, erre par les rues avec des airs de désolation.

Grandi parmi les protestants, il excelle à peindre leurs mœurs froides, leur sécheresse, leurs croyances étriquées, leurs allures prêcheuses. Comme Ferdinand Fabre racontant les prêtres de campagne, il semble se faire une spécialité de ces dissidents catholiques, et la vision si nette, si humaine, si précise qu’il en donne dans son dernier livre : Côte à Côte, révèle un romancier nouveau, d’une nature bien personnelle, d’un talent fouilleur et profond.

Et voici maintenant un nom tout inconnu, Francis Poictevin. Pour son livre, La Robe du Moine, Alphonse Daudet écrivit une préface, heureux, disait-il, de présenter au public un aussi remarquable début.

Ce livre tout d’observation, où l’action disparaît pour laisser la place à des portraits de religieux, où l’on trouve des figures célèbres, des analyses profondément curieuses, des tableaux de vie claustrale d’une surprenante vraisemblance, est d’un intérêt vif, malgré l’inhabileté de l’auteur à mouvementer ses personnages.

Mais il descend en eux, il les sait par cœur, il lit leur âme, ouvre leur cœur, les explique comme s’il avait été lui-même un de ces moines à grande robe blanche qui promènent leurs discussions vagues, leurs préoccupations de commères, et leur souci des pénitentes voilées, le long des chemins du jardin régulier.

Et le parloir, les visites, la sollicitude des femmes du monde pour « leurs Pères », tout semble vu par un homme à qui ces choses sont familières.

Et l’auteur, ce grand garçon timide, rougissant, au geste embarrassé, à la voix souvent balbutiante, aux épaules un peu courbées, porte certainement dans sa parole, dans le mouvement de ses mains, dans sa démarche, dans toute la physionomie de sa personne, quelque chose de monacal.

Il est parmi les prosateurs deux groupes qui passent leur temps à s’entre-mépriser : ceux qui travaillent presque trop leur phrase, et ceux qui ne la travaillent pas assez. Les premiers n’arrivent jamais à l’Académie ; les seconds, à moins d’être vides comme l’Odéon un jour de première, y parviennent presque toujours. Leur prose coule, coule, incolore, insipide, sans mordre l’esprit, sans secouer la pensée, sans troubler les nerfs. On appelle cela être correct. Mais celle des autres est compliquée, machinée, criblée d’intentions, hérissée de procédés, semée de nuances. Tout y est voulu, médité, préparé. Chaque adjectif a des lointains et chaque verbe un son qui doit s’accorder avec l’idée qu’il exprime. En une page, jamais deux fois la même allure de phrase ne doit se reproduire, jamais deux mots pareils, jamais deux consonances ne se doivent rencontrer à cent lignes de distance, et il doit exister même dans le retour des lettres initiales des mots, une certaine symétrie mystérieuse qui concourt à l’harmonie de l’ensemble.

Un des plus curieux, et des plus originaux, et des plus puissants parmi ces écrivains, est assurément Léon Cladel.

Jadis, dans une remarquable petite revue, la République des Lettres ; que dirigeait Catulle Mendès, parut un étrange roman de ce précieux jongleur ; titre : Ompdrailles ou le Tombeau des Lutteurs. Cette œuvre vient d’être publiée en volume. Cladel y déploie toutes ses ressources d’ajusteur de mots, toute la variété de ses moyens, y pousse à l’excès son habileté de styliste difficile. D’un bout à l’autre du volume, des luttes d’athlètes, rien que des luttes, et toujours différentes, toujours empoignantes, toujours dites avec des expressions nouvelles, inattendues et vigoureuses. C’est là un des plus énormes tours de force littéraires que puisse accomplir un romancier. Apre comme sa phrase, l’auteur du Bouscassié et des Va-nu-pieds est, dans la vie, un terrible. Issu d’une forte race paysanne, il semble aigu, dur et tranchant comme la pierre d’un champ. La barbe longue, les cheveux longs, la face creuse, il va dans la rue à grands pas, avec des yeux luisants de fauve. Il parle par éclats, lance des mots vibrants, où sonne en son plein l’accent du Midi ; et, irrité à la moindre contradiction, il discute violemment, tumultueusement, comme s’il allait se ruer sur son adversaire et le terrasser d’une étreinte. Mais il aime les lettres avec passion, comme on ne les aime plus guère.

Chronique
(Le Gaulois, 14 juin 1882)

Nos hommes politiques s’occupent en ce moment de l’indemnité à accorder aux Espagnols victimes des incursions des Arabes sur les hauts plateaux alfatiers du Sud oranais.

Le gouvernement espagnol le prend de haut, et les avis sur cette question sont partagés. Sans émettre aucune opinion, et même sans n’en avoir aucune, je veux rappeler quelques souvenirs sur ce pays que j’ai visité immédiatement après le massacre des colons.

Dès qu’on a passé Saïda, on s’engage dans la montagne, une montagne de pierre rouge, calcinée, toujours brûlante ; puis on retrouve des plaines nues, interminables, puis une espèce de solitude où poussent, de cinquante mètres en cinquante mètres, des touffes de genévriers. On appelle cela la forêt des Hassassenas ; puis enfin on rencontre l’alfa, sorte de petit jonc qui couvre des espaces infinis et qui fait songer à la mer. Toute maison est inconnue en ces contrées mornes ; seule la tente brune et basse des Arabes s’accroche au sol, comme un étrange champignon.

Dans ces océans d’alfa vivait une vraie nation, des hordes d’hommes plus sauvages et plus farouches que les Arabes : les alfatiers espagnols. Isolés ainsi, loin du monde, réunis par bandes avec leurs femmes et leurs enfants, perdus en dehors de toute loi, ils ont fait, dit-on, ce que faisaient leurs ancêtres sur les terres nouvelles : ils ont été violents, sanguinaires, terribles, avec leurs voisins les Arabes.

Or, l’Arabe supporte tout, jusqu’au moment où il tue.

Bou-Amama est venu et, profitant de sa présence à Assi-Tircine, à vingt-quatre kilomètres de Saïda (on le croyait alors derrière les Chotts), les deux tribus su milieu desquelles vivaient les Espagnols, les Harras et les Hassassenas, ont massacré les alfatiers.

Ils ont respecté les employés de la petite ligne de chemin de fer ; mais ils ont été sans pitié pour quiconque était Espagnol. Alors, pendant plusieurs jours, des blessés ont erré, des enfants mutilés, des femmes martyrisées. Tous ces misérables se rapprochaient de la voie, et, quand un train passait cherchant les victimes, ils s’élançaient, appelaient, nus et sanglants.

Une semaine avant mon arrivée, on avait retrouvé encore une grande fille de dix-huit ans, d’une incomparable beauté, violée, lardée de coups de couteau et qui cependant courait vers le convoi, aussi dévêtue qu’on peut l’être.

Ces choses sont horribles, mais reste à savoir qui avait commencé. On dit là-bas communément qu’on aimerait mieux tomber au milieu de cavaliers dissidents qu’au milieu d’un groupe d’alfatiers.

Quels sont ces aventuriers qui vont cueillir l’alfa dans ces tristes pays ? Quelle fut leur vie auparavant ; quels sont, comme on dit, leurs antécédents ?

J’en ai vu, de ces hommes ; eh bien ! Franchement, je me croirais plus en sûreté dans une tribu arabe, même révoltée, que sous leur toit.

Comme j’étais sorti de Saïda par un après-midi dé furieux soleil, je me dirigeai d’abord vers l’ancienne ville d’Abd-el-Kader. Sur un rocher escarpé, on distingue vaguement quelques murailles : c’est tout ce qui reste de la résidence chère au célèbre émir.

Mais, quand je fus là-haut, j’aperçus, par-derrière, une admirable chose. Un ravin profond sépare la vieille forteresse de la montagne. Elle est, cette montagne, toue rouge, d’un rouge doré, d’un rouge de feu, dentelée, escarpée, coupée par de minces échancrures où descendent, en hiver, les torrents.

Mais tout le fond du ravin n’est qu’un bois de lauriers-roses, un grand tapis de feuilles et de fleurs.

J’y descendis, non sans peine. Une mince rivière coulait sous les merveilleux arbustes, une rivière sautant les pierres, écumante, tortueuse. J’y trempai ma main : l’eau était chaude, presque brûlante.

Sur les bords, de gros crabes, des centaines de crabes fuyaient devant moi ; une longue couleuvre parfois glissait dans l’eau, et des lézards énormes s’enfonçaient dans les taillis.

Soudain, un grand bruit me fit tressaillir. A quelques pas, un aigle s’envolait. L’immense oiseau, surpris, s’éleva brusquement vers le ciel bleu, et il était si large qu’il semblait toucher avec ses ailes les deux murailles de pierre calcinée qui enfermaient le ravin.

Après une heure de marche, je rejoignis la route qui monte vers Aïn-el-Hadjar.

Devant moi, une femme marchait, une vieille femme courbée, qui s’abritait du soleil sous un antique parapluie.

Il est bien rare, en ces contrées, de voir une femme, hormis les grandes négresses luisantes, chamarrées d’étoffes jaunes ou bleues. Je rejoignis la femme. Elle était ridée, soufflait, semblait exténuée et désespérée, avec une face sévère et triste. Elle allait à petits pas, sous la chaleur accablante. Je lui parlai, et soudain sa colère indignée éclata. C’était une Alsacienne qu’on avait envoyée en ces pays désolés avec ses quatre fils, après la guerre. Trois de ses enfants étaient morts en ce climat meurtrier ; il en restait un, malade aussi maintenant ; et leurs terres ne rapportaient rien, bien que grandes, car elles n’avaient pas une goutte d’eau. Elle répétait, la vieille : « Il n’y vient pas un chou, monsieur, pas un chou ! » s’obstinant à cette idée de chou. Ce légume, évidemment, représentait pour elle le bonheur terrestre. Et quand elle m’eut dit toute sa peine, elle s’assit sur une pierre, et pleura.

Et je n’ai rien vu de plus navrant que cette bonne femme d’Alsace perdue sur ce sol de feu où il ne pousse pas un chou.

En me quittant, elle ajouta : « Savez-vous si on donnera des terres en Tunisie ? On dit que c’est bon par-là ; ça vaudra toujours mieux qu’ici. »

N’est-ce pas à ces gens-là, messieurs les députés, qu’il faudrait accorder une indemnité ?

Quel enseignement pour les romanciers que ce fameux drame du Pecq ?

Quand on a retrouvé ce cadavre roulé dans un tuyau de plomb, les lèvres fermées par une épingle de femme tous les membres liés, tortionné comme s’il avait passé par les mains des inquisiteurs, chacun eut une secousse de stupéfaction et d’horreur. Et.les imaginations s’exaltèrent ; on parlait d’une vengeance d’époux outragé, et l’horrible scène était devinée ; chacun aurait pu la raconter, tant elle semblait logique, commençant par les imprécations et finissant par l’exécution.

MM. X. de Montépin, du Boisgobey et Cie ont dû frémir de joie.

Le misérable, attiré dans le piège, entrait en la chambre où le mari vengeur l’attendait.

Un dialogue ironique de la part de l’époux commençait, comme on en entend au théâtre, un dialogue à faire se pâmer la salle. Puis venaient les reproches, les menaces, la colère, la lutte. L’amant terrassé râlait, et l’autre, à genoux sur lui, vibrant d’une rage frénétique, le mutilait, criant : « Ah ! Ta bouche m’a trompé, monstre ! Elle a balbutié des paroles d’amour dans l’oreille de celle que j’aime, de celle que la loi et l’Église m’ont donnée pour compagne ; elle a jeté ses baisers brûlants sur les lèvres qui m’appartenaient : eh bien, je la fermerai, cette bouche, avec une épingle de son corsage, une de ces épingles que tu aimais tant à défaire. Et dans tes yeux qui l’ont admirée, j’en enfoncerai deux autres, et je lierai avec du plomb tes mains infâmes qui l’ont caressée !.. »

Et on voyait cette bouche sanglante cherchant encore à s’ouvrir, clouée par la longue pointe d’acier fin.

Quel effet sur un théâtre !


La réalité est plus simple.

Pas de colère : le mari trompé, depuis des années, le savait. La petite affaire se prépare en famille, s’exécute en famille, tout tranquillement, comme on met le pot-au-feu le dimanche.

Pas de grands mots, pas de sentiments exaltés. Toutes les affreuses mutilations ne sont que de petites précautions pratiques, des précautions de ménagère.

Le frère dit : « Mais l’eau va lui entrer dans la bouche, et ça le fera flotter. » L’idée est singulière, mais le mari la trouve juste. Comment fermer cette bouche ? Soudain une inspiration les frappe. On la percera d’une épingle. « Donne une épingle ! » dit l’époux à sa femme, comme s’il voulait rattacher sa cravate. Elle en retire une de sa gorge et la tend avec douceur.

Le tuyau de plomb n’est qu’une innovation pratique. Il joue le rôle de la pierre qui retient le corps au fond et celui de la corde qui l’enlace. Avis aux imitateurs. Rien de dramatique ni d’élevé, tout est simple et commun.

En route, un cahot violent fait dégringoler le cadavre de la voiture, devant la porte d’un boucher. Aussitôt un des meurtriers efface doucement avec son pied la trace de sang laissée à terre comme font certains hommes après avoir craché.

Puis les trois complices vont se coucher.

Vraiment, ces criminels sont trop nature.

Moralité : ne faites jamais la cour aux femmes dont les maris sont mal en leurs affaires.

Les vieilles
(Le Gaulois, 25 juin 1882)

Est-il au monde rien de plus adorable qu’une vieille femme, une vieille femme qui fut jolie, coquette, séduisante, aimée, et qui sait rester femme, mais femme d’autrefois, coquette encore, mais d’une coquetterie d’aïeule ?

Si la jeune femme est charmante, la vieille n’est-elle pas exquise ? Et près d’elle n’éprouve-t-on pas quelque chose d’indéfinissable, comme une sorte d’amour non pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle fut, et une sorte de vraie tendresse, de tendresse délicate, de tendresse pleine de regrets, de tendresse galante et vénérante, raffinée, apitoyée un peu, pour cette femme qui survit dans une autre, oubliée, morte, détruite, qu’aimèrent des hommes, que baisèrent des lèvres affolées, pour qui l’on rêva, l’on se battit, l’on passa des nuits fiévreuses, pour qui souffrirent des âmes et battirent des cœurs.

Ceux qui aiment vraiment les femmes, qui les aiment en tout, des pieds à la tête, pour cela seul qu’elles sont femmes, ceux qui ne peuvent voir sans frissonner les petits cheveux frisés des nuques, le petit duvet impalpable semé sur le coin des lèvres, et le petit pli des sourires, et l’insoutenable caresse de leur regard ; ceux qui voudraient pouvoir aimer toutes les femmes — non pas une, mais toutes, avec leurs séductions opposées, leurs grâces différentes et leurs charmes variés doivent infailliblement adorer les vieilles.

La vieille n’est plus une femme, mais elle semble être toute l’histoire de la femme ; elle devient un peu ce que sont pour nous les antiques et beaux objets qui nous rappellent toute une époque ancienne. Faite libre par ses cheveux blancs d’où la poudre s’envole, elle ose parler de tout, des choses mystérieuses et chères qui restent comme un éternel secret entre les jeunes et nous, de ce sous-entendu charmant dont les yeux, les sourires, toute l’attitude semblent jaser quand nous nous trouvons en face d’Elles, qui que nous soyons, et quelles qu’elles soient.

Dans la rue, dans un escalier, dans un salon, dans les champs, dans un omnibus, n’importe où, quand se croisent deux regards de jeunes gens, une subite éclosion de galanterie, un obscur désir emplit les yeux, et il semble qu’un invisible fil se trouve jeté de l’un à l’autre en qui circule un courant d’amour.

Mais c’est la chose dont on ne parle pas, ou du moins dont on ne parle guère. La vieille ose parler de tout. Elle peut le faire sans être immodeste, impudique, comme seraient les jeunes, et c’est un charme singulier de causer longtemps, tout bas, à mots un peu voilés, mais librement, avec une femme vénérable, de toutes les ivresses des cœurs et des sens.

Et elles font cela, les vieilles, avec un petit air content, désintéressé ; mais encore friand, comme si elles flairaient en passant l’odeur d’un plat qu’elles adorent, mais dont elles ne peuvent plus manger. Elles parlent d’amour d’un ton maternel et bienveillant ; parfois, elles jettent un mot cru, une image vive, une réflexion hardie, une plaisanterie un peu pimentée : et cela prend en leur bouche une grâce poudrée de l’autre siècle ; on dirait une pirouette osée ou se voit un peu de jambe.

Et quand elles sont coquettes — une femme doit toujours l’être — elles sentent bon, d’une odeur vieille, comme si tous les parfums dont fut baignée leur peau eussent laissé en elles un subtil arôme, une sorte d’âme des essences évaporées. Elles sentent l’iris, la poudre de Florence d’une façon discrète et délicieuse. Souvent le désir vous vient de prendre leur vieille main blanche et douce, et, tout attendri par ces effluves d’amour passé qui semblent venir d’elles, de la baiser longtemps, longtemps, comme un hommage aux tendresses défuntes.

Mais toutes les vieilles ne sont pas telles.

Il en est d’abominables, celles qui, au lieu de se faire plus bienveillantes, plus aimables, plus libres de langage et de morale, ont suri. Et presque toujours les femmes qui ont été peu ou point aimées, qui ont vécu d’une vie strictement, étroitement honnête, deviennent les vieilles grincheuses, les vieilles pimbêches grondantes et hargneuses, sortes de faux eunuques femelles, gardiennes jalouses de l’honnêteté d’autrui, machines à mauvais compliments en qui fermentent des âmes de vieux gendarmes.

Aussi, quand une vieille femme est vraiment séduisante, elle semble avoir pris en elle tout le charme de toutes les autres, et vous ne pouvez la connaître et aimer sans un constant et mordant regret qu’elle ne soit plus à l’âge où vous la sauriez chérir d’une affection tout autre.

Et que de gré ne lui devons-nous pas garder d’être ainsi charmante, car elle a passé par le plus épouvantable, le plus dévorant supplice que puisse souffrir une créature : elle a vieilli.

La femme est faite pour aimer, pour être aimée, et pour cela seulement. Est-il au monde un être plus puissant, plus adoré, plus obéi, plus triomphant, plus éclatant qu’une jolie femme dans l’épanouissement de sa beauté ? Tout lui appartient, les hommes, les cœurs, les volontés. Elle règne d’une manière absolue par le seul fait de son existence, sans souci, sans travail, dans une plénitude d’orgueil et de joie.

Alors elle s’accoutume à ces hommages comme l’enfant s’accoutume à respirer, comme le jeune oiseau s’habitue à voler. C’est la nourriture de son être ; et toujours, où qu’elle aille, qu’elle dorme ou qu’elle veille, elle porte en elle le sentiment de sa force par sa beauté, la satisfaction d’être jolie, un immense orgueil satisfait, et encore une autre indéfinissable sensation de femme qui accompli sans cesse son rôle de charmeuse, de séductrice, de conquérante, son rôle naturel et instinctif.

Puis voilà que peu à peu les hommes s’éloignent. Elle, qui était tout, n’est plus rien, mais rien, qu’une vieille femme, un être fini dont la tâche humaine est achevée de par l’impitoyable loi des âges.

Elle vit encore cependant, et elle peut vivre longtemps. Et on dit d’elle simplement : « En voilà une qui fut jolie ! »

Alors il faut qu’elle disparaisse, ou qu’elle lutte, et qu’elle sache alors devenir, à force de grâce non plus rayonnante mais réfléchie, à force de volonté de plaire encore, de plaire toujours, cet être adorable et si rare : une vieille femme séduisante.

Mais pour cela il lui faut de l’esprit, beaucoup d’esprit, et aussi bien d’autres choses.

Et comme on voudrait connaître celle à qui M. Alexandre Dumas faisait dernièrement une remarquable préface pour un volume de comédies légères qui s’appelle le Théâtre au Salon.

On la dit, celle-là, la plus charmante de toutes. Elle est certes la plus spirituelle et la plus fine, la plus adorée aussi de ses amis.

Et comme, à travers les scènes de ces sautillantes petites pièces, on aime cet esprit marivaudeur et subtil, littéraire à la façon des femmes de lettres, aimable toujours et captivant : et comme on admire de loin cette ancêtre qui a su rester plus séduisante que la plupart des jeunes femmes, et qui sait être plus agréable à lire que la plupart des auteurs applaudis.

M. Dumas nous apprend que le nom qu’elle signe, Gennevraye, n’est point celui qu’elle porte dans le monde.

Il n’avait point à le dire, nous nous en serions doutés.

À propos du divorce
(Le Gaulois, 27 juin 1882)

En dehors de toutes les raisons invoquées pour ou contre 1e divorce, il en est une qui me semble être restée inaperçue jusqu’ici, celle que nous pourrions appeler la « raison sentimentale ». Nous ne sommes pas des gens logiques ni raisonnables, mais des gens à sentiments subtils ; et les plus justes arguments ne valent jamais, dans notre esprit, quelque préjugé poétique.

En politique, en morale, même en art, nous ne sommes jamais déterminés par des raisonnements, mais toujours par des impulsions raffinées et souvent fausses, venues d’un idéalisme exalté.

Le plus grand obstacle que le divorce rencontrera avant d’entrer dans nos mœurs, après être entré dans nos lois, sera peut-être une répulsion de cette nature.

Je prends un exemple pour me faire comprendre. Il est, dans Monsieur de Camors, un mot qui parut odieux aux uns, superbe aux autres. C’est le fameux « parbleu ! » que l’amant répond à la maîtresse quand, après la chute, elle lui dit :

— Comme vous devez me mépriser !

Si M. Feuillet avait eu quelque souci de la vraisemblance, il n’aurait point écrit ce parbleu ! Que jamais homme ne répondra.

Le mot est faux ; mais il a porté sur beaucoup de lecteurs, parce que le sentiment est juste ; parce que la première impression de l’amant qui vient de triompher est une sorte de vague mépris pour celle qui s’est abandonnée à lui.

Inexplicable, incompréhensible, illogique, révoltante même, cette mésestime immédiate de la femme possédée est cependant indéniable. Bien des hommes se l’avoueront à peine à eux-mêmes et la nieront énergiquement en public ; beaucoup d’amants sensés la combattront en leur cœur, mais aucun n’échappera à ce rapide effleurement de dédain, à cette fine et soudaine piqûre.

Or, cet étrange sentiment à l’égard d’un être à qui nous devons, au contraire, tous nos sentiments de reconnaissance passionnée et dévote, n’existera-t-il pas plus violent encore envers celle qui aura dormi longtemps dans les bras d’un autre homme ?

Et les veuves ? dira-t-on.

C’est différent. Le précédent possesseur n’existe plus. Puis, épouser une veuve, n’est-ce pas un peu considéré chez nous comme un mariage d’occasion, comme l’achat d’une marchandise légèrement défraîchie ?

Toutes nos subtiles susceptibilités amoureuses ne se révolteront-elles pas à l’idée du sourire du précédent époux, de ses pensées secrètes, de ses souvenirs, et même du regard plein d’anciens secrets qu’il peut échanger avec sa compagne de la veille s’il la rencontre à notre bras ?

Nous apportons en ces questions une délicatesse si exagérée, que bien peu d’hommes consentiraient à prendre pour femme une jeune fille, s’ils apprenaient qu’elle eut déjà une légère amourette, une petite intrigue anodine.

De là l’éducation étroite, étouffante, des filles en France, si différente de l’éducation des Anglaises et des Américaines, qui flirtent à outrance jusqu’à la découverte de l’épouseur qui ne s’inquiète jamais des baisers cueillis par d’autres avant lui sur ces lèvres qui vont lui appartenir d’une façon définitive.

Mais, si nous n’admettons pas que la jeune fille ait seulement été effleurée par la pensée d’un autre homme, Comment consentirons-nous à prendre une femme notoirement entamée par un précédent possesseur en titre ?

D’où viennent ces nuances, ces arguties de sentiment, ces excessifs raffinements ?

Il est plus aisé de les constater que de les expliquer. Il est cependant une cause palpable, facile à apprécier, l’influence des lettres en général, et du roman en particulier.

Grâce à cette littérature sophistique, sentimentale et emphatique, qui couvre la France depuis le commencement du siècle, et qui, semée par Jean-Jacques Rousseau, bouleversa toutes les têtes lors de la crise de 1830, nous avons fait de la femme une espèce d’être idéal, placé dans un nuage, une sorte de divinité, d’hermine à robe immaculée.

L’influence de ces romans à sentiments extrêmes fut prédominante. Nous nous en ressentons encore. Les héros et les héroïnes, toujours en proie à un délire de délicatesse, à une exaltation ininterrompue, ont troublé dans notre race le tout simple bon sens que la nature y avait mis.

Il est aisé de se rendre compte de cette singulière et rapide modification, par la lecture des œuvres les plus typiques, reflets précis des esprits à notre siècle comme au siècle dernier.

Prenons pour exemple, d’un côté, les livres de George Sand qui peuvent servir de type du roman idéaliste. Ils eurent sur toute notre époque une singulière influence morale ; ils sont en même temps un miroir fidèle des croyances contemporaines.

Or, dans tous ces romans, de la première à la dernière ligne, on vit dans une sentimentalité exaltée, dans une tension constante des idées chevaleresques et anormales, dans une atmosphère sublime et troublante, excessivement raffinée, qui fausse bien vite dans tout esprit excitable la simple et saine notion de l’existence réelle.

Tous ceux qu’ont touchés ces poétiques fictions de la vie s’agitent dans une demi-hallucination romanesque qui change pour eux les proportions et les rapports des choses.

La femme, dans ces œuvres-là, devient une sorte d’être symbolique, personnification de la pudeur, de la chasteté, de toutes les délicatesses et de toutes les finesses.

D’un autre côté, si nous ouvrons quelqu’un de ces charmants petits volumes de littérature badine qui nous donnent l’exacte physionomie des hommes du XVIIIe siècle avec leurs croyances et leurs sentiments les plus intimes, nous entrons dans un monde nouveau.

Prenons Manon Lescaut, Thémidore, ou le charmant récit qui vient d’être réédité et qui porte pour titre : Ma Vie de garçon. Cette dernière œuvre surtout a un tel caractère de franchise, de sincérité, de bonne foi, qu’on en pourrait déduire, si on ne la connaissait déjà, toute la morale de ce temps.

C’est un conte grivois, même fort polisson, mais où transpire partout l’âme de l’époque.

Qu’on tombe là-dessus, après le Marquis de Villemer, et soudain tout l’échafaudage compliqué de la sentimentalité moderne s’écroule, tous les raffinements d’idéalisme disparaissent, et la bonne logique ancienne se redresse devant nous.

Et qu’on remonte plus haut, si l’on veut. Sont-ce les contemporains de Molière, ceux de Rabelais ou de Brantôme qui auraient répondu, même dans le fond de leur cœur, à la maîtresse tombée en leurs bras le « parbleu ! » de M. Feuillet ?

Discours académique
(Le Gaulois, 18 juillet 1882)

Mesdames, Messieurs,

N’est-ce point M. Renan qui, appelé à présider une distribution de prix de vertu, dans l’auguste sein de l’Académie française, commençait ainsi son discours : « Il y a un jour dans l’année où la vertu est récompensée » ? Avec moins de fantaisie, M. Mézières vient de célébrer à son tour ces gens ennuyeux mais humbles à qui feu Montyon laissa des rentes. Puisqu’ils ont leurs orateurs, leurs défenseurs et leurs bienfaiteurs, ne nous occupons point de ces quêteurs de récompenses honnêtes. Bornons-nous à constater en passant que la vertu payée et couronnée, cessant ainsi de trouver en elle-même son prix, de se complaire dans le sacrifice, perd, par là, son plus grand mérite. Pourquoi tue-t-on, vole-ton, commet-on toutes les choses que persécutent les lois ? Pour de l’argent, mesdames ! Si l’on devient vertueux aussi pour de l’argent, je cesse de voir la différence entre l’honnête homme et le gredin.

Protestons, messieurs, contre ces concours immoraux. Mais il me paraît bon aujourd’hui de pousser plus loin le courage, et non content de dénoncer ces compétitions de vertu salariée, je veux défendre à la face de la France, à la face surtout des Béotiens qui nous gouvernent, de cette assemblée de provinciaux illettrés, élus et parvenus par l’aveugle volonté du nombre, tous les écrivains français, menacés des fureurs de la loi, et dénoncés pêle-mêle à nos magistrats, ces inquisiteurs laïques, sous l’infamante appellation de pornographes !

On nous affirme, je le sais, que les vrais écrivains ne sont point menacés, et que ceux-là seuls ont à craindre qui impriment et vendent des polissonneries sans art.

L’art est donc l’accommodement, qui peut seul sauver les écrits dits immoraux de la griffe levée de la loi.

Or, qu’est-ce que l’art ? Comment est-il caractérisé ? Reconnaissable ? Comment dire sans crainte de se tromper : Ceci c’est de l’art ! Cela n’est pas de l’art ! M. Pinard, qui fut ministre, a flétri en termes virulents cette merveille d’art, Madame Bovary. Je pourrais citer cent autres exemples concluants pour prouver que la compétence payée de MM. les magistrats s’arrête à ces questions.

Donc l’art est le laissez-passer des écrits légers ; c’est lui, lui seul, qui peut servir à déterminer les limites précises de la pornographie.

Cette distinction, toute subtile qu’elle soit, est acceptable. Elle ne laisse subsister qu’une difficulté, mais capitale, c’est-à-dire l’impossibilité d’avoir des juges, des experts, des arbitres compétents.

En résumé, on pourrait qualifier de pornographie toutes les publications présentant un caractère libidineux joint à une bêtise appréciable. C’est le cas de toutes les feuilles polissonnes visées par la loi. Leur suppression ne fera, certes, de mal à personne. Mais fera-t-elle du bien à qui que ce soit ?

Admettons qu’elle ne fasse ni bien ni mal ; classons la nouvelle ici parmi les mesures inutiles, et passons.

Ce qui me semble inquiétant là-dedans, c’est la tendance. C’est le but soi-disant moralisateur. Il existe dans toutes nos sociétés modernes un éternel malentendu entre les artistes et les législateurs. Le législateur ne se préoccupe que d’une prétendue morale absolue, changeante d’ailleurs comme le temps ; et, sans rien distinguer, il frappe au nom de ce principe.

L’artiste ignore cette morale, ne la comprend pas, la nie. Il marche, les yeux éblouis d’une vision, possédé par ce qu’on appelait jadis l’inspiration, sans s’inquiéter si elle est chaste ou impure. Il produit son œuvre conçue selon ses facultés, il élabore presque inconsciemment ; il est une force, une machine productrice. Et soudain il se sent pris au collet ; il est arrêté, poursuivi, jugé, condamné par des messieurs ignares que pousse toute une armée d’imbéciles qui proclament au nom de leur sottise « que l’art doit moraliser ».

Ne confondons pas, messieurs, l’art de M. Scribe avec l’art de Shakespeare.

Or, en étendant cette laide appellation de pornographe à tous ceux dont les écrits ont blessé la morale courante, on irait loin.

Qui donc alors ne fut pas pornographe parmi nos ancêtres, parmi les plus magnifiques génies qui sont demeurés la gloire des lettres ? Oui, messieurs, si une autre Académie (je ne fais aucune allusion), pour répondre au dictionnaire de Pénélope entrepris par les quarante vieillards au milieu desquels ne serait pas en sûreté, pourtant, la chaste Suzanne ; si une autre Académie, dis-je, s’avisait de commencer aujourd’hui un dictionnaire des pornographes célèbres, quels noms n’y pourrait-elle pas inscrire ?

En prenant à la lettre A, nous trouvons Apulée, Aristophane, etc., et, derrière ceux-là, tous les poètes grecs et tous les poètes latins, Virgile qui chantait les tendresses germinicales :

Formosum pastor Corydon ardebat Alexin,

Ovide, Lucrèce, Juvénal, tous.

Dans notre pays je ne prendrai qu’un nom, le plus fameux. C’est celui du colossal écrivain, du conteur prodigieux, du merveilleux philosophe, et de l’incomparable styliste, de qui découlent toutes les lettres françaises, selon l’expression de Chateaubriand, qui s’y connaissait mieux que messieurs les magistrats. J’ai nommé François Rabelais.

En face de l’Arioste, de Dante, de Cervantes, de Shakespeare, nous n’avons eu qu’un homme aussi grand que les plus grands, en qui s’incarne pour jusqu’à la fin des siècles le génie de l’esprit français et de la langue française, un de ces artistes géants qui suffiraient à la gloire d’un pays : Rabelais. Et il est, celui-là, Français dans les moelles ; il caractérise notre race gaillarde, rieuse, amoureuse, en qui le sang et le propos sont vifs.

Nierez-vous qu’il fut un pornographe ? En France, voyez-vous, nous avons toujours eu la pensée leste et le mot un peu gras. Pourquoi vouloir changer cela ?

Prenez garde d’ailleurs. Il pourrait vous en arriver mal.

Depuis quelques années, vous êtes, messieurs les gouvernants, des pontifes. Nous n’aimons point ce genre qui n’est pas de tradition chez nous.

Notre monarchie ancienne fut souvent bête et maladroite : on le lui a prouvé avec raison. Craignez qu’il vous en arrive autant ; non pour les mêmes causes, mais pour d’autres, plus petites en apparence, bien qu’aussi graves. Ne méconnaissez pas le tempérament de notre race.

Voilà qu’il vous est venu une pudibonderie, une gravité, une sévérité républicaines. Vous voulez une République chaste. Prenez garde de n’avoir qu’une République hypocrite.

Les petits exemples abondent

Jadis nos pères se soulageaient ouvertement au coin des rues, le long des murs, ou bien en de vieux tonneaux qui avaient contenu du vin. Nos mères ne se choquaient point. Maintenant vous avez fait des labyrinthes de ces endroits où l’on accomplit ce que Rabelais ne craignait pas de dire en français. Il ne vous suffisait pas d’avoir une flotte cuirassée, vous avez voulu des Rambuteau blindés.

M. Chouard a dû se frotter les mains.

Aujourd’hui vous songez vaguement à supprimer des mots dans la langue, ne pouvant supprimer les choses dans la nature.

Du moment que la femme existe, c’est pour quelque chose, n’est-ce pas ? Alors pourquoi ces mystères ? Pourquoi ces voiles ?

S’il est tout simple d’aimer les femmes et de le leur prouver par les moyens connus, pourquoi serait-il défendu de parler de cela sans détours et sans feintes ?

Si vous croyez à Dieu, c’est à lui qu’il faut vous en prendre. Si vous n’y croyez pas, le meilleur moyen serait de faire châtrer les citoyens dès leur naissance. Les hommes ainsi corrigés cesseraient, soyez-en sûrs, ces naturelles plaisanteries qui vous offusquent si fort.

Vous êtes des pontifes, messieurs, et des pontifes ennuyeux, des pontifes sans esprit et sans fantaisie, vous ne savez pas rire. Prenez garde.

Vous dites, la main sur le cœur : « Les vrais artistes n’ont rien à craindre de nous. » Et cependant les vrais artistes vous craignent, car vous avez au fond de l’âme une pensée, et vous travaillez à sa réalisation : vous voulez un art démocratique, un art honnête.

L’art, messieurs, ne vous en déplaise, n’a rien à faire avec tous ces mots. Il est et restera malgré vous aristocrate, sans se soucier le moins du monde de vos croyances.

L’art est aristocrate, c’est là sa force et sa grandeur. Rêver un art populaire est une autre sottise. Plus il s’élève, moins il est compris du nombre, plus il est adoré des quelques-uns capables de le pénétrer.

Ne nous parlez pas de république athénienne, vous qui auriez envoyé Aristophane en police correctionnelle.

Faites des lois contre les vices. Emprisonnez M. de Germiny, cet imitateur de Socrate, de Socrate dont le Chouard s’appelait Alcibiade, dit-on. Quand vous trouverez quelques-unes de ces passions incestueuses dont Louis XV, Chateaubriand et Napoléon nous ont fourni des exemples fameux, à ce qu’affirment les gens compétents, frappez sans merci ; mais laissez-nous rire à notre aise, comme riaient nos pères, et trouver gaies les libres aventures d’amour. Vous regardez le ciel de travers, parce que la plus impérieuse des lois naturelles vous choque, et vous punissez les hommes de la subir.

Chronique
(Le Gaulois, 20 juillet 1882)

Dans un article, dont je lui suis infiniment reconnaissant, malgré ses réserves, M. Francisque Sarcey soulève à mon sujet plusieurs questions littéraires. J’aurais préféré répondre aux théories de l’éminent critique sans avoir été nommé, pour n’avoir point l’air de plaider ma propre cause ; car j’estime qu’un écrivain n’a jamais le droit de prendre la parole pour un fait personnel : mais, dans le cas présent, la discussion passe bien au-dessus de ma tête.

M. Sarcey a écrit :

« Voici, ce me semble, que nous sommes descendus plus bas. Ce n’est plus même la courtisane que nos romanciers se plaisent à peindre, ils marquent je ne sais quel goût étrange pour la prostituée… »

Et plus loin :

« A quoi bon se donner tant de mal pour étudier des êtres aussi peu dignes d’intérêt ? Ces âmes dégradées ne sont plus capables que d’un très petit nombre de sentiments qui tiennent tous de l’animalité. »

M. Sarcey, en ce cas, passe ses droits, me semble-t-il. Depuis que la littérature existe les écrivains ont toujours énergiquement réclamé la liberté la plus absolue dans le choix de leurs sujets. Victor Hugo, Gautier, Flaubert, et bien d’autres, se sont justement irrités de la prétention des critiques d’imposer un genre aux romanciers.

Autant reprocher aux prosateurs de ne point faire de vers, aux idéalistes de n’être point réalistes, etc.

L’écrivain est et doit rester seul maître, seul juge de ce qu’il se sent capable d’écrire. Mais il appartient aux critiques, aux confrères, au public, d’apprécier s’il a accompli bien ou mal l’œuvre qu’il s’était imposée. Il n’est justiciable du lecteur que pour l’exécution.

S’il me prend fantaisie de critiquer ou de contester le talent d’un homme, je ne le puis faire qu’en me plaçant à son point de vue, en pénétrant ses intentions secrètes. Je n’ai pas le droit de reprocher à M. Feuillet de ne jamais analyser des ouvriers, ou à M. Zola de ne point choisir des personnages vertueux.

Il ne s’ensuit pas qu’il ne nous soit point permis de garder des préférences pour un certain ordre d’idées ou de sujets.

Nous touchons là à la question la plus discutée depuis une dizaine d’années. Je ne puis mieux faire, me semble-t-il, pour l’aborder, que de citer un passage d’une très remarquable lettre de M. Taine, dont je ne partage point l’opinion, opinion qui concorde d’ailleurs avec celle de M. Francisque Sarcey :

« Dans le second rôle, il ne me reste qu’à vous prier d’ajouter à vos observations une autre série d’observations. Vous peignez des paysans, des petits bourgeois, des ouvriers, des étudiants et des filles. Vous peindrez sans doute un jour la classe cultivée, la haute bourgeoisie, ingénieurs, médecins, professeurs, grands industriels et commerçants.

« A mon sens, la civilisation est une puissance. Un homme né dans l’aisance, héritier de trois ou quatre générations honnêtes, laborieuses et rangées, a plus de chances d’être probe, délicat et instruit. L’honneur et l’esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre.

« Cette doctrine est bien aristocratique, mais elle est expérimentale… »

Ajoutons encore à cela le vœu formulé par un maître romancier, Edmond de Goncourt, de voir les jeunes gens appliquer au monde, au vrai monde, les procédés d’observation scrupuleuse qu’emploient depuis longtemps déjà les écrivains pour analyser les humbles classes !

Et maintenant étonnons-nous de ce que les gens qui semblent les seuls intéressants à étudier soient toujours négligés par les hommes de lettres.

Pourquoi ? Est-ce, comme le dit Edmond de Concourt, parce que la difficulté de pénétration dans les cœurs, les âmes et les intentions est infiniment plus difficile ? Peut-être un peu. Mais il existe une autre raison.

Le romancier moderne cherche avant tout à surprendre l’humanité sur le fait. Ce qu’il a donc intérêt à dégager d’abord dans toute action humaine, c’est le mobile initial, l’origine mystérieuse du vouloir, et surtout les déterminants communs à toute la race, les impulsions instinctives.

Or, ce qui distingue principalement les gens du monde des catégories d’individus plus simples, c’est surtout une sorte de vernis, de conventions, un badigeonnage d’hypocrisie compliquée.

Le romancier se trouve donc placé dans cette alternative : faire le monde tel qu’il le voit, lever les voiles de grâce et d’honnêteté, constater ce qui est sous ce qui paraît, montrer l’humanité toujours semblable sous ses élégances d’emprunt, ou bien se résoudre à créer un monde gracieux et conventionnel comme l’ont fait George Sand, Jules Sandeau et Octave Feuillet.

Non point qu’il faille attaquer et condamner ce parti pris de ne dépeindre que les surfaces attrayantes, que les apparences aimables ; mais, quand un écrivain est doué d’un tempérament qui ne lui permet d’exprimer que ce qu’il croit être la vérité, on ne le peut contraindre à tromper et à se tromper consciemment.

M. Francisque Sarcey s’irrite et s’étonne que la courtisane et la fille depuis une quarantaine d’années aient envahi notre littérature, se soient emparées du roman et du théâtre.

Je pourrais répondre en citant Manon Lescaut et toute la littérature pimentée de la fin du dernier siècle. Mais les citations ne sont jamais concluantes.

La vraie raison n’est-elle pas celle-ci : les lettres sont entraînées maintenant vers l’observation précise ; or la femme a dans la vie deux fonctions, l’amour et la maternité. Les romanciers, peut-être à tort, ont toujours estimé la première de ces fonctions plus intéressante pour les lecteurs que la seconde, et ils ont d’abord observé la femme dans l’exercice professionnel de ce pour quoi elle semblait née.

De tous les sujets, l’amour est celui qui touche le plus le public. C’est de la femme d’amour qu’on s’est surtout occupé.

Et puis, il existe chez l’homme de profondes différences d’intelligence créées par l’instruction, le milieu, etc. ; il n’en est pas de même chez la femme, son rôle humain est restreint ; ses facultés demeurent limitées ; du haut en bas de l’échelle sociale, elle reste la même. Des filles épousées deviennent en peu de temps de remarquables femmes du monde, elles s’adaptent au milieu où elles se trouvent. Un proverbe dit qu’on a vu des rois épouser des bergères. Nous coudoyons chaque jour des bergères, et même moins, qui sont devenues des dames et qui tiennent leur rang tout comme d’autres.

Chez les femmes, il n’est point de classes. Elles ne sont quelque chose dans la société que par ceux qui les épousent ou qui les patronnent. En les prenant pour compagnes, légitimes ou non, les hommes sont-ils donc toujours si scrupuleux sur leur provenance ? Faut-il l’être davantage en les prenant pour sujets littéraires ?

M. Taine dit en sa lettre : « L’honneur et l’esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre… »

Pour l’esprit, je ne le conteste pas ; quant à l’honneur ?… Je me rappelle qu’un jour on discutait cette question devant une jeune femme de province, mais du meilleur monde, et aristocrate jusqu’aux ongles. Elle s’irritait d’entendre dire qu’il y eût plus de sentiments droits et simplement nobles dans les classes moyennes que dans les classes hautes. Puis, comme on citait des exemples, elle se mit à rire tout à coup et convint que nous avions un peu, rien qu’un peu, raison. Un souvenir lui était revenu : comme la guerre de 1870 venait de finir, elle fut chargée par un comité de quêter pour la libération du territoire, dans la grande ville manufacturière qu’elle habitait. Elle commença par les quartiers ouvriers. Certes, elle rencontra des brutes, mais elle y trouva aussi nombre de pauvres diables qui donnaient l’argent du dîner. Et des femmes du peuple, attendries, la voulaient embrasser, et des hommes en offrant leurs : sous lui serraient les mains à la faire crier. Quand elle pénétra dans les quartiers bourgeois, on répondait que les maîtres étaient sortis, ou bien quand elle les surprenait au logis, ils rusaient pour donner moins, s’excusaient hypocritement, se montraient gueux, avec des phrases.

Un jour enfin, comme elle n’avait point trouvé chez lui un gros industriel, elle le rencontra en sortant. Il s’excusa, avec mille politesses, il la fit entrer, monter deux étages, lui offrit des biscuits et du malaga ; puis, apportant ses livres de commerce, lui prouva que, n’ayant rien gagné durant toute cette année d’invasion, il ne pouvait par conséquent rien donner à la patrie.

Et la quêteuse ajouta : « Nous conservons toujours un peu de parti pris bienveillant pour les gens de notre monde ; au fond vous avez peut-être raison ».

Les bas-fonds
(Le Gaulois, 28 juillet 1882)

M. Albert Wolff, en critiquant vivement les tendances de la jeune école littéraire, lui reproche de ne jamais étudier que les bas-fonds, et il ajoute, avec toute raison :

« Mais ces mots (les bas-fonds) n’impliquent pas forcément la seule étude des filles et des pochards, de ce qu’on appelle si gracieusement, dans cette littérature-là, les saligauds et les salopes. Les bas-fonds de la société commencent avec la déchéance des caractères, avec l’écroulement de l’homme, quelle que soit la caste qui en souffre. Quel vaste champ ouvert à l’observation du romancier ! Nous avons les bas-fonds de l’aristocratie, de la bourgeoisie, des artistes, des financiers et des ouvriers… »

Et, me prenant personnellement à partie, M. Wolff me reproche de n’avoir pas répondu bien franchement, l’autre jour, à Francisque Sarcey. Toute question personnelle mise de côté, j’ai revendiqué la liberté absolue, pour le romancier, de choisir son sujet comme il l’entend. Je vais, aujourd’hui, si M. Wolff le veut bien, me mettre complètement d’accord avec lui sur cette, question des bas-fonds.

La bas-fondmanie, qui sévit assurément, n’est qu’une réaction trop violente contre l’idéalisme exagéré qui précéda.

Les romanciers ont aujourd’hui, n’est-ce pas ? La prétention de faire des romans vraisemblables. Ce principe admis, cet idéal artistique une fois posé (et chaque époque a le sien), l’étude unique et continue de ce qu’on appelle les bas-fonds serait aussi illogique que la représentation constante d’un monde poétiquement parfait.

Quelle différence existerait-il, entre une œuvre dont tous les personnages seraient sages comme des images, et une autre œuvre dont les personnages seraient vils et criminels ? Aucune. Dans l’une comme dans l’autre subsisterait un parti pris de bien comme de mal, qui ne s’accorderait en rien avec la prétention adoptée de rendre la vie, c’est-à-dire d’être plus équitable, plus juste, plus vraisemblable que la vie même.

Dans le roman tel que le comprenaient nos aînés, on recherchait les exceptions, les fantaisies de l’existence, les aventures rares et compliquées. On créait avec cela une sorte de monde nullement humain, mais agréable à l’imagination. Cette manière de procéder a été baptisée : « Méthode ou Art idéaliste. »

Du roman, tel qu’on le comprend aujourd’hui, on cherche à bannir les exceptions. On veut faire, pour ainsi dire, une moyenne des événements humains et en déduire une philosophie générale, ou plutôt dégager les idées générales des faits, des habitudes, des mœurs, des aventures qui se reproduisent le plus généralement.

De là cette nécessité d’observer avec impartialité et indépendance.

La vie a des écarts que le romancier doit éviter de choisir, étant donné sa méthode actuelle. Les nécessités impérieuses de son art doivent lui faire souvent même sacrifier la vérité stricte à la simple mais logique vraisemblance.

Ainsi les accidents sont fréquents. Les chemins de fer broient des voyageurs, la mer en engloutit, les cheminées écrasent les passants pendant les coups de vent. Or, quel romancier de la nouvelle école oserait, au milieu d’un récit, supprimer par un de ces accidents imprévus un de ses personnages principaux ?

La vie de chaque homme étant considérée comme un roman, chaque fois qu’un homme meurt de cette manière, c’est cependant un roman que la nature interrompt brusquement. Dans ce cas, nous n’avons pas le droit de copier la nature. Car nous devons toujours prendre les moyennes et les généralités.

Donc, ne voir dans l’humanité qu’une classe d’individus (que cette classe soit d’en haut ou d’en bas), qu’une catégorie de sentiments, qu’un seul ordre d’événements, est assurément une marque d’étroitesse d’esprit, un signe de myopie intellectuelle.

Balzac, que nous citons tous, quelles que soient nos tendances, parce que son génie était aussi varié qu’étendu, — Balzac considérait l’humanité par ensembles, les faits par masses, il cataloguait par grandes séries d’êtres et de passions. Si nous semblons aujourd’hui abuser du microscope, et toujours étudier le même insecte humain, tant pis pour nous. C’est que nous sommes impuissants à nous montrer plus vastes.

Mais, rassurons-nous. L’école littéraire actuelle élargira sans doute peu à peu les limites de ses études, et se débarrassera, surtout, des partis pris.

En y regardant de près, la persistante reproduction des « bas-fonds » n’est, en réalité, qu’une protestation contre la théorie séculaire des choses poétiques.

Toute la littérature sentimentale a vécu depuis des temps indéfinis sur cette croyance qu’il existait des séries de sentiments et de choses essentiellement nobles et poétiques, et que seuls, ces sentiments et ces choses pouvaient fournir des sujets aux écrivains.

Les poètes, pendant des siècles, n’ont chanté que les jeunes filles, les étoiles, le printemps et les fleurs. Dans le drame, les basses passions elles-mêmes, la haine, la jalousie, avaient quelque chose d’emporté et de magnifique.

Aujourd’hui, on rit des chanteurs de rosée, et on a compris que toutes les actions de la vie, que toutes les choses ont, en art, un égal intérêt ; mais, aussitôt cette vérité découverte, les écrivains, par esprit de réaction, se sont peut-être obstinés à ne dépeindre que l’opposé de ce qu’on avait célébré jusque-là. Quand cette crise sera passée, et elle doit toucher à sa fin, les romanciers verront d’un œil juste et d’un esprit égal tous les êtres et tous les faits ; et leur œuvre, selon leur talent, embrassera le plus possible de vie dans toutes ses manifestations.

C’est justement pour se débarrasser de préjugés littéraires qu’on s’est mis à en créer d’autres tout opposés aux premiers. S’il est enfin une devise que doive prendre le romancier moderne, une devise résumant en quelques mots ce qu’il cherche, ce qu’il veut, ce qu’il tente, n’est-ce pas celle-ci :


« Je tâche que rien de ce qui touche les hommes ne me soit étranger. » Nihil humani a me alienum puto.

La belle Ernestine
(Gil Blas, 1er août 1882)

La belle Ernestine ! Tout le monde a entendu prononcer ce nom ; tout le monde l’a lu dans les journaux. Depuis vingt ans, chaque année, ces trois mots : « la belle Ernestine », reviennent sous la plume des chroniqueurs ; et bien des lecteurs, sans doute, se demandent quelle est cette femme aussi connue que Thérésa ou Mlle Léonide Leblanc, dont la beauté est devenue proverbiale, et qu’on ne voit point aux premières.

La belle Ernestine est une aubergiste de Saint-Jouin, de Saint-Jouin près Étretat.

Belle ? Elle le fut certes beaucoup plus qu’elle ne l’est aujourd’hui, mais elle est demeures intéressante autant que femme du monde, curieuse à tous égards, vrai personnage de roman. Je ne puis aller chez elle, la voir, l’entendre parler d’elle, de sa vie, sans être obsédé par le souvenir de George Sand. Oh ! si le grand et charmant romancier l’avait connue, bien connue, il en aurait fait certes un des plus curieux personnages de ses livres, un de ces personnages attendrissants, philosophants, mi-paysans, pleins de dessous et de dedans, vivants plaidoyers pour des thèses morales, un de ces types champêtres et doux, un peu malheureux toujours, pliés sous quelque brutale méchanceté de l’existence, un de ces êtres sympathiques en qui se complaisait son talent rêveur et séduisant.

Saint-Jouin n’est pas loin d’Étretat. Allons-y à pied, si vous voulez.

On monte d’abord la côte du Havre, puis on prend à droite dans un léger pli de terre ; on passe entre deux fermes, deux belles fermes normandes, riches, cossues, avec de longs bâtiments couverts de chaume, des granges, des écuries, des étables, des hangars et la maison des fermiers, une sorte de petit château coiffé d’ardoises. Dans les vastes cours, sous les pommiers à cidre, des vaches nonchalantes et couchées, le ventre écrasé par terre, la mamelle tombée dans l’herbe, ruminent avec un grand mouvement en biais de leurs mâchoires lentes et fortes.

Puis on traverse des champs. L’horizon de gauche est fermé par des villages, des arbres, un clocher pointu. A droite, la côte brusquement tombe à la mer en une chute, de cent mètres, et l’on voit la grande nappe bleue sur qui se répand le soleil, et des voiles partout, les unes toutes blanches, flambantes, joyeuses, les autres brunes ; et parfois un grand vapeur empanaché de fumée, qui descend vers Le Havre, ou monte vers le nord.

La route s’enfonce entre deux collines et nous entrons en une série de ces petits vallons tortueux qui créent le charme si particulier des environs d’Étretat.

Ils sont nus, ces vallons, plantés d’ajoncs jaunes au printemps, jaunes comme un manteau d’or, et verts en été. Ils se déroulent avec une fantaisie charmante, imprévue et toujours coquette. Ils vont à droite, à gauche, se redressent et se courbent encore. Parfois on y rencontre des bouquets d’arbres, des bois de cent pas de long, et parfois des blés mûrs qui ondulent avec un bruit pareil à un crépitement.

Et l’on répète, malgré soi, ces vers qui reviennent sans cesse à l’esprit, ces admirables vers d’un des plus grands poètes du siècle, Leconte de Lisle :

« Seuls les grands blés mûris, comme une mer dorée

Se prolongent au loin, dédaigneux du sommeil ;

Pacifiques enfants de la terre sacrée,

Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,

Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,

Une ondulation majestueuse et lente

S’élève, et va mourir à l’horizon poudreux. »

Voici Bruneval, une vallée profonde qui court à la mer, et où on essaye, en vain jusqu’ici et sans espoir pour l’avenir, de créer une station de bais.

On remonte par un sentier tout droit ; on pénètre en un hameau de fermes, le chemin passant entre les fossés verts plantés de grands arbres que secoue éternellement et que fait chanter le vent du large, et on arrive au village où demeure la belle Ernestine.

Une entrée de manoir campagnard mène devant une ancienne et jolie maison, toute vêtue de plantes grimpantes. En face un beau potager, puis, plus loin, séparée par une haie, une cour herbeuse, qu’ombrage un vrai toit de pommiers.

L’hôtelière attend devant sa porte, rieuse et toujours fraîche. C’est une forte fille, mûre maintenant, belle encore, d’une beauté puissante et simple, une fille des champs, une fille de la terre, une paysanne vigoureuse.

Le front et le nez superbes, le front droit, tourné comme un front de statue, le nez continuant la ligne droite qui part des cheveux, rappellent les Vénus, bien qu’ils soient jetés, comme par mégarde, sur une tête à la Rubens.

Car toute cette fille semble Flamande, par sa carnation, sa structure, son rire osé, sa bouche forte, bien ouverte. C’est une de ces servantes charnues et saines qu’on a vues danser dans les kermesses du grand peintre.

Mais, il fallait la voir vingt ans plus tôt, la belle campagnarde rusée qui sait, d’un sourire ou d’un mot, se faire donner des vers par tous les poètes, des autographes par tous les illustres, des dessins par tous les peintres.

Sa maison en est pleine. En voici signés Dumas père, d’autres signés Dumas fils. Tous les noms du siècle sont là.

Belle Ernestine,

A vos yeux je devine

Que vous voulez un autographe,

Le voilaphe.

Paroles et musique : signées Jacques Offenbach.

Et chaque peintre passant par Étretat (tous y sont venus) paya son tribut.

Mais si les artistes ont saisi le caractère curieux et si particulier de cette femme, les simples baigneurs souvent la méconnaissent. Et comme elle a de l’esprit, beaucoup d’esprit, elle en rit.

Que de fois des gens sont venus pour contempler la belle Ernestine, des gens qui s’attendaient à des atours, à des manières, à des grâces apprises, à des coquetteries de Parisienne !

Arrivés en face de cette forte fille en robe d’indienne, ils demandaient : « Où donc est la belle Ernestine ? » Et elle répondait, enchantée : « A l’est partie, pou l’moment, mais a va rentrer. » Les gens attendaient avec patience, déjeunaient, attendaient encore, buvaient toujours, puis, las, enfin faisaient atteler ; et comme ils montaient en voiture, Ernestine, riant comme une folle, leur criait au nez : « Mais v’là six heures que vous me r’gardez, j’vous ai servi l’déjeuner et tout c’que vous avez voulu. C’est mai la belle Ernestine ! »

Et elle s’asseyait pour rire à son aise devant les voyageurs stupéfaits.

Elle est l’amie, je dis l’amie, de la moitié de ses clients, qu’elle séduit par sa grâce rustique et sa bonne humeur toute ronde. L’an dernier, la reine d’Espagne vint la voir et fit annoncer sa visite. Tout le monde, hormis Ernestine, perdit la tête dans la maison. On rêvait de plats extraordinaires pour ce royal déjeuner. Un pensionnaire parlait déjà d’envoyer chercher un chef au Havre. Mais Ernestine calma ces ardeurs : « Une reine, eh ben ! Une reine c’est fait comme moi. J’vas li servir des tripes à c’te femme. J’suis sûre qu’a n’en mange pas souvent et qu’a l’aimera mieux ça qu’tous vos plats. »

La reine reprit trois fois des tripes !

Puis, à la fin du déjeuner, comme un de ces hommes en qui tous les respects sont plantés avait conseillé à Ernestine d’enlever du mur un autographe d’Emilio Castelar, elle s’approcha de l’auguste convive :

« Dites donc, la Reine, on m’a dit d’enlever ça parce que vous alliez venir. C’est-il vrai que ça vous fâchera que je l’aie laissé ? Mais voyez-vous, M. Castelar est mon ami, et, moi, je n’cache jamais mes amis. »

La reine répondit : « Vous avez eu raison. M. Castelar est notre ennemi ; mais je sais lui rendre justice ; c’est un homme de grand talent. »

Quand la voiture royale s’en alla, Ernestine, debout sur la porte, cria : « Au revoir, la Reine ! » Un monsieur présent, un peu choqué, lui dit : « Vous l’empêcherez de revenir, vous être trop familière. » Elle riposta : « Eh bien, si a n’veut pas r’venir, a ne reviendra pas. Moi je n’me gêne point. »

La reine d’Espagne revint deux fois.

On pourrait raconter sur Ernestine des multitudes d’anecdotes. Elle a vu tant de monde et tant de choses !

Au moral on ne la connaît guère. Elle est brave fille, familière, avec des dehors toujours joyeux et, peut-être, des dedans pas toujours gais. En elle semble s’être incarné l’esprit normand, bon enfant, rieur et rusé. Car elle est rusée comme personne, mais rusée dans le bon sens du mot, sans aucune perfidie méchante, rusée inconsciente, astucieuse par instinct, pleine de moyens, de diplomatie voilée, d’habiletés campagnardes, d’intentions dissimulées.

D’un coup d’œil elle pénètre et connaît ses clients, elle les juge et les jauge. Et elle ne se contente pas de les servir selon son appréciation, mais elle leur parle comme il faut leur parler, et, avec un air superbe de franchise, flatte délicatement leurs opinions, les amuse et les séduit, les édifie au besoin.

Si quelque romancier voulait écrire un roman sur les paysans, elle serait un type absolument superbe à connaître et à décrire.

En sortant de chez Ernestine, on va voir la falaise de Saint-Jouin, la plus magnifique de la côte.

Ce n’est plus la muraille droite et blanche d’Étretat, mais un chaos étrange de roches éboulées, les unes accumulées comme des ruines de châteaux anciens, les autres gisant çà et là au milieu d’herbes hautes où bouillonnent des sources.

Et l’on sait, à n’en pouvoir douter, l’abbé Cochet, nouveau Faria, l’ayant écrit et raconté, l’abbé Cochet, ce père d’Étretat, l’antiquaire bien connu, mort aujourd’hui, on sait, dis-je, que dans ces roches bouleversées un gros trésor est caché.

Une femme
(Gil Blas, 16 août 1882)

Dans ce procès retentissant qui préoccupe en ce moment tous les esprits, un personnage attire particulièrement l’attention, c’est la femme Fenayrou.

Le public, exaspéré, la voudrait lapider, les hommes raisonnables restent confondus devant elle, la déclarant un problème moral ; enfin, beaucoup de journalistes ont affirmé simplement que « c’est une hystérique », se contentant de cette expression qui sert maintenant à tout expliquer.

Hystérique, madame, voilà le grand mot du jour. Êtes-vous amoureuse ? Vous êtes une hystérique. Êtes-vous indifférente aux passions qui remuent vos semblables ? Vous êtes une hystérique, mais une hystérique chaste. Trompez-vous votre mari ? Vous êtes une hystérique, mais une hystérique sensuelle. Vous volez des coupons de soie dans un magasin ? Hystérique. Vous mentez à tout propos ? Hystérique ! (Le mensonge est même le signe caractéristique de l’hystérie.) Vous êtes gourmande ? Hystérique ! Vous êtes nerveuse ? Hystérique ! Vous êtes ceci, vous êtes cela, vous êtes enfin ce que sont toutes les femmes depuis le commencement du monde ? Hystérique ! Hystérique ! Vous dis-je. Nous sommes tous des hystériques, depuis que le docteur Charcot, ce grand prêtre de l’hystérie, cet éleveur d’hystériques en chambre, entretient à grands frais dans son établissement modèle de la Salpêtrière un peuple de femmes nerveuses auxquelles il inocule la folie, et dont il fait, en peu de temps, des démoniaques.

Il faut être vraiment bien ordinaire, bien commun, bien raisonnable, pour qu’on ne vous classe point aujourd’hui parmi les hystériques. Les académiciens ne le sont pas ; les sénateurs non plus.

Tous les grands hommes le furent. Napoléon Ier l’était (pas l’autre), Marat, Robespierre, Danton, l’étaient. On entend dire fréquemment de Mme Sarah Bernhardt : « C’est une hystérique. » Messieurs les médecins nous apprennent aussi que le talent est une espèce d’hystérie, et qu’il provient d’une lésion cérébrale. Le génie, par conséquent, doit provenir de deux lésions voisines, c’est de l’hystérie double.

La Commune n’est pas autre chose qu’une crise d’hystérie de Paris.

Nous voilà bien renseignés.

Eh bien, à mon humble avis, la nommée Gabrielle Fenayrou n’est pas une hystérique. C’est tout simplement une femme pareille à beaucoup d’autres.

Nous restons éternellement stupéfaits devant les moindres actions des femmes qui déroutent sans cesse notre logique boiteuse. Nous sommes, en général, des êtres de raisonnement, même quand nous raisonnons mal ou faux. La femme est un être de sensation et de passion. Ce qu’a fait Mme Fenayrou, mille femmes le feraient en des occasions semblables. Aimait-elle ou n’aimait-elle pas Aubert ? Peu importe. Aubert ne l’aimait plus : elle était donc une femme abandonnée. Cela suffit.

Changeante, nerveuse jusqu’à la folie, bouleversée par les plus fuyantes impressions, prête à tous les actes extrêmes, aux plus grands dévouements comme aux plus grands crimes, la femme, pour qui l’amour est tout (amour d’un homme, amour de ses enfants, amour du vice, amour de Dieu) est capable de tout dans un dépit d’amour. Combien s’empoisonnent en une heure de fièvre inexplicable ! Combien d’autres, des filles appartenant souvent au premier venu, poignardent et vitriolisent à bout portant un amant quelconque qui les abandonne !

Si l’on recherchait toutes les vengeances obscures, mais plus odieuses qu’un meurtre, des femmes délaissées, on demeurerait épouvanté à ne plus oser jamais dire une parole de tendresse.

D’où viennent les lettres anonymes, les délations, les révélations criminelles qui font battre deux hommes, ou assommer l’un d’eux, les calomnies mortelles, toutes les perfidies dont on est frappé par derrière ? Presque toujours d’une femme dont on fut las avant qu’elle ne fût lasse de vous.

La femme, dans ses colères d’amour, déjoue toutes nos suppositions. Nous ne la comprenons pas, nous ne la pressentons pas ; nous ne l’expliquons jamais. Et les autres femmes demeurent surprises de choses qu’elles-mêmes auraient faites en des occasions semblables.

Toutes heureusement ne sont point ainsi, mais elles restent nombreuses, celles dont l’âme surexcitée à la moindre impulsion est capable des plus cruelles violences.

Si nous pouvions interroger les femmes qui ont aimé, qui ont souffert par l’amour, qui ont vu s’éloigner d’elles l’homme à qui elles s’étaient données, combien nous avoueraient qu’elles ont médité des vengeances aussi terribles que celles de Fenayrou contre Aubert ? Elles ne les ont point accomplies, direz-vous ? Mais pourquoi ? Parce que la femme n’est pas un être d’action. Supposez maintenant à son côté un homme, un mari outragé qui la terrasse, qui la domine, qui la pousse encore à cette vengeance rêvée. Alors elle ne reculera plus, et l’aidera jusqu’au bout, en demeurant en arrière à l’heure de l’exécution.

Tous les philosophes affirment que la faculté dominante de nos compagnes c’est l’assimilation. Presque toujours la femme d’un homme éminent semble supérieure. Dans tous les cas, elle s’imprègne de lui d’une étrange façon. Elle prend ses idées, ses théories, ses opinions. La femme n’a ni rang, ni caste, ni classe : elle sait devenir ce qu’il faut qu’elle soit selon le milieu où elle se trouve.

Il existe aujourd’hui des femmes athées, des femmes libres penseuses. Elles le sont avec violence comme elles seraient dévotes. Celles-là ont épousé des libres penseurs. La femme devient ce que l’homme la fait.

Qu’est-ce donc que cette armée de jeunes nihilistes russes, prêtes à tuer, prêtes à mourir, plus déterminées et plus dévouées que les hommes ? Des femmes sous l’influence directe d’une idée et d’une société secrète.

Est-ce qu’une jeune fille de bonne race, assassinant en pleine rue un général qu’elle ne connaît nullement, n’est pas mille fois plus surprenante qu’une femme aidant son mari qu’elle a trompé et qu’elle redoute, à tuer son amant qui la délaisse ? Martin Fenayrou me paraît moins logique, n’en déplaise à l’opinion publique.

Il tua l’amant. Cela s’explique. Mais n’aurait-il pas dû, d’abord, tuer sa femme ?

Aubert était son ami, soit. Mais il ne lui avait pas juré fidélité devant le maire, ni devant le prêtre. En courtisant la femme du patron, il ne faisait en vérité que suivre un usage assez généralement suivi dans le commerce.

On invoquait dernièrement cette espèce de subordination morale de la femme au mari pour répondre aux théories de Mlle Hubertine Auclert sur les libertés politiques de la femme.

Si les femmes votent, disait-on, rien ne sera changé dans le résultat final des suffrages, chaque femme devant fatalement représenter l’opinion de son maître, ou, si elle n’est pas mariée, celle de son père ou de ses frères.

Ce raisonnement cependant ne me semble pas tout à fait juste. La femme, sensiblement inférieure à son mari, le subit, devient son reflet. Mais quand elle lui est égale, ce qui est le plus fréquent, et, à plus forte raison, quand elle lui est supérieure, elle échappe totalement à son influence.

Alors qu’arrive-t-il ? La femme étant, par nature, disposée aux abandons du cœur et de l’âme, à la fois, est religieuse presque toujours. Personne ne me contredira si j’affirme que les neuf dixièmes des femmes de France sont catholiques pratiquantes, alors qu’un tiers à peine des hommes tient aux croyances religieuses.

Donc, donnez aux femmes les droits politiques : et c’est le plus sûr moyen de rétablir chez nous la monarchie, avec le pape comme souverain temporel.

Ce n’est pas sans doute ce que désire Mlle Hubertine Auclert.

Louis Bouilhet
(Le Gaulois, 21 août 1882)

Mercredi dernier, est arrivée, en gare de Rouen, une caisse portant comme adresse : « A monsieur le président du comité Bouilhet », puis plus bas : « Envoi de M. Guillaume. »

C’était le buste du poète mort, voici treize ans maintenant, et dont on va inaugurer le monument dans quelques jours.

Toute la presse va donc répéter ce nom ; on rappellera ses œuvres si admirées des lettrés et peu lues maintenant du public ; on racontera sa vie, on réveillera sa gloire. Je veux, un des premiers, reparler du poète gracieux et puissant que j’ai connu, que j’ai aimé, et que j’ai vu dans l’intimité de sa vie.

Un autre jour, quand aura lieu la cérémonie d’inauguration, je m’occuperai de son œuvre, et je pourrai peut-être citer quelques pièces ou quelques fragments absolument inédits. Aujourd’hui je raconterai l’homme en quelques lignes, mêlant à mes souvenirs personnels les choses que j’ai sues de lui par son plus intime ami, Gustave Flaubert.

J’avais alors dix-huit ans, et je faisais ma rhétorique à Rouen. Je n’avais rien lu de Bouilhet, bien qu’il fût le plus cher camarade de Flaubert.

En ville, on ne le connaissait guère ; mais on en parlait beaucoup parce qu’il était bibliothécaire. L’académie locale le méprisait un peu, sous l’influence d’un poète indigène, M. Decorde, un barde étonnant dont les vers semblent avoir été faits par Henry Monnier pour les attribuer à l’immortel Prudhomme.

Dans le public, les nombreux parents des académiciens déclaraient Louis Bouilhet surfait. Quelques jeunes gens l’admiraient frénétiquement.

Un jour, comme nous nous dirigions vers le collège, après une promenade, le pion, un piocheur qu’on estimait, chose rare, eut un geste brusque comme pour nous arrêter ; puis il salua, d’une façon respectueuse et humble, ainsi qu’on devait jadis saluer les princes, un gros monsieur décore à longues moustaches tombantes qui marchait, le ventre en avant, la tête en arrière, l’œil voilé d’un pince-nez.

Puis quand le promeneur fut loin, notre maître d’études qui l’avait longtemps suivi du regard nous dit : « C’est Louis Bouilhet. » Et immédiatement il se mit à déclamer les vers de Melœnis, des vers charmants, sonores, amoureux, caressant l’oreille et la pensée comme font tous les beaux vers.

Le soir même j’achetais Festons et Astragales. Et pendant un mois je restai grisé de cette vibrante et fine poésie.

Tout jeune encore je n’osais demander à Flaubert, dont je n’approchais alors qu’avec un respect craintif, de m’introduire chez Bouilhet. Je résolus d’y aller seul.

Il habitait rue Bihorel, une de ces interminables rues des banlieues provinciales qui vont de la ville à la campagne. Par un bout elles plongent dans la foule des maisons, et par l’autre, elles se perdent, s’effacent dans les premiers champs d’avoine ou de blé. Elles sont faites de murs et de haies enfermant des jardins tantôt petits, tantôt très grands, et les demeures sont plantées au fond de ces enclos, loin de la rue. Je tirai un fil de fer pendu contre une petite porte encastrée dans une haute muraille, et j’entendis, tout là-bas, tinter une sonnette. On fut longtemps sans venir ; j’allais m’en aller quand je distinguai des pas qui s’approchaient. La porte s’ouvrit. J’étais en face du gros monsieur qu’avait salué notre pion.

Il me regardait d’un air surpris en attendant que je parlasse. Quant à moi, je venais, pendant le tour de clef, d’oublier complètement le discours habile et flatteur que je préparais depuis trois jours. Je me nommai tout simplement. Comme il connaissait depuis longtemps ma famille, il me tendit la main, et j’entrai.

Un long jardin planté d’arbres fruitiers et d’arbres ombrageants conduisait à l’habitation, toute simple et carrée. Le chemin, droit, était bordé de fleurs des deux côtés, non pas d’une simple ligne comme les jardiniers experts en font serpenter autour des plates-bandes ; mais c’étaient deux nappes, deux larges viviers de fleurs magnifiques, de toute race, de toute nuance, dont les odeurs remuées semblaient épaissir l’air.

C’était là une des passions du poète. Je lui citai, non sans une certaine pédanterie, ces vers anciens :

« Puis, du livre ennuyé, je regardois les fleurs.

Charmante compagnie et utile et honneste.

Un autre en caquetant m’étourdiroit la teste. »

Bouilhet se tourna alors vers moi et sourit. Je vis alors pour la première fois cet étrange et charmant sourire, qui était bien le signe particulier, distinctif, caractéristique de sa figure.

Des gens sourient de la bouche seulement ; lui, il souriait plus encore du regard que des lèvres.

Son œil large et bon, infiniment bon et perçant, s’allumait d’une petite lueur moqueuse et bienveillante. On y voyait distinctement cette ironie toujours en éveil, toujours aiguë, mais paternelle, qui semblait le fond même, la couche résistante de sa nature d’artiste. Car il avait, ce poète doux, gracieux et cornélien, doux par nature, gracieux par raffinement, cornélien par éducation littéraire, par volonté, il avait plus qu’aucun autre la verve railleuse, l’observation mordante, le mot cinglant sans devenir cependant jamais cruel. Son rire était bon enfant.

Je pénétrai dans le logis, intérieur simple de poète, qui ne recherche point les délicates ornementations, intérieur d’érudit surtout, car il était un des humanistes les plus remarquables de son époque.

Il avait eu des débuts pénibles, très pénibles. Ayant abandonné à ses sueurs sa part d’héritage, il s’était mis à travailler la médecine, après avoir fait de magnifiques études latines et grecques.

M. Maxime Du Camp, dans ses indiscrétions littéraires, dit de lui : « Nul poète grec, nul poète latin qui ne lui fût connu. Il en faisait sa lecture habituelle et savait n’être point pédant. »

Le besoin de produire le harcelant, il se mit à donner des leçons pour vivre, tout en écrivant des vers. C’est alors qu’il composa Melœnis, une merveille exquise de grâce, de force et de rythme, son chef-d’œuvre peut-être.

Puis, il vint à Paris, où il eut son premier grand succès avec Madame de Montarcy. Il habita Mantes ensuite, puis Rouen vers la fin de sa vie. Son dernier succès au théâtre fut la Conjuration d’Amboise.

Ses deux recueils de vers, Festons et Astragales et Dernières Chansons, le classent au premier rang des vrais poètes de notre siècle.

Son grand malheur est d’avoir toujours été pauvre, ou d’être venu trop tard à Paris. Paris est le fumier des artistes ; ils ne peuvent donner que là, les pieds sur les trottoirs et la tête dans son air capiteux et vif, toute leur complète floraison. Et il ne suffit pas d’y venir ; il faut en être, il faut que ses maisons, ses habitants, ses idées, ses mœurs, ses coutumes intimes, sa gouaillerie, son esprit vous soient familiers de bonne heure. Quelque grand, puissant, génial qu’on soit, on garde, quand on ne sait pas devenir parisien jusqu’aux moelles, quelque chose de provincial. Bouilhet, dont les poésies détachées sont comparables aux plus belles choses des grands poètes, montre dans son théâtre, plein cependant de richesses exceptionnelles, une certaine tendance vers une grandeur un peu convenue dont il se fût peut-être débarrassé s’il avait pu, comme bien d’autres, venir à vingt ans sur les boulevards.

Pendant six mois, je le vis chaque semaine, tantôt chez lui, tantôt chez Flaubert. Timide en public, il était, dans l’intimité, débordant d’une verve incomparable, d’une verve nourrie, de grande allure classique, pleine de souffle épique et de finesse en même temps.

J’appris un jour qu’il était fort malade. Il mourut brusquement le lendemain.

Et je me rappelle la foule, la foule inconsciente, incapable de subtiles délicatesses, piétinant ses fleurs, écrasant les plates-bandes, broyant les œillets, les roses, tout ce qu’il aimait d’un amour chantant et attendri, pour se presser autour du lourd cercueil de chêne que quatre croque-morts emportaient en déchiquetant, tout le long d’une allée, deux fines bordures de bouquets bleus.

Et je répétais machinalement les tristes vers de la dernière pièce d’un dernier livre :

« J’adore à présent l’héritière

Du vieux fossoyeur aux bras noirs,

Je suis fidèle tous les soirs

Au rendez-vous du cimetière.

Toc, toc, toc, on entend le bruit

Du vieux qui bêche dans la nuit. […]

Un jour, bientôt, quand ? je l’ignore,

A quatre pas de ta maison,

J’irai dormir sous le gazon.

Que tu seras charmante encore ! »

Les journaux locaux viennent d’annoncer que l’inauguration du monument aura lieu le 24 de ce mois. Espérons que cette nouvelle sera démentie et qu’on fixera une date plus éloignée. En précipitant ainsi cette cérémonie qui pourrait attirer devant le buste du poète disparu tous les poètes jeunes et vieux de la France actuelle : Banville, Coppée, Silvestre, Mendès, Bourget, etc., on s’exposerait à n’avoir, ce jour-là, autour du monument que les Rouennais lettrés, peu nombreux, et les amis particuliers de l’écrivain, ce qui serait insuffisant.

Poètes
(Gil Blas, 7 septembre 1882)

Comme un cadavre au sépulcre endormi

Je sens déjà peser l’oubli du monde

Qui tout vivant m’a couvert à demi.

Quand il écrivait ces vers de la Dernière Nuit, le poète dont on inaugurait le buste à Rouen l’autre jour, Louis Bouilhet, songeait au noir guignon qui le poursuivit jusqu’à la mort. Il fut pauvre et il demeura toujours un peu méconnu du public, bien que mis à sa place par les vrais lettrés.

Il était un poète-artiste, et l’art, en poésie comme en prose, est ce qui demeure le plus méconnu du lecteur vulgaire. Le commun des hommes veut tout simplement qu’on lui exprime avec des rimes les choses qu’il pense communément. La rime n’est guère pour lui qu’un moyen mnémotechnique ; et il demeure étranger aux subtiles délicatesses des rythmes, à l’ordonnance euphonique des mots, à la concordance de l’harmonie avec l’idée. Et voilà pourquoi le public, presque toujours, prend l’ombre pour la réalité, les faux poètes pour les vrais, préfère Musset à Baudelaire et des ritournelles patriotiques aux œuvres superbes de Lecomte de Lisle.

Qui donc sait par cœur Midi, les Éléphants, Caïn, les Hurleurs, le Sommeil du Condor ? — Personne, sauf les poètes.

M. Leconte de Lisle est, et restera, un grand poète ignoré, pas même académicien, mais plus immortel cependant que trente-huit au moins des quarante ; car les œuvres de cette envergure sont plus fortes que l’opinion des ignorants. Louis Bouilhet, malgré d’éclatants triomphes au théâtre, resta incompris du monde, qui ne connut guère et n’apprécia point, par inconséquence naturelle, les plus rares beautés du poète : Melœnis, les Fossiles et ses exquises poésies légères. Il en souffrit. Bien que ne parlant presque jamais de lui, il laissa parfois percer sa tristesse :

« Mon rêve est mort, sans espoir qu’il renaisse.

Le temps s’écoule, et l’orgueil imposteur

Pousse au néant les jours de ma jeunesse

Comme un troupeau dont il fut le pasteur. »

Cette malchance invincible l’a poursuivi jusqu’après sa mort. Ses vrais amis (j’entends les amis de l’artiste) espéraient que l’inauguration du monument qu’on vient d’élever à sa mémoire serait l’occasion d’un réveil de sa gloire endormie. Tous seraient venus parmi les poètes : Banville, Silvestre, Sully Prudhomme, Bourget, Catulle Mendès, Richepin, Coppée, Bouchor, etc. Et que de romanciers, que de journalistes, que d’auteurs dramatiques, vieux amis du mort, ou admirateurs fidèles, auraient voulu se réunir autour de son buste ! Rouen, Rouen même, semblait prête à célébrer pompeusement son enfant disparu. Les autorités offraient leur concours.

On s’est contenté d’une cérémonie piteuse, par suite, dit-on, de je ne sais quelles questions d’amour-propre local, ou peut-être grâce simplement à la maladresse de quelques membres rouennais du comité.

A-t-on craint la présence d’hommes trop connus, capables d’éclipser la renommée d’arrondissement du médecin, du dentiste et du pharmacien qui ont réglé, avec une autorité contestable, tous les détails de la cérémonie ?

A-t-on voulu éviter un dérangement aux célébrités contemporaines en fixant la date de la fête en plein été, au mois d’août, juste au moment où tout le monde est loin de Paris ? Cela paraît encore vraisemblable, car les invitations, lancées seulement six jours d’avance, n’ont guère rencontré que des concierges.

On se perd en conjectures.

Mais quand le voile qui recouvrait le marbre, œuvre de M. Guillaume, tomba, l’auteur de Melœnis n’avait en face de lui que les représentants de l’art médical, pharmaceutique et dentaire de la localité. Un pédicure manquait à cette fête.

Celui qui, depuis la mort de Gustave Flaubert, remplissait les fonctions de président du comité, M. Raoul Duval, avait même été remplacé en cette occasion, comme étant trop connu sans doute, par un fort honorable médecin dont le savoir-faire professionnel n’est point contestable, mais dont les facultés artistiques et littéraires demandent jusqu’ici confirmation.

Enfin, que cette cérémonie avortée soit due à une sorte de jalousie posthume des humbles amis de Bouilhet, des anciens camarades, qui auraient voulu, en la précipitant ainsi, garder pour eux seuls, pour la ville de Rouen exclusivement, le charmant écrivain mort depuis treize ans déjà, et se faire un peu de gloire personnelle, sans éclipse possible, en cette occasion ; ou qu’ils aient agi simplement par inhabileté, par ignorance, ils ont attristé tous ceux en qui vit l’admiration profonde du poète des Fossiles.

La pièce qu’on connaît le plus de lui, celle qu’on cite le plus souvent, a pour titre : A une Femme.

Chacun sait par cœur ces vers :

« Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur

Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur. […]

Et maintenant, adieu. Suis ton chemin ; je passe.

Poudre d’un blanc discret les rougeurs de ton front.

Le banquet est fini quand j’ai vidé ma tasse.

S’il reste encor du vin, les laquais le boiront. »

Mais ces vers, tout beaux qu’ils sont, ne valent point peut-être les délicieux bijoux, les petites œuvres délicates, exquisément ouvragées, adorablement maniérées, qu’on trouve partout dans ces deux recueils, ni les poèmes de grande allure où passe ce souffle puissant hautement lyrique qu’il avait en lui. Rien n’est plus grand que la Colombe, — les Fossiles, — l’Abbaye. Rien n’est plus gracieux que le Dieu Pu,Chanson d’Amour — A un Nouveau-né.

Écoutons-le conter les amours d’une fleur et d’un oiseau, d’un oiseau qui est tout juste assez grand

Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.

« Et l’oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit.

Et la fleur est de pourpre et l’oiseau lui ressemble

Et l’on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,

Si c’est la fleur qui chante ou l’oiseau qui fleurit.

Et la fleur et l’oiseau sont nés à la même heure

Et la même rosée avive chaque jour

Les deux époux vermeils, gonflés du même amour.

Mais quand la fleur est morte il faut que l’oiseau meure.

Alors sur ce rameau d’où son bonheur a fui,

On voit pencher sa tête et se faner sa plume.

Et plus d’un jeune cœur, dont le désir s’allume,

Voudrait aimer comme elle, expirer comme lui ! »

Et je ne puis résister au désir de citer encore les premiers vers seulement du Dieu Pu :

« Il est en Chine un petit Dieu bizarre

Dieu sans pagode et qu’on appelle Pu.

J’ai pris son nom dans un livre assez rare

Que le dit frais, souriant et trapu.

Il a son peuple au long des poteries

Et règne en paix sur ces magots poupins

Qui vont cueillant des pivoines fleuries

Aux buissons bleus des paysages peints. »

N’est-ce point d’une grâce adorable et d’un inimitable joli ? Louis Bouilhet était avant tout un artiste en rythmes. Les poètes d’aujourd’hui sont d’abord des artistes en rimes.

Je vais tâcher de me faire comprendre, sans être sûr d’y parvenir. Les ouvriers « du métier » peuvent seuls apprécier bien nettement ces subtiles questions d’art, et saisir au premier coup d’œil la valeur vraie d’une œuvre poétique.

La qualité maîtresse de Bouilhet, c’est le rythme. Il savait comme personne forger les grands vers sonores et leur donner juste le degré de sonorité que comportait la pensée représentée par les mots. Les mots, outre leur valeur propre, prennent une valeur changeante, essentielle, selon la place qu’ils occupent, selon mille circonstances de voisinage, d’influences, de rapports, d’association. Tout l’art du rythme est fait de nuances, de sons voilés, d’accords secrets, du mariage harmonieux de la chose avec le terme. Seuls les grands artistes sentent, et savent, et règlent à leur gré ces mystérieuses combinaisons. Hugo, en cet art, est le maître des maîtres.

La plus grande préoccupation des poètes actuels, c’est la rime. On croit en général qu’il suffit pour que la rime semble bonne, qu’elle soit variée et possède la consonne d’appui. Nullement. La vraie rime, la rime géniale est plus difficile à découvrir qu’un diamant comme le Régent. Il faut qu’elle soit imprévue, qu’elle étonne et ravisse. Le poète, après avoir jeté sa première rime doit donner, par la seconde, une secousse de surprise et de bonheur au cœur des artistes. En dehors du charme de la pensée, en dehors de la valeur particulière du vers, la rime est un monde. On ne peut définir cette puissance ; il faut la sentir : elle doit être quelque chose comme un jeu de mots compliqué, qui serait en même temps une exquise œuvre d’art.

Et c’est encore Victor Hugo qui est le maître en ce savoir-faire.

Bouilhet ne poussait point à l’extrême, comme on le fait aujourd’hui, l’art si difficile de la rime. Mais il restera comme un grand et sincère artiste, l’égal des meilleurs de son temps.

Continuons à parler des poètes.

J’ai lu dernièrement, par hasard, dans une soirée, des vers inédits, inconnus, nés la semaine précédente, de l’un des plus parfaits artistes d’aujourd’hui.

Une femme s’éventait, de ce geste lent qu’elles ont, quand elles s’ennuient un peu. Puis elle se mit à regarder son éventail, à le regarder de biais, en fermant un peu les yeux, comme si elle lisait. Elle lisait en effet des vers, écrits en travers du parchemin, car il était en parchemin jauni, comme un vieux livre, cet éventail de jolie femme.

Voici les vers :


« L’ÉVENTAIL

C’est moi qui soumets le zéphire

A mes battements gracieux

O femmes, tantôt je l’attire

Plus vif et plus frais sur vos yeux.

Tantôt je le prends au passage

Et j’en fais le tendre captif

Qui vous caresse le visage

D’un souffle lent, tiède et plaintif.

C’est moi qui porte à votre oreille,

Dans un frisson de vos cheveux,

Le soupir qui la rend vermeille,

Le soupir brûlant des aveux.

C’est moi qui pour vous le provoque

Et vous aide à dissimuler

Ou votre rire qui s’en moque,

Ou vos larmes qu’il fait couler. »

Et cela était signé : Sully Prudhomme. N’est-ce point charmant, de s’éventer avec de la poésie, de la vraie et délicieuse poésie ? Et pourquoi cette mode ne prendrait-elle pas de demander aux poètes de rimer un éventail, comme on demande aux peintres d’en colorier ? Toutes les femmes, dira-t-on, ne pourraient s’offrir un tel luxe. Soit. Cela n’en aurait que plus de prix pour les privilégiées.

L’homme de lettres
(Le Gaulois, 6 novembre 1882)

L’article d’Octave Mirbeau, qui vient de soulever tant de tapage, abordait incidemment à une question qui serait bien curieuse à approfondir d’une manière générale : l’influence de la profession sur l’homme.

Dans cette attaque aux comédiens, il est à remarquer que le journaliste visait toujours la profession, qu’il la chargeait de tous ses griefs, qu’il la rendait en quelque sorte responsable des modifications qu’elle fait fatalement subir à ceux qui l’exercent. Déjà, dans Fromont jeune et Risler aîné, Alphonse Daudet avait étudié un comédien au période aigu de cette maladie spéciale qu’on pourrait appeler « le cabotinage ». Le cabotinage est la maladie incurable de l’acteur, soit ; les symptômes en sont constants, les manifestations apparentes, soit. Mais n’est-il pas vrai aussi que chaque profession a sa maladie, que chaque métier déforme d’une façon plus ou moins sensible l’homme normal, lui donne des tics, des habitudes, des manières d’être, de penser, d’agir, qui peuvent plaire à ceux-ci, déplaire à ceux-là. N’est-il pas certain aussi que, avant d’entrer dans la profession qu’on doit choisir, il est nécessaire de porter en soi le germe de cette maladie (qu’on appelle alors vocation), sous peine de n’être jamais qu’un médiocre dans le métier ? Pour devenir un comédien de mérite, n’est-il pas indispensable d’être cabot à la naissance, cabot dès qu’on marche et qu’on parle ?

Mais que dirions-nous donc du monde de l’argent, du monde du sport, etc. ?

Dans le peuple, on suivrait d’une façon plus précise encore les influences du métier sur l’homme. Les ouvriers peintres ressemblent-ils aux ouvriers menuisiers, les forgerons ne sont-ils pas en tout différents des épiciers ?

Mais, de toutes les professions, celle qui produit le plus de ravages dans l’organisme cérébral, celle qui trouble le plus les fonctions normales de l’esprit, c’est assurément la profession des lettres.

Le public considère ordinairement l’homme de lettres comme une sorte d’animal étrange, de fantaisiste, d’original, de paradoxe vivant, de poseur, sans s’expliquer bien nettement cependant en quoi cet être particulier diffère de ses semblables.

C’est qu’en lui aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses.joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intonations. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi ! Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions instantanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite.

S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton ; il se dit, en revenant du cimetière, où il a laissé celui ou celle qu’il aimait le plus au monde : « C’est singulier ce que j’ai ressenti ; c’était comme une ivresse douloureuse, etc. » Et alors il se rappelle tous les détails, les attitudes des voisins, les gestes faux, les fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses insignifiantes, des observations artistiques, le signe de croix d’une vieille qui tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans une fenêtre, un chien qui traversait le convoi, l’effet de la voiture funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête surprenante d’un croque-mort et la contraction des traits, l’effort des quatre hommes qui descendaient la bière dans la fosse ; mille choses enfin qu’un brave homme souffrant de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, n’aurait jamais remarquées.

Il a tout vu, tout retenu, tout noté, malgré lui, parce qu’il est, avant tout, malgré tout, un homme de lettres, et qu’il a l’esprit construit de telle sorte, que la répercussion, chez lui, est bien plus vive, plus naturelle pour ainsi dire, que la première secousse, l’écho plus sonore que le son primitif.

Il semble avoir deux âmes, l’une qui note, explique, commente chaque sensation de sa voisine, de l’âme naturelle, commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot.

S’il cause, sa parole semble souvent médisante, uniquement parce que sa pensée est clairvoyante, et qu’il désarticule tous les ressorts cachés des sentiments et des actions des autres.

S’il écrit, il ne peut s’abstenir de jeter en ses livres tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a compris, tout ce qu’il sait ; et cela sans exception pour les parents, les amis ; mettant à nu, avec une impartialité cruelle, les cœurs de ceux qu’il aime et qu’il a aimés, exagérant même, pour grossir l’effet, uniquement préoccupé de son œuvre et nullement de ses affections.

Et s’il aime, s’il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans un hôpital. Tout ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, est instantanément pesé dans cette délicate balance de l’observation qu’il porte en lui, et classé à sa valeur documentaire. Qu’elle se jette à son cou dans un élan irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son opportunité, de sa justesse, de sa puissance dramatique, et le condamnera tacitement s’il le sent faux ou mal fait.

Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n’est jamais acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout autour de lui devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions secrètes, et il souffre d’un mal étrange, d’une sorte de dédoublement de l’esprit, qui fait de lui un être effroyablement vivant, machiné, compliqué et fatigant pour lui-même.

Je prends, dans un livre paru récemment, un exemple frappant de cette observation involontaire pratiquée sur soi-même aux heures les plus douloureuses. Un de ceux qui ont le plus souffert par l’art, Gustave Flaubert, après avoir passé la nuit auprès du corps de son plus cher ami, de celui dont la mort le laissa inconsolable, écrivait à M. Maxime Du Camp une étrange et superbe lettre dont voici des fragments :

« Alfred est mort lundi soir, à minuit ; je l’ai enterré hier. Je l’ai gardé pendant deux nuits, je l’ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours larges ; en le gardant, je lisais les Religions de l’Antiquité de Creuzer.

La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe ; on entendait les chants du coq, et un papillon de nuit voltigeait autour du flambeau. Jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure, ni le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois. Le mercredi, j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je laie appelée. Cette chienne lavait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il sortait seul ; la nuit qui a précédé sa mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire.[…]


[…] De temps à autre, j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage pour le regarder… Quand le jour a paru, vers quatre heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et roidis m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls.

Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes, et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc ; les bois commençaient à se détacher sur le ciel ; les deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante ; des oiseaux ont chanté, et je me suis dit cette phrase de son Bélial : “Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant.”[…]


[…] On l’a porté à bras au cimetière ; la course a duré plus d’une heure. Placé derrière, je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque gui remue au roulis. L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse ; je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. Il m’a semblé qu’il en tombait cent mille.[…]


[…] Un autre eût pleuré simplement, puis oublié. Il me semble que ces douleurs clairvoyantes doivent être plus aiguës, et ces âmes attentives et complexes plus malheureuses que celles des autres. »

L’Anglais d’Étretat
(Le Gaulois, 29 novembre 1882)

Un grand poète anglais vient de traverser la France pour saluer Victor Hugo. Tous les journaux sont pleins de son nom et des légendes courent sur son compte à travers les salons. J’ai eu, voici quinze ans déjà, l’occasion de rencontrer plusieurs fois Algernon-Charles Swinburne. Je veux essayer de le montrer tel que je l’ai vu, et de fixer l’étrange impression qu’il m’a faite, restée toujours vive en moi malgré le temps.

C’était en 1867 ou 1868, je crois ; un jeune Anglais inconnu venait d’acheter à Étretat une petite chaumière cachée sous de grands arbres. Il vivait là, toujours seul, d’une manière bizarre, disait-on, et il soulevait l’étonnement hostile des indigènes, le peuple étant sournois et niaisement malveillant comme tout peuple de petite ville.

On racontait que cet Anglais fantaisiste ne mangeait que du singe bouilli, rôti, sauté, confit ; qu’il ne voulait voir personne, qu’il parlait haut, tout seul, pendant des heures ; enfin mille choses surprenantes qui faisaient conclure aux raisonneurs du lieu qu’il n’était pas fait comme tout le monde.

On s’étonnait surtout qu’il vécût familièrement avec un singe, un grand singe libre dans sa demeure. C’eût été un chien, un chat, on n’eût rien dit. Mais un singe ? N’était-ce pas affreux ? Fallait-il avoir des goûts de sauvage !

Je ne connaissais ce jeune homme que pour le rencontrer dans la rue. Il était petit, gras sans être gros, d’allure douce, et portait une moustache blonde presque invisible. Un hasard nous fit causer ensemble. Ce sauvage avait des manières aimables et aisées ; mais il était bien un de ces Anglais étranges qu’on rencontre çà et là par le monde.

Doué d’une intelligence remarquable, il semblait vivre dans un rêve fantastique comme dut le faire Edgar Poe. Il avait traduit en anglais un volume de surprenantes légendes islandaises que je désirerais ardemment voir maintenant traduites en français. Il aimait le surnaturel, le macabre, le torture, le compliqué, tous les détraquements cérébraux ; mais il parlait des choses les plus stupéfiantes avec un flegme tout anglais qui leur donnait, sous sa voix douce et tranquille, des allures de bon sens à rendre fou.

Plein d’un mépris hautain pour le monde, ses conventions, ses préjugés, sa morale, il avait cloué à sa maison un nom audacieusement impudent. Le patron d’une auberge déserte écrivant sur sa porte : « Ici on tue les voyageurs ! » ne ferait pas une plus sinistre facétie.

Je n’avais point pénétré chez lui quand je reçus une invitation à déjeuner à la suite d’un accident arrivé à un de ses amis, qui avait failli se noyer et que j’avais voulu secourir.

Bien qu’accouru après le sauvetage, je reçus les remerciements empressés des deux Anglais, et je me rendis chez eux le lendemain.

L’ami était un garçon d’une trentaine d’années qui portait sur un corps d’enfant, — un corps sans poitrine et sans épaules, — une tête énorme. Un front démesuré, qui semblait avoir dévoré tout le reste de l’homme, se développait comme un dôme au-dessus d’une mince figure, terminée en fuseau par la barbiche d’un menton pointu. Les yeux aigus et la bouche fuyante donnaient l’impression d’une tête de reptile, tandis que le crâne magnifique éveillait l’idée du génie.

Une trépidation nerveuse agitait cet être singulier qui marchait, remuait, agissait par saccades, comme aux secousses d’un ressort détraqué.

C’était Algernon-Charles Swinburne, fils d’un amiral anglais et petit-fils, par sa mère, du comte d’Ashburnham.

Sa physionomie, troublante, inquiétante même, se transfigurait quand il parlait. J’ai rarement vu un homme plus saisissant, plus éloquent, plus incisif, plus charmant dans l’action de la parole. Son imagination rapide, claire, suraiguë et fantasque semblait glisser dans sa voix, faire vivants et nerveux les mots. Son geste à sursauts scandait sa phrase sautillante qui vous pénétrait dans l’esprit comme une pointe, et il avait soudain des éclats de pensée, comme les phares ont des éclats de feu, de grandes lumières géniales qui semblent éclairer tout un monde d’idées.

La maison des deux amis était jolie et peu ordinaire. Partout des tableaux, parfois superbes, parfois étranges, fixant des conceptions d’aliénés. Une aquarelle, si je me souviens bien, représentait une tête de mort naviguant dans une coquille rose, sur un océan sans limites, sous une lune à figure humaine.

De place en place, on rencontrait des ossements. Je remarquai surtout une affreuse main d’écorché qui gardait sa peau séchée, ses muscles noirs mis à nu, et sur l’os, blanc comme de la neige, des traces de sang ancien.

La nourriture me parut une énigme que je ne devinais pas. Était-ce bon ? Était-ce mauvais ? Je ne le pourrais établir. Un rôti de singe m’ôta l’envie de manger ordinairement de cet animal ; et le grand singe en liberté qui rôdait autour de nous et me poussait, par farce, la tête dans mon verre quand j’allais boire, m’enleva tout désir d’avoir un de ses frères pour compagnon de tous les jours.

Quant aux deux hommes, ils m’ont laissé l’impression de deux esprits singulièrement originaux et remarquables, totalement bizarres, appartenant à cette race particulière d’hallucinés de talent dont sont sortis Poe, Hoffmann et d’autres encore.

Si le génie est, comme on le croit communément, une sorte de délire des grandes intelligences, Algernon-Charles Swinburne est assurément un homme de génie.

Les vastes esprits raisonnables ne sont jamais considérés comme géniaux, tandis qu’on prodigue une sublime qualification à des cerveaux souvent de second ordre, mais qu’agite un peu de folie.

Dans tous les cas, ce poète reste un des premiers de son temps par l’originalité de son invention et la prodigieuse habileté de sa forme. C’est un lyrique exalté, un lyrique forcené qui ne se préoccupe guère de cette humble et bonne vérité que recherchent aujourd’hui si obstinément et si patiemment les artistes français, mais qui s’évertue à fixer des songes, des pensées subtiles, tantôt ingénieusement grandioses, tantôt simplement enflées, parfois aussi magnifiques.

Deux ans plus tard, je trouvai la maison fermée, les hôtes partis, on vendait les meubles. J’achetai, en souvenir d’eux, la hideuse main d’écorché. Sur le gazon, un énorme bloc carré de granit portait gravé ce simple mot : « Nip ». Au-dessus, une pierre creuse, pleine d’eau, offrait à boire aux oiseaux. C’était la sépulture du singe, pendu par un jeune domestique nègre et vindicatif. Ce serviteur violent s’était ensuite enfui, disait-on, devant le revolver du maître exaspéré. Mais, après avoir erré sans toit, ni pain, pendant plusieurs jours, il reparut et se mit à vendre des sucres d’orge par les rues. Il fut définitivement expulsé du pays après avoir étranglé aux trois quarts un consommateur mécontent.

La terre serait plus gaie si on rencontrait souvent des intérieurs comme celui-là.

FIN

ANNÉE 1883

Pot-pourri
(Le Gaulois, 3 janvier 1883)

Comme elle est étrange cette foule des jours de fête, gauche, maladroite, endimanchée, drôlement inhabile à circuler, à se ranger, encombrant les trottoirs, sorte de pâtée grouillante, macaroni humain dont on peut couper les fils.

Et regardons les têtes ! Des têtes de petite ville, des têtes mal coiffées, des têtes grotesques. Ce sont les provinciaux de Paris qui passent.

Les provinciaux de Paris restent les plus endurcis des provinciaux, ceux que rien ne civilisera jamais.

Ils ne savent rien, ne soupçonnent rien de la vie ardente, passionnée, énervante et précipitée de la grande ville qu'ils habitent. Ils sont à Paris comme ils seraient à Clermont-Ferrand, et cela uniquement parce qu'ils sont nés dans une peau de provincial, nés pour habiter une petite ville. Ils sont fermés.

Leurs préoccupations restent bornées par le souci du ménage et de la place qu'ils ont ; leurs idées sont limitées par quelques principes transmis dans la famille et quelques notions de politique ; leurs passions n'ont pas d'envergure.

Beaucoup, pourtant, ont vu le jour à Paris, issus de parents parisiens ; et voilà encore les plus provinciaux de tous. Leur rue, leur quartier et leurs quelques connaissances arrêtent leur horizon.

Dans le bas, ce sont de petits marchands rivés à leur comptoir ; la débitante de tabac qui depuis douze ans n'a fait d'autres promenades que celles du boulevard aux jours de fête.

Dans le haut, des employés, des fonctionnaires endormis dans leurs habitudes régulières, gens qui vous invitent à leur dîner de famille et vous font retrouver des sensations oubliées depuis vingt ans, avec de vieux souvenirs de la maison paternelle.

Ils vous servent encore du vol-au-vent, et des petits gâteaux comme on en a mangé dans sa première jeunesse, et des confitures dans un pot de verre évasé.

Et rien ne les pourrait dégourdir. Ils forment une race, la race de province. Cela est dans leur nature, dans leur constitution, dans leur sang. On croit souvent que ce provincialisme tient à leur position modeste, non pas, car on rencontre à tout moment quelque employé à deux mille francs ; tapis tout le jour dans quelque sombre bureau, et sortant de là pour courir la ville, les théâtres, les salons, Parisien jusqu'aux moelles à qui rien n'échappe de toutes les nuances infinies, imperceptibles, bizarres, opposées et diverses dont est fait l'esprit parisien.

Rien n'est triste et désolant comme les boulevards, un jour de fête.

On répète souvent que les Parisiens sont les seuls à ignorer Paris. Ils en savent juste ce qu'il en faut savoir : c'est qu'ils en respirent l'atmosphère. Le provincial visite les monuments, mais il vous soutiendra avec énergie et naïveté qu'on absorbe à Paris le même air qu'à Lyon ou qu'à Rouen, avec cette seule différence que l'air de Paris est moins sain.

Les provinciaux de Paris respirent sur le boulevard ou dans les Champs-Élysées le même air qu'à Rouen ou qu'à Lyon, et voilà tout ce qui les distingue.

Il serait inutile de leur expliquer cette subtilité, car ils ne la saisiraient pas.

Quant au Parisien, il faut avouer qu'il est aussi bien enfermé dans le cercle de ses habitudes et qu'il ne voit guère ce qui se passe autour de lui.

On pourrait chaque jour lui signaler quelqu'une des étranges et cocasses choses dont le mystérieux Paris fourmille ; et il lèverait les bras d'étonnement.

On a parlé déjà plusieurs fois dans les journaux d'une religion, ou plutôt d'une secte nouvellement établie ici, et qui s'appelle l'Armée du Salut. Les meilleures farces du Palais-Royal n'atteignent pas au niveau de ce qu'on raconte de cette association religioso-militaire.

Cette église d'opéra-bouffe, dont seul le grand Offenbach aurait pu composer les airs sacrés, a pour chef une jolie femme anglaise qui porte, dans l'exercice du culte, le titre de général. Deux officiers d'état-major, deux hommes, l'aident dans ses fonctions.

On se réunit dans un grand bâtiment, là-bas, vers la Villette.

On boit, on mange, on chante des psaumes et on se confesse en public.

Chaque adhérent a un grade comme dans la territoriale.

La confession publique forme le plus grand attrait des séances et amène les aveux les plus drôles.

« Je m'accuse d'avoir fait des choses dégoûtantes », dit une jeune fille. Oh ! Mademoiselle !

Des fumistes s'en mêlent, apportant des révélations stupéfiantes qui font dresser les cheveux de l'auditoire.

Mais la sainte association a trouvé le moyen d'empêcher les horribles confidences. Aussitôt qu'un pénitent passe les bornes de la décence, toute l'assistance entonne un psaume qui couvre les dangereuses paroles.

Je ne voudrais point médire des braves gens qui cherchent le salut dans ces pratiques respectables mais comiques. Une citation me dispensera de parler davantage de ces sortes de dissidents.

Il existe un livre très rare d'Henry Monnier, qui a pour titre Les Bas-Fonds de la Société. On n'en saurait conseiller la lecture. On trouve là-dedans quelques perles, et, entre autres, un dialogue étourdissant de drôlerie entre deux ouvriers, intitulé : L'Église française. C'est toute l'histoire, en quelques pages, d'une église qui rappelle un peu celle du célèbre abbé Loyson.

Boireau et Forget, deux ouvriers, se retrouvent et entrent ensemble au café. Forget est préoccupé, inquiet, et finit par avouer le souci qui le tracasse.

Marié en fait, mais non en droit, comme disait un témoin de l'affaire Peltzer, il vient d'avoir une fille et l'annonce à Boireau.

BOIREAU

Après.


FORGET

Eh ben sa mère veut absolument qu'on la baptise.


BOIREAU

Tiens. Tiens, tiens.


FORGET

Et tel que tu m'vois, j'suis en train d'sercher un prêtre ; alle en veut, alle en a besoin, y en faut, aile en rêve.

(Mais Forget est fort perplexe, ne se trouvant pas dans une situation très régulière. S'il va trouver un prêtre, il faudra avouer qu'il n'est pas marié.)

Ça, vois-tu, ça m'écœure. Quoi leur y répondre, quoi, dis-je ?


BOIREAU

J'en sais rien, mais disant qu'tu l'es, tu mens pas.


FORGET

Oui, mais avec une aut', elle aussi… Enfin, si faut que j'te dise ?


BOIREAU

Dis toujours, accouche, conte ton conte, va bon train, aie pas peur.


FORGET

Eh ben non, j'ose pas, v'là le fait.

(Alors, Boireau indique une église réformée dont il parle avec un enthousiasme délirant.)


BOIREAU

C'est mieux qu'les protestants, mieux qu'les juifs, mieux qu'les catholiques, mieux qu'tout. Eune nouvelle religion, vois-tu, c'est-à-dire que c'est la seule, l'unique, la vraie, la seule au monde dans deux ans. Tout c'qu'on y débite, un enfant le comprendrait, vu d'abord qu'c'est en français ; pisqu'c'est c'te religion-là la religion du peuple, eune religion, pour te finir, eune religion qu'on y fait tout c'qu'on veut ; on rend compte de c'qu'on fait à personne.


FORGET

Et on y baptise ?


BOIREAU

Si on y baptise ?…


FORGET

Oui.


BOIREAU

Tout c'qu'on y présente.


FORGET

Et tu crois qu'moi, y m'nant ma p'tite.


BOIREAU

T'auras pas seulement l'temps d'te r'tourner, a sera baptisée. — Eh ben, vieux, voyons, franchement, ça t'chauffe t'y ?

(Forget perd la tête de joie, demande l'adresse, le nom du chef — « chef-prince, primat des Gaules, l'abbé Chatel ». Et les deux amis se séparent après un long dialogue infiniment amusant.

Quinze jours plus tard ils se rencontrent de nouveau, et Boireau s'informe du baptême.)


FORGET

En v'là un prêtre. Si tous étaient comme ça, vois-tu !..


BOIREAU

Va j't'écoute.


FORGET

… Oui. J'vois la maison qu'tu m'avais dit, j'demande au concierge qu'était une portière, j'demande m'sieu Duchatel.


BOIREAU

Chatel que j't'avais dit.


FORGET

… Quoi qu'y fait qu'alle ajoute. Y dit la messe que j'reprends… La messe en français. — Voyez dans la cour, qu'a dit, la première écurie à main gauche…

J'entre donc dans la cour : je serche, je serche et j'découvre eune tite croix sus eune porte. Ça doit êt' là que j'me dis. Je frappe, et j'entends quéqu'un qui m'crie : « Entrez ! » J'entre et j'vois dans n'eune grande salle des chaises, des bancs, des tabourets, pis des chandeliers avec un prêt' qui disait la messe à deux vieilles femmes, deux vieux bas d'buffet qu'écoutaient… J'vas tout d'suite au prêt' et j'y dis : Pardon excuse si j'vous dérange, m'sieu Duchatel que j'y dis, c'est-y vous ?


BOIREAU

Chatel que j't'avais dit.


FORGET

Oui. J'aurais deux mots à vous dire. Je suis à vous qui dit. J'ai core quelques bredouilles à débiter. Allez faire un tour su l'boulevard. J'en ai pas pour longtemps…

(Forget fait un tour, entre chez le chand de vins, puis revient.)

… Allez vot'train, qui m'répond, j'vous écoute. V'là la chose. J'ai eune enfant, eune tite fille, eune mômesse, eune moutarde, avec une femme avec qui que je n'suis pas marié, vu qu'alle l'est, moi aussi.

— Très bien, qui dit.


BOIREAU

Quand j'te disais !


FORGET

Alle a comme envie d'la faire baptiser. Y a pas d'mal à ça, qui dit ; si ça y fait pas d'bien, ça peut pas y faire de mal… Mais là, vois-tu, tout comme j'dis.


BOIREAU

Le roi des hommes !

(Forget invite à déjeuner l'abbé Chatel après la cérémonie. L'abbé accepte avec entraînement, Forget perd la tête de joie : « J'étais content, vois-tu, j'l'aurais embrassé si j'eus osé… J'avoue sur ça que j'y ai serré la main et de bon cœur. »)


BOIREAU

Tu l'devais. Hein, qué brave homme.


FORGET

Je l'regarde comme mon s'cond père. — Et ma femme, faut la voir, ma femme avec lui. Il y dit des choses, vois-tu, mais des choses… — qu'un sapeur en rougirait. […]

On pourrait rougir aussi aux confessions publiques de l'Armée du Salut.

Église de l'abbé Chatel, église de l'abbé Loyson, église de la jolie générale anglaise, tout cela se vaut, à peu près.

Chez le ministre
(Gil Blas, 9 janvier 1883)

Les journaux nous ont annoncé l'autre jour un fait absolument surprenant. Un étudiant, M. Martin, vient de se voir exclu pour la vie des Facultés de l'État, c'est-à-dire mis dans l'impossibilité d'exercer jamais une carrière exigeant des diplômes, d'être avocat, médecin, etc., pour avoir collaboré à un petit journal grivois, nommé La Bavarde.

Cette décision du conseil de l'instruction publique semble si monstrueuse, si invraisemblablement révoltante qu'on hésite d'abord à y croire. Comment, voici un homme exclu d'une bonne moitié des professions libérales pour avoir écrit quelques articles moins impudiques, assurément, que les œuvres d'Aristophane, d'Apulée, d'Ovide, de Plaute, de Rabelais, de Brantôme, de La Fontaine, de Boccace, de Voltaire, de Rameau, de Diderot, de Th. Gautier (voir le Parnasse satyrique), et de bien d'autres. Voici un homme privé de tout moyen d'existence s'il se destinait à la médecine, puisqu'on ne peut exercer cet art sans l'autorisation de l'État, privé de tout moyen d'existence s'il voulait être avocat, puisque ce brevet de bavard patenté doit être signé par des hommes autorisés, et cela, parce qu'il a plaisanté, sans doute, sur les diverses manières de faire des enfants, car le délit d'outrage aux bonnes mœurs ne vise guère que cet acte honorable et si naturel auquel tout le monde se livre régulièrement et sans lequel l'humanité n'existerait pas.

Ce qu'il y a de particulièrement frappant dans cette affaire, c'est, d'abord, l'incroyable abus d'autorité qu'elle renferme, puis la tendance de plus en plus marquée de nos ministres vers l'ancienne morale autoritaire des gouvernements ecclésiastiques. Ne croirait-on pas, en effet, lire un arrêt d'un antique tribunal d'évêques gouvernant quelque université de Salamanque ?

Quant à M. Martin, s'il a quelque talent, ce que j'ignore, je le félicite sincèrement de la mesure qui le frappe. Le voilà du moins bien certain d'échapper à l'influence abrutissante des hautes écoles de l'État.

On se demande depuis longtemps d'où vient l'impuissance artistique des universitaires. Voici peut-être le problème résolu. C'est sans doute à leur extrême chasteté qu'on doit attribuer leur stérilité littéraire.

Puisque nous sommes dans le département de l'instruction publique, restons-y.

On a beaucoup remarqué, ces jours derniers, qu'aucun homme de lettres n'avait été décoré à l'occasion du jour de l'an, et on a cherché bien des raisons à cette exclusion qui paraît systématique depuis plusieurs années.

En principe, je ne vois aucun mal à ce que les hommes de lettres ne soient pas décorés, par ce simple motif qu'un ministre n'est en aucune façon compétent pour apprécier leurs mérites. Nous en avons un exemple sous les yeux. Voici M. Duvaux, qui fut professeur de troisième, et dont l'autorité est incontestable quand il s'agit de barbarismes ou de solécismes dans un thème latin, mais dont l'incompétence devient flagrante s'il s'agit de juger la valeur d'hommes comme MM. Leconte de Lisle, Banville, Barbey d'Aurevilly, Zola, Armand Silvestre, Catulle Mendès, Léon Cladel, Jean Richepin, Daudet, etc.

On aurait haussé les épaules de pitié devant la prétention d'un élève de M. Duvaux qui aurait voulu apprécier la capacité de son professeur ; mais la distance est infiniment plus grande entre les maîtres de l'art français et cet ancien maître de latin, qu'entre lui et ses écoliers.

J'ai entendu dire bien des choses sur cette question de décoration. Des hommes — et ils sont nombreux soutiennent cette thèse : on ne décore que ceux qui peuvent donner quelque chose ; on décore les peintres qui peuvent donner des tableaux, les sculpteurs qui peuvent donner des statuettes, les collectionneurs qui peuvent donner des bibelots, les chapeliers qui peuvent donner des chapeaux, les restaurateurs qui peuvent donner des dîners, les journalistes qui peuvent donner un coup d'épaule, mais jamais les simples hommes de lettres qui ne peuvent rien donner du tout.

Ce sont là des calomnies, je pense.

Pour les journalistes, la question est spéciale. On décore les journalistes qui rendent des services au pouvoir, comme on décore les employés de ministère qui ont rendu des services à l'administration.

On récompense de fidèles serviteurs, voilà tout. La question de talent n'a rien à voir là-dedans. On vient de donner la croix à M. Laffitte, qui l'a certes méritée par ses bons offices envers le gouvernement, mais qui n'avait assurément pas la prétention de l'obtenir par ses mérites d'écrivain.

On reste parfois stupéfait de voir le ruban rouge sur certaines poitrines ; et on se dit : « Comment, X… est décoré, alors que Wolff et Chapron ne le sont pas ? »

Et voilà la preuve que le talent ne compte pour rien en cette question. Écartons M. Wolff comme rédacteur d'un journal réactionnaire. Pourquoi M. Chapron n'est-il pas chevalier ? Pourquoi ? Parce qu'il est un indépendant et nullement un officieux.

Je me hâte d'ajouter que le hasard des distributions a fait quelquefois aussi tomber cet emblème sur des journalistes de grand mérite.

Quant aux hommes de lettres, on dirait que les ministres jouent à colin-maillard quand il s'agit de leur poser la croix. L'élève Émile Augier est premier avec le ruban de grand officier, et l'élève Victor Hugo vingtième avec le ruban de simple officier, les élèves Taine et Leconte de Lisle cent cinquantièmes, avec un petit ruban de chevalier.

L'élève Barbey d'Aurevilly n'a pas plus de rang que les élèves Catulle Mendès, Silvestre, Richepin.

De son vivant, l'élève Gustave Flaubert avait été classé ex aequo, le même jour, avec l'élève Ponson du Terrail.

Eh bien, mes frères, il ne faut pas en vouloir aux ministres de ces étranges fantaisies. Répétons seulement la parole sainte : « Pardonnez-leur, ô maître, car ils ne savent ce qu'ils font. »

Voici pourtant que le susnommé M. Duvaux vient d'accomplir une chose bien extraordinaire. Parmi les étrangers qui lui étaient présentés, il en a piqué un au hasard de la fourchette et il est tombé sur un homme de grand talent, M. José-Maria de Heredia, pas l'ex-conseiller municipal.

Le ministre ne s'en doutait certes guère, car M. de Heredia n'a publié jusqu'ici qu'une préface fort remarquable, sans doute, mais insuffisante à constituer ce qu'on appelle un bagage littéraire.

Mais le poète, car Heredia est poète, monsieur le ministre, tout comme MM. Silvestre et Catulle Mendès, le poète possède en ses cartons une centaine de sonnets qui peuvent être classés parmi les plus belles choses de la langue française. Je suis bien aise d'en pouvoir faire connaître un au grand maître de l'Université, en le félicitant sincèrement de son choix :

« LES CONQUÉRANTS

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,

Fatigués de porter leurs misères hautaines,

De Palos, de Moguer, routiers et capitaines

Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal

Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines.

Et les vents alizés inclinaient leurs antennes

Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,

L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques

Enchantait leur orgueil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles

Ils regardaient monter dans un ciel ignoré

Du fond de l'océan des étoiles nouvelles. »

Que conclure de cela. Que si MM. Zola ou Barbey d'Aurevilly tenaient à être décorés (ils n'y tiennent guère, heureusement pour eux), ils auraient un moyen bien simple d'y parvenir, c'est de se faire naturaliser Espagnols, Anglais ou Suisses, et on les nommerait, le lendemain, chevaliers de la Légion d'honneur, car il est indubitable qu'on vient de décorer M. de Heredia, écrivain français, uniquement parce qu'il est Espagnol.

Une autre raison s'oppose encore à la décoration des hommes de lettres. C'est qu'il est d'usage constant de ne donner la croix qu'à ceux qui l'ont demandée.

Cette règle est inflexible. Quand la démarche n'est pas faite personnellement elle doit être accomplie au moins par un ami. Il faut être souples, mes frères.

D'où il résulte ceci : ce n'est pas le gouvernement qui juge la valeur de l'homme qu'il va récompenser, mais c'est le candidat qui apprécie lui-même s'il est mûr pour cette distinction. Il se dit : « Voyons, n'est-il pas temps de me faire décorer ? J'ai fait ceci, j'ai fait cela. Mais certes, je le mérite ! Et mille fois ! Écrivons au ministre.

Et si on ne me rend point justice, j'ai mon journal, nous verrons. " Et il écrit, en faisant valoir ses titres. Le ministre, qui ne le connaissait pas une heure auparavant, lit sa lettre avec attention, puis, comme il a peur de se tromper, il écrit en marge : à Examiner avec soin. » « Avec soin » équivaut à une recommandation dont tient compte le directeur, qui donne un avis favorable. Et c'est fait.

Quant à ceux qui sont trop fiers pour tendre la poitrine, ils peuvent attendre sous l'orme. N'est-ce pas le comble du grotesque ?


P.-S. J'apprends au dernier moment que M. José-Maria de Heredia a été décoré directement par M. le ministre des Affaires étrangères. Je retire donc mes félicitations à M. Duvaux et je les présente à M. Duclerc.

Méditations d'un bourgeois
(Le Gaulois, 31 janvier 1883)

M. Pomarel vient de lire ses journaux. Il se lève et marche avec agitation, en parlant tout haut.

— Bêtise, gâchis, ignorance ! Rien ne manque à la situation. Personne ne l'ignore hormis les députés ! Et tout le monde le leur dit ; et ils sont si bêtes qu'ils s'imaginent qu'on leur fait des compliments. Quant à moi, je n'y comprends rien ; et je ne suis pas le seul. Je voudrais cependant me faire une idée à peu près nette sur les causes de cet état.

La République ! Ah ! Quelle foi j'avais dans ce mot ; et comme je criais de bon cœur : « Vive la République ! » J'oubliais alors que, sans les hommes, le mot n'est rien.

« En République, vous aurez la paix, la tranquillité, le bien-être, le travail, le sommeil paisible et l'esprit calme », disait-on. Vas-y voir.

Ça allait à peu près, pourtant ; puis voilà que ces gueux de députés troublent tout, tournent les têtes, affolent le pays, rendent monarchistes les plus sensés républicains comme moi, et révolutionnaires les hommes les plus pacifiques ! Ganaches, va !

Et pourquoi ? Parce que le prince Jérôme Bonaparte a lancé un petit manifeste que tout le monde avait pris d'abord pour une blague.

Mais M. le comte de Chambord en avait déjà fait, des manifestes, qui n'ont troublé personne.

Alors pourquoi ce grabuge ?

La République éperdue expulse les princes auxquels elle a confié précédemment les plus grands commandements militaires du pays.

Elle leur a rendu leurs biens confisqués jadis. Elle les a accueillis comme des enfants de France, fidèles et sans arrière-pensée.

Aujourd'hui elle les chasse ? Sans aucune raison. Sans aucun prétexte.

Pourquoi ce changement, cette peur, ce trouble, cette faiblesse, ces précautions, cet affolement ?

C'est que M. Gambette est mort.

Qu'était donc M. Gambette ? Un grand orateur ? Un grand homme de guerre ? Un grand politique ? Ou seulement une grande figure intègre autour de laquelle pouvaient se grouper tous les honnêtes gens ?

Mais non. Un simple jeteur de poudre aux yeux ! Un tribun dont la puissance reste inexplicable.

Il a charmé les foules, gouverné la France et dirigé les Parlements avec une faconde du plus mauvais goût. Ses proclamations emphatiques, pendant la guerre de 1870, resteront comme des modèles d'éloquence grotesque ; et le meilleur de ses discours ne peut être relu sans qu'on demeure effaré devant l'incorrection des phrases, la boursouflure des mots, la banalité des idées, le vide général de l'ensemble. Il savait uniquement faire ronfler des lieux communs.

Il a trouvé, il est vrai, quelques formules caractérisant les situations d'une façon merveilleusement précise. " Se soumettre ou se démettre " demeurera un mot historique. Mais ce sera là tout.

Il a échoué en tous ses projets ; il est tombé chaque fois qu'il a voulu monter ; toutes ses espérances ont avorté. Sa politique était contestée, même par les gens de son parti. On se demandait, dans les derniers temps, s'il était quelqu'un et s'il serait jamais quelque chose.

Beaucoup le considéraient comme usé, fini, à réformer.

Il meurt. Et brusquement son influence apparaît si prépondérante que, lui disparu, il semble que la France ait perdu sa béquille. Des gens se mettent à crier « Gambetta est mort ! Vive l'empereur ! »

On cherche ses grandes actions, on ne trouve que des ratages ; on cherche ses grands mérites, on ne rencontre que de grandes phrases.

Et cependant il fut quelque chose : un charmeur de foules.

Peut-être avait-il simplement ce mystérieux pouvoir de domination que certains êtres ont possédé, cette influence sur les hommes, cette faculté de commander et d'être obéi, aimé, suivi sans résistance : ce don de fascination accordé aux prophètes, aux bavards et aux conquérants, ces meurtriers. Hoffmann, dans un de ses contes, parle d'un être difforme à qui une fée octroya la faculté surnaturelle de paraître toujours ce qu'il n'était pas. M. Gambetta était peut-être un protégé de cette fée, un de ces privilégiés.

Sa mort nous en est une preuve. Elle fut piteuse et presque risible. Et personne cependant n'eut l'envie ou la pensée d'en rire. Pourquoi ? Ses ennemis eux-mêmes se sont tus. Un roi serait mort ainsi, on l'aurait chansonné le lendemain.

Une blessure ridicule dans une bataille galante, diton. Il perd connaissance d'émotion. Dix médecins affolés accourent, le soignent comme un malade de Molière. Mais, en cette assemblée de docteurs, M. Purgon manquait, qui se fût préoccupé de l'état intérieur.

Avec des mots dignes de l'ancien vocabulaire comique, les hommes de science ont ensuite expliqué comment une constipation mal soignée, ayant amené une inflammation, une lésion suivit qui détermina la mort.

C'est du moins là ce qu'on a compris sous l'accumulation de termes baroques dont nous étourdissent les savants. « Trop d'expressions techniques et pas assez d'huile de ricin », semble le résumé de la situation.

Puis on nous a parlé d'un mal innommable qui travaillait depuis longtemps ce corps fatigué. On nous a décrit si complaisamment l'effroyable pourriture de ce cadavre qu'une puanteur semblait couvrir la France. On s'étonnait, le jour du convoi, de ne point voir du chlore au coin des rues, et de l'acide phénique dans les ruisseaux.

Et cependant il ne s'est rencontré aucun adversaire pour se servir de cette maladie réputée honteuse, pour lancer des insinuations et des attaques perfides.

Son prestige le suivit jusqu'après la mort ; un grand respect l'entoura ; ses funérailles furent magnifiques. Et le pays entier eut la sensation profonde qu'un grand homme venait de disparaître.

Certes un grand homme venait de disparaître, grand, parce qu'on s'était accoutumé à voir un chef en lui.

Il était, dans l'esprit de tous, le chef de la République ; il était le chef occulte de la Chambre. Et, la preuve, c'est que, lui parti, la Chambre devient folle, agitée de terreurs enfantines, épouvantée par des fantômes. Il faut à cette nation une idole et un maître. Tant pis pour elle ; c'est ainsi. L'assemblée qui représente le pays, ayant perdu son chef, a perdu la tête.

Quand l'illustre ancêtre de M. Gambetta, énorme et malsain comme lui, la peau verdie par des bains de mercure, Mirabeau-Tonneau, mourut, le visage et l'esprit sereins, inquiet seulement des événements qu'il ne pourrait plus arrêter ; lorsqu'il eut demandé, dominant ses atroces douleurs, qu'on jetât sur son lit des parfums et des fleurs pour s'évanouir dans un rêve, et qu'il eut bu la coupe qu'il croyait contenir de l'opium, et qu'il eut fermé les yeux pour toujours, le roi sentit qu'il avait perdu le seul homme capable de sauver la monarchie, et une panique passa sur la Cour.

Aujourd'hui, après la mort de cet autre puissant tribun, ce sont les républicains qui semblent émus de peur, qui s'affolent, et dressent des listes de proscription, et se barricadent comme si les rois allaient, à leur tour, les chasser.

Ils dressent des listes de proscription. On commence par les princes, mais on finit par les bourgeois qui croyaient à la liberté.

Voilà le danger, pour nous, pour moi.

Et je riais, oui, je riais, imbécile, quand on me racontait les visites de M. Estancelin au château d'Eu.

Chaque fois, dit-on, qu'il entre dans cette habitation des princes, il passe une sorte de visite de commissaire-priseur, s'arrête, inquiet, devant les meubles nouveaux, hausse les épaules devant les installations récentes, les changements, les embellissements du domaine, et, d'un ton navré : « Encore des dépenses, encore des achats, encore des bibelots, encore des tapisseries, encore des folies ! Quand donc vous déciderez-vous à vendre tout cela, tout, et à n'avoir ici que des sacs de voyage, rien autre chose, croyez-moi ! Dans votre situation, n'achetez que ça, ayez-en partout. »

Et les princes s'amusaient de cette boutade, et les princesses la trouvaient délicieuse.

Qu'en disent-ils aujourd'hui ?

Donc on veut exiler les princes. Mais cela prouve qu'on en a grand'peur ; et, si on en a grand'peur, je conclus que la République, dont le principe fondamental est la liberté, se sent bien faible.

Mais si la République se sent bien faible…

M. Pomarel s'arrêta, réfléchit, puis se dirigea vers son bureau.

Il en tira un paquet de cartes de visite portant

« Pomarel, commerçant », puis un paquet d'enveloppes ; il introduisit les unes dans les autres et se mit, de sa plus belle main, à écrire des noms.

C'étaient :

« Monseigneur le comte de Paris.

Monseigneur le prince de Joinville.

Monseigneur le duc d'Aumale, etc. »

Et quand il eut épuisé ses enveloppes, il les cacheta en murmurant

— Il est toujours inutile que la poste voie mon nom. Mais les princes peut-être le retiendront et s'en souviendront… un jour…

Il y a beaucoup de Pomarels en France.

L'exil
(Le Gaulois, 8 février 1883)

L'exil est assurément la plus terrible des peines dont on peut frapper certains hommes. En dehors de ce sentiment idéal qu'on appelle « l'amour de la Patrie », il existe une singulière tendresse, une tendresse instinctive et presque sensuelle, pour le pays où nous sommes nés, qui nous a nourris de son air, de ses plantes et de ses fruits, de la chair de ses bêtes, du jus de ses vignes et de l'eau de ses sources.

Notre corps est fait de sa substance ; nos organes sont accoutumés à sa température et à ses formes ; notre peau a le ton et la résistance que donne son soleil et qu'exige son climat. Nous sommes les fils de la terre plus encore que les fils de nos mères. L'homme n'est plus le même à vingt lieues de distance, parce que chaque parcelle de pays le fait et le veut différent.

Exiler, c'est arracher l'être de son sol, rompre les racines de ses habitudes et de sa vie, pour les porter sur une terre où il ne s'acclimatera peut-être jamais. C'est ajouter une souffrance physique, incessante et cruelle, à la souffrance morale, non moins douloureuse.

L'exil est le moyen dont se servent le plus souvent les gouvernements pour se débarrasser des gens qu'ils craignent ; mais le contrecoup fait que, bien souvent aussi, ceux-ci finissent par jeter par terre le pouvoir qui les a bannis.

L'histoire est pleine d'exemples consolants qui devraient être un enseignement pour ceux qui règnent.

Un homme emprisonné injustement peut oublier ; un banni ne pardonne jamais. Les plus terribles adversaires de l'Empire furent ceux qu'il avait chassés de France. Il en est aujourd'hui qui siègent à la Chambre : qu'on leur demande si leur colère est éteinte.

Il semblerait, si la logique gouvernait les esprits, que l'exil dût être le plus détestable des moyens pour rendre inoffensifs ceux qu'on redoute : vu qu'il les fait dangereux et actifs, de tranquilles qu'ils étaient.

Il leur rend leur liberté d'action, les soustrait à la surveillance, les affranchit de tout scrupule, de toute contrainte morale, les dégage même des intérêts qu'ils pouvaient avoir à ménager. Prenons un exemple et admettons que Mgr le duc d'Aumale ait pu songer un instant à s'emparer du pouvoir.

Il aurait assurément balancé le pour et le contre, se disant :


— Je vais risquer une grosse aventure. Quel bénéfice en tirerai-je, si je réussis ? Je ne suis plus jeune. Je n'ai pas d'enfants. Il faudra donc laisser ma succession à un neveu. En outre, je puis être détrôné du jour au lendemain, en ce pays qu'une révolution secoue tous les dix ans ; il est même bien invraisemblable, dans l'état actuel des esprits, que je me maintienne, de toute façon, plus de dix ans.

« Il faudra habiter l'Élysée, ce qui ne vaut pas les Tuileries. Je ne dormirai jamais tranquille.

« Si j'échoue, je serai peut-être exécuté ; mais assurément banni.

« Or, je suis colossalement riche. J'ai des palais que des rois ne possèdent point. Je suis prince, entouré, respecté. Chantilly est plus magnifique que n'était Compiègne. Je puis recevoir en frère tous les souverains du monde qui traverseraient ma patrie. Mon ambition n'est pas démesurée, mes goûts ne sont pas excessifs ; et, si mon pays courait un danger, je le pourrais défendre, étant un de ses premiers chefs militaires.

« Ne serais-je pas bien fou d'abandonner le certain pour l'inconnu ; de jouer la tranquillité de ma vieillesse, de risquer tout ce que je possède pour conquérir un pouvoir qui me donnerait bien peu en plus. Restons ce que nous sommes. »


Mais si le gouvernement bannit le duc d'Aumale, lui fait perdre sa fortune, ses propriétés, son luxe, toute l'opulence et tout le bonheur de sa vie, ce prince, dès lors, n'a plus rien à ménager ; il ne pourrait que gagner à tenter un coup d'État, à renverser le pouvoir qui l'a chassé.

Les prétendants opulents et heureux ne sont guère à craindre : seuls les prétendants faméliques sont redoutables.

J'ai vu des exilés.

Je suivais depuis six jours, à pied, sur les côtes de la Corse, la grande route qui, partant d'Ajaccio, contourne la mer en montant vers le nord. La montagne inculte et riche était plantée de châtaigniers, d'oliviers, d'orangers et de maquis. En traversant les villages, je rencontrais des tas de paysans inactifs, assis à l'ombre, sur des bancs de granit, vêtus de vestes sombres et coiffés de chapeaux noirs à larges bords, des hommes petits et bruns, rappelant un peu les Bretons. Les femmes, graves, ressemblaient assez aux villageoises d'Alsace.

Or, un soir, comme j'approchais de Calvi, j'aperçus de loin deux grands fantômes blancs, debout sur un petit promontoire en face de la mer.

Le soleil s'abaissait à l'horizon, prêt à plonger dans les flots ; et les deux êtres immobiles semblaient contempler l'astre couchant. J'approchai à grands pas, prenant ces hommes pour des moines en extase devant cette fin superbe du jour. Tout à coup, comme le globe éclatant touchait à l'eau, ils levèrent les bras dans un mouvement grave et magnifique, puis ils les abaissèrent, courbant la tête, courbant l'échine, comme pour saluer le soleil ; et brusquement, ils se prosternèrent, le front par terre, la poitrine par terre, les jambes repliées sous eux.

Et quand je passai tout près je reconnus des Arabes ; c'étaient deux chefs de grande tente, prisonniers pour avoir défendu leur patrie contre les Français envahisseurs.

Quand ils se furent relevés ils regagnèrent à pas lents la forteresse qui les attendait ; ils regardaient toujours la mer.

Là-bas, derrière l'horizon, c'était l'Afrique ! Ils avaient des visages noirs et creusés, de vraies têtes d'oiseaux de proie, une allure majestueuse et résignée.

Je pensais aux lions du Jardin des Plantes, aux vautours en cage, à tous ceux, hommes ou bêtes, que jette loin du sol natal l'odieuse volonté du plus puissant.

Voulez-vous voir des exilés ?

Allez chaque dimanche sur les fortifications de Paris et regardez les petits troupiers qui marchent deux par deux, en parlant du pays. Ils causent de la ferme, des voisins, des amis, des parents. Ils soupirent et parfois pleurent, ces hommes en culotte rouge dont un sabre bat la cuisse. Ils regardent au loin, avec des yeux mouillés, et se rappellent des soirs semblables, quand ils allaient aux nids, quand ils allaient aux noisettes.

On sourit en les voyant passer avec leur air gauche, épluchant une baguette. Trois mois plus tard, un d'eux sera peut-être couché dans un lit d'hôpital, frappé de ce mal étrange qu'on appelle le « mal du pays ». Et si on ne le renvoie point au triste village dont le souvenir le hante, il mourra aussi sûrement que si une balle l'avait frappé au cœur, car ce mal est inguérissable.

En rôdant
(Le Gaulois, 14 février 1883)

L'omnibus descendait au grand trot la rue des Martyrs.

Deux hommes, deux amis, étaient assis côte à côte, et causaient.

C'étaient deux ouvriers, de ces ouvriers de Paris, doués d'une intelligence étroite et subtile, très pénétrante et très bornée. Ils parlaient politique.

L'un d'eux dit

— Les députés ne savent pas ce qu'ils font. On dirait une assemblée de fous.

L'autre reprit

— Tant mieux, cela déconsidère toujours le gouvernement. Ne voilà-t-il pas ce qu'on appelle un signe des temps ?

Certes le mouvement le plus accusé de l'opinion, depuis quatre ou cinq ans surtout, est une sorte d'envahissement, jusqu'au peuple, de scepticisme et de mépris intellectuel pour les représentants du pouvoir.

Entrez dans les petits restaurants de Paris, ceux où mangent les travailleurs. Les gens causent, rient et se moquent de leurs élus, parlant d'eux comme ils feraient de bonnes ganaches amusantes pour la foule.

Les cochers de fiacre, devant le kiosque de la station, à côté du sergent de ville qui pointe leurs numéros, plaisantent agréablement les représentants du peuple.

Dans un salon, plein d'hommes connus, d'artistes et de mondains, quand on voit entrer quelque monsieur ignoré et qu'on demande : « Quel est celui-là ? » si on vous répond : « C'est X… un député… » une vague pitié vous prend pour ce pauvre homme.

On est tellement habitué déjà à rire de la Chambre, à la blâmer, à la blaguer, à la bafouer ; ses maladresses sont tellement visibles, ses emballements tellement grotesques, que le métier de député devient une profession comique, qui inspirera bientôt un doux mépris aux petits enfants eux-mêmes.

Quand ils verront passer dans la rue quelque pauvre être d'aspect hétéroclite, ils demanderont avec intérêt, habitués aux railleries répétées de leur père

— C'est un député, dis, papa ?

Et, quand on dîne par hasard avec deux ou trois députés, de ceux qui forment la tête de la Chambre, on s'étonne de trouver des gens intelligents, intéressants, spirituels même parfois.

Un vieux représentant du pays, qui n'est plus rien, expliquait dernièrement ce mystère.

— Ce qui leur manque, disait-il, c'est l'habitude de penser ensemble. Ils n'ont pas d'esprit de corps. Il faut une grande pratique de la politique à une assemblée pour qu'elle devienne intelligente en masse.

Les qualités d'initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme supérieur, pris isolément, disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d'autres hommes. L'ensemble d'une assemblée est 'singulièrement inférieur à chaque membre de cette assemblée.

Une citation me fera comprendre.

Voici un passage d'une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751) qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des qualités actives de l'esprit dans toute nombreuse réunion :

« Lord Macclesfield, qui a eu la plus grande part dans la préparation du bill, et qui est l'un des plus grands mathématiciens et astronomes de l'Angleterre, parla ensuite, avec une connaissance approfondie de la question et avec toute la clarté qu'une matière aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut donnée à l'unanimité, bien injustement, je l'avoue.

Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule. Quelles que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule le langage du bon sens et de la raison pure. C'est seulement à ses passions, à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu'il faut s'adresser.

Une collectivité d'individus n'a plus de faculté de compréhension, etc. »

Voilà qui n'est peut-être pas trop mal vu !


Le train allait de Rouen sur Paris.

Nous étions six dans le wagon. Cinq jeunes gens revenaient de faire leur volontariat et parlaient à cœur ouvert de ce métier de soldat auquel tout Français est astreint.

Et tous rapportaient dans leur famille une haine pour le régiment, une exaspération profonde, une joie ardente d'en avoir fini.

Et je pensais : sur dix de ceux qu'on appelle des volontaires, neuf au moins rentrent chez eux avec ce dégoût et cette colère. Et ceux-là sont des bourgeois, des riches, des puissants. Ne voilà-t-il pas un effroyable danger, la fin de l'esprit militaire, l'agonie du patriotisme ?

Ces garçons-là qui auraient marché bravement en cas de guerre ne voudront plus, pour rien au monde, entrer dans un régiment, coucher à la chambrée, vivre de la vie du troupier. Le volontariat tuera l'armée en France.

Pourquoi ? Parce que cette loi, qui semble juste, de l'égalité sous le drapeau est maladroite.

On prend des aristocrates — par aristocrates j'entends des intelligents et des délicats — on les jette dans ce troupeau des lignards, on les force à cette existence brutale de la caserne, aux promiscuités qui répugnent, à bien des choses qui révoltent leurs instincts et leur éducation.

Ils ont, ces jeunes hommes, l'honneur chatouilleux, ils sont habitués à des égards. Le sous-officier les maltraite, les injurie, leur jette des mots qui effleurent à peine un paysan, mais qui traversent leur épiderme léger et font bouillonner leur sang moins épais. L'officier lui-même, accoutumé à faire marcher des lourdauds à coups de juron, ne reconnaît pas, sous l'uniforme, le jeune homme d'une race plus fine.

On dit : « Cela leur apprend l'égalité. » Essayez donc de fouailler un cheval pur-sang comme un cheval de tombereau, sous prétexte de lui apprendre le fouet !

L'égalité n'existe nulle part. Si Pitou et quelque futur grand artiste passent une année côte à côte, l'artiste sera poursuivi toute sa vie par le cauchemar de cette année de bagne ; il frémira à ce souvenir, il inoculera, malgré lui, à ses fils, la terreur de la caserne.

Les raisonnements magnanimes n'y feront rien. C'est ainsi. La masse de l'armée doit être formée des humbles, des grossiers, des ignorants, de ceux nés pour être peu. Du moment qu'on ne peut pas faire de l'aristocratie du pays l'aristocratie de l'armée, du moment que les garçons nés pour être des officiers ne pourront être que des pioupious, tout mélange apportera le trouble, et dans l'armée, et dans le pays.

Tant pis pour l'égalité !

Voilà ce qu'on arrive à croire quand on entend causer des volontaires.

En séance
(Gil Blas, 27 février 1883)

La commission d'examen des livres à introduire dans les bibliothèques publiques, populaires, des lycées et des écoles primaires, se réunit dans une grande salle du Ministère de l'instruction publique.

Les membres entrent peu à peu. Les premiers venus sont les administrateurs des grandes bibliothèques de Paris, puis arrivent quatre directeurs du ministère, puis trois collégiens délégués par les lycées, puis le ministre.

M. Jules Ferry, à son entrée, est salué par des applaudissements sympathiques.

On prend place.

La présidence est donnée à un élève de sixième du Lycée Louis-le-Grand qui représente la jeunesse scolaire. Le ministre s'assied à sa droite, le directeur de l'enseignement supérieur à sa gauche. Chaque assistant a devant lui les volumes qu'il a été chargé d'examiner et dont il doit rendre compte à la commission qui décidera leur admission dans les bibliothèques ou leur rejet.

La séance est ouverte.

Le président prend la parole :

« Messieurs, vous pouvez fumer. Nous fumons dans les classes maintenant. Je vais d'ailleurs vous donner l'exemple. Monsieur le ministre, voulez-vous accepter un excellent cigare qui n'est pas de la régie ? »

M. Jules Ferry prend un cigare et l'allume ; on s'offre des cigarettes et du feu entre voisins. Trois vieux bibliothécaires se mettent à tousser. Le président les regarde en souriant. Il continue :

« Messieurs, nous marchons dans la voie du progrès ; ne nous arrêtons pas en si beau chemin. Jusqu'ici, vos prédécesseurs se sont efforcés de placer uniquement dans les bibliothèques les livres les plus ennuyeux qu'ils ont pu trouver, écrits par d'antiques savants étrangers aux idées nouvelles. Nous allons, si vous le voulez bien, modifier ce système. La science change ses principes tous les quinze ans ; n'introduisons pas dans les esprits des méthodes variables, une instruction aussi peu stable. M. de Buffon fait rire aujourd'hui ; dans cinquante ans, MM. Pasteur, Paul Bert, Berthelot et autres seront devenus ridicules par la vieillerie de leurs doctrines. Or, messieurs, remarquez, s'il vous plaît, que Aristophane, Rabelais, Boccace, Voltaire ne sont pas encore démodés.

« Nous allons donc, s'il vous plaît, admettre en principe qu'on ne recevra désormais dans les bibliothèques que les pures productions de l'esprit, les romans.

« Un excellent exemple analogue vient de nous être donné. Un théâtre d'un nouveau genre ayant ouvert ses portes, des billets de faveur permanents ont été offerts aux élèves des lycées, qui préfèrent, je ne crains pas de le dire, le séduisant ballet d'Excelsior aux ennuyeuses et enfantines expériences de physique de nos professeurs. Une jambe de femme, messieurs, vaut bien la formule x2 + px + q = 0.

« Nous allons donc commencer nos travaux dans cette voie. La parole est à M. le Directeur de l'Enseignement supérieur sur les livres qu'il a bien voulu prendre la peine d'examiner. »

M. le Directeur de l'Enseignement supérieur prend la parole :

« Messieurs, à tout seigneur tout honneur. Il est indiscutable que le livre le plus important publié cet hiver est L'Évangéliste de M. Alphonse Daudet. J'ai donc apporté à l'étude de ce roman tout le soin dont je suis capable et je viens vous proposer son admission dans les bibliothèques de tout ordre.

« Ce qui m'a le plus frappé dans cet ouvrage, c'est l'art merveilleux de conteur que déploie M. Daudet, l'habileté de l'agencement, et le charme extrême et si personnel de cet écrivain.

« Je ne crains pas de placer L'Évangéliste en tête de son œuvre, à côté du Nabab et de Fromont, livres que je mets au premier rang dans mon opinion, sans vouloir pour cela médire des autres. Les préférences sont bien permises. »

M. LE MINISTRE : Je me suis laissé dire qu'il était question de religion dans L'Évangéliste. Le titre seul semblerait l'indiquer. M. le directeur s'est-il assuré si les idées exprimées par l'auteur ne sont en rien contraires à l'article 7 ?

M. LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT : M. le ministre peut se rassurer ; ce livre contient des critiques contre la religion protestante, critiques qui peuvent s'appliquer également à la religion catholique.

M. LE MINISTRE : Très bien.

M. LE RAPPORTEUR : Dès que le nouveau roman de M. Zola, Au Bonheur des Dames, dont le succès est si éclatant dans Gil Blas, aura paru, je m'empresserai de l'examiner et de vous dire mon opinion. Je viens, en attendant, vous proposer d'admettre un volume de nouvelles du même auteur, Le Capitaine Burle publié à l'automne, et contenant une suite de récits excellents, gais ou dramatiques, que je pourrais comparer à des échantillons du talent si varié du grand romancier.

LE PRÉSIDENT : Accepté. J'ai aussi une idée au sujet de M. Zola. Je voudrais que Nana fût donné en prix dans les lycées, et L'Assommoir dans les écoles populaires.

LE MINISTRE : Je n'y vois pas d'inconvénient. Mais ce publiciste a donné le jour aussi, paraît-il, à un roman intitulé : La Faute de l'abbé Mouret. Je ne l'ai pas lu, mais le titre me fait désirer que cet ouvrage soit compris parmi les livres en usage dans les études.

La commission vote à l'unanimité « oui » sur cette proposition.

LE PRÉSIDENT déboutonne sa tunique, puis sonne. Un huissier paraît et reçoit cet ordre : « Allez chercher vingt-cinq bocks au café, en face ; il fait une chaleur de Hammam dans cette cambuse. Je ne dis pas Enfer pour ne pas blesser M. le ministre. »

M. Jules Ferry s'incline avec courtoisie.

LE PRÉSIDENT : La parole est à M. le Directeur de l'Enseignement secondaire.

M. LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE : Messieurs, j'ai lu d'abord avec un certain étonnement un petit volume de M. Alexis (Paul) intitulé Le Collage. Les mœurs racontées dans ce volume me sont étrangères, je n'ose pas me prononcer…

LE PRÉSIDENT : Donnez-moi ça, je le lirai.

M. LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE : J'ai examiné ensuite divers ouvrages de M. Maizeroy, et, en particulier le dernier paru : Celles qu'on aime. Ces livres, écrits avec une grande souplesse de phrases, contiennent un certain nombre de mots que je ne connais pas et sur lesquels j'aurais besoin de me renseigner préalablement. Je crains, en outre, qu'ils n'aient un effet désastreux sur les imaginations de nos jeunes gens qui ne rêvent plus que petites femmes blondes et alcôves parfumées. Je propose cependant leur admission comme essai, et avec réserve. On pourra expérimenter sur un seul lycée pendant six mois…

L'huissier rentre avec les bocks, et les distribue. Le président en réclame cinq pour lui, et en boit deux coup sur coup. Puis il prononce : « Continuez, monsieur l'orateur. »

LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE : Voici un excellent volume de M. le baron de Vaux : Les Tireurs de pistolet. C'est une série de portraits remarquables des hommes de notre époque à qui le maniement des armes à feu est familier.

Je propose son admission.

LE MINISTRE : Impossible, l'auteur est baron, pas de titres.

LE RAPPORTEUR : Voici encore une très intéressante histoire des campagnes d'Hannibal par un de nos bibliothécaires, M. Léon Cahun.

LE PRÉSIDENT (à son sixième bock) : Jamais, Hannibal, Rome et Carthage, je sors d'en prendre. Rejeté, rejeté, rejeté.

LE RAPPORTEUR : Voici La Morale, par M. Yves Guyot…

LE PRÉSIDENT : Pas de morale…

LE MINISTRE : Mais c'est de la morale laïque, M. le président…

LE PRÉSIDENT : Pas de morale, zut. Continuez.

LE RAPPORTEUR prend un nouveau livre, rougit, pâlit, cache sa figure entre ses mains et prononce d'une voix tremblante :

« Messieurs, voici un livre infâme dont je n'ose même pas prononcer le titre. Il s'appelle… il s'appelle…

LE PRÉSIDENT : Accouche donc.

LE RAPPORTEUR : Il s'appelle Charlot s'amuse !

LE PRÉSIDENT (à son neuvième bock) : Très chic.

Un long silence. Les membres de la commission baissent les yeux et croisent leurs mains sur la table avec embarras.

LE RAPPORTEUR reprend : Les périphrases et les métaphores me manquent pour représenter le sujet de ce livre inqualifiable, de ce livre…

LE PRÉSIDENT : Dites Manuel.

LE RAPPORTEUR : De ce Manuel du solitaire.

LE PRÉSIDENT : Très chic.

LE MINISTRE : Inutile d'insister, nous comprenons. Un pareil ouvrage offrirait des dangers dans les classes.

LE PRÉSIDENT : Pas du tout. C'est très chic. Et puis je ferai remarquer à M. le ministre que le héros de ce roman, toujours intéressant bien que monotone, débute dans une école de Frères ignorantins.

LE MINISTRE, radieux : Oh ! Alors, c'est différent.

LE RAPPORTEUR : Messieurs, quand un écrivain a l'impudence de toucher à de pareilles choses…

LE PRÉSIDENT : Très chic. Je propose de le nommer inspecteur général de l'Université. Il en examinera, des Chariots. Très chic.

LE MINISTRE : Messieurs, il serait peut-être bon de lever la séance. Le sujet devient brûlant.

LE PRÉSIDENT, tout à fait gris : Non, non.


Les membres de la commission se lèvent et s'agitent. Ils parlent l'un après l'autre.


LE PRÉSIDENT : Tas de Charlots… Moi je vais finir ma soirée aux Folies-Bergères. Le proviseur a reçu ce matin pour nous deux cents entrées permanentes. Il m'en a donné six. Venez-vous avec moi, monsieur le ministre ?


Le ministre s'incline sans répondre et regagne ses appartements.

Vieux pots
(Gil Blas, 6 mars 1883)

Le baron Davillier, qui vient de mourir, a été, pour ainsi dire, le Christophe Colomb des faïences hispano-mauresques ; non qu'il en ait découvert l'existence, mais il en a, je crois, découvert et révélé la beauté.

Après avoir fouillé l'Espagne et trouvé de précieux échantillons de cette fabrication jusque-là peu appréciée, il communiqua son enthousiasme au monde extasié des amateurs artistes.

On appelle amateurs artistes des gens au sens délicat, qui se pâment devant des morceaux de terre cuite souvent fort laids, uniquement parce que leur laideur est rare, des gens qui savent apprécier d'un coup d'œil la valeur extrême et conventionnelle d'un pot cassé et qui préféreront une antiquaille grotesque aux plus beaux objets modernes. Car l'antiquité sévit d'une façon odieuse et révoltante. Tout bourgeois ayant gagné dix mille francs de rentes dans l'industrie encombre sa salle à manger de ces affreuses assiettes normandes, peinturlurées ignoblement qu'on vend maintenant au prix de la vaisselle plate, et il montre avec orgueil aux invités des vases ébréchés et ridicules achetés fort cher et valant, en vérité, fort peu.

On confond aujourd'hui complètement la rareté et la beauté, et il suffit qu'un bibelot soit difficile à trouver pour qu'il atteigne des prix de courtisane. Les gens qualifiés « connaisseurs » sont assurément ceux à qui les qualités de beauté des choses échappent le plus ; ils ne s'attachent qu'à l'introuvabilité, et leur savoir consiste à déterminer immédiatement la provenance et l'époque.

Ils s'indignent et vous traitent d'imbécile quand on proclame tranquillement hideux des objets qui valent cent mille francs. D'autres connaisseurs, des artistes ceux-là, et le baron Davillier était du nombre, s'attachent à découvrir la beauté secrète, la beauté particulière, incompréhensible pour les lourdauds, des menus objets exquis égarés dans la foule banale des bibelots qualifiés de curiosités.

Ces vases hispano-mauresques dont la splendeur l'avait ravi pourraient être exposés devant le public qui passe par les rues sans que personne tournât la tête ; car il faut un flair de race pour saisir le charme de ces poteries qu'on dirait vernies avec du soleil.

Les faïences et les porcelaines ont une histoire comme les peuples. Elles ont même un Dieu que chanta Louis Bouilhet.

« Il est en Chine un petit Dieu bizarre,

Dieu sans pagode et qu'on appelle Pu.

J'ai pris son nom dans un livre assez rare,

Qui le dit frais, souriant et trapu.

Il a son peuple au long des poteries,

Et règne en paix sur ces magots poupins,

Qui vont cueillant des pivoines fleuries

Aux buissons bleus des paysages peints. […]

[…] Petit Dieu Pu, Dieu de la porcelaine

J'ai sur ma table, afin d'être joyeux

Lorsque décembre a neigé dans la plaine,

Un pot de Chine aux dessins merveilleux. […]

[…] Foule à tes pieds et s'il te plaît écrase

Mes plats d'argile et mes grès rabougris,

Mais de tout choc garde aux flancs de mon vase

La glu d'émail où le soleil s'est pris. »

La Chine est la patrie de la porcelaine. Sait-on à quelle époque elle en commença la fabrication ? Les vases brillants de ce pays étrange qui semble avoir tout connu en des temps où notre pensée même ne remonte pas, pénétrèrent seulement en Europe dans le premier tiers du seizième siècle.

Il ne faut pas oublier d'abord que, pendant les époques qui suivirent les invasions, le secret de la fabrication des faïences fut perdu.

C'est en Espagne que recommença cette industrie rapportée par les Maures. Les Arabes en firent autant en Sicile, et créèrent d'admirables vases d'un goût oriental dont l'émail, entièrement bleu, est couvert d'ornements vermiculés, à reflets d'or et de cuivre, d'un éclat surprenant. La pâte en est presque toujours plus blanche et plus serrée que celle des faïences hispano-mauresques.

Puis l'expédition des Pisans contre Majorque fit connaître à l'Italie la céramique mauresque ; et cette nation excella bientôt dans cette artistique industrie.

La France fut l'élève de l'Italie, et nous voyons les fabriques s'établir du Midi vers le Nord : Moustiers, Marseille, Avignon, Nevers et Rouen — Rouen qui porta l'art céramique français à sa pureté la plus extrême. La pâte rouennaise n'est point la plus fine qu'on puisse voir ; le grain en est un peu gros, et la transparence reste parfois insuffisante. Mais les belles faïences de ce pays demeurent sans égales au monde par l'émail, le coloris éclatant, et surtout par l'ornementation d'un goût absolument parfait et d'un effet merveilleux.

Il ne faut pas confondre les plats de vieux Rouen, des trois époques distinctes mais également belles où excella cette manufacture, avec les effroyables faïences de toute laideur que les Parisiens achètent chaque année à prix d'or dans la campagne et dans les villes normandes.

C'est à Henri IV que revient l'honneur d'avoir organisé les premiers établissements faïenciers, à Paris, à Nevers, et en Saintonge, la patrie de Bernard Palissy.

Sèvres mit la France au premier rang pour la production des porcelaines.

Quoi de plus délicieux, en effet, qu'un bibelot de Sèvres, du vieux sèvres, bien entendu, de cette inimitable pâte tendre dont le secret est oublié ? Quoi de plus charmant et de plus délicat que ce bleu pâle qui ne change pas aux lampes, ce bleu de mer, encadrant les fins paysages pleins d'oiseaux éclatants comme des fleurs, perchés sur des arbres coquets qui abritent des bergers courtisant des bergères. Art exquis, maniéré, faux et délicieux, fait pour tromper et séduire, art efféminé de l'époque adorable où peignaient Watteau et Boucher.

Sèvres naquit dans les jupons d'une femme qui s'appelait la Pompadour.

Louis XV avait acheté cette fabrique et il la faisait exploiter sans se préoccuper curieusement des résultats quand sa maîtresse, séduite par des échantillons qu'elle en vit, décida le roi à y faire de grandes dépenses.

Elle prit dès lors l'établissement sous sa protection, le surveilla, le soutint, s'en occupa sans cesse ; et sous son inspiration de jolie femme, reine des élégances, la manufacture devint le merveilleux atelier d'où sortit cette porcelaine d'Amour qui semble faite pour les boudoirs.

Puisse M. Grévy prendre une maîtresse qui décide une nouvelle renaissance de cet établissement national. Les vases de Sèvres d'aujourd'hui, d'un bleu violet abominable, sont bons tout au plus à offrir au roi Malikoko, à la reine de Madagascar, au shah de Perse, aux princes nègres que veut séduire M. de Brazza.

On les emploie, du reste, principalement en gratifications offertes aux fonctionnaires et employés du gouvernement, qui font un nez, comme on dit, quand on leur apporte un objet coté cinq cents francs, et qui ne ferait pas mal dans les boutiques à tourniquets des foires.


Sèvres eut une rivale redoutable, une rivale souvent heureuse, dans la célèbre manufacture de Meissen en Saxe, mère des incomparables bonbonnières, carrées ou rondes, qui portent sur leur couvercle ces paysages aux tons violets si invraisemblablement fins, ces merveilles de couleur unie, où des arbres déliés avoisinent de fluettes maisons dont le toit lance une imperceptible fumée grise sur un ciel couleur de lait.

Le haut et le bas
(Le Gaulois, 16 mars 1883)

Donc, nous voici condamnés à l'émeute à perpétuité. Hier, c'était l'émeute, et demain ce sera l'émeute, et après-demain encore ; car il n'y a aucune raison pour que cet état de choses finisse.

Pourquoi les ouvriers se révoltent-ils ? Parce qu'ils n'ont pas de travail ! Et pourquoi n'ont-ils pas de travail ? Parce que nous ne leur en donnons pas.

Et nous ne leur en donnons pas parce qu'un bourgeois doté d'une fortune moyenne mange un revenu de huit jours en employant pendant huit heures seulement un de ces aimables farceurs qu'on appelle un travailleur.

Voilà. Nous ne pouvons plus nourrir les ouvriers au prix que coûte leur pain ; et les ouvriers, pas contents de notre système d'économie, menacent de se payer eux-mêmes sur le bourgeois.

Ah ! Les ouvriers sont des gens difficiles à contenter ! Il est un moyen bien simple de s'assurer de cette vérité.

Quand un pauvre employé change de logement et a la prétention de faire clouer sur ses murs quelques petites baguettes de bois qu'il a payées lui-même 15 centimes le mètre, il fait venir le menuisier voisin. Il évite le tapissier par prudence et appelle un simple menuisier, un citoyen à tablier gris qui empoisonne d'abord l'appartement par toutes les odeurs variées et nauséabondes qu'il porte sur lui (vin, eau-de-vie, etc.)

L'homme se met à l'œuvre, coupe et cloue, pendant six heures, et, huit jours plus tard, apporte sa note, qui monte à quatre-vingts francs et débute ainsi :

Coupes et pose de cadre, moulures sapin :

7 mont. ch. 2,15 15,05

Trav. 1 cours de 10,86

Autres d. en 0013 17,23

26 coupes d'onglets ch. 0,20 5,20

4 coupes à faux ch. 0,40 1,60 — 4994 — 041 — 20,48 F

Lesdites moulures teintées, vaut 4314 — 030 — 12,94 F

______

33,42 F

Et cela dure ainsi pendant six pages. Le coup de scie vaut 0,24. L'entaille de développement ( ?), 0,25. Le coup dans le mur pour porter un cadre, 0,18.

Le malheureux employé perd la tête, essaye de comprendre, n'y peut parvenir, et sait seulement qu'il doit 80 francs pour six heures de travail.

Souvent il paye sans rien dire ; mais parfois il va trouver un architecte qui réduit cette note à 45 francs en constatant que tous les tarifs ont été forcés. Et il ajoute

« Si vous vous étiez entendus préalablement pour fixer un prix, cela vous aurait coûté vingt francs en tout. »

Donc les tarifs de Paris permettent de demander 45 francs pour un travail qui en vaut 20 à 25. Et, toujours, les fournisseurs, les patrons forcent les chiffres de ces tarifs.

Or, ne serait-il pas juste et sage de condamner comme coupable d'une tentative de vol tout maître ouvrier ayant employé cette ruse vis-à-vis du bourgeois qui ignore les prix ?

Car, dans ce cas, l'homme a essayé indubitablement de voler son client, les tarifs de la ville de Paris étant des tarifs officiels, imprimés, établis.

Si le simple menuisier agit ainsi, que fera l'ébéniste, et le tapissier ? Oh ! Le tapissier ! ! ! Le maçon, le simple maçon, gagne de 0,60 centimes à 0,80 centimes par heure. En prenant une moyenne de 0,70 centimes, il se fait des journées de 6,80 francs. Eh mais ! ! !.. Nos bons tailleurs gagnent soixante-cinq pour cent environ sur nos vêtements, sous prétexte que certains clients payent mal. Quant au chapelier, il achète en gros 5 à 6 francs le chapeau qu'il nous revend de 18 à 22 francs, les prix des fabricants étant les mêmes pour tous les chapeliers.

Et tous nos fournisseurs, tous les ouvriers, tous ceux qu'on appelle des travailleurs, agissent de même.

Le maçon, bientôt, établira ainsi ses notes : « Le 17 mars, posé 800 briques à 0,20, 16 francs. » Et nous présenterons à nos directeurs un mémoire ainsi rédigé :

Le 17 mars.

Article-tête : 17 500 lettres à 002 350

1200 points à 001 12

1800 virgules à 001 18

1500 points et virgules à 002 30

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Des êtres calmes et pacifiques, par exemple, ce sont les misérables employés de l'État, douaniers, petits commis des préfectures ou de l'enregistrement, gardes forestiers et autres, gens sobres, sages, économes, rangés, pour qui tout écart de conduite serait fatal, qui forment en somme le personnel le plus honnête, le plus laborieux, le plus méritant et le plus digne de la France, qui ont femme et enfants, et qui gagnent de six à douze cents francs par an.

Mais c'est vous qui devriez vous révolter, braves gens ! Et, puisqu'on n'écoute pas vos plaintes timides, vous devriez prendre vos chefs par le cou et les étrangler un peu, pour qu'ils s'occupent enfin de vous.

Debout, employés des ministères et des préfectures, saisissez vos plumes et vos couteaux à papier, et cernez dans leurs cabinets les préfets et les ministres. Cela vous serait si facile, à vous, de murer un ministre pendant quatre ou cinq jours. Mais vous êtes des bourgeois tranquilles et pacifiques, et vous crèverez de faim en silence, pendant que les citoyens braillards, qui gagnent en deux mois autant que vous en un an, pillent les boutiques des boulangers.

Comme ce serait gai pourtant d'apprendre un soir que tous les ministères ont fait prisonniers les ministres, et qu'ils ne les rendront à la France qu'après une augmentation générale des appointements.

Quant aux émeutiers de dimanche prochain, on devrait prendre vis-à-vis d'eux une mesure équitable et simple.

Il faudrait les cerner et les fouiller tout bêtement. Tout homme demandant du pain avec plus de cent sous dans la poche serait nourri par l'État, à l'ombre d'une prison, pendant six mois ; et les cent sous seraient distribués aux soldats pour les dédommager des corvées que leur imposent ces mauvais plaisants.

Que veulent-ils, ces tapageurs ? Ils veulent être ministres à leur tour, tout simplement. Il n'y aurait, d'ailleurs, aucun mal à cette révolution. Les nouveaux venus ne seraient pas doux par exemple, ni libéraux, ni conciliants, ni tolérants ; mais les émeutes deviendraient plus rares, les citoyens d'en bas étant toujours plus disposés à cogner que les citoyens du milieu.

On ne s'apercevrait du changement que dans les salons officiels. — Et encore !.. Car les salons officiels d'aujourd'hui laissent un peu à désirer ; non pas que les femmes n'y soient charmantes, mais elles sont toutes, ou presque toutes du Midi, du Midi où l'on a l'assent ; pécairé ! Et, si cela rend la causerie charmante pour des Provençaux, il n'en est pas de même pour les gens du Nord, qui ont l'air maintenant de barbares étrangers à la patrie.

Les ambassadeurs voisins eux-mêmes s'étonnent, ne comprenant pas quelle modification profonde subit depuis quelques mois la langue de notre pays. Ils ont d'ailleurs signalé cette particularité à leurs gouvernements.

Lorsqu'on entre maintenant dans une soirée ministérielle, on reste surpris comme lorsqu'on arrive à Marseille pour la première fois.

Quelle étrange sensation, quand on pénètre dans Marseille ! On était habitué, jusque-là, à rencontrer, de temps en temps, un Marseillais dont la voix chantante amusait comme une bonne farce. Quand on se trouvait, par le plus grand des hasards, entre deux Marseillais pur-sang, on riait aux larmes, comme lorsqu'on écoute un gai dialogue du Palais-Royal.

Et voilà qu'on tombe dans un pays où tout le monde parle marseillais. On reste d'abord interdit, inquiet, persuadé qu'on est l'objet d'une scie générale, prêt à se fâcher quand un cocher vous dit : « Té, mon bon. » Puis, pécairé ! On en prend son parti ; et on se met à parler comme tout le monde, trou de l'air ! pour ne pas se faire remarquer, zé vous crois ! IL en est de même aujourd'hui dans les soirées officielles ; et, quand on vous offre une glace, vous vous écriez naturellement : « Une glace ? Dé quoi ? De l'oranze, mon bon ! Ze ne prends zamais que de la fraize. »

On passe auprès de deux dames pavoisées comme Paris au 14 Juillet. On écoute :

— Et té, comment la trouvez-vous, cette robe, ma cére ?

— Ze la trouve souperbe.

— Mon mari me disait touzours : « Ma bonne, je ne te trouve pas à ton rang. Fais-toi une robe de femme de ministre. »

— Et cette coiffure té, qu'en dité-vous ?

— Ze la trouve étonnante, ma cère !

— Si ze vous disais qu'il a fallu plus d'une heure pour l'établir ! Zé souis sûre que z'ai bien un cent d'épingles dedans.

Mais on reconnaît une de ces dames, on s'incline jusqu'à terre en zézayant par politesse :

— Eh ! té ! bonzour, madame ; vous allez bien, au moins ?


Et le soir, la femme de chambre entend sa maîtresse dire tout bas à son mari

— Mon céri, ze te prie de mettre dehors ce grand escogriffe d'huissier qui me dévizaze quand je passe, comme s'il ne me connaissait pas encore. Cela me zène tant toutes les fois que je baisse les yeux, mon bon !

Et pourtant elles sont charmantes, aimables, spirituelles et bonnes, ces femmes ; mais tout cela en marseillais. Marseille est, il est vrai, une des plus belles villes du monde ; et il ne peut être qu'honorable d'avoir pour mère cette opulente et claire cité. Cependant… pour les ambassadeurs étrangers… il serait peut-être bon qu'on eût un peu moins d'assent dans le monde officiel.

Alors pourquoi n'attacherait-on pas à chaque ministère une femme du monde sans accent, élégante, distinguée, aimable, qui serait chargée des réceptions ?

Les ministres changeraient : elle resterait, comme restent les directeurs, et comme restent les chefs de bureau, et comme restent les huissiers. Elle aurait le titre de « maîtresse des cérémonies », et serait logée dans l'hôtel du ministre, prête à venir recevoir chaque visite.

Elle toucherait vingt mille francs par an, n'ayant droit qu'à l'éclairage et au chauffage, et payant ses toilettes.

Elle devrait être mariée, en ville.

Bibelots
(Le Gaulois, 22 mars 1883)

De toutes les passions, de toutes sans exception, la passion du bibelot est peut-être la plus terrible et la plus invincible. L'homme pris par le vieux meuble est un homme perdu. Le bibelot n'est pas seulement une passion, c'est une manie, une maladie incurable. Et il sévit, ce mal, sur toutes les classes de la société.

Tout le monde aujourd'hui collectionne ; tout le monde est ou se croit connaisseur ; car la mode s'en est mêlée. Les actrices ont presque toutes la rage de bibeloter ; tous les hôtels particuliers semblent des musées encombrés de saletés séculaires. Le Vieux gâte notre temps, car il suffît qu'une chose soit ancienne pour qu'on l'accroche aux murs avec prétention. Un homme du monde se croirait déshonoré s'il ne couchait dans un lit de chêne vermoulu, piqué des vers, incommode, rapiécé, dont tous les morceaux sont antiques, il est vrai, mais unis ensemble par le fabricant de Vieux, et peu faits pour ce rapprochement.

Les chaises, les fauteuils, les armoires, tout est vieux, et laid ; quoi qu'on prétende, tout cela est incommode et grotesque en notre temps de vie pratique et de lumière électrique. Un siège à la Dagobert ou un casque à la Don Quichotte, au-dessus d'un téléphone, me paraîtront toujours des choses risibles.

Les femmes surtout sont des collectionneuses inénarrablement ridicules, car tout leur manque pour ce métier : la science profonde, la possibilité de voyager à pied, de logis en logis, par les pays peu connus, l'acharnement dans la passion. Il ne suffit pas d'ailleurs d'être un connaisseur, il faut posséder la vocation, une sorte d'intuition, de pénétration particulière, et, par-dessus tout, le sens artiste, ce flair délicat donné à si peu d'hommes.

Les connaisseurs, aujourd'hui, sont nombreux. On court les boutiques, on fréquente la salle Drouot et on apprend en peu de temps à estimer, du premier coup d'œil, à sa valeur, un objet quelconque. On fait, en un mot, fort bien le métier de commissaire-priseur.

Quant à discerner, c'est autre chose. L'amateur d'antiquités aime tout : tout ce qui est vieux, tout ce qui est rare, tout ce qui est étrange, tout ce qui est laid. Il s'extasie devant les ébauches informes des ouvriers primitifs, il pousse des cris en face des hideuses poteries de nos ancêtres naïfs ; il sait, certes, il sait au juste à quelle époque fut fabriquée cette grossière statuette de faïence, et il en connaît le prix exact ; et il la préfère à quelque ravissante ébauche en terre d'un artiste moderne.

Tout autre doit être celui qui possède ce sens de l'art, ce flair de race des vrais trouveurs. Il ne s'inquiétera guère des raretés ; mais il s'efforcera, pour ainsi dire, d'écrémer le passé, de découvrir et de révéler les seules belles choses ignorées ou méconnues.

Le baron Davillier, qui vient de mourir, possédait cette faculté du discernement en art d'une façon singulière. Et ce fut là son rare mérite, qui assurera à son nom une vraie immortalité parmi les collectionneurs de l'avenir.

Mais je veux citer un autre exemple, pour bien montrer ce que doit être le véritable amateur d'art, quelles qualités particulières il lui faut, de quelle sorte de divination il doit être doué par la nature.

Voici trente ans environ, deux jeunes gens, deux frères, deux de ces garçons travaillés par des besoins d'art encore indécis, par cette démangeaison du Beau que portent en eux ceux qui seront plus tard de grands hommes, visitaient, avec passion, toutes les vieilles boutiques de Paris. Attirés par un invincible attrait vers ce XVIIIe siècle qui est et qui restera le grand siècle de la France, le siècle de l'art par excellence, de la grâce et de la beauté, ils cherchaient dans les cartons des marchands d'estampes tout ce qui venait de cette époque charmante alors méprisée. Ils trouvaient des dessins de Watteau, de Boucher, de Fragonard, de Chardin. Quand l'un mettait la main sur une de ces merveilles méconnues, d'un geste il prévenait l'autre, et, pâle tous deux, ils contemplaient la trouvaille et l'emportaient, le cœur battant.

Leurs amis riaient. On ne comprenait point encore l'inestimable valeur des artistes de cette époque ; mais ils ne s'inquiétaient guère des moqueries, car ils sentaient qu'ils achetaient du Beau et ils en achetaient sans repos et sans marchander.

Et il arrivait que parfois, leur fortune étant modeste, ils se trouvaient couverts de dettes. Alors, ne pouvant résister au désir de la trouvaille, ils disparaissaient, ils allaient s'enfermer dans quelque auberge de campagne, seuls tous deux, amassant de l'argent sou par sou, et du savoir heure par heure, car ils étudiaient sans relâche leur XVIIIe siècle bien-aimé, ils y pénétraient davantage chaque jour, le fouillaient, le parcouraient jusque dans les petits détails de la toilette et des coutumes. Bientôt ils le possédèrent comme personne, car ils le possédaient dans son art ; et ils réunirent une des plus belles, collections qui soient de dessins des maîtres d'alors ; une collection où l'on retrouve toutes les manifestations du talent gracieux de cette époque.

Ces deux collectionneurs s'appelaient Edmond et Jules de Goncourt.

Veut-on savoir comment ils l'avaient compris et pénétré, ce siècle qu'ils adoraient, alors qu'on le raillait à l'Académie et qu'on le méconnaissait dans le monde ? Qu'on lise cet admirable livre, l'Art au XVIIIe siècle, que vient de publier l'éditeur Charpentier, et on trouvera de ces choses :

« Les poètes manquent au siècle dernier. Je ne dis pas : les rimeurs, les versificateurs, les aligneurs de mots ; je dis : les poètes. La poésie à prendre l'expression dans la vérité et la hauteur de son sens, la poésie qui est la création par l'image, une élévation ou un enchantement d'imagination, l'apport d'un idéal de rêverie ou de sourire à la pensée humaine, la poésie qui emporte et balance au-dessus de terre l'âme d'un temps et l'esprit d'un peuple, la France du XVIIIe siècle ne l'a pas connue ; et ses deux seuls poètes ont été deux peintres, Watteau et Fragonard. »

Écoutons-les maintenant nous expliquer Watteau :

« Le grand poète du XVIIIe siècle est Watteau. Une création, toute une création de poème et de rêve, sortie de sa tête, emplit son œuvre de l'élégance d'une vie surnaturelle. De la fantaisie de sa cervelle, de son caprice d'art, de son génie tout neuf, une féerie, mille féeries se sont envolées. Le peintre a tiré des visions enchantées de son imagination un monde idéal et au-dessus de son temps ; il a bâti un de ces royaumes shakespeariens, une de ces patries amoureuses et lumineuses, un de ces paradis galants que les Polyphiles bâtissent sur le nuage du songe, pour la joie délicate des vivants poétiques.

« Watteau a renouvelé la grâce… La grâce de Watteau est la grâce. Elle est le rien qui habille la femme d'un agrément, d'une coquetterie, d'un beau au-delà du beau physique.

« Elle est cette chose subtile qui semble le sourire de la ligne, l'âme de la forme, la physionomie spirituelle de la matière. »

Quand des êtres sont doués pour comprendre de cette façon un temps et des artistes méconnus autour d'eux, pour deviner ainsi à travers les admirations convenues, établies, de leurs contemporains, ils peuvent chercher dans les vieux magasins et même sur les étalages des places publiques : ils trouveront toujours car ils possèdent le génie qu'il faut.

Lorsque les premiers objets du Japon sont parvenus à Paris, les deux frères ont encore compris d'un coup d'œil la valeur d'art de ces choses. Dès 1852, Edmond de Goncourt achetait à la Porte de Chine un de ces merveilleux albums japonais qui valent aujourd'hui des sommes fabuleuses, et qu'on ne trouve plus d'ailleurs.

Il le paya 80 francs.

Ils ont su acquérir, alors que personne n'y songeait, ces ivoires surprenants qu'on ne possède aujourd'hui pour aucun prix.

J'en citerai trois ou quatre. L'un représente un guerrier qui court sur l'eau. C'est d'un travail incomparable. Un autre nous fait voir la Mort qui regarde un serpent enroulé sous une feuille. La Mort est penchée et, dans son mouvement, on sent une curiosité bienveillante, un intérêt tendre pour la bête empoisonneuse. Voici un singe qui mord un coquillage ; la tête de l'animal est d'un irrésistible comique. Voici encore un rat d'un prodigieux naturel. Or, il paraît que, là-bas, les artisans font, de père en fils, le même objet. Lorsque six générations ont fabriqué des souris, il n'est pas étonnant que les derniers venus les exécutent en perfection.

Combien d'hommes auraient pu, comme les Goncourt, acheter ces merveilles aux jours de leur nouveauté ! S'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils ne possédaient point ce flair qui devine, ce vrai flair du collectionneur. Les autres s'y connaissent en choses admirées, mais non pas en choses inconnues.

Quant aux millionnaires qui achètent aujourd'hui toutes les horreurs que nous ont laissées les siècles passés, ils font partie de cette race que Gantier appelait des bourgeois.

Je parierais qu'il existe, dans Paris seulement, dix fois plus de lits seigneuriaux du style Henri II qu'il n'en existait dans toute la France sous ce prince. Et n'oublions pas, en outre, qu'une bonne moitié de cette literie de barbares a été détruite à mesure que s'affinait l'art du sommier.

On nous casse encore le dos et le reste avec les sièges des temps anciens, alors que nous pourrions nous étendre en ces délicieux fauteuils modernes dont les bois sont invisibles. Le bois n'est-il pas la carcasse du meuble dont le crin est la chair et dont l'étoffe est la peau ? Le squelette n'est homme que vêtu de chair. Le meuble n'est fauteuil qu'une fois rembourré. Nous ne montrons pas nos os par les rues.

Quant aux collections qu'on nous traîne admirer de temps en temps, ce ne sont en général, que des amas d'objets coûtant fort cher.

Ce sont encore les Goncourt qui ont écrit : « Il y a des collections d'objets d'art qui ne montrent ni une passion, ni un goût, ni une intelligence, rien que la victoire brutale de la richesse. »

Les femmes de lettres
(Le Gaulois, 24 avril 1883)

On a, dans le monde, dans le monde des lettres surtout, de certains sourires quand on parle des femmes de lettres. Ce sont des bas-bleus, dit-on. Soit. Mais les bas-bleus sont intéressants.

Beaucoup d'hommes, des philosophes éminents, condamnent en bloc toutes ces femmes en vertu du principe général que voici : « La femme n'est pas faite pour les travaux intellectuels. »

Ils en donnent la preuve, d'ailleurs, une preuve accablante. C'est que, depuis l'origine du monde, aucune femme n'a produit un chef-d'œuvre, si court qu'il soit. Elle n'a pas, malgré des qualités accessoires remarquables, les qualités essentielles de l'esprit qui permettent d'imaginer, de raisonner, d'observer, de pondérer, de mélanger, d'établir les proportions dans les rapports absolus qui font d'une œuvre un chef-d'œuvre.

Les femmes ont répondu :

— Cela tient à un défaut d'éducation. Les femmes ne sont pas élevées comme il faut pour leur permettre de produire des œuvres d'art.

Mais les philosophes ont riposté :

— Vous étudiez plus que nous la peinture et la musique ; vous approfondissez la partie technique de ces deux arts autant qu'aucun homme. Or, citez-moi une seule de vous qui ait jamais été un grand peintre ou un grand musicien.

Un illustre penseur anglais explique ainsi cette infériorité :

— En comparant les facultés intellectuelles des deux sexes, on ne distingue pas assez la réceptivité de la faculté créatrice. Ces deux choses sont presque incommensurables ; la réceptivité peut exister — cela se présente souvent — et être très développée là où il n'y a que peu ou même point de faculté créatrice.

« Mais la plus grave des erreurs que l'on commet généralement en faisant ces comparaisons, c'est peut-être de négliger la limite du pouvoir mental normal. Chaque sexe est capable, sous l'influence de stimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairement réservées à l'autre ; mais nous ne devons pas considérer les déviations amenées par ces causes comme fournissant des points de comparaison convenables. Ainsi, pour prendre un cas extrême, une excitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles des hommes : on connaît plusieurs cas de gynécomastie, et on a vu, pendant des famines, de petits enfants privés de leurs mères être sauvés de cette façon. Nous ne mettrons pourtant cette faculté d'avoir du lait, qui doit, quand elle apparaît, s'exercer aux dépens de la force masculine, au nombre des attributs du mâle. De même, sous l'influence d'une discipline spéciale, l'intelligence féminine donnera des produits supérieurs à ceux que peut donner l'intelligence de la plupart des hommes. Mais nous ne devons pas compter cette capacité de production comme réellement féminine si elle est aux dépens des fonctions naturelles. La seule vigueur mentale normale féminine est celle qui peut coexister avec la production et l'allaitement du nombre voulu d'enfants bien portants. Une force d'intelligence qui amènerait la disparition d'une société si elle était générale parmi les femmes de cette société, doit être négligée dans l'estimation de la nature féminine, en tant que facteur social. »

Donc, les vraies femmes de lettres sont des phénomènes — pardon, mesdames. Mais, par cela même qu'elles sont des phénomènes, elles doivent nous sembler plus précieuses, dans le bon sens du mot, plus intéressantes, plus curieuses à étudier, à connaître. Leur rareté fait leur prix. Et ce serait un livre curieux, celui qui nous dirait l'histoire de l'intelligence féminine, de l'intelligence créatrice des femmes, depuis Sapho jusqu'à Mlle Marie Colombier.

Ce qu'on pourrait, en général, reprocher à tous ces écrivains en robe, c'est l'absence de cette chose subtile, indéfinissable, qu'on appelle l'art. Force mystérieuse que produisent certains esprits d'élite, souffle inconnu qui glisse dans les mots, harmonie insaisissable, âme de la phrase, que sais-je ? On ne peut dire où réside, d'où vient, comment s'exhale ce parfum délicat des livres. Mais on sait qu'il est, on le sent, on le subit, on s'en grise. La femme, en général, quel que soit son génie, ne connaît point, ne produit point, et ne comprend guère cette chose vague et toute-puissante.

Le Beau littéraire n'est point ce qu'elle cherche. La première des femmes-écrivains, George Sand, ne semble jamais avoir été effleurée par ce mal étrange, par cette torture des artistes que travaille l'amour, l'appétit, la rage du style. Et style n'est pas le mot qu'il faudrait employer. La langue ne fournit pas de terme pour exprimer cette idée de l'harmonie littéraire, de cette concordance des mots avec les choses, qui est l'art.

La femme s'efforce souvent d'exprimer ses rêveries ; sans avoir jamais été atteinte par la fièvre de l'adjectif, par la grande passion du verbe. Elle écrit naïvement, souvent très bien, sans recherche, avec aisance. On peut classer en deux camps les femmes-auteurs :

1 °Celles qui ont un tempérament d'écrivain ;

2 °Celles qui ont de la grâce et de l'esprit.

Je veux citer quelques-unes de celles dont on parle le plus.

La plus connue est assurément Mme Juliette Lamber. Hantée par l'amour de la Grèce, elle conçoit un livre comme un sculpteur rêve une statue. Elle croit aux dieux, aux choses antiques, aux formes pures, aux grands sentiments, et elle produit des œuvres en qui revit quelque chose de l'autrefois païen. Belle d'une beauté puissante et saine, sans coquetterie apprise, sans maniérisme aucun, elle est bien la femme de son âme et de ses croyances.

Mais un nouveau roman de cet écrivain est sur le point de paraître, Païenne. C'est alors qu'il conviendra de parler longuement du livre et de l'auteur.

Voici une autre femme de lettres qui ne ressemble guère à Mme Juliette Lamber.

Celle-là, c'est une Parisienne moderne, et une raffinée, et une coquette, en littérature, naturellement. Elle signait jadis des chroniques charmantes du nom de Thilda, au journal La France, et d'autres, non moins charmantes, du nom de Jeanne, au Gil Blas. Aujourd'hui, elle est devenue Jeanne-Thilda, et publie un livre excellent, ayant pour titre : Pour se damner.

C'est un recueil de fines nouvelles, joyeuses, bien nées, un peu poivrées parfois, mais jamais trop. Cela est alerte, bien français, bien spirituel et bien galant. On sent Paris dans ce livre, on y sent le boulevard et le salon. Le style élégant garde une sorte de grâce féminine ; il sent bon comme un bouquet de corsage ; et vraiment quelque chose de subtilement amoureux semble courir dans les pages. Pour se damner est bien le titre qu'il fallait.

L'auteur, Jeanne-Thilda, est une grande femme à la chevelure ardente, à l'œil hardi, à la taille élégante ; elle aime le monde, on le sait ; elle aime les hommages, on le devine ; elle aime toutes les élégances et tous les raffinements de la vie, on le sent.

Je prédis un grand succès à votre livre.

J'ouvris un jour, par hasard, un roman intitulé L'Idiot. C'était une œuvre singulière, naïve et puissante. L'auteur, doué remarquablement, mais inhabile, révélait un vrai tempérament d'écrivain, instinctif, sans raisonnement ni science.

On sentait qu'il devait écrire d'abondance, laissant couler les phrases et les choses, simplement, sans apprêt, sans artifice. Et cette simple manière donnait parfois des effets singulièrement beaux. Cet homme voyait juste par nature ; il avait l'œil d'un observateur, et cependant il gâtait souvent des pages excellentes et justes par l'inexpérience de son imagination, par des inventions inutiles, par une abondance regrettable.

Son pseudonyme me surprit. Paria-Korigan ! Pourquoi cet étrange accouplement de mots baroques ? Une femme seule pouvait avoir combiné ce nom plus bizarre qu'heureux.

L'Idiot est une femme, en effet.

Et cette femme possède des qualités bien rares dans son sexe. Elle est douée, elle est née avec un cerveau de romancier remarquable. Elle fera, certes, des livres, de vrais livres qui contiendront de la vraie vie, et de vrais paysages, et des sensations vraies.

Si j'avais un conseil timide à lui donner, ce serait de se méfier de son imagination et de son enthousiasme ; car ses qualités maîtresses sont justement les qualités contraires : l'observation, la vision juste, l'intuition nette des choses. Elle a un tempérament d'homme auquel se mêle une exaltation de femme.

De toutes les femmes de lettres de France, Mme Henry Gréville est celle dont les livres atteignent le plus d'éditions. Celle-là est surtout un conteur, un conteur gracieux et attendri. On la lit avec un plaisir doux et continu ; et, quand on connait un de ses livres, on prendra toujours volontiers les autres.

Mmes Georges de Peyrebrune, Gyp, Mary Summer, de Grandfort, ont écrit aussi des œuvres pleines de qualités charmantes. Mme de Montifaud, cette victime de l'intolérance des mâles, chassée de partout, emprisonnée, honnie pour des livres qui n'auraient pas fait sourciller signés d'un homme, a donné, certes, des preuves de talent.

Mais avez-vous lu ce récit exquis, depuis longtemps célèbre d'ailleurs, qui s'appelle Le Péché de Madeleine ?

L'auteur ?… On nomme tout bas Mme Caro. Qui que vous soyez, madame, pourquoi ne faites-vous plus rien ?

M. Victor Cherbuliez
(Gil Blas, 1er mai 1883)

On ne parle guère du dernier livre de M. Victor Cherbuliez : La Ferme du Choquard. Cet ouvrage vaut bien pourtant, à certains égards, qu'on le lise et qu'on l'analyse.

M. Cherbuliez est entré à l'Académie à l'ancienneté. Il méritait cet honneur. Il a su créer une langue dans la langue. Il emploie, il est vrai, des mots français selon les formes grammaticales, et cependant son style semble d'autre part que de France. L'étonnement qu'on ressent d'abord en ouvrant cet auteur s'apaise bientôt, on comprend qu'il se sert d'un français d'outre-monts, du français de son pays, car il est Suisse. Il nous révèle le suisse, langue molle, douceâtre, sans odeur ni saveur. Les livres de cet écrivain pondéré pourront être plus tard d'une inestimable valeur pour les philologues.

A ce titre, La Ferme du Choquard peut être placée au premier rang, comme modèle de douce platitude littéraire.

C'est un roman du genre champêtre. Il faut, dans ces œuvres d'une apparente simplicité, une science profonde du style, un art infini des nuances, une habileté hors ligne pour émouvoir avec des personnages inférieurs, avec des faits d'une apparente banalité.

Les qualités de M. Cherbuliez sont tout autres. Un homme d'une extrême originalité peut seul, par le fait même de sa nature, donner de la couleur et de l'intérêt aux choses médiocres de la vie. Un homme d'un tempérament moyen, qui plaît plutôt par des effets, rendra insipides, en les faisant passer par son cerveau, les sujets déjà ternes par eux-mêmes. Prenons La Ferme du Choquard.

On devine, dès les premières lignes, le roman jusqu'au bout. La ferme du Choquard est une sorte de ferme modèle en Brie. Les propriétaires sont plus fiers que des grands d'Espagne. On voit d'abord la mère, vieille femme opiniâtre, le fils qui a voyagé et qui rêve de l'Océan, grand garçon noble, instruit, généreux, etc., puis une petite fille excellente, orpheline adoptée, bonne et dévouée, qui aime son maître naturellement. Un vieux médecin joue le rôle classique du bon docteur, confident général.

Non loin de la ferme existe, bien entendu, une auberge mal famée tenue par les Guépie, gens peu recommandables, paresseux, voleurs, sales, tout à fait vilains.

Ai-je besoin de dire qu'ils ont une fille merveilleusement belle, belle comme Vénus, mais perfide, rusée, habile, ange par la séduction, et démon par le cœur.

Est-il nécessaire encore de raconter qu'elle entreprend, grâce à des malices de pensionnaire, la conquête du beau fermier du Choquard, et qu'elle l'accomplit à son gré.

On devine les scènes entre la mère et le fils, le désespoir de l'orpheline adoptée, l'émoi dans le pays. Le manège a lieu.

Le roman ne serait pas complet sans un jeune marquis blasé, fatigué par la vie orageuse. Il est justement l'ami du fermier. Il sera le traître nécessaire, l'amant de la fermière.

Pour se faire libre elle tente d'empoisonner son mari que sauve l'orpheline dévouée. Et la belle fermière se noie, sans savoir même son crime découvert. Elle se noie on ne sait comment, poursuivie par un chien qui lui fait peur. Cette mort est la seule chose du roman qu'on ne puisse prévoir d'avance, la seule aussi qu'on ne puisse expliquer ensuite.

Le fermier épouse l'orpheline.

Résumée en quelques lignes, l'action semble peut-être moins insignifiante que développée en cinq cents pages.

Pourtant on a fait des livres charmants sur des sujets si ténus, si vagues ! D'où vient l'invincible somnolence qui vous prend en lisant ce gros roman ?

Elle vient de la pâleur du style, de l'uniforme banalité de la phrase, du français-suisse, enfin.

Qu'est-ce donc au juste que le suisse employé avec tant de supériorité par M. Cherbuliez ? Une langue correcte pourtant, mais d'autant plus correcte qu'elle est faite de toutes les locutions connues et adoptées, de toutes les idées reçues ayant cours, de toutes les périphrases en usage pour mal dire les choses.

Les éditeurs Marpon et Flammarion viennent de mettre en vente un très intéressant Dictionnaire de la Langue verte, par M. Alfred Delvau ; les éditeurs Hachette devraient répondre à cette audace par un dictionnaire des idées reçues et des phrases toutes faites, prises dans les ouvres complètes de M. Victor Cherbuliez, de l'Académie française.

A toute page, on en peut cueillir dans La Ferme du Choquard.

Je prends au hasard :

« Se mettre martel en tête.

Se résigner à son bonheur.

Donner un libre cours à sa colère. »

Choisissons des exemples plus complets :

« En arrivant dans la cour, elle entendit un concert d'aboiements furieux. Deux chiens étrangers étaient aux prises avec ceux de la ferme qui les recevaient de la belle manière. »

Il parle d'un pensionnat « dont la directrice était Mlle Bardèche, excellente et digne personne. »

Je continue :

« Il ne faut pas trop en vouloir à un petit serpent de fille si elle tire la langue à un vieux docteur qui ne consent pas à être sa dupe. »

Quelquefois pourtant l'image est hardie. M. Cherbuliez met en scène un pauvre valet d'écurie, un Suisse, un compatriote, et il le compare à un cheval.

« A peine écorchait-il quelques mots de français, dont il se servait bravement pour expliquer son affaire, comme Charmant se servait de sa queue trop courte pour s'émoucher. »

M. Cherbuliez n'est pas étranger à la science moderne. Il nous donne, en passant, l'explication des phénomènes cérébraux.

« Ses projets d'abord un peu vagues ne tardèrent pas à se préciser. La matière chimique en effervescence se précipita. »

Quelquefois il fait, involontairement, des vers qui portent bien la même marque. Ces deux alexandrins sont alignés en prose dans le texte :

« Il allait et venait à travers les guérets

Et sa jument semblait fière de le porter. »

Il émet aussi avec autorité des vérités indiscutables. Exemple :

« Il est fort désagréable de s'enfoncer une épine si profondément dans la main, qu'on craint, en l'extirpant, d'attaquer le périoste. Il ne l'est pas moins, quand on voyage en chemin de fer, et qu'on met imprudemment la tête à la portière, de recevoir dans l'œil un petit fragment de charbon. Il en résulte quelquefois une inflammation douloureuse. »

Aucun homme sensé ne pourra nier ni contester des observations de ce genre.

J'aime moins la phrase suivante qui laisse un doute dans l'esprit :

« Et il lui entra dans le cœur une telle abondance de joie qu'il craignait de n'y pouvoir suffire. »

Que pouvait-il craindre ? Qu'arrive-t-il quand on ne suffit pas à la joie qui entre en vous ? J'avoue, à mon tour, ne le pouvoir deviner.

Ce sont là des critiques qui sembleront peut-être mesquines. Mais le nombre en fait l'importance ; on pourrait, à la rigueur, les répéter presque à chaque ligne.

M. Victor Cherbuliez a fait, jadis, de meilleurs livres. Deux romans surtout ont attiré l'attention du public : Le Comte Kostia et L'Aventure de Ladislas Bolski.

Ce sont là de bons romans d'aventures, de ces romans faits pour charmer l'âme tendre des femmes. Ce ne sont point d'héroïques et invraisemblables épopées comme celles que racontait si brillamment Alexandre Dumas père, ni de ces livres d'observation qui remuent profondément le cœur, mais des récits doucement émouvants où tout est disposé pour plaire, même les crimes qu'on y commet. Les scènes violentes attendrissent tant elles sont présentées avec ménagement, le sang versé fait plaisir ; on fond en larmes aux dénouements.

On trouve cependant dans Le Comte Kostia une sensation bien particulière dont on ne s'explique point la cause tout d'abord.

Ce roman, honnête et chaste, étonne parfois ainsi qu'un livre défendu ; parfois on croit lire entre les lignes et on retrouve comme un souffle de ces émotions malsaines que vous jettent dans l'âme les écrivains géniaux et pervers.

C'est que l'auteur, sans y prendre garde, dans l’honnêteté de sa conscience, a dépeint l'amour naissant d'un homme pour une femme vêtue en homme et qu'il croit être un homme, De là un trouble étrange, une confusion pénible, puissante comme art, gênante aussi.

En suivant le développement de cette passion légitime on côtoie, semble-t-il, le lac gomorrhéen des passions honteuses. Je sais que toutes les intentions définitives sont honnêtes ; cela n'empêche que l'amitié particulière de cet homme pour un enfant, bien qu'elle ne puisse blesser la morale tant les moyens sont ménagés, peut du moins éveiller dans l'âme du lecteur des suppositions alarmantes.

J'ai d'ailleurs cette conviction, sans doute fausse, que les livres les plus dangereux pour les âmes et les plus immoraux en somme, sont les livres dits les plus moraux, les plus poétiques, les plus exaltants et les plus décevants, les livres où triomphe éternellement l'amour.


P.-S. J'ai voulu relire, pour l'acquit de ma conscience, le discours de réception de M. Cherbuliez à l'Académie française.

On y rencontre des audaces. Celle-ci mérite d'être citée : « Je me trompe, il (M. Dufaure) n'avait point de procédés ; il avait, ce qui vaut mille fois mieux, une méthode. Depuis l'astre naissant, qui semble chercher à tâtons son chemin dans l'espace, jusqu'à la plante soulevant la pierre de son tombeau pour apparaître au jour qu'elle semble fuir… »

N'est-on point ému en songeant aux dangers que courent les jeunes astres sans méthode exposés à de pareilles hauteurs ?

On lit chaque jour tant de récits d'enfants tombés par les fenêtres ! Les fenêtres, au moins, on les peut fermer avec des grilles… Mais l'espace ?…

Sèvres
(Gil Blas, 8 mai 1883)

J'ai dit dernièrement dans ce journal ce que je pensais des horribles vases fabriqués aujourd'hui par Sèvres et offerts cérémonieusement en cadeau à toutes les personnes à qui l'État veut faire une politesse.

Une coupe, d'une forme élégante et d'une décoration charmante, sortie récemment de cette manufacture et vue par hasard dans une collection, m'a donné le désir de visiter cet établissement national. De grands progrès y ont été réalisés. Nous sommes, d'ailleurs, en pleine épidémie d'expositions. Les Parisiens vont, comme un flot, du Salon de peinture des Champs-Élysées à l'Exposition japonaise de la rue de Sèze, et des galeries du quai Voltaire où l'on voit les portraits du siècle aux tapisseries de Cluny.

Mais il fait beau, les arbres verdissent ; le bois est charmant à traverser. Pourquoi, après avoir longé les lacs, n'irait-on point, par un clair après-midi, jusqu'à Sèvres, où l'on peut voir encore des choses aussi curieuses que belles, et bien ignorées.

Qui donc a visité Sèvres ? Qui donc connaît les dedans de ce grand bâtiment muet, endormi, semble-t-il, au bord de la Seine.

Entrons dans cette vaste maison.

L'histoire de Sèvres est bien simple. Je l'ai racontée ici-même. Une femme, une adorable femme, presque une reine, créa Sèvres, d'un baiser peut-être, dans un caprice de coquette.

Louis XV avait acheté cette manufacture et il ne s'en occupait guère quand Mme de Pompadour vit quelques produits sortis de ses ateliers et fut séduite. Elle aimait les arts, dessinait un peu, savait faire naître des modes charmantes. Elle fut, en France, la mère du Joli.

Elle prit Sèvres sous son patronage, s'en occupa, se passionna, y appela des artistes, mit dans les pâtes, dans les adorables pâtes tendres, quelque chose de sa beauté, de son sourire et de son charme. Regardez-les ces sèvres Louis XV, gracieux, maniérés et délicieux. C'est bien là de la porcelaine de jolie femme, porcelaine née d'un caprice, faite pour les doigts légers et parfumés.

Et voilà d'où vint sans doute ensuite la rapide décadence de Sèvres. On a voulu continuer la tradition d'élégance précieuse donnée par la Pompadour ; mais l'inspiratrice étant morte, les artistes en cherchant à retrouver la grâce qui venait de cette femme charmante et si personnelle sont tombés dans le mauvais goût.

Et puis des questions pratiques, la nécessité d'obtenir une pâte plus résistante que la pâte tendre et présentant cependant à peu près les mêmes qualités, ont fait remplacer les vrais artistes par les chimistes, pour qui la composition de la matière présentait infiniment plus d'importance que l'élégance de l'ornementation.

La pâte tendre est inimitable comme beauté, comme transparence ; et, cuite à de basses températures, elle peut recevoir les nuances les plus variées.

La pâte dure, cuite à 1800 degrés, n'acceptait jusqu'ici qu'un nombre limité de tons, les couleurs se vitrifiant à la chaleur excessive qu'exige cette porcelaine.

Aujourd'hui, la question semble résolue par l'habile administrateur de la manufacture, M. Lauth. Il a trouvé une pâte intermédiaire, unissant les qualités des deux autres, la solidité et la beauté.

Mais visitons par le commencement le grand établissement national.

On entre d'abord dans le musée. Il présente des échantillons de toutes les porcelaines ou faïences connues ; mais tous ces modèles ne sont pas aussi beaux qu'on le pourrait désirer.

Voici les principales pièces :

Tout au fond de la galerie, on aperçoit une grande faïence émaillée du Xe siècle, une Vierge blanche, de l'école de Luca della Robbia ; puis une remarquable gaine en terre cuite du château d'Oiron (1545–1555).

Viennent ensuite de belles poteries vernissées de Beauvais (1674), un magnifique Urbino du XVIe siècle, un Gubbio signé, un Nevers imité de Palissy et signé Agostino Corado, en 1602, et d'autres fort belles pièces de Nevers.

Le Rouen est représenté par un assez grand nombre de faïences assez jolies et par un beau morceau de la fabrique de Henry : un tuyau de cheminée émaillé, au pied duquel jouent deux gros enfants en terre cuite (vers 1780).

La plus belle pièce de Rouen est une table à ouvrage du XVIIIe siècle.

On rencontre encore un remarquable Moustiers (1729), signé Landès Hyacinthus Raverus ; un retable d'autel de la fabrique de Lille, signé Jacobus Feburier (1716), une assiette polychrome de même provenance, au nom de maître Baligne.

Les poteries dures de la Chine offrent une singulière analogie avec les faïences qu'on produit partout en France en ce moment.

Parmi les Parisiens qui passent l'hiver à Cannes, il n'en est guère qui n'aient visité l'intéressante fabrique de M. Clément Massier, au golfe Juan. Beaucoup de modèles et des tons communs dans ses ateliers ont été jadis obtenus, là-bas, dans cette Chine mystérieuse qui a tout fait, quelques milliers d'ans avant nous.

Mais nous voici dans la partie du musée où sont exposées les pièces de Sèvres. On voit peu d'échantillons de la belle époque. Les particuliers possèdent presque tout ; M. de Rothschild à lui seul détient à peu près la moitié des plus remarquables morceaux connus.

C'est de 1830 à 1840 qu'éclate dans la porcelaine de Sèvres le plus odieux mauvais goût ; et pourtant c'est peut-être dans cette même période qu'on remarque la plus surprenante habileté.

Les praticiens ont toujours été remarquables dans cette fabrique, les artistes y ont souvent fait défaut. La raison en est facile à comprendre.

Les hommes enfermés là-dedans sont des fonctionnaires pourvus d'une place qu'on ne peut leur enlever, rentés, inattaquables, des bureaucrates. Ils ne sont point stimulés par l'émulation du commerce, par la possibilité de gros gains qui fouette l'activité. Ils avancent soit à l'ancienneté, soit au mérite, d'une façon régulière et lente. Quand un dessinateur est médiocre, l'administrateur doit l'employer quand même. Il ne le peut mettre dehors.

Ces hommes n'auront point l'ardeur des commerçants inquiets ni l'indépendance audacieuse des artistes libres. Mais aussi, liés aux mêmes besognes pendant des temps indéfinis, ils finiront par acquérir, presque malgré eux, une remarquable habileté de main. Nullement fouettés par la préoccupation de bénéfices rapides, ils passent des années à terminer le même vase, menant à la perfection leur délicat ouvrage, conçu souvent sans cette inspiration de l'artiste que la concurrence harcèle, que l'émulation exalte, mais exécuté avec une patience infatigable d'homme tranquille sur ses fins de mois et dont les heures ne sont point comptées.

Quelques-uns de ces fonctionnaires-artistes sont doués d'une très grande valeur. On peut, au premier rang, citer M. Gobert, qu'ont rendu célèbre des travaux très personnels, d'une exquise originalité et d'une perfection absolue.

On voit, en particulier, des émaux sur cuivre terminés par lui en 1871 et admirablement beaux.

Je ne raconterai point toutes les opérations que subit une pièce avant d'être parfaite. Certains grands morceaux demandent jusqu'à trois ou quatre ans de travail. Leur valeur alors représente trente ou quarante mille francs. Quelle industrie particulière pourrait donner de pareils soins à sa fabrication et courir de pareils risques ?

Quand une pièce est prête à cuire, quand elle sort des moules et des mains des ouvriers qui ont rendu ses formes irréprochables, on lui fait subir une première cuisson à la chaleur perdue, dans la partie supérieure des fours. Elle ne subira pas alors une température supérieure à douze cents degrés.

Elle sort de là « dégourdie », poreuse, prête à recevoir l'émail. On la trempe dans un bain de feldspath, pierre blanche et luisante, broyée et délayée. Après cette première cuisson, la pièce a diminué de grandeur d'une façon surprenante. Elle est ensuite livrée aux artistes qui la décorent, qui lui font subir une suite d'opérations difficiles, depuis les simples ornementations de couleur unie jusqu'aux applications de pâte sur pâte si difficiles.

Elle est alors cuite définitivement dans la partie basse du four, à une température de dix-huit cents degrés environ. Le four met huit jours à refroidir.

Pendant cette grande affaire de la cuisson, tout le monde est sur pied, anxieux. Le FEU est le maître, le puissant maître dont on ne parle qu'avec terreur et respect. Il fait ce qu'il veut, détruit en une minute un travail de deux ans, fond les couleurs à sa guise, déjoue les combinaisons des artistes et des chimistes, dégrade les tons, retravaille l'œuvre des hommes comme un Esprit malin et malfaisant.

On le craint ; on dit : « Voilà une pièce qui sera réussie, si le feu le permet », comme on disait aux temps pieux : « Si Dieu le veut ».

Devant le four qui rougit, le ventre plein de sa nourriture délicate empaquetée en des récipients de terre qui garantissent les objets, tout le monde attend avec inquiétude. L'administrateur passe la nuit, l'ingénieur, le directeur des travaux, le chimiste, les peintres tremblants pour leur œuvre, tous sont là qui regardent le monstre de briques cerclé de fer devenir ardent.

Une troisième cuisson a lieu, pour les ors et certaines ornementations réappliquées.

Ce qui distingue la nouvelle fabrication de M. Lauth, c'est la grande variété des modèles et des décorations. Sèvres renaît. Quelques vases encore se ressentent de la pauvreté de style des époques précédentes ; mais d'autres, les plus nombreux, révèlent une matière nouvelle, une originalité rare, des efforts constants.

Loin de chercher à reproduire sur la porcelaine des sujets et des tableaux comme les peintres en font sur les toiles, le nouvel administrateur s'attache surtout à l'effet décoratif. Et c'est là, en effet, ce qu'on doit uniquement rechercher dans la fabrication des porcelaines ou des faïences artistiques.

Une des plus grosses difficultés est d'obtenir un grand nombre de nuances qui résistent à la haute température où l'on cuit les porcelaines dures. Sèvres, sur ce point, est plus riche actuellement que n'importe quelle fabrique du monde. Et cependant, les produits de cette manufacture sont relativement méprisés. D'où vient cela ? De l'abus des cadeaux faits par l'État.

Chaque jour, le président de la République et les ministres réclament des pièces de Sèvres pour les offrir à des particuliers, à des sociétés de science ou de gymnastique, à des ambassadeurs, à des préfets, à des organisateurs d'œuvres de bienfaisance, à des chefs de bureau, à des attachés de cabinet, à des maires, à des comités quelconques.

Il faut donc produire une quantité inconcevable de morceaux à bon marché, d'une valeur insignifiante, coûtant de vingt à trente francs l'un dans l'autre. Et cette production d'horribles vases gros bleu doit absorber encore plus d'un tiers du budget de la manufacture.

Ces produits communs sont répandus à travers l'Europe et à travers la France, et causent à notre porcelainerie nationale un tort inappréciable.

Ne vaudrait-il pas mieux offrir aux sociétés, aux maires et aux ambassadeurs, de simples boîtes de cigares, et ne produire à Sèvres que des pièces exceptionnelles, dignes de soutenir la vieille réputation de grâce qu'acquit jadis l'élégante fabrique française, fille de la marquise de Pompadour ?

L'amour des poètes
(Gil Blas, 22 mai 1883)

La ville de Rouen, après de longues résistances, a inauguré l'été dernier le petit monument élevé au poète Louis Bouilhet par les amis fidèles du mort.

La cérémonie, mal préparée, mal organisée, fut piteuse. Les gens de lettres parisiens, invités la veille, ou non prévenus, n'y purent venir. Le commerce local figurait seul à cette solennité.

Aujourd'hui, la ville de Cany élève à son tour un monument au poète né dans ses murs, à son poète. Le maire, les adjoints, tout le conseil municipal ont voulu donner l'exemple. Ils ont donné, également, et sans compter, leur temps et leurs écus.

Donc dimanche prochain, 27 mai, un nouveau buste de Louis Bouilhet s'élèvera sur la place de sa ville natale. Et la charmante petite cité normande illuminera, chantera, banquettera et dansera en l'honneur de son fils disparu, mais immortel.

C'est un petit journal de Rouen, le Rabelais, qui a pris l'initiative de cette fête. En province, c'est souvent dans les petits journaux qu'on trouve ainsi l'amour désintéressé des arts et l'audace qu'il faut pour entreprendre des œuvres pieuses de cette nature, qui ne rapporteront point d'argent.

Comme beaucoup de poètes, Louis Bouilhet fut malheureux. Sa vie ne fut guère qu'une suite d'espoirs irréalisés.

Il demeura pauvre, comme l'étaient presque tous les hommes de lettres de sa génération. Il souffrit de la misère, il souffrit de l'indifférence du public pour ses œuvres qu'il sentait supérieures ; et il mourut brusquement alors qu'il semblait plein de force et de vie, miné par les attentes sans fin, les chagrins secrets et le manque d'argent. Car il faut de l'argent à un artiste comme il faut de la liberté à l'oiseau. On ne connut pourtant jamais les tortures de son âme, car il était de cette race forte de souriants chez qui tout semble gai, même la douleur. Son esprit mordant savait rire de tout, de ses misères aussi. Il en riait amèrement, douloureusement, mais il en riait. Les larmoyants l'irritaient, l'exaspéraient. Il avait, au fond de l'esprit, une philosophie paisible, découragée, ironique et plaisante qui s'accommodait de tout, résignée d'avance à tout, et se vengeait des événements par un mépris railleur. Son âme avait deux faces, ou, peut-être, portait deux masques. Et tous deux, parfois, se montraient en même temps, l'un était jovial, l'autre majestueux. Son talent fut familier, gai, héroïque et pompeux.

Il adorait les farces, les bonnes farces gauloises. Un jour, dans une diligence pleine de bourgeois du pays, il dit gravement à un de ses amis fort connu, décore', homme politique influent, après une causerie grave d'une heure que tout le monde écoutait : « C'était à l'époque de ta sortie de la maison centrale de Poissy, après ton affaire de Bruxelles ». Dans ses œuvres, le fond désespéré de sa nature se montre quelquefois. Il jette tout à coup un cri de désespoir affreux qu'on sent venu des entrailles. Il lève la robe dont il se pare et montre la plaie saignante.

« Toute ma lampe a brûlé goutte à goutte,

Mon feu s'éteint avec un dernier bruit,

Sans un ami, sans un chien qui m'écoute,

Je pleure seul dans la profonde nuit. […]

[…] Oh ! la nuit froide ! Oh ! la nuit douloureuse,

Ma main bondit sur mon sein palpitant.

Qui frappe ainsi dans ma poitrine creuse,

Quels sont ces coups sinistres qu'on entend ?

Qu'es-tu ? Qu'es-tu ? parle, ô monstre indomptable

Qui te débats en mes flancs enfermé.

Une voix dit, une voix lamentable :

Je suis ton cœur et je n'ai pas aimé ! »

La soif de l'amour semble avoir toujours été la maladie incurable des poètes, ces grands enfants, impuissants décrocheurs d'étoiles. L'exaltation naturelle d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation artistique qu'il faut pour produire, pousse ces êtres d'élite, mais sans équilibre, à concevoir une sorte d'amour idéal, ennuagé, éperdument tendre, extatique, jamais rassasié, sensuel sans être charnel, tellement délicat qu'un rien le fait s'évanouir, irréalisable et surhumain. Et les poètes sont peut-être les seuls hommes qui n'aient jamais aimé une femme, une vraie femme, en chair et en os, avec ses qualités de femme, ses défauts de femme, son esprit de femme, restreint et charmant, ses nerfs de femme et sa troublante femellerie.

Toute femme devant qui s'exalte leur rêve est le symbole d'un être mystérieux, mais féerique : l'être qu'ils chantent, ces chanteurs d'illusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, quelque chose comme la statue peinte, image d'un Dieu devant qui s'agenouille le peuple. Où est ce Dieu ? Quel est ce Dieu ? Dans quelle partie du Ciel habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces fous, depuis le premier rêveur jusqu'au dernier. Sitôt qu'ils touchent une main qui répond à leur pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe loin de la charnelle réalité. Et la femme, éperdue, frémit jusqu'au cœur, d'être aimée ainsi par un poète ! Elle, simple, l'aime comme elles aiment toutes, humainement, avec sa poésie un peu niaise, son exaltation bourgeoise, avec un mélange confus d'idéal et de sensuel, de câlinerie et d'imagination, de baisers et de mots sonores. Mais c'est lui qu'elle aime, lui seul, rien que lui, tel qu'il est en chair et en âme.

Tandis que lui ! Si vous saviez ? C'est vous qu'il possède ! Mais comme vous êtes autre dans son esprit, dans son amour. Comme il vous transforme, vous complète, vous défigure avec son art de poète. Ce ne sont pas vos lèvres qu'il baise ainsi, ce sont les lèvres rêvées ! Ce n'est pas au fond de vos yeux bleus ou noirs que se perd ainsi son regard exalté. C'est dans quelque chose d'inconnu et d'insaisissable ! Votre œil n'est que la vitre par laquelle il regarde le Paradis de l'Amour idéal. Il vous étreint, il râle, il semble fou, il délire devant votre corps ferme et blanc ; et il crie ces mots brûlants qui enflamment le sang dans les veines. Et cependant vous n'êtes pour lui qu'une forme quelconque qui lui permet de croire avoir un instant saisi son illusion chérie.

En voulez-vous des preuves ? Quel poète a jamais aimé ? Cherchons.

Est-ce Virgile ? Pour quel sexe alors étaient ses préférences ? On l'ignore !

Les Grecs méprisaient aussi l'amour des femmes qui ne répondaient point à leur idéal de beauté plastique !

Qui donc aima ? Le sombre Dante, le modèle des amants ? Béatrix avait douze ans quand il la vit et l'adora ! Il lui fallait une femme pour chanter ! Cette enfant suffit à son âme frémissante. Il l'aima dans la solitude et la fièvre du délire poétique, comme on aime l'inspiratrice. Il la connut à peine. Il n'avait pas besoin d'elle. Elle ne fut que la forme désirée, de loin, par son rêve !

Qui donc aima ? Pétrarque ! Laure ne lui appartint jamais. Il faut un marbre aux sculpteurs pour modeler une statue ; elle fut le marbre. Elle était bonne femme et bonne mère, entourée d'enfants, bourgeoise et placide. Que lui importait à lui ?

Qui donc aima, parmi les poètes ? Gœthe ? Il lui fallait cinq maîtresses sans qu'il en préférât aucune, afin de posséder en même temps toute la gamme des tendresses humaines, toutes les sortes d'inspirations nécessaires à son talent.

Il garnissait toujours le fond de son cœur d'une passion purement idéale pour une grande dame inaccessible, quelque chose d'élevé, de pur, occupant son cerveau d'artiste.

Il avait en même temps une liaison avec quelque femme du monde, intelligente et belle. Amour de l'âme et des sens, délicat et distingué, mélange de tendresse, de poésie et d'étreintes.

Il entretenait une fille, chair docile à sa fantaisie ; instrument servile de plaisir et de repos ; table toujours mise, bras toujours ouverts.

Mais il ne méprisait pas la bonne, la servante d'auberge aux bras bleus, aux mains rouges, aux cheveux gras, au linge dur et suspect. Car il faut aussi satisfaire les instincts grossiers.

Et il courait le soir, dans les ruelles, après les marchandes de spasmes.

Qui donc aima parmi les poètes ? Lamartine ?

Qu'est-ce qu'Elvire, sinon le nuage devenu femme ? Sinon cette forme flottante aux contours de corps humain qu'est toujours la femme des poètes !

Musset ? Las de chercher, sans la trouver, celle qu'appelaient son cœur et ses vers, il la poursuivit dans les logis publics, à travers les fumées de l'ivresse. Et il mourut, celui-là, de son rêve irréalisé !

Aucun n'aima ! Quelques-uns eurent pendant quelques heures l'illusion de l'amour, et c'est tout.

D'autres, désespérés de leurs efforts sans fin, s'écrient, comme Sully Prudhomme

« Les caresses ne sont que d'inquiets transports,

Infructueux essai du pauvre amour qui tente

L'impossible union des âmes par les corps. »

Car l'amour, le simple amour qui attache deux êtres l'un à l'autre est trop bourgeois, trop raisonnable, trop humainement commun, et trop bête en somme pour ces êtres privilégiés que sont les poètes. Il leur en faut plus. Ils ne sauraient se contenter du PEU qu'est l'amour.

Quand ils sont des buveurs d'illusions, ils croient aimer, comme Dante, et il leur suffit alors d'une image.

Quand ils sont des chercheurs insatiables, comme Musset ; quand ils poursuivent jusqu'au bout leur rêve impossible, ils meurent désespérés sur le ventre d'une fille publique.

Quand ils sont clairvoyants et raisonnables, désabusés et désolés, ils s'écrient, comme Bouilhet :

« Qu'es-tu ? qu'es-tu ? Parle, ô monstre indomptable

Qui te débats, en mes flancs enfermé !

Une voix dit, une voix lamentable :

Je suis ton cœur, et je n'ai pas aimé ! »

Les masques
(Gil Blas, 5 juin 1883)

En lisant un roman nouveau, l'autre jour, je me posais cette question difficile à résoudre : « Jusqu'où va le droit du romancier de sauter par-dessus le fameux mur de la vie privée et de cueillir dans l'existence du voisin les détails souvent scabreux dont il a besoin pour ses romans. »

La loi, toujours si facile à tourner, défend la médisance et la punit. Mais du moment qu'on ne nomme personne, du moment qu'on désigne M. Bataille sous le transparent synonyme de M. Combat, la loi devient aveugle et laisse faire. L'homme désigné, s'il se reconnaît ou juge utile de se reconnaître, n'a que la ressource d'envoyer des témoins à l'écrivain. L'affaire se termine par une piqûre au bras, et le livre reste, devenu plus clair, plus dangereux, plus salissant pour les personnes racontées dedans.

D'un autre côté, les romanciers ne travaillant aujourd'hui que d'après nature, prenant tous leurs sujets, toutes leurs combinaisons, tous leurs menus détails dans la vie, ne peuvent que s'inspirer des faits dont ils sont témoins. Si le hasard les met en présence de quelque histoire fort ridicule, de quelque situation dramatique, ou même de quelqu'une de ces infamies que la loi ne peut atteindre, que l'opinion publique complaisante laisse passer, que tolère la morale hypocrite du monde, n'ont-ils pas le droit, presque le devoir, de s'en emparer, et n'est-ce pas tant pis pour ceux dont sont dévoilés ainsi les défauts grotesques, les vices ou les turpitudes. En général les romanciers défendent, non sans raison leur droit de se servir de tout spectacle humain qui leur passe sous les yeux.

Mais les gens du monde, menacés de voir ainsi déchirer les apparences dont ils se couvrent si facilement, crient à l'infamie et se révoltent même dès qu'ils retrouvent dans un livre ; sans désignation de personnes, une des choses un peu honteuses qu'on fait tous les jours mais qu'on n'avoue pas. Si on racontait, si on osait raconter tout ce qu'on sait, tout ce qu'on voit, tout ce qu'on découvre à chaque moment dans la vie de tous ceux qui nous entourent, de tous ceux qu'on dit, qu'on croit honnêtes, de tous ceux qui sont respectés, honorés et cités, si on osait raconter aussi tout ce qu'on fait soi-même, les vilaines duplicités d'âme qu'on ne s'avoue seulement pas, les secrets qu'on a vis-à-vis de sa propre honnêteté, si on analysait sincèrement nos pactisations, nos raisonnements hypocrites, nos douteuses résolutions, toute notre cuisine de conscience, ce serait un tel scandale que l'écrivain serait mis à l'index jusqu'à sa mort, peut-être même emprisonné pour outrage à la morale.

La hardiesse et la conscience littéraires ne vont pas jusque-là. On se borne généralement à s'emparer d'un fait connu, chuchoté sinon crié par la voix publique ; on l'arrange, on le pare, on l'accommode à sa façon et on le sert dans un livre à sensation.

L'homme de lettres a-t-il ou n'a-t-il pas le droit, le droit moral, de faire cela ?

Tout bien considéré, il n'y a là qu'une question de nuances et de délicatesse.

La vie humaine, toute la vie qui nous passe sous les yeux nous appartient comme romanciers, mais non comme moralistes, comme policiers. Je m'explique. J'entends par là qu'en aucun cas nous n'avons le droit de paraître désigner quelqu'un, même si nous prenons dans son existence un fait qui intéresse notre art. Toute personne doit être respectée de telle sorte qu'on ne puisse jamais dire : « Tiens, il a dépeint M. Un tel », même si on reconnaît un épisode de l'histoire de cet individu, si on dit : « Ce qu'il a raconté là est arrivé à M. Un tel. »

La vie nous appartient en effaçant les noms, en changeant les visages, si bien qu'on ne les puisse désigner. Voici, par exemple, le livre dont je parlais au début, la Dernière Croisade, de M. René Maizeroy. C'est l'histoire non voilée de la catastrophe financière de l'an dernier. Le fait est public, patent ; il fut retentissant, il appartient au romancier comme tous les faits dont s'émeut l'opinion.

Cependant si Maizeroy avait esquissé, même à peine, quelque profil des personnages qui furent mêlés, de prés ou de loin à cette affaire, il excédait son droit. Il a eu soin, au contraire, de créer une série d'êtres de fantaisie, si différents des véritables que personne ne pourrait en reconnaître un seul, et il a fait s'accomplir entre eux l'histoire complète du krach presque absolument comme elle s'est passée en réalité.

Le romancier n'est pas un moraliste ; il n'a pas mission pour corriger ou modifier les mœurs. Son rôle se borne à observer et à décrire, suivant son tempérament, selon les limites de son talent. Viser quelqu'un, c'est faire un acte déshonnête, comme artiste d'abord, comme homme ensuite. Mais prendre dans chaque existence les anecdotes et les observations qui nous intéressent, et s'en servir dans le roman en ne laissant point deviner les acteurs véritables, en démarquant, pour ainsi dire, le fait arrivé, c'est faire acte d'artiste consciencieux ; et personne ne peut se blesser de ce procédé.

Le public qui s'indigne si facilement en certains cas, se montre en certains autres d'une curiosité aussi bête que malsaine. Tantôt on lui dit : « c'est l'histoire de Mme A… ». Et il se révolte. Tantôt on lui dit : « c'est l'histoire de Mme B… » et il achète. Il adore le scandale quand il ne soupçonne pas qu'il puisse être atteint à son tour, mais il s'indigne quand il croit pouvoir être également touché un jour ou l'autre.

Toutes les fois que paraît un nouveau livre de Concourt, de Zola ou de Daudet, on s'évertue à lever les masques avec la conviction que l'œuvre est pleine d'intentions mesquines et perfides. Que n'a-t-on pas dit sur La Faustin, cette haute et superbe étude de la Comédienne moderne. Pour les uns c'était Rachel, pour les autres c'était Sarah Bernhardt que le romancier avait visée. Personne ne s'apercevait qu'il s'agissait tout simplement de la Faustin qui n'est ni Sarah Bernhardt ni Rachel, qui ne ressemble ni à l'une ni à l'autre, tout en participant des deux, et qui est un résumé de celle-ci, de celle-là, et de bien d'autres, un personnage formé de toutes. Quand a paru, cet hiver, ce roman si large et si puissant qui s'appelle Au bonheur des Dames, cette étude si admirablement complète du développement d'un de ces immenses magasins modernes qui mangent, en quelques années, tout le commerce d'un quartier, le lecteur n'avait qu'une préoccupation, savoir quel était celui des directeurs des grands bazars parisiens que Zola avait voulu représenter. On ne se pouvait figurer qu'il n'eût pas pris celui-ci plutôt que celui-là, qu'il n'eût pas eu l'intention d'en désigner un spécialement. Certaines gens ont même prétendu, en hochant finement la tête, que ce roman n'était, en somme, qu'une réclame déguisée servant de prélude à l'ouverture du Printemps.

Les livres de Daudet constituent des casse-tête pour les trois quarts des lecteurs qui passent des soirs à discuter et à chercher les noms véritables, comme on passe des soirs en certaines familles à deviner les énigmes et les mots carrés des journaux.

N'a-t-on pas cru, n'a-t-on pas dit et répété que l'intéressante étude de femme de Gustave Toudouze, La Baronne, n'était que l'histoire d'une autre Baronne dont la laideur, du reste, rend énigmatique la fortune.

Si vous allez le même soir dans deux salons, vous entendez dire ici : « J'aime bien les romans dont les personnages sont des gens connus. »

Mais, à côté, d'autres mondains s'écrient : « Les romanciers n'ont pas le droit de regarder dans la vie privée. »

Et voilà pourquoi c'est là une simple question d'art et de tact. L'artiste a le droit de tout voir, de tout noter, de se servir de tout. Mais les masques qu'il met sur ses personnages, il faut qu'on ne les puisse lever.

De Paris à Rouen
(Gil Blas, 19 juin 1883)

Notes de deux navigateurs trouvées dans une bouteille, au fil de l'eau.

… D'autres vont en Amérique voir les chutes du Niagara et des élections à coups de revolver ; d'autres vont au Tonkin se faire casser la tête ; d'autres vont au Japon apprendre l'art délicat de manier l'éventail

d'autres vont aux Indes contempler les bayadères ; d'autres à Constantinople rôder autour des harems ; d'autres en Afrique voir galoper des hommes drapés de blanc dans les sables interminables ; d'autres à Tahiti se faire baptiser Bibi-Tutu par des demi-sauvagesses de mauvaises mœurs que poétisèrent des navigateurs naïfs ; d'autres vont ici, d'autres vont là, mais toujours très loin, car un voyage n'est un voyage que lorsque les heures de chemin de fer, additionnées avec les heures de paquebot, donnent un total de dix-huit mois de fatigue.

Il faut traverser des contrées stériles où la soif vous dévore, des contrées tellement feuillues qu'on coupe les lianes à coups de hache, des contrées tellement glacées qu'on ouvre les banquises à coups de bateau à vapeur. Il faut dormir à côté des tigres, entendre siffler les serpents, recevoir des balles de fusil, escalader des montagnes qui vous font sortir le sang par les oreilles. Si vous n'avez pas fait tout cela, vous n'avez pas voyagé.

Et pourtant, si loin que vous alliez, beaucoup d'autres ont passé par les mêmes routes, ont étudié les mêmes peuples, ont écrit leurs impressions sur ces contrées réputées inconnues.

A quoi sert donc d'aller si loin !

Or, nous, Pierre Simon Remou et Jacques Dérive, nous avons accompli en quatre jours un voyage que bien peu de Français ont fait, un voyage plein d'accidents, d'émotions, même de dangers, un voyage délicieux à travers le plus adorable pays du monde et le plus propre aux descriptions.

Et cela sans chemin de fer, sans paquebot fétide, sans diligence abrutissante, sans rien des ennuis ou des servitudes des voyages. Nous avons simplement descendu la Seine, la belle et calme rivière, de Paris à Rouen, dans un de ces petits bateaux à deux personnes qu'on nomme des yoles.

Notre embarcation, si légère qu'un seul de nous peut la porter, longue, mince, élégante, vernie à se mirer dedans, membrée d'acajou, pointue comme une aiguille de bois, si plate qu'elle n'entre point dans l'eau et glisse dessus comme si elle patinait, si mince qu'un pied posé hors des planchers la crèverait aussitôt, si étroite qu'un mouvement brusque la ferait chavirer, nous inspire autant d'affection qu'un être humain.

Elle nous porte, nous berce, nous distrait et nous amuse. Nous la rentrons le soir dans la cour des auberges, où elle dort sa nuit à côté des voitures au repos, nous la lavons chaque jour avec de fines éponges, soignant sa toilette comme celle d'une belle fille coquette ; nous avons souci que rien ne la heurte, qu'aucune pierre ne la froisse, qu'aucune berge ne la blesse. Elle est notre amie et notre servante, notre compagne et notre joie. Elle s'appelle Rose. Salut ma belle.

Ne lisez point ce petit voyage, vous qui n'avez jamais descendu la rivière voilée de brumes, au soleil levant. L'eau pacifique coulant sans bruit, coulant, coulant sous le duvet de vapeurs qui flotte à sa surface, quand le grand astre jaune apparaît au bord des côtes, dans son décor de nuages écarlates, l'eau tiède et plate où nagent des brins d'herbe, des branches cassées, mille choses emportées lentement au courant, glisse, muette et caressante, le long des rives, les lis, les iris luisants comme des flammes de cierges, les nénuphars pâles, entrouverts au milieu de leurs larges feuilles qui s'étalent, rondes et bercées, îles peuplées d'araignées d'eau.

Une aubépine, penchée à la berge, se mire, rose ou blanche, et jette son parfum sur le fleuve. De grosses racines tordues comme des serpents sortent de terre, y rentrent, se croisent, se mêlent, et plongent dans la rivière.

De leurs bras enlacés un énorme rat sort, et court vivement, disparaît sous un tronc, puis reparaît, fuyant devant nous. Un martin-pêcheur passe comme un éclair bleu dans un rayon de soleil, et file de son vol rapide et droit, jusqu'au prochain tournant du fleuve. Les culs-blancs, poussant leur cri, se sauvent d'une berge à l'autre en rasant la surface de l'eau. Des tourterelles roucoulent dans les peupliers ; un lapin, nous voyant venir, rentre au terrier et nous montre, une seconde, la tache neigeuse de son derrière.

Des bergeronnettes courent sur les étroites plages de sable piquant des insectes d'un coup de bec ; un vaste héron, parfois, s'élève d'un buisson et monte dans le ciel à grands coups d'aile, la tête allongée et la patte pendante.

L'air est doux, le charme pénétrant des rivières calmes vous enveloppe, vous possède ; on respire lentement avec une joie infinie, dans un bien-être absolu, dans un repos divin, dans une souveraine quiétude.

A l'exemple des gens qui traversèrent l'Afrique, nous allons noter jour par jour, heure par heure, nos impressions et nos observations sur les diverses populations que nous avons rencontrées. Cette prétention peut paraître étrange. Mais qu'on ne s'y trompe pas, un habitant de Rouen ne ressemble pas plus à un habitant de Paris qu'un lapin ne ressemble à un Arabe (au moral) ; et un habitant d'Elbœuf diffère autant d'un Rouennais qu'un Marseillais d'un Normand. Car le caractère de toute agglomération d'hommes se modèle selon les courants d'intérêts et de passions que mille circonstances diverses font s'établir dans chaque milieu. Nous publierons, lors de notre retour, une petite notice traitant « du caractère rouennais » qui fera toucher du doigt, aux incrédules, nos théories physiologiques. Nous noterons, en passant, la situation politique de chaque ville, l'état des esprits, la moralité générale ainsi que les réclamations inutiles des administrés au gouvernement.

De Paris à Maisons, le littoral est trop connu pour que nous nous arrêtions à le décrire.

Nous avons donc quitté Maisons-Laffitte, un mardi matin, à huit heures, par un beau temps clair. La yole, revernie, luisante et pimpante, secouée régulièrement par le va-et-vient continu du banc à coulisses, gouvernée par Jacques Dérive au départ et enlevée vigoureusement par moi Remou Simon Pierre, se mit à descendre le fleuve tout moiré par le soleil déjà haut.

Nos valises indiquent aux riverains ahuris que nous partons pour un long voyage.

Une boîte à suif est ouverte à côté du rameur, qui graisse à tout instant ses avirons, ses mains, ses bras nus ; car le suif est l'âme du canotage, comme diraient MM. Prudhomme et autres académiciens.

La Seine fait une large courbe. Nous passons devant le hameau de la Frette, égrené en chapelet le long du bord entre la côte et la rive ; nous apercevons l'église d'Herblay, puis Conflans avec sa tour carrée en ruine. Voici l'Oise qui nous apporte le concours de ses ondes ; Andrésy, cher aux amoureux ; Poissy, célèbre par sa maison centrale, son ancien marché aux bœufs et ses pêcheurs à la ligne.

M. Meissonnier habite ici, sur la gauche ; Mlle Suzanne Lagier prit plus de goujons dans ce petit bout de rivière qu'il n'y a de rosières à Nanterre. Beaucoup d'artistes dramatiques viennent chaque dimanche empaler des asticots dans ce pays. Le fleuve s'élargit, peuplé d'îles ravissantes. Des arbres énormes couvrent les petits bras. On sent enfin la campagne. Le courant galope dans les cours d'eau peu profonds ; la yole légère glisse et court, évite les pieux d'un ancien moulin, passe comme un trait sous un petit pont qui paraît, de loin, large comme un trou d'aiguille et fait frissonner les voyageurs.

Deux hommes debout sur la berge nous appellent. Ils cherchent un noyé qu'on a vu traverser Villennes et qui suit le même chemin que nous. On le recommande à nos soins, et nous voilà rôdant le long des buissons des rives, guettant tout ce qui flotte, penchés sur l'eau. Nous ne trouvons pas le macchabée.'

Médan. Nous descendons pour saluer Zola. Il nous apparaît au milieu d'un peuple de maçons et de jardiniers, dirigeant l'installation de sa basse-cour. Il est gai, heureux de voir pousser ses arbres. Car les joies les plus fortes qu'un homme puisse éprouver sont celles que donne la propriété.

Nous repartons. Voici Meulan avec ses parcs magnifiques, venant jusqu'au fleuve, ses îles dans le cœur de la ville. Cette cité fut rendue célèbre par un aveugle qui, pendant vingt ans, joua le même air de flûte aux voyageurs arrêtés dans la gare.

Cet homme est mort. Une souscription est ouverte à la mairie pour lui élever une statue.

Les berges sont plantées d'arbres, tout l'horizon verdoyant. Nous signalons sur la droite le bois de Troucaberbis, aussi inconnu assurément que les grands lacs du centre de l'Afrique.

La nuit descend. Une tour ronde apparaît au loin, c'est Mantes ! Mantes-la-Jolie. Il pleut.

Si jamais ville a volé l'épithète de jolie, c'est bien celle-là. Bien que la lune soit cachée, aucun bec de gaz n'éclaire les rues la nuit. Aucun plaisir n'est possible pour les voyageurs, aucun café ne montre ses vitres éclairées, aucun théâtre ! Rien ! Rien !

Il pleut toujours. Jacques Dérive débaptise cette ville et la dénomme Mantes à l'eau.

Elle est administrée par un maire qui avait, lors de notre passage, une polémique virulente, par l'organe du journal officieux, avec un fort aimable et spirituel journaliste parisien, M. Avonde, qui dirige le Petit Mantais.

Cette polémique nous a paru avoir pour objet trois pompiers qui refusaient d'accompagner en armes la visite des autorités supérieures.

Ces pompiers donnent pour raison de leur résistance qu'ils ont la mission d'éteindre les incendies et non celle de parader autour de gens engalonnés.

Cette querelle aussi importante assurément que la dispute de MM. Marais et Koning passionnait la population. Nous ignorons quelle en fut la fin.

Le peuple mantais semble réclamer de nombreuses réformes si nous en croyons le journal de l'opposition. Rien ne laisse à désirer si nous en croyons son rival.

Les destinées de cette cité sont aux mains d'un sous-préfet qui passe l'hiver à Paris et l'été à Trouville. Les administrés ne s'en trouvent pas plus mal. Le maire n'est pas aimé.

Nous repartons au jour levant. Voici Vétheuil où l'on déjeune, La Roche-Guyon dans une situation charmante au pied d'une colline boisée, Bonnières, un des plus ravissants villages qui soient, en face de grandes îles couvertes d'arbres magnifiques. Après dix heures d'aviron, nous nous arrêtons à Vernon.

Vernon est la cité des tilleuls. Partout des avenues à quatre rangs d'arbres, se croisant, traversant la ville de part en part. Ils sont surprenants de taille, ces tilleuls, démesurés, touffus, impénétrables à l'œil.

Une garnison de cavalerie, d'artillerie et le train des équipages rendent Vernon plus vivant que Mantes. On y rencontre les distractions nécessaires aux militaires, des cafés, des lieux de réunion. Les becs de gaz sont allumés.

Et nous voici encore en route, le lendemain, toujours à la force des bras. Nous signalons à gauche le ruisseau Saint-Just et le ruisseau Saint-Ouen, à droite les villages de Pressagny-l'Orgueilleux, de Port-Mort et de Vezillon ; puis soudain une côte nue se dresse, surmontée d'une ruine altière, c'est le Château-Gaillard qui fut à Robert le Diable.

Nous arrivons aux Andelys. C'est ici qu'on commence à boire du cidre.

Vive le fils d'Arlette

Normands

Vive le fils d'Arlette.

Au sortir des Andelys, nous nous engageons avec imprudence dans un petit bras du fleuve si séduisant qu'il nous attire follement. Les arbres penchés forment voûte au-dessus mettant l'eau dans une ombre froide et délicieuse.

Pendant une heure, nous allons ainsi. Hélas, un bruit singulier nous fait dresser l'oreille, et bientôt, un moulin nous arrête, un bon vieux moulin tranquille, dont la roue tourne doucement, sous l'arcade de pierres enjambant la rivière.

Il faut porter la yole à travers l'île, jusqu'à l'autre bras du fleuve.

Si les géographes ignorent où sont situés les villages de Portejoie, de Port-Pinche, de Pampou, de Tournedos, nous pouvons le leur apprendre.

Nous couchons à Pont-de-l'Arche. La seule observation que nous ayons faite sur cette ville, c'est qu'elle aurait été plus logiquement baptisée : Arche-du-Pont. On ne dit pas : la voiture de la roue, mais bien la roue de la voiture.

Nous déjeunons à Elbeuf, patrie du drap. Partout des cheminées qui fument dans le ciel, des égouts qui crachent au fleuve des eaux vertes, rouges, jaunes ou bleues. Les vastes bâtiments tremblent, secoués par des roues qui tournent ; la terre frémit, agitée par la fièvre des chaudières, par les hoquets de la vapeur, par le battement des machines. Tout ronfle, palpite, sue et halète.

L'industrie règne ici.

Nous sommes reçus par le président du cercle des Commerçants, un ami charmant et spirituel, et un des plus raffinés amateurs et connaisseurs de vins qui soient sur terre.

Jacques Dérive déclare en le quittant : si on ne l'aimait pas pour lui, on l'aimerait pour sa cave.

Et voici Rouen, Rouen l'opulente, la ville aux clochers, aux merveilleux monuments, aux vieilles rues tortueuses.

On ne la peut décrire. Il la faut connaître.

Rouen, patrie de Corneille, de Géricault, de Boieldieu, de Louis Bouilhet et de Gustave Flaubert, est aujourd'hui administrée par un maire retardataire contre lequel nous croyons de notre devoir de protester, persuadés d'ailleurs que notre journal de voyage n'arrivera jamais à la postérité. Cet homme élevé, paraît-il, dans des principes inflexibles, vient de fermer le seul, oui le seul restaurant de nuit de la ville. De sorte qu'à Rouen on ne peut pas souper. Ne l'oubliez pas, messieurs les voyageurs.

Ce maire, d'une excessive moralité, affirme même qu'on ne saurait trouver à Paris un seul restaurant ouvert après une heure du matin ! Ô sainte ignorance !

Nous nous sommes couchés le ventre vide.

Or, nous étant informés, nous avons appris bien d'autres choses. Ainsi, les coulisses du théâtre des Arts sont interdites aux journalistes, sous peine de procès-verbal ! ! !

Le maire seul et les adjoints peuvent pénétrer dans ce lieu, sans danger pour eux… et même pour ces dames.

Quiconque franchit le seuil de ce pouvoir municipal est traîné devant le juge de paix, qui condamne d'un air sévère. Ne se croirait-on pas vraiment au grand-duché de Gérolstein ? Or, il ne suffisait pas à M. le maire de fermer les portes de cet endroit dangereux, sale et charmant qu'on nomme les coulisses pour sauvegarder les mœurs de ses actrices, il s'est dit que les mauvais sujets pourraient, la représentation finie, emmener souper les chastes pensionnaires de la ville et il a fermé aussi le restaurant de nuit. V'lan !

En voilà un pasteur de vestales !

Elles ne sont pas contentes, les actrices. Ni celles du grand théâtre, ni celles du gentil Théâtre-Français, ni celles des Folies-Bergère ; M. le maire reste inflexible.

Mais on dit tout bas, tout bas, que cela profite beaucoup, beaucoup, à d'autres établissements qui ne ferment pas la nuit, ceux-là, et que la police municipale tolère, bien que la morale les repousse.

C'est là qu'on va boire, passé minuit.

Fermez donc ça, monsieur le maire !..

* * *

Sur le point de repartir pour Paris par l'odieux chemin de fer, nous jetons à l'eau ce journal, pour que le courant l'emporte à la mer.

Qui le trouvera ? Un Chinois peut-être ? Qui sait ?

Et nous signons

PIERRE-SIMON REMOU

JACQUES DÉRIVE

Trouvé par Maufrigneuse.

L'égalité
(Le Gaulois, 25 juin 1883)

De toutes les sottises avec lesquelles on gouverne les peuples, l'égalité est peut-être la plus grande, parce qu'elle est la plus chimérique des utopies.

Quand on aura établi l'égalité des tailles et l'égalité des nez, je croirai à l'égalité des êtres.

On me répondra : « Nous ne voulons parler ni d'égalité sociale, — un ministre est plus qu'un charbonnier, — ni d'égalité intellectuelle, — un artiste est plus qu'un ministre, — ni d'égalité de fortune, — M. de Rothschild possède plus qu'un simple électeur, son égal par le vote, — ni d'aucune sorte d'égalité effective ; nous voulons dire seulement que tous les Français sont égaux devant la loi. » (Ce principe, bien entendu, n'est ni appliqué ni applicable rigoureusement.)

Cependant cette idée de l'égalité des êtres a déjà fait faire, en politique, une série de folies que va bientôt terminer la plus pommée de toutes. Je veux parler du service militaire de trois ans obligatoire pour tout le monde.

Donc, on va prendre tous les Français quels qu'ils soient, de vingt à vingt-trois ans, et on va les enfermer dans une caserne où des sergents instructeurs leur apprendront à distinguer leur pied droit de leur pied gauche et à tourner au commandement.

Au bout de ces trois ans d'instruction militaire, ces hommes, redevenus citoyens, ne seront plus bons à grand-chose. Ils auront, dans tous les cas, perdu absolument l'habitude du travail intellectuel spécial de leur profession.

On n'y gagnera même pas un bon officier, car les bons officiers sont ceux qui, se sentant la vocation militaire, ont choisi spontanément la carrière des armes.

C'est ce qu'on appelle du patriotisme bien compris et de l'égalité bien entendue.

Des princes qu'on nommait les Médicis, et dont le nom est encore entouré d'une certaine gloire, ont eu jadis une manière de voir et de gouverner toute différente de celle que nous appliquent nos députés.

Ils ont pensé, ces naïfs, qu'un peuple était surtout grand par les arts, grand par ses grands hommes, grand par toutes les manifestations du talent et du génie. L'égalité ne les inquiétait guère ! Ils n'auraient point confondu Michel-Ange avec le fusilier Pitou. Ils n'auraient pas invité le sieur Raphaël, exerçant la profession de peintre, à perdre trois ans de ses travaux, afin d'apprendre à marcher en ligne et à astiquer des boutons de cuivre pour la plus grande gloire et le plus grand bien de sa patrie.

Ils s'étaient dit qu'un gouvernement artiste est le plus immortel de tous, et ils ont protégé les artistes, ils les ont aimés, soutenus, payés, attirés de tous les coins du monde ; si bien que le monde entier, encore aujourd'hui, a les yeux sur l'Italie. De tous les bouts de la terre, on vient voir cette terre peuplée de chefs-d'œuvre, mère des arts, mère des peintres, des poètes, des sculpteurs, des ciseleurs et des architectes ; non pas l'Italie du roi Humbert, ni (Italie de Garibaldi, — on va voir (Italie des Médicis, celle qu'ils ont faite et laissée immortelle, celle qu'ils ont meublée de merveilles pour jusqu'à la fin des siècles, celle où ils ont su faire éclore tous les génies en même temps.

On ne dit pas : le siècle de Charlemagne, ni le siècle d’Henri IV, ni le siècle de Napoléon. On ne dira point, plus tard, le siècle de Bismarck, malgré les victoires de ce ravageur stérile. On ne dira pas non plus : le siècle de la République, soyons-en bien persuadés.

Mais on dit : les siècles de Périclès, d'Auguste, de Louis XIV et des Médicis.


La France cependant aimait les arts et les pratiquait avec un certain succès.

Ils ne survivront point au coup que leur portent messieurs de la Chambre, au nom de l'égalité.

Donc, on va prendre, à vingt ans, tous ceux qui auraient été des artistes et, pendant trois ans, on va les détourner violemment de leurs préoccupations, de leurs études, de la pratique de leur art ; on va les abrutir le plus qu'on pourra, en faire des quelconques, des médiocres, et cela au nom du patriotisme et de l'égalité. On les prend à vingt ans, c'est-à-dire à l'âge où l'artiste éclot, où le tempérament se forme, où l'esprit commence à se posséder lui-même, à comprendre, à concevoir, à s'élargir, à s'envoler. On les garde trois ans, c'est-à-dire pendant la période où le talent en germes allait fleurir, où l'âme inquiète de l'adolescent allait devenir l'âme mûre de l'artiste, pendant la période où le talent se décide, choisit sa voie, porte ses premiers fruits. On les prend juste à l'heure du plus grand effort, à l'heure de la poussée de la sève, à l'heure décisive où ils ont le plus besoin de tout leur temps, de toute leur volonté, de toute leur force de travail, de toute leur liberté. Et quand on les rendra à la vie, ces peintres, ces musiciens, ces écrivains, ils auront tout oublié ; la flamme de l'art sera morte ; ils seront engourdis, incapables de reprendre leurs études. On va leur casser l'aile, comme on fait aux oiseaux captifs.

Car il n'est pas un tempérament d'artiste sur cent capable de résister à trois ans de caserne.

Ne voudrait-on pas voir, au contraire, tous ceux qui donnent des espérances de renommée pour cette France qui fut, qui est une terre artiste, protégés, secourus, mis à part, aidés dans leurs efforts et dans leur développement intellectuel, en dépit de la loi commune et de la fausse égalité ?

De la fausse égalité, car ce service de trois ans est une odieuse injustice. Tout, dans la vie, subit la loi des proportions. Ne serait-il pas injuste d'établir un impôt unique de cinq cents francs ou de mille francs par tête ? Cette charge, insignifiante pour les riches, serait accablante pour les pauvres.

Les mille francs du maçon ou du petit employé ont une autre valeur que les mille francs du baron de Rothschild.

Or, dites-moi, s'il vous plaît, si les trois ans de MM. Gounod, Meissonnier, Clairin, Gervex, Massenet, Saint-Saëns, etc., etc., n'ont pas une autre valeur que les trois ans du terrassier. Dites-moi s'il ne serait pas plus profitable à la patrie que ces hommes donnassent tout leur temps à l'art plutôt qu'à la caserne.

Trois ans de la vie d'un artiste, juste au moment où cet artiste se forme, où il va devenir lui, où il va s'affirmer, naître, mais cela vaut la vie entière de cent mille commerçants et de cent millions d'ouvriers !

MM. les députés ne pensent pas ainsi. Tant pis pour eux. Cela prouve qu'il y a loin entre eux et les princes de Médicis.

Ceux qui ont préparé la loi ont même une peur si véhémente qu'un jeune homme ne trouve le moyen d'échapper à la théorie qu'ils ont eu soin d'établir cette réserve :

« Nous proscrivons l'engagement volontaire dans les troupes non combattantes, afin de faire cesser un abus véritablement scandaleux. Sous prétexte, en effet, que les engagés volontaires sont admis à choisir le corps où ils veulent servir, nombre de jeunes gens, quelques jours avant de comparaître devant le conseil de révision, s'engagent dans les compagnies d'infirmiers ou d'ouvriers d'administration.

« Ces corps, par suite, sont encombrés de sujets dont les facultés, en temps de paix comme en temps de guerre, trouveraient un beaucoup plus utile emploi dans les troupes actives.

« Une si ardente recherche de situations que l'on suppose exemptes de toute fatigue et de tout danger est une honte pour la jeunesse française. »

Scandaleux, une honte. Voici d'abord un remarquable exemple de savoir-vivre, de bonne éducation politique ! Voici des compliments tout à fait distingués à l'adresse de tout le personnel du corps de l'intendance, qui avait sans doute la prétention de servir son pays avec ses facultés (facultés qui trouveraient, sans doute aussi, un plus utile emploi dans l'infanterie). Donc, les intendants ne servent pas leur patrie. Il résulte également de ce libellé que les facultés d'un boulanger, d'un tailleur, d'un bottier trouveraient un plus utile emploi appliquées aux marches militaires qu'utilisées pour la fabrication du pain, des culottes ou des souliers nécessaires aux troupes. Si un comptable me disait : « Je vais m'engager dans les bureaux où on se servira de mes connaissances », il se tromperait sur l'usage qu'on doit faire de ses facultés, et il commettrait une action véritablement honteuse. Quiconque a des facultés ne doit s'occuper que de la théorie. Quant aux officiers d'administration et aux ouvriers militaires, tous des cancres sans doute !

Ne dirait-on pas cette loi-là rédigée par le colonel Ramollot !

C'est qu'il ne s'agit ici que de l'éternelle question de la réclame électorale.

L'égalité est en ce cas le grand cheval de bataille du corps des députés qui, eux aussi, utiliseraient sans doute plus avantageusement leurs facultés à la caserne qu'à la Chambre.

Ils vont tuer, d'un coup, toute la production.artistique de notre pays. Le talent et le génie ont besoin d'être traités comme les plantes délicates qu'on élève en serre. Ils meurent étouffés dans la forêt populaire.

L'égalité est le mal dont nous mourrons, parce qu'elle n'existe nulle part dans la création ; elle est contraire aux lois du monde et dangereuse comme tout ce qui fait obstacle à l'ordonnance naturelle des choses.

Que MM. les députés se considèrent comme les égaux du premier venu, c'est leur droit.

D'autres ont l'orgueil excessif de s'estimer davantage.

Petits voyages
(Gil Blas, 17 juillet 1883)

En Auvergne


L'an dernier, les lecteurs l'ont oublié sans doute, j'avais entrepris de raconter une série de petits voyages pour ceux qui ne peuvent quitter leur demeure. Ils sont nombreux, hélas, ceux qu'attache au logis une profession tyrannique.

Parmi les riches et les demi-riches, tout le monde peut sortir de Paris au moins huit ou quinze jours par été, mais parmi les pauvres, j'entends surtout les pauvres ignorés, combien restent condamnés à la prison de la rue chaude et infecte ! Le métier les tient, les lie. On les voit, le soir, sur la chaise de paille au seuil de la boutique, le long du trottoir que baigne le ruisseau tari comme une simple rivière. Ils lèvent parfois les yeux vers la bande de ciel aperçue entre les toits, et ils regardent les traînées de pourpre que jette sur l'azur pâli le grand soleil qui se couche, là-bas, dans les campagnes vertes. Puis ce dernier flamboiement du jour s'éteint ; les étoiles à leur tour s'allument dans la ligne noire tracée par les murs de la rue ; on dirait une écharpe d'Orient constellée d'or. Les prisonniers de la ville regardent encore là-haut comme pour aspirer un peu de l'air frais des soirs, de cet air limpide et léger qui glisse dans les feuilles, à la nuit tombée.

Mais l'égout, l'égout du coin, souffle son haleine empestée, exhale les puanteurs violentes des fosses mêlées à la senteur plus fade et non moins odieuse des eaux charriées par les ruisseaux, des eaux de rue et de vaisselle.

Paris devient la cuve d'infection qu'il est aujourd'hui chaque soir. Et les pauvres gens, écœurés et patients, se lèvent, rentrent leurs chaises et vont se coucher, en fermant avec soin leurs fenêtres pour empêcher les haleines de la ville d'empuantir leurs chambres.

Étrange peuple qui fait des révolutions pour un mot dénué de sens, qui condamne, bannit, fusille, massacre des gens parce qu'ils ont à l'âme une opinion, une croyance niaise et inoffensive, et qui se laissent empoisonner sans murmurer par une société de malfaiteurs publics qu'on nomme, je crois, les ingénieurs de la ville.

Mais voilà ceux qu'il faut pendre, bourgeois, aux becs de gaz, autour des bouches d'égout. Faites-les fumer là-dessus, comme on fume dans les cheminées les jambons et les harengs ; passez-les aux vapeurs des fosses comme on parfume au benjoin.

Il vous faut des otages, gens de Belleville et de Montmartre. Cessez donc d'inscrire des innocents sur vos listes ; prenez vos conseillers municipaux, les directeurs des travaux, les ingénieurs. Leurs noms sont dans les annuaires, avec leurs adresses, ô citoyens, on les peut trouver facilement !

Un massacre d'ingénieurs serait d'ailleurs un bienfait public. Quand il s'agit de gâter une ville, un paysage, une chose belle et grande, ils arrivent ; et, inspirés par un génie spécial qu'on peut appeler le génie du Laid, ils gâtent tout d'un simple coup de plume.

Nous avons une chose unique au monde, si belle qu'on ne la peut imaginer quand on ne l'a pas vue. Le Mont Saint-Michel. Un bijou de granit, un colosse de dentelle, une merveille incomparable encadrée dans un paysage d'une invraisemblable beauté, dans un golfe de sable jaune, s'étendant à perte de vue.

Les ingénieurs sont arrivés qui ont fait une digue. La digue menace le monument et doit faire pousser des choux dans la mer de sable qui semble, au soleil couchant, un océan d'or.

Les architectes désespérés ont protesté, mais les ingénieurs tenaient bon pour les navets et pour la chute du monastère. Il a fallu réunir les ministres pour décider cette question.

Ils feraient des bords de trottoirs avec des marbres antiques, des tableaux à algèbre avec les toiles du Louvre, des cheminées de fabrique avec les tours de Notre-Dame, ces gens ; ils ont le génie du Laid.

Dans la charmante ville d'Ajaccio existait une adorable promenade, ombragée d'arbres, le long du golfe. C'était la promenade des soirées où tout le monde allait regarder la mer.

Les ingénieurs sont venus, et ils ont construit un mur, un mur de trois kilomètres, un mur deux fois plus haut qu'un homme entre le golfe et le chemin.

On circule aujourd'hui dans un couloir. Et la ville n'a plus de promenade.

Et pourquoi ce mur ? Pour rien ! Pour cacher la vue ! Parce que les ingénieurs ont jugé bon de faire un mur coûtant très cher.

L'indignation des habitants fut telle qu'on va, dit-on, détruire cette maçonnerie. Allons, tant mieux. Mais il serait préférable de détruire les ingénieurs, en y comprenant ceux des Tabacs qui nous fabriquent des cigares infiniment inférieurs à ceux que les négresses, là-bas, roulent sur leur cuisse, sans mathématiques. On ne pourrait faire grâce qu'aux ingénieurs des mines, leurs vilains travaux échappant au moins à nos yeux, et à notre odorat.

Quant aux autres ! Dès qu'ils arrivent dans un pays, ces gens à compas, ils sont plus dangereux que le choléra dont on nous menace, car le choléra ne détruit que des hommes et la nature les remplace, tandis que les ingénieurs détruisent la nature elle-même, la rendent grotesque comme ils voulaient faire au mont Saint-Michel, ou la rendent nuisible comme à Paris.

Donc, si vous voyez un ingénieur près de votre propriété, tuez-le. Car vous rie pouvez prévoir les imaginations effroyables de son esprit destructeur de la ligne et du beau !

Mais nous voici loin.

Je disais que l'an dernier, j'ai raconté quelques excursions, deux en Bretagne, une à Menton, une en Corse. Cette année nous avons visité Cannes, et fait dernièrement un petit voyage de Paris à Rouen, par la Seine. Traversons aujourd'hui l'Auvergne.

L'Auvergne est la terre des malades. Tous ses volcans éteints semblent des chaudières fermées où chauffent encore, dans le ventre du sol, les eaux minérales de toute nature. De ces grandes marmites cachées partent des sources chaudes qui contiennent tous les médicaments propres à toutes les maladies. Voici Vichy où l'on soigne les affections du foie, de la vessie, de l'estomac, des reins, de la gorge, de la rate, etc. ; voici Royat, où l'on guérit les maladies de la rate, de la gorge, des reins, de l'estomac, de la vessie, du foie, etc. Voici le Mont-Dore, La Bourboule, Saint-Nectaire, Châtel-Guyon, et tant d'autres lieux à filets de liquide minéralisé qui se vend en bains, en bouteilles et en douches ascendantes ou descendantes, selon les besoins de la clientèle.

La grande pharmacie souterraine d'Auvergne répond à toutes les exigences. Clermont-Ferrand, la capitale, s'étale dans une grande plaine enfermée par des montagnes. La ville est triste, un peu morte, et semble uniquement habitée par des paysans, tant on y rencontre de gens en blouse. L'Auvergnat manque d'élégance native. Il n'est pas fier comme l'Arabe, arrogant comme l'Espagnol, élégant et coloré comme l'Italien. Mais il n'a pas l'air non plus hâbleur comme le Méridional, ni rusé comme le Normand. Il semble honnête, simple et bon. On se sent ici chez un peuple de braves gens.

Un grand amphithéâtre de sommets entoure Clermont, dominé par le cône pesant et majestueux du Puy-de-Dôme, que couronnent les ruines d'un temple à Mercure. Une statue colossale du dieu dominait jadis toute la contrée.

Moins hauts, le Puy de la Vache, le Puy-Minchier, le Puy du Pariou, le Puy de la Vachère forment à leur grand frère un état-major de pics. Et sur presque tous ces sommets se creusent d'immenses cuvettes, anciens cratères, aujourd'hui des lacs. Ceux qui n'ont point d'eau, comme le Pariou, servent de nids aux orages. Dans cet immense entonnoir, profond de cent mètres, les nuages s'amassent, s'entassent, et la foudre soudain gronde au fond de la montagne, comme s'il s'y livrait une bataille de tonnerres.

Si Clermont n'a point l'aspect d'une ville gaie, elle possède au moins un bois de Boulogne aussi élégant et aussi fréquenté que celui de Paris. C'est Royat.

Tout au bout de la ville, dans un pli de montagne, la station thermale et charmante accumule ses grands hôtels sur la pente rapide d'une côte.

Une route s'en va vers le Nord. Suivons-la. Elle monte, elle monte, et la vue s'étend sur une plaine infinie peuplée de villages et de villes, riche et boisée, la Limagne. Plus on s'élève, plus l'on voit loin, jusqu'à d'autres sommets, là-bas, les montagnes du Forez. Tout cet horizon démesuré est voilé d'une vapeur laiteuse, douce et claire. Les lointains d'Auvergne ont une grâce infinie dans leur brume transparente.

La route est bordée de noyers énormes qui la mettent presque toujours à l'abri du soleil. Les pentes des monts sont couvertes de châtaigniers en fleur dont les grappes, plus pâles que les feuilles, semblent grises dans la verdure sombre. Sur les pics, on voit partout des châteaux en ruine. Cette terre fut hérissée de manoirs guerriers. Tous se ressemblaient d'ailleurs.

Au-dessus d'un vaste bâtiment carré, festonné de créneaux, s'élève une tour. Les murs n'ont pas de fenêtres, rien que des trous presque imperceptibles. On dirait que ces forteresses ont poussé sur les hauteurs comme des champignons de montagne. Elles sont construites en pierre grise, qui n'est autre chose que la lave des anciens volcans, devenue plus noire encore avec les siècles.

Et, tout le long des chemins, on rencontre des attelages de vaches traînant des dômes de foin. Les deux bêtes vont d'un pas lent, dans les descentes et les montées rapides, tirant ou retenant la charge énorme. Un homme marche devant et règle leur pas avec une longue baguette dont il les touche par moments. Jamais il ne frappe, il semble surtout les guider par les mouvements du bâton, à la façon d'un chef d'orchestre. Il a le geste grave qui commande aux bêtes ; et il se retourne souvent pour indiquer ses volontés. On ne voit jamais de chevaux, sauf aux diligences ou aux voitures de louage, et la poussière des routes, quand il fait chaud et qu'elle s'envole sous les rafales, porte en elle une odeur sucrée qui rappelle un peu la vanille et qui fait songer aux étables.

Tout le pays aussi est parfumé par des arbres odorants. La vigne à peine défleurie exhale une odeur peu sensible mais exquise. Les châtaigniers, les acacias, les tilleuls, les sapins, les foins et les fleurs sauvages des fossés chargent l'air de senteurs légères et persistantes.

On suit toujours la montagne. Toujours se déroule à droite l'immense plaine de la Limagne. On entre enfin dans Volvic, petite ville où l'on exploite la lave et que domine une vierge démesurée plantée au faite de la côte.

Bientôt apparaît un château féodal en ruine, Tournoël, puis un village, à l'entrée d'une gorge superbe qu'on a baptisée : « La fin du Monde. »

On dirait en effet que le monde finit là. La douce montagne d'Auvergne fait la sauvage et veut jouer au précipice. On s'avance dans une impasse de rochers nus d'où s'élance un torrent. On monte, on grimpe le long des corniches de pierre ; et soudain on parvient en haut, dans un petit vallon qui semble un parc anglais où le torrent de tout à l'heure n'est plus qu'un ruisseau clair, coulant sous les arbres, entre deux prairies que terminent des petits bois.

La route tourne dans un repli ombreux et voici Châtel-Guyon.

Cette ville où l'on soigne, comme chez ses rivales de l'Auvergne et d'ailleurs toutes les maladies connues, a cela de particulier qu'on y renouvelle chaque jour un des plus terribles supplices pratiqués par l'Inquisition, celui de l'eau. Comme on a beaucoup parlé, ces jours derniers, de cette opération délicate que les médecins voulaient expérimenter sur le comte de Chambord, je prendrai la peine de la décrire tout au long.

Trois hommes sont enfermés dans la salle de souffrance. Un d'eux, coiffé d'un bonnet grec, vêtu d'un tablier blanc, grand et fort avec des traits durs, tient dans les mains une sorte de camisole de force en caoutchouc. C'est le valet de torture, l'aide du grand exécuteur. Celui-ci, en redingote, le chapeau sur la tête, barbu, l'œil tranquille, inspecte les instruments. Partout des conduits de plomb et des robinets de cuivre. Une tige droite et menaçante descend directement du plafond, terminée par un bec assez semblable à ceux du gaz.

Un homme pâle, la face secouée de tressaillements, assis sur une chaise au milieu de l'appartement, regarde avec horreur autour de lui.

L'aide s'approche, saisit le patient, passe ses bras dans la cuirasse de caoutchouc, qui l'enferme et l'étreint. Une serviette encore lui serre le cou. C'est l'heure.

Deux récipients de verre sont posés à terre pareils à des bocaux pour poissons vivants. Dans l'un d'eux, nage et flotte une sorte de serpent rouge qui semble avoir trois têtes. Il est long, mince, roulé sur lui-même. L'exécuteur le saisit. C'est un tube à trois embouchures.

Une d'elles est appliquée au bout de la tige de fer tombant du plafond. Une autre descend dans un des récipients de verre. L'exécuteur prend la dernière. Le patient, pâle comme un mort, ouvre la bouche.

Alors, l'exécuteur, lui tenant le front, introduit au fond de sa gorge cette troisième tête du serpent. L'homme frémit, tousse, s'étouffe, se tord. Le tortureur pousse, enfonce, introduit jusqu'au fond (instrument de supplice.

Le patient tend les mains, râle, bave comme un chien enragé, et secoué de hoquets à la façon des gens atteints du mal de mer, cherche à rejeter l'horrible tube qui lui pénètre au fond du ventre. Alors, tout à coup, l'aide tourne un robinet et l'eau pénètre le patient, le gonfle à la façon des chameaux qui boivent aux citernes la provision d'un mois.

Son corps se tend, sa face devient violette. On croit qu'il va expirer !.. Mais, ô miracle, un filet d'eau soudain jaillit de l'embouchure posée dans le récipient de verre ; un filet d'eau qui n'est pas claire, mais qui soulage. Oh oui ! Oh oui !

Et la source ainsi passe dans le corps du malade ; le lavant, le nettoyant dans les coins inconnus de l'estomac ! L'eau coule, coule encore, coule toujours, jusqu'au moment où l'aide ferme le robinet. Alors, l'exécuteur enlève délicatement le tube, qu'on laisse ensuite tremper longtemps, non sans raison.

C'est là ce qu'on appelle vous laver l'estomac.

Au fond Châtel-Guyon pourrait bien n'être qu'une académie d'Aïssaouas où l'on apprend tout simplement à avaler des serpents, des sabres, et autres corps singuliers ; et je ne serais point surpris de voir débuter cet hiver aux Folies-Bergère la troupe de malades qui fait en ce moment son apprentissage. Les cures opérées en Auvergne sont parfois miraculeuses, et les médecins avantageusement remplacés par des gendarmes. Dans un village non loin d'ici est une vierge privilégiée qui rend grosses les femmes stériles. Il s'agit d'une vierge de pierre.

L'opération dite du Saint-Esprit avait eu lieu jadis de la façon suivante : chaque postulante devait frotter sa chemise contre Marie. Mais des scènes scandaleuses eurent lieu, et on fut contraint d'interdire le contact de la Vierge.

Comme la consigne n'était point observée, on appela un peloton de gendarmes qui se mit en bataille autour de la statue pour en interdire l'approche. Que firent alors les femmes ? Elles prièrent les gendarmes de se charger de frotter les chemises ; et chacune tendit un linge aux militaires. Le Français est galant. Les hommes prirent ce qu'on leur offrait et se mirent avec conscience à essuyer la bonne vierge, depuis le matin jusqu'au soir.

Le miracle fut complet. Toutes les femmes devinrent enceintes… grâce aux gendarmes.

Châtel-Guyon, qui n'a point de vierge fertilisante, avait l'an dernier un curé dont il voulait se débarrasser. L'histoire mérite d'être dite.

Une députation d'habitants alla trouver l'archevêque, qui refusa de changer son prêtre.

Alors le maire réunit son conseil municipal, qui décida la conversion en masse de la commune au protestantisme.

Un pasteur fut appelé. Il vint, ouvrit un temple. La population tout entière suivit ses prêches. L'Angleterre s'émut. Des journaux spéciaux, à Londres, annoncèrent cette conversion, prédirent celle de la France entière.

Le révérend, enthousiasmé, résolut de s'installer dans ce pays béni du ciel, et il partit pour chercher ses meubles.

Or, l'archevêque, dupé, mais malin, saisit juste ce moment pour envoyer un autre curé.

Quand le pasteur revint, il crut le pays devenu désert. Il allait de porte en porte ; appelant par leurs noms ses anciens auditeurs. Ils ne répondaient point, cachés au fond des caves. Après un mois d'attente, il repartit, et il parle encore aujourd'hui, dit-on, de cette ruse funeste du démon.

Sur un monticule s'élève un petit casino, temple d'un autre genre où un maître de chapelle de Paris, M. Bertringer, musicien enthousiaste, organise des concerts, qui seraient peut-être suivis s'ils étaient moins remarquables. On fait là ; dans cette gorge de montagne, loin de toute ville, de la grande et vraie musique.

Une jeune fille, Mlle Gentil, qui sera célèbre comme pianiste, fait partie de cette petite troupe excellente.

On joue aussi la comédie… Les acteurs appartiennent au jeune personnel de l'Odéon. L'actrice (elle est seule), Mlle Pinson, est charmante.

Et de la terrasse on aperçoit encore, entre deux roches, là-bas, la Limagne, la grande plaine d'Auvergne, avec la ville de Thiers tout au fond.

Ivan Tourgueneff
(Le Gaulois, 5 septembre 1883)

Le grand romancier russe, qui avait adopté la France pour patrie, Ivan Tourgueneff, vient de mourir après une horrible agonie qui durait depuis près d'un mois.

Il fut un des plus remarquables écrivains de ce siècle et en même temps l'homme le plus honnête, le plus droit, le plus sincère en tout, le plus dévoué qu'il soit possible de rencontrer. Poussant la modestie presque jusqu'à l'humilité, il ne voulait point qu'on parlât de lui dans les journaux ; et, plus d'une fois, des articles pleins d'éloges l'ont blessé comme des injures, car il n'admettait pas qu'on écrivît autre chose que des œuvres littéraires. La critique même des œuvres d'art lui semblait pur bavardage, et, quand un journaliste donnait, à propos d'un de ses livres, des détails particuliers sur lui et sur sa vie, il éprouvait une véritable irritation mêlée d'une sorte de honte d'écrivain, chez qui la modestie semble une pudeur.

Aujourd'hui que vient de disparaître ce grand homme, disons, en quelques mots, ce qu'il fut.

La première fois que je vis Ivan Tourgueneff, c'était chez Gustave Flaubert.

Une porte s'ouvrit. Un géant parut. Un géant à tête d'argent, comme on dirait dans un conte de fées. Il avait de longs cheveux blancs, de gros sourcils blancs, et une grande barbe blanche, et vraiment d'un blanc d'argent, luisant, tout éclairé de reflets ; et, dans cette blancheur, un bon visage calme, aux traits un peu forts ; une vraie tête de Fleuve « épanchant ses ondes », ou bien, encore, une tête de Père Éternel.

Son corps était très haut, large, plein sans être gros, et ce colosse avait des gestes d'enfant, timides et retenus. Il parlait d'une voix très douce, un peu molle, comme si la langue trop épaisse se fût remuée difficilement. Parfois, il hésitait, cherchant le mot précis en français pour exprimer sa pensée, mais il le trouvait toujours avec une étonnante justesse, et cette légère hésitation donnait à sa parole un charme particulier.

Il savait conter d'une façon charmante, prêtant aux moindres faits une importance artistique et une couleur amusante, mais on l'aimait moins encore pour la haute valeur de son esprit que pour sa naïveté bonne et toujours étonnée. Car il était invraisemblablement naïf, ce romancier de génie qui avait parcouru le monde, connu tous les grands hommes de son siècle, lu tout ce qu'un être humain peut lire, et qui parlait aussi bien que la sienne, toutes les langues de l'Europe. Il demeurait surpris, stupéfait devant les choses qui paraîtraient simples à des collégiens de Paris.

On eût dit que la réalité palpable le blessait, car son esprit ne s'étonnait point des choses écrites, alors qu'il se révoltait des moindres choses vécues. Peut-être son extrême droiture et sa large bonté instinctive lui faisaient-elles éprouver une sorte de froissement au contact des duretés, des vices et des duplicités de la nature humaine ; tandis que son intelligence, au contraire, alors qu'il songeait seul devant sa table, lui faisait comprendre et pénétrer la vie jusque dans ses hontes secrètes comme on voit, d'une fenêtre, dans la rue, des événements auxquels on ne prend point part.

Il était simple, bon et droit avec excès, obligeant comme personne, dévoué comme on ne l'est guère, et fidèle aux amis morts ou vivants.

Ses opinions littéraires avaient une valeur et une portée d'autant plus considérables qu'il ne jugeait pas au point de vue restreint et spécial auquel nous nous plaçons tous, mais qu'il établissait une sorte de comparaison entre les littératures de tous les peuples du monde qu'il connaissait à fond, élargissant ainsi le champ de ses observations, faisant des rapprochements entre deux livres parus aux deux bouts de la terre, en deux langues différentes.

Malgré son âge et sa carrière presque finie, il avait sur les lettres les idées les plus modernes et les plus avancées, rejetant toutes les vieilles formes des romans à ficelles et à combinaisons dramatiques et savantes, demandant qu'on fit « de la vie », rien que de la vie, — des « tranches de vie » sans intrigues et, sans grosses aventures.

Le « roman », disait-il, est la forme la plus récente de l'art littéraire. Il se dégage à peine aujourd'hui des procédés de la féerie qu'il a employés tout d'abord. Il a séduit, par un certain charme romanesque, les imaginations naïves. Mais, maintenant que le goût s'épure, il faut rejeter tous ces moyens inférieurs, simplifier et élever cet art qui est l'art de la vie, qui doit être l'histoire de la vie.

Quand on lui parlait des grosses ventes de certains livres du genre séduisant, il disait :

— Les gens qui ont l'esprit commun sont beaucoup plus nombreux que ceux doués d'un esprit délicat. Tout dépend de la classe d'intelligence à laquelle vous vous adressez. Un livre qui plaît à une foule ne nous plaira point à nous le plus souvent. Et, s'il nous plaît en même temps qu'à la foule, soyez sûrs que ce sera pour des raisons absolument opposées. Le don puissant d'observation qu'il avait lui fit apercevoir, bien avant qu'il apparût au grand jour, le germe fermentant de la révolution russe. Il constata cet état nouveau des esprits dans un livre célèbre, Pères et Enfants. Il avait appelé nihilistes les sectaires nouveaux qu'il venait de découvrir dans la foule agitée du peuple, comme un naturaliste baptise l'animal inconnu dont il révèle l'existence.

Un grand bruit se fit autour de ce roman. Les uns plaisantaient, d'autres s'indignaient ; personne ne voulait croire ce qu'annonçait l'écrivain. Ce nom de nihiliste resta sur la secte naissante, dont on a bientôt cessé de nier l'existence.

Depuis lors, Tourgueneff suivit avec cette passion désintéressée de l'artiste la marche et le développement de la doctrine révolutionnaire qu'il avait pressentie, reconnue et dévoilée.

N'appartenant à aucun parti, attaqué souvent par les uns et par les autres, se contentant de noter et d'observer, il publia successivement Fumées et Terres vierges, livres qui montrent de la façon la plus nette les étapes des nihilistes, la force et la faiblesse de ces esprits troublés, les causes de leurs défaillances et celles de leurs progrès.

Adoré par la jeunesse libérale, reçu avec des ovations, chaque fois qu'il rentrait en Russie, redouté par le pouvoir, un peu suspect aux partis extrêmes, admiré par tous, Tourgueneff ne retournait pourtant pas volontiers dans son pays, qu'il aimait ardemment ; car il gardait le souvenir de quelques jours de prison qu'il avait faits après la publication des Mémoires d'un Seigneur russe.

On ne peut faire ici l'analyse des œuvres de ce très grand homme, qui demeurera un des plus hauts génies de la littérature russe. Il restera, — à côté du poète Pouchkine, son ami, qu'il admirait ardemment, du poète Lermontoff et du romancier Gogol, — un de ceux à qui la Russie devra la plus grande et la plus éternelle reconnaissance, parce qu'il aura donné à ce peuple quelque chose d'immortel et d'inestimable : un art, des œuvres inoubliables, une gloire plus précieuse et plus impérissable que toutes les gloires ! Des hommes comme lui font plus pour leur patrie que des hommes comme le prince de Bismarck : ils se font aimer de tous les esprits élevés, dans toutes les parties de la terre.

Il fut, en France, l'ami de Gustave Flaubert, d'Edmond de Goncourt, de Victor Hugo, d'Émile Zola, d'Alphonse Daudet, de tous les artistes aujourd'hui connus.

Il adorait la musique et la peinture, vivant dans une atmosphère d'art, vibrant à toutes les impressions subtiles, à toutes les vagues sensations que donne l'art, et sans cesse à la recherche de ces jouissances délicates et rares.

Aucune âme ne fut plus ouverte, plus fine et plus pénétrante, aucun talent plus séduisant, aucun cœur plus loyal et plus généreux.

Ivan Tourgueneff
(Gil Blas, 6 septembre 1883)

Le nom du remarquable écrivain qui vient de mourir restera dans l'avenir parmi les grands noms de l'histoire des lettres.

Quand la Russie sera sortie de la période difficile qu'elle traverse ; quand ce peuple jeune et neuf aura pris sa place dans la civilisation et dans les arts, on reconnaîtra mieux qu'aujourd'hui quels génies lui ont ouvert la route.

Tourgueneff occupera le premier rang parmi ces esprits de la première heure, et par son talent, et par le rôle particulier qu'il a joué dans la politique par les lettres.

Ils ne seront d'ailleurs que cinq ou six, ces écrivains qui marcheront à la tête de la jeune littérature dans leur patrie.

Nous connaissons à peine leurs noms, nous autres qui ne savons rien de ce qui existe hors de chez nous.

Ce sont : Pouchkine, un Shakespeare adolescent, mort en plein génie, quand son âme, suivant son expression, s'élargissait, quand il « se sentait mûr pour concevoir et enfanter des œuvres puissantes. »

Il fut tué en duel en 1837.

Lermontoff, un poète byronien plus original même, et plus vivant, et plus vibrant et plus violent que Byron.

Il fut tué en duel en 1841 à l'âge de vingt-sept ans.

Gogol, un romancier de grande envergure, un créateur de la race de Balzac et de Dickens.

Il en reste un, bien vivant, homme politique autant que romancier et qui vient de jouer un rôle considérable dans les dernières années ; c'est le comte Léon Tolstoï, l'auteur de ce livre qui eut, par exception, un grand succès chez nous : la Paix et la Guerre.

Enfin, Ivan Tourgueneff vient de mourir.

La carrière littéraire de Tourgueneff fut des plus mouvementées et des plus singulières.

Il débuta jeune, très jeune. Se croyant poète comme tous les romanciers qui débutent, il avait fait quelques vers publiés sans grand succès. Alors, sentant venir le découragement, prêt à renoncer aux lettres, il allait partir pour étudier la philosophie en Allemagne, quand un encouragement inattendu lui vint du célèbre critique russe Belinski. Cet homme exerça sur le mouvement littéraire de son pays une influence décisive, et son autorité fut plus étendue, plus dominatrice que celle d'aucun autre critique en aucun temps et aucun lieu.

Il dirigeait alors une revue appelée « Le Contemporain », et il exigea de Tourgueneff une petite nouvelle en prose destinée à ce recueil.

Tourgueneff jeune, ardent, libéral, élevé en pleine province, dans la steppe, ayant vu le paysan chez lui dans ses souffrances et ses effroyables labeurs, dans son servage et sa misère, était plein de pitié pour ce travailleur humble et patient, plein d'indignation contre les oppresseurs, plein de haine pour la tyrannie.

Il décrivit en quelques pages les tortures de ces déshérités, mais avec tant d'ardeur, de vérité, de véhémence et de style, qu'une grande émotion s'en répandit, s'étendant à toutes les classes de la société.

Emporté par ce succès rapide et imprévu, il continua une série de courtes études prises toujours chez le peuple des campagnes ; et comme une multitude de flèches allant frapper au même but, chacune de ces pages frappait en plein cœur la domination seigneuriale, le principe odieux du servage.

C'est ainsi que fut composé ce livre désormais historique, qui a pour titre : Les Mémoires d'un Seigneur russe.

Mais quand il voulut réunir en volume tous ces morceaux détachés, l'éternelle censure mit son veto.

Le hasard d'un tête-à-tête en chemin de fer avec un des membres de cette institution tutélaire fit obtenir au jeune auteur l'autorisation demandée au personnage officiel qui paya de sa place cette complaisance.

Le livre eut un retentissement immense, fut saisi, et l'auteur arrêté passa un mois sous les verrous, non pas dans une prison comme celles où l'on enferme, chez nous, les hommes condamnés pour ces sortes de délits, mais au violon avec les vagabonds et les voleurs de grand chemin ; puis il fut envoyé en exil par l'empereur Nicolas.

Sa grâce, bien que réclamée par le czarewitch, fut longue à venir. La raison en tient peut-être à ce que, sur la demande de l'héritier impérial, Tourgueneff ayant adressé une lettre au souverain ne se prosterna point à ses pieds sacrés (variante de notre formule : « Votre très humble et très obéissant serviteur. »)

Il revint plus tard dans son pays, mais ne l'habita plus guère. Enfin, le 19 février 1861, l'empereur Alexandre, fils de Nicolas, proclama l'abolition du servage ; et un banquet annuel commémoratif fut institué où assistaient tous ceux qui avaient pris part à ce grand acte politique. Or, dans une de ces réunions, un célèbre homme d'État russe, Milutine, portant un toast à Tourgueneff, lui dit : « Le czar, monsieur, m'a spécialement chargé de vous répéter qu'une des causes qui l'ont le plus décidé à émanciper les serfs est la lecture de votre livre Les Mémoires d'un Seigneur russe. »

Ce livre est resté, en Russie, populaire et presque classique. Tout le monde le connaît, le sait par cœur et l'admire. Il fut l'origine de la grande réputation de son auteur comme écrivain et comme libéral (on pourrait dire comme libérateur) en même temps qu'il fut le principe de son immense popularité.

Mais un autre rôle politique était encore réservé à cet écrivain : c'est lui qui devait découvrir et baptiser les nihilistes.

Une agitation vague, encore insaisissable, travaillait la nation russe, comme ces ferments de maladie qui troublent longtemps notre corps avant qu'on puisse découvrir de quelle nature est l'atteinte. Or Tourgueneff, observateur attentif et profond, remarqua le premier cet état nouveau des esprits, l'éclosion lente de cette crise des maladies populaires, cette fermentation politique et philosophique encore obscure, qui devait soulever la Russie tout entière.

Dans un livre qui fit grand bruit : Pères et Enfants, il constata la situation morale de cette secte naissante. Pour la désigner clairement il inventa, il créa un mot : les Nihilistes.

L'opinion publique, toujours aveugle, s'indigna ou ricana. La jeunesse fut partagée en deux camps ; l'un protesta, mais l'autre applaudit, déclarant : « C'est vrai, lui seul a vu juste, nous sommes bien ce qu'il affirme. » C'est à partir de ce moment que la doctrine encore flottante, qui était dans l'air, fut formulée d'une façon nette, que les nihilistes eux-mêmes eurent vraiment conscience de leur existence et de leur force et formèrent un parti redoutable.

Dans un autre livre, Fumée, Tourgueneff suivit les progrès, la marche des esprits révolutionnaires, en même temps que leurs défaillances, les causes de leur impuissance. Il fut alors attaqué des deux côtés à la fois ; et son impartialité ameuta contre lui les deux partis rivaux.

C'est qu'en Russie comme en France, il faut appartenir à un parti. Soyez l'ami ou l'ennemi du pouvoir, croyez blanc ou croyez rouge, mais croyez. Si vous vous contentez d'observer tranquillement en sceptique déterminé ; si vous restez en dehors des luttes qui vous paraissent secondaires ; au si, même étant d'une faction, vous osez constater les défaillances et les folies de vos amis, ou vous traitera comme une bête dangereuse ; on vous traquera partout ; vous serez injurié, conspué, traître et renégat ; car la seule chose que haïssent tous les hommes, en religion comme en politique, c'est la véritable indépendance d'esprit.

Tourgueneff était, avec raison, considéré comme un libéral. Ayant raconté les faiblesses des révolutionnaires, on le traita comme un faux frère. Il n'en continua pas moins ses études sur ce parti toujours grandissant, si curieux et si terrible, et son dernier grand roman, Terres vierges, indique avec une surprenante clarté l'état mental du nihilisme actuel.

Il avait, par suite d'une indépendance absolue, une singulière situation dans sa patrie. Suspect aux gens du pouvoir et suspect aux révolutionnaires, il était, en réalité, un ami fidèle pour les uns et pour les autres et sans opinion. Les nihilistes réfugiés à Paris trouvaient toujours sa porte ouverte ; aussi chaque fois qu'il faisait en Russie son voyage annuel, ses amis français craignaient-ils quelque mesure de rigueur du gouvernement à son égard. La cour le ménageait sans lui témoigner grande amitié. Mais la jeunesse l'adorait, lui faisait des ovations bruyantes dans les rues de Saint-Pétersbourg.

Son œuvre littéraire est assez considérable. Ce n'est point le lieu de l'analyser ici. Mentionnons encore un fort beau roman : Les Eaux printanières.

Mais c'est peut-être dans les courtes nouvelles que se développe le plus l'originalité de cet écrivain qui est un prodigieux conteur.

Psychologue profond et artiste raffiné, il sait composer en quelques pages une œuvre absolue, indiquer des figures complètes en quelques traits si légers, si habiles qu'on ne comprend point comment de pareils effets peuvent être obtenus avec des moyens en apparence si simples. C'est un évocateur d'âmes, sans rival pour nous faire pénétrer les dedans d'un être dont il nous montre aussi les dehors comme si on le voyait, et cela sans qu'on remarque jamais ses procédés, ses mots, ses intentions et ses malices d'écrivain. Il sait créer surtout l'atmosphère de ses contes avec un incomparable génie. On se sent, dès qu'on lit une de ses œuvres, pris soi-même dans le milieu qu'il évoque, on en respire l'air, on en partage les tristesses, les angoisses ou les joies. Il apporte aux poumons une saveur étrange et particulière, il nous donne le goût de ses livres comme si on buvait quelque boisson délicieusement amère.

Lui aussi, c'était un mélancolique, mais un mélancolique doux, un résigné constatant la misère des choses et des êtres sans se révolter ou s'indigner. Il donne bien toute sa note si personnelle dans ces chefs-d'œuvre qui s'appellent l'Abandonnée, le Gentilhomme de la steppe, Trois Rencontres, le Roi Lear de la steppe, le Journal d'un homme de trop.

Il était, en littérature, dans les idées les plus modernes et les plus avancées, estimant que le romancier, n'ayant d'autre modèle que la vie, ne doit dépeindre que la vie telle qu'elle est, sans combinaisons ni aventures extraordinaires. Ce qu'on appelle l'intrigue dans un roman l'indignait, car il ne comprenait pas comment des gens peuvent être d'esprit assez naïf pour s'intéresser à des événements privés de vraisemblance. Il adorait cependant les poètes dont l'art, au contraire, consiste à nous nourrir de visions et d'illusions. Il mettait au premier rang Shakespeare, Gœthe et Pouchkine. Son esprit net s'accommodait mal de l'abondance sonore de Victor Hugo qui personnifie la poésie française. Peut-être aussi le tempérament philosophique de Tourgueneff s'étonnait-il du tempérament purement rêveur de Victor Hugo.

Les conceptions mystiques, étrangement déistes, les théories religioso-fantaisistes du grand poète français, son absence totale de génie scientifique, et les élans sublimes mais illogiques de son prodigieux génie poétique éveillaient des hésitations, des réserves dans l'esprit clair de ce romancier philosophe qui avait découvert une révolution naissante et qui s'attachait surtout à l'idée, qui pénétrait les hommes si facilement, qui aimait la science positive, et qui fut, dès son enfance, rebelle à tout dogme, à toute religion, à tout Dieu, qui resta l'athée le plus tranquille, le plus doux, mais le plus déterminé du monde, tellement indifférent à toute croyance qu'il s'étonnait même qu'on perdit son temps à parler de ces choses.

Le fantastique
(Le Gaulois, 7 octobre 1883)

Lentement, depuis vingt ans, le surnaturel est sorti de nos âmes. Il s'est évaporé comme s'évapore un parfum quand la bouteille est débouchée. En portant l'orifice aux narines et en aspirant longtemps, longtemps, on retrouve à peine une vague senteur. C'est fini.

Nos petits-enfants s'étonneront des croyances naïves de leurs pères à des choses si ridicules et si invraisemblables. Ils ne sauront jamais ce qu'était autrefois, la nuit, la peur du mystérieux, la peur du surnaturel. C'est à peine si quelques centaines d'hommes s'acharnent encore à croire aux visites des esprits, aux influences de certains êtres ou de certaines choses, au somnambulisme lucide, à tout le charlatanisme des spirites. C'est fini.

Notre pauvre esprit inquiet, impuissant, borné, effaré par tout effet dont il ne saisissait pas la cause, épouvanté par le spectacle incessant et incompréhensible du monde a tremblé pendant des siècles sous des croyances étranges et enfantines qui lui servaient à expliquer l'inconnu. Aujourd'hui, il devine qu'il s'est trompé, et il cherche à comprendre, sans savoir encore. Le premier pas, le grand pas est fait. Nous avons rejeté le mystérieux qui n'est plus pour nous que l'inexploré.

Dans vingt ans, la peur de l'irréel n'existera plus même dans le peuple des champs. Il semble que la Création ait pris un autre aspect, une autre figure, une autre signification qu'autrefois. De là va certainement résulter la fin de la littérature fantastique.

Elle a eu, cette littérature, des périodes et des allures bien diverses, depuis le roman de chevalerie, les Mille et une Nuits, les poèmes héroïques, jusqu'aux contes de fées et aux troublantes histoires d'Hoffmann et d'Edgar Poe.

Quand l'homme croyait sans hésitation, les écrivains fantastiques ne prenaient point de précautions pour dérouler leurs surprenantes histoires. Ils entraient, du premier coup, dans l'impossible et y demeuraient, variant à l'infini les combinaisons invraisemblables, les apparitions, toutes les ruses effrayantes pour enfanter l'épouvante.

Mais, quand le doute eut pénétré enfin dans les esprits, l'art est devenu plus subtil. L'écrivain a cherché les nuances, a rôdé autour du surnaturel plutôt que d'y pénétrer. Il a trouvé des effets terribles en demeurant sur la limite du possible, en jetant les âmes dans l'hésitation, dans l'effarement. Le lecteur indécis ne savait plus, perdait pied comme en une eau dont le fond manque à tout instant, se raccrochait brusquement au réel pour s'enfoncer encore tout aussitôt, et se débattre de nouveau dans une confusion pénible et enfiévrante comme un cauchemar.

L'extraordinaire puissance terrifiante d'Hoffmann et d'Edgar Poe vient de cette habileté savante, de cette façon particulière de coudoyer le fantastique et de troubler, avec des faits naturels où reste pourtant quelque chose d'inexpliqué et de presque impossible.

Le grand écrivain russe, qui vient de mourir, Ivan Tourgueneff, était à ses heures, un conteur fantastique de premier ordre.

On trouve, de place en place, en ses livres, quelques-uns de ces récits mystérieux et saisissants qui font passer des frissons dans les veines. Dans son œuvre pourtant, le surnaturel demeure toujours si vague, si enveloppé qu'on ose à peine dire qu'il ait voulu l'y mettre. Il raconte plutôt ce qu'il a éprouvé, comme il l'a éprouvé, en laissant deviner le trouble de son âme, son angoisse devant ce qu'elle ne comprenait pas, et cette poignante sensation de la peur inexplicable qui passe, comme un souffle inconnu parti d'un autre monde.

Dans son livre : Étranges Histoires, il décrit d'une façon si singulière, sans mots à effet, sans expressions à surprise, une visite faite par lui, dans une petite ville, à une sorte de somnambule idiot, qu'on halète en le lisant.

Il raconte dans la nouvelle intitulée Toc Toc Toc, la mort d'un imbécile, orgueilleux et illuminé, avec une si prodigieuse puissance troublante qu'on se sent malade, nerveux et apeuré en tournant les pages.

Dans un de ses chefs-d'œuvre : Trois Rencontres, cette subtile et insaisissable émotion de l'inconnu inexpliqué, mais possible, arrive au plus haut point de la beauté et de la grandeur littéraire. Le sujet n'est rien. Un homme trois fois, sous des cieux différents, en des régions éloignées l'une de l'autre, en des circonstances très diverses, a entendu, par hasard, une voix de femme qui chantait. Cette voix l'a envahi comme un ensorcellement. A qui est-elle, il ne le sait pas. Rien de plus. Mais tout le mystérieux adorable du rêve, tout l'au-delà de la vie, tout l'art mystique enchanteur qui emporte l'esprit dans le ciel de ~ la poésie, passent dans ces pages profondes et claires, si simples, si complexes.

Quel que fût cependant son pouvoir d'écrivain, c'est en racontant, de sa voix un peu épaisse et hésitante, qu'il donnait à l'âme la plus forte émotion.

Il était assis, enfoncé dans un fauteuil, la tête pesant sur les épaules, les mains mortes sur les bras du siège, et les genoux pliés à angle droit. Ses cheveux, d'un blanc éclatant, lui tombaient de la tête sur le cou, se mêlant à la barbe blanche qui lui tombait sur la poitrine. Ses énormes sourcils blancs faisaient un bourrelet sur ses yeux naïfs, grands ouverts et charmants. Son nez, très fort, donnait à la figure un caractère un peu gros, que n'atténuait qu'à peine la finesse du sourire et de la bouche. Il vous regardait fixement et parlait avec lenteur, en cherchant un peu le mot ; mais il le trouvait toujours juste, ou plutôt, unique. Tout ce qu'il disait faisait image d'une façon saisissante, prenait l'esprit comme un oiseau de proie prend avec ses serres. Et il mettait dans ses récits un grand horizon, ce que les peintres appellent « de l'air », une largeur de pensée infinie en même temps qu'une précision minutieuse.

Un jour, chez Gustave Flaubert, à la nuit tombante, il nous raconta ainsi l'histoire d'un garçon qui ne connaissait pas son père, et qui le rencontra, et qui le perdit et le retrouva sans être sûr que ce fût lui, en des circonstances possibles mais surprenantes, inquiétantes, hallucinantes, et qui le découvrit enfin, noyé sur une grève déserte et sans limite, — avec un tel pouvoir de terreur inexplicable, que chacun de nous rêva ce récit bizarre.

Des faits très simples prenaient parfois, en son esprit et en passant par ses lèvres, un caractère mystérieux. Il nous dit, un soir, après dîner, sa rencontre avec une jeune fille, dans un hôtel, et l'espèce de fascination que cette enfant exerça sur lui dès la première seconde ; il tâcha même de nous faire comprendre les causes de cette séduction, et il nous parla de la façon qu'elle avait d'ouvrir les yeux sans les fixer d'abord, et de ramener ensuite d'un mouvement très lent le regard sur les personnes. Il racontait le soulèvement de ses paupières, celui de la prunelle, le pli des sourcils, avec une si étrange netteté de souvenir qu'il nous fascina presque par l'évocation de cet œil inconnu. Et ce simple détail devenait plus inquiétant dans sa bouche que s'il eût dit quelque histoire terrible.

Le charme exquis de sa parole devenait étrangement pénétrant dans les histoires d'amours. Il a écrit, je crois, celle qu'il nous a dite d'une façon si attendrissante.

Il chassait, en Russie, et il reçut l'hospitalité dans un moulin. Comme le pays lui plaisait, il se résolut à y rester quelque temps. Il s'aperçut bientôt que la meunière le regardait, et, après quelques jours d'une galanterie rustique et délicate, il devint son amant. C'était une belle fille blonde, propre, fine, mariée à un rustre. Elle avait dans le cœur cette instinctive distinction des femmes qui comprennent par intuition toutes les choses subtiles du sentiment, sans avoir jamais rien appris.

Il nous conta leurs rendez-vous dans le grenier à paille, que secouait d'un tremblement continu la grosse roue toujours tournant, leurs baisers dans la cuisine pendant que, penchée devant le feu, elle faisait le dîner des hommes, et le premier coup d'œil qu'elle avait pour lui quand il rentrait de la chasse, après un jour de courses dans les hautes herbes.

Mais il dut aller passer une semaine à Moscou, et il demanda à son amie ce qu'il fallait lui rapporter de la ville. Elle ne voulut rien. Il lui offrit une robe, des bijoux, des parures, une fourrure, ce grand luxe des Russes.

Elle refusa.

Il se désolait, ne sachant quoi lui proposer. Il lui fit enfin comprendre qu'elle lui causerait un gros chagrin en refusant. Alors elle dit :

— Eh bien ! Vous m'apporterez un savon.

— Comment, un savon ! Quel savon ?

— Un savon fin, un savon aux fleurs, comme ceux des dames de la ville.

Il était fort surpris, ne comprenant guère la raison de ce goût étrange. Il demanda

— Mais pourquoi veux-tu justement un savon ?

— C'est pour me laver les mains et qu'elles sentent bon, et que vous me les baisiez comme vous faites aux dames.

Il disait cela d'une telle façon, ce grand homme tendre et bon, qu'on avait envie de pleurer.

Les inconnues
(Gil Blas, 16 octobre 1883)

Il n'est point d'écrivain qui n'ait ses inconnues. De temps en temps il trouve dans la case qui porte son nom au journal, ou bien il reçoit par l'intermédiaire de son éditeur une petite lettre parfumée, avec un chiffre élégant. Il l'ouvre avec un sourire, mais sans étonnement, et lit : « Monsieur, grande admiratrice de votre talent, j'éprouve le besoin de vous dire tout le plaisir que je ressens à vous lire, etc., etc. »

Puis elle demande pardon de faire perdre un temps si précieux ; mais, vraiment, elle voudrait bien un mot de réponse, rien qu'un mot ; et la lettre se termine par des sous-entendus de toute nature. Ces sous-entendus dépendent de l'âge et de la condition de celle qui écrit ; car il existe beaucoup de catégories d'inconnues.

Parlons d'abord des inconnues étrangères. Ce sont généralement des toquées, des intrigantes ou simplement des collectionneuses d'autographes. Parfois, cependant, on reçoit une photographie de jolie femme, qui fait venir l'eau à la bouche… Il serait peut-être bon que ces photographies fussent datées.

Les inconnues nationales se subdivisent en plusieurs classes.

1° Inconnues de province. — Cette classe se décompose en quatre groupes, savoir : la petite femme rêveuse, intelligente, une sorte d'Emma Bovary, qui, mariée à quelque bourgeois honnête et médiocre, ébauche platoniquement, en attendant mieux, avec un homme qu'elle juge un demi-dieu, le roman secret de sa vie. Elle vide son cœur en ses lettres, s'exalte, s'attendrit, aime de loin ce correspondant illustre qui veut bien répondre à ses appels, à ses élans vers un bonheur idéal.

La femme est pleine d'aspirations poétiques qui la conduisent invariablement à l'adultère. En province, dans la vie calme et morne de la famille, dans la petite maison de la petite ville, soumise aux habitudes odieuses et régulières de chaque jour, aux conversations banales du mari que ses affaires seules préoccupent, elle halète dévorée de désirs, assoiffée d'inconnu. Elle se dit : « Quoi ! Ce serait toujours ainsi, toujours, jusqu'à la mort ? Non, ce n'est pas possible. » Elle lit des vers, des romans ! Elle aime, sans les connaître ceux qui lui rendent moins tristes les heures, qui font passer quelques songes dans son existence misérable. Un écrivain surtout la fait palpiter, répond par la nature même de son talent à ses intimes et secrètes convoitises. Elle lui écrit ! S'il répondait ? Il répond. — La suite au prochain voyage à Paris.

2e groupe. — La châtelaine qui s'ennuie. Les gentilshommes chasseurs de son entourage l'écœurent, car elle a une âme qu'elle juge distinguée. Il faut quelqu'un de supérieur pour la comprendre. Elle le choisit parmi ceux que la Renommée favorise, et lui écrit. Ses lettres sont spirituelles, sans épanchements ; elle veut des détails sur lui, sur sa personne, sur sa vie. (Elle a eu soin de les prendre ailleurs avant d'écrire.) Elle tient surtout aux autographes. Elle veut meubler son existence un peu vide, son salon qui manque de célébrités, et, à l'occasion, son lit. Elle sera une de celles dont on dit : « X… l'aima longtemps », ou bien : « C'était à l'époque de la liaison de X… avec Mme B… » Cela fait date et vous pose une femme. Ne cite-t-on pas à tout moment les maîtresses de Musset, celles de Byron, celles de Mérimée ?

3e groupe. — La demoiselle de compagnie des châteaux qui cherche le placement de ses exaltations vagues, et une conquête, si c'est possible. Elle profitera de sa première sortie, après le retour des châtelains à Paris, pour aller tomber dans les bras du grand homme en lui criant dans le nez : « C'est moi. » Elle relit en attendant ses lettres, le soir, dans son lit, et regarde avec mépris les êtres inférieurs dont elle mange le pain.

4e groupe. — La vieille demoiselle solitaire. Toute sa vie fut triste, et elle rêva toute sa vie. Personne jamais ne l’a comprise, ne l'a connue. Elle a toujours souffert de cet abandon général, de cet isolement absolu. Une seule phrase peut-être, lue un soir à la clarté de la lampe, fa secouée jusqu'au fond de son pauvre cœur. Elle prend une feuille de papier et elle se met à écrire. Elle verse sur ce papier, d'une façon discrète cependant, toutes les intimes misères de son existence lamentable. Elle se rappelle peu à peu tant de chagrins qu'elle n'a jamais dits, tant de souffrances de l'âme, tant de jours sinistres écoulés les uns derrière les autres ! Elle conte tout cela, dans cette nuit d'épanchement, à cet homme, jeune peut-être, et qu'elle ne connaît point. Son cœur séché sans amour, donne à cet étranger sa dernière sève.

Mais l'écrivain lui répond, d'une façon douce, attendrie, fraternelle. Car il l'a devinée. Et pendant longtemps ils s'écriront ainsi, deviendront chers l'un à l'autre sans s'être vus, s'aimeront de loin jusqu'au jour où il cessera de recevoir les lettres de sa vieille amie. Alors il comprendra qu'elle est morte et il pensera longtemps à elle, tendrement et douloureusement, car il n'a même pas connu son nom.

Quant aux inconnues de Paris, elles sont de nature plus simple. Jeunes ou vieilles, elles cherchent des aventures.

EXEMPLE

« Monsieur, aimez-vous les femmes qui ne sont pas les premières venues ? Ne croyez pas que je vous propose une bonne fortune. Nullement. Je suis curieuse, voilà tout. Est-ce entendu ? Pas d'amour, de l'amitié si vous voulez et je vous assure que je suis une bonne amie discrète et fidèle. Je suis libre mardi soir. Venez au Français, telle loge. Je vous tendrai la main comme à un vieil ami, car nous aurons des témoins. Si je ne vous plais point vous ne reviendrez plus. Si je vous plais, tant mieux. Mais n'oubliez pas ceci. Point d'amour. Je ne serai jamais à vous.

K. R., n° 8, poste restante

Place de la Madeleine. »

Celle-là ne se donne pas le premier soir, à cause des témoins… mais le second ?…

AUTRE EXEMPLE

« Monsieur, il n'est rien de plus effronté qu'une femme du monde quand elle s'y met. Il me semble d'ailleurs en écrivant ainsi que je suis masquée, au bal de l'Opéra. Et vous savez qu'à l'Opéra on ose tout. Donc j'ose, sans aller par quatre chemins. Je ne suis pas vieille, je ne suis pas laide ; on peut m'aimer. Je m'ennuie. Les hommes qui m'entourent m'assomment. Voulez-vous que je vous enlève vendredi prochain ? Nous dînerons au cabaret, et je vous laisserai me baiser les mains. »

L'écrivain se frise les moustaches. C'est crâne, cela. Donc à vendredi.

Il arrive le premier, commande le dîner, et attend. Soudain la porte s'ouvre, une femme entre, voilée. La taille est un peu épaisse, mais la main blanche et fine ; car elle se dégante aussitôt. Puis elle pose ses deux bras sur les épaules de l'élu, le regarde au fond des yeux, et dit, d'une voix caressante, un peu voilée, comme timide : « Bonjour, mon ami. »

Il n'a plus qu'une chose à faire. Il prend dans ses bras sa conquête, et ému déjà, vibrant d'ardeur, il baise les voiles avec passion. Elle les relève un peu, jusqu'à la bouche, pas plus haut et rend franchement les baisers. Peu à peu l'étreinte se serre, elle défaille, trébuche, tombe et s'abandonne.

Puis, le tenant encore en ses bras, elle murmure : « Comme c'est gentil, dis, sans m'avoir vue, avec tout le mystère de l'inconnu. » Alors elle arrache sa dentelle.

Horreur ! Elle a cinquante-cinq ans !

Et il dîne en face d'elle comme en face d'un remords, avec la crainte grandissante du dessert. Elle lui prend et lui meurtrit le genou, lui écrase le pied.

Et elle lui conte les histoires de tous les hommes qu'elle rend fous d'amour.

Car elle se croit belle, et désirable !

Il n'ose plus parler, ni manger, ni rester, ni fuir. Une migraine affreuse, dit-il, le saisit, et il finit par échapper en jurant… mais un peu tard.

Et on l'y reprend toujours.

Car les écrivains sont fats et faibles comme d'autres. Ils donnent tête baissée, toutes les fois, dans les panneaux des inconnues.

Une vieille femme charmante m'a conté un soir l'aventure que voici :


« J'habitais une ville du centre de la France quand un livre de lui (je ne le nommerai pas), me tomba dans les mains. Ce fut comme une réponse à mes pensées intimes, et je lui adressai une longue lettre pleine d'admiration et d'entraînement.

« Il me répondit. J'écrivis de nouveau. Et cette correspondance ne lui déplut point sans doute, car il la continua avec une exactitude scrupuleuse.

« Nous devînmes amis, amis intimes. Je lui faisais toutes mes confidences. Il me racontait les dessous ignorés de sa vie, ses ennuis. Il s'épanchait enfin, se confiait tout entier à cette inconnue lointaine qui avait conquis son estime et son affection.

« Un jour je partis pour Paris, radieuse. J'allais le voir, lui serrer les mains, entendre sa voix, connaître son visage.

« Je lui écrivis de venir me trouver.

« Il refusa.

« Je fus atterrée. J'écrivis de nouveau. Il refusa encore. Il fallait, disait-il, garder toutes nos illusions que la réalité détruit toujours. La connaissance de nos êtres diminuerait l'intimité de nos cœurs. Nous nous aimions si bien que nous ne pouvions que troubler ces délicates et tendres relations.

« Enfin, il ne vint pas.

« Je retournai dans ma province, un peu attristée, et je continuai à lui envoyer toutes mes pensées. Quant à lui, il semblait même devenu plus affectueux, plus expansif.

« Je retournai à Paris pour m'y fixer, et, un jour, je reçois une lettre où il me demandait d'une façon détournée quelques détails sur ma personne. Il avait peur que je ne fusse laide.

« J'étais jolie, monsieur. Je puis bien le dire maintenant, très jolie même ; et je lui envoyai une description détaillée de moi, jusqu'à la taille… en partant de la tête. C'était déjà beaucoup.

« Le lendemain mon domestique jetait son nom dans mon salon plein de monde.

« Je tressaillis, près de perdre connaissance !

« Dieu, qu'il était laid !

« Tout petit, noir, l'air vieux, la figure grimaçante, il s'avançait intimidé au milieu du cercle d'hommes qui m'entourait.

« J'eus envie de me sauver. Non, ce n'était pas lui, ce singe, lui mon ami, mon cher confident, mon intime, lui ! Il me sembla tout à coup que je ne le connaissais plus. Que notre bonne affection était brisée, finie. Que j'avais perdu le doux secret, la consolation mystérieuse de ma vie. Je ne pourrais jamais écrire à ce magot ce que j'écrivais à l'autre. Et quelle tristesse, le soir ! J'en pleurai.

« Il n'avait guère parlé. Il n'avait fait que me regarder. Il revint le lendemain. Je n'étais pas seule. Il partit presque aussitôt, et il m'écrivit qu'il désirait me voir seule, longtemps.

« Oh ! Mais non… Pour rien au monde je n'aurais voulu maintenant me trouver seule avec lui ! Il était trop laid, vraiment trop laid ! Il y a des limites à tout.

« Lui, sans doute, ne me trouvait point si mal qu'il avait craint, car chaque jour il sonnait à ma porte. Je ne le recevais jamais, à moins que je ne fusse entourée d'amis. E je le voyais s'exaspérer et m'aimer chaque jour davantage, car il m'aimait éperdument.

« J'essayai par mes lettres d'apaiser cette passion inutile. Non je ne pouvais pas y répondre. C'était impossible, impossible.

« Lui, me suppliait de lui accorder un rendez-vous. Enfin je cédai et je lui fixai une heure où nous pourrions… nous expliquer.

« Il entra, nerveux, irrité : « Madame, dit-il, il faut choisir. Vous vous jouez de moi, vous me martyrisez, vous me désespérez. Il faut choisir entre le monde et moi. »

« Je le regardai longuement. — Non, je ne pouvais pas. — Alors, lui prenant la main : « Mon pauvre ami, lui dis-je, eh bien… je choisis le monde. »

« Il demeura d'abord debout, immobile, atterré. Puis il s'enfuit comme un fou.

« Il avait raison d'abord, monsieur, il ne fallait pas nous voir et troubler ainsi notre charmante intimité. »

Bataille de livres
(Le Gaulois, 28 octobre 1883)

On a fait grand bruit, au printemps, d'un livre de Mme Juliette Lamber, Païenne. On vient de faire encore du bruit autour du livre d'un jeune homme, M. Francis Poictevin ; et Mme Juliette Lamber se trouve, comme directrice de la Nouvelle Revue, un peu compromise littérairement en cette entreprise.

Bien que les querelles entre écoles soient choses inutiles en général, il est peut-être bon, de temps en temps, d'en parler, non pour convaincre les partis, mais pour tâcher simplement d'éclairer la question.

Païenne, de Mme Adam (Juliette Lambert), a été, en général, maltraitée par la presse. Païenne aurait paru voici trente ans, ou mieux, voici soixante, on l'aurait louée avec extase. Tout change, surtout la mode littéraire. Les œuvres de talent sont exposées, comme les autres, à subir les modifications du goût général. Seuls, les vrais chefs-d'œuvre n'ont rien à redouter du temps.

Je voudrais, sans blesser en rien Mme Adam, qui est une femme de haute valeur, dire, en toute franchise, en toute liberté, ce que je pense de son tempérament littéraire. Par cela même qu'on a été vif à son égard, je prends le droit d'exprimer hardiment mon opinion.

Avant tout intelligente ; fort habile à manier les gens, à les séduire et à les conquérir ; fine d'une finesse un peu brutale ; également aimable envers tous ceux qui en valent la peine, avec de légères préférences venues peut-être d'une sympathie ou peut-être d'une bonne politique ; travaillée par des préoccupations trop diverses pour avoir une véritable puissante ; puissante cependant à force de bonne grâce, Mme Adam semble être une force de la nature, une semi-paysanne simple et douée de mille flairs campagnards aiguisés par la grande habitude du monde, par le frottement continu de la société civilisée.

De cette nature féminine tout d'une pièce est résulté un singulier tempérament littéraire. Aimant les choses grandes et simples, Mme Adam s'est trouvée naturellement portée vers l'art grec, qui est purement plastique ; d'où il résulte qu'elle déteste notre art moderne, subtil, raffiné, tout de nuances. Son esprit sain et droit n'admet pas la complexe habileté des écrivains contemporains qui vont aux fonds mystérieux de l'âme pour y éveiller des sensations légères comme ces parfums rapides qui passent dans l'air, un soir d'été, qui vous effleurent une seconde et qu'on ne retrouve plus. Or, il est peu naturel de vouloir rester grec à notre époque faisandée. Et voilà pourquoi Païenne, qui est, à mon humble avis, la meilleure œuvre de Mme Juliette Lamber, n'a pas été comprise par tout le monde.

C'est un poème d'amour exalté et mystique, plein d'élans largement poétiques, plein d'ardeur, plein de remarquables qualités de style, mais où l'on rencontre aussi parfois une manière de dire les choses qui rappelle un peu les périphrases de l'abbé Delille.

Est-ce grec ? Le souffle sensuel et vraiment puissant qui passe dans ces pages est-il bien le même qui animait les grands maîtres sincères de l'Antiquité ? J'en doute un peu. Nous avons eu Florian depuis. L'inspiration grecque de Mme Adam est pleine de craintes modernes, d'hésitations devant la vérité impudique et toute nue. C'est un peu trop l'art grec comme l'aurait compris Mme de Staël, comme le comprenaient les élégants écrivains du siècle dernier.

Une des qualités de ce livre lui a nui. Ayant à exprimer des choses difficiles à dire, surtout pour une femme, l'auteur s'est efforcé d'être chaste dans son verbe. Il lui a donc fallu avoir recours à des tournures auxquelles nous ne sommes plus accoutumés. Elle appartient du reste à l'école littéraire qui nous vient de l'emphatique Jean-Jacques Rousseau, d'où sortit le pompeux et magnifique Chateaubriand, et qui semble finie à peu près depuis la mort de George Sand. Elle soigne son style. Soigner son style ne veut pas dire travailler son style. La nuance est délicate à saisir. On soigne son style quand on a un certain idéal de phrase élégante, sonore, mais monotone et un peu cérémonieuse. On travaille son style quand on pioche sa phrase sincèrement, sans parti pris de lui donner une certaine forme convenue dont on désire ne pas sortir.

Le style constamment soigné de Païenne a étonné bien des lecteurs habitués aux brusqueries et même aux brutalités de la phrase moderne. J'ai dit que Païenne était un poème, et un poème remarquable. Il est écrit en une sorte de prose poétique souvent heureuse, souvent charmante, souvent aussi maniérée, dans sa préciosité chantante.

Or, Mme Juliette Lamber reçut, vers le printemps dernier, un manuscrit d'un jeune homme, M. Francis Poictevin. Ce manuscrit portait le titre de Ludine. Après l'avoir lu, elle répondit la lettre suivante

« Ni la forme, ni le fond, ni le genre de votre étude féminine de Ludine ne peuvent convenir à la Nouvelle Revue. Cette prostituée inconsciente, idiote, autour de laquelle s'agitent tous les vices et toutes les bêtises sans qu'aucuns aient le relief satanique qui donne des allures dantesques au mal ; votre style cherché, tourmenté, souvent incompréhensible pour une femme passionnée de clarté, de belle langue française, me font vous dire : Il n'y aura jamais rien de commun entre votre talent et ce que je goûte. »

Ce qui veut dire, en dix lignes, mais clairement : « Votre livre est détestable. »

Une lettre aussi catégorique a lieu de surprendre quand on a lu ce roman de Ludine qui est, à beaucoup de points de vue, particulièrement intéressant. Intéressant par ses défauts même, autant que par ses qualités.

M. Francis Poictevin est atteint d'un mal étrange et presque inguérissable : la maladie du mot. Doué d'une observation infiniment délicate qui note surtout les presque insaisissables impressions, les fuyantes sensations, les malaises de l'âme, les troubles douloureux de l'être, qui s'attache à l'existence ordinaire, à l'incompréhensible, et monotone, et plate existence, qui pénètre dans les habitudes quotidiennes, et s'acharne aux détails presque insignifiants qui forment comme la pâte commune de notre vie, il s'imagine que, pour exprimer ces choses presque imperceptibles, pour nous les faire comprendre dans leur pauvre et si passagère réalité, il faut un vocabulaire spécial et des formes de phrase inusitées. Alors il invente des mots, il invente des verbes, des adverbes et des participes, il déforme les autres, combine des sens et des sons, et crée une langue curieuse, confuse, difficile, dont il faudrait presque la clef.

C'est une étude de le lire, mais une étude instructive et salutaire.

Il existe parmi les écrivains deux tendances : l'une qui pousse à simplifier ce qui est compliqué, l'autre qui pousse à compliquer ce qui est simple. M. Poictevin aime à compliquer, non seulement la pensée, mais aussi l'expression. Et, vraiment, je me demande s'il n'est pas possible de dire les choses les plus délicates, de saisir les impressions les plus fuyantes et de les fixer clairement avec les mots que nous employons ordinairement. Tout dépend de la manière de s'en servir. Tous ces engrenages de phrases, ces incidents interminables, ces contorsions, ces inversions, ces cabrioles et surtout ces déformations ne servent, le plus souvent, me semble-t-il, qu'à donner de la peine au lecteur.

Mais, une fois cette critique faite, je m'étonne que Mme Adam n'ait pas compris et savouré ce qu'il y a de remarquable dans Ludine, cette observation si profonde, si aiguë, si personnelle, si artistique de l'âme souffrante. Ce livre est curieux surtout parce qu'il est le type nouveau de cette littérature maladive, mais singulièrement pénétrante, subtile, chercheuse qui nous vient de ces deux maîtres modernes, Edmond et Jules de Goncourt. Le disciple n'a pas la sûreté du patron, sa dextérité à jouer avec la langue, à la disloquer à sa guise, à lui faire dire ce qu'il veut. Il est souvent confus, il peine, il s'efforce, il souffre, mais il nous rappelle en certaines pages ces chefs-d'œuvre, Manette Salomon et Germinie Lacerteux.

Jamais M. Francis Poictevin n'ira à ce qu'on appelle le grand public. Il peut en faire son deuil dès aujourd'hui. Mais il donnera aux artistes difficiles, aux artistes délicats, de très intéressantes et très nouvelles études. Ceux-là le liront, ils en seront peut-être un peu courbaturés le lendemain, mais ils en seront aussi souvent ravis. Sa manière est pénible, mais curieuse, et, parmi les livres parus depuis peu, Ludine me semble un des plus remarquables, sans oublier toutefois les petits contes, clairs ceux-là, et charmants, et si vrais, de M. Francis Enne, un autre jeune écrivain dont la renommée se fait vite.

À propos du peuple
(Le Gaulois, 19 novembre 1883)

Un écrivain de grand talent, M. Jules Vallès, me prenait à partie l'autre jour, et, me faisant l'honneur de me nommer au milieu d'illustres romanciers, il nous reprochait de ne pas écrire pour le peuple, de ne pas nous occuper de ses besoins, de mépriser la politique, etc. En un mot, nous ne nous inquiétons nullement de la question du pain ; et c'est là un crime qui suffirait à nous désigner, comme otages, à la prochaine révolution.

Au fond, M. Vallès, qui a pour les barricades un amour immodéré, n'admet point qu'on aime autre chose. Il s'étonne qu'on puisse loger ailleurs que sur des pavés entassés, qu'on puisse rêver d'autres plaisirs, s'intéresser à d'autres besognes. Je respecte cet idéal littéraire, tout en réclamant le droit de conserver le mien, qui est différent. Certes la barricade a du bon, comme sujet à écrire. M. Vallès l'a souvent prouvé ; mais je ne crois pas qu'elle soit plus utile à la question des boulangeries populaires que les amours de Paul et de Virginie.

Théophile Gautier, qui avait l'horreur du pain, prétendait que cette colle fade et insipide était une invention occidentale bête et dangereuse, imaginée par les bourgeois avares et qui leur avait valu des révolutions.

Je n'userai point de cet argument, bien qu'il me paraisse avoir tout juste autant de rapport avec la question, que la littérature en a avec la misère publique.

Certes, nous ne nourrissons point le peuple. Mais les sculpteurs non plus, non plus les violonistes, non plus les aquarellistes, non plus les graveurs de camées, et en général tous ceux qui se livrent à des professions artistiques.

Nous n'écrivons pas pour le peuple ; nous nous soucions peu de ce qui l'intéresse en général ; c'est vrai, nous ne sommes pas du peuple. L'Art, quel qu'il soit, ne s'adresse qu'à l'aristocratie intellectuelle d'un pays. Je m'étonne qu'on puisse confondre.

Si une nation ne se composait que du peuple, je comprendrais le reproche que nous adresse M. Vallès. Il n'en est point ainsi, heureusement !

Une nation se compose de couches très diverses (pour me servir d'une expression célèbre), allant des plus basses aux plus hautes, des plus ignorantes aux plus éclairées.

Le peuple, la foule, peine, s'agite, souffre, il est vrai, de mille privations, justement parce qu'il est le peuple, c'est-à-dire la masse à peine civilisée, illettrée, brutale. Mais une sélection se fait peu à peu dans cette foule. Des hommes plus intelligents s'en détachent, forment une autre classe intermédiaire, plus cultivée, supérieure. Cette classe a déjà des goûts, des besoins, des aspirations, un idéal enfin tout différents de ceux de la couche au-dessous.

Et toujours le même travail se produit dans la foule. Toujours les êtres d'élite s'élèvent, se séparent de la populace originelle, forment des classes d'individus de plus en plus cultivés, de plus en plus supérieurs.

La transformation complète, achevée, constitue l'aristocratie. Par aristocratie, je ne veux pas parler de la noblesse, mais, de toute la partie vraiment intelligente d'une nation. Car le même phénomène social se reproduit en sens inverse, et les races qui furent supérieures retournent souvent au peuple par suite de l'affaiblissement cérébral des générations.

Eh bien, mon cher confrère, c'est à cette élite, rien qu'à cette élite, que nous nous adressons ; nous ne nous occupons que d'elle, nous n'écrivons que pour elle ; et plus notre art est délicat, raffiné, plus est restreint notre public.

Cette aristocratie nous prouve, en achetant nos livres, que nous lui plaisons, que nous répondons à un besoin de son esprit. Nous fournissons à son intelligence un aliment qui n'est pas le pain du peuple.

Reprochez-vous à M. Broder de ne point fabriquer d'omnibus ? Est-il coupable parce qu'il ne confectionne que des voitures de luxe pour les gens riches ?

Et encore, cette comparaison n'est pas juste, car le romancier pourrait être utile au peuple si le peuple savait le comprendre et l'interpréter.

On ne peut nous demander qu'une chose : le talent. Si nous n'en avons pas, nous sommes tout juste bons à fusiller ; si nous en avons, il est de notre devoir de l'employer uniquement pour les gens les plus cultivés, qui sont seuls juges de nos mérites, et non pour les plus grossiers, à qui notre art est inconnu.

Mais, si le peuple était capable de lire les romanciers, les vrais romanciers, il y pourrait trouver le plus utile des enseignements, la science de la vie. Tout l'effort littéraire aujourd'hui tend à pénétrer la nature humaine et à l'exprimer telle qu'elle est, à l'expliquer dans les limites de la stricte vérité.

Quel service plus grand peut-on rendre à un pays que de lui apprendre ce que sont les hommes, à quelque classe qu'ils appartiennent, de lui apprendre à se connaître lui-même ?

C'est là, j'en conviens, le moindre souci des romanciers. Ils s'adressent à la tête seule de la nation ; que les politiciens s'occupent du bas.

Et soyez certain, mon cher confrère, que, malgré tout votre talent, le peuple se moque passablement de vos livres, qu'il ne les a pas lus, et que vos vrais appréciateurs sont ceux-là même qui méprisent le plus la politique.


Le peuple ! Certes, il mérite l'intérêt, la pitié, les efforts ; mais le vouloir tout-puissant, le vouloir dirigeant équivaut à réaliser le vieux dicton populaire : mettre la charrue avant les bœufs.

Il est malheureux en raison même de sa grossièreté. A mesure qu'il s'affine, il cesse de souffrir.

A l'automne, je voulus aller voir ces misérables qui travaillent dans les mines, ces forçats condamnés à la nuit éternelle, à la nuit humide des puits profonds.

Je sortais du Creusot cet admirable enfer. Là, les hommes, l'élite des ouvriers, vivent paisibles dans cette fournaise allumée jour et nuit, qui brûle leur chair, leurs yeux, leur vie. Demeurer huit jours auprès de ces brasiers effroyables semblerait à l'habitant des villes un supplice au-dessus des forces humaines. Eux, ces jeunes gens, passent leur existence dans ce feu, et ils ne se plaignent point, uniquement parce qu'ils travaillent, qu'ils sont intelligents, instruits, qu'ils s'efforcent, par le labeur, d'améliorer le sort que leur a fait l'inconsciente nature.

A Montceau, c'est autre chose. La masse des ouvriers appartient à la dernière classe du peuple. Ils ne sont capables, ces hommes, que de traîner la brouette et de creuser les noires galeries de houille. Ceux-là ne peuvent accomplir aucune besogne qui demande un travail d'esprit. Aussi essayent-ils de tuer leurs chefs, les ingénieurs. Leur sort pourtant n'est point si misérable qu'on le croit ; mais leur salaire est minime. A qui la faute ?

C'est un étrange pays que ce pays du charbon. A droite, à gauche, une plaine s'étend sur laquelle plane un nuage de fumée. De place en place, dans cette campagne nue, on aperçoit de singulières constructions que surmonte une haute cheminée. Ce sont les puits.

La ville est sombre comme frottée de charbon. Une poussière noire flotte partout, et, quand un rayon la traverse elle brille soudain ainsi qu'une cendre de diamants.

La boue des rues est une pâte de charbon. On sent craquer sous les dents de petits grains qui s'écrasent et qu'on aspire avec l'air.

A droite, d'immenses bâtiments tout noirs crachent une vapeur suffocante. C'est là qu'on prépare les agglomérés.

La poussière des mines, délayée dans l'eau, tombe en des moules et ressort sous la forme de briquettes au moyen de toute une série d'opérations ingénieuses qu'accomplissent des machines mues par la vapeur.

Voici un vrai troupeau de femmes occupées à trier le charbon. Elles ont l'air de négresses dont la peau, par place, serait marbrée de taches pâles ; et elles regardent avec des yeux luisants, effrontés. Quelques-unes, dit-on, sont jolies. Comment le deviner sous ce masque noir.

En sortant de cette usine sombre, on aperçoit une mine à ciel ouvert. La veine de houille à fleur de terre descend peu à peu, s'enfonce obliquement. Pour la rejoindre, bientôt il faudra creuser à quatre cents mètres.

Puis on traverse la plaine pour joindre une de ces constructions à haute cheminée qui indiquent l'ouverture des puits. A tout instant il faut enjamber les lignes de fer ; à tout instant, un train de houille arrive allant des mines aux usines, des usines aux mines. Toute la campagne est sillonnée de locomotives qui fument, de wagons descendant seuls les pentes. C'est un incroyable emmêlement de rails déroulés comme des fils noirs sur le sol gris où pousse une herbe malade.

Nous atteignons le puits Sainte-Marie.

A fleur de terre sous une couche de sable, on aperçoit un grand carré de petits chapeaux de fonte que surmontent des soupapes. Et de toutes ces cloches sortent de minces jets de vapeur. Une chaleur terrible s'en dégage. C'est là le dessus des chaudières.

La machine, à côté, installée dans une belle bâtisse, marche lentement, faisant tourner un lourd volant d'une façon calme et régulière.

Deux roues colossales déroulent le câble en fils d'aloès qui tient, descend et remonte la boîte de fer qui sert à descendre aux entrailles de la terre.

On nous prête des caoutchoucs ; on nous donne à chacun une petite lampe entourée d'une toile métallique. Nous nous serrons dans la grande chambre mobile qui va s'enfoncer dans le puits noir. L'ingénieur crie : « En route ! » Une sonnerie indique que nous allons à quatre cents mètres. La machine remue. Nous descendons.

C'est la nuit, la nuit froide, humide. Une pluie abondante tombe des parois du puits sur notre étrange véhicule, tombe sur nos têtes, coule sur nos épaules. Parfois, un courant d'air nous fouette le visage quand nous passons devant une galerie On a peine à se tenir debout, tant on est secoué dans cette machine.

Mais des voix, lointaines comme dans un rêve, sortent du fond de la terre. On parle, en bas, là-bas, sous nous. Nous arrivons. La descente a duré cinq minutes.

Les galeries n'ont que peu d'hommes. Les ouvriers vont au travail à quatre heures du matin et remontent au jour à une heure après midi. J'aimerais mieux cela que les fournaises du Creusot.

On ne voit rien, que des mares d'eau, dans un étroit souterrain. L'eau ruisselle des murs, coule en des ruisseaux rapides, jaillit entre les pierres.

Un autre bruit nous étonne : ce bruit continu et sourd des machines à vapeur. C'est une machine, en effet, qui boit cette eau et la jette au-dehors, à quatre cents mètres au-dessus de nous. Et voici, toujours dans l'ombre, un vaste bassin où puise cette pompe, où s'amassent tous les écoulements de la mine.

Les yeux enfin s'accoutument à l'ombre. Nous marchons, serrés derrière l'ingénieur ; car, si on se perdait dans les galeries, comment et quand en pourrait-on sortir ?

Nous marchons longtemps. Des moustiques nous bourdonnent aux oreilles, vivant on ne sait comment en ces profondeurs.

Aplatissons-nous contre la muraille. Voici un wagonnet de houille. Il est traîné par un cheval blanc qui va, d'un pas lent et résigné. Il passe. Une chaleur de vie, une odeur de fumier nous frappent : c'est l'écurie. Quinze bêtes sont là, condamnées à ces ténèbres depuis des années, et qui ne reverront plus le jour. Elles vivent dans ce trou, jusqu'à leur mort. Ont-elles, ces bêtes, le souvenir des plaines, du soleil et des brises ? Une image lointaine hante-t-elle leurs obscures intelligences ? Souffrent-elles du vague et constant regret du ciel clair ?

Parfois, quand l'une d'elles tombe malade, on la remonte une nuit, car la lumière du jour la rendrait aveugle. On la remonte et on la laisse libre, sur la terre.

Étonnée, elle lève la tête, aspire l'air frais, frissonne, remue le cou comme pour s'assurer que rien ne la tient plus ; puis elle s'élance éperdue. Elle s'élance, mais une force étrange la retient, car elle se met à tourner ainsi que dans un cirque, à tourner dans un cercle étroit, au grand galop, comme une folle. Il est inutile de l'attacher : elle ne sortira pas de cette piste, jusqu'au moment où elle tombera épuisée, ivre d'air.

Voici enfin les chantiers. Deux murailles noires et luisantes, à droite, à gauche, des trous s'enfoncent dedans. De fortes perches retiennent le charbon sur nos têtes, tout un échafaudage compliqué qu'il faut changer chaque fois qu'on attaque une couche nouvelle.

Le voilà donc ce ténébreux domaine des mineurs. Ténébreux, il est vrai ; mais les hommes, chaque jour, le quittent à une heure. Sont-ils plus à plaindre que les misérables employés qui gagnent quinze cents francs par an et qui sont enfermés du matin au soir en des bureaux si sombres que le gaz reste allumé tout le jour ?

Je n'en crois rien, et, s'il fallait choisir, j'aimerais peut-être encore mieux être mineur.

Les audacieux
(Gil Blas, 27 novembre 1883)

Toute une armée de critiques bardés de morale pousse des cris d'oies chaque fois qu'apparaît un livre audacieux. L'arsenal de leurs arguments n'est pas varié, d'ailleurs. — « Pourquoi nous dire ces choses ? — A quoi bon nous montrer ce qui est laid ? — Montrez-nous ce qui est bon, réconfortant, honnête. »

Ils parlent aussi de l'art moralisateur ; et chaque fois que l'écrivain s'enhardit jusqu'à décrire l'amour producteur (le seul utile à l'humanité), ils le soufflettent avec la litanie des adjectifs insultants.

Or, depuis qu'existe l'humanité, tous les grands écrivains ont protesté, par leurs œuvres, contre ces conseils d'impuissants.

La morale, l'honnêteté, les principes, sont des choses indispensables au maintien de l'ordre social établi. Il n'y a rien de commun entre l'ordre social et les lettres. Les écrivains (en exceptant les poètes) ont pour principal motif d'observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n'ont pas mission de moraliser ni de flageller, ni d'enseigner. Tout livre à tendances cesse d'être un livre d'artiste.

L'écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi, suivant son tempérament d'homme et sa conscience d'artiste. Il cesse d'être consciencieux et artiste, s'il s'efforce systématiquement de glorifier l'humanité, de la farder, d'atténuer les passions qu'il juge déshonnêtes au profit des passions qu'il juge honnêtes.

En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n'y a rien qu'efforts impuissants de pions. Aristophane n'est pas chaste, Lucrèce non plus, Ovide non plus, Virgile non plus, non plus Rabelais, Shakespeare, etc. Chacun doit écrire suivant les tendances naturelles de son esprit, sans parti pris d'aucune sorte pour ou contre la morale établie.

Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu'il raconte.

Il est indiscutable que les rapports sexuels entre hommes et femmes tiennent dans notre vie la plus grande place, qu'ils sont le motif déterminant de la plupart de nos actions.

La société moderne attache une idée de honte au fait brutal de l'accouplement (les anciens l'avaient divinisé de mille façons). La manière de voir a changé. Le fait est resté le même ; il a conservé la même importance dans les rapports sociaux. Et voilà que l'hypocrisie mondaine nous veut forcer à l'enguirlander de sentiment pour en parler dans un livre.

La société, qui défend la morale qu'elle s'est mise au dos, sent où le bât la blesse. Voilà tout.

Je tenais à proclamer le principe de la liberté de l'art avant de parler de deux livres nouveaux qui ont effarouché bien des lecteurs pudibonds.

Ces deux livres sont d'ailleurs absolument différents. L'un est un roman de longue haleine ; l'autre un recueil de nouvelles. Celui-ci provient de l'école des analystes subtils, compliqués ; celui-là de l'école des analystes brutaux. L'art du premier ne ressemble en rien à l'art du second. Mais tous deux sont audacieux et sincèrement écrits.

Un des jeunes gens de l'entourage d'Émile Zola, Léon Hennique, vient de donner son second grand roman moderne : L'Accident de Monsieur Hébert. Appartenant au groupe de ceux qu'on a baptisés les naturalistes, Léon Hennique semblait avoir cessé de travailler après la publication de La Dévouée qui remonte à quelques années.

Son livre est une étude hardie, et férocement vraie, de l'adultère bourgeois, tel qu'il se pratique tous les jours.

M. Hébert, magistrat de Versailles, a une jeune femme jolie, pareille à presque toutes les jeunes femmes, un peu rêveuse, rien qu'un peu, éprise d'un idéal en culotte rouge avec sabre au côté et moustache brune.

Les femmes, dont l'âme s'exalte, gonflée de fausse poésie, ont généralement deux types d'hommes qui servent de thème à leurs rêveries sentimentales — le bel officier — le grand artiste. Le bel officier qu'elles distinguent est généralement un grand fat, bien cambré, montrant sous le drap rouge de son pantalon, collant comme un maillot, des cuisses de danseuse, et dont tout le souci repose sur la forme de sa tunique et la frisure de ses moustaches.

Les officiers de valeur, ceux qui travaillent, étant souvent petits, mal bâtis, affligés de lunettes, maigres comme des cannes, ou ronds comme des citrouilles, faits enfin comme la plupart des hommes, les femmes poétiques ne les remarquent pas.

Le grand artiste qui plaît aux femmes est toujours un chanteur ou un comédien.

Donc, Mme Hébert s'était éprise, un jour de revue, d'un beau capitaine d'état-major, en le voyant dompter un cheval rétif. Elle lui écrit et devient sa maîtresse.

Louis Bouilhet, en deux vers charmants, portraiture cet idéal des jeunes femmes et des jeunes filles :

Puis, un beau mousquetaire arrive, un soir d'été,

Hardi, la barbe en croc, et la dague au côté.

L'adultère de Mme Hébert se déroule suivant les phases ordinaires. Elle aime sans aimer, se donne sans trop savoir pourquoi, et se figure ensuite qu'elle est follement éprise de son amant.

Hennique a analysé avec une singulière pénétration tout ce qui se passe dans le cœur des femmes en cette situation devenue si normale d'un ménage à trois. Il a su pénétrer toutes les délicates et subtiles sensations, les étranges raisonnements et les ruses naïves qu'elles ont.

Le mari et l'amant se sont connus au collège. Ils causent. Je cite : « A ce moment, par hasard, le magistrat et lui jetèrent un coup d'œil sur Mme Hébert. Elle était radieuse, entourant son mari et son amant d'un même nimbe, les couvait presque sous la chaleur de ses pensées… Leur entente la dilatait, l'enlevait de terre, la plongeait en une langueur si étrange et si douce qu'elle en avait mal à l'âme. » Les hommes mariés seront sans doute les seuls à ne pas savourer la profonde justesse de cette observation.

Celle-ci n'est pas moins frappante. Un ami vient de faire une plaisanterie un peu vive. — « Le visage de Mme Hébert devint glacial. Depuis sa faute, elle ne tolérait plus les expressions risquées, haïssait les moindres sous-entendus grivois. Tous échauffaient les relents de sa pudeur, lui semblaient dits pour elle, l'entouraient comme d'un vent de soufflets. »

Mais ce qu'il y a de particulièrement hardi et vrai dans ce livre, ce sont tous les détails intimes, les détails secrets, honteux et grotesques des liaisons tendres. Sans peur des indignations, le romancier a tout osé, tout dit, avec une bonne foi qui semble naïve. Il lave devant nous le linge sale de l'amour.

Le dénouement, d'une simplicité inattendue, sans machinations, sans drame, sans scènes violentes, apparaît comme une révélation.

Je me garderai d'une analyse plus complète de ce remarquable roman. Les livres d'observation ne sont point de ceux qu'on raconte.

Avec des allures moins vives, des hardiesses moins brutales, mais non moins complètes, le dernier livre de René Maizeroy : Celles qui osent, nous donne une note fort différente.

Aimant les femmes plus que tout au monde, cet écrivain raffiné, subtil et charmant nous offre une série de portraits de celles qui osent.

Quelle que soit la séduction des femmes absolument honnêtes, elles ont-certes moins d'attrait pour nous que celles dont on peut tout espérer. C'est à celles qui osent que nous devons nos meilleures joies et notre plus tendre reconnaissance.

René Maizeroy, dans une suite de nouvelles tantôt délicates, tantôt terribles, esquisse, à traits fins et puissants, de séduisantes figures de femmes.

Son style, plus sobre que dans ses derniers livres, indique plus fermement les lignes.

Ce qui transparaît avant tout dans ce volume, dans chaque conte, dans chaque phrase, c'est l'amour de la femme. La femme est là-dedans tout entière avec tout ce qu'il y a en elle de troublant pour nous ; avec sa nature câline, trompeuse, grisante, tendre et passionnée. On y sent la chair fraîche comme dans la demeure de l'ogre.

Il faudrait citer un à un ces courts et énergiques récits, depuis P.P.C. jusqu'à Sœur Jeanne.

Et je trouve dans P.P.C. quelques lignes qui donneront la note précise de ce livre plus qu'une longue explication.

« C'était (le baron Octave de Despeyroux) un passionné qui aimait la femme pour la femme, qu'elle fût rousse, blonde ou brune. Il avait des joies de collégien, des idolâtries de dévot à chaque alcôve qu'il remplissait du bruit de ses baisers. Il les adorait toutes, sans en aimer une seule, et n'avait qu'un but, qu'un rêve, les posséder les unes après les autres, dépenser dans leurs bras ses forces et ses millions, n'exister, ne penser, ne jouir que pour elles et avec elles.

« Et tout ce qui n'était pas l'amour lui semblait inutile et dérisoire. Les blondeurs d'une nuque, les contours d'un corsage, les dentelles d'une jupe bornaient son horizon, lui cachaient des réalités, l'emportaient en des paradis artificiels dont il ne s'échappait pas. Il trouvait les nuits trop brèves et les journées interminables. »

On pourrait écrire ces deux phrases comme épigraphe à Celles qui osent. Tant pis pour ceux qui jugeront ce volume un peu… cantharidé.

Sursum corda
(Le Gaulois, 3 décembre 1883)

Notre vieille Académie a des regains tous les ans. Elle fait refriser la petite tour qui lui sert aujourd'hui de perruque, ajuste dessus un bonnet de douairière à rubans, puis descend au coin du quai.

Tout le long des boîtes de livres étalés par les bouquinistes, des jeunes gens aux longs cheveux vont d'un pas lent, feuilletant les ouvrages. Elle leur souffle dans l'oreille : « Jeune homme, jeune homme, écoutez-moi. Si vous voulez monter chez moi, nous nous amuserons beaucoup. C'est tout près, là, dans cette maison, dont le toit a l'air d'un melon. Nous ferons un beau concours en vers français. Hein ! C’est amusant, ça ? Et je vous donnerai des prix. J'ai de l'argent que m'ont laissé de vieux messieurs. Je vous donnerai des prix de dix mille francs, de cinq mille, de deux mille et quinze cents. Venez ! »

Les jeunes gens sont tentés. Ils montent.

Donc, notre vieille Académie vient de distribuer ses prix. Elle avait offert comme thème, à l'inspiration payée des poètes, l'éloge de Lamartine. Ils ont rimé là-dessus quelques milliers de vers quelconques. Quelques bonshommes cérémonieux les ont lus et appréciés ; puis ils ont désigné un vainqueur, pour des motifs littéraires importants que nous ne pénétrons point ; et ils lui ont donné un satisfecit. Comme jadis le proviseur, M. Camille Doucet a proclamé :

« Premier prix de poésie française M. X…

Deuxième M. Y…

Troisième M. Z… »

Puis on a remis aux trois lauréats une bourse contenant de l'argent.

Mais comme il ne faut pas laisser tomber le niveau de l'art, et comme elle croit, la vieille, que c'est avec des écus seulement qu'on entretient chez les jeunes gens l'inspiration indépendante, la hauteur d'âme, la liberté des élans et la grande flamme poétique, elle a choisi avec peine un nouveau sujet pour l'année prochaine.

Or, comme elle est pleine d'idées nobles et généreuses, et comme elle a constaté de sa fenêtre « un certain abaissement des esprits, des âmes, et des caractères », elle a cherché « une formule qui, sans arrière-pensée, embrassât à la fois, dans un idéal poétique, l'art et la morale, la religion et le patriotisme » (on pourrait ajouter la cuisine et la trigonométrie). Alors un cri s'échappa de sa conscience : Sursum corda ! Son sujet était trouvé.

L'année prochaine elle trouvera de la même façon Kyrie eleison, et l'année d'après : « Deux et deux font quatre. »

Sursum corda ! Si seulement cela voulait dire : « Mes chers enfants, j'ai un petit cadeau à vous faire, et, comme il me faut un prétexte, je désire que vous me composiez une pièce de vers sur un sujet qui ne signifie rien du tout. Donc, allez-y franchement, avec votre nature d'artiste, votre inspiration propre et votre tempérament personnel. Que les lyriques fassent du lyrisme, que les familiers fassent de la poésie intime, les élégants de la poésie gracieuse. La seule devise de l'art est « Liberté. » Si tu disais cela, on te saluerait très bas, vieille !

Mais non, Sursum corda signifie : « Vous allez me parler de patrie, de revanche, d'honneur national ! Mettre en vers pompeux toutes les rengaines inutiles, faire rimer France avec espérance, Allemagne avec Que la honte accompagne. »

Mais, pauvre infirme, tu ferais bien mieux de leur donner un prix de gymnastique, à ces poètes. Cela servirait davantage tes desseins magnanimes.

Sursum corda ! Ils vont pondre dix mille vers que dix personnes liront, et cela pour faire sortir de leur abaissement « les esprits, les âmes et les caractères ! »

Oh ! Le bon billet, vraiment ! Y a-t-il rien de plus naïf, de plus niais, de plus enfantin ?

Oh ! Les concours académiques !

On ne comprendra donc jamais qu'il serait aussi stupide de vouloir imposer un sujet à un vrai poète que de forcer un chapelier à fabriquer des couteaux.

Et puis, morbleu ! Pourquoi l'Académie vient-elle se mêler de protéger les jeunes talents, elle qui sert d'Invalides à ceux qui sont fatigués.

Quel est son rôle ? Conserver les traditions de la langue française, ces traditions que les jeunes écrivains ont le devoir de saper sans cesse.

Cette assemblée d'hommes âgés veille autour du style académique, comme les antiques vestales autour du feu sacré. Elle veille à ce qu'il ne s'éteigne point.

Elle est la gardienne respectable des vieilles locutions de jadis. Mais aussi par cela même, elle devient l'ennemie professionnelle des artistes nouveaux, hardis, novateurs, indépendants, indépendants surtout.

Quand le plus grand romancier qui ait jamais vécu, Balzac, l'immortel Balzac, cet oseur, cet unique génie, désira se coiffer du dôme où sommeillent les Quarante, la vieille se mit à rire comme une petite folle. Balzac, de l'Académie ! Ah- ah-ah ! Que c'était drôle, vraiment !

Aucun des grands artistes audacieux ou rénovateurs n'en fut.

Est-ce que Molière en fut ? Est-ce que Baudelaire, le plus original de tous nos poètes ; est-ce que Th. Gautier et Gustave Flaubert, ces deux stylistes incomparables, en furent ? Victor Hugo seul y entra, après avoir longtemps frappé à la porte qui ne s'ouvrait point.

Est-ce que Th. de Banville et Leconte de Lisle, ces deux grands poètes vivants, en font partie ?

Elle ne peut élire et couronner que les jeunes vieux, les jeunes sans audace et sans cette sève poétique qui rajeunit le vieil arbre de l'Art. Elle ne peut apprécier que les versificateurs, et non les poètes.

Et qu'on lise la liste interminable de tous ceux qu'elle a couronnés depuis trente ans, on restera stupéfait devant tant de gloires demeurées inconnues.

Car elle se trompe toujours. Elle ne peut que se tromper. Elle apprécie ce qui fut et non ce qui sera.

Son action, qu'elle espère bienfaisante, est fatalement stérilisante, funeste. Elle prête ses béquilles à l'art, sa visière aux yeux hardis. Ses efforts n'amènent que des avortements.

Sursum corda ! C’est aux poètes qu'il faut crier : Sursum corda ! A ceux que tente la vaine gloire du concours de la vieille académie qui fait sonner les écus. Sursum corda ! Les hommes de lettres, seuls parmi les artistes, ont l'appréciable fortune d'être libres. Chez nous, point de pionnerie, point de récompenses, point de distinctions, point de grades. L'art, pour s'épanouir, n'a besoin que de liberté.

Nous vivons vraiment dans la République des lettres, mes frères. Les peintres ont l'inévitable concours du Salon, auquel ils ne peuvent guère se soustraire. Ils ont des juges, des récompenses, des votes, une hiérarchie, un jury qui les distingue et un ministre qui les décore. Ils demeurent jeunes élèves jusqu'au moment où, bardés de croix, ils pontifient à leur tour.

Ils ont des écoles payées par le gouvernement et des honneurs officiels.

Les musiciens ont aussi des concours, un Conservatoire, des Prix de Rome, des croix attachées sur leur veste après le jugement motivé de quelques vieux métronomes.

Nous autres, nous n'avons rien. Nous nous adressons à l'immense foule de ceux qui lisent ; nous nous faisons, dans le public, un public spécial plus ou moins affiné, plus ou moins délicat, plus ou moins artiste, plus ou moins nombreux, selon notre pouvoir et notre talent.

Seuls, nous sommes indépendants. Nous n'avons point de casiers ni de bureaux ; pas d'inspecteurs du beau style, pas de recteurs de l'inspiration, pas de directeurs du génie littéraire, pas de juges officiels enfin. On ne nous récompense pas, on ne nous hiérarchise pas, on ne nous décore pas, parce que nous sommes libres, sans attaches avec l'État, parce que nous sommes fiers, dédaigneux des honneurs publics, parce que nous sommes forts et révoltés contre toute bêtise, contre toute routine, contre tout ce qui menace notre irritable indépendance.

Comment se fait-il donc que des poètes acceptent ainsi d'être classés, comme des écoliers, et couronnés pour cet ingrat travail, pour cette composition si étrangère à la poésie ?

Ils ont du talent pourtant, et s'efforcent d'en mettre en ce concours inutile.

Ont-ils donc besoin de ces palmes ridicules, de cette gloire qui fait sourire les artistes et même les gens du monde ? Font-ils cela pour plaire à leur famille, pour étonner leur arrondissement ou pour se rassurer eux-mêmes sur leurs mérites ? Font-ils cela pour l'argent ? Un bon élève de concours, qui réussit tous les ans, peut gagner autant qu'un sous-chef de ministère.

Mieux vaudrait alors demander simplement un bureau de tabac. Cela ferait tout juste autant pour l'art littéraire, et éviterait bien des fatigues aux candidats.

Quant à l'Académie, quel service elle rendrait aux pauvres, en distribuant en bonnes œuvres, achats de hardes, de bois et de bœuf, son argent si mal employé !

La guerre
(Gil Blas, 11 décembre 1883)

Donc on parle de guerre avec la Chine. Pourquoi ? On ne sait pas. Les ministres en ce moment hésitent, se demandant s'ils vont faire tuer du monde là-bas. Faire tuer du monde leur est très égal, le prétexte seul les inquiète. La Chine, nation orientale et raisonnable, cherche à éviter ces massacres mathématiques. La France, nation occidentale et barbare, pousse à la guerre, la cherche, la désire.

Quand j'entends prononcer ce mot : la guerre, il me vient un effarement comme si on me parlait de sorcellerie, d'inquisition, d'une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.

Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ? Une ville chinoise nous fait envie : nous allons pour la prendre massacrer cinquante mille Chinois et faire égorger dix mille Français. Cette ville ne nous servira à rien. Il n'y a là qu'une question d'honneur national. Donc l'honneur national (singulier honneur !) qui nous pousse à prendre une cité qui ne nous appartient pas, l'honneur national qui se trouve satisfait par le vol, par le vol d'une ville, le sera davantage encore par la mort de cinquante mille Chinois et de dix mille Français.

Et ceux qui vont périr là-bas sont des jeunes hommes qui pourraient travailler, produire, être utiles. Leurs pères sont vieux et pauvres. Leurs mères, qui pendant vingt ans les ont aimés, adorés comme adorent les mères, apprendront dans six mois que le fils, l'enfant, le grand enfant élevé avec tant de peine, avec tant d'argent, avec tant d'amour, est tombé dans un bois de roseaux, la poitrine crevée par les balles. Pourquoi a-t-on tué son garçon, son beau garçon, son seul espoir, son orgueil, sa vie ? Elle ne sait pas. Oui, pourquoi ? Parce qu'il existe au fond de l'Asie une ville qui s'appelle Bac-Ninh ; et parce qu'un ministre qui ne la connaît pas s'est amusé à la prendre aux Chinois.

La guerre !.. se battre !.. tuer !.. massacrer des hommes !.. Et nous avons aujourd'hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec l'étendue de science et le degré de philosophie où est parvenu le génie humain, des écoles où l'on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de pauvres diables d'hommes innocents, chargés de famille, et sans casier judiciaire. M. Jules Grévy fait grâce avec obstination aux assassins les plus abominables, aux découpeurs de femmes en morceaux, aux parricides, aux étrangleurs d'enfants. Et voici que M. Jules Ferry, pour un caprice diplomatique dont s'étonne la nation, dont s'étonnent les députés, va condamner à mort, d'un cœur léger, quelques milliers de braves garçons.

Et le plus stupéfiant c'est que le peuple entier ne se lève pas contre les gouvernements. Quelle différence y a-t-il donc entre les monarchies et les républiques ? Le plus stupéfiant, c'est que la société tout entière ne se révolte pas à ce seul mot de guerre.

Ah ! Nous vivrons encore pendant des siècles sous le poids des vieilles et odieuses coutumes, des criminels préjugés, des idées féroces de nos barbares aïeux.

N'aurait-on pas honni tout autre que Victor Hugo qui eût jeté ce grand cri de délivrance et de vérité ?

Aujourd'hui, la force s'appelle la violence et commence à être jugée ; la guerre est mise en accusation. La civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. Les peuples en viennent à comprendre que l'agrandissement d'un forfait n'en saurait être la diminution ; que si tuer est un crime, tuer beaucoup n'en peut pas être la circonstance atténuante ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire.

Ah ! Proclamons ces vérités absolues, déshonorons la guerre !

Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Moltke, a répondu, voici deux ans, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici : « La guerre est sainte, d'institution divine ; c'est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments, l'honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme ! ».

Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ne rien étudier, ne rien apprendre, ne rien lire, n'être utile à personne, pourrir de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair pilée mêlée à la terre boueuse et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée sans profit pour personne, et crever au coin d'un champ tandis que vos vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim ; voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme !

Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre la nature, contre l'ignorance, contre les obstacles de toute sorte, pour rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs, des savants usent leur existence à travailler, à chercher ce qui peut aider, ce qui peut secourir, ce qui peut soulager leurs frères. Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l'esprit humain, élargissant la science, donnant chaque jour à l'intelligence une somme de savoir nouveau, donnant chaque jour à leur patrie du bien-être, de l'aisance, de la force.

La guerre arrive. En six mois, les généraux ont détruit vingt ans d'efforts, de patience, de travail et de génie.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. Alors que le droit n'existe plus, que la loi est morte, que toute notion du juste disparaît, nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu'ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés devant la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusils, histoire de rire.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Entrer dans un pays, égorger l'homme qui défend sa maison parce qu'il est vêtu d'une blouse et n'a pas de képi sur la tête, brûler les habitations de misérables gens qui n'ont plus de pain, casser des meubles, en voler d'autres, boire le vin trouvé dans les caves, violer les femmes trouvées dans les rues, brûler des millions de francs en poudre, et laisser derrière soi la misère et le choléra.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Qu'ont-ils donc fait pour prouver même un peu d'intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu'ont-ils inventé ? Des canons et des fusils. Voilà tout.

L'inventeur de la brouette, Pascal, n'a-t-il pas plus fait pour l'homme par cette simple et pratique idée d'ajuster une roue à deux bâtons que l'inventeur des fortifications modernes, Vauban ?

Que nous reste-t-il de la Grèce ? Des livres, des marbres. Est-elle grande parce qu'elle a vaincu ou parce qu'elle a produit ?

Est-ce l'invasion des Perses qui l'a empêchée de tomber dans le plus hideux matérialisme.

Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l'ont régénérée ?

Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement intellectuel commencé à la fin du dernier siècle par les philosophes révolutionnaires ?

Eh bien oui, puisque les gouvernements prennent ainsi le droit de mort sur les peuples, il n'y a rien d'étonnant à ce que les peuples prennent parfois le droit de mort sur les gouvernements.

Ils se défendent. Ils ont raison. Personne n'a le droit absolu de gouverner les autres. On ne le peut faire que pour le bien de ceux qu'on dirige. Quiconque gouverne a autant le devoir d'éviter la guerre qu'un capitaine de navire a celui d'éviter le naufrage.

Quand un capitaine a perdu son bâtiment, on le juge et on le condamne, s'il est reconnu coupable de négligence ou même d'incapacité.

Pourquoi ne jugerait-on pas les gouvernants après chaque guerre déclarée ? Pourquoi ne les condamnerait-on pas s'ils étaient convaincus de fautes ou d'insuffisance.

Du jour où les peuples comprendront cela, du jour où ils feront justice eux-mêmes des gouvernements meurtriers, du jour où ils refuseront de se laisser tuer sans raison, du jour où ils se serviront, s'il le faut, de leurs armes contre ceux qui les leur ont données pour massacrer, la guerre sera morte. Et ce jour viendra.

J'ai lu un livre superbe et terrible de l'écrivain belge Camille Lemonnier, et intitulé Les Charniers. Le lendemain de Sedan, ce romancier partit avec un ami et visita à pied cette patrie de la tuerie, la région des derniers champs de bataille. Il marcha dans les fanges humaines, glissa sur les cervelles répandues, vagabonda dans les pourritures et les infections pendant des jours entiers et des lieues entières. Il ramassa dans la boue et le sang « ces petits carrés de papier chiffonnés et salis, lettres d'amis, lettres de mères, lettres de fiancées, lettres de grands-parents ».

Voici, entre mille, une des choses qu'il vit. Je ne peux citer que par courts fragments ce morceau que je voudrais donner en entier :

« L'église de Givonne était pleine de blessés. Sur le seuil, mêlée à la boue, de la paille piétinée faisait un amas qui fermentait.

« Au moment où nous allions entrer, des infirmiers, le tablier gris, maculé de placards rouges, balayaient par la porte d'entrée une sorte de mare fétide comme celle où clapote le sabot des bouchers dans les abattoirs.

« … L'hôpital râlait… Des blessés étaient attachés à leur grabat par des cordes. S'ils bougeaient, des hommes les tenaient aux épaules pour les empêcher de se mouvoir. Et quelquefois une tête blême se dressait à demi au-dessus de la paille et regardait avec des yeux de supplicié l'opération du voisin.

« On entendait des malheureux crier en se tordant, quand le chirurgien approchait, et ils cherchaient à se mettre debout pour se sauver.

« Sous la scie, ils criaient encore, d'une voix sans nom, creuse et rauque, comme des écorchés : « Non, je ne veux pas, non laissez-moi… ». Ce fut le tour d'un zouave qui avait les deux jambes emportées.

Faites excuse, la compagnie, dit-il, on m'a ôté les culottes.

« Il avait gardé sa veste, et ses jambes étaient emmaillotées, vers le bas, dans des lambeaux où suintait le sang.

« Le médecin se mit à enlever ces lambeaux, mais ils collaient l'un à l'autre, et le dernier adhérait à la chair vive. On versa de l'eau chaude sur le grossier bandage, et, à mesure qu'on versait l'eau, le chirurgien détachait les loques.

Qui t'a amidonné comme ça, mon vieux ? demanda le chirurgien.

C'est le camarade Fifolet, major.

Ouf, ça me tire jusque dans les cheveux. — Il avait eu le… emporté et moi les jambes. Et je lui dis : […]

« La scie, étroite et longue, laissait des gouttelettes, à chacune de ses dents.

« Il y eut un mouvement dans le groupe. On déposait à terre un tronçon.

Encore une seconde, mon brave, dit le chirurgien.

« Je passais ma tête dans le créneau des épaules et je regardai le zouave.

Allez vite, major, disait-il ; je sens que je vais battre la breloque.

« Il mordait sa moustache, blanc comme un mort et les yeux hors la tête. Il tenait lui-même à deux mains sa jambe et hurlait par moment d'une voix grelottante un « hou ! » qui vous faisait sentir la scie dans votre propre dos.

C'est fini, mon vieux loup ! dit le chirurgien en abattant le second moignon.

Bonsoir ! dit le zouave.

« Et il s'évanouit ».

Et je me rappelle, moi, le récit de la dernière campagne de Chine, fait par un brave matelot qui en riait encore de plaisir.

Il me raconta les prisonniers empalés le long des routes pour amuser le soldat ; les grimaces si drôles des suppliciés ; les massacres commandés par des officiers supérieurs, pour terroriser la contrée, les viols dans ces demeures d'Orient, devant les enfants éperdus, et les vols à pleines mains, les pantalons noués aux chevilles pour emporter les objets, le pillage régulier, fonctionnant comme un service public, dévastant depuis les petites cases du tout petit bourgeois jusqu'au somptueux palais d'été.

Si nous avons la guerre avec l'empire du Milieu, le prix des vieux meubles de laque et des riches porcelaines chinoises va baisser beaucoup, messieurs les amateurs.

La finesse
(Gil Blas, 25 décembre 1883)

Vraiment, l'esprit français semble malade. On l'a souvent comparé à la mousse de vin de Champagne. Or, tout vin longtemps débouché s'évapore, il en est de même de l'esprit, sans doute.

Nous avons gardé, il est vrai, quelque chose qui nous tient lieu d'esprit : la blague… Mais nous avons perdu la qualité première qui constituait la marque française : la Finesse.

Aujourd'hui, nous remplaçons cette antique qualité nationale par quelque chose de brutal, de grossier, de lourd. Nous rions sottement.

L'esprit, en France, avait plusieurs sortes de manifestations. On pouvait le classer par genres :

L'esprit des rues ;

L'esprit des salons ;

L'esprit des livres.

Qu'est-ce que l'esprit ? Le dictionnaire n'en donne point de définition. C'est un certain tour de pensée tantôt joyeux, tantôt comique, tantôt piquant, qui produit dans l'intelligence une sorte de chatouillement agréable et provoque le rire.

On appelle rire une gaieté particulière de l'âme qui se manifeste par des grimaces, des plis nerveux autour de la bouche, et des petits cris saccadés qui semblent sortir du nez.

Or, à Paris, le rapprochement imprévu, bizarre, de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une calembredaine quelconque, une acrobatie de langage fait passer à travers la ville un souffle de contentement.

Pourquoi tous les Français rient-ils, alors que tous les Anglais et tous les Allemands trouveront incompréhensible notre amusement ? Pourquoi ? Mais parce que nous sommes Français, que nous avons l'intelligence française et que nous possédons cette charmante et alerte faculté du rire.

Mais nous rions, aujourd'hui, pour des sottises tellement lourdes qu'on en demeure confondu.

Sous la Fronde, sous la Régence, sous la Restauration, sous Louis XVIII les mots qui couraient la ville avaient une verve agile, une pointe effilée, parfois même empoisonnée, et toujours une portée secrète. Derrière la drôlerie ou la perfidie du trait se cachait une pensée subtile. Cela sonnait clair comme de la bonne monnaie d'argent. Aujourd'hui l'esprit sonne faux comme du plomb.

Est-il possible vraiment que depuis quatre ou cinq ans tout l'effort de l'intelligence alerte de la France aboutisse à travers les mots v'lan et pschutt ! V'lan ! Pschutt ! Pourquoi V'lan ? Pourquoi Pschutt ? Qu'y a-t-il de drôle dans ces deux syllabes ? Quel flot de stupidité a donc noyé notre esprit ?

« En France, l'esprit court les rues », dit-on. On l'y rencontre cependant de moins en moins. Mais où apparaît le plus cette décadence, c'est assurément dans les salons.

La conversation y est généralement banale, courante, oiseuse, toute faite, monotone, à la portée de chaque imbécile. Cela coule, coule des lèvres, des petites lèvres des femmes qu'un pli gracieux retrousse, des lèvres barbues des hommes qu'un bout de ruban rouge à la boutonnière semble indiquer intelligents. Cela coule sans fin, écœurant, bête à faire pleurer, sans une variante, sans un éclat, sans une saillie, sans une fusée d'esprit.

On parle musique, art, haute poésie. Or il serait cent millions de fois plus intéressant d'entendre un charcutier parler saucisse avec compétence que d'écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités sur les seules choses grandes et belles qui soient.

Croyez-vous qu'ils pensent à ce qu'ils disent, ces gens ? Qu’ils fassent l'effort de comprendre ce dont ils s'entretiennent, d'en pénétrer le sens mystérieux ? Non.

Ils répètent tout ce qu'il est d'usage de répéter sur ce sujet. Voilà tout. Aussi je déclare qu'il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve, et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd'hui dans ce qu'on appelle le monde et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu'on entend à tout propos.

Quelques salons font exception. Ils sont rares.

Je ne prétends point qu'on doive dégager dans une causerie de dix minutes le sens philosophique du moindre événement, cet « au-delà » de chaque fait raconté, qui élargit jusqu'à l'infini tout sujet qu'on aborde.

Non certes. Mais il faudrait au moins savoir causer avec un peu d'esprit.

Causer avec esprit ? Qu'est-ce que cela ? Causer c'était jadis l'art d'être homme ou femme du monde, l'art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n'importe quoi, de séduire avec rien du tout.

Aujourd'hui on parle, on raconte, on bavarde, on potine, on cancane ; on ne cause plus, on ne cause jamais.

Berlioz a écrit dans une de ses lettres :

« Je vis, depuis mon retour d'Italie, au milieu du monde le plus prosaïque, le plus desséchant. Malgré mes supplications de n'en rien faire, on se plaît, on s'obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie ; ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid : on dirait qu'ils parlent vin, femmes, émeutes ou autres cochonneries. Mon beau-frère surtout, qui est d'une loquacité effrayante, me tue. Je sens que je suis isolé de tout ce monde par mes pensées, par mes passions, par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon cœur, par tout. »

Eh bien ! Savoir causer, c'est savoir parler vin, femmes, émeutes… et autres balivernes, sans que ce soit jamais… ce que dit Berlioz.

Comment définir ce vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquettes avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie spirituelle ?

On s'embourbe aujourd'hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues qui n'intéressent aucun voisin.

Et puis toujours la conversation se traîne sur les faits politiques du jour ou de la veille. Jamais plus elle ne s'envole d'un coup d'aile pour aller d'idée en idée, comme jadis.

Mais ce n'est point seulement de la conversation qu'a disparu la charmante finesse française. La société actuelle, composée presque exclusivement de parvenus récents, a perdu un sens délicat, une sorte de flair subtil, insaisissable, inexprimable, qui appartient presque exclusivement aux aristocraties lettrées et qu'on peut appeler : le sens artiste.

Un artiste ! Le public d'aujourd'hui qui lit avidement des pamphlets ineptes en les déclarant spirituels uniquement parce qu'ils lèvent les masques, ne comprend nullement ce que signifie ce mot « artiste » appliqué à un homme de lettres. Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l'extrême ce sens artiste qui disparaît, il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l'auteur, lisait lentement, sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s'il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l'influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.

Quand un homme, quelque doué qu'il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n'est pas dans le fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l'exprimer, il n'a pas le sens de l'art.

La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu'elles disent ; elle vient d'une accordance absolue de l'expression avec l'idée, d'une sensation d'harmonie, de beauté secrète échappant la plupart du temps au jugement des foules.

Musset, ce grand poète, n'était pas un artiste. Les choses charmantes qu'il dit en une langue facile et séduisante, laissent presque indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l'émotion d'une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.

La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques, un peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l'extase que nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.

Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs ne leur demandent qu'un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d'autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d'une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.

Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l'évocation d'un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu'on lui montre. Il serait inutile d'essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.

Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s'étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu'ils ignorent ; et ils sourient en haussant les épaules. Qu'importe. Ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n'ont point d'oreille.

Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l'art, pour se comprendre comme s'ils se servaient d'un langage ignoré des autres.

D'où vient donc cette lourdeur de nos esprits ? Des mœurs nouvelles ? Ou des hommes nouveaux ? Des deux, peut-être. Sans doute aussi du gouvernement ! Mais je ne voudrais pas accuser le gouvernement d'avoir produit le phylloxéra ou la maladie des pommes de terre. Ces sortes d'accusations, fréquentes d'ailleurs, ne sont pas assez justifiées. Mais on peut, sans crainte de se tromper, l'accuser de nous rendre épais comme des Allemands.

Tel maître, tel valet, dit un proverbe. Tel roi, tel peuple. Si le prince est spirituel, artiste et lettré, le peuple aussitôt devient artiste, lettré et spirituel. Quand le prince est lourdaud, le peuple entier devient stupide. Or, nos princes, on peut l'avouer, ne sont ni artistes, ni lettrés, ni fins, ni élégants, ni délicats. Par « nos princes » j'entends nos députés. Quelques-uns font exception ; mais ils ne comptent pas, noyés dans la masse des représentants crottés du suffrage universel.

Et le chef de l'État, fort honnête homme, ne cherche pas à faire de l'Élysée un temple de l'Esprit et des Arts, comme on aurait dit au siècle dernier.

Émile Zola
(Revue politique et littéraire, 10 mars 1883)
I

Il est des noms qui semblent destinés à la célébrité, qui sonnent et qui restent dans les mémoires. Peut-on oublier Balzac, Musset, Hugo, quand une fois on a entendu retentir ces mots courts et chantants ? Mais, de tous les noms littéraires, il n'en est point peut-être qui saute plus brusquement aux yeux et s'attache plus fortement au souvenir que celui de Zola. Il éclate comme deux notes de clairon, violent, tapageur, entre dans l'oreille, l'emplit de sa brusque et sonore gaieté. Zola ! Quel appel au public ! Quel cri d'éveil ! Et quelle fortune pour un écrivain de talent de naître ainsi doté par l'état civil.

Et jamais nom est-il mieux tombé sur un homme ? Il semble un défi de combat, une menace d'attaque, un chant de victoire. Or, qui donc, parmi les écrivains d'aujourd'hui, a combattu plus furieusement pour ses idées ? Qui donc a attaqué plus brutalement ce qu'il croyait injuste et faux ? Qui donc a triomphé plus bruyamment de l'indifférence d'abord, puis de la résistance hésitante du grand public ?

La lutte fut longue pourtant, avant d'arriver à la renommée ; et, comme beaucoup de ses aînés, le jeune écrivain eut de bien durs moments.

Né à Paris, le 2 avril 1840, Émile Zola passa à Aix son enfance et ne revint à Paris qu'en février 1858. Il y termina ses études, échoua au baccalauréat, et commença alors la terrible lutte avec la vie. Elle fut acharnée cette lutte ; et pendant deux ans le futur auteur des Rougon-Macquart vécut au jour le jour, mangeant à l'occasion, errant à la recherche de la fuyante pièce de cent sous, fréquentant plus souvent le mont-de-piété que les restaurants, et, malgré tout, faisant des vers, des vers incolores, d'ailleurs, sans curiosité de forme ou d'inspiration, dont un certain nombre viennent d'être publiés par les soins de son ami Paul Alexis.

Il raconte lui-même qu'un hiver il vécut quelque temps avec du pain trempé dans l'huile, de l'huile d'Aix que des parents lui avaient envoyée ; et il déclarait philosophiquement alors :

« Tant qu'on a de l'huile on ne meurt pas de faim. »

D'autres fois, il prenait sur les toits des moineaux avec des pièges et les faisait rôtir en les embrochant avec une baguette de rideau. D'autres fois, ayant mis au clou ses derniers vêtements, il demeurait une semaine entière en son logis, enveloppé dans sa couverture de lit, ce qu'il appelait stoïquement « faire l'Arabe ».

On trouve dans un de ses premiers livres, La Confession de Claude, beaucoup de détails qui paraissent bien personnels et qui peuvent donner une idée exacte de ce que fut sa vie en ces moments.

Enfin il entra comme employé dans la maison Hachette. A partir de ce jour son existence fut assurée, et il cessa de faire des vers pour s'adonner à la prose.

Cette poésie abondante, facile, trop facile, comme je l'ai dit, visait plus la science que l'amour ou que l'art. C'étaient, en général, de vastes conceptions philosophiques, de ces choses grandioses qu'on met en vers parce qu'elles ne sont point assez claires pour être exprimées en prose. On ne trouve jamais, dans ces essais, ces idées larges, un peu abstraites, flottantes aussi, mais saisissantes par une sensation de vérité entrevue, de profondeur un instant découverte, de vision sur l'infini intraduisible, qu'affectionne M. Sully-Prudhomme, le véritable poète philosophe, ni ces si ténus, si menus, si fins, si délicieux et si ouvragés marivaudages d'amour où excellait Théophile Gautier. C'est de la poésie sans caractère déterminé, et sur laquelle M. Zola ne se fait du reste aucune illusion. Il avoue même avec franchise qu'au temps de ses grands élans lyriques en alexandrins, alors qu'il faisait l'Arabe en ce belvédère d'où son œil découvrait Paris entier, des doutes parfois le traversaient sur la valeur de ses chants. Mais jamais il n'alla jusqu'au désespoir ; et, en ses plus grandes hésitations, il se consolait par cette pensée ingénument audacieuse : « Ma foi tant pis ! Si je ne suis pas un grand poète je serai au moins un grand prosateur. » C'est qu'il avait une foi robuste, venue de la conscience intime d'un robuste talent, encore endormi, encore confus, mais dont il sentait l'effort pour naître, comme une femme sent remuer l'enfant qu'elle porte en elle.

Enfin il publia un volume de nouvelles : Les Contes à Ninon, d'un style travaillé, d'une bonne allure littéraire, d'un charme réel, mais où n'apparaissent que vaguement les qualités futures, et surtout l'extrême puissance qu'il devait déployer dans sa série des Rougon-Macquart.

Un an plus tard, il donnait La Confession de Claude, qui semble une sorte d'autobiographie, œuvre peu digérée, sans envergure et sans grand intérêt ; puis Thérèse Raquin, un beau livre d'où sortit un beau drame ; puis Madeleine Férat, roman de second ordre où se rencontrent pourtant de vives qualités d'observation.

Cependant Émile Zola avait quitté depuis quelque temps déjà la maison Hachette et passé par le Figaro. Ses articles avaient fait du bruit, son Salon avait révolutionné la république des peintres, et il collaborait à plusieurs journaux où son nom se faisait connaître du public.

Enfin il entreprit l'œuvre qui devait soulever tant de bruit : Les Rougon-Macquart, qui ont pour sous-titre : Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire.

L'espèce d'avertissement suivant, imprimé sur la couverture des premiers volumes de cette série, indique clairement quelle était la pensée de l'auteur.

« Physiologiquement, les Rougon-Macquart sont la lente succession des accidents nerveux qui se déclarent dans une race à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple ; ils s'irradient dans toute la société contemporaine ; ils montent à toutes ces situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social ; et ils racontent ainsi le second Empire à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan. »

Voici dans quel ordre virent le jour les divers romans, parus jusqu'ici de cette série.

La Fortune des Rougon, œuvre large qui contient le germe de tous les autres livres.

La Curée, premier coup de canon tiré par Zola, et auquel devait répondre plus tard la formidable explosion de L'Assommoir. La Curée est un des plus remarquables romans du maître naturaliste, éclatant et fouillé, empoignant et vrai, écrit avec emportement, dans une langue colorée et forte, un peu surchargée d'images répétées, mais d'une incontestable énergie et d'une indiscutable beauté. C'est un vigoureux tableau des mœurs et des vices de l'Empire depuis le bas jusqu'au haut de ce que l'on appelle l'échelle sociale, depuis les valets jusqu'aux grandes dames.

Vient ensuite Le Ventre de Paris, prodigieuse nature morte où l'on trouve la célèbre Symphonie des Fromages, pour employer l'expression adoptée. Le Ventre de Paris, c'est l'apothéose des halles, des légumes, des poissons, des viandes. Ce livre sent la marée comme les bateaux pêcheurs qui rentrent au port, et les plantes potagères avec leur saveur de terre, leurs parfums fades et champêtres. Et des caves profondes du vaste entrepôt des nourritures, montent entre les pages du volume les écœurantes senteurs des chairs avancées, les abominables fumets des volailles accumulées, les puanteurs de la fromagerie ; et toutes ces exhalaisons se mêlent comme dans la réalité, et on retrouve, en lisant, la sensation qu'ils vous ont donnée quand on a passé devant cet immense bâtiment aux mangeailles : le vrai Ventre de Paris.

Voici ensuite La Conquête de Plassans, roman plus sobre, étude sévère, vraie et parfaite d'une petite ville de province, dont un prêtre ambitieux devient peu à peu le maître.

Puis parut La Faute de l'Abbé Mouret, une sorte de poème en trois parties, dont la première et la troisième sont, de l'avis de beaucoup de gens, les plus excellents morceaux que le romancier ait jamais écrits.

Ce fut alors le tour de Son Excellence Eugène Rougon, où l'on trouve une superbe description du baptême du prince impérial.

Jusque-là, le succès était lent à venir. On connaissait le nom de Zola, les lettrés prédisaient son éclatant avenir, mais les gens du monde, quand on le nommait devant eux, répétaient : « Ah oui ! La Curée », plutôt pour avoir entendu parler de ce livre que pour l'avoir lu du reste. Chose singulière : sa notoriété était plus étendue à l'étranger qu'en France ; en Russie surtout, on le lisait et on le discutait passionnément ; pour les Russes il était déjà et il est resté LE ROMANCIER français. On comprend d'ailleurs la sympathie qui a pu s'établir entre cet écrivain brutal, audacieux et démolisseur et ce peuple nihiliste au fond du cœur, ce peuple chez qui l'ardent besoin de la destruction devient une maladie, une maladie fatale, il est vrai, étant donné le peu de liberté dont il jouit comparativement aux nations voisines.

Mais voici que le Bien public publie un nouveau roman d'Émile Zola, L'Assommoir. Un vrai scandale se produit. Songez donc, l'auteur emploie couramment les mots les plus crus de la langue, ne recule devant aucune audace, et ses personnages étant du peuple, il écrit lui-même dans la langue populaire, l'argot.

Tout de suite des protestations, des désabonnements arrivent ; le directeur du journal s'inquiète, le feuilleton est interrompu, puis repris par une petite revue hebdomadaire, La République des Lettres, que dirigeait alors le charmant poète Catulle Mendès.

Dès l'apparition en volume du roman, une immense curiosité se produit, les éditions disparaissent, et M. Wolff dont l'influence est considérable sur les lecteurs du Figaro, part bravement en guerre pour l'écrivain et son œuvre.

Ce fut immédiatement un succès énorme et retentissant. L'Assommoir atteignit en fort peu de temps le plus haut chiffre de vente auquel soit jamais parvenu un volume pendant la même période.

Après ce livre à grand éclat, il donna une œuvre adoucie, Une Page d'Amour, histoire d'une passion dans la bourgeoisie. Puis parut Nana, autre livre à tapage dont la vente dépassa même celle de L'Assommoir.

Enfin la dernière œuvre de l'écrivain, Pot-Bouille, vient de voir le jour.

II

Zola est, en littérature, un révolutionnaire, c'est-à-dire un ennemi féroce de ce qui vient d'exister.

Quiconque a l'intelligence vive, un ardent désir de nouveau, quiconque possède enfin les qualités actives de l'esprit est forcément un révolutionnaire, par lassitude de choses qu'il connaît trop.

Élevés dans le romantisme, imprégnés des chefs-d'œuvre de cette école, tout secoués d'élans lyriques, nous traversons d'abord la période d'enthousiasme qui est la période d'initiation. Mais quelque belle qu'elle soit, une forme devient fatalement monotone, surtout pour les gens qui ne s'occupent que de littérature, qui en font du matin au soir, qui en vivent. Alors un étrange besoin de changement naît en nous ; les plus grandes merveilles même, que nous admirions passionnément, nous écœurent parce que nous connaissons trop les procédés de production, parce que nous sommes du bâtiment, comme on dit. Enfin nous cherchons autre chose, ou plutôt nous revenons à autre chose ; mais cet « autre chose » nous le prenons, nous le remanions, nous le complétons, nous le faisons nôtre ; et nous nous imaginons, de bonne foi parfois, l'avoir inventé.

C'est ainsi que les lettres vont de révolution en révolution, d'étape en étape, de réminiscence en réminiscence ; car rien maintenant ne peut être neuf. MM. Victor Hugo et Émile Zola n'ont rien découvert.

Ces révolutions littéraires ne se font pas toutefois sans grand bruit, car le public, accoutumé à ce qui existe, ne s'occupant de lettres que par passe-temps, peu initié aux secrets d'alcôve de l'art, indolent pour ce qui ne touche point ses intérêts immédiats, n'aime pas à être dérangé dans ses admirations établies, et redoute tout ce qui le force à un travail d'esprit autre que celui de ses affaires.

Il est d'ailleurs soutenu dans sa résistance par tout un parti de littérateurs sédentaires, l'armée de ceux qui suivent par instinct les sillons tracés, dont le talent manque d'initiative. Ceux-là ne peuvent jamais rien imaginer au-delà de ce qui existe, et quand on leur parle des tentatives nouvelles, ils répondent doctoralement : « On ne fera pas mieux que ce qui est. » Cette réponse est juste ; mais tout en admettant qu'on ne fera pas mieux, on peut bien convenir qu'on fera autrement. La source est la même, soit ; mais on changera le cours, et les circuits de l'art seront différents, ses accidents autrement variés.

Donc Zola est un révolutionnaire. Mais un révolutionnaire élevé dans l'admiration de ce qu'il veut démolir, comme un prêtre qui quitte l'autel, comme M. Renan soutenant en somme la Religion, dont bien des gens l'ont cru l'ennemi irréconciliable.

Ainsi, tout en attaquant violemment les romantiques, le romancier qui s'est baptisé naturaliste emploie les mêmes procédés de grossissement, mais appliqués d'une manière différente.

Sa théorie est celle-ci : Nous n'avons pas d'autre modèle que la vie puisque nous ne concevons rien au-delà de nos sens ; par conséquent, déformer la vie est produire une œuvre mauvaise, puisque c'est produire une œuvre d'erreur. L'imagination a été ainsi définie par Horace :

Humano capiti cervicem pictor equinam

Jungere si velit, et varias inducere plumas

Undique co11atis membris, ut turpiter atrum

Desinit in piscem mulier formosa superne…

C'est-à-dire que tout l'effort de notre imagination ne peut parvenir qu'à mettre une tête de belle femme sur un corps de cheval, à couvrir cet animal de plumes et à le terminer en hideux poisson ; soit à produire un monstre.

Conclusion : Tout ce qui n'est pas exactement vrai est déformé, c'est-à-dire devient un monstre. De là à affirmer que la littérature d'imagination ne produit que des monstres, il n'y a pas loin.

Il est vrai que l'œil et l'esprit des hommes s'accoutument aux monstres, qui, dès lors, cessent d'en être, puisqu'ils ne sont monstres que par l'étonnement qu'ils excitent en nous.

Donc, pour Zola, la vérité seule peut produire des œuvres d'art. Il ne faut donc pas imaginer ; il faut observer et décrire scrupuleusement ce qu'on a vu.

Ajoutons que 1e tempérament particulier de l'écrivain donnera aux choses qu'il décrira une couleur spéciale, une allure propre, selon la nature de son esprit. Il a défini ainsi son naturalisme : « La nature vue à travers un tempérament » ; et cette définition est la plus claire, la plus parfaite qu'on puisse donner de la littérature en général. Ce TEMPÉRAMENT est la marque de fabrique ; et le plus ou moins de talent de l'artiste imprimera une plus ou moins grande originalité aux visions qu'il nous traduira.

Car la vérité absolue, la vérité sèche, n'existe pas, personne ne pouvant avoir la prétention d'être un miroir parfait. Nous possédons tous une tendance d'esprit qui nous porte à voir, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre ; et ce qui semble vérité à celui-ci semblera erreur à celui-là. Prétendre faire vrai, absolument vrai, n'est qu'une prétention irréalisable, et l'on peut tout au plus s'engager à reproduire exactement ce qu'on a vu, tel qu'on l'a vu, à donner les impressions telles qu'on les a senties, selon les facultés de voir et de sentir, selon l'impressionnabilité propre que la nature a mise en nous. Toutes ces querelles littéraires sont donc surtout des querelles de tempérament ; et on érige le plus souvent en questions d'école, en questions de doctrine, les tendances diverses des esprits.

Ainsi Zola, qui bataille avec acharnement en faveur de la vérité observée, vit très retiré, ne sort jamais, ignore le monde. Alors que fait-il ? Avec deux ou trois notes, quelques renseignements venus de côtés et d'autres il reconstitue des personnages, des caractères, il bâtit ses romans. Il imagine enfin, en suivant le plus près possible la ligne qui lui paraît être celle de la logique, en côtoyant la vérité autant qu'il le peut.

Mais fils des romantiques, romantique lui-même dans tous ses procédés, il porte en lui une tendance au poème, un besoin de grandir, de grossir, de faire des symboles avec les êtres et les choses. Il sent fort bien d'ailleurs cette pente de son esprit ; il la combat sans cesse pour y céder toujours. Ses enseignements et ses œuvres sont éternellement en désaccord.

Qu'importent, du reste, les doctrines, puisque seules les œuvres restent ; et ce romancier a produit d'admirables livres qui gardent quand même, malgré sa volonté, des allures de chants épiques. Ce sont des poèmes sans poésies voulues, sans les conventions adoptées par ses prédécesseurs, sans aucune des rengaines poétiques, sans parti pris, des poèmes où les choses, quelles qu'elles soient, surgissent égales dans leur réalité, et se reflètent élargies, jamais déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou belles indifféremment, dans ce miroir grossissant mais toujours fidèle et probe que l'écrivain porte en lui.

Le Ventre de Paris n'est-il pas le poème des nourritures ?

L'Assommoir le poème du vin, de l'alcool et des soûleries ?

Nana n'est-il pas le poème du vice ?

Qu'est donc ceci, sinon de la haute poésie, sinon l'agrandissement magnifique de la gueuse ?

« Elle demeurait debout au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d'hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d'ossements, elle posait ses pieds sur des crânes ; et des catastrophes l'entouraient : la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Fourcamont perdu dans les mers de Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges veillé par Philippe, sorti la veille de prison. Son œuvre de ruine et de mort était faite ; la mouche envolée de l'ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu'à se poser sur eux. C'était bien, c'était juste ; elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et, tandis que dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ces victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. »

Ce qui a déchaîné, par exemple, contre Émile Zola les ennemis de tous les novateurs, c'est la hardiesse brutale de son style. Il a déchiré, crevé les conventions du « comme-il-faut » littéraire, passant au travers, ainsi qu'un clown musculeux dans un cerceau de papier. Il a eu l'audace du mot propre, du mot cru, revenant en cela aux traditions de la vigoureuse littérature du XVIe siècle ; et, plein d'un mépris hautain pour les périphrases polies, il semble s'être approprié le célèbre vers de Boileau :

J'appelle un chat un chat, etc.

Il semble même pousser jusqu'au défi cet amour de la vérité nue, se complaire dans les descriptions qu'il sait devoir indigner le lecteur, et le gorger de mots grossiers pour lui apprendre à les digérer, à ne plus faire le dégoûté.

Son style large, plein d'images, n'est pas sobre et précis comme celui de Flaubert, ni ciselé et raffiné comme celui de Théophile Gautier, ni subtilement brisé, trouveur, compliqué, délicatement séduisant comme celui de Goncourt ; il est surabondant et impétueux comme un fleuve débordé qui roule de tout.

Né écrivain, doué merveilleusement par la nature, il n'a point travaillé comme d'aubes à perfectionner jusqu'à l'excès son instrument. Il s'en sert en dominateur, le conduit et le règle à sa guise, mais il n'en a jamais tiré ces merveilleuses phrases qu'on trouve en certains maîtres. Il n'est point un virtuose de la langue, et il semble même parfois ignorer quelles vibrations prolongées, quelles sensations presque imperceptibles et exquises, quels spasmes d'art certaines combinaisons de mots, certaines harmonies de construction, certains incompréhensibles accords de syllabes produisent au fond des âmes des raffinés fanatiques, de ceux qui vivent pour le Verbe et ne comprennent rien en dehors de lui.

Ceux-là sont rares, du reste, très rares, et incompris de tous quand ils parlent de leurs tendresses pour la phrase. On les traite de fous, on sourit, on hausse les épaules, on proclame : « La langue doit être claire et simple, rien de plus. »

Il serait inutile de parler musique aux gens qui n'ont point d'oreille.

Émile Zola s'adresse au public, au grand public, à tout le public, et non pas aux seuls raffinés. Il n'a point besoin de toutes ces subtilités ; il écrit clairement, d'un beau style sonore. Cela suffit.

Que de plaisanteries n'a-t-on point jetées à cet nomme, de plaisanteries grossières et peu variées. Vraiment, il est facile de faire de la critique littéraire en comparant éternellement un écrivain à un vidangeur en fonctions, ses amis à des aides, et ses livres à des dépotoirs. Ce genre de gaieté d'ailleurs n'émeut guère un convaincu qui sent sa force.

D'où vient cette haine ? Elle a bien des causes. D'abord la colère des gens troublés dans la tranquillité de leurs admirations, puis la jalousie de certains confrères, et l'animosité de certains autres qu'il avait blessés dans ses polémiques, puis enfin l'exaspération de l'hypocrisie démasquée.

Car il a dit crûment ce qu'il pensait des hommes, de leurs grimaces et de leurs vices cachés derrière des apparences de vertus ; mais la théorie de l'hypocrisie est tellement enracinée chez nous, qu'on permet tout excepté cela. Soyez tout ce que vous voudrez, faites tout ce qu'il vous plaira, mais arrangez-vous de façon que nous puissions vous prendre pour un honnête homme. Au fond, nous vous connaissons bien, mais il nous suffit que vous fassiez semblant d'être ce que vous n'êtes pas ; et nous vous saluerons, et nous vous tendrons la main.

Or Émile Zola a réclamé énergiquement et a pris sans hésiter la liberté de tout dire, la liberté de raconter ce que chacun fait. Il n'a point été dupe de la comédie universelle, et ne s'y est pas mêlé. Il s'est écrié : « Pourquoi mentir ainsi ? Vous ne trompez personne. Sous tous ces masques rencontrés tous les visages sont connus. Vous vous faites, en vous croisant, de fins sourires qui veulent dire : « Je sais tout » ; vous vous chuchotez à l'oreille les scandales, les histoires corsées, les dessous sincères de la vie ; mais si quelque audacieux se met à parler fort, à raconter tranquillement d'une voix haute et indifférente, tous ces secrets de Polichinelle des mondains, une clameur s'élève, et des indignations feintes, et des pudeurs de Messaline, et des susceptibilités de Robert Macaire. — Eh bien, moi, je vous brave, je serai cet audacieux. » Et il l'a été. Personne peut-être, dans les lettres, n'a excité plus de haines qu'Émile Zola. Il a cette gloire de plus de posséder des ennemis féroces, irréconciliables, qui, à toute occasion, tombent sur lui comme des forcenés, emploient toutes les armes, tandis que lui les reçoit avec des délicatesses de sanglier. Ses coups de boutoir sont légendaires.

Or, si quelquefois les horions qu'il a reçus l'ont un peu meurtri, que n'a-t-il pas pour se consoler ? Aucun écrivain n'est plus connu, plus répandu aux quatre coins du monde. Dans les plus petites villes étrangères on trouve ses livres chez tous les libraires, en tous les cabinets de lecture. Ses adversaires les plus enragés ne contestent plus son talent ; et l'argent dont il a tant manqué entre maintenant à flots chez lui.

Émile Zola a donc la rare fortune de posséder de son vivant ce que bien peu arrivent à conquérir : la célébrité et la richesse. On pourrait compter les artistes sur qui ce bonheur est tombé, tandis que ceux devenus illustres après leur mort, et dont les œuvres n'ont été payées à prix d'or qu'à leurs arrière-héritiers, sont innombrables.

III

Zola a aujourd'hui quarante et un ans. Sa personne répond à son talent. Il est de taille moyenne, un peu gros, d'aspect bonhomme mais obstiné. Sa tête, très semblable à celle qu'on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s'arrête, coupé net comme par un coup de ciseau trop brusque au-dessus de la lèvre supérieure ombragée d'une moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent méchant, souvent ironique, tandis qu'un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d'une façon drôle et moqueuse.

Toute sa personne ronde et forte donne l'idée d'un boulet de canon ; elle porte crânement son nom brutal, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.

Sa vie est simple, toute simple. Ennemi du monde, du bruit, de l'agitation parisienne, il a vécu d'abord très retiré en des appartements situés loin des quartiers agités. Il s'est maintenant réfugié en sa campagne de Médan qu'il ne quitte plus guère.

Il a cependant un logis à Paris où il passe environ deux mois par an. Mais il paraît s'y ennuyer et se désole d'avance quand il va lui falloir quitter les champs.

A Paris, comme à Médan, ses habitudes sont les mêmes, et sa puissance de travail semble extraordinaire. Levé tôt, il n'interrompt sa besogne que vers une heure et demie de l'après-midi, pour déjeuner. Il se rassied à table vers trois heures jusqu'à huit, et souvent même il se remet à l'œuvre dans la soirée. De cette façon, pendant des années il a pu, tout en produisant près de deux romans par an, fournir un article quotidien au Sémaphore de Marseille, une chronique hebdomadaire à un grand journal parisien et une longue étude mensuelle à une importante revue russe.

Sa maison ne s'ouvre que pour des amis intimes et reste impitoyablement fermée aux indifférents. Pendant ses séjours à Paris, il reçoit généralement le jeudi soir. On rencontre chez lui son rival et ami Alphonse Daudet, Tourgueneff, Montrosier, les peintres Guillemet, Manet, Coste, les jeunes écrivains dont on fait ses disciples, Huysmans, Hennique Céard, Rod et Paul Alexis, souvent l'éditeur Charpentier. Duranty était un habitué de la maison. Parfois apparaît Edmond de Goncourt, qui sort peu le soir, habitant très loin. Pour les gens qui cherchent dans la vie des hommes et dans les objets dont ils s'entourent les explications des mystères de leur esprit, Zola peut être un CAS intéressant. Ce fougueux ennemi des romantiques s'est créé à la campagne comme à Paris, des intérieurs tout romantiques.

A Paris, sa chambre est tendue de tapisseries anciennes ; un lit Henri II s'avance au milieu de la vaste pièce éclairée par d'anciens vitraux d'église qui jettent leur lumière bariolée sur mille bibelots fantaisistes, inattendus en cet antre de l'intransigeance littéraire. Partout des étoffes antiques, des broderies de soie vieillies, de séculaires ornements d'autel.

A Médan, la décoration est la même. L'habitation, une tour carrée au pied de laquelle se blottit une microscopique maisonnette, comme un nain qui voyagerait à côté d'un géant, est située le long de la ligne de l'Ouest ; et d'instant en instant les trains qui vont et qui viennent semblent traverser le jardin.

Zola travaille au milieu d'une pièce démesurément grande et haute, qu'un vitrage donnant sur la plaine éclaire dans toute sa largeur. Et cet immense cabinet est aussi tendu d'immenses tapisseries, encombré de meubles de tous les temps et de tous les pays. Des armures du moyen âge, authentiques ou non, voisinent avec d'étonnants meubles japonais et de gracieux objets du XVIIIe siècle. La cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, pourrait brûler un chêne en un jour ; et la corniche est dorée à plein or, et chaque meuble est surchargé de bibelots.

Et pourtant Zola n'est point collectionneur. Il semble acheter pour acheter, un peu pêle-mêle, au hasard de sa fantaisie excitée, suivant les caprices de son œil, la séduction des formes et de la couleur, sans s'inquiéter comme Goncourt des origines authentiques et de la valeur incontestable.

Gustave Flaubert, au contraire, avait la haine du bibelot, jugeant cette manie niaise et puérile. Chez lui, on ne rencontrait aucun de ces objets qu'on nomme « curiosités », « antiquités » ou « objets d'art ». A Paris, son cabinet, tendu de perse, manquait de ce charme enveloppant qu'ont les lieux habités avec amour et ornés avec passion. Dans sa campagne de Croisset, la vaste pièce où peinait cet acharné travailleur n'était tapissée que de livres. Puis, de place en place, quelques souvenirs de voyage ou d'amitié, rien de plus.

Les abstracteurs de quintessence psychologique n'auraient-ils pas là un curieux sujet d'observation ?

En face de sa maison, derrière la prairie séparée du jardin par le chemin de fer, Zola voit, de ses fenêtres, le grand ruban de la Seine coulant vers Triel, puis une plaine immense et des villages blancs sur le flanc de coteaux lointains, et, au-dessus, des bois couronnant les hauteurs. Parfois, après son déjeuner, il descend une charmante allée qui conduit à la rivière, traverse le premier bras d'eau dans sa barque « Nana » et aborde dans la grande île, dont il vient d'acheter une partie. Il a fait bâtir là un élégant pavillon, où il compte, l'été, recevoir ses amis.

Aujourd'hui, il semble presque avoir abandonné le journalisme, mais ses adieux à la bataille quotidienne ne sont point définitifs, et nous le reverrons, au premier jour, reprendre dans la presse la lutte pour ses idées ; car il est lutteur par instinct, et pendant des années il a combattu sans relâche et sans la plus petite défaillance. Il a. réuni, du reste, en volumes, tous ses articles de principes, et ils forment son Œuvre critique.

Ses idées très nettes sont exposées avec une rare vigueur.

Ses Documents littéraires, ses Romanciers naturalistes, Nos Auteurs dramatiques peuvent être classés parmi les documents de critique les plus intéressants et les plus originaux qui soient. Sont-ils indiscutablement concluants ? A cela on pourrait répondre : « Quelque chose est-elle indiscutablement concluante ? » Est-il une seule indiscutable vérité ?

Pour compléter l'énumération de ses livres de discussion, citons Mes Haines, Le Roman expérimental, Le Naturalisme au Théâtre, et enfin, Une Campagne qui vient de paraître.

Le théâtre est une de ses préoccupations. Il sent, comme tout le monde, que c'en est fait des anciennes ficelles, des anciens drames, de tout l'ancien jeu. Mais il ne semble pas avoir encore dégagé la formule nouvelle, pour employer son expression favorite, et ses essais jusqu'à ce jour n'ont pas été victorieux, malgré le mouvement qui s'est fait autour de son drame Thérèse Raquin.

Ce drame terrible a produit, dans le début, un effet de saisissement profond. Peut-être l'excès même de l'émotion a-t-il nui au succès définitif. On a essayé plusieurs fois de le reprendre sans parvenir à une complète réussite.

La seconde pièce de Zola, Les Héritiers Rabourdin, a été jouée au théâtre Cluny, sous la direction d'un des hommes les plus audacieux et les plus intelligents qu'on ait vus de longtemps conduire une scène parisienne, M. Camille Weinschenk. La pièce, applaudie mais insuffisamment interprétée, ne resta guère sur l'affiche.

Enfin Le Bouton de Rose au Palais-Royal fut une vraie chute, sans espoir de retour.

Zola vient, en outre, de terminer un grand drame tiré de La Curée, plus, dit-on, une autre pièce encore. Il se pourrait que le rôle principal de la première de ces œuvres fût destiné à Mlle Sarah Bernhardt.

Quel que soit le succès futur de ces essais dramatiques, il semble prouvé, dès à présent, que ce remarquable écrivain est doué surtout pour le roman, et que cette forme seule se prête en tout au développement complet de son vigoureux talent.

Le pistolet
(Les tireurs au pistolet, 1883)

Étant donné que l'égoïsme est l'origine de toute passion et de tout plaisir, il n'existe point de plus vive satisfaction pour un homme que de prouver sa supériorité sur les autres. Mais il est à remarquer qu'on est, en général, infiniment plus fier des supériorités physiques que des supériorités morales.

Il existe dans Paris une armée d'artistes de grande valeur, à qui leur art semble presque indifférent, qui n'en parlent guère et semblent le considérer comme une simple profession ; tandis qu'on ne peut causer dix minutes avec eux sans qu'ils célèbrent leur force et leur adresse. Les uns lèvent des poids d'athlètes ; les autres excellent à l'escrime ; ceux-ci boxent ou pirouettent sur des trapèzes à la façon des gymnasiarques ; ceux-là, dès que vous leur avez été présenté, vous font tâter obstinément leurs biceps, ou se promènent sur les mains autour de vous, rendant ainsi difficile toute conversation suivie.

On pourrait même établir une sorte de classification suivant les métiers. Les peintres, en général, aiment 1 épée et la pratiquent avec succès, à l'imitation sans doute de M. Carolus Duran ; les sculpteurs sont des gens de force, qui préfèrent les pesants haltères, les barres parallèles et les trapèzes.

Sitôt que dans la rue une voiture chargée de pierres au un omnibus couvert de monde demeurent immobiles à quelque montée trop rude, malgré J'effort des chevaux épuisés, on voit soudain sortir de la foule quelque monsieur fort élégant qui s'approche d'un air tranquille et saisit la roue avec grâce : et la voiture immédiatement se remet en marche, tandis que le sauveur se perd au milieu des spectateurs stupéfaits. Cet homme, ce chevalier errant des charrettes embourbées, est presque toujours un sculpteur ; et il a plus d'orgueil au cœur, plus de joie intime et profonde, plus de vaniteuse satisfaction dans l'âme pour les omnibus qu'il a remis en marche que pour tous les légitimes succès gagnés à coups d'ébauchoir et de talent.

Aussi prenons garde quand le hasard nous met en rapport avec quelque artiste dont les mœurs nous sont inconnues. Soyons prudents et circonspects ; ne parlons jamais de boxe si nous ne voulons point recevoir dans le nez quelque horion formidable qui nous démontre un coup imparable en même temps que la puissance musculaire de notre nouvelle connaissance.

Ne prononçons jamais le mot « bâton », si nous ne voulons point voir notre compagnon s'emparer aussitôt de notre canne et nous expliquer des attaques savantes qui jettent au ruisseau notre chapeau défoncé et nous font pleuvoir sur le crâne, malgré nos bras étendus, une grêle de coups douloureux.

Or, de tous les exercices d'adresse, il n'en est qu'un seul innocent, privé de tous ces désagréments, un seul qu'on ne peut exercer contre le spectateur inoffensif, c'est le pistolet. Et voilà pourquoi il doit être mis indubitablement au premier rang.

Mais il a encore d'autres avantages. Comme l'escrime, il exige une étude patiente, une rare habileté ; il donne, plus que tout autre, la joie de la difficulté vaincue, la sensation de l'adresse triomphante ; il n'exige ni partenaire, ni professeur, ni changement de costume, ni mouvements désordonnés ; enfin, comme il n'est point classé parmi les exercices hygiéniques, il n'est point pratiqué par le premier venu.

Tout le monde aujourd'hui se désarticule le poignet à travailler ses contres de quarte ; tout le monde se fend, sue et boutonne des plastrons de prévôts, depuis le gendre de M. Grévy jusqu'au fils du chand de vin du coin. L'escrime est tombée dans le commun. L'art de piquer un bras est pratiqué par tous. Les uns n'y voient qu'un procédé pour fondre leur graisse ; les autres se préparent une réputation de courage à bon marché. Je ne parle pas des vrais amateurs, qui aiment l'épée pour l'épée, l'art pour l'art, comme fait l'auteur de ce livre.

Mais le pistolet reste et restera un sport d'élite, aimé seulement de quelques-uns. Il ne fait pas maigrir, il ne fait pas digérer, il ne fait pas applaudir ceux qui le pratiquent, comme sont acclamés les tireurs de fleuret en des salies pleines d'amateurs ; et il présente, en cas de duel, des dangers qui font souvent reculer des hommes d'une bravoure incontestée, prêts à se battre à l'épée pour un oui ou pour un non.

Et puisqu'on ne parle aujourd'hui que de duel, comme aux meilleurs temps de la Chevalerie, aux temps où les nobles seigneurs ne savaient pas signer leur nom ; puisque le duel est une nécessité stupide imposée par la bêtise humaine, proclamons qu'à notre époque, un seul genre de duel est logique, le duel au pistolet.

Il semblerait qu'aujourd'hui le duel ne dût exister qu'à l'état de souvenir, comme les droits féodaux et les coutumes brutales de nos ancêtres. Seul, de tous les vieux usages déraisonnables, il a persisté jusqu'à nous.

Se battre avec un homme parce qu'on n'est point de son avis, parce qu'on s'est jeté des paroles vives, est déjà un acte pas mal bête.

Mais aller sur le pré, comme on dit, sans colère et sans désir de vengeance, uniquement pour satisfaire un antique préjugé, avec la seule envie de faire un petit trou dans la peau de l'adversaire et une vraie crainte de le tuer, avec l'intention formelle, partagée par les témoins, que le combat sera bénin, inoffensif, correct, cela passe les limites de la niaiserie autorisée. Quand un homme vous a violemment insulté, a outragé ceux que vous aimez, ou simplement quand une haine profonde, invincible, existe entre vous et lui ; quand vos deux existences se heurtent à tout moment, se gênent et se rencontrent sans cesse ; quand la loi est impuissante, la justice désarmée, le Droit inapplicable, alors le duel devient au moins compréhensible.

Mais comme il est, en tout cas, un croc-en-jambe à la justice et à la logique, et un appel au sort aveugle, il devrait garder avant tout, semble-t-il, son caractère de jugement de Dieu, c'est-à-dire de jugement du seul hasard que nous avons la liberté de supposer providentiel.

La moindre inégalité de chances fait donc de cette justice d'aventure la plus monstrueuse des injustices, et seule l'impossibilité de prévoir le vainqueur rend acceptable cet acte de barbarie.

Jadis, quand chacun pratiquait l'épée et la portait au côté, comme on porte aujourd'hui une canne à la main, l'habitude quotidienne des armes faisait à peu près égaux, devant le duel, tous les hommes en situation de se battre, tous les hommes du monde, tous ceux qui relèvent de ce préjugé. Aujourd'hui les hommes dits de sport sont à peu près les seuls à fréquenter les salles d'armes. Les hommes de labeur n'ont guère le temps ni le désir de se déranger chaque matin de leur table de travail, ou de leur bureau, ou de leur laboratoire pour aller mouiller des chemises de flanelle. Il existe donc une inégalité indiscutable entre les uns et les autres et une infériorité absolue de celui qui, né pauvre ou hanté toute sa vie par une unique préoccupation de travail, de science ou d'art, se trouve insulté par un jeune homme riche que ses loisirs constants ont rendu fort à l'escrime.

Cette inégalité ne peut être en partie supprimée que par une arme n'exigeant pas de longues et patientes études, une arme facile à toutes les mains.

Le pistolet remplit à peu près ces conditions. Avec lui, d'abord, disparaît le désavantage de la vieillesse, de l'obésité, de la gaucherie, des infirmités physiques.

On objectera qu'un bon tireur tuera son adversaire du premier coup. Non pas, car ils sont rares, très rares, ceux qui affrontent sans un battement de cœur le trou noir d'où va sortir une balle, et un simple battement de noir suffit à faire dévier d'un millimètre le bout du canon, et un millimètre, au bout du canon donne un écart d'un mètre à une courte distance. J'en parle en ignorant d'ailleurs, n'ayant tiré que pour mon plaisir ; mais je ne pense pas être contredit par l'auteur même de ce livre qui trois fois déjà, s'est trouvé en face du pistolet d'un adversaire.

Il suffit, de lire les procès-verbaux de rencontres sans résultat entre tireurs experts pour se convaincre que le hasard est le vrai juge des duels au pistolet.

A un tout autre point de vue, c'est une arme charmante à manier et extrêmement difficile à pratiquer en perfection. Elle donne plus que tout exercice la conscience de l'adresse, la satisfaction du tour de force accompli.

Et que de tireurs merveilleux dans les tirs publics deviennent médiocres en plein air ! Celui qui casse à tous coups un tuyau de pipe ne tuera point un oiseau sur une branche, parce qu'il faut tirer en l'air. Celui qui coupe un fil blanc, à dix mètres, avec un simple Flobert, ne coupera pas un fil oblique, à moins de s'exercer à nouveau, et longtemps, et patiemment. Et n'a-t-on pas, quand on arrive à tirer vraiment avec adresse, une singulière sensation de l'esprit et une sorte de joie de la main, une sensation de triomphe intime, cette sensation et cette joie nerveuses, fines et délicieuses que doivent éprouver les jongleurs.

Fille de fille
(Fille de fille, 1883)

Mon cher ami, tu me demandes la chose la plus difficile qui soit : une préface.

Tu as eu beaucoup de succès avec ton premier roman : La Fange, donc tu n'as pas besoin d'être recommandé aux lecteurs ; et puis je ne possède ni les qualités ni l'autorité qu'il faut pour patronner qui que ce soit. Alors pourquoi une préface ? Généralement les gens qui écrivent, ces sortes d'avertissements sont des messieurs convaincus éprouvant le besoin de dire au public qu'il n'entend rien aux lettres, et qu'eux seuls ont le secret. On déclare avec violence que tel genre d'écrits, que telle école, que telle manière de voir sont méprisables, infâmes et imbéciles. Une préface en ce cas est une espèce de sermon en faveur d'une religion littéraire. Nous n'avons, ni l'un ni l'autre, aucune religion d'aucune sorte, n'est-ce pas ?

J'ai eu quelques croyances, ou, plutôt, quelques préférences : je n'en ai plus ; elles se sont envolées peu à peu. On a ou on n'a pas de talent. Voilà tout. Le talent seul existe. Quant au genre de talent, qu'importe. J'arrive à ne plus comprendre la classification qu'on établit entre les Réalistes, les Idéalistes, les Romantiques, les Matérialistes ou les Naturalistes. Ces discussions oiseuses sont la consolation des Pions.

Quand passe un Romantique qui s'appelle Victor Hugo, il faut saluer jusqu'à l'agenouillement. Quand il se nomme Eugène Manuel on peut rester couvert, par protestation. Car il ne doit point exister de questions d'école, mais une seule question de talent.

Paul et Virginie est un chef-d'œuvre. Et les romans à la pommade des soi-disant idéalistes qui font se pâmer les bourgeois sont des hontes pour une littérature.

Mais depuis quelques années les gens soi-disant honnêtes s'en prennent surtout à la littérature appelée pornographique. Nous n'avons plus le droit de parler franchement de l'accouplement des êtres, acte aussi utile à la race et aussi innocent en soi que celui de la nutrition, nous n'avons plus le droit de parler de la procréation, de l'enfantement, de toutes les fonctions dites génitales qui sont pourtant plus naturelles et plus simples que les fonctions dites cérébrales, sans exciter dans le public pudibond mais débauché un ouragan d'indignation.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que sévit dans les lettres cette pudeur d'autruches.

Voici quelques ans déjà qu'un magistrat mal nommé, M. Pinard, se fit l'avocat de la Morale menacée par un chef-d'œuvre.

Le dit M. Pinard (qui aurait pu, avant de plaider cette cause, demander au Conseil d'État l'autorisation de changer de nom comme le fit, dit-on, une famille de Bonnechose) attaqua et stigmatisa Madame Bovary qui le lui a, d'ailleurs, bien rendu.

La Morale littéraire ! Qu'est-ce que cela ? Je la cherche dans les Grands, dans nos Maîtres. Je n'en trouve point d'exemples dans Aristophane, dans Térence, dans Plaute, dans Apulée, dans Ovide, Virgile, Shakespeare, Rabelais, Boccace, La Fontaine, Saint-Amant, Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderot, Mirabeau, Gantier, Musset, etc., etc.

Laissons les écrivains concevoir et exécuter suivant leurs tendances et leurs tempéraments, chastes ou sensuels, poétiques ou impurs, sans nous inquiéter des mœurs qui n'ont rien de commun avec les lettres.

Il se trouvera, je le sais, des malfaiteurs pour écrire, sans talent, des livres immondes. Mais le parti pris de saleté est-il plus haïssable que le parti pris de vertu stupide ? Ces écrits seront dangereux, dit-on ? Le sont-ils plus que le récit sentimental dévoré par la fillette exaltée, le soir, dans son lit, dans son lit qu'elle ouvrira le lendemain au commis d'en face idéalisé par son rêve, devenu un héros, un personnage de roman digne de l'Amour magnifique des livres honnêtes. Sois persuadé, mon cher Guérin, qu'on va classer Fille de Fille parmi les œuvres pornographiques. J'aime ce livre parce qu'il est vrai, et sans tendances. Tu racontes le vice, mais tu ne demandes pas le prix que feu Montyon, ce niais, a institué pompeusement pour récompenser des hypocrites jugés par des cafards.

Tu n'idéalises pas. Tu dis les choses telles qu'elles sont. J'en prends un exemple qui m'a ravi et par sa forme très littéraire et par la justesse surprenante de l'image. Parlant de la poitrine d'une fille flétrie, tu dis que son corset la contenait comme une carafe contient de l'eau. Voilà quelque chose de vu, de juste, de parfait ! Tu m'as donné dans les mains la sensation singulière de cette chair liquide et coulante. J'en sais qui auraient parlé du marbre, j'en sais d'autres qui auraient parlé des roses, d'autres encore qui, forçant l'image horrible, auraient parlé de vessies vidées. Ceux-ci comme ceux-là nous auraient trompés, comme on trompe en littérature. Mais quoi de plus drôle et de plus vrai que cette comparaison d'une carafe et d'un corset donnant à ce qu'ils enferment la forme immobile qu'ils ont.

Plus que les grands effets, j'aime ces petits détails précis révélant l'observateur, l'homme qui a vécu et retenu.

Je ne veux point faire ici l'analyse de ton livre, pas plus que je ne veux écrire une préface. Tu as désiré me donner un témoignage d'amitié vive en me demandant quelques lignes en tête de ton roman. Je t'en remercie de tout mon cœur. Cette lettre est bien peu de choses, et bien courte pour être imprimée. Fais-en ce que tu voudras.

Je te serre cordialement les mains.

Celles qui osent !
(Celles qui osent !, 1883)

Celles qui osent ! Le titre et le volume ont de l'audace, mon cher ami. Je t'ai lu, avant tout le monde, avec ce plaisir que j'ai toujours à te lire. J'aime ton art subtil, coloré, odorant, complexe, qui multiplie les sensations et fait vibrer dans les profondeurs intimes de la pensée un tas de petites cordes dont on ignorait presque l'existence en soi. De tous tes volumes, celui-là est peut-être celui où l'on trouve, où l'on savoure le plus complètement tes rares et délicates qualités d'écrivain. Les choses que tu dis là-dedans m'ont fait faire des séries de réflexions et je veux, à propos de rien, comme à propos du livre entier, causer d'amour avec toi, puisqu'il s'agit d'amour et d'amour hardi dans Celles qui osent.

Tu as développé souvent, au sujet de l'amour sentimental, qui n'est, en réalité, que l'hypocrisie de l'accouplement, des théories qui me choquent par leur raffinement même. Je trouve dans ton dernier volume beaucoup de choses qui me plaisent par leur sincérité. Ce qui n'empêche que jamais nous ne nous entendrons sur l'amour.

Que cette occupation agréable tienne une grande place dans la vie des femmes, je le comprends, elles n'ont rien à faire. Je m'étonne que, dans la vie d'un homme, elle puisse être autre chose qu'un passe-temps facile à varier, comme une bonne table ou ce qu'on appelle les sports. Quant à la fidélité, à la constance, quelle folie ! Jamais on ne me fera comprendre que deux femmes ne valent pas mieux qu'une, trois mieux que deux, et dix mieux que trois. Qu'on revienne à l'une plus souvent qu'aux autres, c'est naturel, comme il est naturel de manger souvent un plat qu'on aime. Mais n'en garder qu'une, toujours, me semblerait aussi surprenant et illogique que si un amateur d'huîtres ne mangeait plus que des huîtres, à tous les repas, toute l'année.

La fidélité et la constance me paraissent enlever à l'amour un charme qui est dans la fantaisie et l'imprévu.

Le cœur féminin, par exemple, diffère beaucoup du nôtre, et je comprends les raisons qu'ont les femmes d'être plus persévérantes que nous dans leurs tendresses.

Nous autres, nous adorons la femme, et quand nous en choisissons une passagèrement, c'est un hommage rendu à leur race entière. On peut idolâtrer les brunes parce qu'elles sont brunes, et aussi les blondes parce qu'elles sont blondes, l'une pour ses yeux aigus qui vont au cœur, l'autre pour sa voix qui fait vibrer nos nerfs ; celle-ci pour sa lèvre rouge, celle-là pour la cambrure de sa taille ; mais comme nous ne pouvons cueillir, hélas, toutes ces fleurs en même temps, la nature a mis en nous l'amour, la toquade, le caprice fou, qui nous les fait désirer à tour de rôle, augmentant ainsi la valeur de chacune à l'heure de l'affolement.

Or, l'affolement, chez nous, devrait, me semble-t-il, être limité à la période d'attente. Le désir satisfait, ayant supprimé l'inconnu, enlève à l'amour sa plus grande valeur.

Chaque femme conquise nous prouve, une fois de plus, que toutes sont à peu près pareilles entre nos bras. Les idéalistes surtout, qui courent sans cesse après l'illusion rêvée, ne devraient-ils pas être atterrés au lendemain de chaque possession ? Nous autres qui demandons moins à l'amour, nous aurions le droit de lui être plus reconnaissants du peu qu'il donne aux hommes intelligents et difficiles.

La constance conduit au mariage ou à la chaîne. Rien dans la vie ne semble plus attristant et plus pénible que ces liaisons de longue durée.

Le mariage supprime d'un coup, quand on le prend sérieusement, la possibilité des désirs nouveaux, toutes les tendresses à venir, la fantaisie du lendemain et tout le charme des rencontres. Il a, en outre, l'inconvénient odieux de condamner les époux à un déplorable ordinaire. Car quel est le mari qui oserait prendre avec sa femme les libertés délicieuses que pratiquent, aussitôt, les amants.

Et c'est là, conviens-en, le plus grand prix de l'amour, l'audace des baisers. En amour, il faut oser, oser sans cesse. Nous aurions bien peu de maîtresses agréables si nous n'étions pas plus audacieux que les maris, dans nos caresses, si nous nous contentions de la plate, monotone et vulgaire habitude des nuits conjugales.

La femme rêve toujours, elle rêve de ce qu'elle ignore, de ce qu'elle soupçonne, de ce qu'elle devine. Après le premier étonnement de la première étreinte, elle se reprend à rêver. Elle a lu, elle lit. A tout instant des phrases au sens obscur, des plaisanteries chuchotées, des mots inconnus entendus par hasard lui révèlent l'existence de choses qu'elle ne connaît point. Si d'aventure, elle pose en tremblant une question à son mari, il prend aussitôt un air sévère et répond : « Ces choses-là ne te regardent pas. » Or elle trouve que ces choses la regardent tout autant que les autres femmes. Quelles choses d'ailleurs ? Il en existe donc ? Des choses mystérieuses, honteuses, et bonnes, sans doute, puisqu'on en parle tout bas avec un air excité. Les filles, paraît-il, tiennent leurs amants au moyen de pratiques obscènes et puissantes.

Quant au mari, qui les connaît bien, ces choses, il n'ose pas les révéler à sa femme dans le mystère du tête-à-tête nocturne, parce qu'une femme épousée c'est différent d'une maîtresse, sacrebleu ! Et parce qu'un homme doit respecter SA femme qui est ou qui sera la mère de SES enfants. Alors comme il ne veut pas renoncer aux choses qu'il n'ose point faire légitimement, il va chez quelque impure et s'en donne.

Mais la femme commence à se tenir des raisonnements d'un bon sens simple et net. — On ne vit pas deux fois. — La vie est courte. — Une femme, mariée à vingt ans, est mûre à trente et avancée à quarante. — Or si on ne fait rien, si on ne connaît rien, si on ne jouit de rien avant cette limite, ce sera fini pour toujours. Les joies conjugales sont épuisées. Elle en est lasse, écœurée. — Alors — alors — un amant ?… Pourquoi pas ? — Ces choses, celles qu'on ose dans l'adultère ont peut-être un charme si grand !

Une fois la pensée, le désir, entrés en sa tête, la chute est proche, très proche.

Elle ose enfin, mais doucement, peu à peu. Elle a des réserves, des limites. Ceci, oui ; cela, non. Ces distinctions, une fois le premier pas franchi, sont surprenantes et grotesques, mais générales. Il semblerait qu'à partir du moment où une femme s'est décidée à expérimenter l'amour, l'amour défendu, radiné, inventif, elle devrait toujours demander davantage, toujours vouloir du nouveau, toujours chercher, toujours attendre des baisers différents, plus aigus. Eh bien, non. La morale, morale étrange et mal placée, reprend ses droits. Te figures-tu un assassin qui jugerait plus coupable de tuer un homme avec un couteau qu'avec un pistolet ? Elles ne les osent pas toutes, les choses charmantes qui rendent la vie moins morne.

Moi je voudrais, et ce serait de la bonne pornographie, je voudrais qu'un poète, un vrai poète les chantât audacieusement, un jour, en des vers hardis et passionnés, ces choses honteuses qui font rougir les imbéciles. Il ne faudrait là ni gros mots, ni polissonneries, ni sous-entendus ; mais une suite de petits poèmes simples et francs, bien sincères.

Te rappelles-tu certains vers, que nous savourions parfois des vers réputés abominables mais qui sont doux comme des caresses ?

Tu viens de faire en prose quelque chose dans ce genre.

Laisse crier les sots, et continue.

Je te serre cordialement les mains.

FIN

ANNÉE 1884

Les trois cas
(Gil Blas, 15 janvier 1884)

On a beaucoup discuté depuis quelque temps sur le quatrième acte de Pot-Bouille. Cette manière simple et bourgeoise de considérer l’adultère a choqué force gens du monde qui le pratiquent pourtant plus simplement encore.

On a trouvé peu noble qu’un mari, surprenant sa femme en flagrant délit, se contente de dire à l’amant : « Moi, me battre avec vous ? Jamais de la vie. Ma femme est votre maîtresse, gardez-la ! »

Comment se comportent pourtant, en pareil cas, la plupart des maris que nous voyons tous les jours ? D’abord les maris d’aujourd’hui ne constatent plus. Je parle de ceux du monde. Ils acceptent, ou ils ignorent. Seuls les petits bourgeois et les gens du peuple usent du vieux moyen de la surprise qui entraîne inévitablement à une détermination énergique et toujours regrettée.

L’adultère, tant que le mariage existera sans le divorce, car le divorce deviendra la sécurité des maris et la désolation des amants, l’adultère donc restera pour les spectateurs un éternel sujet de discussion, de surprise et d’erreur.

Dès qu’un homme est marié, il se change en sphinx, en énigme, en mystère. Une transformation étrange se produit dans son esprit. Il devient le gardien d’un bien mystérieux, du jardin conjugal dont chaque ami tâche de cueillir les fruits.

Cinq fois sur dix il est cocu. Il s’en aperçoit une fois sur cent, ou du moins il manifeste qu’il s’en est aperçu.

L’infidélité dans le mariage est naturelle, normale. La fidélité absolue de l’un ou de l’autre contractant ne peut provenir que d’une nature endormie, sans sensations, sans imaginations, sans rêves.

L’homme, le mâle (en est-il plus d’un sur mille qui reste fidèle) obéit à son instinct de polygame, et reprend au bout de quelques mois ses habitudes de jeunesse. Il est fatigué de sa femme car il est dans la nature d’arriver à la satiété par la possession répétée ; il découvre chez les autres une quantité de séductions nouvelles. Il se dit avec raison que le mariage pris sérieusement supprimerait tout le charme de la vie, l’attente exquise de l’inconnu, le frémissement délicieux du désir qui s’éveille, l’imprévu des aventures, la fantaisie des attractions, et cette si douce émotion des premières rencontres, si elles ne devaient pas avoir de lendemain.

Pourquoi se gênerait-il d’ailleurs ?

Mais ce qu’il y a d’étrange dans son cas, c’est qu’il prétend souvent exiger de sa compagne cette plate et monotone fidélité qu’il ne songe nullement à observer lui-même.

Quant à la femme, elle demeure d’abord simplement et dignement fidèle. Mais après l’attendrissement des premiers temps et l’étonnement des premières étreintes elle se reprend à rêver, car dans son âme, jusqu’à sa mort, flottera le rêve indécis du bonheur irréalisé. Puis elle sera assaillie par les tristesses de l’existence, par les doutes, par les inquiétudes, les froids soupçons de la réalité qu’elle ne fera d’ailleurs qu’entrevoir, tant demeure opaque le voile d’illusions dont est enveloppé son cœur.

Une lassitude l’énerve, l’attente, l’éternelle attente de l’amour renaît en elle. Elle espère encore ! Quoi ? Elle a été élevée pour plaire, pour séduire. Elle a été instruite dans cette pensée que l’amour est son domaine, sa faculté la seule joie au monde. La nature l’a faite jolie, entraînable, changeante, pleine de désirs mobiles, de contradictions, d’irrésolutions. La nature et la société l’ont faite coquette, séduisante et fine.

Elle commence pourtant à se tenir des raisonnements d’un bon sens simple et net. — On ne vit pas deux fois. — La vie est courte. — Une femme, mariée à vingt ans, est mûre à trente et avancée à quarante ? — Or, si on ne fait rien, si on ne connaît rien, si on ne jouit de rien avant cette limite, ce sera fini pour toujours. Les joies conjugales sont épuisées. Elle en est fatiguée ! Alors, alors — un amant ?… Pourquoi pas ?

Elle cède enfin à l’invincible sollicitation de l’espérance d’amour. Elle aime ou croit aimer.

Que fait le mari ?

Trois cas se présentent.

Dans le premier, il ignore tout. Il ignore absolument malgré l’évidence. Tout le monde sait la chose, excepté lui. Et il rit sans cesse des maris trompés, il en plaisante avec grâce. Quoi qu’il arrive il ne saura jamais rien. C’est là un inconcevable mystère, un de ces secrets insondables où s’émousse toute pénétration. On pourrait appeler cet aveuglement heureux, inexplicable et constant, le bandeau des cocus ; et il y aurait là matière à une très intéressante étude psychologique et sociale que couronnerait un jour ou l’autre la benoîte Académie.

Rien de plus surprenant que cette tranquille ignorance du mari. On se dit à toute heure : « Mais il est impossible qu’il ne devine pas, qu’il ne voie pas, qu’il ne comprenne pas. » La femme fait à son amant des scènes de jalousie devant lui, donne ses rendez-vous, se risque à ces témérités qui ont un charme excitant pour elle. Elle lui met sous les yeux et sous le nez son… malheur, vingt fois par jour. Il ne voit rien ; il ne comprend rien.

D’où vient cela ? Sans doute d’une vanité naïve et colossale. Chacun ayant une tendance à se croire un être d’exception, il ne suppose pas qu’une chose pareille puisse lui arriver, à lui !

Et il devient admirablement ridicule, non par le fait lui-même, par sa situation de cocu, mais par son ignorance confiante et souriante, par son attitude satisfaite.

Dans le second cas, le mari feint de ne rien voir.

Il connaît la vie, celui-là, et veut rester tranquille. Son seul soin est d’empêcher les imprudences compromettantes de sa femme. Sait-il au juste qu’il est trompé ? Peut-être non ? Il veut ignorer. Il a des maîtresses ; il ne désire plus les plaisirs conjugaux qu’il a pratiqués exclusivement pendant quatre ou cinq ans ; il ne veut pas non plus être ridicule, et il veille… aux apparences. Tant qu’elle n’aura pas 1e mauvais goût de se compromettre, il ne saura rien, car il ne s’avoue pas à lui-même qu’il sait ; il préfère ignorer toujours, n’ayant que faire d’une certitude qui ne servirait qu’à troubler son existence.

C’est un sage. Le monde est pétri d’indulgence pour les liaisons nouées avec réserve et savoir-vivre. Il les accepte, les favorise, les consacre. Et on ne rit jamais de ce mari-là, qui a pour amis, l’un après l’autre, ceux de sa femme et qui vit avec eux dans une intimité cordiale et armée.

Dans le troisième cas, le mari casse les vitres. Celui-là n’est qu’un sot, à moins que des circonstances impérieuses ne l’aient forcé à un scandale.

Le mari qui brise les vitres n’est qu’un sot. Et pour beaucoup de raisons.

D’abord, quand on ne veut pas être cocu, il faut éviter les chances premières et rester garçon. Si je monte en ballon, je risque assurément mes membres, et l’aurais tort de m’indigner ensuite si je me suis cassé bras ou jambe à la descente. L’homme s’imagine que l’acte de mariage lui donne sur la femme qu’il épouse des droits absolus, sans limites et sans réserves.

Certes, le mariage lui confère le droit d’exercer contre sa compagne ses privilèges organiques de mâle. Mais vraiment est-il sensé, est-il humain, est-il logique qu’une pauvre fille ignorante de tout, ignorante des sentiments et des actes de l’amour, ignorante de la vie et des événements, soit liée, corps et âme, jusqu’à sa mort, au particulier qui a conclu avec les parents la transaction commerciale qu’on appelle un mariage ?

Cette enfant peut être enchaînée à quinze ans par un traité dont elle ne devra plus s’affranchir tandis qu’il lui faudra attendre qu’elle ait les vingt-cinq ans exigés pour exister légalement et jouir des droits que confère la majorité. Jusque-là, elle ne peut s’engager à rien, elle ne peut ni jouir de sa fortune, ni emprunter de l’argent, ni vendre son bien, mais elle peut se vendre elle-même, vendre toute sa part de bonheur, d’espoirs, de plaisirs, de rêves, sans même savoir à qui, ni pourquoi, ni ce qu’on fera d’elle, ni à quoi elle s’engage, ni à quoi elle renonce.

Et la loi, la loi stupide qui permet et ordonne cela, qui sanctionne et noue ce lien révoltant, ne reconnaît pas les vœux éternels des religieux, n’admet pas qu’un homme libre, majeur, ayant vécu, sacrifie d’une façon définitive sa vie au service d’une idée qu’il croit sacrée.

L’usage, plus doux, reconnaît cette injustice, et il admet, sans le proclamer toutefois, que la femme peut se donner à un autre que l’époux.

Mais si l’époux est d’une nature brutale et jalouse, il va veiller, rôder, prêt à tuer la femme et l’amant.

Qu’y gagnera-t-il ? Du ridicule !

Si la femme ne songe point à le tromper, il lui donnera ce désir. Si elle y songe, il n’empêchera rien.

Quels que soient ses précautions, ses ruses, ses méfiances, ses artifices, il ne fera qu’exaspérer l’audace et l’astuce féminines.

J’admets qu’il réussisse à empêcher pendant longtemps le fait brutal de la possession physique. Qu’importe, si sa femme appartient en pensée à un autre !

Il est le gardien violent de la chasteté du corps. Mais peut-il être celui de la chasteté de l’âme ! Garde-chiourme de la fidélité, il veille, harcelé par la peur du baiser donné derrière son dos. Qu’est le baiser d’une minute auprès de l’abandon du cœur, auprès du désir sans fin, auprès de la caresse des yeux, auprès de tous les riens invisibles par lesquels une femme se livre tout entière à celui qu’elle a choisi ! Il la suit, grotesque et sournois, sans comprendre qu’elle n’est plus à lui, que chacun de ses soupçons éveille chez elle un désir nouveau, que chacune de ses obsessions fait naître en elle un élan d’amour vers celui qu’elle veut.

Il semble dire : « Ma femme est à moi. Vous ne l’aurez pas ! »

— Est-elle à lui vraiment si elle ne lui appartient qu’avec dégoût dans une étreinte qui révolte son cœur ? Est-elle à lui si elle a envie de s’enfuir quand il approche, de le souffleter quand il l’embrasse ? Est-elle à lui si elle le hait, si elle subit sa caresse comme elle boirait, par force, un répugnant breuvage ?

Elles sont nombreuses celles que violente ainsi un époux détesté ! Que ne le trompent-elles avec lui-même ?

Car rien n’est vrai que l’illusion et que le rêve ! Quand il ouvre, le soir, la porte conjugale, l’homme qui a le droit d’entrer, qu’elles ferment les yeux et qu’elles songent à l’autre ! Quand il approche, qu’elles se disent : « C’est lui ! C’est lui ! » Et qu’elles le voient, l’autre, avec ses traits, son regard, sa bouche qu’elles désirent, et ses mains caressantes. Qu’elles ouvrent les bras pour lui seul ; qu’elles reçoivent ses baisers des lèvres de leur mari ! Sauront-elles en réalité lequel des deux les possède si elles aiment assez celui qu’elles appellent pour se croire à lui dans cette hallucination d’amour ?

Qu’elles trompent l’époux à l’heure même où il les tient embrassées ! N’est-ce point là un plaisir délicieux, une vengeance perverse et terrible ? Que chaque baiser qu’elles subissent soit une infidélité, que chaque étreinte devienne un adultère !

Et quand il sera parti, tranquille et satisfait, l’époux, qu’elles s’endorment en songeant à l’autre ! Et dans leur rêve, il reviendra, l’autre ; et bien qu’elles soient seules en leur couche, elles se donneront encore à lui de tout leur cœur et de toute leur chair.

Notes d’un voyageur
(Le Gaulois, 4 février 1884)

Sept heures. Un coup de sifflet ; nous partons. Le train passe sur les plaques tournantes, avec le bruit que font les orages au théâtre ; puis il s’enfonce dans la nuit, haletant, soufflant sa vapeur, éclairant de reflets rouges des murs, des haies, des bois, des champs.

Nous sommes six, trois sur chaque banquette, sous la lumière du quinquet. En face de moi, une grosse dame avec un gros monsieur, un vieux ménage. Un bossu tient le coin de gauche. A mes côtés, un jeune ménage, ou du moins un jeune couple. Sont-ils mariés ? La jeune femme est jolie, semble modeste, mais elle est trop parfumée. Quel est ce parfum-là ? Je le connais sans le déterminer. Ah ! J’y suis. Peau d’Espagne. Cela ne dit rien. Attendons.

La grosse dame dévisage la jeune avec un air d’hostilité qui me donne à penser. Le gros monsieur ferme les yeux. Déjà ! Le bossu s’est roulé en boule. Je ne vois plus où sont ses jambes. On n’aperçoit que son regard brillant sous une calotte grecque à gland rouge. Puis il plonge dans sa couverture de voyage. On dirait un petit paquet jeté sur la banquette.

Seule la vieille dame reste en éveil, soupçonneuse, inquiète, comme un gardien chargé de veiller sur l’ordre et sur la moralité du wagon.

Les jeunes gens demeurent immobiles, les genoux enveloppés du même châle, les yeux ouverts, sans parler ; sont-ils mariés ?

Je fais à mon tour semblant de dormir et je guette.

Neuf heures. La grosse dame va succomber, elle ferme les yeux coup sur coup, penche la tête vers sa poitrine et la relève par saccades. C’est fait. Elle dort.

O sommeil, mystère ridicule qui donne au visage les aspects les plus grotesques, tu es la révélation de la laideur humaine. Tu fais apparaître tous les défauts, les difformités et les tares ! Tu fais que chaque figure touchée par toi devient aussitôt une caricature.

Je me lève et j’étends le léger voile bleu sur le quinquet. Puis je m’assoupis à mon tour.

De temps en temps, l’arrêt du train me réveille. Un employé crie le nom d’une ville, puis nous repartons.

Voici l’aurore. Nous suivons le Rhône, qui descend vers la Méditerranée. Tout le monde dort. Les jeunes gens sont enlacés. Un pied de la jeune femme est sorti du châle. Elle a des bas blancs ! C’est commun : ils sont mariés. On ne sent pas bon dans le compartiment. J’ouvre une fenêtre pour changer l’air. Le froid réveille tout le monde, à l’exception du bossu qui ronfle comme une toupie sous sa couverture.

La laideur des faces s’accentue encore sous la lumière du jour nouveau.

La grosse dame, rouge, dépeignée, affreuse, jette un regard circulaire et méchant à ses voisins. La jeune femme regarde en souriant son compagnon. Si elle n’était point mariée elle aurait d’abord contemplé son miroir !

Voici Marseille. Vingt minutes d’arrêt. Je déjeune. Nous repartons. Nous avons le bossu en moins et deux vieux messieurs en plus.

Alors les deux ménages, l’ancien et le nouveau, déballent des provisions. Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des nourritures pendant l’éternité ! Je ne sais rien de plus commun, de plus grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un wagon où se trouvent d’autres voyageurs.

S’il gèle, ouvrez les portières ! S’il fait chaud, fermez-les et fumez la pipe, eussiez-vous horreur du tabac ; mettez-vous à chanter, aboyez, livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds ; tâchez de rendre enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre.

L’homme prévoyant emporte une fiole de benzine ou de pétrole pour la répandre sur les coussins dès qu’on se met à dîner près de lui. Tout est permis, tout est trop doux pour les rustres qui vous empoisonnent par l’odeur de leurs mangeailles.

Nous suivons la mer bleue. Le soleil tombe en pluie sur la côte peuplée de villes charmantes.

Voici Saint-Raphaël. Là-bas est Saint-Tropez, petite capitale de ce pays désert inconnu et ravissant qu’on nomme les Montagnes des Maures. Un grand fleuve sur lequel aucun pont n’est jeté, l’Argens, sépare du continent cette presqu’île sauvage, où l’on peut marcher un jour entier sans rencontrer un être, où les villages perchés sur les monts, sont demeurés tels que jadis, avec leurs maisons orientales, leurs arcades, leurs portes cintrées, sculptées et basses.

Aucun chemin de fer, aucune voiture publique ne pénètre dans ces vallons superbes et boisés. Seule, une antique patache porte les lettres de Hyères et de Saint-Tropez.

Nous filons. Voici Cannes, si jolie au bord de ses deux golfes, en face des îles de Lérins qui seraient, si on les pouvait joindre à la terre, deux paradis pour les malades.

Voici le golfe de Juan ; l’escadre cuirassée semble endormie sur l’eau.

Voici Nice. On a fait, paraît-il, une exposition dans cette ville. Allons la voir.

On suit un boulevard qui a l’air d’un marais et on parvient, sur une hauteur, à un bâtiment d’un goût douteux et qui ressemble, en tout petit, au grand palais du Trocadéro.

Là-dedans, quelques promeneurs au milieu d’un chaos de caisses.

L’exposition, ouverte depuis longtemps déjà, sera prête sans doute pour l’année prochaine.

L’intérieur serait joli s’il était terminé. Mais… il en est loin.

Deux sections m’attirent surtout : "les comestibles et les beaux-arts". Hélas ! Voici bien des fruits confits de Grasse, des dragées, mille choses exquises à manger… Mais… il est interdit d’en vendre… On ne peut que les regarder… Et cela pour ne point nuire au commerce de la ville ! Exposer des sucreries pour la seule joie du regard et avec défense d’y goûter me paraît certes une des plus belles inventions de l’esprit humain.

Les beaux-arts sont… en préparation. On a ouvert cependant quelques salles où l’on voit de fort beaux paysages de Harpignies, de Guillemet, de Le Poittevin, un superbe portrait de Mlle Alice Regnault par Courtois, un délicieux Béraud, etc. Le reste… après déballage.

Comme il faut, quand on visite, visiter tout, je veux m’offrir une ascension libre et je me dirige vers le ballon de M. Godard et Cie.

Le mistral souffle. L’aérostat se balance d’une manière inquiétante. Puis une détonation se produit. Ce sont les cordes du filet qui se rompent. On interdit au public l’entrée de l’enceinte. On me met également à la porte.

Je grimpe sur ma voiture et je regarde.

De seconde en seconde, quelques nouvelles attaches claquent avec un bruit singulier, et la peau brune du ballon s’efforce de sortir des mailles qui la retiennent. Puis soudain, sous une rafale plus violente, une déchirure immense ouvre de bas en haut la grosse boule volante, qui s’abat comme une toile flasque, crevée et morte.

A mon réveil, le lendemain, je me fais apporter les journaux de la ville et je lis avec stupeur :

« La tempête qui règne actuellement sur notre littoral a obligé l’administration des ballons captifs et libres de Nice, pour éviter un accident, de dégonfler son grand aérostat.

Le système de dégonflement qu’a employé M. Godard est une de ses inventions qui lui font le plus grand honneur. »

Oh ! Oh ! Oh ! Oh !

O brave public !


Toute la côte de la Méditerranée est la Californie des pharmaciens. Il faut être dix fois millionnaire pour oser acheter une simple boîte de pâte pectorale chez ces commerçants superbes qui vendent le jujube au prix des diamants.

On peut aller de Nice à Monaco par la Corniche, en suivant la mer. Rien de plus joli que cette route taillée dans le roc, qui contourne des golfes, passe sous des voûtes, court et circule dans le flanc de la montagne au milieu d’un paysage admirable.

Voici Monaco sur son rocher, et, derrière, Monte-Carlo… Chut !.. Quand on aime le jeu, je comprends qu’on adore cette jolie petite ville. Mais comme elle est morne et triste pour ceux qui ne jouent point ! On n’y trouve aucun autre plaisir, aucune autre distraction.

Plus loin, c’est Menton, le point le plus chaud de la côte et le plus fréquenté par les malades. Là, les oranges mûrissent et les poitrinaires guérissent.

Je prends le train de nuit pour retourner à Cannes. Dans mon wagon deux dames et un Marseillais qui raconte obstinément des drames de chemin de fer, des assassinats et des vols.

« … J’ai connu un Corse, Madame, qui s’en venait à Paris avec son fils. Je parle de loin, c’était dans les premiers temps de la ligne P.-L.-M. Je monte avec eux, puisque nous étions amis, et nous voici partis.

Le fils, qui avait vingt ans, n’en revenait pas de voir courir le convoi, et il restait tout le temps penché à la portière pour regarder. Son père lui disait sans cesse : “Hé ! prends garde, Mathéo, de te pencher trop, que tu pourrais te faire mal.” Mais le garçon ne répondait seulement point.

Moi je disais au père :

— Té, laisse-le donc, si ça l’amuse.

— Mais le père reprenait :

— Allons, Mathéo, ne te penche pas comme ça.

— Alors, comme le fils n’entendait point, il le prit par son vêtement pour le faire rentrer dans le wagon, et il tira.

Mais voilà que le corps nous tomba sur les genoux. Il n’avait plus de tête, Madame… elle avait été coupée par un tunnel. Et le cou ne saignait seulement plus ; tout avait coulé le long de la route… »

Une des dames poussa un soupir, ferma les yeux, et s’abattit vers sa voisine. Elle avait perdu connaissance…

Causerie triste
(Le Gaulois, 25 février 1884)

Voici venus les jours du carnaval, les jours où le bétail humain s’amuse par masses, par troupeaux, montrant bien sa bestiale sottise.

Paris ne connaît point de carnaval. Quelques masques passent, rapides, honteux et méprisés dans la foule, lente et pesante, sortie parce qu’elle a congé.

C’est à Nice qu’il faut voir cette fête de la brute civilisée ! Hommes et femmes, du peuple et du monde mêlés, la tête couverte d’un masque en fil de fer, trouvent un plaisir délirant à se jeter du plâtre dans les yeux. Une folie furieuse agite ces êtres qui gesticulent, crient, se heurtent et se lancent au visage des poignées de confetti, de poussière et de cailloux. Une bête semble déchaînée dans chacun de ces hommes, la bête, cette hideuse bête humaine qui apparaît, hurle, s’enivre, se bat, frappe, ravage, ou tue sitôt qu’on la lâche et qu’on la démusèle, la bête horrible qui incendie, pille et massacre aux jours de guerre, qui guillotine aux jours de n révolution, et saute, en sueur, aux jours de gaieté publique, affreuse dans sa joie comme dans sa férocité.

Quel bonheur stupide peuvent trouver ces gens à aveugler les passants avec du plâtre ? Quelle joie à heurter des coudes, à bousculer ses voisins, à s’agiter, à courir, à crier ainsi sans aucun résultat pour ces fatigues, sans aucune récompense après ces mouvements inutiles et violents ?

Quel plaisir éprouve-t-on à se réunir si c’est uniquement pour se jeter des saletés à la face ? Pourquoi cette foule est-elle délirante de joie, alors qu’aucune jouissance ne l’attend ?

Pourquoi parle-t-on longtemps d’avance de ce jour, et le regrette-t-on lorsqu’il est passé ? Uniquement parce qu’on déchaîne la bête, ce jour-là ! On lui donne liberté comme à un chien que la chaîne des usages, de la politesse, de la civilisation et de la loi tiendrait attaché toute l’année !

La bête humaine est libre ! Elle se soulage et s’amuse selon sa nature de brute.

Il ne faut pas en vouloir aux hommes, mais à la race elle-même !

Voilà le plaisir, voilà le bonheur pourtant ! Ces gens sont heureux pendant quelques jours. Oui, c’est du bonheur, cela ! Il n’en faut pas plus à beaucoup.

Cette idée de plaisir et de bonheur est, en nous, tenace, vivace, indéracinable malgré la réalité lamentable.

A vingt ans, on est heureux, parce que la force, l’ardeur du sang, l’espoir indécis d’événements délicieux qui semblent si proches et qu’on n’atteint jamais, suffisent à faire s’épanouir l’âme, toute vibrante de la seule joie de vivre.

Mais plus tard, lorsqu’on voit, lorsqu’on comprend, lorsqu’on sait ! Lorsque les cheveux blancs apparaissent et qu’on perd chaque jour, dès la trentaine, un peu de sa vigueur, un peu de sa confiance, un peu de sa santé, comment garder sa foi dans un bonheur possible ?

Comme une vieille maison, dont tombent, d’année en année, des tuiles et des pierres, que la lézarde ride au front et que la mousse a depuis longtemps défraîchie, la mort, l’inévitable mort sans cesse nous talonne et nous dégrade. Elle nous prend, de mois en mois, la fraîcheur de la peau qui ne reviendra point, des dents qui ne renaîtront pas, nos cheveux qui ne repousseront plus ; elle nous défigure, fait de nous, en dix ans, un être nouveau, tout différent, qu’on ne peut même pas reconnaître ; et plus nous allons, plus elle nous pousse, nous affaiblit, nous travaille et nous ravage.

Elle nous émiette d’instant en instant. A chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, dès qu’a commencé cette lente démolition de notre corps, nous mourons un peu. Respirer, dormir, boire et manger, marcher, aller à ses affaires, tout ce que nous faisons, vivre enfin, c’est mourir ! Mais nous n’y songeons guère heureusement ! Nous espérons toujours un bonheur prochain, et nous dansons au carnaval. Pauvres êtres !

Comment le rêvons-nous, ce bonheur, nous autres qui savons rêver ? Qu’attendons-nous ainsi sans cesse, autre que cette mort accourant vers nous ? Quel songe nous berce ainsi, nous trompe ainsi ? Car l’humanité tout entière espère toujours quelque chose de bon et d’indéterminé !

Pour beaucoup, c’est l’amour ! Quelques baisers, quelques soirs d’exaltation, de longs regards, puis des pleurs, un dur chagrin, et l’oubli, voilà ! Puis la mort.

Pour d’autres, c’est la fortune, le luxe de l’existence, les délicatesses de la vie, les fins repas qui donnent la goutte, les fêtes qui usent l’homme en quelques ans, les richesses de l’ameublement et les respects des serviteurs ; c’est courir vers la mort en landau au lieu d’y aller à pied.

Pour d’autres, c’est la puissance, l’orgueil de la domination, le droit de signer des papiers qui changent l’existence des peuples ? Qu’y gagne-t-on de personnel ? De doux ? De bon ? Pour d’autres, le bonheur, c’est la vie simple, honnête, droite, sans événements, sans secousses, au milieu des enfants ; la vie plate comme une grande route, nue comme la mer, monotone comme le désert. Ne rien attendre, ne rien rêver d’imprévu, ne rien désirer d’extraordinaire, de surprenant, est-ce possible pour quiconque a l’esprit vif et palpitant ? La peur de la mort et de l’inconnu qui est derrière jettent les autres dans la pénitence au fond des cloîtres. Ils renoncent à tout, à tout ce que la vie, notre pauvre vie, peut nous donner encore d’agréable, par la crainte d’un châtiment mystérieux et l’espoir d’une récompense éternelle.

Qu’y gagneront-ils, ces craintifs égoïstes ?

Quelles que soient nos attentes, elles nous trompent toujours. Seule, 1a mort est certaine ! Je crois à la mort fatale et toute-puissante !

Mais des gens dansent au carnaval et se jettent du plâtre dans les yeux !

Puis, quand la Terre sera morte aussi, il ne restera plus rien de nos rêves, de nos espérances, de nos travaux, de nos folies, de nos agitations, de nos efforts ! Rien, pas même un souvenir !

Et quelque poète, peut-être, habitant Mars ou Vénus, dira de notre globe détruit ce que M. Edmond Haraucourt dit de la Lune.

« Puis ce fut l’âge blond des tiédeurs et des vents

La Lune se peupla de murmures vivants ;

Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,

Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux ;

Elle eut l’amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses Dieux…

Et lentement rentra dans l’ombre.

Depuis, rien ne sent plus son baiser jeune et chaud ;

La Terre, qui vieillit, la cherche encor là-haut ;

Tout est nu. Mais, le soir, passe son globe éphémère,

Et l’on dirait, à voir sa forme errer sans bruit,

L’âme d’un enfant mort qui reviendrait, la nuit,

Pour regarder dormir sa mère. »

Qu’est-ce donc qui soutient l’homme ? Qui le fait aimer la vie, rire, s’amuser, être heureux ? L’illusion. Elle nous enveloppe et nous berce, nous trompant et nous charmant toujours ! Elle nous fait voir bleu, elle nous fait voir rose, elle tombe sur nous avec les rayons du soleil, flotte autour de nous dans la pâle clarté de la lune ! Elle coule devant nous avec les fleuves charmants, pousse avec l’herbe, fleurit avec les fleurs, fermente dans le vin, nous grise, nous séduit, nous affole. Elle nous cache l’affreuse et éternelle misère de nous, change les formes, voit le malheur toujours présent et nous montre le bonheur toujours fuyant.

Sans elle que serions-nous ? Que deviendrions-nous ? Elle s’appelle l’espoir éternel, l’éternelle gaieté, l’éternelle attente ; elle s’appelle Poésie, elle s’appelle Foi, elle s’appelle Dieu ! C’est grâce à elle que les mères se consolent des enfants morts. C’est grâce à elle que les vieillards peuvent rire encore ! N’est-il pas étrange qu’on rie avec des cheveux blancs, alors qu’on n’aura plus jamais de cheveux noirs.

Quelques-uns la perdent, cette illusion, la grande menteuse. Et soudain ils voient la vie, la vie vraie, décolorée, déshabillée. Ce sont ceux-là qui se tuent, qui se jettent du haut des ponts dans les rivières, qui boivent le phosphore des allumettes ou la blanche poudre d’arsenic, qui s’enfoncent dans la bouche un canon de revolver.

Il suffit que le voile de la Trompeuse se soit un instant soulevé, il suffit d’un amour déçu, d’un espoir tombé. Ils ont compris : ils aiment mieux en finir tout de suite.

D’autres aussi sentent s’éloigner d’eux cette confiance tranquille dans les lendemains heureux. Mais la mort les épouvantes et le doute les effraie. Ceux-là boivent les troublants liquides et mangent l’opium !

Des hommes et des femmes, par milliers, se piquent le bras chaque jour avec une petite seringue contenant quelques gouttes de morphine, qui les fait rentrer un moment dans cette illusion consolante et se rendormir, pour quelques instants, dans le beau rêve universel dont ils s’étaient réveillés.

Des hommes pourtant l’ont perdue à tout jamais et ne la peuvent plus retrouver. Gustave Flaubert, dans ses lettres, pousse le grand cri continu, le grand cri lamentable de l’illusion détruite.

« Je ne crois pas le bonheur possible, mais bien la tranquillité. »

Ce n’est encore là qu’une négation. Tournons les pages :

« Dès que je ne tiens plus un livre ou que je ne rêve pas d’en écrire un, il me prend un ennui à crier. La vie enfin ne me semble tolérable que si on l’escamote.

Je me perds dans mes souvenirs d’enfance, comme un vieillard… Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il me semble que je traverse une solitude sans fin, pour aller je ne sais où. Et c’est moi qui suis tout à la fois le désert, le voyageur et le chameau. »

Et plus loin :

« Que ne suis-je organisé pour la jouissance comme je le suis pour la douleur ! »

Mais quand ceux-là passent dans le monde, les grands tristes, et jettent aux hommes leur plainte désespérante, les autres, la foule, ceux qui dansent au carnaval et qui aiment à se lancer du plâtre dans la figure, se retournent, surpris, troublés dans leur joie ; ils se fâchent, furieux contre le misérable : « Qu’a-t-il donc, celui-là, à se désoler ainsi ? Va-t-il pas nous laisser tranquilles ? »

Et ils déclarent : « C’est un malade ! »

Les boulevards
(Gil Blas, 25 mars 1884)

Voici la saison charmante des boulevards ! De mars en juin, c’est le seul coin du monde où on se sente vivre largement, d’une vie active et flânante, de la vraie vie de Paris. Un flot d’hommes en chapeaux noirs coule de la Madeleine à la Bastille, et un bruit continu de voix, pareil au bruit d’un fleuve qui roule, monte se perdre dans l’air léger du printemps. Mais ce bruit vague est fait de toutes les pensées, de toutes les idées qui naissent, passent et disparaissent chaque jour dans Paris. Comme des mouches, les nouvelles bourdonnent au-dessus du courant des flâneurs ; elles vont, de l’un à l’autre, s’échappent par les rues, volent jusqu’aux bouts lointains de la cité.

Les arbres commencent à s’habiller. On marche, d’un pas lent, sous la brume verte des feuilles naissantes et on retrouve toutes les figures familières, car les boulevardiers se connaissent aussi bien que des bourgeois de petites villes. Tous les jours, aux mêmes endroits, on rencontre les mêmes hommes. Qu’importe leur nom qu’on ne saura jamais ! On est certain d’apercevoir celui-ci devant Tortoni, celui-là devant Bignon, cet autre devant l’Américain. On se dit : « Tiens, en voici un qui vieillit rudement depuis quelque temps. » Ou bien : « Tiens, pourquoi ce gros monsieur ne porte-t-il plus sa barbe ? »

Avant nous d’autres hommes faisaient cette promenade quotidienne le long de cette grande rue où passe la vie de Paris ; et avant eux, d’autres encore. Et dans bien longtemps, sans doute, on se promènera toujours en flânant devant les larges boutiques de la longue avenue.

Écrire l’histoire du boulevard serait écrire l’histoire de Paris. Chaque maison appelle un souvenir.

Le boulevard est jeune par un bout et vieux par l’autre.

La Madeleine est son enfance et la Bastille sa vieillesse. Louis XV avait posé la première pierre de la Madeleine le 3 avril 1764, et l’église, après avoir été dix fois détruite et recommencée, ne fut terminée que vers 1830.

C’est dans cette maison, à l’angle de la rue Caumartin, que mourut Mirabeau.

Mirabeau-Tonneau ! Ce gros homme fut le père des politiciens braillards. C’est à lui que commence ce règne des avocats dont nous souffrons toujours. Selon le mot d’un grand écrivain, il entraîna les multitudes, ébranla, puis soutint un trône, dirigea tout l’avenir d’un peuple, gouverna les événements à sa fantaisie et changea la fortune de la France « par la seule vertu d’une gueule retentissante. » Quand sa parole passait sur les assemblées, elle les courbait comme un vent d’orage, et il remportait des victoires en massacrant ses adversaires avec des mots comme on mitraille avec des boulets.

Plus que Démosthène, plus que Cicéron, il fut le Rhéteur, l’homme des batailles oratoires, le lutteur aux forts poumons dont la pensée ne semble puissante que criée sur les foules, dont l’esprit n’est dominateur que par la force de l’éloquence. Tout ce que ces tribuns laissent d’écrit après eux semble terne lent et puéril.

C’est devant ce sonore et violent orateur que s’ouvrirent pour la première fois les portes de Sainte-Geneviève érigée en Panthéon. On l’y coucha à côté de Descartes.

Il était né un peu plus loin, toujours près du même boulevard, rue de la Chaussée-d’Antin.

Voici la rue de la Paix. Elle fut rêvée par Louis XVI, exécutée par Napoléon.

Un soir, si nous en croyons un chroniqueur du temps, le futur empereur, alors chef de bataillon d’artillerie, avait dîné place Vendôme, chez le général d’Augerville, beau-frère de Berthier, avec plusieurs officiers.

Il proposa, dans la soirée, d’aller à Frascati prendre des glaces. Tout le monde accepta et l’on partit. Napoléon, qui donnait le bras à Mme Tallien, s’arrêta quelques secondes pour considérer la grande place sans monument, et, se tournant vers M. d’Augerville :

« Votre place est nue, mon général ; il y faudrait un centre, une colonne comme celle de Trajan, ou un tombeau qui recevrait les cendres des soldats morts pour la patrie. »

Mme d’Augerville approuva :

« Votre idée est bonne, mon cher commandant. Quant à moi je préférerais la colonne. »

Napoléon se mit à rire.

« Vous l’aurez un jour, madame, quand Berthier et moi serons généraux. »

L’empereur a tenu parole.

La Chaussée-d’Antin ! Quels souvenirs tendres et charmants ! C’est le coin d’amour, dans Paris. C’est de là que nous viennent toutes les anecdotes de la Régence ; c’est là qu’est née cette fine et divine galanterie, morte, hélas, avec le siècle poudré, le siècle des mouches, des éventails et des paniers.

En ce temps-là, à la place de la Chaussée-d’Antin d’aujourd’hui, s’étendait un marais, puis, plus loin, le village des Porcherons, puis, plus loin encore, la ferme de la Grange-Batelière.

Un petit sentier ombreux, le chemin de la Grande Pinte, traversait ce lieu, et, parti de la porte Gaillon, aboutissait au hameau de Clichy.

Tout ce quartier, n’était qu’une campagne, voici un siècle à peine ! Le croirait-on ? Mais une campagne pleine de petites maisons silencieuses le jour, et qui, la nuit, s’emplissaient de rires, de baisers, de tumulte, avec des bruits de bouteilles cassées et souvent des cliquetis d’épée.

C’était, pour parler comme en cette époque fleurie, un champ de tendresse où poussaient les baisers. Et les belles dames qui se glissaient, au soir, par les portes entrouvertes, s’appelaient Mme de Cœuvres, la comtesse d’Olonne, la maréchale de la Ferté.

Quand une voiture bleue entrait au galop dans un petit hôtel où tous les auvents étaient clos, c’est que le Régent de France allait souper entre Mme de Tencin et la duchesse de Phalaris, en face du duc de Brissac et du marquis de Cosse. Plus loin, sur le pont d’Arcans, on se battait plus souvent qu’on ne fait au Vésinet maintenant. C’est là que la belle Mme de Lionne et la belle Louison d’Arquin regardaient ferrailler leurs amants, le comte de Fiesque et M. de Tallard, parce que ni l’un ni l’autre n’avait voulu céder le pas.

Oui, c’est bien ici une terre d’amour. Quels noms surgissent ? La Guimard, la Duthé, à qui un roi voulut confier l’éducation de son fils, et la Dervieux au cœur si large.

Sous le même toit, l’une après l’autre, dormirent la belle Mme Récamier et la charmante comtesse Lehon. Parmi tant d’autres gloires venues ici, nous trouvons encore Mesurer et Cagliostro.

La Chaussée-d’Antin est demeurée la rue élégante et niche, bâtie sur le sol où s’épanouit cette légère galanterie française, faite d’esprit, de grâce, de tendresse, d’impertinence, d’amour volage et bien né et de baisers vite oubliés.

Mais voici, moins gaie, plus sombre, plus sévère, la rue Laffitte.

Nous entrons dans l’histoire grave.

C’est dans un grand salon austère et riche, le 28 juillet 1830. Des politiciens délibèrent sous la présidence du banquier Laffitte. Le sort de la France est indécis. Aucun ne sait, ne prévoit encore les événements qui vont surgir.

Un homme paraît, venu pour se joindre à eux. Tous se lèvent, comprenant que la cause de la légitimité est perdue sans retour. Car celui-là ne se trompe point, et ses évolutions politiques sont les marques certaines des revirements de la fortune royale.

Il s’appelle M. de Talleyrand.

Bientôt un parlementaire entre à son tour parlant au nom de Charles X. On lui répond qu’il n’est plus temps.

Et le lendemain, dans le même salon, M. Thiers écrivait une proclamation orléaniste.

Voici le pavillon de Hanovre. D’où vient ce nom ? D’une ironie populaire. Le duc de Richelieu le fit construire avec l’argent des rapines qu’il exerça pendant la guerre de Hanovre, et le peuple cloua ce nom sur la porte du somptueux hôtel.

Voici la maison de Mlle Le Normand.

Au détour de la rue des Tournelles, voici encore la maison de Ninon de Lenclos.

Elles flottent sur l’histoire comme des images charmantes, ces figures de femmes qui conquirent l’humanité par leur grâce et leur beauté. Il semble même que nous ayons pour elles encore un peu d’amour. Qui donc ne lit point avec un certain attendrissement naïf et sincère les noms de Phryné, de Cléopâtre, de Marion, de Ninon. Les poètes les chantent comme des vivantes.

Elles sont des symboles pour notre cœur. Elles sont les Conquérantes, parmi les femmes, les Victorieuses. L’immortelle Ninon n’inspira-t-elle pas à son propre fils une passion horrible dont il mourut !

Elle était, celle-là, de la race des grandes courtisanes de l’Antiquité chez qui allaient causer et penser les artistes. Sa mort révèle son âme.

Cette fille, cette prostituée, devinant le génie d’un jeune homme inconnu, lui laissa sa bibliothèque.

Ce jeune homme s’appelait Arouet de Voltaire.

Qui donc, parmi les honnêtes femmes, a fait quelque chose de semblable ?

Rue Saint-Martin ! Nous entrons maintenant dans l’histoire héroïque. Ici fut consommée une erreur judiciaire semblable à celles que font chaque jour nos tribunaux !

C’est en 1386. Deux gentilshommes normands, couverts de fer, sont face à face en un champ clos, car pour terminer leur querelle le roi Charles VI a décidé de s’en rapporter au jugement de Dieu.

Jacques Legris est accusé d’avoir pris par violence la femme de Jean de Carouge, et il nie. Ils se battent longtemps, longtemps. Enfin Jacques Legris est vaincu, il nie encore. Son rival le tient sous son genou. Il nie toujours.

Le roi alors le fait pendre. A l’heure de la mort il n’avoue pas.

Et quelques mois plus tard son innocence est reconnue.

Justice de Dieu et justice des hommes se valent donc !

Boulevard du Temple, il y avait là une petite maison qui n’existe plus. Elle appartint à l’ouvrier Boule.

Encore une histoire d’amour. Le grand roi, voulant offrir à sa bien-aimée Mlle de Fontange un mobilier vraiment royal, tous les artisans de France furent conviés à un concours dont André Boule sortit vainqueur. La chronique scandaleuse ajoute qu’après avoir meublé l’hôtel de la favorite avec ces merveilleux objets que créa son génie inspiré par son amour, il pendit la crémaillère à la barbe du roi Soleil.

Voici encore la maison de Beaumarchais. Et combien d’autres !

Mais la colonne de Juillet se dresse sur la place de la Bastille. C’est ici qu’est enterrée la vieille France. C’est ici qu’est née la France nouvelle !

Chronique
(Le Gaulois, 14 avril 1884)

Enfin ! Enfin ! Saluons la justice de notre pays ; elle devient presque étonnante. En quinze jours, elle a rendu deux arrêts surprenants.

Elle a condamné à un an de prison une jeune furie qui avait ravagé avec du vitriol le visage de sa rivale.

Puis, huit jours plus tard, elle a frappé de la même peine un mari, complaisant d’abord, jaloux ensuite, qui avait logé une balle de revolver dans le ventre de son concurrent heureux. Cette nouvelle manière d’apprécier ce genre de délits est assurément préférable à l’ancienne. Elle laisse cependant encore à désirer.

Dans le premier cas, un médecin, passant de la brune à la blonde, est la cause de cette affreuse vengeance, pire que la mort. Une pauvre fille, défigurée, devenue hideuse, portera jusqu’à ses derniers jours les marques horribles de l’infidélité bien excusable d’un homme.

Quel est donc le coupable, s’il y en a un ? L’homme assurément !

Il vient, comme témoin, déposer sur les faits.

Or, la seule, la vraie condamnée, la grande punie, c’est l’innocente.

Un an de prison, fort bien. Cela n’est rien. Pour un an de prison, on peut donc enlever le nez et les oreilles et brûler les yeux d’une rivale dont la beauté vous gêne. La seule manière de punir cette confusion dans le choix de la victime et cette erreur sur le coupable ne serait-elle pas de condamner à des réparations pécuniaires, les seules qui touchent profondément l’humanité ? Ne devrait-on pas ordonner que, pendant dix ans, vingt ans, jusqu’à la mort puisque les atroces blessures demeureront jusqu’à la décomposition finale, — que, jusqu’à la mort, celle qui a mutilé ainsi sa rivale, au lieu de frapper l’amant, lui paye une pension, lui fasse une rente, lui donne, si elle est ouvrière, la moitié de ce qu’elle gagne et, si elle est riche, une somme considérable.

L’autre pourra offrir cela aux pauvres, si elle veut.

Dans le second cas, le mari, un ouvrier, avait toléré toutes les escapades de sa femme. Il l’a reprise dix fois, dix fois elle est repartie. Il a même poussé la complaisance jusqu’à ouvrir la porte en disant : « Je te donne huit jours, mais pas plus. En huit jours, tu as bien le temps de te passer ton caprice. Puis tu reviendras et tu seras bien sage. »

Elle a répondu : « Oui, mon gros loup. » Elle a fait son petit paquet pour une semaine, puis elle s’est mise en route, le cœur joyeux, sur la foi de la parole jurée.

En entrant chez son ami, elle lui a dit sans doute : « Tu sais, j’ai huit jours. »

Il a dû répondre : « Allons, tant mieux ! Ton mari est bien gentil. Je lui offrirai un verre à la prochaine rencontre. »

Lui aussi, il dormait tranquille, cet homme. Or, un matin, il se trouve en face de l’époux. Il va vers lui, la main tendue, pour lui proposer d’entrer chez le mastroquet d’en face. Que pouvait-il craindre ? Il avait encore trois jours devant lui !

Mais le mari, violant sa parole, violant le traité passé avec sa femme, traître comme un général, qui, pendant l’armistice, pendant que le pavillon blanc flotte sur les murs, ferait feu sur l’ennemi confiant et sans défense, le mari la présenta, la main, armée d’un revolver et tira.

Voyons, est-ce honnête et loyal, cela ?

Et la coupable, la seule, la vraie coupable, l’épouse infidèle, rentre tranquillement au domicile conjugal. Elle va avoir, en plus, un an de liberté ! MM. les jurés la récompensent, pour finir ! Le mari donnait huit jours ; eux ils donnent un an ! Mais tout est bénéfice à tromper son mari, dans ces conditions-là ! Comme j’en connais, des femmes, qui vont réfléchir… et peut-être…

Cependant, retenons ceci que, depuis six mois, la morale a changé en France. Les filles qui usent du vitriol et les maris qui usent du pistolet sont exposés maintenant à aller dormir pendant quelque temps sur la paille humide des cachots. Allons, tant mieux !

Qui sait ? Dans un an, on les condamnera peut-être aux travaux forcés, et, dans cinq ans, M. Grévy n’étant plus là, on les guillotinera.

Donc, ce qui était parfaitement excusable naguère ne l’est plus. Ne tombons jamais sous la main de la justice, mes frères.

Ce qui serait intéressant, par exemple, c’est de savoir quels arrêtés rendraient, devant les mêmes cas et dans les mêmes circonstances, les juges des principaux peuples du monde.

Comment serait traité ce mari à caprices et à surprises par un tribunal anglais, par un tribunal espagnol, par les tribunaux italiens, allemands, russes, musulmans, danois ou scandinaves ?

Il y a cent à parier contre un que le même homme, pour ce même crime, serait condamné à mort ici, acquitté là, simplement réprimandé sous telle latitude, et félicité sous telle autre.

L’acte est le même, mais la manière de juger diffère si fort, pour tant de raisons, suivant les terres et les mœurs, que le Juif errant par exemple ne doit jamais savoir s’il a fait quelque chose de bien ou de mal, s’il mérite un encouragement ou un châtiment.

Je me rappelle avoir lu un jour le récit d’un crime épouvantable, d’un crime contre nature, commis en Italie, et cette pensée me vint, en parcourant les affreux détails : ce forfait est bien italien, il est bien le produit que l’hérédité d’une race peut faire naître.

Un criminel anglais, un criminel français, tout aussi féroces, mais différents, celui-ci avec un scepticisme insolent, celui-là avec un cynisme sombre, n’auraient point eu cette sorte de fanatisme superstitieux, cette cruauté convaincue.

J’allais de Gênes à Marseille, seul dans mon wagon. C’était au printemps, il faisait chaud. Les souffles délicieux des orangers, des citronniers et des roses dont toute cette côte est couverte, entraient par les portières baissées, endormeurs et grisants.

Deux dames, descendues à Bordighera, avaient laissé sur la banquette un vieux journal déchiré, un journal italien, daté du mois d’août 1882.

Je le pris, par hasard, et j’y jetai les yeux. Et voici ce que je trouvai au compte rendu des tribunaux

Aux environs de San Remo vivait une veuve avec son unique enfant. La femme était âgée, pas riche, et aimait son petit comme la seule chose qu’elle eût au monde.

Il tomba malade, d’une maladie inconnue que les médecins ne déterminèrent pas. Il s’affaiblissait, devenait plus pâle de jour en jour, et plus faible. Il se mourait.

Enfin, il fut condamné, jugé perdu sans espoir. La mère, folle de douleur, avait appelé tous les guérisseurs du pays, prié toutes les madones, porté des chapelets à toutes les chapelles.

Enfin, elle alla trouver une sorte de sorcier, un vieil homme redouté qui jetait des sorts, pratiquait la magie et la médecine, rendait aux gens tous les services cachés que poursuit la loi, et qui possédait, dit-on, des secrets merveilleux.

Elle le supplia de venir, lui promettant s’il guérissait son pauvre enfant, de lui donner tout ce qu’il exigerait d’elle, tout, même sa vie, prodiguant les protestations exaltées, si faciles aux heures d’affolement, et naturelles d’ailleurs à l’aimable peuple italien, qui use en toute occasion des adjectifs qualificatifs les plus expressifs.

Le sorcier la suivit. Et, soit qu’il eût été plus clairvoyant que les médecins, soit que le hasard l’eût servi, l’enfant guérit, grâce à ses soins ou, peut-être, malgré ses soins.

Quand elle le vit de nouveau debout, marchant, courant et gai comme autrefois, la mère, délirante de joie, retourna chez le sauveur : « Je viens tenir ma promesse, dit-elle ; qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ? »

Il exigea tout ce qu’elle possédait, tout. Champ, jardin, maison, mobilier, argent, tout, sans rien excepter que les hardes que la femme et son petit garçon portaient sur eux. Elle demeura atterrée devant cette prétention imprévue et féroce.

— Mais je ne puis pas vous donner tout ! Je suis vieille, je ne peux pas travailler. Lui, il est trop jeune pour rien faire encore. Alors il nous faudrait mendier ?

Elle le supplia, lui montra que c’était la mort pour eux : pour elle affaiblie, pour l’enfant encore à peine guéri ; qu’elle ne pouvait pas l’emmener comme ça sur les routes, en tendant la main, sans un toit pour la nuit, sans une chaise pour s’asseoir, sans une table pour manger.

Elle offrit la moitié de son bien, les trois quarts, se réservant seulement de quoi vivre pendant quelques ans, jusqu’à ce que le petit fût grand.

L’homme, obstiné, inflexible, refusa et la chassa en la menaçant de sa vengeance prochaine — « qui lui ferait pleurer du sang », disait-il.

Elle rentra chez elle épouvantée.

Quelques jours plus tard, on lui rapporta son enfant agonisant, tordu par d’affreuses douleurs. Il mourut après avoir balbutié que le sorcier, l’ayant rencontré dans la rue, lui avait fait manger des dragées.

L’homme fut arrêté. Il avoua son crime avec assurance, avec orgueil.

— Oui, dit-il, je l’ai empoisonné. Il m’appartenait, puisque je l’avais sauvé. Que peut-on me reprocher ? La mère n’a pas tenu sa promesse : alors j’ai défait ce que j’avais fait, je lui ai repris la vie de son enfant qu’elle me devait. C’était mon droit.

On tenta de lui faire comprendre quelle action horrible, monstrueuse, il avait commise.

Il demeura inébranlable dans son raisonnement.

— L’enfant m’appartenait, puisque je l’avais sauvé.


Le tribunal, ayant remis à huitaine son arrêt, je n’ai point su le jugement.

Une cause pareille, en France, serait devenue une cause célèbre, comme celle de La Pommerais ou de Mme Lafarge. En Italie, elle est passée inaperçue. Chez nous, cet homme aurait été sans doute condamné à mort. Là-bas, il a peut-être été condamné à un an de prison comme la vitrioleuse ou le mari à détente de ce mois-ci.

L’aristocratie
(Le Figaro, 21 avril 1884)

Donc il va se réaliser, le rêve admirable de Dupont, du Dupont d’Alfred de Musset :

« Les riches seront gueux, et les nobles infâmes

Ce ne seront partout que houilles et bitumes,

Trottoirs, masures, champs plantés de bons légumes,

Carottes, fèves, pois. — Et qui veut peut jeûner

Mais nul n’aura, du moins, le droit de bien dîner. »

Tous les riches ne sont pas encore gueux, ni tous les nobles infâmes, mais tout du moins seront soldats pendant trois ans, tous sans exception. Bravo ! Les Dupont et les Durand qui nous gouvernent ont eu cette idée patriotique et sublime. Un tyran, demeuré célèbre, coupait jadis d’un coup de canne, en se promenant dans ses jardins, tous les pavots dont la tête dépassait celle des autres, et il disait

— Il en sera de mon peuple comme de ces fleurs : je veux qu’aucun front ne s’élève.

Nos Dupont comprennent et pratiquent l’égalité de la même manière. Le glaive du Romain ou la guillotine de 93 sont des moyens démodés, mais on a trouvé le service obligatoire de trois ans, ce qui n’est pas mal, comme invention, pour niveler les intelligences.

Durand réplique à Dupont :

Pour un esprit mort-né, convaincu d’impuissance,

Qu’il est doux d’être un sot et d’en tirer vengeance.

Nos Durand, indubitablement, sont animés de ce sentiment si humain, si constant, qui fait des hommes médiocres les ennemis irréconciliables des hommes remarquables.

Sans valeur personnelle, sans autorité intellectuelle, sans nom, sans supériorité d’aucune sorte, sans savoir, sans éducation et presque sans instruction, la plupart de nos députés, arrivés au pouvoir par la force de cette machine qu’on appelle le suffrage universel, inventée pour l’exaltation des médiocres, l’élimination des supérieurs et l’abaissement général, poursuivent, avec une haine jalouse, tout ce qui constitue une aristocratie.

Pour eux, c’est là l’ennemi qu’il faut sans cesse attaquer et abattre. Comme Tarquin, ils n’aiment pas ces têtes qui dépassent.

Le pouvoir n’aime pas un autre pouvoir ! A plus forte raison le pouvoir, né spontanément de la masse, le pouvoir brutal, issu du peuple illettré, n’aime pas la puissance intelligente, qui se constitue par élimination, par ce lent et mystérieux travail de sélection, d’affinement, d’où sort peu à peu cette classe d’êtres privilégiés qui sont, dans l’histoire, les grands hommes d’un pays.

Un petit avocat de province, fait député par le hasard des votes, par la puissance des petits verres et des promesses trompeuses, étourdi d’abord de devenir quelque chose sans être quelqu’un, jalousera bientôt d’une jalousie inconsciente mais acharnée tous ceux qui, n’étant rien dans l’État, comptent beaucoup dans le monde. Et tous ces parvenus du petit verre fredonnent dans leur cœur le vieux « Ça ira ! » et n’ont au fond de l’esprit d’autre désir, d’autre but, que de frapper les aristocrates, d’abattre les parvenus de la valeur personnelle, du travail intelligent et d’empêcher surtout qu’une aristocratie nouvelle, une aristocratie du talent s’élève en face d’eux, qui sont les aristocrates du hasard.

Ils ont trouvé le bon moyen en instituant le service obligatoire de trois ans. C’est la fin de la France artiste, de la France pensante. Finis Gallae !


Au nom de l’égalité tous les Français devront trois ans de leur vie à la patrie. C’est peu… et c’est trop.

L’égalité ! D’abord quand on aura établi l’égalité des tailles, l’égalité des ventres, l’égalité des nez et l’égalité des esprits, je me soumettrai à l’égalité des situations.

A cela, M. Durand répondra qu’il prétend réparer, par l’égalité civique, les injustices commises par la nature ou par Dieu. Je ne peux que respecter cette tentative. Il me reste à examiner ses résultats.

Donc on va prendre tous les Français, quels qu’ils soient, de vingt à vingt-trois ans et on va les enfermer dans une caserne où des sergents instructeurs leur apprendront à distinguer leur pied droit de leur pied gauche, et à tourner au commandement.

Cherchons si c’est vraiment là une mesure patriotique ou simplement une manière de frapper, dans son germe, toute aristocratie artiste, car le pouvoir brutal, le pouvoir de fait, je l’ai dit, exècre le pouvoir moral, le pouvoir d’intelligence. On va prendre à vingt ans tous ceux qui auraient été des artistes, des savants, et, pendant trois ans, on va s’efforcer de leur faire oublier leur art et leur science, et la pratique si délicate de leur difficile métier.

On va les détourner violemment de leurs préoccupations, de leurs études, on va les fatiguer le plus qu’on pourra, en faire, à force d’exercices, de corvées, de marches, d’abrutissantes besognes, des êtres pouvant passer sous le niveau commun, au nom de l’Égalité, et pour le plus grand bien de la Patrie.

Et quand on les rendra à la vie, ces peintres, ces Musiciens, ces écrivains, ces savants, la flamme de l’Art sera éteinte, ils auront désappris leur subtil travail et amour sacré des belles choses. On va leur casser l’aile comme on fait aux oiseaux captifs.

Car c’est à vingt ans, justement, que le talent se décide, que l’artiste éclôt, que le tempérament se forme, que l’esprit commence à comprendre, à se posséder, à concevoir, à s’élargir, à porter les fleurs qui seront des fruits. On les prend, ces jeunes hommes, on les jette dans une caserne pendant trois ans, pendant la période où le talent indécis allait se dessiner, s’affirmer ; on les prend juste à l’heure de la sève féconde, de la poussée, de l’épanouissement, à l’heure décisive où ils ont le plus besoin de tout leur temps, de toute leur volonté, de toute leur force de travail, de toute leur liberté.

Il n’est pas un tempérament sur cent, capable de résister à cette méthode de stérilisation.

Est-ce là du patriotisme ?

Faire de simples soldats avec des hommes supérieurs équivaut à mettre au pot des poulardes du Mans. Ce n’est pas là non plus de l’économie politique bien entendue.

Ne faudrait-il pas au contraire aider chaque citoyen, à concourir à la grandeur de la patrie, par toutes les facultés créatrices que la nature a mises en lui ? Ne devrait-on pas protéger, secourir, favoriser tous ceux qui donnent à la France, l’inappréciable espérance d’accroître la somme de gloire artistique qui la place au premier rang des peuples contemporains.

Que reste-t-il de la Grèce ? Est-elle grande devant nos yeux par ses luttes militaires ou par ses œuvres immortelles ? Pourquoi ce petit coin de terre nous semble-t-il sacré comme un temple, le temple du génie humain ?

Pourquoi le seul nom de l’Italie soulève-t-il dans les âmes une sorte d’attendrissement mystérieux ?

Pourquoi vient-on de tous les coins du monde sur ce sol peuplé de chefs-d’œuvre ? Pourquoi l’éducation intellectuelle d’un homme n’est-elle pas complète tant qu’il n’a pas vu Venise, Florence et Rome ? Pourquoi l’Italie est-elle plus qu’une nation ? Car elle ne semble pas appartenir seulement aux Italiens, elle appartient à l’Intelligence humaine, elle fait partie, tout entière, de ce grand héritage artistique que tes hommes de génie laissent aux descendants de tous les peuples et de tous tes temps.

Pourquoi cela, monsieur Durand ?

Est-ce parce que Victor-Emmanuel en a fait un peuple fort, ou parce que les Médicis ont fait de leur patrie une terre de gloire ?

Soyez certain, monsieur Dupont, que ces Médicis qui ont su rendre leur pays tel qu’aucune catastrophe future ne peut atteindre désormais sa renommée tel que toutes les nations l’aimeront et l’admireront tant qu’il y aura des hommes sur la terre, les Médicis, monsieur, n’auraient pas confondu Michel-Ange avec le fusilier Pitou, n’auraient pas invité les sieurs Raphaël et Léonard de Vinci, exerçant la profession de peintre, à perdre trois ans de leurs travaux afin d’apprendre à marcher en ligne et à astiquer des boutons de cuivre. Soyez persuadé que la République de Venise n’aurait pas forcé les nommés Jacques Robusti, dit le Tintoret ; Paul Caliari, dit Paul Véronèse, et Tiziano Vecelli, dit le Titien, à éplucher des pommes de terre pour le rata, à porter des pains de munition dans des sacs de toile, à balayer et nettoyer la chambrée et autres lieux.

Reste à savoir qui peut avoir raison, au point de vue de la patrie, de la République de Venise ou de la République française ?


L’égalité ! Soit. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce une chose qui ne comporte ni appréciations différentes, ni proportions ? Tout 1e monde sur le même niveau. Bien — Vous demandez à chacun trois ans, sans distinction. — Je comprends. Mais dites-moi, est-ce que les trois ans de chacun ont exactement la même valeur ?

Si vous demandiez à chacun cent francs, au lieu de trois ans. Le sacrifice ne serait-il pas un peu plus grand : pour un de ces chiffonniers que vous avez si gaillardement expulsés des trottoirs, que pour M. le baron de Rothschild ou M. le baron de Hirsch ?

Or, trois ans de MM. Gounod, Bonnat, Renan, Berthelot, Victor Hugo et autres de la même race, ne valent-ils pas un peu plus que trois ans d’un scieur de long ou trois ans d’un de nos députés, si faciles à remplacer qu’on ne s’aperçoit pas du changement. Mais qu’est-ce qui pourra remplacer, compenser, pour la patrie, pour l’humanité, les œuvres que ces hommes, Gounod, Bonnat, Renan, Berthelot, Victor Hugo, auraient accomplies pendant ces trois années ?

Trois de vos années à vous, M. Durand, ne valent pas grand’chose, mais les trois ans de certains hommes ont une valeur telle que leur perte est irréparable.

Tout, dans ce monde, ne l’oubliez pas, subit la loi des proportions, et l’égalité stricte est une stupidité, monsieur.


Et puis, ce n’est pas tout. Au-dessus de l’égalité, il y a les lois générales de la vie, que vous ne changerez pas, parce que le suffrage universel ne peut rien sur le législateur qui les a établies. Or il serait bon de les comprendre, ces lois-là, et d’en tenir compte un peu pour préparer vos lois, à vous. Je veux dire qu’un peu d’esprit scientifique n’est pas inutile pour gouverner les hommes.

Eh bien, Messieurs ! Soyez persuadés qu’on ne fait les bonnes armées qu’avec du peuple. Cette misérable chair à canon que la sauvagerie humaine rend nécessaire ne doit pas être de la chair trop raisonnante ni trop intelligente parce qu’elle deviendrait vite de la chair révoltée. Vous ne pouvez empêcher qu’il n’y ait dans le monde des castes privilégiées, Or, si vous les mêlez dans l’armée, ces castes, avec les autres, vous ferez un mélange mauvais et dangereux.

Tout aristocrate, je veux dire tout jeune homme de nature fine, que vous jetterez dans le troupeau des lignards, que vous forcerez, pendant trois ans, à cette existence odieuse de la caserne, aux promiscuités qui répugnent, à toutes les choses qui révolteront son instinct, son éducation, sa délicatesse native, deviendra un ennemi, un ennemi de la République, et surtout un ennemi de l’armée.

Ces jeunes hommes ont l’honneur chatouilleux. Ils sont habitués à des égards. Le sous-officier les maltraitera, les injuriera, leur jettera ces mots qui effleurent à peine un paysan, mais qui traverseront leur épiderme léger et feront bouillonner leur sang plus vif. L’officier lui-même, accoutumé à faire marcher des lourdauds, ne reconnaîtra pas, sous l’uniforme, le fils d’une race plus affinée.

Ils ne diront rien, parce que le Conseil de guerre est terrible. Mais après ? Croyez-vous qu’ils rapporteront dans leurs familles, qu’ils apprendront à leur fils l’amour de la vie militaire ? Ils garderont de ces trois ans le souvenir qu’on aurait de trois ans de bagne, et, poursuivis par ce cauchemar, ils n’auront que la préoccupation d’éviter ce supplie à leurs enfants.

Vous dites : « Tant pis, l’égalité avant tout ». Essayez de fouailler un cheval de sang comme un cheval de fiacre pour voir si vous lui apprendrez l’égalité. Il vous versera dans l’ornière, monsieur Dupont. Prenez garde que le service de trois ans n’en fasse autant pour la France, ce qui serait plus grave.

Du moment que vous ne pouvez pas faire de l’aristocratie du pays l’aristocrate de l’armée, ne faites pas entrer dans les rangs ceux dont la tête est trop haute.

Quoi que vous tentiez, il y aura toujours des aristocrates. Un pays n’est grand que par son aristocratie, par ses hommes supérieurs. Aidez-les à se développer, au lieu d’arrêter leur essor.

Incessamment part du peuple, du peuple misérable, grossier, brut et respectable parce qu’il est le Père, le germe, la source de tout, une classe plus cultivée, qui forme, pour me servir d’une expression célèbre, une couche sociale supérieure, plus intelligente, encore incomplète.

De cette bourgeoisie nouvelle, se détachent encore des individus plus fins, plus lettrés, plus remarquables, qui forment, à leur tour, une autre couche sociale. Car il faut plusieurs générations pour que l’homme arrive à son développement absolu.

La transformation achevée constitue enfin l’aristocratie réelle de la nation. C’est là une couche d’élite, où pousseront, pour continuer cette comparaison, les plus beaux arbres et les plus beaux fruits. C’est la pépinière des hommes supérieurs. Je ne parle pas de noblesse bien entendu, je parle d’une aristocratie démocratique, formée lentement par voie de sélection.

Et le même phénomène social se reproduit en sens inverse ; les races qui furent supérieures retournent au peuple, fatiguées, épuisées, finies. Et cela toujours recommence.

C’est là un travail très long, incessant, fatal. Or si vous voulez en changer l’ordre, mêler ces couches, les confondre, hausser brusquement les basses et abaisser les hautes, vous substituer au Temps, pour faire, avec du peuple une aristocratie spontanée, et rejeter dans le peuple l’aristocratie véritable, vous accomplirez de très mauvaise besogne pour la patrie, monsieur Dupont.

La jeune fille
(Le Gaulois, 27 avril 1884)

Je cherche, dans l’histoire de la littérature française, un écrivain qui ait daigné écrire l’histoire d’une jeune fille avant les deux maîtres qui viennent de publier ces deux superbes livres : la Joie de vivre et Chérie.

Comment se fait-il que, presque au même moment, ces deux romanciers : Edmond de Goncourt, l’homme des psychologies difficiles, profondes, subtiles, et Émile Zola, l’homme des tableaux vigoureux, des études hardies et brutales, aient choisi ce même sujet délicat et jusqu’ici méprisé : la jeune fille ? Depuis qu’on fait vraiment des romans en France, un seul, Paul et Virginie, nous montre un cœur de jeune fille. Mais c’est là plutôt un poème qu’une étude d’observation, et Virginie nous apparaît bien plus comme une image que comme un être réel. On voit passer, semble-t-il, une forme gracieuse, souriante, un peu vague ; on la voit s’évanouir dans la profondeur poétique d’un bois à côté de la silhouette, charmante et confuse aussi, d’un jeune homme. Virginie, c’est la jeune fille, et non pas une jeune fille.

Pourquoi ce mépris persistant jusqu’ici, dans les lettres françaises, pour l’être secret, encore voilé, mystérieux, qui sera bientôt la femme ?

Deux raisons, sans doute, avaient arrêté jusqu’ici les écrivains. Il est fort difficile, presque impossible, de connaître la jeune fille. Les romanciers aujourd’hui, procèdent bien plus par observation que par intuition, et, pour raconter un cœur de jeune fille, il faut au contraire procéder bien plus par intuition, par divination, que par observation. La jeune fille nous demeure inconnue parce qu’elle nous est étrangère. Nous la voyons peu, nous ne lui parlons pas, nous ne pénétrons point ses pensées, ses rêves. Elle vit d’ailleurs loin du monde, loin de nous, cachée, comme fermée jusqu’à l’heure du mariage.

Or, descendre en cette âme est d’autant plus difficile qu’elle s’ignore elle-même, qu’elle n’est point formée, pas encore épanouie, qu’elle ne peut montrer que les germes, que les ombres des sentiments, des instincts, des passions, des vertus ou des vices qui se développeront quand elle sera femme.

M. Octave Feuillet, dans Julia de Trécœur, dessine cependant une jeune fille. Mais, le procédé tout poétique de cet éminent romancier ne tenant en rien de l’observation précise, il a pu aborder ce sujet hardi avec une assurance audacieuse.

Il est fort différent, en effet, de créer un type de roman ou d’observer scrupuleusement la vie. Les écrivains de l’école dont M. Feuillet est un modèle conçoivent un personnage qu’ils veulent faire séduisants ou odieux suivant leurs idées arrêtées, leur caprice ou leur désir de plaire. Ils le forment à leur gré au lieu de le subir. Sans souci absolu de la vérité exacte, de la psychologie inflexible, ils lui font parcourir des aventures agréables ou terribles avec la seule préoccupation de séduire le lecteur, de l’attendrir ou de l’égayer. Il leur suffit de rester dans une vraisemblance aimable et relative, qui ne choque et n’irrite personne, et qui entretient l’esprit dans un doux état d’émotion. Certains auteurs, comme M. Feuillet, comme avant lui Jules Sandeau, comme George Sand, montrent un très grand talent dans cet art d’éveiller la curiosité du lecteur, de soutenir son intérêt et de gagner son cœur.

Mais les écrivains de l’autre école, ceux dont Flaubert et les frères de Goncourt furent les maîtres, procèdent autrement. (Je ne parle pas du grand Balzac, dont la manière, toute d’intuition, était encore fort différente.) Ceux-là regardent, observent, notent, étudient l’être en toutes ses manifestations.

Ils sont les esclaves respectueux de la vérité, des passions et des tempéraments humains. La loi de la vie est leur seule loi. Ils ne cherchent pas à produire un effet qui pourra émouvoir ou attendrir ; mais ils cherchent à découvrir le mobile secret et certain des actes, à soulever le voile de la réalité, à prendre sur le fait la mystérieuse nature. Peu leur importe de plaire au lecteur, de conquérir ses sympathies ou d’exciter sa colère par des moyens artificiels, peu leur importe d’indigner, d’irriter, de bouleverser, de dégoûter, d’ennuyer ou de séduire. Ils ne se préoccupent point de celui qui les lira ; ils se préoccupent seulement de la sincérité de leur œuvre. Ils ne sont point les serviteurs du succès, mais les serviteurs de leur conscience d’artiste. Si Flaubert avait cherché uniquement la vente et l’applaudissement, il n’aurait jamais écrit ce navrant et magistral roman de L’Éducation sentimentale. S’ils avaient eu l’unique désir d’être lus et acclamés, les frères de Goncourt auraient-ils osé tenter cette sévère et poignante étude de Germinie Lacerteux ?

Et voilà pourquoi un cœur de jeune fille était un sujet difficile pour des hommes comme Goncourt et Zola.

Comment découvrir les délicates sensations que la jeune fille elle-même méconnaît encore, qu’elle ne peut ni expliquer, ni comprendre, ni analyser, et qu’elle oubliera presque entièrement lorsqu’elle sera devenue femme ? Comment deviner ces ombres d’idées, ces commencements de passions, ces germes de sentiments, tout ce confus travail d’un caractère qui se forme ?

Comment noter les étapes, les phases subtiles de cette transition ? Comment savoir, en voyant la graine, ce que sera la plante ?

Car la femme, après l’amour, est aussi différente de la fillette de la veille que la fleur diffère de la feuille dont elle est sortie. C’est encore là ce qui, sans doute a retenu jusqu’ici les romanciers précis devant cette difficile tentative. Écrire la vie d’une jeune fille jusqu’au mariage, c’est raconter l’histoire d’un être jusqu’au jour où il existe réellement. C’est vouloir préciser ce qui est indécis, rendre clair ce qui est obscur, entreprendre une œuvre de déblaiement pour l’interrompre quand elle va devenir aisée. Que reste-t-il de la jeune fille dans la femme, cinq ans après ? Si peu qu’on ne le reconnaît plus.

L’homme se développe lentement d’année en année. Chez la femme, au contraire, cette transformation que fait le mariage est brusque, complète, surprenante. C’est une révolution dans l’être, une absolue métamorphose ; et rien souvent ne peut faire prévoir ce que sera, à trente ans, la petite fille de quinze ans.

Le mariage, cette révélation des secrets de l’existence, cette manière nouvelle de voir, de comprendre toutes les choses de la vie, apporte dans l’âme de la fillette un tel bouleversement qu’elle semble changée en quelques jours. Des germes ignorés d’instincts ou de passions s’éveillent, tout le tempérament apparaît, les pensées se précisent, l’être s’affirme, il sort tout d’un coup de son enveloppe d’ignorance et apparaît comme s’il n’avait pas existé jusque-là.

Edmond de Concourt a suivi jour par jour, heure par heure, le développement secret d’une âme d’enfant. Il note avec une étrange pénétration et une minutie singulière tous les phénomènes inaperçus de ce petit être qui se prépare. Il sait ses goûts indécis, ses inquiétudes, ses aptitudes, ses amusements, ses tristesses, tous les sursauts, toutes les surprises de cet esprit en formation. Il indique le progrès inégal de ses facultés, ses émotions nouvelles de chaque semaine, de chaque mois, de chaque année, toute la mécanique gentille et puérile de cette jeune nature en éveil.

Il a pris justement une petite Parisienne, précoce, maladive, mûre trop tôt, être hâtif, où apparaissent avant l’heure les penchants de la femme, mêlés avec toutes les innocences de l’enfant.

Point d’intrigue. Ce n’est pas un roman, c’est le tableau d’une âme de fillette. On la voit, cette jeune âme, vivre, s’agiter, grandir, s’affirmer dans ce jeune corps dont on suit de même le développement prématuré, ou les grâces, les formes précises de la future coquette se montrent déjà dans la gamine.

C’est bien là un livre d’analyse définitif, plus charmant, plus empoignant, que s’il contenait des aventures et des péripéties amoureuses.

Et la langue si subtile, si raffinée, si pénétrante du maître, descend avec des ruses, des souplesses, des gentillesses délicieuses dans tous les secrets de cette mignonne créature, suit tous les détours de cette frêle pensée grandissante. Une joie souriante vous envahit devant le spectacle si clair et si délicat de cette petite fille qui montre à vous, tout nu, son petit cœur.

Tout autre est l’œuvre de Zola. C’est aux champs que le puissant romancier fait grandir sa jeune fille, âme simple et droite, ignorant les détours et les subtilités. Il a pris un être généreux, qui va souffrir de la vie. Celle-là, c’est bien cette fleur naturelle et charmante qui est la jeune fille et qui sera la femme. Née pour les autres, comme il dit, ayant en germe les saintes vertus féminines : le dévouement, la bonté, la compassion ; elle se sacrifie toujours, avec joie, sans regret, avec une confiance naïve, heureuse d’offrir, de donner tout ce qu’elle a, d’accomplir cette mission d’abnégation pour laquelle elle semble créée.

Puis l’écrivain élargit son image, agrandit sa donnée. L’histoire de cette jeune fille devient l’histoire de notre race entière, histoire sinistre, palpitante, humble et magnifique, faite de rêves, de souffrances, d’espoirs et de désespoirs, de honte et de grandeur, d’infamie et de désintéressement, de constante misère et de constante illusion.

Dans l’ironie amère de ce livre La Joie de vivre, Émile Zola a fait entrer une prodigieuse somme d’humanité. Parmi ses plus remarquables romans, il en a peu écrit qui aient autant de grandeur que l’histoire de cette simple famille bourgeoise dont les drames médiocres et terribles ont pour décor superbe la mer, la mer féroce comme la vie, comme elle impitoyable, comme elle infatigable, et qui ronge lentement un pauvre village de pêcheurs bâti dans un repli de falaise.

Et sur le livre entier plane, oiseau noir aux ailes étendues, la mort.

Et Chérie, le roman de Goncourt, finit aussi par la mort. Comme si, sous le désenchantement qui grandit, sous la certitude, qui s’affirme chaque jour davantage dans les esprits, de l’éternelle misère de l’être, tous, les romanciers et les poètes, ne regardaient maintenant que le terme fatal et si prompt, en ne considérant plus que comme des accidents accessoires les aventures, amours, chagrins, espérances, songes et bonheurs qui font la vie, et qui nous menaient jusqu’ici, les yeux fermés, à la mort.

Notes d’un mécontent
(Gil Blas, 29 avril 1884)

Sur le toit, en face de chez moi, l’autre matin, deux gros pigeons étaient posés. Un d’eux regardait l’autre en faisant des grâces, des grâces charmantes, d’ailleurs, saluait, la gorge enflée, les ailes entrouvertes, et roucoulant avec des révérences de tout le corps.

Et je me dis : « Revoilà donc ce maudit printemps qui va nous emplir la ville et la banlieue d’amoureux insupportables. »

Car j’ai horreur de cette maladie qu’on prend au premier soleil comme on attrape un rhume aux premiers froids, de ce besoin bestial d’embrasser qui vous vient aux lèvres à la poussée des feuilles, comme si nous étions nous-mêmes des bêtes !

Je trouve honteux de devenir amoureux à la façon des animaux, au retour des chaleurs. Il ne manquerait plus que de faire une loi pour l’homme comme on en fait pour protéger la reproduction du poisson dans les rivières et du gibier dans la campagne. Ne lirons-nous pas quelque jour, sur les murs, une ordonnance interrompant tout travail, fermant la Bourse et les magasins, interdisant surtout les services nocturnes qui écartent les maris de leur couche et de leurs devoirs, pendant les trois mois du printemps, comme on interdit la chasse et comme on interdit la pêche aux époques de fécondation ?

Les amoureux qu’agite le printemps sont pareils aux brutes, pareils aux oiseaux des toits et aux chiens des rues.

Le soir même du jour où j’avais vu mes deux pigeons, j’allai dîner dans un restaurant du boulevard. A la table voisine vint s’asseoir un couple de ces animaux éhontés.

Et je les vis bientôt boire dans le même verre, manger avec la même fourchette, barboter dans la même assiette, tachant la nappe, renversant le vin, faisant un tas de malpropretés ; et ils finirent par s’embrasser avec les lèvres grasses des gens qui dînent ! Oh les monstres !

Le lendemain je voulais aller jusqu’à Saint-Germain pour prendre l’air dans la forêt.

Et voilà que deux amoureux montent dans mon wagon. Ils se blottissent dans un coin, se chatouillent, se bécotent, ne se gênent pas plus que s’ils avaient été dans une chambre d’auberge. Puis ils mangent des gâteaux qu’ils ont apportés dans un papier, s’embrassent encore, et, la main dans la main, un bras autour de la taille, ces bêtes humaines agitées par la sève m’emplirent d’un tel dégoût pour ma race que je me tournai entièrement vers la portière, ne voulant plus les voir.

Le train filait entre deux lignes de ces affreuses petites maisons blanches, pareilles à des cabanes à lapins en plâtre, qui sont la joie des propriétaires suburbains.

Et je me dis : « Voilà encore ce que nous vaut le maudit printemps qui donne au bourgeois mûr un ridicule besoin de campagne comme il met un besoin de caresses aux veines des deux créatures qui se frottent l’une à l’autre, en face de moi. »

Et je les voyais, les possesseurs de ces bicoques, debout devant leurs portes, regardant passer le train. Ils avaient l’air triomphants. Ils se montraient aux voyageurs, comme pour dire : « Tenez, c’est ma maison, là derrière moi. Regardez. »

L’homme né dans les champs, dans un château, dans une villa ou dans une ferme, élevé sous les arbres d’un parc, d’un jardin ou d’une cour, trouve tout naturel de posséder une demeure à la campagne et de s’y retirer quand approche l’été. Mais le bourgeois citadin qui se rend acquéreur d’un bien ne s’accoutume jamais à cette idée qu’il est le maître d’une maison avec de l’herbe autour, et il s’étonne indéfiniment jusqu’à sa mort que sa propriété soit à lui.

Ces deux races, le propriétaire de naissance et le propriétaire parvenu, se reconnaissent, se distinguent à un signe certain, infaillible, invariable. L’un vous reçoit chez lui à la campagne comme dans son appartement de la ville ; vous ne connaissez jamais de sa demeure que le salon et la salle à manger ; mais l’autre fait visiter sa propriété. IL la fait visiter de la cave au grenier, à tout le monde, au boulanger qui apporte le pain, au facteur qui apporte les lettres, aux gens qui passent sur la route et qui s’arrêtent imprudemment devant la grille. Quant aux amis, hélas, à chaque retour ils la visitent, et la revisitent à perpétuité.

Je les regardais, alignées interminablement le long de la voie, ces propriétés, ces hideuses petites baraques en moellon du pays, réchampies en plâtre, minces comme du carton, prétentieuses comme le chapeau de la dame du capitaine, conçues par l’architecte de banlieue, être inconnu, fléau mystérieux du bon goût, qui a fait de toute la campagne qui entoure Paris un musée des horreurs unique au monde.

Dans le jardin, grand et carré comme un mouchoir de poche, deux peupliers rongés par les chenilles ont l’air d’être piqués en terre, tous pareils aux arbres peints des boîtes à jouets de Nuremberg. Au milieu du gazon jaune, qui semble déteint au soleil, une boule de métal poli réfléchit, déformés, plus hideux encore que nature, la maison, les maîtres et les visiteurs. Devant cette boule de la consolation (car elle ne peut servir assurément qu’à consoler les gens de leur laideur en leur montrant qu’ils auraient pu être encore plus affreux) — devant cette boule, dis-je, murmure un jet d’eau en forme de clysopompe.

Il murmure, ce jet d’eau, mais au prix de quels efforts ? — Voyez-vous là-haut, sur le toit de la bicoque, cette chose en zinc qui semble une énorme boîte à sardines ? C’est le réservoir. Et chaque matin, avant de partir pour le bureau (car il est employé quelque part), monsieur descend en pantalon et en manches de chemise, et il pompe, il pompe, il pompe à perdre haleine pour alimenter son irrigateur champêtre. Quelquefois sa femme, agacée par le bruit monotone et continu de l’eau qui monte dans le tuyau le long de la maison, derrière le mur si mince où s’appuie son lit, apparaît à la fenêtre en bonnet de nuit et crie : « Tu vas te faire du mal, mon ami ; il est temps de rentrer. » Mais il refuse de la tête, sans interrompre son mouvement balancé. Il pomperait jusqu’à la fluxion de poitrine plutôt que de renoncer au bonheur de contempler, le soir, après son dîner, l’imperceptible filet d’eau qui s’émiette aussitôt que sorti de l’appareil pointu, et retombe en buée sur les deux poissons rouges et la grenouille apprivoisée, maigrie dans la cuvette en ciment dont elle essaye sans repos de s’échapper.

C’est le dimanche surtout que s’épanouit vraiment la satisfaction du propriétaire suburbain. Il a revêtu un costume en harmonie avec sa position : pantalon de coutil, veston de toile et chapeau panama. Le jet d’eau fonctionne dès le matin ; on attend les invités. Ils apparaissent par trois convois différents, et, à chaque arrivée, on revisite la maison tout entière.

Puis on déjeune avec des neufs couvis venus de Normandie en passant par Paris. Les légumes ont suivi le même itinéraire ; et on mâche indéfiniment, sans parvenir à la réduire, cette viande invincible de la banlieue, rebut des boucheries parisiennes.

La fenêtre est ouverte toute grande ; et la poussière entre à flots, poudre les gens et les plats ; et chaque train qui passe fait lever les convives qui adressent, par facétie, des signes aux voyageurs en agitant leurs serviettes. La fumée charbonneuse des locomotives entre à son tour dans la salle à manger et dépose sur les nez, sur les fronts et la nappe de petites taches noires qui s’agrandissent sous le doigt.

Puis la journée s’écoule lamentablement. Aucune promenade aux environs, aucun bois, aucun arbre. La maison, brûlante comme une chaufferette, est inhabitable. La grenouille et les poissons rouges s’agitent dans l’eau bouillante du bassin. De minute en minute, un train passe.

Mais le propriétaire rayonne ; il est chez lui !

La laideur continue de ces bicoques, la monotone platitude de la campagne m’écœurèrent bientôt si fort que je me retournai vers le wagon.

Les deux amoureux maintenant étaient penchés à l’autre portière, et ils regardaient au-dehors tout en se tenant par la taille. Des bribes de conversation m’arrivaient :

— « Regarde celle-là, comme elle est jolie ? »

— « Tiens, c’est celle-ci qui me plairait. »

Ils admiraient ces boîtes à bourgeois poussées comme des champignons tout le long du chemin de fer.

Ils en aperçurent une, en forme de cage, avec deux tourelles. Et le jeune homme murmura en serrant plus vivement contre lui sa voisine dans un élan de désir : « Tiens, si nous avions celle-là, comme on serait bien ! »

La galanterie
(Le Gaulois, 27 mai 1884)

Toute la physionomie d’un peuple consiste surtout dans ses qualités et ses défauts héréditaires. Et ses défauts sont souvent aussi charmants que ses qualités.

En France, quelques-unes de nos grâces originelles ont persisté jusqu’à nous mais aussi quelques-unes ont disparu, des plus typiques et des plus aimables.

Les principaux signes du caractère français sont l’esprit, la mobilité, l’insouciance ; — une certaine exaltation mêlée de scepticisme, de la générosité atténuée par de l’ironie, la bravoure et la galanterie.

Quoi qu’on dise, on a encore de l’esprit chez nous, de l’esprit alerte, bien né, joyeux, bon enfant. Cette terre du vin sera toujours la terre de l’Esprit.

Il est cependant certain que l’avènement de la Démocratie a modifié notre manière de rire.

La gravité pontifiante des lourdauds qui pérorent au Palais Bourbon a certes une influence néfaste sur la rate du bourgeois français. Pourtant les hommes d’esprit ne manquent point dans le parti républicain. Faut-il citer ces maîtres : Rochefort, Scholl, Chapron, About ? Mais ceux-là n’ont rien de commun avec les pesants doctrinaires de la Chambre et avec les sinistres braillards que Jean Béraud a si véridiquement portraiturés dans son tableau du présent Salon.

De la mobilité, nous en avons toujours. N’en disons point trop de mal. C’est cette qualité qui diversifie si allégrement nos mœurs et nos institutions. Elle fait ressembler notre pays à un surprenant roman d’aventures dont la suite à demain est toujours pleine d’imprévu, de drame et de comédie, de choses terribles ou grotesques. Qu’on se fâche et qu’on s’indigne, suivant les opinions qu’on a, il est bien certain que nulle histoire au monde n’est plus amusante et plus mouvementée que la nôtre.

Au point de vue de l’Art pur — et pourquoi n’admettrait-on pas ce point de vue spécial et désintéressé en politique comme en littérature ? — elle demeure sans rivale. Quoi de plus curieux et de plus surprenant que les événements accomplis seulement depuis un siècle ?

Que verrons-nous demain ? Cette attente de l’imprévu n’est-elle pas, au fond, charmante ? Tout est possible chez nous, même les plus invraisemblables drôleries et les plus tragiques aventures.

De quoi nous étonnerions-nous ? Quand un pays a eu des Jeanne d’Arc et des Napoléon, il peut être considéré comme un sol miraculeux.

Et n’est-ce pas, en effet, un miracle du caractère français de voir le Conseil municipal de Paris devenu tout à coup presque réactionnaire ?

Sommes-nous toujours insouciants, exaltés et sceptiques, généreux et ironiques, aventureux et braves ? Oui, certes, on le peut affirmer, sans qu’il soit nécessaire de le prouver.

Sont-ce là des qualités ou des défauts ? Qu’importe ! Ce sont, en tout cas, les signes héréditaires du tempérament français.

Mais nous avons perdu la plus charmante de nos alités : la galanterie.

Nous étions le seul peuple qui aimât vraiment les femmes ou plutôt qui sût les aimer, comme elles doivent être aimées, avec légèreté, avec grâce, avec esprit, avec tendresse, et avec respect. La galanterie était une qualité toute française, uniquement française, nationale.

Regardons autour de nous.

Les Anglais sont passionnés, sensuels et commerçants en amour. A la fin de toute aventure il faut épouser ou payer.

Les Allemands placent la femme dans un nuage, rêvent et soupirent, débitent des choses sentimentales avec une lourde exaltation, mangent du porc, des saucisses et de la choucroute, et boivent des tonneaux de bière en soupirant des fadeurs.

L’Espagnol est ardent, pratique ; l’Italien lui ressemble ; les peuples du Nord sont poétiques ; le Russe est brutal.

Que faut-il entendre par la galanterie ?

C’est l’art d’être discrètement amoureux de toutes les femmes, de faire croire à chacune qu’on la préfère aux autres, sans laisser deviner à toutes celle qu’on préfère, en vérité.

C’est la galanterie qui rendait charmants les salons, charmantes les mœurs, et charmants les hommes d’autrefois. Les femmes aujourd’hui sont pour nous des étrangères, des dames, des êtres parés dont nous ne nous soucions guère, à moins d’être amoureux d’une d’elles. Nous ne leur parlons que pour leur raconter les faits du jour ou les scandales de la nuit, nous avons oublié notre métier d’hommes.

Mais celui qui garde au cœur la flamme galante dit dernier siècle aime les femmes d’une tendresse pro fonde, douce, émue, et alerte en même temps. Il aime tout ce qui est d’elles, tout ce qui vient d’elles, tout ce qu’elles sont, et tout ce qu’elles font. Il aime leurs toilettes, leurs bibelots, leurs parures, leurs ruses, leurs naïvetés, leurs perfidies, leurs mensonges et leurs gentillesses. Il les aime toutes, les riches comme les pauvres, les jeunes comme les vieilles, les jolies, les laides, les brunes, les blondes, les grasses, les maigres. Il se sent à son aise près d’elles, au milieu d’elles. Il y demeurait indéfiniment, sans fatigue, sans ennui, heureux de leur seule présence.

Il sait, dès les premiers mots, par un regard, par un sourire, leur montrer qu’il les aime, éveiller leur attention, aiguillonner leur désir de plaire, leur faire déployer pour lui toutes leurs séductions. Entre elles et lui s’établit aussitôt une sympathie vive, une camaraderie d’instinct, comme une parenté de caractère et de nature.

Il sait leur dire ce qui leur plaît, leur faire comprendre ce qu’il pense, leur montrer sans les choquer jamais, sans jamais froisser leur frêle et mobile pudeur, un désir discret et vif, toujours éveillé dans ses yeux, toujours frémissant sur sa bouche, toujours allumé dans ses veines. Il est leur ami et leur esclave, le serviteur de leurs caprices et l’admirateur de leur personne. Il est prêt à leur appel, à les aider, à les défendre comme des alliés secrets. Il aimerait se dévouer pour elles, pour celles qu’il connaît un peu, pour celles qu’il ne connaît pas, pour celles qu’il n’a jamais vues.

Il ne leur demande rien qu’un peu de gentille affection, un peu de confiance ou un peu d’intérêt, un peu de bonne grâce ou même de perfide malice.

Il aime, dans la rue, la femme qui passe et dont le regard le frôle. Il aime la fillette en cheveux qui va, un nœud bleu sur la tête, une fleur sur le sein, l’œil timide ou hardi, d’un pas lent ou pressé, à travers la foule des trottoirs. Il aime les inconnues coudoyées, la petite marchande qui rêve sur sa porte, la belle nonchalante étendue dans sa voiture découverte.

Dès qu’il se trouve en face d’une femme il a le cœur ému et l’esprit en éveil. Il pense à elle, parle pour elle, tâche de lui plaire et de lui faire comprendre qu’elle lui plaît. Il a des tendresses qui lui viennent aux lèvres, des caresses dans le regard, une envie de lui baiser la main, de toucher l’étoffe de sa robe. Pour lui, les femmes parent le monde et rendent séduisante la vie.

Il aime s’asseoir à leurs pieds pour le seul plaisir d être là ; il aime rencontrer leur œil, rien que pour y chercher leur pensée fuyante et voilée ; il aime écouter leur voix uniquement parce que c’est une voix de femme.

Il n’en est plus guère, aujourd’hui, de ces hommes ! Aussi ne sait-on que faire pour occuper les longues soirées mondaines. On essaye de la comédie, on pose en tableaux vivants, on fait résonner des instruments à cordes et des instruments à vent que personne n’écoute. Quand un homme se trouve, par hasard, à côté d’une femme qui lui est étrangère, il s’ennuie et ne sait que lui dire, et n’essaye point de la séduire ni de l’inciter à lui plaire. Il a l’œil muet comme la bouche, le cœur endormi comme l’esprit ; il demeure lourd et las d’une conversation languissante, qui ne se changera point en causerie et ne deviendra pas galante.

Car la galanterie est morte.

Pourquoi ? Comment ? Qui le sait ? Est-elle un privilège des sociétés aristocratiques ? Ou a-t-elle disparu parce que le tempérament français a changé ? Qui le dira ?

Elle est partie avec la politesse, la vieille politesse cérémonieuse et la courtoisie bien née. Aujourd’hui nous saluons à l’anglaise et nous traitons les femmes à l’américaine ! C’est tant pis pour nous, et peut-être aussi pour elles.

Les subtils
(Gil Blas, 3 juin 1884)

Autant d’hommes, autant de manières de comprendre et de regarder la vie.

Les uns ne font que voir, à la façon des animaux. Les faits, les choses, les visages, les événements semblent ne se refléter que dans leurs yeux, sans produire de répercussion dans l’intelligence, sans éveiller cette suite infinie de raisonnements, d’idées enchaînées, de réflexions, de déductions qui se prolonge indéfiniment comme les vibrations d’un son, ou les ondes dans l’eau où vient de tomber une pierre.

Les autres, au contraire, s’acharnent à pénétrer toujours le mystérieux mécanisme des motifs et des déterminations.

Quand une fois l’esprit se met à chercher le secret des causes, il s’enfonce, il s’égare, se perd souvent dans l’obscur et inextricable labyrinthe des phénomènes psychologiques et physiologiques.

Depuis tant de siècles que le monde existe et qu’on (observe, c’est à peine si les esprits les plus pénétrants ont pu saisir quelques-uns des secrets cachés dans l’homme et autour de l’homme. Ceux qui sont autour de nous, d’ailleurs, nous échapperont toujours en grande partie, car, ainsi que l’a dit Gustave Flaubert dans Bouvard et Pécuchet : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »

Mais la recherche des seuls phénomènes psychologiques a préoccupé de tout temps les chercheurs. Jadis les philosophes avaient le monopole de ces études, qu’ils exposaient en des livres graves. Aujourd’hui, ce sont surtout les romanciers observateurs qui s’efforcent de pénétrer et d’expliquer l’obscur travail des volontés, le profond mystère des réflexions inconscientes, les déterminants tantôt plus instinctifs que raisonnés, et tantôt plus raisonnés qu’instinctifs ; d’indiquer la limite insaisissable où le vouloir réfléchi se mêle, pour ainsi dire, à une sorte de vouloir matériel sensuel, à un vouloir animal ; de noter les actions de l’un sur l’autre, etc. Un des hommes dont je vais m’occuper tout à l’heure, M. Paul Bourget, dit à la première page de sa remarquable nouvelle, L’Irréparable : « Par-dessous l’existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience, et dont nous endossons la responsabilité probablement illusoire, tout un domaine s’étend, obscur et changeant, qui est cependant celui de notre vie inconsciente. »

C’est ce domaine mystérieux qu’explorent aujourd’hui les romanciers, avec des méthodes très différentes.

Les uns, qui sont purement des objectifs, au lieu de mettre à jour la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, la font simplement apparaître par leurs actes. Les dedans se trouvent ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.

Les autres, comme M. Paul Bourget, font pour ainsi dire la géographie morale des gens qu’ils présentent au lecteur et ils entrent jusqu’au profond de leur âme pour dévoiler les mobiles de leurs actions. On pourrait appeler ceux-ci des métaphysiciens, et ceux-là des metteurs en scène.

Mais il faut encore distinguer parmi les romanciers deux grandes tendances générales. L’une qui pousse les analystes à simplifier l’âme humaine observée ; à faire, en quelque sorte, la somme des nuances de même nature pour frapper le lecteur par un trait typique, par une note unique et caractéristique ; l’autre qui les détermine au contraire à saisir et à montrer une à une les plus vagues, les plus fugitives sensations de la pensée, les plus obscures évolutions de la volonté, à ne négliger aucun détail d’aucune nature, aucune nuance d’aucune sorte.

Ces derniers auraient donc, au contraire, une propension à compliquer. On les pourrait appeler les subtils.

Dans les œuvres des premiers la vie apparaît par images comme dans la réalité. Les visions passent devant les yeux du lecteur, éveillant en lui plus ou moins d’attention, plus ou moins de réflexion ; il en tire, suivant Le degré de son intelligence, des conclusions plus ou moins profondes, et des déductions plus ou moins étendues. Il peut, à son gré, s’il n’est doué d’aucun esprit de pénétration, se contenter de regarder se dérouler l’aventure et agir les personnages comme il regarderait un accident et des passants dans la rue. Les subtils, au contraire, forcent les lecteurs à un travail de pensée délicieux pour les uns et pénible pour les autres. Il faut, pour suivre toutes les finesses de leurs aperçus et les arguties de leurs remarques, demeurer toujours en éveil, toujours au guet ; on accomplit à leur suite un voyage d’exploration dans le cerveau humain ; il faut un effort constant d’attention et d’intelligence pour marcher derrière eux, dans ce dédale.

Parmi les écrivains classés dès aujourd’hui comme des maîtres (je ne parle que des observateurs artistes), Flaubert représente parfaitement le type du romancier essentiellement objectif, tandis que les frères de Goncourt sont des subtils.

Parmi les écrivains actuellement en plein labeur et en plein talent, deux hommes nous montrent, avec des qualités très différentes, des manières de voir et d’écrire très opposées, et une valeur tout à fait supérieure, deux types très différents-de subtils.

Ce sont MM. Catulle Mendès et Paul Bourget.

CATULLE MENDÈS

Chez lui, tout est subtil et tout est séduisant. C’est un poète charmant, un poète même en prose.

Il n’a qu’un souci médiocre de la réalité, et se contente de demeurer dans le possible, par suite, sans doute, de cette certitude que « tout arrive ».

Je veux dire par là qu’au lieu de chercher à frapper l’esprit par la vraisemblance éclatante, indéniable, des caractères et des faits, ce que veulent obtenir les réalistes en négligeant les vérités exceptionnelles pour ne choisir que les vérités constantes, il aime, il préfère les personnages qui ont un grain d’anormal, et les sujets où se mêle un peu d’étrange. Sa fantaisie charmante, imprévue et bizarre se plaît hors la règle commune. Elle évoque des êtres capricieux, délicats, pervers, toujours subtils, toujours compliqués, toujours intéressants par le mystère, souvent criminel, de leur âme.

Il a bien fait ressortir toutes les ressources surprenantes de son exquis talent dans cette série de singuliers portraits qu’il intitula les Monstres parisiens.

Il vient de publier deux volumes où il montre sous deux faces nouvelles ses admirables qualités d’observateur indépendant et fantaisiste. L’un de ces deux livres est fortement osé, il s’appelle Les Boudoirs de Verre. L’autre, non moins délicat et rusé, mais plus honnête, a pour titre Les Jeunes Filles.

Dans l’un et dans l’autre apparaît cette subtilité alerte, pénétrante, si artiste, si personnelle qui est la marque de son talent, qui fait de Catulle Mendès un maître curieux ne ressemblant à personne, ne pouvant être classé dans aucune école, ni comparé à aucun écrivain.

Son style fin, agile, malin, sournois a des hardiesses secrètes, des hardiesses jésuitiques que personne ne tenterait. Sa pensée masquée et merveilleusement servie par l’incomparable artifice de cette langue, ne recule devant rien et si on poursuivait les écrivains, aucun magistrat ne pourrait relever un outrage à la morale dans ces contes d’une corruption sans pareille, mais d’une telle adresse de phrase qu’ils braveraient les plus adroits inquisiteurs.

PAUL BOURGET

Il vient de publier un très remarquable volume, L’Irréparable, qui donne bien la note de ce penseur, de cet observateur profond et mélancolique.

Celui-là est surtout un délicat, un effarouché devant les brutalités de la vie, un vibrant et un spleenétique à la manière anglaise.

Tout préoccupé des phénomènes mystérieux de l’âme, il les suit avec une subtilité sérieuse et les exprime en une langue précise, un peu philosophique, mais qui dévoile merveilleusement toutes les obscures évolutions de la pensée et de la volonté chez l’être humain.

C’est sur les femmes que s’exerce le plus volontiers son analyse pénétrante et bienveillante, car on sent qu’il aime les femmes d’un amour infini et désintéressé. Il les connaît, les raconte, les montre avec une étonnante sûreté de vue, et la délicatesse presque exagérée de sa pensée apparaît à tout instant, soit qu’il parle des hommes qui veulent seulement avoir des femmes, verbe brutal qui décèle bien la secrète brutalité de ces sortes de rapports cruels entre les sexes, qu’on appelle pourtant du beau nom « d’amour », soit qu’il analyse un de ses personnages qu’il montre atteint d’une maladie étrange bien moderne, observée et exprimée par lui avec une rare perspicacité : « Il était malade d’un excès de subtilité, toujours à la recherche de la nuance rare, et, quoique supérieurement intelligent, il ne devait jamais atteindre à cette large et franche conception de l’art qui produit les œuvres géniales. »

Il dit ailleurs (c’est une femme qui parle) : « J’étais toute jeune alors, je n’avais pas acquis cette indulgence que donne le sentiment de l’inachevé de la vie… »

Quoi de plus juste, de plus saisissant et de plus aigu que ces observations qui tombent de sa plume, au cours du récit, de page en page ? Il semble qu’il porte une lampe, une petite lampe vive et mystérieuse comme celle des mineurs et qu’il éclaire, d’une rapide lumière, par une ligne, par un mot, à mesure qu’il fait agir un personnage, le fond secret de sa pensée. Et il donne en même temps, lui aussi, d’une façon discrète et un peu triste, son avis sur les choses et les hommes. Il laisse apparaître sans cesse ses déductions, ne laissant pas au lecteur le choix et la liberté, soit de conclure dans un sens ou dans l’autre, soit de ne point conclure du tout.

Paul Bourget qui avait pris, comme poète et comme critique, une place éminente parmi les écrivains de ce temps, vient de se placer aussi au premier rang des romanciers observateurs, psychologues et artistes.

Par-delà
(Gil Blas, 10 juin 1884)

Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s’amusent, ceux qui sont contents.

Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis, tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils entendent.

Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu des enfants. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de distractions.

Ils ne s’ennuient ni les uns ni les autres.

La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.

Mais d’autres hommes, parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.

Dès qu’ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu’attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.

Heureux ceux qui ne connaissent pas l’écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées ; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, les mêmes meubles, le même horizon, le même ciel, de sortir par les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s’aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout lasse. Faut-il que nous ayons l’esprit lent, fermé, et peu exigeant pour nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde n’ait pas encore crié : « Au rideau ! », n’ait pas demandé l’acte suivant avec d’autres êtres que l’homme, d’autres formes, d’autres fêtes, d’autres plantes, d’autres astres, d’autres inventions, d’autres aventures.

Vraiment personne n’a donc encore éprouvé la haine du visage humain toujours pareil, la haine du chien qui rôde par les rues, la haine surtout du cheval, animal horrible monté sur quatre perches et dont les pieds ressemblent à des champignons.

C’est de face, qu’il faut voir un être pour en juger la plastique. Regardez de face un cheval, cette tête informe, cette tête de monstre plantée sur deux jambes minces, noueuses et grotesques ! Et quand elles traînent des fiacres jaunes, ces affreuses bêtes, elles deviennent des visions de cauchemar. Où fuir pour ne plus voir ces choses vivantes ou immobiles, pour ne pas recommencer toujours, toujours, tout ce que nous faisons, pour ne plus parler et pour ne plus penser ?

Vraiment nous nous contentons de peu. Est-ce possible que nous soyons joyeux, rassasiés ? Que nous ne nous sentions pas sans cesse ravagés par un torturant désir de nouveau, d’inconnu ?

Que faisons-nous ? A quoi se bornent nos satisfactions ? Regardons les femmes surtout. Le plus grand mouvement de leur pensée consiste à combiner les couleurs et les plis des étoffes dont elles cacheront leur corps, pour le rendre désirable. Quelle misère !

Elles rêvent d’amour. Murmurer un mot, toujours le même, en regardant au fond des yeux un homme. Et voilà tout. Quelle misère !

Et nous, que faisons-nous ? Quels sont nos plaisirs ?

Il est, paraît-il, délicieux de se tenir d’aplomb sur le dos d’un cheval qui court, de le faire sauter par-dessus des barrières, de savoir lui faire exécuter des mouvements quelconques avec des pressions de genou ?

Il est, paraît-il, délicieux de parcourir les bois et les champs avec un fusil dans les mains et de tuer tous les animaux qui s’enfuient devant vos pas, les perdrix qui tombent du ciel en semant une pluie de sang, les chevreuils aux yeux si doux, qu’on aimerait caresser, et qui pleurent comme des enfants ? Il est, paraît-il, délicieux de gagner ou de perdre de l’argent en échangeant, avec un autre homme, des petits cartons de couleur, suivant des règles acceptées ? On passe des nuits à ces jeux, on les aime d’une façon désordonnée !

Il est délicieux de sauter en cadence ou de tourner en mesure avec une femme entre les bras ? Il est délicieux de poser sa bouche sur les cheveux de cette femme, quand on l’aime, ou même sur le bord de ses vêtements.

Voilà tous nos grands plaisirs ! Quelle misère !

D’autres hommes aiment les arts, la Pensée ! Comme si elle changeait, la pensée humaine ?

La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les monotones paysages sans qu’ils ressemblent même jamais à la nature, à dessiner des hommes, toujours des hommes, en s’efforçant, sans y jamais parvenir, de leur donner l’aspect des vivants. On s’acharne ainsi, inutilement, pendant des années, à imiter ce qui est ; et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes da la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu’on a voulu tenter.

Pourquoi ces efforts ? Pourquoi cette imitation vaine ?

Pourquoi cette reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? Misère !

Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des nuances ? Toujours pourquoi ?

Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces hommes, qu’imiter l’homme ! Ils s’épuisent en un labeur stérile. Car l’homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable. Depuis que s’agite notre courte pensée, l’homme est le même ; ses sentiments, ses croyances, ses sensations, sont les mêmes, il n’a point avancé, il n’a point reculé, il n’a point remué. A quoi me sert d ‘apprendra ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures d’un roman ?

Ah ! Si les poètes pouvaient traverser l’espace, explorer les astres, découvrir d’autres univers, d’autres êtres, varier sans cesse pour mon esprit la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des horizons inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces impuissants, que changer la place d’un mot, et me montrer mon image, comme les peintres. A quoi bon ? Car la pensée de l’homme est immobile.

Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours. Nous sommes emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor.

Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits insignifiants au moyen d’instruments ridiculement imparfaits qui suppléent cependant un peu à l’incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un pauvre chercheur qui meurt à la peine, découvre que l’air contient un gaz encore inconnu, qu’on dégage une force impondérable, inexplicable et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap, que parmi les innombrables étoiles ignorées il s’en trouve une qu’on n’avait pas encore signalée dans le voisinage d’une autre vue et baptisée depuis longtemps. Qu’importe ?

Nos maladies viennent de microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent les microbes ? Et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils, d’où viennent-ils ?

Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !

Notre mémoire ne peut même pas contenir le dix millième des confuses et misérables observations faites par nos savants et enregistrées dans des livres. Nous ne savons même pas constater notre faiblesse et notre incapacité ; car, ne faisant que comparer l’homme à l’homme, nous mesurons mal son impuissance générale et définitive.

Il n’est pas de remède. Les uns voyagent. Ils ne verront jamais autre chose que des hommes, des arbres et des animaux.

C’est en voulant aller loin qu’on comprend bien comme tout est proche, et court et vide. — C’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini. — C’est en parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite et toujours pareille.

Heureux ceux dont les appétits sont proportionnés aux moyens, qui vivent satisfaits de leur ignorance et de leurs plaisirs, ceux que ne soulèvent point sans cesse des élans impétueux et vains vers l’au-delà, vers d’autres choses, vers l’immense mystère de l’Inexploré.

Heureux ceux qui s’intéressent encore à la vie, qui la peuvent aimer ou supporter.

Le romancier J. K. Huysmans, dans son livre stupéfiant, qui a pour titre A Rebours, vient d’analyser et de raconter de la façon la plus ingénieuse, la plus drôle et la plus imprévue, la maladie d’un de ces dégoûtés.

Son héros, Jean des Esseintes, ayant touché à tous les plaisirs, à toutes les choses réputées charmantes, à tous les arts, à tous les goûts, trouvant insipide la vie, odieuses les heures monotones et semblables, se fabrique, à force d’imagination et de fantaisie, une existence absolument factice, absolument cocasse, vraiment à rebours de tout ce qu’on fait ordinairement.

Voici d’abord, pour donner l’idée de l’état d’esprit de ce singulier personnage : — « Il songeait simplement à se composer, pour son plaisir personnel et non plus pour l’étonnement des autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d’une façon rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée aux besoins de sa future solitude.

« …Lorsqu’il ne resta plus qu’à déterminer l’ordonnance de l’ameublement et du décor, il passa de nouveau en revue la série des couleurs et des nuances.

« Ce qu’il voulait, c’étaient des couleurs dont l’expression s’affirmât aux lumières factices des lampes…

« Lentement il tira, un à un, les tons.

« … Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement : le rouge, l’orangé, le jaune.

« A toutes, il préférait l’orangé, confirmant ainsi par son propre exemple, la vérité d’une théorie qu’il déclarait d’une exactitude presque mathématique : à savoir qu’une harmonie existe entre la nature sensuelle d’un individu vraiment artiste, et la couleur que ses yeux voient d’une façon plus spéciale et plus vive.

« En négligeant en effet le commun des hommes dont les grossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune des couleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de leurs nuances ; en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à la pompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes ; en ne conservant plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercées par la littérature et par l’art, il lui semblait certain que l’œil ce celui d’entre eux qui rêve d’idéal, qui réclame des illusions, sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle, pourvu toutefois qu’ils demeurent attendris, et ne dépassent pas la lisière où ils aliènent leur personnalité et se transforment en de purs violets et de francs gris.

« … Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux, dont l’appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques, chérissent, presque tous, cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides l’orangé. »


Alors, par une suite de transpositions, de tromperies voulues de l’œil, de l’odorat, de l’ouïe, du goût, Jean des Esseintes se procurait une série de sensations déplacées, à rebours, qui prenaient pour lui un charme subtil, raffiné, pervers, dans la déviation même des organes trompés et des instincts dévoyés. Ainsi « le mouvement lui paraissait inutile (pour voyager) et l’imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits ».

Du moment que les vins habilement travaillés vendus dans les restaurants renommés, trompent les gourmets au point que le plaisir éprouvé par eux en dégustant ces breuvages altérés et factices est absolument identique à celui qu’ils goûteraient en savourant le vin naturel et pur, pourquoi ne pas transporter cette captieuse déviation, cet adroit mensonge dans le monde de l’intellect. Nul doute qu’on ne puisse alors, et aussi facilement que dans le monde matériel, jouir de chimériques délices, semblables en tous points aux vraies, et même beaucoup plus séduisantes pour un esprit désabusé, par cela même quelles sont factices. Donc, à son avis, il était possible de contenter les désirs réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l’objet poursuivi par ces désirs mêmes.

Alors commence une série d’expériences bizarres et cocasses. — « Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confiné dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l’exclusion de tel autre, quel monotone magasin de prairies et d’arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers ! »

Que fait-il ? Il voyage, par exemple, au moyen des odeurs : « Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase sonore, ample, ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense. Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande, de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne « d’extrait de pré fleuri » ; puis, dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l’extrait de tilia de Londres… »

Avec des odeurs de produits chimiques il évoque une ville d’usines, des ports de mer avec des senteurs marines et goudronneuses : il rappelle les jardins en fleurs, change de latitude, fait naître en sa pensée « une nature démente et sublimée, pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l’hédiosmia de la Jamaïque aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré éventé par les lilas et les tilleuls ».


Je ne pourrais tenter l’analyse complète du livre de Huysmans, de ce livre extravagant et désopilant, plein d’art, de fantaisie bizarre, de style pénétrant et subtil, de ce livre qu’on pourrait appeler « l’histoire d’une névrose ».

Mais pourquoi donc ce névrosé m’apparaîtrait-il comme le seul homme intelligent, sage, ingénieux, vraiment idéaliste et poète de l’univers, s’il existait ?

Le divorce et le théâtre
(Le Figaro, 12 juin 1884)

Voici que le divorce entre dans la loi, à la grande joie d’une infinité de ménages ; mais ce qui va être particulièrement intéressant, c’est de le voir entrer dans les mœurs.

Il entre dans la loi, tant mieux. Il était vraiment peu logique que cette loi, qui ne permet pas à un homme de prononcer des vœux religieux, qui ne lui permet point de prendre vis-à-vis de lui-même, un engagement aussi long que son existence, trouvât au contraire juste et sage et naturel de le lier jusqu’à sa mort à un autre être, de l’ensaquer dans le mariage, de le river au boulet de l’amour à perpétuité et de l’accouplement à vie.

Cette obligation de la fidélité, ordonnée par le maire, dont on tenait compte d’ailleurs autant que de la défense de marcher sur les gazons du Bois de Boulogne, va devenir, sinon plus respectée, du moins plus respectable, par cela même qu’on pourra s’affranchir légalement de cette contrainte, au moyen de quelques voies de fait.

Étant donné que la loi humaine est destinée à contrarier nos instincts qui constituent la loi naturelle, il est bien juste qu’on laisse, entre les articles coercitifs, entre les textes rédigés pour réprimer nos gaietés, pour contraindre nos penchants, pour modérer nos goûts, pour restreindre nos libertés, quelques échappatoires de compensation ou de consolation. Le divorce sera un des plus appréciés parmi ces articles de consolation.

Chez nous d’ailleurs, on tombe dans le mariage comme dans un puits sans garde-fou. Il semble équitable qu’on jette au moins dedans une corde à nœuds pour permettre aux imprudents, aux naïfs et aux imbéciles de s’en tirer.

Alors qu’il est si difficile d’assortir deux chevaux pour un attelage, on vous assortit deux êtres à l’aveuglette, au petit bonheur, pour le plus grand malheur de l’un et de l’autre. Chez les peuples nos voisins, on tolère des épreuves préliminaires, des expériences de caractère et de vie commune au moyen de voyages d’essai, de flirtations et de familiarités limitées qui peuvent être suffisamment révélatrices sans devenir des acomptes. On respire la fleur sans la cueillir.

Chez nous, rien. On se regarde une ou deux fois en présence des parents et des grands-parents. C’est tout juste si on peut s’assurer de la rectitude des yeux et de la taille ; on ne s’apercevrait certes pas d’un défaut de prononciation, car on échange à peine les paroles nécessaires pour se convaincre que la jeune fille n’est pas muette, mais on ne découvrirait point qu’elle est bègue. Quant à toutes les autres accordantes indispensables pour vivre ensemble sous le même édredon, on les néglige.

Et le prêtre et le maire vous déclarent enchaînés l’un à l’autre jusqu’à la mort, jusqu’à la mort désirée de celui qui délivrera son compagnon de misère. Voilà.

Donc, le divorce a du bon ; et pour beaucoup d’autres raisons encore qui ont été énumérées à satiété depuis que l’honorable M. Naquet est parti en guerre contre le mariage indissoluble, à la façon du chevalier Don Quichotte, le plus noble, le plus généreux et le plus désintéressé des hommes. Mais il va être tout à fait curieux d’observer quelle sera l’influence de cette ressource sur les mœurs, sur la littérature et sur le théâtre en particulier.

La littérature et les mœurs ont toujours marché de front. A l’époque où on écrivait Manon Lescaut, Thémidore ou Le Sopha, la morale française n’était point la même qu’à l’époque d’Antony. Il suffirait aujourd’hui de lire le roman si remarquable et bien typique d’Alphonse Daudet, Sapho, pour comprendre que nous ne ressemblons guère aux hommes de 1830. Cependant, autrefois comme maintenant, c’est principalement dans l’adultère qu’ont travaillé les écrivains. L’impossibilité de rompre le lien conjugal a fourni à l’imagination rusée des auteurs une foule de situations, de péripéties et de dénouements. L’art dramatique surtout doit une vive reconnaissance aux articles du Code civil qui ligaturaient si bien les époux.

Que va-t-il advenir de la situation nouvelle ? Changera-t-elle l’optique littéraire ?

Mais d’abord il faut qu’elle déplace définitivement le point d’honneur marital.

Avec les unions indissolubles, l’époux trompé, se jugeant déshonoré, se trouvait contraint ou de tuer, moyen odieux, ou de fermer les yeux, complaisance indigne et lâche, ou de pardonner, compromis ridicule peu fait pour rendre facile la vie commune par la suite.

Aujourd’hui, il lui suffira de battre sérieusement sa femme pour créer un cas de divorce, et s’en faire débarrasser par la loi.

Mais les drames de la vie conjugale ainsi simplifiés, il se peut que les auteurs dramatiques se trouvent maintenant tout à fait à court de dénouements. Ils seront donc forcés de s’ingénier, d’inventer des combinaisons adroites ou tragiques, de diversifier par des procédés astucieux, de mouvementer cette fin d’acte monotone et plate du divorce prononcé.

Ils trouveront d’ailleurs mille moyens encore inattendus dans la présence et l’intervention des enfants. Et la Justice divine apparaîtra par la voix d’un mioche de dix ans qui maudira son père ou sa mère suivant l’origine des torts.

En somme, le premier résultat du divorce sur les Lettres va être de diminuer considérablement la mortalité dans les livres et sur les planches, car les auteurs pouvant se débarrasser facilement, par un moyen aussi simple, de personnages gênants pour conduire le héros à d’autres aventures, négligeront de plus en plus le vieux procédé tragique du suicide ou de l’assassinat.

Ils auront toujours, d’ailleurs, la grande et éternelle ressource de la jalousie, car Othello n’a rien de commun avec George Dandin.

A ce point de vue même, le divorce ouvrira un horizon nouveau ; il va éveiller dans les cœurs une jalousie encore ignorée, la jalousie du passé.

Nous apportons dans les affaires du cœur une manière de voir très spéciale, déterminée par la tradition et par le tempérament français.

Quand nous nous décidons à nous marier, après avoir pas mal roulé, suivant l’expression consacrée, nous n’admettons pas que la jeune fille choisie par nous puisse avoir le plus léger soupçon du système organique de la vie. Elle doit être tellement ignorante, innocente et naïve, que ces trois qualités ne pourraient se trouver réunies, poussées à ce point, que grâce à une extrême bêtise. Nous tolérons la bêtise de notre fiancée, nous la déclarons même adorable, mais nous nous révoltons absolument au plus léger doute sur son parfait aveuglement.

Nous n’admettons même pas qu’une simple amourette ait traversé son cœur avant notre apparition ; et la pensée qu’un cousin a pu troubler ses rêves, la croyance qu’un autre homme a dû l’épouser, l’aventure chuchotes d’un mariage manqué pour des raisons inconnues, souvent pour des raisons de dot, nous la fait considérer comme défraîchie, comme avariée, comme dépréciée.

Or, si nous ne tolérons pas qu’une jeune fille ait été même effleurée par le désir d’un autre homme, comment consentirions-nous à prendre une femme notoirement entamée par un précédent possesseur en titre ?

Et les veuves, dira-t-on ?

Le cas est différent. Le prédécesseur n’existe plus. Et puis la veuve n’est-elle pas un peu considérée chez nous comme un objet d’occasion. Les veuves épousent en général des veufs, des vieux militaires éclopés, des célibataires goutteux, tous les débris de la race mâle.

Il se peut donc que la femme divorcée perde beaucoup de sa valeur à nos yeux, de sa valeur commerciale.

Enfin, admettons que ce préjugé, assez vif dans les premiers temps, s’efface par la suite, comme tous les préjugés, quelle sera l’attitude du second mari s’il est d’un tempérament jaloux ?

Shakespeare, dans Othello, n’a pas dit toute la jalousie. Elle est tantôt sourde et tantôt brutale ; tantôt elle attaque le cœur d’un choc impétueux, tantôt elle glisse, elle rampe, elle ronge, elle a des ruses, des perfidies, des dessous.

Comme il souffre, l’homme jaloux ! Celui que la jalousie travaille incessamment, comme un mal secret, un mal honteux et dévorant.

Dans le mariage tel qu’il existe, la jalousie peut prendre deux formes.

Tantôt l’homme, le possesseur légal, n’est jaloux que du fait, de l’adultère possible, ou même des attentions physiques des hommes, de leur galanterie, de leurs compliments, de leurs regards, de leurs intentions apparentes.

Mais tantôt il est jaloux de l’âme même de sa femme, et celui-là endure un supplice abominable.

Sa femme, il la guette sans cesse, inquiet de tout, de ses gestes, de ses paroles, de ses regards.

Oh ! Ne pas savoir ! Aimer et suspecter toujours ! Être le maître de par la loi, le maître violent de ce corps, et ne jamais savoir quelle pensée se cache derrière ces yeux clairs ! Il la serre dans ses bras, il ne la tient jamais. Sait-il où est son désir, où va son caprice ?

La voilà, si prés de lui, si loin peut-être ? Elle sourit ! A qui ? À lui ou à un rêve, à un autre qu’il ne connaît pas, qu’il ne voit point, qu’elle appelle de toute sa tendresse, à qui elle se donne sous les baisers conjugaux ?

Oh ! Misère ! Ne jamais pouvoir pénétrer dans cet esprit, tenir, sentir, serrer cette chair et jamais cette âme ! Songer que sa bouche peut mentir, que son abandon peut mentir, que ses caresses peuvent mentir, qu’il n’aura jamais autre chose que l’illusion physique et vaine de la possession ; et qu’elle peut, avec sa grâce séduisante, le tromper tant qu’il lui plaît dans le secret impénétrable de son cœur ?

Que lui importe même la chasteté du corps ; ce qu’il veut, c’est le consentement ravi de son désir ! L’a-t-il eu jamais ? L’aura-t-il jamais ?

Il connaît cette torture atroce du soupçon incessant qui harcèle, s’évanouit une seconde, revient plus vif, qui cherche des preuves, tend des pièges, et toujours, toujours, épie la pensée, la seule pensée. Il a sans cesse cette odieuse sensation d’être trompé, non par le fait, mais par l’âme.

C’est au torturé de cette nature que le divorce réserve d’indicibles angoisses. Que fera-t-il, cet homme, s’il a pris pour compagne intime de tous les instants une femme qu’un autre a déjà possédée ?

Un amant a le droit de se dire : « Cette femme est bien à moi, puisqu’elle s’est donnée librement, bravant tous les risques et tous les enseignements de la morale. »

Mais le mari, celui qu’on a choisi peut-être pour des raisons pratiques, pour un nom, pour sa fortune, pour d’autres motifs encore, par fatigue, par dépit, a le droit aussi de toujours douter que sa femme lui appartienne dans le secret de son cœur.

Or, si cette femme a déjà appartenu à un autre, quelle forme prendra la jalousie chez lui, et comment naîtra-t-elle ? C’est ici que l’art dramatique découvrira une Californie de situations nullement soupçonnées jusqu’à ce jour. Nous en pouvons, à première vue, noter plusieurs, les unes comiques, les autres tragiques.

Les deux nouveaux mariés sont tranquillement assis au coin du feu. Ils parlent de la pluie et du beau temps. Elle dit : « Duhamel, mon premier mari, avait un cor qui le tracassait beaucoup les soirs d’orage. »

Le nouvel époux devient sombre, un premier frisson le parcourt, ce qui le fait rêver à d’autres choses, etc.

Une femme rusée et méchante pourra sans cesse établir tout haut des comparaisons morales ou physiques tout à fait désobligeantes pour le second époux. Ce moyen scénique sera certainement souvent employé.

Certains maris seront obsédés par le souvenir du premier et ne cesseront de questionner leur femme, jour et nuit, sur ce qu’il faisait, sur ce qu’il disait, sur ce qu’il pensait, sur toute sa manière d’agir et de se comporter dans toutes les situations de la vie. Ils finiront même par l’appeler de son petit nom tout court : « Qu’est-ce qu’Octave aurait fait à ma place en cette circonstance ? »

Il y aura encore là, assurément, un gros élément de comique. Un grand nombre d’effets pourront être tirés de cette situation. Un mari, jaloux rétrospectivement, est torturé par la crainte que son prédécesseur n’ait été trompé par leur femme.

L’autre était bête, il le sait ; ridicule, il le sait ; brutal, il le sait ; sournois, il le sait ; certes, cela n’aurait pas été volé ; cependant il a une peur horrible que cet accident n’ait eu lieu, et il emploie toutes ses ruses à le découvrir.

Elle a, en parlant de l’autre, un petit ton méprisant et gai, tout à fait réjouissant, tout à fait favorable au successeur, mais aussi un peu inquiétant. Car enfin… si cela était arrivé… quelles garanties aurait-il, lui, le nouveau, pour la suite ?

Et puis, il veut bien épouser une femme qui a eu un mari, mais pas une femme qui a eu un amant !

Alors, à force d’astuce, à force de la questionner, de se moquer lui-même du numéro I, de le blaguer, de répéter : « Comme ce serait drôle si tu l’avais trompé, comme ce serait drôle ; c’est ça qui m’amuserait à savoir. En voilà un qui le méritait, hein, quelle brute ? », il finit par la faire avouer. Elle laisse comprendre. Elle sourit d’une telle façon, qu’il devine. Alors, tout à coup, mordu au cœur, exaspéré, il commence à la traiter de misérable, de gueuse, de fille, puis, vengeant l’autre, il la gifle, la bat, l’assomme et finit par l’abandonner, ne pouvant vivre avec cette idée qu’elle a trompé son prédécesseur.

Que de complications amusantes aussi avec l’introduction, dans le nouveau ménage, de tous les amis du premier ménage, avec les inquiétudes de l’époux numéro 2 devant ces visages qu’il ne connaît pas, qu’il suspecte ? Que de points d’interrogation et de doutes dans son esprit ! La scène à faire se passerait entre les deux maris. Le dernier occupant ne parvient point à découvrir tous les mystères du cœur de sa femme. Il reste devant elle comme devant un coffre à secret. Alors il se décide à aller demander quelques renseignements intimes et pratiques au premier, qui le renseigne avec la plus large complaisance et lui donne une multitude de détails précis, certains, terribles.

Grand dialogue plein de mouvements.

Et puis, que de piqûres morales à la pensée de la première intimité, au soupçon de choses mystérieuses que le second n’ose pas deviner.

Et puis, qu’arriverait-il si elle rencontrait par hasard le premier ? Quel regard échangeraient-ils ? Qui sait, la femme oublie si vite ! Elle est si capricieuse !

Enfin, sous mille faces nouvelles, cette nouvelle situation pourra être envisagée. Il est probable que l’Ambigu y perdra, que le Gymnase n’y gagnera rien, mais que le Palais-Royal y fera fortune.

Sur et sous l’eau
(Le Gaulois, 30 juin 1884)

Qui de nous ne s’est demandé en passant auprès d’un pont, comment on avait pu enfoncer les fondations sous l’eau et planter ainsi, au milieu d’une rivière, ces lourdes piles qui portent les arches ?

Puis, las de chercher par quels moyens les ingénieurs parviennent à ce résultat, on se dit : « Ils font le vide ! » Et, la question ainsi résolue, on demeure tranquille et satisfait.

Mais comment font-ils le vide ?

Au moyen de pompes à vapeur, n’est-ce pas ? Cela semble simple. On construit une chambre avec une forte charpente de bois et on épuise l’intérieur.

Il est encore un autre moyen, beaucoup plus surprenant, beaucoup plus curieux.

Nous allons, s’il vous plaît, entreprendre un court voyage entre Paris et la Normandie, et chemin faisant, descendre au fond du fleuve par un procédé des plus étranges.

La lune allait disparaître, un peu mangée du côté gauche ; il était minuit environ. Mon ami Pol et moi, nous regardions l’eau couler, moirée d’une lumière jaune et frémissante.

Nous devions partir, au point du jour, dans une de ces longues embarcations qu’on nomme des yoles, pour descendre la Seine jusqu’à Poses, et visiter les travaux du magnifique barrage, le plus puissant qui soit au monde, construit sur les plans et d’après les idées nouvelles de M. l’ingénieur en chef Caméré.

Nous étions assis sur l’herbe, respirant doucement l’air savoureux de la nuit chaude et la tiède humidité des berges. Et nous causions. A notre droite le vieux moulin de Maisons-Laffitte tendait sa lourde jambe de pierre au-dessus du petit bras, et, autour de l’arche, le remous rapide et tournoyant faisait, sous la lune, de gros bouillons de feu.

— Il ferait rudement bon sur l’eau, dit Pol.

— Voulez-vous que nous partions tout de suite ? demandai-je.

— Oui, très volontiers.

— Allons !

Le mince bateau fut tiré de la cave qui lui sert de logis, et il glissa vivement dans l’eau sur les planches du débarcadère. Puis on embarqua dedans les deux paires d’avirons, nos valises car nous avions à faire quatre jours de rivière, la boîte à suif indispensable, la carte de la Seine de Paris à la mer, la peau de mouton qui capitonne le siège du barreur. Et nous voilà partis.

Il n’est rien de plus charmant, et de plus effrayant aussi, qu’un fleuve la nuit.

Aucun bruit qu’un vague murmure, un clapotis presque insensible, un frisson d’eau qui coule. On va vite, on glisse, on passe, sur cette chose froide, insaisissable, fluide, perfide, transparente et terrible.

On voit à peine les berges peuplées d’ombres, démesurément hautes ou toutes courtes. Parfois on file le long d’une armée de roseaux qui semblent parler bas, causer entre eux par le frémissement de leurs longues feuilles, se raconter des histoires inconnues, ces histoires du fond qu’ils savent, eux poussés dans les vases épaisses.

Parfois un pont semble barrer la route, ouvrant seulement comme un précipice, le trou clair et trompeur de son arche. Parfois encore on entend au loin, un bruit sourd et continu, un grondement lourd qui semble venir des profondeurs du fleuve. C’est la chute d’un barrage. Et le bateau n’avance plus qu’à peine, et les deux hommes qui le montent, inquiets, sondent les ombres de l’œil, cherchant le point précis où il faut aborder.

Puis nous passons sur nos épaules la légère embarcation de l’autre côté de la cascade, qui luit sous la lune comme un immense bourrelet de neige ; et nous repartons emportés follement par le courant tournoyant de la chute, soulevés par les remous, filant comme dans un rêve, silencieux, émus, anxieux et ravis.

La lune se couche. Des ténèbres opaques nous enveloppent. Nous allons toujours, sur l’eau noire qui fuit, le cœur un peu crispé par un délicieux sentiment de crainte. Des bruits légers nous font tressaillir, bruits inconnus, troublants, incompréhensibles. On dirait tantôt un cri humain, poussé très loin ; tantôt des paroles basses, chuchotées tout près, quelque part, contre nous, dans le vide obscur qui nous entoure ; le plongeon d’un poisson qui a sauté, l’appel fuyant d’un oiseau de nuit, la voix légère d’une bête inconnue qui semble scier une branche d’arbre, et qui continue indéfiniment cet étrange chant mécanique, monotone et régulier, d’autres rumeurs confuses, presque imperceptibles, nous font courir à tout instant un rapide frisson sur la peau.

Où allons-nous ? Où sommes-nous ? Où sont les berges ?

Le rameur s’arrête à tout instant pour regarder à son tour dans le sombre, derrière son dos ; et le barreur inquiet, les yeux grands ouverts sur les ténèbres, déclare

— Je ne vois plus rien. S’il arrive quelque chose, je n’en suis pas responsable.

Et avec nous, sous nous, autour de nous, l’eau coule, muette et profonde. Elle coule sans cesse, sans s’arrêter ; elle va, elle va comme la vie, l’eau rapide et lente, impénétrable et claire, dangereuse et charmante.

— En route, camarade ; le hasard a des yeux pour nous !

Voici le jour. Le ciel pâlit ; des formes se dessinent autour de nous ; des oiseaux s’éveillent le long des rives ; une buée fine, un voile blanc, épais et transparent, flotte à la surface du fleuve.

Nous reconnaissons la côte. Voici Carrières à gauche ; Poissy, devant nous, jette en travers de la rivière son large pont couvert de maisons. Nous prenons les petits bras, pleins d’îles et pleins d’herbes. Deux canards sauvages s’envolent d’une touffe de joncs ; plus loin, en face de Villennes, un héron, surpris par l’arrivée silencieuse et brusque de la yole, nous éclabousse en se sauvant et s’élève à longs coups d’ailes, en laissant traîner sous lui ses grandes pattes.

Voici Médan, avec la maison de Zola ; voici Triel, puis Meulan, où nous déjeunons.

Repartis après le repas, nous amarrons le bateau le long d’une prairie entourée d’arbres, et, couchés dans le foin, sur le ventre, le dos au soleil et la tête à l’ombre, nous dormons du bon sommeil du plein air, du sommeil calme et fort des moissonneurs qui font la sieste.

Nous avons passé la nuit dans une auberge de Vétheuil, dans une auberge de rouliers et de mariniers. Il était tard. On nous servit des neufs au lard pour le souper ; puis on nous fit entrer dans une chambre à quatre lits. Tous les quatre étaient faits ; mais sur deux seulement on avait posé des bonnets de coton. Ceux-là nous étaient destinés.

Le lendemain, vers quatre heures du soir, nous arrivions à Vernon.

Le petit vapeur des ponts et chaussées, Henri-Chanoine, nous transporta, dès le lever du jour suivant, au barrage de la Garenne où nous devions descendre dans un caisson avec l’ingénieur en chef, M. Caméré, et le jeune ingénieur qui dirige les travaux, M. Clerc.

Si un architecte commençait une maison par le toit, pour la finir par les caves, il ferait un travail équivalent à celui d’un ingénieur qui construit un pont au moyen de caissons à air comprimé.

Donc il s’agit de planter une pile ou un radier au fond de la rivière, même plus avant sur le sol résistant, à sept ou huit mètres au-dessous du fond de l’eau.

On procède de la façon la plus singulière et la plus ingénieuse. On construit d’abord, juste au-dessus de la place où sera la pile, une immense caisse en fer, suspendue au-dessus de l’eau au moyen d’énormes pièces de bois piquées debout au fond du fleuve, et qui font au caisson un collier de poteaux.

Ce caisson, haut de deux mètres, long de seize environ, large de dix, vide en dessous, est surmonté de trois ou quatre grosses cheminées, comparables à celles des bateaux à vapeur, et coiffées d’une sorte de lanterne hermétiquement close, où l’on entre par une petite porte.

Quand cet immense appareil est terminé, on commence à bâtir dessus une énorme muraille, celle de la pile. Puis, dès que la hauteur du mur est suffisante, on laisse descendre la caisse au fond du fleuve.

Aussitôt qu’elle est entrée dans le sol vaseux on souffle dedans de l’air comprimé au moyen de puissantes machines. Cet air chasse l’eau, fait le vide dans l’intérieur de la colossale boîte de fer. Alors les ouvriers descendent dedans au moyen des cheminées, et ils se mettent à creuser.

Ils creusent, enlèvent la vase, enlèvent le sable, la terre, les pierres, le roc, tout ce qu’ils trouvent.

Et le caisson descend toujours, enfonce sans cesse, de jour en jour, d’heure en heure, de minute en minute, ses murs de fer, aigus comme un couteau, dans le sol sans cesse miné sous lui.

Et, pendant ce temps, les maçons travaillent au-dessus, bâtissent toujours le mur du pont, qui plonge de plus en plus, et force à plonger de plus en plus le caisson géant qui le supporte.

Et tout cela s’enfonce sans répit, les ouvriers, la boîte et la pile sous le poids grandissant, sous le poids formidable de la maçonnerie accumulée, qui écraserait tout, boîte de fer et ouvriers, si les machines, à mesure que la charge augmente et que l’appareil descend, n’augmentaient la pression de l’air comprimé qui oppose sa force invisible, sa force invincible à la force effrayante des blocs accumulés, et qui rend les parois du caisson inflexibles, inécrasables.

Mais il suffirait qu’une des machines cessât de fonctionner pour que la masse redoutable de la muraille broyât, au fond de l’eau, les hommes enfermés dans la prison de tôle, et mêlât une bouillie de chair et de sang à la bouillie de vase et de sable qu’ils travaillent.

Cet accident faillit arriver l’an dernier. Un caisson, cédant sous la charge, se fendit en deux. L’eau immédiatement se précipita, l’envahit. Quelques secondes de plus, les ouvriers étaient écrasés ou noyés. Ils eurent le temps cependant de gagner les cheminées et de remonter à l’air libre.

Un autre danger est à craindre. Quand les murs tranchants de l’appareil rencontrent tout à coup un sol mou, après le sol dur où ils pénétraient d’une façon lente et régulière, ils peuvent enfoncer brusquement d’un mètre. Alors toute l’immense machine chavire, et les travailleurs sont perdus.

En temps ordinaire, le mur et le caisson descendent d’environ vingt centimètres par jour.

Lorsqu’on arrive enfin au sol résistant, qu’on rencontre en Seine à sept ou huit mètres au-dessous du fond de l’eau, soit à dix mètres au-dessous du niveau de la rivière, on cesse de creuser ; les terrassiers remontent, et les maçons descendent à leur tour dans la boîte. Alors ils se mettent à maçonner l’intérieur même du caisson ; ils l’emplissent de pierres et de ciment, reculant d’heure en heure devant cette muraille qui emplit peu à peu la caisse, fuyant devant leur besogne jusqu’à l’entrée des cheminées, travaillant à genoux, à plat ventre, une chandelle à la main. Puis ils maçonnent l’intérieur de la cheminée elle-même, et remontent peu à peu au jour, chassés de là-dedans par le mur qui grandit sous leurs pieds, et lorsqu’ils arrivent à la lumière, la pile du pont est terminée, assise sur des fondations inébranlables.

On nous fit entrer d’abord dans une petite cabane en bois où on nous vêtit de blouses de toile nouées au cou et aux poignets, de culottes de toile nouées aux chevilles, et de gros souliers de cuir jaune ; puis, gagnant le milieu du fleuve par un étroit passage en planches porté sur pilotis, nous arrivâmes bientôt sur un radier en construction.

Quatre cheminées surmontées de leurs lanternes donnaient accès dans le caisson, qui se trouvait alors à huit mètres au-dessous du niveau de l’eau.

On ouvrit la petite porte d’une de ces lanternes, et nous passâmes l’un après l’autre, péniblement, par l’ouverture pour entrer dans une étroite chambre ronde, obscure, où nous nous serrâmes en cercle, comme des sardines dans leur boîte, autour d’une plaque de fer ronde, comparable à celles qui ferment les trous d’égout sur les trottoirs, mais beaucoup plus petite, si petite qu’on ne pouvait croire, en la voyant, qu’un homme pourrait descendre par là.

Nous étions six dans cette case : les deux ingénieurs, mon ami Pol, un contremaître, un terrassier et moi. On alluma deux bougies, puis on ferma la porte du dehors. Alors, un des ingénieurs nous donna des conseils, car nous allions subir une épreuve assez pénible. Il s’agissait de faire pénétrer dans la lanterne l’air comprimé du caisson pour égaliser la pression en haut et en bas. Donc, on ouvrit un robinet : un bruit de souffle furieux, un bruit de machine à vapeur se fit entendre, et brusquement nous ressentîmes, au fond des oreilles, une sensation étrange et douloureuse.

L’air comprimé, envahissant la chambre, tendait à les ariser nos tympans, la pression intérieure de nos corps se trouvant tout â coup infiniment moindre que la pression extérieure.

Il faut alors serrer avec les doigts les narines, et faire le simulacre de souffler, pour tendre, du dedans au dehors, ta peau légère du tympan, et lui permettre de résister à la force nouvelle qui la presse.

On procédait d’ailleurs avec prudence, car certains hommes ne peuvent supporter ce passage de l’air libre à l’air comprimé, et les accidents, bien que fort rares, sont possibles.

Au bout de quelques minutes, tout malaise avait disparu. Alors on ouvrit la petite trappe ronde que nous entourions, et j’aperçus, là-bas, très loin, au bout d’une longue cheminée, une lueur vague et des hommes qui remuaient.

Il fallait descendre par ce tuyau au moyen d’échelons en fer, gros comme le doigt. Un des ingénieurs plongea le premier dans ce trou gluant, dont les parois sont bourrées de vase car c’est aussi par là qu’on remonte toute la saleté du fond du fleuve.

Je le suivis, cherchant du pied dans l’ombre les barres de fer du dessous, cramponné par tes mains à celles du dessus, m’appuyant des reins contre la paroi fangeuse ; et les hommes qui descendaient sur moi me faisaient tomber sur la tête une pluie de terre humide qu’ils détachaient, avec leurs dos, des murs de ce tube de tôle.

Au bout de deux ou trois minutes, après une gymnastique pénible pour changer d’échelles, les bouts raccordés ne se suivant pas, je mis le pied sur le sol quel sol ! Une bouillie où on enfonçait jusqu’à mi-jambes.

Alors j’aperçus une vaste cave, où travaillaient une trentaine d’hommes, tous Autrichiens et Italiens, car les Français refusent de descendre dans ces dangereuses machines, qui usent, en quelques mois, la santé d’un ouvrier.

J’allais, guidé par l’ingénieur qui dirige ce travail, M. Clerc. Les murs de tôle, terminés en lame, doublés de maçonnerie pour augmenter leur résistance, reposent sur le sol liquide qu’ils pénètrent peu à peu à mesure que les hommes creusent et font monter les déblais par les cheminées.

L’eau ne peut entrer dans cette demeure souterraine, chassée par la puissance de l’air que les pompes insufflent sans cesse dedans. Quelques bougies éclairent à peine cette immense pièce lugubre, silencieuse, où les ouvriers s’agitent comme des ombres. Un vague bruit de machine, un ronflement monotone et continu en trouble seul le silence. On touche du front le plafond de fer qui supporte le pont, le pont qui grandit là-haut sous les mains des maçons, à mesure que sa fondation descend sous les mains des terrassiers.

M. Clerc me raconte un détail singulier. Cette vie dans l’air comprimé agit d’une façon dangereuse sur le système nerveux, et il suffit d’un séjour de quelques instants dans cette atmosphère pour éprouver des troubles cérébraux ou physiques très sensible.

Ce phénomène a rendu jusqu’ici inutile ou plutôt inutilisable une découverte de M. Paul Bert.

Celui-ci, ayant constaté que le protoxyde d’azote perd ses propriétés toxiques dans l’air comprimé, a eu l’idée de construire une grande chambre claire où les chirurgiens pourraient opérer les malades endormis au moyen de ce gaz, sous une pression aussi faible que possible. Mais il arriva que les médecins perdaient là-dedans leur présence d’esprit, leur calme, leur sûreté de main ; et il fallut renoncer à se servir de cette invention.

Enfin nous remontons par la même cheminée, laissant les terrassiers accomplir leur triste besogne.

Puis il fallut subir de nouveau l’opération du passage à l’air libre, en se bouchant les oreilles pour diminuer la tension intérieure du tympan, et nous reparaissons au jour, couverts de fange jaune des pieds à la tête.

Deux heures plus tard, nous arrivions au magnifique barrage de Poses, construit sur les plans de M. l’ingénieur en chef Caméré.

Ce barrage, le plus haut qui soit au monde, retenant l’eau au moyen de rideaux ou plutôt de stores de bois, qui se déroulent, peut maintenir le niveau du fleuve à une élévation de cinq mètres, tandis que les anciens systèmes ne parviennent pas à soutenir trois mètres d’eau.

Le barrage de Poses, grâce à sa puissance, rendra navigable la Seine sur une distance de quarante kilomètres, sans un obstacle.

Rien de plus étonnant que les écluses et que le labyrinthe des couloirs où passera l’eau pour les emplir ou les vider. On songe là-dedans à des catacombes gigantesques, à des voûtes de cathédrales.

Et nous repartons, le soir même, pour Rouen, dans notre petite yole, qui glisse vivement le long des berges, en faisant fuir, comme des éclairs bleus, les rapides martins-pêcheurs.

La femme de lettres
(Le Figaro, 3 juillet 1884)

Un éminent philosophe anglais, M. Herbert Spencer, a écrit dans son livre L’Introduction à la science sociale que la femme artiste est un monstre dans ta nature ; et, comparant les facultés et les fonctions de l’homme et de la femme, il conclut que la production cérébrale chez la femme, être destiné à la production de l’espèce, est aussi anormale que la faculté d’allaiter les enfants chez l’homme. On a pourtant rencontré quelquefois ces deux phénomènes : l’homme nourrice et la femme artiste ; mais il ne faut pas admettre ces rares exceptions comme des règles.

M. Herbert Spencer examine et analyse ensuite les causes de l’impuissance générale et définitive du sexe à qui nous devons George Sand, en matière d’art.

Un autre philosophe, un Allemand, Schopenhauer, développant la même thèse avec une conviction passionnée, prend comme exemple de cette impuissance absolue deux arts où les femmes s’exercent autant que nous, sinon davantage, la peinture et la musique. Il n’a pourtant jamais existé un grand peintre ni un très grand musicien parmi les femmes, malgré leurs efforts, leur instruction et l’acharnement des concierges parisiens à envoyer leurs filles au Conservatoire.

Schopenhauer donne également les raisons de cet insuccès constant.

Pourtant il a existé et il existe des femmes écrivains qui ont eu ou qui ont du talent, beaucoup de talent. J’ai cité George Sand. D’où vient cette contradiction de la nature et cette bizarrerie fonctionnelle ?

De ceci : qu’on peut être un homme ou une femme de lettres, qu’on peut être même un grand écrivain sans être un artiste, tandis que tes grands musiciens et les grands peintres (je ne parle point de l’armée des médiocres) sont fatalement et essentiellement des artistes.

La distinction est subtile. Essayons pourtant de la noter.

Pour être un artiste, il ne suffit pas à un écrivain de penser avec puissance, de penser même avec génie, et d’exprimer sa pensée clairement et fortement.

Cela suffit pourtant pour être un grand homme.

L’artiste cherche à mettre dans son œuvre autre chose que de la pensée ; il veut y mettre cette chose mystérieuse et inexplicable qui est l’Art littéraire. Qu’est-ce que cela qu’ignorent tant de romanciers ? Comment l’expliquer au buste ?

L’artiste ne cherche pas seulement à bien dire ce qu’il veut dire, mais il veut donner à certains lecteurs une sensation et une émotion particulières, une jouissance d’art, au moyen d’un accord secret et superbe de l’idée avec les mots.

Une chose très claire et très bien exprimée d’une façon peut cependant, en modifiant un peu la phrase qui la dit, en changeant seulement la place d’un mot, produire immédiatement un effet saisissant de beauté, de vie, s’animer, s’éclairer, devenir visible, émouvante, admirable.

L’artiste, que ce soit pressentiment ou science acquise, instinct ou raisonnement, poursuit sans cesse cette beauté, cette force plastique des mots qui deviennent vibrants, vivants dans sa phrase. Il sait que derrière ce qu’il veut dire, il peut dire autre chose encore, qu’il peut donner à certains lecteurs une émotion exquise, remuer leur âme, éveiller leur esprit, leur ouvrir des horizons rien que par des intentions obscures, cachées dans le style. Il met la délicate musique de l’expression sur la chanson de la pensée. Il sait qu’il suffit de poser un adjectif ici ou là, pour ajouter à l’idée même une puissance irrésistible, pour la revêtir d’une beauté presque physique ; il sait qu’en modifiant un rien l’ordonnance seule de sa phrase, il peut en changer toute la signification secrète. Il sait qu’avec des mots on peut rendre visibles les choses comme avec des couleurs ; il sait qu’ils ont des tons, des lumières, des ombres, des notes, des mouvements, des odeurs ; que, destinés à raconter tout ce qui est, ils sont tout, musique, peinture, pensée, en même temps qu’ils peuvent tout ; que lourds, et flasques, simples syllabes douées d’un sens, sous les doigts des lourdauds de lettres, ils deviennent sous la plume d’un artiste des êtres vivants, spirituels et beaux. Alors, voulant donner à ce qu’il dit une valeur complexe participant de tous les arts, l’écrivain jette des sous-entendus dans leurs sonorités combinées, indique des nuances dans leur disposition, glisse des insinuations dans leurs accords, met des intentions dans les virgules.

Faut-il un exempte ? Thiers fut un historien clair, précis, méthodique et nullement artiste. On le comprend bien, on estime son talent.

Mais ouvrons Michelet, et nous voyons immédiatement les personnages d’autrefois vivants, comme s’ils apparaissaient devant nous, avec leur figure, leurs gestes, toute leur allure, évoqués par un seul mot, dressés debout dans l’histoire d’une façon définitive.

Sitôt qu’il touche à une époque, ce grand résurrecteur du passé, il la fait apparaître tout entière, rien que par quelques adjectifs. Par ta vigueur du mot choisi, par la précision du verbe, par la justesse de l’épithète, par la contexture savante et bizarre de sa phrase, il réveille en quelques lignes tout un peuple disparu.

Celui-là, c’était un grand artiste. Cela, c’est l’art.

Pourtant, beaucoup d’hommes ont été de grands historiens sans être des artistes à la façon de Michelet. Beaucoup de romanciers ne sont point des artistes puisque Balzac, le plus grand de tous, n’en fut pas un, puisque Stendhal n’en fut pas un.

La poursuite de cette beauté est autre que la recherche de l’intérêt ou que la préoccupation de la vérité.

Les femmes ont de l’imagination, de l’invention, du charme, du pathétique et du dramatique, mais elles n’ont jamais eu, elles n’auront jamais le sens divin de l’art. Et voilà pourquoi il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de femmes poètes. Car les poètes, comme les musiciens et comme les peintres, doivent être avant tout des artistes. Sans cela ils ne sont rien. Qu’on lise de Victor Hugo Booz endormi, de Leconte de Lisle Les Éléphants, pour comprendre ce dont est incapable l’esprit des femmes.

Ce qu’il y a de très remarquable chez les femmes intelligentes, c’est un sens de la vie bien supérieur en général à celui des hommes ; c’est pour cela qu’elles deviennent souvent d’admirables politiciennes. Douées d’une ruse native surprenante, d’un flair presque infaillible, d’une souplesse et d’une pénétration excessives, elles ont une manière de voir les choses et de se prêter aux événements, en rêveuses désillusionnées, qui nous étonne bien souvent.

George Sand, dont on publie en ce moment la correspondance, se montre à nous tout entière dans ses lettres, avec son grand esprit, sa large philosophie, un délicieux bon sens, une complète indépendance, et en même temps quelques-uns des défauts féminins. Ce qu’on remarque d’abord, c’est qu’elle n’a jamais même songé à être un artiste.

Elle parle de son métier en personne pratique avec la pensée constante de l’argent gagné, honnêtement gagné. Elle ne prononce jamais le mot Art, sauf dans une lettre à Flaubert, à la façon d’un écho. Jamais elle ne semble avoir senti le frisson sacré, l’émotion délicieuse, l’ivresse divine de la création artiste. Jamais la seule griserie de l’œuvre ne met du feu dans ses veines et de la folie dans sa tête. Elle confesse elle-même qu’elle savate ses romans, tant elle produit facilement, sans préoccupation de tout ce travail voilé, de tout ce travail d’intentions, qui rendait si compliquée la besogne de Flaubert.

Elle a même écrit : « J’ai au moins le bonheur d’être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »

C’est donc la nécessité seule qui l’a faite femme de lettres, et non chez elle l’éclosion normale du talent qui germe et grandit, malgré tous les obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.

Mais aussi a-t-elle eu la faculté de ne jamais devenir un homme de lettres. Et voilà pourquoi elle nous apparaît si grande, charmante, sincère et bonne.

Si, en général, la femme artiste est un monstre dans la nature, l’homme de lettres en est un autre, un monstre autant par ses qualités que par ses défauts, car, en lui, aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses foies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intentions. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi. Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions spontanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite. Il ne vit pas, il regarde vivre les autres et lui-même.

S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton. Il se dit, en revenant du cimetière où il a laissé celui ou celle qu’il aimait le plus au monde

« C’est singulier, ce que j’ai ressenti, etc. » Et alors, il se rappelle tous les détails, les attitudes des voisins, les gestes faux, les fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses insignifiantes, des observations artistiques, le signe de croix d’une vieille qui tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans une fenêtre, un chien qui traversa le convoi, l’effet de la voiture funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête surprenante d’un croque-mort et la contraction des traits, l’effort des quatre hommes qui descendaient la bière dans la fosse ; mille choses enfin qu’un brave homme souffrant de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, n’aurait jamais remarquées.

Il a tout vu, tout retenu, tout noté malgré lui, parce qu’il est avant tout, malgré tout, un monstre, un homme de lettres, et qu’il a l’esprit construit de telle sorte que la répercussion chez lui est bien plus vive, plus naturelle pour ainsi dire que la première secousse, l’écho plus sonore que le son primitif. Il semble avoir deux âmes, l’une qui recueille et commente chaque situation de sa voisine, l’âme naturelle commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot.

Et s’il aime, s’il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans un hôpital. Tout ce qu’elle dit, ce qu’elle fait est instantanément pesé dans cette délicate balance de l’observation qu’il porte en lui, et classé à sa valeur documentaire. Qu’elle se jette à son cou dans un élan irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son opportunité, de sa justesse, de sa puissance dramatique, et le condamnera tacitement s’il le sent faux ou mal fait.

Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n’est jamais acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout, autour de lui, devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions et il. souffre d’un mal étrange, d’une sorte de désenchantement de lui-même qui fait de lui un être effroyablement vibrant, machiné, compliqué et fatigant.

Il n’a rien de franc, pas même la bonté, pas même la douleur. Son appareil d’observation lui sert d’âme après renseignement, de cœur après réflexion. Chez lui, l’intelligence remplace la nature.

Comme l’a dit George Sand elle-même : « Ils sont hommes de lettres, et pas hommes. »

Mais elle, comme elle est femme, bonne femme, vibrante, sincère, d’esprit élevé et large.

Elle s’explique elle-même dans une page charmante :

« Où est le modèle ? Je ne sais pas, je n’en ai pas connu à fond qui n’eût quelque tache au soleil, je veux dire quelque côté par où cet artiste touchait à l’épicier. Vous n’avez peut-être pas cette tache, vous devriez vous peindre. Moi, je l’ai. J’aime les classifications, je touche au pédagogue. J’aime à coudre et à torcher les enfants, je touche à la servante. J’ai des distractions et je touche à l’idiot. Et puis, enfin, je n’aimerais pas la perfection. Je la sens et je ne saurais la manifester…

… Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n’est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre, et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l’analyse ; autrefois c’était le contraire. A présent, ce qui se présente à mes yeux quand je m’éveille, c’est la planète ; j’ai quelque peine à y retrouver le moi qui m’intéressait— jadis et que je commence à appeler vous au pluriel. Elle est charmante, la planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et encore peu praticable… »

Et ailleurs, elle s’écrie

« Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l’honneur, le devoir et la fatigue de vivre ? Moi je me rejette dans l’idéal d’un éternel voyage dans des mondes plus amusants.

La vie que l’on craint tant de perdre est toujours trop longue pour ceux qui comprennent vite ce qu’ils voient. Tout s’y répète et s’y rabâche…

… L’idéal serait de vivre avec un bon et grand cœur comme toi. Mais alors on ne voudrait plus mourir, et, quand on est vieux de fait comme moi, il faut bien se tenir prêt à tout.

… J’aime tout ce qui caractérise un milieu, le roulement des voitures et le bruit des ouvriers à Paris, les cris de mille oiseaux à la campagne, le mouvement des embarcations sur les fleuves. J’aime aussi le silence absolu, profond, et, en résumé, j’aime tout ce qui est autour de moi n’importe où je suis. C’est de l’idiotisme auditif, variété nouvelle…

… Il n’y a d’intéressant dans ma vie à moi que les autres… L’impersonnalité, espèce d’idiotisme qui m’est propre, fait de notables progrès. Si je ne me portais pas bien, je croirais que c’est une maladie. Si mon vieux cœur ne devenait tous les jours plus aimant, je croirais que c’est de l’égoïsme ; bref, je ne sais pas, c’est comme ça. »

Tout cela n’est-il pas bon enfant, vrai, sage, sain, charmant et contradictoire ?

Elle raconte sa vie à Nohant, et parle des marionnettes si remarquablement manœuvrées par son fils, M. Maurice Sand :

« […] Ces pièces-là durent jusqu’à deux heures du matin et on est fou en sortant. »

Je suis sûre que tu t’amuserais follement aussi, car il y a dans ces improvisations une verve et un laisser-aller splendides, et les personnages sculptés par Maurice ont l’air d’être vivants d’une vie burlesque, à la fois réelle et impossible, cela ressemble à un rêve.

Maurice me donne cette récréation dans mes intervalles de repos qui coïncident avec les siens. Il y porte autant d’ardeur et de passion que quand il s’occupe de science. C’est vraiment une charmante nature et on ne s’ennuie jamais avec lui. Sa femme aussi est charmante, toute ronde en ce moment ; agissant toujours, s’occupant de tout, se couchant sur le sofa vingt fois par jour, se relevant pour courir à sa fille, à sa cuisinière, à son mari, qui demande un tas de choses pour son théâtre, revenant se coucher ; criant qu’elle a mal et riant aux éclats d’une mouche qui vole ; cousant des layettes, lisant des journaux avec rage, des romans qui la font pleurer, pleurant aussi aux marionnettes quand il y a un bout de sentiment, car il y en a aussi. Enfin c’est une nature et un type : ça chante à ravir, c’est colère et tendre, ça fait des friandises succulentes pour nous surprendre ; et chaque journée de notre phase de récréation est une petite fête qu’elle organise.

La petite Aurore s’annonce toute douce et réfléchie […]

Mais comme je bavarde avec toi ! Est-ce que tout cela t’amuse ? Je le voudrais pour qu’une lettre de causerie te remplaçât un de nos soupers que je regrette aussi, moi, et qui seraient si bons ici avec toi, si tu n’étais pas un cul de plomb qui ne te laisses pas entraîner à la vie pour la vie. Ah ! Quand on est en vacances, comme le travail, la logique, la raison semblent d’étranges balançoires. »

Et partout, de page en page, on rencontre des idées éblouissantes comme des lumières, des vérités largement aperçues, d’admirables paysages, sincères et charmants. Et on aime cette grande femme si simple, géniale et modeste.

La lune et les poètes
(Le Gaulois, 17 août 1884)

Un poète d’un talent bizarre, très aimé des Parnassiens, et peu compris des gens du monde, M. Stéphane Mallarmé, s’est déclaré l’ennemi de la lune. Il a peut-être raison. Mais il cherche, dit-on, les moyens de la détruire. Il est peu probable qu’il y parvienne.

Cet astre le gêne, le fatigue, l’obsède, l’exaspère, avec sa face de pleureuse, son air de veuve inconsolable, sa triste mine d’anémique et sa lumière jaune, toujours pareille.

La haine de M. Mallarmé se comprend quand on lit les poètes, les petits poètes, les bons petits poètes, les braves jeunes gens qui ouvrent leur cœur et célèbrent la rosée, la lune et les étoiles, tous les ans, au printemps, en des volumes qui ressemblent à des recueils de chansons.

Ils sont vraiment bien surprenants, les petits poètes. Ils s’aperçoivent un matin qu’il fait bon au lever du jour, et ils éprouvent aussitôt le besoin de nous raconter qu’ils ont découvert la rosée, et ils nous disent cela en de petites phrases terminées par des rimes, ce qui les gêne d’ailleurs beaucoup pour s’exprimer nettement. Ils découvrent de la même façon les roses, les ruisseaux, les prairies, la mer (avec son fond d’écume), les bois, les grands bois ombreux. Ils s’aperçoivent que les oiseaux chantent, et ils ont la gracieuseté de nous en prévenir aussitôt ; puis ils rencontrent une jeune fille, et sont émus (quelle surprise !) ; alors, ils descendent en eux et nous détaillent avec minutie toutes les particularités de leurs sensations.

Mais le soir vient, le soleil se couche, la lune se lève ! Oh ! Alors ils délirent…

Ces bons jeunes gens ont l’étrange naïveté de nous raconter en vers toutes les opérations de la nature.

C’est tous les ans une pluie de strophes, de couplets, de stances, de petites ritournelles prétentieuses et vides, où les mêmes mots, rimant ensemble de la façon la plus banale, nous répètent, sous formé de litanies du jour et de la nuit, ce que chacun de nous peut voir, sans rimes et sans frais, de sa fenêtre.

Quelle démangeaison les force, tous ces honnêtes et braves garçons, à écrire ces balivernes et surtout à les publier ? Que nous apprennent-ils de neuf, d’original, de singulier ? Rien ! Mais ils ne se peuvent tenir de nous faire savoir que la lune les a regardés, que les rivières ont du charme quand il fait chaud, qu’il est doux de se baigner dedans, que les fleurs sentent bon, et qu’on a généralement envie d’embrasser les jolies femmes. Ils sont, sur ce dernier thème, d’une loquacité infinie, comme s’ils étaient les seuls à subir l’influence d’un joli visage et d’une jolie taule. Et ils racontent cela, non pas en des poèmes où ils feraient preuve d’invention, d’imagination, de composition et d’art, mais en de petits vers médiocres qui ne disent rien de plus.

Et si on additionnait les volumes parus depuis vingt ans seulement, on en trouverait peut-être dix mille qui ne contiennent pas autre chose. Et tous les ans il naît de nouveaux poètes ( ?) pour célébrer la rosée, les roses, la jeune fille et la lune, qu’on dénommait Phoebé, naguère. Et c’est toujours la même petite ritournelle, plus ou moins bien tournée, plus ou moins niaise qui commence.

— Un matin qu’il faisait beau…

— Par une blonde matinée…

— Par un clair matin d’avril…

— Par un joli matin de mai…

Ça varie peu, très peu. Les rimes mêmes sont toujours pareilles.


Quant à la lune, à la pauvre lune, à la simple et bonne lune de Pierrot, qui faisait chanter :

Au clair de la lune,

Mon ami Pierrot,

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot…

ils l’ont accommodée â tous les rythmes ; ils l’ont gâtée, salie, ils nous ont dégoûtés d’elle.

Et le vieil astre placide et triste, mangé aux vers comme un vieux fromage, n’inspire plus qu’une pitié haineuse à notre ami Stéphane Mallarmé.

On avait pourtant sur la terre une certaine sympathie pour la lune, sympathie de voisinage et reconnaissance d’amoureux ; car tous, hommes et femmes, ici-bas, nous avons aimé au clair de la lune et ne l’avons point oublié.

Nous avions même pour la lune plus que de la sympathie, mais une certaine tendresse naturelle, une bonne amitié poétique.

Elle est d’abord la camarade de la terre, sa seule camarade un peu proche dans le grand pays des étoiles.

Elles vivent dans leur petit coin avec leur époux le soleil, qui les caresse de ses rayons. Mais la pauvre lune erre autour de lui, mélancolique et stérile, tandis que la terre féconde et vivante se couvre de fleurs, de bois et d’êtres sous les clairs baisers du mâle éclatant.

Triste lune ! Est-elle trop vieille pour s’animer encore à ses caresses de feu ? Ou bien est-elle un astre vierge ?

Un poète, qui l’aime, M. Edmond Haraucourt, pense qu’elle a passé l’âge de l’amour.

Il la plaint.

« Puis ce fut l’âge blond des tiédeurs et des vents.

La lune se peupla de murmures vivants ;

Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,

Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux

Elle eut l’amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux.

Et lentement rentra dans l’ombre. »

Mais la terre, à son tour, s’épuise, et le soleil vieillit. Des taches se montrent dans sa chevelure de rayons, comme la peau d’un front qui se découvre ; et bientôt il s’éteindra, et plus froid qu’un cadavre demeurera immobile dans le sombre espace, auprès de ses deux épouses noires et glacées comme lui.

Mais, si certains soi-disant poètes sont en train de nous gâter la lune, d’autres, les vrais poètes, lui ont fait une fameuse réclame.

Nous inspirerait-elle, sans eux, l’émotion attendrie qu’elle nous donne encore, qu’elle nous donne toujours, bien que ses effets ne varient guère ?

Quand elle se lève derrière les arbres, quand elle verse sa lumière frissonnante sur un fleuve qui coule, quand elle tombe à travers les branches sur le sable des allées, quand elle monte solitaire dans le ciel noir et vide, quand elle s’abaisse vers la mer, allongeant sur la surface onduleuse et liquide une immense traînée de clarté, ne sommes-nous pas assaillis par tous les vers charmants qu’elle inspira aux grands rêveurs ?

Si nous allons, l’âme gaie, par la nuit, et si nous la voyons, toute ronde, ronde comme un œil jaune qui nous regarderait, perchée juste au-dessus d’un toit, (immortelle ballade de Musset se met à chanter dans notre mémoire.

Et n’est-ce pas lui, le poète railleur, qui nous la montre aussitôt avec ses yeux ?

« C’était, dans la nuit brune,

Sur le clocher jauni

La lune

Comme un point sur un i.

Lune, quel esprit sombre

Promène au bout d’un fil

Dans l’ombre

Ta face ou ton profil ?

Es-tu l’œil du ciel borgne ?

Quel chérubin cafard

Nous lorgne

Sous ton disque blafard ? »

Si nous nous promenons, un soir de tristesse, sur une plage, au bord de l’Océan qu’elle illumine, ne nous mettons-nous pas, presque malgré nous, à réciter ces deux vers si grands et si mélancoliques :

« Seule au-dessus des mers, la lune voyageant,

Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d’argent. »

Si nous nous réveillons, dans notre lit, qu’éclaire un long rayon entrant par la fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt voir descendre vers nous la figure blanche qu’évoque Catulle Mendès.

« Elle venait, avec un lis dans chaque main,

La pente d’un rayon lui servant de chemin. »

Si, marchant le soir, par la campagne, nous entendons tout à coup quelque chien de ferme pousser vers l’astre placide sa plainte longue et sinistre, ne sommes-nous pas frappés brusquement par le souvenir de l’admirable pièce de Leconte de Lisle, Les Hurleurs ?

Puis aussitôt nous nous mettons à murmurer d’autres vers de l’impeccable et superbe poète, ceux lus dernièrement dans ses Poèmes tragiques :

« Par la chaîne d’or des étoiles vives

La lampe du ciel pend du sombre azur

Sur l’immense mer, les monts et les rives. »

Ou bien, un lamentable paysage surgit devant nous, avec un vieux loup blanchâtre levant vers la lune sa tête pointue :

« Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de l’aune.

Un grand silence. Un ciel étincelant d’hiver.

Le roi du Harz, assis sur ses jarrets de fer,

Regarde resplendir la lune large et jaune.

Les gorges, les vallons, les forêts et les rocs

Dorment inertement sous leur blême suaire,

Et la face terrestre est comme un ossuaire

Immense, cave ou plane, ou bossué par blocs.

Tandis qu’éblouissant les horizons funèbres

La lune, œil d’or glacé, luit dans le morne azur,

L’angoisse du vieux loup étreint son cœur obscur,

Un âpre frisson court le long de ses vertèbres. »

C’est par un soir de rendez-vous. On va tout doucement dans le chemin, serrant la taille de la bien-aimée, lui prenant la main et lui baisant la tempe. Elle est un peu lasse, un peu émue et marche d’un pas fatigué.

Un banc apparaît, sous les feuilles que mouille comme une onde calme la douce lumière.

Est-ce qu’ils n’éclatent pas dans notre esprit, dans notre cœur, ainsi qu’une chanson d’amour exquise, les deux vers charmants :

« Et réveiller, pour s’asseoir à sa place,

Le clair de lune endormi sur le banc ! »

Peut-on voir le croissant dessiner, dans un grand ciel ensemencé d’astres, son fin profil, sans songer à la fin de ce chef-d’œuvre de Victor Hugo qui s’appelle Booz endormi :

« … Et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à demi sous ses voiles,

Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été,

Avait en s’en allant, négligemment jeté

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles ! »

Et, puisque nous parlons de Victor Hugo, qui donc n’a jamais mieux chanté la belle nuit galante et divine :

« La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s’éteignirent ;

Dans les bois assombris, les sources se plaignirent,

Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,

Chanta comme un poète et comme un amoureux.

Chacun se dispersa sous les profonds feuillages.

Les folles en riant entraînèrent les sages ;

L’amante s’en alla dans l’ombre avec l’amant ;

Et troublés comme on l’est en songe, vaguement,

Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,

A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,

A leurs cœurs, à leurs sens, à leur molle raison,

Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon. »

Mais nous oublions les anciens poètes, et cette si admirable invocation de l’Ane, dans Apulée, qui termine le livre des Métamorphoses.

Et vraiment, si la terre, si les hommes doivent de la reconnaissance à notre douce voisine la Lune, elle n’a pas à se plaindre de la place que nos poètes lui ont faite dans nos cœurs.

Petits voyages
(Gil Blas, 26 août 1884)

Ceux qui aiment la terre, de cet amour profond, tendre et sensuel qu’on a pour les êtres, s’en vont parfois, seuls, pendant un mois ou deux, en quelque pays bien inconnu, bien sauvage, bien neuf, et ils le parcourent à pied, savourant heure par heure quelque chose de semblable au bonheur qu’on doit éprouver en possédant une vierge.

Elles sont rares aujourd’hui, les contrées inexplorées et désertes, surtout quand on ne veut point sortir de France. La Normandie est traversée par autant de promeneurs que le boulevard des Italiens. La vieille Bretagne cache un touriste, un odieux touriste, derrière chaque menhir. L’Auvergne abreuve à ses sources guérissantes des légions de malades qui rapportent des ballots de photographies prises sur les dômes, les pics et les plombs.

Où aller ? Il est pourtant en France tout un petit pays, bien solitaire et bien beau, qu’on nomme les montagnes des Maures. Un chemin de fer le traversera demain. Passons avant lui dans ces vallons ignores, incultes, inhabités, où s’élèveront sans doute bientôt autant de villas que sur les rivages de Cannes et de Menton.

Où sont-elles, ces montagnes ? Dans la contrée la plus connue et la plus parcourue de France : entre Hyères et Saint-Raphaël. Les géographes nous apprennent qu’elles possèdent à elles seules un système géologique complet. Elles ont toutes les divisions, toutes les parties, tous les organes de leurs grandes sueurs les Alpes et les Pyrénées.

Leur flore est des plus riches de France. Au midi, la Méditerranée baigne leurs côtes où se suivent d’admirables plages. Au nord, un beau fleuve, l’Argens, les sépare du reste du monde.

Il y a six mois, quand les baigneurs de Saint-Raphaël se promenaient sur la longue dune qui contourne le golfe de Fréjus, ils arrivaient, au bout d’une heure de marche, au bord d’un large cours d’eau dont l’embouchure ensablée permettait parfois de passer à pied sec.

Quand on suivait ce fleuve en remontant vers sa source, on s’avançait au milieu d’une sorte d’immense marécage boisé et cultivé par places. On allait à travers des bouquets d’arbres, à travers des taillis épais d’où s’envolaient à tout instant des canards sauvages, des bécassines, des buses aux larges ailes et des nuées de pigeons ramiers.

Puis, après avoir reconnu qu’il était impossible de traverser ce large cours d’eau dont les berges disparaissent sous des bois de roseaux, on revenait par le même chemin en se demandant quel pays inconnu s’étendait derrière. Et on regardait dans la brume rose du couchant la grande ligne des montagnes bleuâtres couvertes de sapins, déroulant à perte de vue leurs cimes pointues et bosselées vers l’ouest.

Aujourd’hui, un pont de bois traverse l’Argens. Voici l’histoire de ce pont.

Sous l’Empire, une route fut commencée, qui devait relier Saint-Tropez, situé à l’extrémité de la presqu’île des Maures, à Saint-Raphaël.

On fit cette route jusqu’à l’Argens. L’Empire tomba, la République fut proclamée, et les travaux furent arrêtés. Il ne restait plus qu’à jeter un pont sur le fleuve. On ne le construisit pas.

On avait donc un beau ruban de chemin de trente-cinq à quarante kilomètres absolument inutile et parfaitement entretenu. Aucune voiture ne passait sur cette route sans issue ; mais les cantonniers l’empierraient, la nivelaient et la nettoyaient pour employer les fonds destinés à l’entretien d’une voie existante.

Cela dura douze ans. Puis, comme cet état de choses menaçait de continuer jusqu’à une restauration impériale, une quinzaine de propriétaires du golfe de Grimaud se réunirent, donnèrent mille francs chacun et firent un pont de bois à l’américaine.

On peut donc aujourd’hui pénétrer par terre dans le massif des Maures.

Dès qu’on a traversé le fleuve, on atteint sur les pentes boisées des montagnes l’emplacement d’une ville future.

La côte de la Méditerranée est couverte de ces cités en projet. Celle-ci ogre un caractère particulier. Au milieu d’un joli bois de sapins qui descend jusqu’à la mer, s’ouvrent dans tous les sens de magnifiques avenues. Pas une maison, rien que le tracé des rues traversant des arbres. Voici les places, les carrefours, les boulevards. Leurs noms sont même inscrits sur des plaques de métal : boulevard Ruysdael, boulevard Rubens, boulevard Van Dyck, boulevard Claude Lorrain. On se demande pourquoi tous ces peintres ? Ah ! Pourquoi ? C’est que la Société s’est dite, comme Dieu lui-même avant d’allumer le soleil : « Ceci sera une station d’artistes ! » Boum ! La Société ! ! On ne sait pas dans le reste du monde tout ce que ce mot signifie d’espérances, de dangers, d’argent gagné et perdu, sur les bords de la Méditerranée ! La Société ! terme mystérieux, fatal, profond, trompeur !

En ce lieu pourtant, la Société semble réaliser ses espérances, car elle a déjà des acheteurs, et des meilleurs, parmi les peintres. On lit de place en place : « Lot acheté par M. Carolus Duran ; lot de M. Clairin ; lot de Mlle Croizette ; etc., etc. » Cependant… qui sait ?… Les Sociétés de la Méditerranée ne sont pas en veine.

Rien de plus drôle que cette spéculation furieuse qui aboutit à des faillites formidables. Quiconque a gagné dix mille francs sur un champ achète pour dix millions de terrains à vingt sous le mètre pour les revendre à vingt francs. On trace les boulevards, on amène l’eau, on prépare l’usine à gaz, et on attend l’amateur. L’amateur ne vient pas, mais la débâcle arrive.

Dans ce pays d’ailleurs, n’allez pas dire qu’il fait froid, qu’il a plu, que le mistral a soufflé. Car les habitants se réuniraient en armée pour vous lapider. Jamais de gelée, jamais d’eau, jamais de vent. Jamais de vent surtout ! C’est qu’ils ont l’air de croire vraiment que le mistral ne souffle jamais, alors qu’il dépierre les grand-routes.

On racontait cet hiver une anecdote assez amusante. L’excellent paysagiste Guillemet, qui fait, pendant l’été, ces remarquables vues de Normandie qu’on connaît, était venu à Saint-Raphaël. Ce peintre (ses amis le savent) a autant d’esprit que de talent. Or, comme il dînait, un soir, avec les grosses têtes d’une Société, ces messieurs célébrèrent si énergiquement et avec tant d’abondance les avantages du pays qu’on ne parla pas d’autre chose. Un d’eux enfin, un des plus importants, dit à l’artiste : « Eh bien, monsieur, avez-vous fait de jolies vues de nos côtes, cet hiver ? » Guillemet répondit qu’il avait travaillé le plus possible.

— « En destinez-vous une au Salon ?

— « Mais oui.

— « Peut-on vous demander le sujet ?

— « Certainement. C’est Saint-Raphaël sous la neige. »


Continuons notre voyage.

La route suit la mer, serpente le long de la côte dans un admirable paysage. A droite, c’est la montagne, quarante kilomètres de cimes, de vallons où coulent de petits torrents, une immense forêt de sapins, onduleuse et soulevée comme une tempête, sans un village, sans une maison, presque sans route, un désert boisé.

Mais voici que nous arrivons sur les bords d’un admirable golfe qui s’enfonce dans une échancrure des monts, le golfe de Grimaud. En face de nous, de l’autre côté, nous apercevons une petite ville, Saint-Tropez, la patrie du bailli de Sufren.

Et nous traversons un village, Sainte-Maxime. A quelle extrémité du monde sommes-nous donc ? On lit sur les murs de ce hameau, qui compte seulement quelques maisons et que traversent deux voitures par jour : « Par ordre de M. le Maire, il est défendu de trotter dans les rues. »

Mais on trotte, dans les rues de Paris, monsieur le Maire ! Et Paris est plus grand que Sainte-Maxime ; et il y a quelques voitures de plus. On trotte même à Marseille, monsieur le Maire, et Marseille est aussi plus grand que Sainte-Maxime. Voyons, laissez-nous trotter, que diable, nous n’écraserons pas vos soixante habitants d’un coup. Mais pourquoi, oui, pourquoi ne peut-on pas trotter dans les rues de Sainte-Maxime ? Confiez-nous-en la raison, je vous prie, car je ne la devine pas.

Quand je vous disais que nous étions ici au bout du monde ! Mais quelle magnifique route, le long du golfe, avec une grande montagne boisée en face, et, au fond du large bassin, un village en pyramide sur une côte, dominée par la tour en ruine d’un château.

Voici encore des avenues dans une superbe forêt de sapins. La Société a préparé une station ici. Elle a eu raison, ma foi. J’apprends que le charmant peintre Jeanniot y possède un terrain.

On aperçoit une maison, enfui, une belle maison ancienne qui domine un admirable paysan. Elle appartient à M. de Raymond.

On approche du village grimpé autour du monticule. C’est une ancienne ville des Maures. Voici leurs demeures précédées d’arcades, avec leurs étroites fenêtres, les portes couvertes de belles ferrures ouvragées, les cours mystérieuses qu’on trouve en toute maison mauresque ; et les hauts palmiers poussés sur les terrasses, les aloès aux fleurs monstrueuses, les cactus géants, toutes les plantes d’Afrique.

Et le grand soleil d’été tombe en nappes de feu sur la vieille petite cité étrange et tranquille au fond de son golfe. On la nomme Grimaud.

C’est ici le berceau de l’ancienne famille des Grimaldi.

Nous suivons la route d’Hyères, nous traversons un autre village, Cogolin ; puis nous tournons à droite dans un ravin profond et nous entrons dans l’inconnu, dans l’inhabité.

Plus de route, une ornière qui côtoie un torrent et le coupe à tout instant. Il faut sauter de pierre en pierre au risque de tomber en des trous pleins d’eau. Plus rien que des sapins et des vallons déserts ; toujours des vallons, toujours des sapins ; un vaste pays nu, sauvage, d’un caractère sévère et calme, moins tourmenté que les régions des grandes montagnes, mais plus poétiquement beau, plus largement triste.

On aperçoit, là-bas, une petite maison abandonnée. Et voici ce qu’on me raconte :

Il y a soixante ans environ, deux jeunes gens, une belle fille et un beau garçon, vinrent s’installer là, tout seuls. On parla, tout bas, d’une histoire d’amour, d’un enlèvement. Ils vécurent ensemble jusqu’au dernier hiver, heureux, invraisemblablement heureux, au milieu de leurs enfants. L’homme avait quatre-vingt-deux ans quand sa vieille compagne apprit qu’il entretenait une fille des environs !

En une seconde, tout son bonheur, son long bonheur si doux, s’écroula, et la misérable femme se jeta par la fenêtre. Elle mourut le lendemain.

Il est si admirablement placé dans cet austère paysage ce drame simple et biblique, qu’il semble inventé par un poète. Nous allons toujours et nous parvenons dans une sorte d’impasse, dans un grand cirque vert entouré de cimes. Il faut monter par un sentier, de chèvres ; nous montons, découvrant à tout instant par-dessus les sommets moins élevés toute cette contrée de ravins sauvages.

Puis nous passons entre deux pics, nous allons sur le flanc du mont, et bientôt apparaît une immense châtaigneraie qui descend comme un manteau de haut en bas de la montagne, une ruine énorme, presque noire, surprenante. Une longue suite d’arceaux, appuyés au roc, supportent sur leurs voûtes l’antique et croulante abbaye de La Verne.

Certaines parties datent du IXe siècle. Aujourd’hui des vaches habitent dans le cloître où circulaient les moines ; une famille de pâtres occupe un vaste bâtiment plus récent qui semble refait au XVIIe siècle.

Et cette ruine, la plus imposante que je connaisse, celle qui se trouve le mieux dans le milieu qui lui convient, celle dont la physionomie désolée s’accorde le plus avec le sombre et imposant paysage, a l’air de l’âme même de ces montagnes, de la seule habitante digne d’elles, faite pour elles.

Et nous montons encore sur la dernière cime qu’il faut une heure pour gravir. Et rien au monde n’est plus beau que ce qu’on voit de là.

En face, dans la brume d’or du soleil couchant, la mer, la Méditerranée plate, luisante, avec les îles d’Hyères, qui crèvent, comme des taches noires, son dos immobile et bleu. Autour de nous, un grand désert boisé de vallons et de ravins, les montagnes des Maures. Et là-bas, vers le nord, les Alpes, dont on voit luire, par places, les sommets blancs, les têtes géantes, coiffées de neige.

Les attardés
(Gil Blas, 16 septembre 1884)

On quitte les plages, les plages tristes où gémit la mer. Les campagnes où fleurissaient les ombrelles rouges n’auront bientôt plus que des arbres dépouillés dressant à travers le ciel la dentelle grise de leurs branches nues.

Ceux qui demeurent encore au bord des flots, par économie, sentent de jour en jour une tristesse lente, infinie, mortelle, les envahir. Ils ne reconnaissent plus la mer, la mer gaie et claire de juillet, la mer chaude et molle du mois d’août. Ils la regardent avec surprise, avec effroi, la mer grise aux courtes lames, la mer de septembre qui se réveille pour les tempêtes de l’hiver. Ils ont peur d’elle maintenant et ne vont plus, comme au mois dernier, s’asseoir tout près, les pieds dans l’écume.

Les soirs surtout leur semblent sinistres. Un frisson de froid court dans la brise, un rude frisson du nord ; et le casino est presque vide. Quelques ombres marchent encore sur la terrasse, d’un pas rapide, pour activer la circulation du sang. Quelques couples dansent encore dans la salle de bal presque déserte. Mais tout semble triste, abandonné ; et les attardés, éperdus, frémissants, sentent peser sur eux quelque chose d’étrange et de terrible, la solitude, la solitude illimitée, inanimée de l’espace.

Ils ne connaissent pas cela, eux, les gens des villes, les gens des maisons pleines comme des ruches, les gens des rues populeuses, des cafés brillants et de l’éternel coudoiement. Toujours ils ont eu des êtres autour d’eux, au-dessus d’eux, au-dessous d’eux, sur leur tête et sous leurs pieds, et derrière la cloison voisine, derrière le mur, et dans la maison d’en face. Ils ont senti, partout, depuis qu’ils sont nés, grouiller la race humaine à leurs côtés ; ils ont senti toujours, les entourant, un flot d’hommes remuant dans une cité vaste comme un océan, et sur les bords de cette cité, à travers une campagne semée de maisons, encore des hommes, et derrière cette banlieue où les villes poussent mieux que l’herbe, encore des villes, Saint-Germain, Versailles, Pontoise, Rambouillet, Melun.

Pour fuir les grandes chaleurs, ils sont venus au bord de la mer, où ils ont retrouvé Paris. Les champs étaient pleins d’ânes montés par des jeunes filles, les auberges pleines de bandes en gaieté, les plages couvertes de robes claires, de chapeaux coquets et de jolis visages.

Mais voilà que, tout d’un coup, il n’y a plus rien que la mer et le ciel. Ces gens ont peur, peur sans savoir de quoi. Ils pensent brusquement à la mort.

Effarés d’être seuls, ils s’en vont par les plaines, pour y rencontrer les promeneurs habituels, mais ils n’aperçoivent plus que les vaches pesantes, couchées dans les trèfles ; ils n’entendent plus, par l’horizon, qu’un long meuglement solitaire qui rend moins morne le silence de l’air.

Ils reviennent vite : « Nous irons ce soir au casino », disent-ils. Et ils n’y trouvent personne encore ; et, pour la première fois peut-être, ils regardent les étoiles, les seules voisines qu’ils aperçoivent.

Alors ils se sauvent, ils fuient affolés, car ils ont senti la solitude. Ils rentrent dans la ville bruyante en déclarant : « La mer est sinistre en septembre. »

Dans un mois ce sera autre chose encore. Le village n’aura plus que ses pêcheurs qui iront par groupes, marchant lourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, portant d’une main un litre d’eau-de-vie et, de l’autre, la lanterne du bateau.

La mer, glauque et froide, restera seule sur la grève déserte, illimitée et sinistre, montrant et retirant sa marée, sans personne pour la regarder.

Le soir venu, les matelots arriveront ; et longtemps on les verra tourner autour des grosses barques échouées, pareilles à de lourds poissons morts. Ils mettront dedans leurs filets, un pain, un pot de beurre, un verre ; puis ils pousseront à l’eau la masse redressée qui bientôt, se balançant, ouvrira ses ailes brunes pour disparaître dans la nuit avec un petit feu au bout du mât.

Les femmes restées jusqu’au départ du dernier pêcheur rentreront alors dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd silence des rues mornes.

Mais sur la terrasse du Casino aux volets clos, un homme apparaît, cherchant de l’œil un autre être. Seul et dernier habitant de l’Hôtel des Bains, il se met à marcher vite, les mains dans ses poches, le dos arrondi, pour attendre l’heure du dîner.

Tout à coup, des voix résonnent, là-bas, derrière les cabines empilées pour l’hiver sous la galerie du café. Et des formes humaines se montrent. Elles viennent en tas pour avoir moins froid : le père, la mère, trois filles, le tout roulé dans des pardessus, des châles, des imperméables antiques ne laissant passer que le nez et les yeux. Le père est embobiné dans une couverture de voyage qui lui monte jusqu’aux cheveux.

Alors le promeneur solitaire se précipite ; de fortes poignées de main sont échangées, et on se met à marcher de long en large sur la terrasse.

Quels sont ces gens restés ainsi quand tout le monde est parti ?

Le premier est un grand homme, un grand homme de bains de mer. La race en est nombreuse.

Quel est celui de nous qui, arrivant en été dans ce qu’on appelle une station balnéaire, n’a pas rencontré un ami quelconque, venu déjà depuis un mois, possédant tous les visages, tous les noms, toutes les histoires, tous les cancans. On fait ensemble un tour de plage. Soudain on rencontre un monsieur sur le passage de qui les autres baigneurs se retournent pour le contempler de dos. Il a l’air très important : ses cheveux longs, coiffés artistement d’un béret de matelot, encrassent un peu le col de sa vareuse. Il se dandine en marchant vite, les yeux vagues, comme s’il se livrait à un travail mental important, et on dirait qu’il se sent chez lui, qu’il se sent sympathique. Il pose enfin.

Votre compagnon vous serre le bras :

— « C’est Ravalet. »

Vous demandez naïvement :

— « Qui ça, Ravalet ? »

Brusquement votre ami s’arrête, et vous dévisageant avec des yeux intrigués :

— « Ah çà, mon cher, d’où sortez-vous ? Vous ne connaissez pas Ravalet, le clarinettiste. Ça, c’est fort, par exemple. Mais c’est un artiste de premier ordre, un maître. Il n’est pas permis de l’ignorer. »

On se tait, légèrement humilié.

Et vous rencontrez encore Bondini, le chanteur, deux peintres, un homme de lettres, le romancier Paul Fardin, plus un chef de bureau dont on dit : « C’est monsieur Boutet, directeur au Ministère des travaux publics. Il a un des services les plus importants de l’administration : il est chargé des serrures. On n’achète pas une serrure pour les bâtiments de l’État sans que l’affaire lui passe par les mains. »

Voici les grands hommes de la station ; et leur renommée est due uniquement à la régularité de leurs retours. Depuis seize ans ils apparaissent exactement à la même date ; et comme tous les étés, quelques baigneurs de l’année précédente reviennent ; on relègue, de saison en saison, ces réputations locales, qui, par l’effet du temps, sont devenues de véritables célébrités, écrasant, sur la plage qu’ils ont choisie, toutes les réputations de passage.

Une seule espèce d’homme les fait trembler : les académiciens. Et plus l’Immortel est inconnu, plus son apparition est redoutable. Il éclate dans la ville d’eaux, comme un obus.

On est toujours préparé à la venue d’un homme célèbre ; mais l’annonce d’un académicien que tout le monde ignore produit l’effet subit d’une découverte géologique surprenante. On se demande : « Qu’a-t-il fait ? Qui est-il ? » Tous en parlent comme d’un rébus à deviner ; et l’intérêt qu’il excite s’accroît de son obscurité.

Celui-là, c’est l’ennemi ! Et la lutte s’engage immédiatement entre le grand homme officiel et le grand homme du pays.

Quand les baigneurs sont partis, le grand homme reste. Il reste tant qu’une famille, une seule, sera là. Il est encore grand homme quelques jours pour cette famille. Cela suffit.

Et toujours une famille reste également, une pauvre famille de la ville voisine avec trois filles à marier. Elle vient tous les étés, et les demoiselles Beausire sont aussi connues dans ce lieu que le grand homme. Depuis dix ans elles font leur saison de pêche au mari (sans rien prendre d’ailleurs) comme les marins font leur saison de pêche au hareng.

Mais elles vieillissent. Les gens du pays savent leur âge et déplorent leur célibat : « Elles sont bien avenantes cependant. »

Et voilà qu’après la fuite du monde élégant, chaque automne, la famille et l’homme célèbre se retrouvent face à face. Ils restent là un mois, deux mois, ne pouvant se décider à quitter la plage où gisent leurs rêves. Dans la famille on parle de lui comme on parlerait de Victor Hugo. Il dîne souvent à la table commune, l’hôtel étant triste et vide.

Il n’est pas beau, lui ; il n’est pas jeune ; il n’est pas riche, mais il est, dans le pays, M. Ravalet, le clarinettiste, « qui a joué, vous vous le rappelez bien, une année à la messe de la fête patronale. » Quand on lui demande comment il ne rentre pas à Paris où tant de succès l’attendent, il répond invariablement : « Oh ! Moi, j’aime éperdument la nature solitaire. Ce pays ne me plaît que lorsqu’il devient désert ! »

Mais bientôt un bruit court parmi les indigènes :

« Vous savez, M. Ravalet va épouser la dernière des demoiselles Beausire. »

Il a choisi la dernière, le pauvre, il a choisi la moins avariée, la moins avancée, et il a fait sa demande, accueillie avec transport.

Et il s’en fait quelques-uns chaque année, de ces mariages d’arrière-saison, de ces tristes mariages entre ces épaves de la vie.

La nuit est tombée, la lune se lève, toute rouge d’abord, puis pâlissant à mesure qu’elle monte dans le ciel ; et elle jette sur l’écume des vagues des lueurs blêmes, éteintes aussitôt qu’allumées.

Le bruit monotone du flot engourdit la pensée ; et une tristesse démesurée vous pénètre l’âme et le corps, venue de la solitude infinie de la terre et du ciel.

Soudain, des mots bizarres passent dans le vent, criés plutôt que parlés, et deux grandes filles démesurément hautes apparaissent, marchant d’un pas qui sautille, du pas long et rapide des Anglaises. Puis elles s’arrêtent, immobiles, et regardent l’océan. Leurs cheveux répandus dans le dos se soulèvent à la brise, et serrées en des caoutchoucs gris, elles ressemblent à des poteaux télégraphiques qui porteraient des crinières.

De toutes les épaves, celles-là sont les plus ballottées. A tous les coins du monde il en échoue ; il en traîne dans toutes les villes où la mode a passé.

Elles rient, de leur rire grave, parlent fort de leurs voix d’homme sérieux, et on se demande quel singulier plaisir ces grandes filles, qu’on rencontre partout, sur les plages désertes, dans les bois profonds, dans les villes bruyantes et dans les vastes musées pleins de chefs-d’œuvre, peuvent ressentir à contempler sans cesse des tableaux, des monuments, de longues allées mélancoliques et des flots moutonnant sous la lune, sans jamais rien comprendre à tout cela.

Vérités fantaisistes
(Gil Blas, 7 octobre 1884)

Je ne connais ni M. Lefèvre, ni M. Arène, mais j’ai fait deux visites au pays dont M. Lefèvre a si fort malmené les femmes, défendues si énergiquement par M. Arène.

La querelle des deux journalistes importe peu, d’ailleurs.

Mais en apprenant que les dames corses avaient des mœurs aussi légères, j’ai regretté amèrement de n’avoir pas mieux employé mon temps là-bas. Je m’étais laissé dire, au contraire, par tous les officiers qui ont séjourné dans cette île, qu’il n’y fallait guère compter sur des amourettes ; — et je me l’étais tenu pour dit.

Jamais, d’ailleurs, je n’ai aussi peu entendu parler d’aventures galantes, de séductions et de malheurs conjugaux que pendant les quatre mois passés en Corse. J’en avais conclu que la vendetta et le banditisme, toujours florissants dans le maquis, occupaient trop les esprits pour leur laisser le loisir d’exploits moins sanguinaires. Et si on m’avait demandé un certificat de vertu pour les femmes corses, bien que je n’eusse aucune qualité pour délivrer de pareils diplômes, j’aurais pu le signer des deux mains, avec la conviction profonde qu’elles le méritaient mieux que les femmes de Paris, en général.

Si on m’avait demandé encore un travail comparé entre les mœurs de Corse et les mœurs de Jersey que gouverne la chaste et hypocrite Angleterre, j’aurais conclu, avec beaucoup de considérants à l’appui, en faveur de l’île française.

Je me hâte de prévenir les Anglais qui pourraient venir me demander raison de cette opinion que je les mordrai avec toute l’énergie dont je suis capable.

Quant aux Corses, qui ne sont pas riches, ils sont du moins les hommes les plus hospitaliers et les plus généreux du monde.

Et s’il fallait comparer le paysan normand qui travaille sans repos, du lever au coucher du soleil, économe, rusé pour ses intérêts, avare à laisser mourir de faim son frère, sournois et soupçonneux, au paysan corse qui ne fait rien du matin au soir que de fumer à l’ombre des châtaigniers, qui vit de presque rien mais qui ouvre sans hésiter et sans compter sa porte aux passants inconnus, partage avec eux sa soupe, et leur donne même ce qu’il y a de mieux chez lui, je préférerais peut-être le Corse au Normand.

Cette polémique et cette bataille occupent depuis huit jours tous les journaux français.

Dans les journaux belges j’ai trouvé aussi une petite aventure qui ne manque point d’intérêt.

Comme on fait toujours, non pas à Bruxelles, mais à Paris, des procès littéraires, et comme nos magistrats confondent et confondront éternellement l’œuvre d’art, bonne ou mauvaise, osée ou retenue, mais sincère, avec le roman obscène ou le volume de chantage, le parquet français vient de poursuivre Autour d’un Clocher, paru chez Kistemaeckers à Bruxelles.

C’est un tableau de mœurs, brutal il est vrai, mais écrit avec conviction par un auteur très jeune, trop jeune, mais qui promet.

Or, ce livre mis en vente chez nous en même temps qu’en Belgique a été poursuivi en France, et non en Belgique bien entendu.

A cette nouvelle, l’éditeur, surpris, accourt à Paris et vient se mettre spontanément à la disposition de M. le juge d’instruction.

Ce magistrat fit d’abord attendre plusieurs heures M. Kistemaeckers, puis le fit revenir le lendemain, puis, après une nouvelle attente, lui fit dire qu’il ne le recevrait pas.

Il paraît que la justice et le savoir-vivre ne sauraient faire bon ménage.

Donc, l’éditeur retourna chez lui.

Mais quelle fut sa stupéfaction, en recevant, un mois plus tard, du même juge d’instruction, l’ordre d’avoir à comparaître devant lui, tel jour, à telle heure.

M. Kistemaeckers sauta sur sa bonne plume et répondit au magistrat français une lettre fort spirituelle, affirmant que sa santé ne lui permettait guère de quitter la campagne en ce moment, et priant M. le juge d’instruction de ne point s’étonner de son refus d’aller à Paris, car il avait, pour ne pas se déplacer au jour dit, juste les mêmes raisons qui avaient empêché M. le magistrat de le recevoir, quand il s’était présenté chez lui.

La réponse était amusante et méritée. M. Kistemaeckers, qui a de la chance de ne point relever de nos tribunaux, doit s’amuser en ce moment.

Quant aux procès littéraires, il paraît que certains hommes regrettent les temps où ils étaient aussi nombreux que les jours de l’année.

Un ancien prêtre, qui s’appelait Hyacinthe, et qui s’appelle aujourd’hui, plus modestement, Loyson, a écrit au poète Jean Richepin une inqualifiable lettre, rendue publique, en laquelle il dénonce formellement Les Blasphèmes à l’indignation du monde et à l’attention des tribunaux.

Je sais que le signataire s’est défendu depuis lors de cette dernière intention, évidente cependant pour qui comprend le français.

Si M. Loyson ne l’a pas eue, c’est qu’il ignore quelque peu le maniement et la valeur de notre langue.

Ce ci-devant moine, qui éprouve le besoin, semble-t-il, de faire sa paix avec l’opinion publique, part en guerre, avec la dernière violence, pour défendre la morale, et crie au scandale en regardant la paille dans l’œil de M. Richepin.

Donc M. Loyson défend la morale, comme homme marié, assurément, car il n’a plus de mandat spécial.

Il défend avec véhémence les liens du sang, comme père de famille sans doute ; et on ne peut lui contester ce droit.

Enfin, il défend la patrie, à propos de bottes, peut-être dans l’intention de devenir le chapelain de la Ligue des patriotes. Et tout cela pourquoi ? Tout cela au sujet de l’opinion poétique d’un écrivain ou plutôt au sujet de la fantaisie paradoxale ou sincère d’un rimeur excité par le rythme.

En tout cas il s’agit d’idées mises en vers, c’est-à-dire d’une œuvre d’art et non d’une œuvre scientifique, d’une, œuvre d’art qui doit échapper aux discussions de doctrine, aux discussions purement philosophiques pour appartenir aux discussions esthétiques.

Cette distinction est élémentaire pour tout homme éclairé et de bonne foi. MM. Darwin, Littré, Herbert Spencer et autres, n’ont pas écrit en vers leurs théories, leurs systèmes, leurs hypothèses.

Je ne me ferai pas une opinion sur les croyances de Musset, en lisant le dialogue de Dupont et Durand. Si M. Loyson, qui a perdu beaucoup de sujets de s’indigner, lisait un peu ce qu’écrivent aujourd’hui les philosophes positifs et scientifiques, à l’étranger et même en France, et je parle des philosophes les plus illustres et des savants les plus reconnus, il y verrait, précisée en des phrases d’une concision sèche, l’idée qui l’a choqué si fort avec k développement poétique que lui donne M. Richepin.

Mais cet ancien moine semble plus préoccupé de réclame que de sincérité scientifique ; et sa lettre, d’une grossièreté déclamatoire et voulue, montre bien le fond de cet esprit emphatique, brutal et vague.

Cependant, s’il tenait à dire son opinion sur Les Blasphèmes, ce discoureur confus a bien fait de ne donner que son avis de moraliste, car au point de vue littéraire son incompétence est suffisamment prouvée par ses stériles conférences.

Ce genre de lettres, d’ailleurs, et ce genre d’indignation ressemblent beaucoup à du cabotinage, à du cabotinage religieux.

Et nous venons d’assister, mes frères, à une autre séance de cabotinage politique qui a profondément remué l’opinion publique en Europe, mais dont nous n’avons pas suffisamment savouré le prodigieux comique.

Trois grands empereurs, de qui dépend le sort du monde, ont jugé bon de causer une heure ou deux des affaires de notre continent.

Quand trois gros commerçants ont à parler d’une entreprise importante, ils lui consacrent, en général, plus de temps.

Donc, nos trois empereurs ont résolu de se faire une visite de cousinage, mais comme les déplacements sont plus difficiles pour eux que pour un simple bourgeois, en raison des assassins spéciaux qu’on nomme des régicides, ils se sont rencontrés, avec mille précautions, dans un grand château bien gardé par deux excellents régiments d’élite.

Et là qu’ont-ils fait ? Ce qu’ils ont fait ? Ils ont invité les trois hommes d’État qui les accompagnaient à s’entretenir entre eux des motifs de ce voyage, pendant qu’ils tireraient un lapin, à l’imitation de M. Grévy.

Ils ont donc tué un lapin ou même plusieurs lapins pendant que les trois chanceliers, bien enfermés, discutaient tranquillement.

Puis, comme le temps devenait long, l’empereur d’Allemagne dit aux deux autres : « Si nous passions une revue », comme les enfants des Tuileries disent à leurs camarades : « Si nous jouions au cheval. »

Et les deux autres, enchantés, ont répondu : « C’est ça. »

Il faut dire que par politesse l’empereur d’Autriche était habillé en général prussien, l’empereur d’Allemagne en général russe et l’empereur de Russie en général autrichien. Je fais peut-être une confusion dans la mascarade.

Qu’on se figure un colonel s’habillant en curé pour aller faire visite à son évêque, et l’évêque rendant la visite en capitaine de gendarmerie.

Donc ils ont crié : « C’est ça, passons une revue. »

Mais on n’avait que deux régiments, deux régiments superbes, il est vrai ; mais enfin, pour trois empereurs, c’était peu. Il fallait pourtant s’en contenter. Ce qui rendait la chose amusante, par exemple, c’est que l’empereur de Russie était colonel d’un de ces régiments-là et l’empereur d’Allemagne colonel de l’autre.

Quant à l’empereur d’Autriche, il a dû pleurer de chagrin, n’étant colonel de rien du tout, comme l’officier qui ne portait rien à l’enterrement de Marlborough.

On a donc fait passer les deux régiments devant les trois généraux-empereurs. Puis ils ont repassé, puis ils sont revenus. Alors l’empereur d’Allemagne s’est mis à la tête du sien et il l’a ramené encore une fois devant ses deux compères, en leur faisant un grand salut avec son épée.

Après ça il a dit, en retournant s’asseoir :

— « Chacun son tour. »

Et l’empereur de Russie s’est levé pour faire aussi défiler son régiment, à lui, en saluant de la même manière.

Ce petit jeu de revue en chambre terminé, on est allé voir si les trois hommes d’État avaient enfin achevé leur besogne.

Est-ce que ces grotesques enfantillages ne donnent pas quelquefois raison, hélas, à ceux qui font des révolutions sanglantes ?

Car, au lieu de jouer à la revue, ces vieux gamins couronnés ont souvent la fantaisie de jouer à la guerre.

Et voilà comment les trois grands empereurs ont employé leur grande intelligence, par le moyen des trois chanceliers, pour le plus grand bien de l’Europe.

Le fond du cœur
(Gil Blas, 14 octobre 1884)

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur, a dit un poète.

Quant à moi, mesdames et messieurs, je n’ai pas vu le fond d’un cœur, pas plus d’ailleurs que le fond de l’air dont on nous parle à tout instant, mais je m’imagine que si on en pouvait examiner un au microscope, on y trouverait autant de saletés que dans l’eau distribuée aux habitants de Paris par MM. les ingénieurs de la Ville, ces malfaiteurs publics.

Et je ne parle pas d’un cœur de qualité médiocre, d’un cœur de filou, de souteneur de fille publique, de financier ou de député, mais d’un cœur honnête, loyal, digne sous tous les rapports de l’estime publique.

Un autre penseur a dit : « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. »

Je dis, moi : « Il n’y aurait pas d’honnête homme pour un œil sondant le fond des consciences. »

Voilà. Criez, maintenant, prêcheurs de vertu, sépulcres blanchis, comme vous a appelés jadis, je crois, un homme qui passe pour respectable auprès d’un grand nombre d’humains. Pas d’honnête homme ? Pas un au monde ? — Pas un.

Ah ! Certes, on est honnête de temps en temps, par élans, par entraînement, par éducation, par raisonnement, par morale, — mais par vocation ? jamais.

On est honnête devant les autres par pose, par politesse, par religion, par peur, par respect humain. Je vais plus loin, on est honnête devant soi-même par aveuglement, par orgueil, par pudeur, par estime de soi ou par sottise.

Mais personne, personne au monde ne paraîtrait toujours et rigoureusement honnête à l’œil, à l’œil mystérieux qui lirait au fond des cœurs.

Oh ! Quelle chance d’être fermés comme nous le sommes à toute investigation du voisin, d’être toujours mentalement sur la terre, toujours séparés de tous dans le mystère de notre pensée ! Quelle chance d’être par nature toujours discrets sur nous-mêmes et de ne jamais accomplir le Gnôthi seauton, le « Connais-toi toi-même » d’un philosophe d’autrefois.

Je me crois honnête, parbleu ! Vous aussi, monsieur, vous vous croyez honnête, qui n’avez pas volé ! Vous aussi, madame, qui n’avez pas failli !

Et nous ne sommes cependant, les uns et les autres, que d’hypocrites coquins.

D’hypocrites coquins, car nous nous jouons toute la journée, à nous-mêmes, la comédie de l’intégrité.

S’il fallait, non pas avouer mais seulement reconnaître en silence toutes les hontes secrètes de notre pensée, tous les désirs coupables qui nous effleurent, tous les éveils infâmes de nos passions, de nos instincts, de notre sensualité, de notre envie, de notre cupidité, nous demeurerions effarés devant notre gredinerie.

Confessons-le, notre cœur est plein d’appétits rampants, vils et coupables, que nous surprenons à tout instant, que nous réprimons souvent, où nous nous complaisons parfois.

Cherchons en nous. Qui n’a désiré la mort d’un rival ; d’un confrère heureux ; même d’un voisin dont on convoite le champ ? Oui, qui n’a désiré la mort d’un homme, ne fût-ce qu’une seconde, pour un motif futile, inavouable ou honteux. Combien même ont attendu la mort d’un parent dont ils devaient hériter, et, sans la désirer, se sont répété souvent tout bas un chiffre, rien qu’un chiffre : « Cinquante mille livres de rentes. J’aurai ça, un jour. »

Que d’autres choses encore on trouverait au fond d’un cœur honnête — petites lâchetés, petites transactions, petites perfidies, petits mensonges, petites roueries, — toutes les échappatoires, enfin qui nous font mettre le pied, pendant un moment, hors la limite étroite de ce pays de convention qu’on nomme la stricte honnêteté.

Et d’abord, au front de tout homme qui naît, on devrait graver ce mot : « égoïsme », sur la chair, au fer rouge.

Des gens indignés s’écrieront qu’ils suivent scrupuleusement, sans s’en écarter jamais, le chemin de la morale.

La morale, qu’est-ce que cela, monsieur ?

C’est, ne vous déplaise, l’idéalisation des mobiles de nos actions, c’est le besoin qu’éprouvent les braves gens de prendre des vessies pour des lanternes, ou, si vous l’aimez mieux, l’art délicat de nous faire passer vis-à-vis de nous-mêmes pour meilleurs que nous ne sommes, en colorant nos intentions avec des nuances de dévouement, de grandeur d’âme, de générosité, etc. ; c’est la poétisation de la vie au profit de l’humanité. La morale et la religion sont les deux poésies de la Loi, l’une laïque et l’autre ecclésiastique.

Essayons donc de dépoétiser la morale, dont toute l’action, indispensable à l’organisation sociale, vient de son idéalité.

Je dis que le seul mobile de nos faits toujours appréciable, toujours possible à retrouver sous les guirlandes de beaux sentiments, est l’égoïsme.

En effet, est-ce que tout ne se rapporte pas au MOI, soit directement, soit indirectement ? Toute action humaine est une manifestation d’égoïsme déguisée. Le mérite de l’action ne vient que du déguisement. Certains acteurs se prennent parfois pour les personnages qu’ils représentent : ce sont les grands artistes. Certains hommes croient au déguisement que la morale met sur nos actes : ce sont les honnêtes gens.

Prenons donc les morales les plus élevées.

Quelle est la sanction de toute religion ?

Récompense des bonnes actions après la vie, et punition des mauvaises ! Jamais on ne prévoit un acte sans retour assuré, un bienfait sans récompense.

— « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. »

Mais cette terreur du châtiment qui vous empêche de vous livrer à vos instincts nuisibles, et cette soif de joies futures qui vous fait vous priver des plaisirs plus passagers du monde, ne représentent-ils pas les deux pôles de l’égoïsme exploité habilement au profit de la morale et de l’humanité ? Le cloître, où se réfugient ceux qui sont revenus du monde, qu’est-ce donc, sinon l’enrégimentement de l’égoïsme qui se prive de tout en cette vie pour obtenir davantage dans l’autre ? N’est-ce pas là une sorte de compagnie d’assurances sur l’éternité ? On verse petit à petit à la caisse du Ciel toutes les douceurs qu’on aurait goûtées dans l’existence, pour en toucher la somme en bloc, après la mort, avec les intérêts accumulés et multipliés. Égoïsme raffiné d’avare.

Que dirons-nous des services rendus ? Voyons ! Là, au fond du cœur, lorsque vous rendez un service, n’avez-vous pas la conviction intime que vous placez votre générosité à mille pour cent ? Celui que vous obligez ne devra-t-il pas, sous peine d’être considéré par vous comme un traître et un malhonnête homme, demeurer jusqu’à son dernier jour prêt à vous témoigner de toutes les façons une constante et infatigable gratitude ?

Je n’ai pas inventé les deux aphorismes suivants d’une incontestable vérité. On est reconnaissant aux autres des services qu’on leur a rendus. On aime son prochain en raison du bien qu’on lui a fait.

Qu’est cela, sinon de l’égoïsme subtilisé ?

La charité, dira-t-on ?

La charité mondaine est une affaire de mode, de pose, un sport. Mais dans la charité discrète, dans l’apitoiement véritable, n’y a-t-il pas une peur ? Une crainte inconsciente pour soi-même, une sorte d’effarement devant une menace voilée du sort, en constatant le malheur d’un être qui nous ressemble, fait comme nous, et qui vivrait comme nous, s’il était dans les mêmes conditions de fortune, de famille et de santé que nous.

Toutes les fois que nous nous désolons devant les estropiés, les difformes, les victimes d’un accident, d’une fatalité, est-ce que le sentiment de la possibilité d’une pareille misère tombée sur nous ne s’éveille pas aussitôt, obscurément, au fond de notre esprit ; ne tremblons-nous pas un peu pour nous-mêmes en pleurant sur les autres de la façon la plus sincère ?

Faut-il d’autres exemples ?

Prenons l’amour qui, au dire de tous les exaltés, est le père de l’abnégation, de l’héroïsme, des plus nobles dévouements, et qui représente l’idéal du désintéressement.

Çà, vraiment, quand vous aimez quelqu’un plus que vous-même, qu’entendez-vous par là ? — Tout simplement que vous éprouvez à l’aimer un plaisir tellement aigu, tellement véhément, tellement puissant, que toutes choses, votre fortune, votre avenir, votre vie, vous deviennent moins chers que ce plaisir !

C’est de l’égoïsme à l’état furieux.

Vous me répondrez, madame : « Ce n’est pas vrai. Je l’aime pour lui et non pour moi. Je ne pense plus à moi ; je suis prête à tout lui sacrifier, à mourir pour lui. » Cela prouve seulement l’exaltation de bonheur que vous donne cet amour ! J’ai dit : de l’égoïsme furieux. Or, cela devient bientôt de l’égoïsme féroce. Attendez.

Quand l’un des deux amants a déroulé jusqu’au bout la bobine de sa tendresse, il casse le fil et s’en va, sans davantage s’occuper de l’autre, dont il a plein le dos, comme on dit improprement, et il cherche une passion nouvelle. Est-ce de l’égoïsme ou du désintéressement, cela ?

Mais que fait l’autre, aimant toujours ? Il devient ce qu’on appelle vulgairement un crampon ; et, sans trêve, sans pitié, sans répit, il s’attache au fuyard. Alors commence cette exaspérante persécution de la passion non partagée, les scènes, l’espionnage, les poursuites en voiture, la jalousie acharnée qui arme la main d’un couteau, d’un revolver ou d’une fiole de vitriol.

C’est là, peut-être, de l’abnégation et du désintéressement ?

Oui, madame, si l’amour était le dévouement, à partir du jour où vous ne vous sentiriez plus aimée, vous sacrifieriez votre bonheur à celui de votre infidèle, et au lieu de le traiter d’ingrat (en quoi ingrat ?), de traître (pourquoi traître ?), de lâche et de misérable (à quel sujet lâche et misérable ?), et de mille autres noms aussi injustes, vous lui diriez : « Puisque vous préférez aujourd’hui une autre femme, que vous espérez être plus heureux avec elle, soyez libre ; car moi, je vous aime, et je ne désire que votre bonheur. »


Montons plus haut.

Est-il un sentiment plus noble que le patriotisme ?

Or, un philosophe devant qui toute notre génération savante et pensante s’incline, M. Herbert Spencer, n’a-t-il pas écrit dans son admirable livre, L’Introduction à la science sociale, qui est une sorte de bréviaire des peuples :

« Le patriotisme est pour la nation ce qu’est l’égoïsme pour l’individu. Il a même racine, et produit les mêmes biens accompagnés des mêmes maux. »

Qui de nous n’a admiré et vanté cet axiome si simple et si complet : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît », qui contient l’origine de la loi, le principe de toute charité, la règle des rapports sociaux, la mesure de nos actions, la limite de la pénalité permise qui est le résumé parfait du code, de la religion, de la morale et de l’honnêteté. Eh bien, creusons ce précepte divin si magnifique, et nous arriverons à nous convaincre qu’il constitue un habile tour de passe-passe : Ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. — C’est l’hypocrisie de l’égoïsme.

Pourtant il se rencontre quelquefois des hommes dont la droiture naïve est telle qu’ils se dévouent sans arrière-pensée, même inconsciente.

Combien de fois n’a-t-on pas cité l’exemple du monsieur en habit noir qui saute d’un pont dans un fleuve, la nuit, pour sauver un misérable et qui s’en va sans laisser son nom.

Cela arrive… Mais alors… Alors il faudrait un microscope plus puissant pour voir au fond de ce cœur-là ! Il faudrait, surtout, connaître l’histoire de sa vie.

Contemporains
(Gil Blas, 4 novembre 1884)

On ferme, messieurs, on ferme vos tripots ! Il paraît que vous y cartonniez avec une ardeur rare et une louable habileté. Donc, on ferme des tripots d’un bout à l’autre du boulevard, des tripots fréquentés, soutenus, fondés, présidés par des gens connus et respectés, qui demeurent malgré tout respectés et plus connus que jamais.

— Que faisait-on dans ces tripots que la police a fini par murer ?

— On y trichait, madame.

— Rien que cela ?

— Oui, rien que cela, car ce n’est rien. Aujourd’hui, on entend bien murmurer des soupçons sur la délicatesse des hommes les plus considérables de ce temps. Quand ce n’est pas au jeu qu’on triche et qu’on vole, et qu’on pille, et qu’on dévalise, et qu’on filoute, c’est ailleurs, partout, en haut aussi bien qu’en bas.

On chuchote même que tous ces tripots fermés, si tard, ne l’ont été que pour venir en aide à certains autres établissements de même nature, patronnés par des puissants, et dont l’état financier laissait beaucoup à désirer.

Rien de mieux ! Le public aussi s’étonnait de ces exécutions sans raison sérieuse, car enfin ce n’est pas de fermer un cercle parce qu’on y vole des gens de bonne volonté, alors qu’on ne ferme pas les rues où on dévalise, chose plus grave, des gens qui ne s’y prêtent en rien.

Constatons cependant que la police s’est indignée.

Mais le monde, lui, ne s’indigne pas, il sourit ; il murmure : « Ah ! On trichait. — Eh bien, pourquoi ne tricherait-on pas dans un cercle ? »

Chaque siècle a son caractère, chaque quart de siècle sa physionomie. L’histoire de France faite au seul point de vue des mœurs serait plus intéressante pour bien des hommes que faite, selon l’usage, au seul point de vue des événements. Mais il est assez difficile de déterminer les causes qui modifient, en vingt ans, toute la manière d’être d’une race.

Le dernier siècle avait un caractère tout spécial. Il était élégant et dépravé. Rejetant l’hypocrisie à la mode sous le précédent roi, il étala des mœurs hardiment impures que rendit séduisantes une crise d’esprit, de fantaisie artiste, de goût charmant, de libre philosophie comme aucun pays n’en avait eu.

On peut dire que le peuple français a donné, sous le Régent et sous Louis XV, sa note éclatante dans l’histoire intellectuelle du monde, qu’il a atteint là le vrai sommet de son originalité.

Ainsi chaque pays arrive à un moment précis à dégager une sorte d’arôme d’humanité triomphante et mûre dont l’histoire garde le goût. Cette maturité particulière ne dure jamais, d’ailleurs. Produite par le temps et les événements, elle passe en quelques années comme la saveur des vins.

Il est à remarquer aussi que l’époque où un pays dégage le vrai bouquet de sa race ne correspond presque jamais avec les grandes périodes de splendeur et de prospérité, car le tempérament des nations comme celui des hommes étant fait autant de défauts que de qualités, il faut, pour qu’elles parviennent à tout leur développement caractéristique, que leurs défauts comme leurs qualités atteignent ce degré de maturité qui précède la décomposition.

Je ne veux point dire non plus que nous soyons en décadence en tout. — Qui pourrait affirmer cela ? — Nous sommes différents, pires sous certains rapports, meilleurs sous certains autres. Nous paraissons surtout être devenus beaucoup moins français. Mais le trait spécial à noter depuis une vingtaine d’années, c’est la disparition presque complète de ce qu’on pourrait appeler l’honneur intime. Nous n’avons plus guère que l’honneur d’apparat. Et cela se montre principalement par l’éclipse totale de la probité scrupuleuse, ou même de la probité, sans adjectif.

Quels que fussent les vices des hommes de l’ancienne société, ils gardaient cependant en eux le sentiment secret de la propreté morale, ils avaient le sens très profond d’une certaine délicatesse de cœur et d’une subtile élévation d’âme, qui, malgré leurs débauches, leurs écarts les faisaient demeurer des gentilshommes.

Tous les gentilshommes n’étaient pas des nobles, et tous les nobles n’étaient point gentilshommes.

Dans le peuple aussi la probité était commune.

Elle a disparu aujourd’hui du monde comme du peuple.

On pouvait tout faire, sauf voler. Cela seul déshonorait.

Aujourd’hui on peut tout faire, même voler, surtout voler, pourvu qu’on garde certaines formes exigées.

Il y a seulement cinquante ans, ceux dont on disait « c’est un honnête homme » étaient assez communs. Aujourd’hui ils sont devenus presque introuvables. Ce n’est point là un paradoxe, mais une vérité déplorable.

Cherchons, de bas en haut.

Encore connaît-on ces bons serviteurs dévoués et probes qu’on ne rencontrait pas seulement dans le théâtre de M. Scribe, mais aussi dans les familles ? Plus du tout ! Nos domestiques sont des ennemis intimes installés chez nous pour nous dévaliser. Est-il une cuisinière qui laisse en paix l’anse du panier ?

Connaissez-vous des fournisseurs scrupuleux ? Le principe du commerce moderne ne semble-t-il pas être le vol organisé, l’art de duper le client, de le tromper sur la qualité et sur la quantité, de lui placer les rebuts. La falsification des denrées les plus communes est devenue si générale qu’il a fallu organiser des escouades de chimistes aussi impuissants à empêcher cette fraude universelle qu’on le serait à empêcher la pluie de tomber.

Quel est celui des premiers restaurants de Paris où nous ne soyons chaque jour trompés sur la provenance et l’âge des vins que nous buvons à quarante francs la bouteille ?

Qui ne tonnait le truc du champagne Baratte, le truc de l’addition, le truc de la pièce de dix francs glissée sous la carte, tous les trucs enfin qu’il nous faut flairer, découvrir, pour n’être pas dévalisés du matin au soir, par ces honnêtes gens patentés qu’on nomme les commerçants.

Mais dans le monde, direz-vous ? Ah ! Oui, parlons-en !

L’improbité s’y étale avec une incroyable impudence. Que sont nos grands financiers ? De grands voleurs qui dévalisent les petits rentiers au moyen de fluctuations préparées des valeurs et de coups de bourse habiles. Toute la manipulation des hautes affaires n’est que de la ruse, de la duplicité, de l’adresse déloyale, employées avec une rare audace pour escamoter des millions. Le succès légitime la fraude.

Regardez l’histoire des grandes Banques, des grandes Entreprises dites Nationales, dites Patriotiques, dites Humanitaires, et vous ne trouverez, au fond, que de la friponnerie impudente.

On vient de condamner deux députés pour des tripotages indélicats. Mais si on condamnait tous ceux, députés, sénateurs, fonctionnaires ou autres, qui font partie de conseils d’administration véreux, qui patronnent des affaires louches, qui secourent des chemins de fer d’intérêt local et personnel passant par leurs propriétés, qui ont prêté la main, pour la tendre ensuite, à des spéculations inavouables, les services publics désorganises cesseraient de fonctionner, et il faudrait employer le budget tout entier à la construction de prisons.

Regardons maintenant dans les premiers salons de Paris. Qu’y voyons-nous ? Des hommes portant de grands noms, dont on tonnait et dont on accepte la vie faite d’expédients honteux. On parle, comme on parlerait de fredaines amusantes, des procédés qu’ils emploient pour se procurer les sommes nécessaires à leur existence somptueuse. Tout leur va. Argent des femmes, même de leurs femmes épousées pour leur dot, puis exploitées comme on exploite une mine, argent d’affaires suspectes, argent emprunté partout, argent du jeu — qui n’a entendu dire de vingt hommes connus : — « Oh, vous savez, X…, il triche au jeu. »

Combien a-t-on chuchoté de noms dans ces scandales des tripots fermés ? La foule soupçonneuse a désigné peut-être quelques innocents ; mais pour qu’il y ait tant de suspects, ne faut-il pas qu’il y ait aussi beaucoup de coupables ?

Enfin, c’est le mot friponnerie qui semble fait pour caractériser notre époque. Les portes des salons les plus difficiles ne se ferment plus devant les fripons connus et cent fois millionnaires ; et le culte du fripon étant entré dans les mœurs, tout le monde est devenu fripon du haut en bas de ce qu’on appelle l’échelle sociale.

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait plus d’honnêtes gens. Il en existe, et beaucoup, mais ils sont effacés, éclipsés, écrasés par le fripon qui triomphe, que le monde accueille et acclame.

Or, il s’est produit en même temps que cette disparition presque totale de la probité un phénomène tout à fait étrange, la réapparition du duel, devenu aussi fréquent que les falsifications de denrées.

Et nous assistons à ce curieux spectacle de voir nos bourgeois véreux, ventrus et ensaqués en leurs redingotes noires ferrailler dans les salles d’armes et ferrailler sur le pré pour défendre leur honneur problématique, comme on ferraillait aux jours héroïques des cuirasses et aux jours élégants des pourpoints.

La continuation dans notre société démocratique, tolérante, complaisante de cette coutume antique des temps où l’on portait l’épée, comme nous portons des parapluies, a de quoi surprendre.

Elle est facile à expliquer cependant.

Plus cet honneur intime de l’homme, cet honneur délicat qu’on pourrait appeler la conscience de sa probité disparaît, plus on éprouve le besoin de faire croire à son existence. L’honorabilité véritable étant morte, on se fabrique, à coups d’épée, une honorabilité fictive, dont se contentent les gens du monde.

Il existe, il est vrai, des hommes qui se battent pour d’autres raisons. On les peut classer :

1 °Ceux qui se battent parce qu’ils ont été insultés, injuriés, trompés par leurs femmes, leurs maîtresses et leurs amis ;

2 °Ceux qui se battent par pose, par chic, pour la réclame, parce que c’est de mode en ce moment. La plupart des journalistes appartiennent à cette catégorie ;

3 °Ceux qui se battent parce qu’ils ont le tempérament batailleur.

Mais la dernière catégorie, la plus nombreuse, est composée de tous ceux qui ont besoin d’intimider pour faire taire les bouches, pour forcer les chapeaux à se lever, les portes et les mains à s’ouvrir.

Ils s’imposent à la société lâche et indifférente par la menace de leur épée.

Jadis on se battait pour défendre son honneur, aujourd’hui on se bat pour se constituer un honneur qui ait cours. Car le duel refait une honorabilité d’aventure, ou plutôt d’aventurier, comme l’amour refaisait une virginité à Marion.

On confond tout à fait la crapule, brave parce qu’il le faut, avec l’honnête homme.

Mais il est rare, bien rare en vérité, qu’un homme parfaitement honorable ait besoin d’aller sur le terrain comme on dit, car on ne le suspectera point. Se sentant irréprochable il ne sera pas chatouilleux ; il n’éprouvera pas le besoin d’aller demander raison de paroles soupçonnées, de propos devinés, d’intentions aperçues.

Si on ne l’a point salué par hasard, il ne supposera pas aussitôt qu’on l’a fait avec intention.

En général, les hommes qui ont le témoin facile ont la conscience nuageuse : on est susceptible quand on se sent attaquable, car la bête souffre où le bât la blesse. Or, si chaque fois qu’un duel a lieu entre ces messieurs de la demi-société, cités dans le Tout-Paris et connus par la réclame qu’ils se font faire dans les journaux, on dévoilait la vie entière des deux adversaires, on trouverait, huit fois sur dix, une telle série de saletés que le public épouvanté finirait par confondre le combat pour l’honneur avec les condamnations judiciaires.

Et quand on dirait d’un homme : « X… a le diable au corps, il s’est battu dix-huit fois », on ne pourrait s’empêcher de murmurer : « Dix-huit fois !.. Ça doit être une rude canaille… »

Messieurs de la chronique
(Gil Blas, 11 novembre 1884)

Elle n’est point près de finir la grande querelle des romanciers et des chroniqueurs. Les chroniqueurs reprochent aux romanciers de faire de médiocres chroniques et les romanciers reprochent aux chroniqueurs de faire de mauvais romans.

Ils ont un peu raison, les uns et les autres.

Mais il serait étonnant d’entendre les pianistes reprocher aux flûtistes de manquer de doigts et les flûtistes reprocher aux pianistes d’avoir le souffle trop court. Ils sont musiciens les uns et les autres, cependant, bien que l’instrument diffère. Il en est de même des chroniqueurs et des romanciers qui sont hommes de lettres avec des tempéraments différents, je dirais même avec des tempéraments opposés.

Le romancier a besoin de pénétration, d’idées générales, d’observation profonde et minutieuse des hommes, et surtout une suite sévère dans l’enchaînement des : pensées et des événements d’où dépend la composition d’un livre.

L’observation du chroniqueur doit porter sur les faits bien plus que sur les hommes, le fait étant la nourriture même du journal, et ce doit être encore bien plus de l’appréciation que de l’observation. Le chroniqueur doit, en outre, avoir plus de trait que de profondeur, plus de saillie que de descriptions, plus de gaieté que d’idées générales.

Les qualités maîtresses du romancier, qui sont l’haleine, la tenue littéraire, l’art du développement méthodique, des transitions et de la mise en scène, et surtout la science difficile et délicate de créer l’atmosphère où vivront les personnages, deviennent inutiles et même nuisibles dans la chronique qui doit être courte et hachée, fantaisiste, sautant d’une chose à une autre et d’une idée à la suivante sans la moindre transition, sans ces préparations minutieuses qui demandent tant de peine au faiseur de livres.

J’ai parlé de l’atmosphère d’un livre et c’est là le point capital, essentiel.

C’est l’atmosphère de la terre, existant avant tout, qui a déterminé les races, la structure, les organes, toute la manière de vivre des êtres nés et développés sur le globe, et qui sont soumis à toutes les fatalités du lieu, de l’air, du climat, et modifiés même suivant les continents.

C’est l’atmosphère d’un livre qui rend vivants, vraisemblables et acceptables les personnages et les événements. Tout arrive dans la vie et tout peut arriver dans le roman, mais il faut que l’écrivain ait la précaution et le talent de rendre tout naturel par le soin avec lequel il crée le milieu et prépare les événements au moyen des circonstances environnantes.

Donc les qualités maîtresses du romancier deviennent stériles dans le journal et lui donnent même un air de gêne et de lourdeur. Tandis que les qualités essentielles du chroniqueur, la bonne humeur, la légèreté, la vivacité, l’esprit, la gâte donnent aux romans des journalistes un ait négligé, décousu, peu approfondi.

S’il fallait pousser plus loin cette analyse on remarquerait encore que le chroniqueur plaît surtout parce qu’il prête aux choses qu’il raconte son tour d’esprit, l’allure de sa verve, et qu’il les juge toujours avec la même méthode, leur applique le même procédé de pensée et d’expression auquel le lecteur du journal est habitué.

Le romancier, au contraire, doit, tout en donnant à son œuvre la marque de son originalité propre, se faire autant de tempéraments qu’il met en scène de personnes, il doit apprécier avec leurs jugements divers, voir la vie avec leurs yeux, donner le reflet des faits et des choses dans tous ces esprits contraires, différemment organisés suivant leur tempérament physique et les milieux où ils se sont développés. Aussi ne s’est-il jamais rencontré un romancier qui fût un chroniqueur, et jamais un chroniqueur qui fût un bon romancier.

Les vrais chroniqueurs sont tout aussi rares et aussi précieux que les vrais romanciers, et combien en compte-t-on qui résistent seulement quatre ou cinq ans à ce métier terrible d’écrire tous les jours, d’avoir de l’esprit tous les jours, de plaire tous les jours au public.

Le romancier peut braver la colère de ses juges, s’en moquer même et attendre la justice de l’avenir. Il poursuit son œuvre suivant l’idéal qu’il s’est créé, suivant ses croyances et sa nature.

Le chroniqueur, au contraire, n’existe que par la faveur immédiate du public. Il faut qu’il soit sans cesse le favori des lecteurs, qu’il s’efforce sans cesse de les séduire ou de les convaincre. Il a besoin pour cet effort constant, d’une incroyable énergie, d’un tempérament infatigable, d’un esprit et d’une présence d’esprit sans limites. Le mépris systématique des romanciers pour leurs frères du journalisme n’empêchera point qu’il soit aussi difficile au directeur d’un grand journal de découvrir un chroniqueur, qu’il est difficile à un éditeur de mettre la main sur un auteur.

Je veux, en quelques lignes, faire le portrait des principaux chroniqueurs parisiens, des maîtres, de ceux qui, par la durée de leur labeur et de leurs succès, ont prouvé la valeur persistante de leur talent. J’en laisserai de côté d’excellents, qui sont plus jeunes, ou moins arrivés. Et puis je veux surtout choisir ceux qui sont les types de l’espèce. Ne songeons point à les classer. Aussi bien les chroniqueurs sont susceptibles. On a dit des poètes autrefois : Irritabile genus. On peut le dire aujourd’hui des journalistes. Autant les romanciers ont ou affectent d’indifférence pour les jugements qu’on porte sur eux, autant les chroniqueurs ont l’humeur excitable et la patience courte. Il ne les faut toucher qu’avec des gants et avec mille précautions.

Ceux dont je veux parler méritent ces égards.

Nous commencerons donc à l’F, sixième lettre de l’alphabet, par

M. HENRY FOUQUIER

Un grand garçon, beau garçon, portant toute sa barbe, une large barbe blonde galante et parfumée. La figure est douce, fine et calme, très calme. Il a le geste sobre et la parole modérée. Et la forme de son talent répond à celle de sa personne.

C’est un chroniqueur sage et mordant par des moyens cachés. Écrivain soigneux, châtié, amoureux de sa langue et la connaissant en perfection, il l’emploie avec des précautions délicates, avec des ruses et des perfidies sous les mots. Au lieu de frapper par des atteintes directes comme Scholl, dont les attaques ressemblent à des coups d’épée, il a des traits qui restent dans la plaie, accrochés par des intentions sournoises pareilles aux barbes des hameçons.

Bien qu’il traite les questions du jour, il n’est qu’à moitié ce qu’on appelle un chroniqueur d’actualité, car il voit, surtout, dans les sujets qu’il choisit, la moralité qu’il en veut tirer, et non point une moralité amusante ou piquante, mais une moralité de philosophe.

Henry Fouquier est, en effet, un philosophe, d’une race aujourd’hui disparue, un philosophe du XVIIIe siècle, bienveillant, optimiste, assez indifférent, satisfait des gens, des choses et du monde, irrité contre les désespérés, contre les pessimistes, contre les penseurs précis et désolés de l’école de Schopenhauer. Il aime vivre, le montre et le dit, et il porte, dans ses écrits comme dans sa personne, le reflet de cette satisfaction. Son esprit orné et lettré se complaît dans la galante métaphysique des hommes du dernier siècle que l’amour rêvé ou obtenu consolait de tout ; et il semble voir l’existence, toutes les choses tristes, navrantes, terribles de la terre, à travers un voile transparent où seraient dessinées des images et des figures de femmes, de femmes souriantes, coquettes, montrant la grâce de leurs lignes, le charme de leur sourire, l’appel de leurs yeux et de leur bouche.

Il n’a pourtant pas le scepticisme de ses ancêtres dont il a hérité la morale gracieuse : et les enseignements qu’il tire des choses du jour sont parfois empreints d’une certaine prud’homie, que je regrette pour ma part, mais que goûte fort le public.

Il est, en somme, un des écrivains les plus remarquables et les plus aimés de la presse actuelle, un de ceux qui font estimer et respecter le journalisme.

M. HENRI ROCHEFORT

Qui ne connaît cette figure de clown spirituelle, nerveuse et mobile, avec le haut toupet blanc, le nez cassé, l’œil inquiet, la voix fêlée, et dans toute l’allure un tel charale cordial et franc que ce Terrible, ce Révolté, ce Démolisseur, est aimé de ses plus furieux adversaires qui lui tendent la main avec plaisir. Confrère excellent et sûr, Henri Rochefort, le Démocrate, est, détail étrange, un remarquable connaisseur en bibelots d’art, en tableaux anciens, en vieilleries de toute espèce, et un amateur passionné de toutes ces choses.

Celui-là ne procède point par coups d’adresse ni par coups de pointe, pour abattre ses ennemis, mais par crocs-en-jambe prestement passés. Croc-en-jambe à l’homme ; croc-en-jambe au français, croc-en-jambe à la grammaire, croc-en-jambe même à la raison, et le tour est fait.

L’adversaire culbuté ne se relèvera pas.

Son esprit, imprévu, éclatant comme un pétard, n’emprunte rien à la tradition de notre race, à la tradition da finesses et de pointes où se sont exercés nos pères. Il e dérive cependant, d’une façon indirecte, et pour n’être pu’ tout à fait légitime il n’en est pas moins français.

Ce galant et charmant homme au masque de clown a inventé une clownerie bizarre de la langue, une manière de faire sauter les mots, de les désarticuler, de leur fait prendre des attitudes et des contorsions imprévues qui font rire d’un rire impérieux, irrésistible, immodéré, comme les véritables clowneries des vrais clowns, dans les cirques. Il fait naître, par des rapprochements de syllabes, des à-peu-près imprévus, par des calembredaines fantastiques, des éveils de pensées surprenantes et cocasses. Il lui faut une seconde pour appeler Camescasse-tête, M. Camescasse, en apprenant sa nomination aux fonctions de préfet de police. Et sans cesse de son esprit, de sa bouche et de sa plume, tombent des mots inattendus et singulièrement comiques, des jugements d’une vérité désopilante dans une forme saisissante de drôlerie.

Et tout le monde s’amuse de cette intarissable verve parisienne, depuis les femmes les plus fines jusqu’au voyou le plus illettré, pourvu qu’il ait respiré cet air du trottoir qui met dans le cerveau ce quelque chose d’inconnu qui semble l’âme de Paris.

Après l’R, arrêtons-nous à la lettre suivante S.

M. AURÉLIEN SCHOLL

Le nombre des mots que Scholl a semés sur le monde est aussi grand que celui des étoiles. Tous les chroniqueurs présents et les chroniqueurs futurs puisent et puiseront dans ce réservoir de l’esprit.

Il a le trait direct et sûr, frappant comme une balle et crevant son homme, le trait suivant la bonne tradition du XVIe siècle, rajeunie par lui, et qui deviendra, encore par lui, la tradition du XIXe siècle.

En lisant une bonne chronique d’Aurélien Scholl, on croirait sentir la moelle de la gaieté française coulant de sa source naturelle. Il est, dans le vrai sens du mot, le chroniqueur spirituel, fantaisiste et amusant.

Gascon, grand, bel homme, élégant et souple, il donne bien aussi l’idée de son talent, un peu casseur d’assiettes et rodomont. Il a fait, malheureusement, beaucoup d’élèves, qui sont bien loin de le valoir, ayant pris sa manière sans avoir son esprit. A la quatrième avant-dernière lettre de l’alphabet nous trouvons

M. ALBERT WOLFF

Tout différent des trois autres, celui-là procède avec un flair et une sûreté de limier pour découvrir le fait du jour, le fait parisien, le fait enfin qui doit intéresser, émouvoir, passionner le plus le public, son public. Non seulement il le découvre, mais il le fouille, le commente et le développe, juste de la façon dont il doit être fouillé, commenté et développé, ce jour-là même, pour répondre à l’attente de tous les esprits. Je parlais tout à l’heure de l’atmosphère à créer autour des personnages d’un livre. Eh bien ! M. Albert Wolff subit l’atmosphère du moment d’une telle façon qu’il semble écrire souvent ce que pensent et ce qu’ont pensé tous ses lecteurs, tant il leur donne le résumé de leur opinion, formulé avec sa verve souvent pointue et caustique, toujours amusante, fine et bien littéraire. Et ses fidèles, en le lisant, éprouvent à peu près le sentiment d’un homme à qui on servirait, quand il entre dans un restaurant, le plat unique qu’il désirait manger ce jour-là, et auquel il n’avait peut-être pas songé.

M. Wolff est en outre en train de faire ce que devraient faire tous les chroniqueurs vraiment parisiens, qui ont vécu longtemps cette vie mouvementée, si renseignée et si bizarre des journalistes ; il écrit ses mémoires.

Le premier volume contenant des souvenirs de voyage des plus intéressants ; le second, l’Écume de Paris, est une fort curieuse, fort saisissante et fort originale étude des dessous secrets de cette grande capitale des capitales. Les Voyous sinistres, les Forçats célèbres, les Monstres, les Adultères sanglants, le Crime et la Folie, sont des pages profondes, terribles, et singulièrement attachantes.


J’aurais tant désiré parler d’un autre encore, mort tout, dernièrement, Léon Chapron, qui avait apporté dans la chronique contemporaine une note bien particulière, alerte et mordante ! Il était en outre un des hommes les plus sincères du journalisme actuel, d’une sincérité même brutale, mais d’une loyauté à toute épreuve.

Et si on me demandait maintenant de citer un nom parmi les plus jeunes, parmi ceux d’aujourd’hui qui sont ceux de demain, je le choisirais dans ce journal, et je dirais : Gros-claude.

Souvenirs
(Le Gaulois, 4 décembre 1884)

Connaissez-vous, madame, l’admirable nouvelle d’Ivan Tourgueneff, qui a pour titre : Trois Rencontres ? Non, sans doute, car vous ne lisez que les livres du jour.

Je comprends l’intérêt que vous portez aux romans d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, mais il faut quelquefois lire les vieux ; croyez-moi.

Les Trois Rencontres ! N’oubliez point ce titre, madame, et lisez cette courte nouvelle. Elle contient, en quelques pages, l’essence même du génie de Tourgueneff, de ce génie rêveur et précis, réel et poétique, un peu voilé, comme pour faire deviner des choses lointaines, indécises, ces choses qui flottent dans les brouillards de la vie, ces choses qui peuplent la terre de songes, qui nous montrent, derrière les faits cruels, le mystère doux, toujours fuyant et charmant, dont se bercent les poètes.

Le sujet ? Direz-vous. Il n’y en a guère dans cette œuvre enchanteresse et vague comme une féerie d’opium. C’est l’histoire étrange et charmante des émotions qu’une voix de femme, entendue trois fois par trois nuits de lune, sous trois climats différents, ont fait naître dans le cœur d’un homme.

Il ne la connaît point, cette femme, il ne l’a jamais vue ; mais il l’entend chanter, et il la reconnaît chaque fois. Et dans ces pays où chante aussi une musique mystérieuse, il semble que l’admirable poète ait fait passer toutes ces sensations menues et profondes qui s’éveillent dans certaines âmes, au contact exquis ou douloureux de choses que le commun des hommes ne remarque point.

Avez-vous observé, madame, combien sont sonores en nous, les nerveux, les répercussions du souvenir, et combien aussi la vue de certains détails inaperçus par tous fait vibrer notre cœur ?

Depuis quelque temps, elle me hante, cette nouvelle de Tourgueneff, les Trois Rencontres ; car, moi aussi, je viens de la sentir en moi la triple émotion d’une chose vue à trois époques différentes.

Je traversais Rouen, l’autre jour. Nous sommes au moment de la foire Saint-Romain. Figurez-vous la fête de Neuilly, plus importante, plus solennelle, avec une gravit provinciale, un mouvement plus lourd de la foule qui est aussi plus compacte et plus silencieuse.

Plusieurs kilomètres de baraques et de vendeurs, car les boutiques sont plus nombreuses qu’à Neuilly, les gens de campagne achetant beaucoup. Marchands de verrerie, de porcelaines, de coutellerie, de rubans, de boutons, de livres pour les paysans, d’objets singuliers et comiques en usage dans les villages, puis des montreurs de curiosités, que le Normand des champs appelle des « faiseux vé de quoi », et une profusion de femmes colosses dont semblent fort amateurs les Rouennais. Une d’elles vient d’envoyer à la presse locale une lettre aimable pour inviter MM. les journalistes à venir la visiter, en s’excusant de ne pouvoir se présenter elle-même chez eux, ses dimensions lui interdisant toute sortie.

… Se plaint de la grosseur qui l’attache au rivage.

Enfoncé Louis XIV !

Puis voici des lutteurs. L’admirable M. Bazin qui parte comme à la Comédie-Française, en saluant le public de l’index. Voici encore un cirque de singes, un cirque de puces, un cirque de chevaux, cent autres curiosités de toute espèce. Et un public particulier : — gens de la ville endimanchés, aux mouvements sérieux et modérés, mais bien accordés, l’homme et la femme manœuvrant d’ensemble, avec une sage gravité, comme si la nature eût mis en eux une même manivelle, — gens de la campagne aux mouvements plus lents encore, mais différents, l’homme et la femme ayant chacun le sien, couple détraqué par des besognes diverses : le mâle courbé, traînant ses jambes ; la femelle se balançant comme si elle portait des seaux de lait.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans la foire Saint-Romain, c’est l’odeur — odeur que j’aime, parce que je l’ai sentie tout enfant, mais qui vous dégoûterait sans doute. On sent le hareng grillé, les gaufres et les pommes cuites.

Entre chaque baraque, en effet, dans tous les coins, on grille des harengs en plein air, car nous sommes au plus fort de la saison de pêche, et on cuit des gaufres, et on rissole des pommes, de belles pommes normandes, sur de grands plats d’étain.

J’entends une cloche. Et tout à coup une émotion singulière me serre le cœur. Deux souvenirs m’ont assailli, l’un de mes premiers ans, l’autre de l’adolescence.

Je demande à l’ami qui m’accompagne :

— C’est toujours lui ?

Il a compris et répond :

— C’est toujours lui, ou plutôt toujours eux. Le violon de Bouilhet y est encore.

Et j’aperçois bientôt la tente, la petite tente où l’on joue, comme on jouait dans mon enfance, cette Tentation de saint Antoine, qui ravissait Gustave Flaubert et Louis Bouilhet. Sur l’estrade, un vieux homme à cheveux blancs, si vieux, si courbé qu’il semble un centenaire, cause avec un polichinelle classique. Songez donc, madame, que mes parents aussi l’ont vue, cette Tentation de saint Antoine, quand ils avaient dix ou douze ans ! Et c’est toujours le même homme qui la montre. Sur sa tête est pendue une pancarte où on lit : « A céder pour cause de santé. » Et s’il ne trouve pas d’amateur, le pauvre vieux, le spectacle naïf et drôle dont s’amusent, depuis plus de soixante ans, toutes les générations de petits Normands, disparaîtra.

Je monte les marches de bois qui tremblent, car je veux voir encore une fois, une dernière fois peut-être, le saint Antoine de mon enfance.

Les bancs, de misérables bancs étagés, portent un peuple de petits êtres, assis ou debout, babillant, faisant un bruit de foule, le bruit d’une foule de dix ans.

Les parents se taisent, accoutumés à la corvée de chaque année.

Quelques lampions éclairent l’intérieur sombre de la baraque. La toile se lève. Une grosse marionnette apparaît, faisant, au bout de ses fils, des gestes bizarres et maladroits.

Et voilà que toutes les petites têtes se mettent à rire, les mains s’agitent, les pieds trépignent sur les bancs, et des cris de joie, des cris aigus, s’échappent des bouches.

Et il me semble que je suis un de ces enfants, que je suis aussi entré pour voir, pour m’amuser, pour croire, comme eux. Je retrouve en moi, réveillées brusquement, toutes les sensations de jadis ; et dans l’hallucination du souvenir, je me sens redevenu le petit être que j’ai été autrefois, devant ce même spectacle.

Mais un violon se met à jouer. Je me lève pour le regarder. C’est aussi le même : un vieux encore, très maigre, et triste, triste, à longs cheveux blancs rejetés derrière une tête creuse, intelligente et fière.

Et je me rappelle ma seconde visite à Saint-Antoine. J’avais seize ans.

Un jour (j’étais élève au collège de Rouen en ce temps-là), un jour donc, un jeudi, je crois, je montai la rue Bihorel pour aller montrer des vers à mon illustre et sévère ami Louis Bouilhet.

Quand j’entrai dans le cabinet du poète, j’aperçus, à travers un nuage de fumée, deux grands et gros hommes, enfoncés en des fauteuils et qui fumaient en causant.

En face de Louis Bouilhet était Gustave Flaubert.

Je laissai mes vers dans ma poche et je demeurai assis dans mon coin bien sage sur ma chaise, écoutant.

Vers quatre heures, Flaubert se leva.

— Allons, dit-il, conduis-moi jusqu’au bout de ta rue ; j’irai à pied au bateau.

Arrivés au boulevard, où se tient la foire Saint-Romain, Bouilhet demanda tout à coup

— Si nous faisions un tour dans les baraques ?

Et ils commencèrent une promenade lente, côte à côte, plus hauts que tous, s’amusant comme des enfants, et échangeant des observations profondes sur les visages rencontrés.

Ils imaginaient les caractères rien qu’à l’aspect des faces, faisaient les conversations des maris avec leurs épouses. Bouilhet parlait comme l’homme et Flaubert comme la femme, avec des expressions normandes, l’accent traînard et l’air toujours étonné des gens de ce pays.

Quand ils arrivèrent devant Saint-Antoine :

— Allons voir le violon, dit Bouilhet.

Et nous entrâmes.


Quelques années plus tard, le poète étant mort, Gustave Flaubert publia ses vers posthumes, les Dernières Chansons.

Une pièce est intitulée :

UNE BARAQUE DE LA FOIRE

En voici quelques fragments :

« Oh ! qu’il était triste au coin de la salle,

Comme il grelottait l’homme au violon.

La baraque en planche était peu d’aplomb

Et le vent soufflait dans la toile sale.

Dans son entourage, Antoine, en prière,[…]

Se couvrait les yeux sous son capuchon.

Les diables dansaient. Le petit cochon

Passait, effaré, la torche au derrière.[…]

Oh ! qu’il était triste ! Oh ! qu’il était pâle !

Oh ! l’archet damné, raclant sans espoir ;

Oh ! le paletot plus sinistre à voir

Sous les transparents aux lueurs d’opale !

Comme un chœur antique au sujet mêlé,

Il fallait répondre aux péripéties

Et quitter soudain, pour des facéties,

Le libre juron tout bas grommelé !..

Il fallait chanter, il fallait poursuivre,

Pour le pain du jour, la pipe du soir ;

Pour le dur grabat dans le grenier noir ;

Pour l’ambition d’être homme et de vivre !

Mais parfois dans l’ombre, et c’était son droit,

Il lançait, lui pauvre et transi dans l’âme,

Un regard farouche aux pantins du drame,

Qui reluisaient d’or et n’avaient pas froid.

Puis — comme un rêveur dégagé des choses,

Sachant que tout passe et que tout est vain,

Sans respect du monde, il chauffait sa main

Au rayonnement des apothéoses. »

Et quand je sortis de la baraque, je croyais ente encore la voix sonore de Flaubert :

— Pauvre… diable !

Et Bouilhet répondit :

— Oui, ça n’est pas gai pour tout le monde !

Le sentiment et la justice
(Le Figaro, 8 décembre 1884)

Obéissant au sentiment presque unanime, je désire l’acquittement de Mme Clovis Hugues dont la situation a éveillé dans tous les cœurs la sympathie la plus respectueuse et la plus vive.

Cependant, à un point de vue plus général, il y aurait beaucoup de choses à dire.

Pour les dire, ces choses, je vais imaginer une aventure analogue à la sienne mais en disposant les circonstances accessoires que j’ignore, de façon à appeler sur l’agent plus d’intérêt peut-être qu’il n’en mérite, et cela, pour les besoins de la cause que je vais plaider.

Je veux faire le procès de l’opinion publique.

Je dis que l’opinion publique en France a perdu complètement le sens de la justice et qu’elle se laisse emporter, emballer, égarer sans cesse par une sentimentalité naïvement prudhommesque et par un donquichotisme niais.

Et de plus en plus, dans nos mœurs, le sentiment tend à remplacer la loi et la logique.

Nous ne faisons que de la politique de sentiment, de la guerre de sentiment, de la justice de sentiment.

Donc, je raconte une aventure qui n’est pas arrivée, mais que je suppose arrivée.

J’imagine qu’un garçon de trente ans erre dans Paris, sans place et sans pain. Le cas est fréquent. Il va de porte en porte et ne trouve rien. Il n’a d’ailleurs ni parents ni recommandations. Enfin, harcelé par la faim, il frappe chez un de ces misérables qui tiennent des agences de renseignements secrets.

L’homme l’emploie, puis au bout de quelque temps le charge de trouver des preuves de l’infidélité conjugale de M. X… Besogne aisée, ajoute le patron, car les maris fidèles sont rares.

L’agent se met en campagne, il interroge à droite, à gauche, convaincu, comme un simple juge d’instruction, que le prévenu est coupable. Qui interroge-t-il ? Les concierges, parbleu’ Or, quel est le concierge qui ne calomnie pas cent fois par jour le plus innocent de ses locataires ? Oh ! Si nous savions ce que disent de nous nos concierges, les armuriers, demain, n’auraient plus assez de revolvers.

Un fait, entre mille. Le bruit ayant couru dernièrement dans Paris, de la folie d’une femme charmante, un grand journal envoya aussitôt prendre des renseignements chez sa concierge.

Le reporter demanda

— Est-ce vrai que Mme X… est folle ?

L’autre, ravie d’avoir à dire du mal de sa locataire, s’écria :

— Pour sûr, et folle à lier encore.

C’était là son opinion de portière mais nullement la confirmation d’un fait accompli.

Et le journal annonça une nouvelle fausse.

Donc la concierge en raconte sur la dame du quatrième et celle du cinquième. L’agent demande : — Est-ce que M. X… ne vient pas au cinquième ?

Et la chipie en loge en débite, en invente, en surinvente, enchantée d’avoir un public aussi rempli d’attention.

Le pauvre gueux, tenant son témoin, fait son rapport au patron qui fournit à sa cliente les renseignements payés.

Un procès a lieu.

La concierge se voyant dans une position dangereuse nie avoir bavardé et menti et se tire d’affaire par un faux serment.

— Si on rapportait au tribunal tout ce qu’on dit, n’est-ce pas, on ne pourrait plus causer de rien.

Or l’agent mis en cause se trouve ainsi avoir indignement calomnié une honnête et charmante femme. Il est condamné à deux ans de prison et deux mille francs d’amende.

Le malheureux, qui faisait, il est vrai, une besogne ignoble, mais non punie par la loi, avait été poussé par son patron et trompé par son témoin. Donc, innocent jusqu’à un certain point, il trouve dure la peine et en appelle.

Mais la jeune femme, victime, affreusement frappée, meurtrie, désespérée, tire un coup de revolver sur son tortureur et l’abat. L’homme agonise dix jours et meurt.

Et l’opinion publique crie « Bravo ! vive l’héroïne ! », pousse des hurlements d’enthousiasme, veut qu’on acquitte séance tenante la meurtrière !..

Pourtant…

Pourtant les juges ont apprécié et jugé. Ils ont rendu l’arrêt légal que nous devons respecter d’une façon absolue !

La jeune femme ne se trouve pas assez vengée. Rien en effet ne peut compenser la souffrance morale qu’elle a subie.

Mais qu’arrivera-t-il si nous en appelons tous, par le couteau, le revolver ou le vitriol, des jugements que nous estimons insuffisants ?

Or quel est l’homme lésé qui trouve suffisante la compensation accordée par la loi ?

En quoi l’horrible agonie de cet agent infime, moins coupable que son patron introuvable, rend-elle plus éclatante l’innocence reconnue incontestée de sa victime ?

Quelles seraient les conséquences de cette jurisprudence nouvelle ?

Quelle femme n’a pas été calomniée mille fois par ses concierges, ses domestiques, ses amies et ses ennemies ? Quelle femme n’a pas appris un jour par une bouche affectueuse et malveillante que telle ou telle personne avait dit sur elle une chose infâme ?

Devra-t-elle acheter un revolver et tuer ? N’y sera-t-elle pas un peu autorisée par un verdict d’acquittement ?

Puis, après ? Oui, après les femmes calomniées, nous aurons les femmes suspectées avec raison qui voudront se refaire un honneur à coups de pistolet. Et elles seront nombreuses celles qui, n’ayant rien à perdre, auront tout à gagner d’un crime retentissant capable de retourner et d’établir en leur faveur le cours de l’opinion publique ?

Elles joueront le tout pour le tout, pile ou face, acquittement ou condamnation, car avec les jurés français tout arrive.

N’avons-nous pas déjà, comme exemple du sentiment substitué à la stricte justice, tous les cas de vitriol jugés depuis quelques années par ce tribunal fantaisiste qu’on nomme un jury.

Toutes les fois qu’il s’agit d’amour, l’indulgence attendrie du tribunal est acquise d’avance à celle qui a mutilé son séducteur. Elle est acquittée d’enthousiasme.

Or, cinq fois sur dix, c’est le vitriolé qui a séduit, car le monde est peuplé de filles et de femmes qui emploient des ruses de Peau-Rouge et une adresse et des astuces, et un déploiement d’innocence, de naïveté et de candeur incroyables, à découvrir et conquérir le séducteur de leur choix.

La profession de fille et de femme séduite et payée a du bon. Or, si le séducteur leur échappe, c’est toute une campagne à recommencer. Leur dépit exaspéré les pousse à une vengeance terrible pour lui et sans danger pour elles.

J’admets qu’elles aiment follement.

L’amour peut-il être une excuse ?

Qu’est-ce que l’amour qui frappe, sinon de l’égoïsme que les jurés acquittent, en donnant aux liens illégaux une sanction poétique et une valeur presque légale, en ce temps où il devient si facile de rompre les liens réguliers du mariage.

De sorte qu’on peut maintenant se débarrasser à son gré d’une femme légitime, par un petit jugement, tandis qu’on a tout à craindre en se débarrassant d’une maîtresse !

Vive le sentiment, à bas la loi !


La création des jurys a été d’ailleurs, en principe, la substitution du sentiment à la justice, car les jurés jugent selon leur cœur, et ces braves gens seraient fort embarrassés pour faire autrement puisqu’ils n’ont que ça pour juger.

On leur soumet des cas compliqués de psychologie, or ils sont préparés à les résoudre, uniquement par les romans-feuilletons de leur journal.

Une fille séduite ! Ils ne connaissent que ça ! Ils ont assez pleuré en lisant « La Folle du Carrefour », et ils voient immédiatement une situation analogue. Ils se rappellent aussi toutes les scènes de tribunal, de cour d’assises, les plaidoiries, les preuves accablantes, les circonstances dramatiques des œuvres de MM. Richebourg et autres. Et ils jouent une de ces scènes, ils font partie d’un de ces romans !

Pouvait-il en être autrement, du jour où l’on choisissait pour pénétrer dans le tréfonds du cœur humain, pour démêler les fils délicats des intentions, non pas des criminalistes de profession, non pas des hommes supérieurs habitués à voir, à comprendre et à juger toutes les évolutions de l’esprit, mais le boucher, le boulanger, le mercier, le commerçant quelconque, qui apprécient selon leur cœur, parbleu, à défaut du reste.

Je voudrais qu’on fît une simple expérience.

On prendrait dix jurés et on leur poserait cette question :

— Que pensez-vous du 2 Décembre ?

Le premier répondrait : « C’est un crime ignoble pli par des bandits. »

Le second : « Ce fut un coup de génie qui sauva pour quelques années la France agonisante… »

Aucun d’eux ne dira : « Ce fut un coup d’État comparable à toutes les révolutions qui ont changé le gouvernement d’un pays. »

Or, s’ils sont six du premier avis, tant pis pour les réactionnaires qu’ils auront à juger.

Mais s’ils sont au contraire six de la seconde opinion, tant pis pour les républicains.

Il en est de même en matière de sentiment ; et voilà ce que nous appelons la justice.

Donc, les femmes sont aujourd’hui à peu près autorisées à régler toutes leurs affaires à coups de revolver et de vitriol.

Quoi d’étonnant à cela, puisqu’un homme attaqué dans son honneur n’a pas d’autre ressource, en ce moment, que le duel.

Et c’est là un signe singulier de cette tendance de plus en plus visible du tempérament français à remplacer la justice par le hasard, ou plutôt par une fantaisie imprévue, arbitraire et sentimentale.

Nous avons horreur de la loi et de la logique !

Examinons donc la jurisprudence du duel telle qu’elle s’établit chez nous.

Nous sommes loin des jours, proches cependant, où on concédait que le duel, vieille coutume de la chevalerie, devenue souvent, de nos jours, la ressource des chevaliers d’industrie qui se font un honneur à coups d’épée, était admissible seulement dans certains cas d’appréciation délicate où la loi est impuissante et dans certaines situations que l’amour ou la trahison d’une femme, ainsi que des haines particulières, peuvent créer entre deux êtres.

Aujourd’hui, le combat singulier est devenu la règle et la loi dans tous les cas d’injures, calomnie ou médisance, entre hommes.

L’insulté, le lésé, sous peine d’être dix fois déshonoré, devra avoir recours aux armes et non aux tribunaux.

S’il se bat, étant même une crapule et un fripon, il redevient instantanément un honnête homme.

S’il fait intervenir les juges, il n’est plus qu’un couard, même avec un honneur irréprochable.

Qui est l’insulteur ? La galerie ne s’en informe guère. Homme du demi-monde vivant d’expédients, publiciste aux abois vivant de chantage. Peu importe. On le salue, on lui serra la main. Cela suffit.

Prévoyant le cas, il a travaillé ses contres de quarte comme un gymnaste travaille le trapèze.

Qui est l’insulté ? Un homme du monde quelconque, qui peut exciter la haine, la jalousie ou l’envie par sa fortune, ses succès, sa situation politique, ou la beauté de sa femme ?

Il est peut-être myope. Alors il doit renoncer au pistolet qui égalise à peu près les chances. Il peut être aussi maladroit, lourd, obèse, sans aucune habitude de l’escrime. Alors il ira se faire saigner par son adversaire et reviendra chez lui injurié, blessé et pas content. Ô Molière !

Car nous apprenons chaque jour qu’une innombrable quantité de gaillards se font la main du matin au soir.

Il en est, dans le nombre, qui travaillent l’escrime comme on travaille la peinture, parce qu’ils l’aiment.

Mais les autres ? Les autres s’exercent le poignet afin de pouvoir être insolents tant qu’il leur plaira.

De sorte que le duel étant devenu la règle de tout différend entre deux hommes, l’étude acharnée de l’épée à laquelle on se livre en ce moment n’est qu’un effort raisonné pour faire entrer l’injustice dans ce hasard armé qui remplace la loi.

Or, puisque les ministres semblent embarrassés pour équilibrer leur budget, ne pourrait-on faire des économies sur la magistrature et supprimer autant de juges qu’on ouvre de salles d’armes nouvelles ?

Et ne pourrions-nous arriver tout de suite à l’État idéal rêvé par beaucoup ?

L’École de droit étant devenue inutile aux Français sera remplacée par une Faculté d’escrime.

On y travaillera de neuf heures à midi, et de deux heures à six heures, les dégagés, les oppositions, les contres, les coupés, etc., afin de pouvoir injurier, calomnier, mentir et gifler autrui en toute liberté et toute sécurité.

Les citoyens français se trouveront donc divisés en deux classes.

La première catégorie comprendra les gens agiles ; adroits, ayant le coup d’œil juste et le jarret solide, qui seront braves par nature et par profession, après dix ans de salle et de tir au commandement.

Les gens affligés de maladies des yeux, d’embonpoint précoce, de gaucherie naturelle et de faiblesse musculaire, feront partie de la deuxième catégorie des braves par nécessité.

Les certificats de médecin, constatant un état physique suffisants à vous faire dispenser du service militaire, ne seront pas valables en cas de duel.

Un impotent qui aurait refusé de se battre contre un maître d’armes serait qualifié de lâche et rejeté du monde comme il faut.

D’où il résulte que quiconque ne sera ni fort comme Hercule, ni agile comme Achille aux pieds légers, et n’aura pas sacrifié un quart de son existence pour acquérir le doigté de Louis Mérignac, sera aussi exposé dans la société parisienne qu’un voyageur tout nu dans une forêt vierge, peuplée d’animaux féroces.

O saint Don Quichotte, priez pour nous !

Mais la situation est en train de devenir encore plus grave qu’on ne pense.

Nous avons lu l’autre jour le compte rendu du grand concours d’escrime organisé entre les commis du Bon Marché, dans une salle d’armes ouverte par les soins et aux frais du directeur de ce magasin.

Et vous voulez que nous allions acheter des gants ou un parapluie dans cette boutique pour que l’employé du rayon ganterie, « très prompt à prendre les contres », prenne la mouche avec non moins de promptitude à une simple observation sur le nombre des boutons, et nous jette sa carte au visage.

Et l’employé du rayon ameublement, en déployant une tenture qui ne nous plaira point, répondra avec insolence, parce qu’il « déploie aussi une grande vitesse dans les attaques en ligne basse ».

Les gens pacifiques se verront donc contraints de s’adresser aux maisons qui n’arment pas leur personnel.

Mais qu’arrivera-t-il si M. Bixio ouvre une salle d’armes pour ses cochers ? Si la Compagnie des omnibus en fait autant pour ses conducteurs ?

Ne verrons-nous pas bientôt sur les grandes lignes, à côté du wagon-restaurant, le wagon d’escrime où le mécanicien viendra de temps en temps faire un petit assaut avec le chef de train ?

O saint Don Quichotte, priez pour nous !


J’ai dit que nous faisions de la politique et de la guerre de sentiment et jamais de logique.

Je n’en citerai qu’une preuve entre cent mille.

Il y a quelques années, un officier de grande valeur qui fait aujourd’hui la campagne du Tonkin, M. le général de Négrier, alors colonel, ayant à réprimer une insurrection d’Arabes dans le Sud Oranais et sachant bien qu’on ne peut frapper ces fanatiques que par leur religion, abattit la célèbre mosquée de Sidi-Cheik.

L’Arabe est fataliste. « Dieu le veut ! » est toute sa foi. Si Dieu ne le défend pas, c’est qu’il abandonne ses enfants.

Or, l’opinion publique s’émut en France, le gouvernement s’indigna. On avait outragé la religion de ces pauvres ennemis ! On avait détruit leur temple ! Profanation !

On fit reconstruire la mosquée ! Allah avait vaincu !

Or, c’est le même gouvernement qui, quelques mois plus tard, expulsait les moines et fermait leurs églises en France.

Les académies
(Gil Blas, 22 décembre 1884)

On parlait, dans un salon académique, de la réception de François Coppée. Une jeune femme, pour qui les combinaisons qui ont étonné et éloigné M. Soulary n’ont pas de mystères, s’écria : « Ça me fait de la peine de voir nommer Coppée ; j’aurais préféré qu’on en choisît un autre. »

Comme on la savait grande admiratrice du poète, on s’étonna. Elle reprit : « C’est justement parce que je l’aime beaucoup que ça m’a ennuyée. Moi je ne nomme que les académiciens pour qui je n’ai ni admiration ni amitié. »

« Je ne nomme » fit sourire les hommes. Mais les femmes ne le remarquèrent point. Quelqu’un demanda : « Alors vous préférez les ganaches ? » Elle dit : « Oui, les vieux surtout. Vous ne comprenez pas pourquoi. C’est bien simple pourtant.

« J’adore Coppée, et voilà que j’ai peur de désirer sa mort.

« Vous n’y êtes point encore ?

« Qu’est-ce que nous connaissons parmi les académiciens. Trois poètes : Coppée dont nous avons lu tous les vers, Sully Prudhomme dont nous avons lu quelques vers, et Hugo qui a fait des vers superbes, mais que nous avons un peu… un peu oubliés. Pardon, nous nous rappelons encore quelques pièces des Châtiments et de La Légende des Siècles, n’est-ce pas ?

« Nous connaissons très bien les auteurs dramatiques et les romanciers, en tout dix écrivains.

« Il en reste trente. Qui ? Nous savons leurs noms, nous autres, parce qu’ils sont de l’Académie. C’est vrai. Mais qu’ont-ils fait ? Personne ne sait. Personne ! Voilà pourtant ceux que je préfère, les vrais académiciens, ceux que nous devrions toujours nommer.

« Chaque fois qu’un fauteuil est vacant, moi je ne m’informe jamais des titres d’un candidat, mais de son âge et de ses maladies. Que m’importe qu’il ait fait une traduction en vers de Don Quichotte ou bien dix volumes de bavardages sur l’idée de Patrie dans la poésie scandinave, ou bien vingt volumes de commentaires sur les poètes marocains du XVIe siècle. Ce qui m’importe et ce qui m’amuse, par exemple, c’est qu’il meure le plus vite possible.

« Je voudrais qu’on forçât les candidats à passer devant une espèce de conseil de révision qui écarterait les bien portants. On ne nous dirait point les titres ni la valeur de leurs œuvres qui ne nous intéressent guère, mais les noms et la gravité de leurs maladies et les lésions organiques de leur corps. C’est le plus atteint qui aurait le plus de chances.

« N’ai-je point raison ?

« Quoi de plus ennuyeux et de plus inutile que l’Académie quand elle est au complet ? Que fait-elle ? A quoi sert-elle ?

« Mais sitôt qu’un académicien meurt, quel amusement ! Toute la France s’émeut, tout Paris se passionne. Qui le remplacera ? Moi je sens un petit frisson au cœur quand je lis dans mon journal, le matin, qu’un immortel vient de mourir ! Voilà mes bons jours, car j’ai du plaisir sur la planche pour six mois au moins. Et s’il en meurt deux ou trois de suite, je deviens folle de contentement. Et tout le monde est comme moi, sans exceptions !

« Qui remplacera le trépassé ? Quelle émotion ! Chacun fait sa liste. On pointe, on discute, on suppose, on calcule. Il n’y a rien de plus amusant, non rien, absolument rien ! Que d’intrigues, de visites, de mines, de contre-mines, de combinaisons, d’influences mises en mouvement, de manœuvres ! Quelle joie quand votre candidat réussit ! Et comme il faut déployer d’adresse, de ruse, de tact, de politique.

« C’est là la vraie distraction de Paris l’hiver, du Paris intelligent, du Paris qui pense.

« Personne ne pourra dire le contraire. Aussi je trouve très fâcheux qu’on amène à l’Académie des jeunes gens comme François Coppée, qui nous feront attendre très longtemps leur successeur. Songez que nous pourrions disparaître avant lui ! Ça n’est pas gai cette idée-là.

« Du moment que nous ne nommons des académiciens que pour avoir le plaisir de les remplacer, c’est avec l’espérance de les voir mourir bientôt. Plus il en meurt, plus nous devons être satisfaits. Il faut donc les prendre très vieux, très infirmes, très malades.

« Moi, je l’avoue, quand il se passe deux ou trois mois sans qu’il en soit parti un seul pour l’autre monde, je fais brûler un petit cierge à Notre-Dame. Ça m’a réussi souvent.

« Il y a beau temps que l’Académie n’existerait plus, croyez-moi, si ce n’était pas si amusant de la renouveler.

« C’est un petit jeu, cela, un petit jeu littéraire et tout à fait passionnant.

Si j’étais écrivain, je composerais un livre sur ce sujet :

« L’ACADÉMIE FRANÇAISE OU LE JEU DE LA MORT ET DES QUARANTE VIEILLARDS »

« ou encore

« JEU DE LA MORT ET DES IMMORTELS. »

La petite dame avait-elle tort ? A d’autres de le décider. Mais il me semble pour être juste, qu’il y avait du vrai dans sa manière de raisonner.

Voilà donc Coppée baptisé avec la prose de M. Cherbuliez. (A sa place, je me laverais la tête.) Au tour de M. Edmond About, maintenant, et puis au tour de M. Ludovic Halévy. Le Paris qui pense va s’amuser avec ces entrées à sensation.

Mais on attend les sorties ? A qui le tour ?

Il n’est point que l’Académie où l’on s’exerce à discourir.

Voilà que la Société des gens de lettres est en train de devenir une concurrence de l’Institut. La maison n’est pas au coin du quai.

On y discute le mérite littéraire, la valeur du verbe et de l’adjectif, le style et la composition, en des morceaux préparés avec prétention.

Cet autre petit jeu serait fort innocent, s’il était inoffensif. Malheureusement, il ne l’est point.

Le fait qui vient de se produire est assez curieux pour qu’on le cite.

La Société des gens de lettres est une association de gens qui écrivent bien ou mal, souvent mal et quelquefois bien, et qui se sont associés pour tirer tout le profit possible de leurs œuvres et empêcher le pillage littéraire, si facile et si constant. C’est donc uniquement une réunion d’intérêts pécuniaires, une réunion de marchands de prose ou de vers, une réunion de commerçants qui mettent en commun, pour l’exploiter, un fonds ayant une valeur mercantile. Ils forment donc absolument le contraire d’une académie.

S’il en fallait une preuve, il suffirait de lire les noms des sociétaires. Pour dix qui sont connus un peu ou beaucoup, on en trouve cinquante ignorés du monde entier. Pour dix qui écrivent en une langue élégante ou seulement correcte, on en trouve cinquante qui se servent du charabia négro-français le plus étonnant. Là sont réunis tous ceux qui fabriquent en gros le roman-feuilleton, honorables débitants de lignes, habiles en leur métier spécial, mais qui n’ont pas connu ce qu’un poète nommerait les idéales caresses de la langue française, cette divine maîtresse des artistes. Trublots de la littérature, ils n’ont jamais fréquenté que la bonne de la maison. Cela n’empêche que leurs intérêts soient aussi respectables que ceux de MM. Daudet, Claretie, Coppée et de tous les vrais écrivains qui font partie de cette association, mais cela devrait empêcher ces barbouilleurs de papier de s’ériger en juges aussi intolérants qu’incompétents.

Voici le cas

Le règlement dit que pour être admis dans la Société, il faut avoir produit au moins deux volumes, ou la valeur de deux volumes en articles publiés.

Il faut en outre que le candidat soit absolument honorable.

Or, un jeune écrivain de talent, Harry Alis, qui a publié quatre volumes plus trois cent mille lignes dans divers grands journaux, garçon charmant d’ailleurs et dont la vie est inattaquable, vient de se voir refuser la porte de ce sanctuaire, après la lecture d’un rapport superlativement admirable de M. Ferdinand du Boisgobey.

Il semble que le rapporteur aurait dû mettre une certaine coquetterie modeste à nous laisser toujours ignorer ses idées et ses théories sur l’art littéraire. Il a l’imprudence de nous les révéler.

Il dit, parlant du premier roman d’Harry Alis, Hara-Kiri : « Le commencement est un petit chef-d’œuvre. La description du Japon (l’avez-vous vu, monsieur Ferdinand ?), la douleur du vieux samouraï, etc., etc., tout cela forme un tableau achevé.

« Mais la suite ne rappelle que très imparfaitement le voyage en Grèce du jeune Anacharsis (l’avez-vous lu, monsieur Ferdinand ?) qui fit les délices de nos grands-pères ! » (Parbleu ! que la logique est une belle chose, et aussi l’à-propos de la comparaison, et cette opération d’esprit qu’on nomme l’enchaînement des idées !)

Et puis M. du Boisgobey s’étonne de rencontrer des invraisemblances dans le roman de son jeune confrère. Et je m’étonne à mon tour, et plus que lui encore, de son étonnement ! Il s’écrie : « O prodige ! » parce qu’un jeune Japonais de noble race pénètre dans les salons les plus aristocratiques du faubourg Saint-Germain, ces salons dont M. du Boisgobey considère les portes comme infranchissables, bien qu’il en ait révélé le monde, et le ton et les amours, à toutes les portières et les fruitières de France ! Oh ! Le bon faubourg qu’elles ont !

Le récipiendaire conclut ainsi : « Tel est, messieurs, le fond du roman de M. Harry Alis qui a tiré de ce fond bizarre une infinité d’épisodes non moins singuliers. Il y a de tout dans son œuvre… Elle pèche fortement par la composition, mais elle est écrite avec une verve extraordinaire, dans une bonne langue, sobre et colorée à la fois. L’auteur n’abuse pas trop des adjectifs et ne torture pas trop ses phrases.

« Il est malheureusement sorti de la bonne voie, lorsque, deux ans plus tard, il fit son second roman, Reine Soleil. Cette fois, il a versé dans le réalisme, dans le néologisme et même dans la pornographie ! »

— Avec vous, Goncourt et Zola !

Après une analyse succincte, M. du Boisgobey reprend :

« Vous parlerai-je du style ? » (Oh ! non, s’il vous plaît.) Il en parle cependant. — « Je me contenterai de deux ou trois citations qui vous mettront à même d’en juger. »

Première citation. « Au théâtre, la lumière crue de la rampe fait scintiller les ors et rougeoyer les maillots des danseuses. » Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? dit le conte.

La sœur Anne voit l’herbe qui verdoie et la route qui poudroie. Mais M. du Boisgobey ne voit point rougeoyer les maillots des danseuses.

Je continue… Ce sont-là de vraies perles, et le livre contient de quoi faire un beau collier. — (Si j’étais écailleur, ce n’est pas dans Reine Soleil que je chercherais des perles de cette sorte.) — Le rapporteur reprend :

« M. Harry Alis vous apporte deux volumes importants. Il a de gros défauts, mais il a aussi du talent. C’est un jeune. Il cherche sa voie, et, en attendant qu’il l’ait trouvée, il va où le pousse le vent qui souffle en ce temps-ci sur la littérature. Il prend plaisir à traiter des sujets scabreux et à alambiquer la bonne vieille langue française ! ! » — (Que cet « à alambiquer » a de grâce et de justesse !)

Mais le juge sévère termine :

« Si le comité était de l’Académie, je ne vous proposerais pas de décerner un prix à M. Harry Alis, surtout pas un prix de vertu ; mais je vous propose de le nommer sociétaire par la même raison que vous ne pourriez pas refuser M. Zola s’il se présentait ! »


Voilà ! Voilà la langue française défendue par M. Ferdinand du Boisgobey. O prodige ! L’Invraisemblance condamnée par M. du Boisgobey. O deux fois prodige ! Et Reine Soleil, un livre d’artiste, étudié et écrit, curieux et vrai, jeté dans la hotte aux ordures par M. Ferdinand du Boisgobey avec L’Assommoir et Germinal. O trois fois prodige ! ! !

Et le comité a repoussé la candidature de M. Harry Alis, ce qui fera subir au jeune écrivain un dommage pécuniaire important.

Toute réflexion est inutile.


Je plains ceux qui débutent en ce moment, je ne parle pas de M. Alis qui n’est plus un débutant, mais de ceux qui publient un premier livre dans ce flot de volumes qui nous inonde. Si vraiment M. de Goncourt a l’intention de laisser un prix de dix mille francs à décerner chaque année au roman qui révélera chez un jeune écrivain le plus de tempérament, d’originalité, d’effort vers la forme et l’invention indéfiniment nouvelles que doivent poursuivre les artistes, il fera là une œuvre belle, grande et digne du nom qu’il porte.

L’Académie, la vraie, celle qui est au coin du quai, cette éternelle couronne de momies, jeunes ou vieilles, car il est des momies de vingt ans, en art, a-t-elle parfois découvert un jeune homme devenu plus tard un grand homme ?

Je lisais avec surprise, dernièrement, la longue liste des encouragements qu’elle a distribués cette année.

Où sont les jeunes d’avenir, là-dedans ? J’y cherche les noms des nouveaux qu’on murmure déjà dans les réunions d’hommes de lettres, les noms de romanciers de demain.

Parmi ces derniers venus, est-ce l’Académie qui patronnera M. Robert Caze, qui n’est plus d’ailleurs un inconnu et sur qui beaucoup comptent, et son homonyme, M. Jules Case, un débutant qui sera quelqu’un, ou M. Abel Hermant, dont le premier roman, Monsieur Rabosson, est déjà un livre fort et charmant et plus qu’une promesse, une œuvre ?

L’amour à trois
(L’amour à trois, 1884)

Vous touchez, mon cher ami, dans ces vives et charmantes nouvelles, au plus gros problème moral de notre époque, ou même au plus gros problème de tous les temps.

Depuis que le monde et le mariage existent, la religion, la littérature et la loi se sont cassé le nez à cet écueil de l’amour à trois. Ces trois têtes sur le même oreiller font rire les uns, indignent les autres, sont la plus fréquente cause de procès, de crimes ou de bonheur qui soit encore connue.

Il ne sert à rien de se fâcher là contre. Ça est parce que ça est. Constatons simplement, comme vous le faites si bien, tous les cas si variés, si drôles ou si dramatiques de l’adultère, servons-nous-en dans les livres et au théâtre, laissons les législateurs chercher le remède, et philosophons un peu, par moments.

Le remède ? En est-il un ? M. Naquet répond : « Le divorce. »

Et M. Naquet pourrait bien avoir raison.

Deux cas surtout sont intéressants, l’un parce qu’il est mystérieux, l’autre parce qu’il est terrible.

Dans le premier, l’aveuglement de certains maris passe les bornes du possible, et fait rêver.

Dans le second, la vengeance de certains jaloux surprend, révolte les observateurs désintéressés.

Quel roman on pourrait écrire, mon cher ami, sur certains ménages à trois, alors que l’amant est installé dans la maison comme un époux préféré ! Quelle situation singulière, complexe, comique, étrange, et cependant naturelle, puisqu’elle est fréquente ! Nous en connaissons tous, de ces associations où les hommes se partagent amicalement les bénéfices et les charges. Liés par une étroite amitié, intimes comme deux complices, ils ont les mêmes soins pour leur femme qui, elle, préfère, on le voit, l’ami choisi par son cœur à l’homme imposé par la famille et par la loi. Ils vivent ensemble, au vu et au su de tous, déjeunent et dînent à la même table. On en conclut avec vraisemblance que tous les autres meubles de la maison leur sont également communs, la nuit comme le jour.

Dans la rue, on les rencontre. Elle et Lui devant (car elle a pris son bras), le mari derrière car on ne peut aller trois de front, partout ; et les trottoirs n’ont pas tout à fait la largeur d’un lit.

Le monde sourit et ferme les yeux. Qui donc pourrait les ouvrir assez grands, les yeux, pour voir au fond de ces trois cœurs, surtout au fond du cœur du troisième, du mari impénétrable, ignorant ou complaisant, lâche ou indifférent, plein de colère étouffée, de haine et de désirs de vengeance, ou simplement heureux peut-être ?

Sous cette rubrique : « Les drames de l’adultère », les journaux nous apprennent tous les jours qu’un époux trompé vient de massacrer sa femme, ou l’amant, ou tous les deux. Les jurés, tous mariés, sont pleins d’indulgence pour ces fureurs de propriétaire outragé. Ils acquittent ce meurtrier, et l’assistance spéciale des cours d’assises, lecteurs de romans-feuilletons, venue pour l’émotion, gonflée de sensiblerie larmoyante, applaudit à ce verdict, jugeant que le mari trompé a lavé son honneur dans le sang, qu’il s’est réhabilité par ce meurtre. C’est avec ces grands mots qu’on nous élève, avec ces préjugés qu’on nous instruit, avec ces idées qu’on nous prépare au mariage.

Ce que je vais dire paraîtra sans doute déplorablement subversif. Tant pis ; il ne faut chercher que la vérité, sans s’occuper de la morale enseignée, orthodoxe et officielle ; de la morale, cette prétendue loi naturelle, indéfiniment variable, facultative, cette chose dosée différemment pour chaque pays, appréciée d’une façon nouvelle par chaque expert, prêtre ou législateur, et sans cesse modifiée par tout le monde.

La seule loi qui importe est la loi suprême de l’humanité, cette loi qui gouverne les baisers humains, et qui sert de thème éternel aux poètes.

Nous vivons dans une société affreusement bourgeoise, timorée et médiocre. Jamais peut-être on n’a eu l’esprit plus étroit et moins humain.

La faiblesse (disons faute, si vous vous voulez) d’une femme mariée, entraînée à mal par un séducteur, a pris des proportions si mélodramatiques qu’on la considère généralement comme digne de mort.

Des hommes comme M. Dumas fils raisonnent et argumentent pendant des livres entiers, avec talent, esprit et partialité, et peut-être avec incompétence, sur les entraînements et les chutes de ces pauvres êtres sans énergie contre l’amour. Les baisers illégaux acquièrent sous leur plume une gravité de crimes ; et les femmes payent pour tous : pour le mariage indissoluble, chose horrible ; pour la loi, injuste à leur égard ; pour le préjugé féroce qui les condamne ; pour l’opinion monstrueuse qui permet tout à leurs maris et leur défend tout. Je ne veux point absoudre l’adultère. Je ne veux que constater la situation absolument injuste que crée le mariage.

Le mariage est la loi. Nous devons donc nous y soumettre.

Il est cependant permis de le discuter.

Constatons d’abord que les médecins et les philosophes affirment, pour la plupart, que nous sommes des polygames et non des monogames. Donc les femmes seraient des polyandres. (J’ignore si le mot est académique.) Ainsi, l’individu qui se contenterait d’une femme toute sa vie serait tout autant en dehors des lois de la nature que celui qui ne vivrait que de salade. L’examen de nos mâchoires nous révèle créés pour manger de la viande et des légumes ; mais à quoi voit-on que nous sommes des polygames ? Il suffit d’un raisonnement pour le prouver. Une femme ne peut porter qu’un enfant par an, tandis qu’un homme… a la production plus facile. La loi de nature veut donc que le mâle ait plusieurs épouses. D’où il résulte que le harem est une institution sage. Et pourtant… on pourrait dire encore beaucoup d’autres choses, mais, cette fois, à l’avantage des femmes et au détriment des hommes ! Passons.

Admettons donc que nous ne soyons absolument ni carnivores, ni herbivores, mais omnivores. Nous nous arrangerons en Orient de la polygamie, et en Occident de la monogamie, et encore de la monogamie avec accommodements. Je voudrais bien qu’on me citât un seul homme — un seul — sain de corps et d’esprit, demeuré toute sa vie absolument monogame.

Donc le mariage crée une situation anormale, antinaturelle, et à laquelle on ne peut se résigner que grâce à des abnégations infinies, à une vertu supérieure, à des mérites absolument religieux, une situation à laquelle le mari ne se résigne jamais, une situation qui met éternellement la conscience en lutte avec l’instinct, avec l’amour.

Lequel est le monstre au point de vue naturel et humain : la femme qui succombe ou le mari qui tue ?

Ici un homme, parce qu’il est trompé dans son égoïsme, blessé dans sa vanité, déçu dans sa prétention (peut-être exorbitante) de possession exclusive, détruit un être, supprime la vie, la vie que rien ne peut rendre, commet le seul acte vraiment monstrueux qu’on puisse commettre, et le plus horrible, et le plus immoral, tue !

Là, une femme, élevée pour plaire, instruite dans cette pensée que l’amour est son domaine, sa faculté et sa seule joie au monde (tels sont, en effet, les enseignements de la société) ; créée par la nature même faible, changeante, capricieuse, entraînable ; faite coquette par la nature et par la société ensemble, vivant presque toujours seule pendant que son mari fait ce qu’il veut et s’amuse à son gré ; une femme donc se laisse captiver par un homme qui met tous ses soins, toute son ardeur, toute son habileté, toute sa puissance à l’entraîner ! Il fait, lui, son métier d’homme du monde, de séducteur ! Elle tombe entre ses bras, obéissant à l’invincible amour ; elle commet un acte blâmable, condamnable au point de vue des législations, mais humain, fatal, si fatal que rien n’a jamais pu l’entraver depuis que les règlements de la moralité civile et religieuse le combattent ; et on proclame cette femme une gueuse, une misérable, une souillée, tandis qu’on salue jusqu’à terre son mari qui l’assassine, parce qu’on le juge’ réhabilité !

Pourquoi tue-t-il ? Parce qu’il se croit déshonoré ! Nous touchons ici à un de ces préjugés prodigieux qui servent généralement de bases à toutes nos croyances.

Êtes-vous déshonoré parce que votre marchand de vin vous a filouté ? — Non ? — Parce que votre bonne vous a volé ? — Non ? — Et vous l’êtes parce que votre femme vous a trompé ! Vous, le volé, le trompé, le lésé, le filouté enfin, vous vous considérez comme déshonoré tant que vous n’aurez pas lardé de coups de couteau l’amant que tout le monde considère comme honorable, comme accomplissant légitimement ses fonctions de maraudeur d’amour, et la femme qui s’est abandonnée, séduite, entraînée ! Que la logique est une belle chose !

Mais, sacrebleu, le déshonneur ne peut résulter que d’un acte absolument personnel, et ne peut, en aucun cas, provenir du fait d’un autre.

Est-il admissible qu’on puisse être atteint dans son honneur par une action à laquelle on n’est pour rien bien au contraire, — une action qu’on met tous ses soins à empêcher ? Nous voyons heureusement aujourd’hui une phalange de maris philosophes, qui, ayant déterminé exactement la situation, les droits et les devoirs de chacun des époux, et respectant les convenances, aiment à leur guise, laissent leur femme vivre à son aise, tout en surveillant de l’œil ses allures comme ferait le gardien d’une chèvre capricieuse, pour empêcher ses escapades. Cette sagesse n’est-elle pas morale au fond ?

Gustave Flaubert
(Lettres à George Sand, 1884)
I

Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était fille d’un médecin de Pont-l’Évêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à une famille de Basse-Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était alliée à Thouret, de la Constituante.

La grand-mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne d’enfance de Charlotte Corday.

Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d’origine champenoise. C’était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s’étonna, sans s’indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il jugeait la profession d’écrivain un métier de paresseux et d’inutile. Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phénomène. Il ne parvint à apprendre à lire qu’avec une extrême difficulté. C’est à peine s’il savait lire, lorsqu’il entra au lycée, à l’âge de neuf ans.

Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.

Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul, jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.

Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspérer ; et il déclarait avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n’était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu’assis », disait-il.

Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes indubitables de cette naïveté persévérante.

Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il n’avait point la sensation nette des contacts. C’est à lui surtout qu’on peut appliquer ce qu’il écrivit dans sa préface aux Dernières Chansons, de son ami Louis Bouilhet :

« Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez ! »

Jeune homme, il était d’une beauté surprenante. Un vieil ami de sa famille, médecin illustre, disait à sa mère : « Votre fils, c’est l’Amour adolescent. »

Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d’artiste, dans une sorte d’extase poétique qu’il entretenait par la fréquentation quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le cœur frère qu’on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort tout jeune, d’une maladie de cœur, tué par le travail.

Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu’un autre ami, M. Maxime Du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et l’épilepsie, à l’expliquer l’une par l’autre. Certes, ce mal effroyable n’a pu frapper le corps sans assombrir l’esprit. Mais, doit-on le regretter ? Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants, sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les misères, toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale. Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de l’épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l’esprit ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une sorte d’appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus sombre d’envisager les choses, un soupçon devant les événements, un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu l’homme enthousiaste et vigoureux qu’était Flaubert, pour quiconque l’a vu vivre, rire, s’exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est indubitable que la peur des crises, disparues d’ailleurs dans l’âge mûr et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier que d’une façon presque insensible sa manière d’être et de sentir et les habitudes de sa vie. Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave Flaubert débuta en 1857 par un chef-d’œuvre, Madame Bovary.

On sait l’histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera marqué par ce procès, l’éloquente défense de M° Sénart, l’acquittement difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président, puis le succès vengeur, éclatant, immense !

Mais Madame Bovary a aussi une histoire secrète qui peut être un enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.

Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime Du Camp, qui la remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris. C’est alors qu’il éprouva combien il est difficile de se faire comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus intelligents. C’est de cette époque assurément que date ce mépris qu’il garda du jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou les négations absolues.

Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de Madame Bovary, M. Maxime Du Camp écrivit à Gustave Flaubert la singulière lettre suivante, qui, peut-être, modifiera l’opinion qu’on a pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en particulier sur la Bovary, dans ses Souvenirs littéraires :

« 14 juillet 1856.


Cher vieux,

Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s’agit de le dégager ; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile. On n’ajoutera pas un mot à ta copie ; on ne fera qu’élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que dans tout ceci je n’ai en vue que ton seul intérêt.

Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.

MAXIME DU CAMP »

La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par une personne exercée et habile, n’aurait coûté à l’auteur qu’une centaine de francs ! Vraiment, c’est pour rien !

Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils, d’une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce seul mot : Gigantesque !

Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime Du Camp, se mirent au travail, en effet, pour dégager l’œuvre de leur ami de ce tas de choses bien faites, mais inutiles, qui la gâtaient ; car on lit sur un exemplaire, conservé par l’auteur, de la première édition du livre, les lignes suivantes :

« 20 avril 1857.


« Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris.

GUSTAVE FLAUBERT »

En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses originales et nouvelles sont biffées avec soin. Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier feuillet, ceci :

« Il fallait, selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et, selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, refaire les Comices d’un bout à l’autre ! De l’avis général, à la Revue, le pied bot était considérablement trop long, “inutile”. »

C’est là assurément aussi l’origine du refroidissement survenu dans l’ardente amitié qui liait Flaubert à M. Du Camp. S’il en fallait une preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de Louis Bouilhet à Flaubert :

« Quant à Maxime Du Camp, j’ai été quinze jours sans le revoir, et j’aurais passé l’année de la même façon, si lui-même n’était apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu’il fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m’a offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver une bibliothèque. Il s’est informé de toi et de ton travail. Ce que je lui ai dit de la Bovary l’a occupé beaucoup. Il m’a dit, en phrases incidentes, qu’il en était fort heureux, que tu avais tort de ne lui avoir jamais pardonné la Revue, qu’il verrait avec bonheur tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec conviction et franchise… »

Ces détails intimes n’ont d’importance qu’au point de vue des jugements portés par M. Du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus tard, entre eux.

L’apparition de Madame Bovary fut une révolution dans les lettres.

Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son esprit.

Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.

Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la contexture de la phrase.

Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d’œuvre de la langue, ainsi qu’on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.

Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, surprenante, complète.

Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de l’écrivain ; c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.

Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de l’impersonnalité dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fût jamais même deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je-ne-sais-quoi de presque divin qui est l’art.

Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible.

S’il attachait une importance considérable à l’observation et à l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la façon la plus parfaite à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à un enseignement quelconque.

Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l’art moral ou sur l’art honnête.

« Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils d’impuissants. »

La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social établi ; mais il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.

L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être consciencieux et artiste s’il s’efforce systématiquement de glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes.

Tout acte, bon ou mauvais, n’a, pour l’écrivain, qu’une importance comme sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal n’y puisse être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.

En dehors de lit vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions. Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple : Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres.

Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu’il raconte.

Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi. Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumé à l’onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal.

Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en comprendre l’importance relative et sans en noter les répercussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il s’explique ainsi dans une de ses lettres :

« … Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés, — cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous ? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrais que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. »

Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne s’efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.

Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore de la pénétration que de l’observation.

Au lieu d’étaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.

Il imaginait d’abord des types ; et, procédant par déduction, il faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu’ils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempéraments.

La vie donc qu’il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu’à titre de renseignement.

Jamais il n’énonce les événements ; on dirait, en le lisant, que les faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d’importance à l’apparition visible des hommes et des choses. C’est cette rare qualité de metteur en scène, d’évocateur impassible qui l’a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne savent comprendre le sens profond d’une œuvre que lorsqu’il est étalé en des phrases philosophiques.

Il s’irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu’on — lui avait collée au dos et prétendait n’avoir écrit sa Bovary que par haine de l’école de M. Champfleury.

Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour son puissant talent qu’il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait pas le naturalisme.

Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n’est plus loin du réalisme.

Le procédé de l’écrivain réaliste consiste à raconter simplement des faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu’il a connus et observés.

Dans Madame Bovary, chaque personnage est un type, c’est-à-dire le résumé d’une série d’êtres appartenant au même ordre intellectuel.

Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires sont des types, doués d’un relief d’autant plus énergique qu’en eux sont concentrées des quantités d’observations de même nature, d’autant plus vraisemblables qu’ils représentent l’échantillon modèle de leur classe.

Mais Gustave Flaubert avait grandi à l’heure de l’épanouissement du romantisme ; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait à l’âme un besoin lyrique qui ne pouvait s’épandre complètement en des livres précis comme Madame Bovary. Et c’est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme : ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu’à sa mort sous l’influence dominante du romantisme. C’est presque malgré lui, presque inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la force créatrice enfermée en lui, qu’il écrivait ces romans d’une allure si nouvelle, d’une note si personnelle. Par goût, il préférait les sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des tableaux d’opéra.

Dans Madame Bovary, d’ailleurs, comme dans l’Éducation sentimentale, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu’elle exprime. Elle part, comme fatiguée d’être contenue, d’être forcée à cette platitude, et, pour dire la stupidité d’Homais ou la niaiserie d’Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait des motifs de poème.

Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d’un récit homérique son second roman, Salammbô. Est-ce là un roman ? N’est-ce pas plutôt une sorte d’opéra en prose ? Les tableaux se développent avec une magnificence prodigieuse, un éclat, une couleur et un rythme surprenants. La phrase chante, crie à des fureurs et des sonorités de trompette, des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des souplesses de violon et des finesses de flûte.

Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l’air de se mouvoir dans un décor antique et grandiose.

Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu’il ait écrit, donne aussi l’impression d’un rêve magnifique.

Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave Flaubert ? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l’éclat de poésie qu’il a jeté dessus nous les montre dans l’espèce d’apothéose dont l’art lyrique enveloppe ce qu’il touche.

Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire, qu’il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude sobre et parfaite qui s’appelle l’Éducation sentimentale.

Cette fois, il prit pour personnages, non plus des types comme dans la Bovary, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu’on rencontre tous les jours.

Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition surhumain, il a l’air, tant il ressemble à la vie même, d’être exécuté sans plan et sans intentions. Il est l’image parfaite de ce qui se passe chaque jour ; il est le journal exact de l’existence ; et la philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée derrière les faits ; la psychologie est si parfaitement enfermée dans les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements apparents, n’a pas compris la valeur de ce roman incomparable.

Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si profond, si voilé, si amer.

L’Éducation sentimentale, méprisée par la plupart des critiques accoutumés aux formes connues et immuables de l’art, a des admirateurs nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang parmi les œuvres de Flaubert.

Mais il lui fallait, par suite d’une de ces réactions nécessaires à son esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit une œuvre ébauchée autrefois, la Tentation de saint Antoine.

C’est là, certes, l’effort le plus puissant qu’ait jamais tenté un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur inaccessible rendaient l’exécution d’un pareil livre presque au-dessus des forces humaines.

Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l’a fait assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de nourritures succulentes mais par toutes les doctrines, toutes les croyances, toutes les superstitions où s’est égaré l’esprit inquiet des hommes. C’est le défilé colossal des religions escortées de toutes les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans les cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le désir de l’impénétrable inconnu.


Puis, aussitôt achevée cette œuvre énorme, troublante, un peu confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.

Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre encyclopédique, Bouvard et Pécuchet, qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l’étude des connaissances humaines. »

Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale. Alors ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant toutes les connaissances de l’humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l’ouvrage.

Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire, à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, â la sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent l’éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.

Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns tes autres par les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d’un penseur qui constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise.

Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.

Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans la Tentation de saint Antoine, il l’a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours « l’éternelle misère de tout ».

La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain ; tout est incertain, variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. A moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »

Ce livre touche à ce qu’il y a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l’homme : c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.

Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose que l’invraisemblable. Pour les autres, c’est tout simplement le domaine de l’idée.

Les premiers romans de Flaubert ont été d’abord une étude de mœurs très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d’images, de visions.

Dans Bouvard et Pécuchet, les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents ; et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.

Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de sottises cueillies chez les grands hommes.

Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.

Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en entier.

Morale.

Amour.

Philosophie.

Mysticisme.

Religion.

Prophétie.

Socialisme (religieux et politique).

Critique.

Style

Esthétique.


Spécimens de style.

— Périphrases.

— Palinodies.

— Rococo.


Style des grands écrivains, des journalistes, des poètes.

— Classique.

— Scientifique.

— Médical.

— Agricole.

— Clérical.

— Révolutionnaire.

— Romantique.

— Réaliste.

— Dramatique.

— Officiel des souverains.

— Poétique officiel.


HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES


Beaux-arts


Beautés

— Du parti de l’ordre.

— Des gens de lettres.

— De la religion.

— Des souverains.


Bizarreries. — Férocités. — Excentricités. — Injures. — Sottises. — Lâchetés. — Exaltation du bas.


Opinions sur les grands hommes.

Les classiques corrigés.

Charabia officiel

— Discours.

— Circulaires.


IMBÉCILES

Le dictionnaire des idées reçues. Le catalogue des opinions chic.

Il les avait cependant classées ; mais il devait revoit cette classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié de cet amas de documents. Voici, toutefois, l’ordre dans lequel il a laissé ces notes : (voir page précédente).

C’est donc bien là l’histoire de la bêtise humaine sous toutes ses formes.

Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de ces notes.

PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION

Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse


Ce peuple si brillant n’a rien fondé, rien établi de durable, et il n’est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de livres et de statues. Il manqua toujours de raison.

LAMENNAIS, Essai sur l’indifférence, t. IV, p. 17t.

Morale

Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.

DESCARTES, Discours de la méthode, part. 6.

L’étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terrible.

DUPANLOUP, Éducation intellectuelle, p. 417.

La superstition est un ouvrage avancé de la religion qu’il ne faut pas détruire.

DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg, ent. VII, p. 234.

L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que l’on appelle des vaisseaux.

FÉNELON

BEAUTÉS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIE, MORALE

Économie politique

En 1823, des habitants de la ville de Lille, parlant au nom de l’huile de colza, exposèrent au gouvernement qu’un produit nouveau, le gaz, commençait à se répandre ; que ce mode d’éclairage, s’il se généralisait, ferait délaisser les autres, d’autant plus qu’il paraissait être à la fois meilleur et à plus bas prix, etc. En raison de quoi, ils priaient humblement, mais fermement, Sa Majesté, protectrice naturelle de leur travail, de vouloir bien préserver de toute atteinte leurs droits acquis en interdisant absolument ce produit perturbateur.

FRÉDÉRIC PASSY, Discours sur le libre-échange.

15 décembre 1878.


Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance.

LA HARPE, Introduction de cours littéraire.

Style ecclésiastique

Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du monde, la femme c’est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante ; il court sur la voie du progrès, et s’avance vers les doctrines éternelles.

Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses catastrophes.

Mgr MERMILLOD, De la vie surnaturelle dans les âmes.

PÉRIPHRASES

Imbéciles

Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vécût avec un homme avant le mariage.

(Traduction d’Homère.) PONSARD.

Style romantique

Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable. Le mot ange venait aux lèvres en la regardant.

Sibylle (p. 116). O. FEUILLET.

Style des souverains

La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale.

Louis-NAPOLÉON

Cité dans LA RIVE GAUCHE, 12 mars 1865.

Style catholique

L’enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de dragon dans le calice de Babylone.

PIE IX, Manifeste, 1847.

Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à l’inobservation du dimanche.

L’ÉVÊQUE DE METZ, Mandement, décembre 1846.

IDÉES SCIENTIFIQUES

Histoire naturelle

Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles !

PROUDHON (De la Célébration du Dimanche, 1850).

Les chiens sont pour l’ordinaire de deux teintes opposées, l’une claire et l’autre rembrunie, afin que, quelque part qu’ils soient dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la couleur desquels on les confondrait.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Harmonies de la Nature.

Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les attraper plus aisément.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Harmonies de la Nature.

Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d’être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Études de la Nature.

Souci de la vérité

Toute autorité, mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux nouveautés, sans se laisser effrayer par le danger de retarder la découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait nul, comparé à celui d’ébranler les institutions et les opinions reçues.

P. 283, t. II. DE MAISTRE, Exam. philos., BACON.

La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville. Le météore a plus agi dans les vallées, il a soustrait le calorique. C’est l’effet d’un refroidissement subit.

RASPAIL., Hist. Santé et Maladie, p. 246–247.

Poissons

Je remarque sur les poissons que c’est une merveille qu’ils puissent naître et vivre dans l’eau de mer, qui est salée, et que leur race ne soit pas anéantie depuis longtemps.

GAUME, Catéchisme de Persévérance, 57.

De la chimie

Est-il nécessaire d’observer que cette vaste science (la chimie) est absolument déplacée dans un enseignement général ? A quoi sert-elle pour le ministre, pour le magistrat, pour le militaire, pour te marin, pour le négociant ?

DE MAISTRE, Lettres et Opuscules inédits.

Mépris de la science

Plusieurs personnes ont pensé que la science, entre les mains de l’homme, dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime.

CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, p. 335.

Zoologie

C’est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd’hui l’homme mammifère rangé, d’après le système de Linnæus, avec les singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant le laisser à la tête de la création, où l’avaient placé Moïse, Aristote, Buffon et la nature ?

CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, p. 351.

Ses mouvements (du serpent) différent de ceux de tous les animaux ; on ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n’a ni nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, il s’évanouit magiquement.

CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, p. 138.

Linguistique

Si on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y trouverait des restes évidents d’une langue antérieure parlée par un peuple éclairé, et, quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait seulement que la dégradation est arrivée su point d’effacer ces derniers restes.

DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg.

Les sciences naturelles sont secondaires

Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’État, d’être les dépositaires et les gardiens des vérités conservatrices, d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et spirituel. Les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s’amuser. De quoi pourraient-ils se plaindre ?

8e Entretien. DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg.

La science doit être mise à la seconde place

Si l’on n’en vient pas aux anciennes maximes, si l’éducation n’est pas rendue aux prêtres et si la science n’est pas mise partout à la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables ; nous serons abrutis par la science, et c’est le dernier degré de l’abrutissement.

DE MAISTRE, Essai sur les Principes générateurs.

BÉVUES HISTORIQUES

Opinion sur l’étude de l’histoire

L’enseignement de l’histoire peut avoir, selon moi, des inconvénients et des périls pour le professeur. Il en a aussi pour les élèves.

DUPANLOUP.

Critique historique

Si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est difficile à apprécier, parce qu’il est difficile d’aller découvrir la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, l’amitié chez un homme qui n’eut jamais d’égaux autour de lui, la probité chez un potentat qui était le maître des richesses de l’univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que fût ce mortel, il n’est pas impossible de saisir çà et là certains traits de sa physionomie morale.

A. THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, vol. XX, p. 713.

J’ai ouï plusieurs fois déplorer l’aveuglement du conseil de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes.

MONTESQUIEU, Esprit des Lois, liv. XXI, ch. XXII.

François Ier monte sur le trône en 1515. Christophe Colomb meurt en 1506.

Le Pape au XVe siècle

A quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol, immobile, fumait une longue pipe.

VILLEMAIN, Lascaris.

A la veille de l’empire napoléonien

Il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l’origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une époque du monde.

DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg.

La Prusse ne sera pas rétablie

Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse (1807). Cet édifice fameux, construit avec du sang, de la boue, de la fausse monnaie et des feuilles de brochures, a croulé en un clin d’œil et c’en est fait pour toujours.

DE MAISTRE, Lettres et Opuscules, p. 98.

Saint Jean Chrysostome, ce Bossuet africain !

[Saint Jean Chrysostome, né à Antioche (Asie).]

La ville de Cannes doublement célèbre par la victoire remportée par Hannibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte.

Il accuse Louis XI d’avoir persécuté Abélard.

Louis XI, né en 1423.

Abélard, né en 1079.

Smyrne est une île.

J. JANIN, dans G. de Flotte, 1860.

EXALTATION DU BAS

Il faut plus de génie pour être batelier du Rhône que pour faire les Orientales.

PROUDHON.

BÊTISES SUR LES GRANDS HOMMES

Corneille

Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses ; si, en effet, elles ne sont pas dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l’ouvrage notablement défectueux et s’écartent du but de la poésie qui veut être utile.

ACADÉMIE (sur le Cid).

Qu’on me cite une pièce du grand Corneille que je ne me charge de refaire mieux que lui ! Qui tient la gageure ? Je n’aurais fait que ce dont tout homme est capable, pourvu qu’il croie aussi fermement en Aristote qu’en moi.

LESSING, Dramaturgie de Hambourg, p. 462, 463.

Malgré la réputation dont jouit cet écrivain (La Bruyère), il y a beaucoup de négligence dans son style.

CONDILLAC, Traité de l’art d’écrire.

(Descartes) Rêveur fameux par les écarts de son imagination et dont le nom est fait pour le pays des chimères.

MARAT, à propos, du Panthéon.

Rabelais, ce boueux de l’humanité.

LAMARTINE.

Lulli

Ses airs tant répétés dans le monde ne servent qu’à insinuer des passions les plus déréglées.

BOSSUET, Maximes sur la Comédie.

Molière

C’est dommage que Molière ne sache pas écrire.

FÉNELON.

Molière est un infâme histrion.

BOSSUET

Byron

Le génie byronien me semble, au fond, un peu bête.

L. VEUILLOT, Libres Penseurs, p. 11.

A mon avis, Byron, très justement rejeté de la famille et de la patrie, c’est-à-dire mis au bagne pour avoir été mari infidèle et citoyen scandaleux, s’il eût été homme de sens et vraiment grand par l’esprit et par le cœur, aurait fait tout simplement pénitence, afin de reconquérir le droit d’élever sa fille et de servir son pays.

L. VEUILLOT, Libres Penseurs, p. 11.

Injures aux grands hommes

C’est (Bonaparte) en effet un grand gagneur de batailles ; mais, hors de là, le moindre général est plus habile que lui.

CHATEAUBRIAND, De Buonaparte et des Bourbons.

Bonaparte

On a cru qu’il (Bonaparte) avait perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art.

CHATEAUBRIAND, De Buonaparte et des Bourbons.

Bacon

Bacon est absolument dépourvu de l’esprit d’analyse, non seulement ne savait pas résoudre les questions, mais ne savait pas même les poser.

DE MAISTRE, Examen de la Philosophie de Bacon, t. I, p. 37.

Bacon, homme étranger à toutes les sciences et dont toutes les idées fondamentales étaient fausses.

DE MAISTRE, Examen de la Philosophie de Bacon, t. I, p. 82.

Bacon avait l’esprit éminemment faux et d’un genre de fausseté qui n’a jamais appartenu qu’à lui. Son incapacité absolue, essentielle, radicale dans toutes les branches des sciences naturelles.

DE MAISTRE, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 285.

Voltaire

Voltaire est nul comme philosophe, sans autorité comme critique et historien, arriéré comme savant, percé à jour dans sa vie privée et déconsidéré par l’orgueil, la méchanceté et les petitesses de son âme et de son caractère.

DUPANLOUP, Haute Éducation intellectuelle.

Gœthe

La postérité, à laquelle Gœthe a donné son œuvre à juger, fera ce qu’elle a à faire. Elle écrira sur ses tablettes d’airain :

« Gœthe, né à Francfort en 1749, mort à Weimar en 1832, grand écrivain, grand poète, grand artiste. »

Et, lorsque les fanatiques de la forme pour la forme, de l’art pour l’art, de l’amour quand même et du matérialisme, viendront lui demander d’ajouter :

« Grand homme ! » elle répondra : Non !

A. DUMAS fils — 23 juillet 1873.

IDÉES SUR L’ART

Imbéciles

Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce soit, ne doivent une partie de leur succès aux qualités supérieures dont leur organisation est douée.

DAMIRON, Cours de Philosophie, t. II, p. 35.

Jocrisses

Sitôt qu’un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire étranger.

L. HAVIN, Courrier du Dimanche — 15 décembre.

Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites.

PONSARD.

Imbéciles

L’épicerie est respectable. C’est une branche du commerce. L’armée est plus respectable encore, parce qu’elle est une institution dont le but est l’ordre.

L’épicerie est utile, l’armée est nécessaire.

Les Nouvelles, Jules NORIAC — 26 octobre 1865.

Il existe environ la valeur de trois volumes de ces notes. L’aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était surprenante. Un exemple est caractéristique. En lisant le discours de réception de Scribe à l’Académie française, il s’arrêta net devant cette phrase qu’il nota immédiatement :

“La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du siècle de Louis XIV ? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses ou des fautes du grand roi ? Nous parle-t-elle de la révocation de l’Édit de Nantes ?”

Il écrivit au-dessous de cette citation :

Révocation de l’Édit de Nantes, 1685.

Mort de Molière, 1673.”

Comment se peut-il qu’aucun des académiciens, réunis en Comité pour entendre la lecture de ce discours avant qu’il fût prononcé, ne fit ce simple rapprochement de dates ? Gustave Flaubert comptait donc former un volume entier de ces documents justificatifs. Pour rendre moins lourd et fastidieux ce recueil de sottises, il y aurait intercalé deux ou trois contes, d’un idéalisme poétique, copiés aussi par Bouvard et Pécuchet.

On a trouvé dans ses papiers le plan d’une de ces nouvelles, qui aurait été intitulée : Une Nuit de Don Juan.

Ce plan, indiqué en phrases courtes, souvent même par des mots sans suite, révèle mieux que toute dissertation sa manière de concevoir et de préparer son travail. A ce point de vue, il peut être intéressant. Le voici :

UNE NUIT DE DON JUAN
I

Le faire sans parties, d’un seul trait.

Commencement mouvementé comme action, — en tableau deux cavaliers arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais pas encore trop indiqué, seulement comme lumière, dans les arbres, — on laisse paître les chevaux dans les broussailles, — ils s’y empêtrent la gourmette, etc. — Cela au milieu du dialogue, coupé, de temps à autre, par de petits détails d’action.

Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau sur le gazon. — Il vient de tuer le frère de dona Elvire. — Ils sont en fuite. — La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries.

Paysage. — Le couvent derrière eux. — Ils sont assis sur une pelouse en pente sous des orangers. — Cercle des bois autour d’eux. — Terrain d’une pente légère devant eux. — Horizon de montagnes pelées par le sommet. — Coucher de soleil.

Don Juan est las et s’en prend à Leporello. — Mais est-ce ma faute, la vie que vous menez et me faites mener ? — Eh bien, la vie que je mène, est-ce ma faute aussi ? — Comment, ce n’est pas votre faute ! — Leporello le croit, car il lui a souvent w de bonnes intentions de mener une vie plus rangée. — Oui, et le hasard en dispose autrement. Exemples. — Leporello reprend les exemples : désir qu’il a de connaître à toutes les femmes qu’il voit, jalousie universelle du genre humain. — Vous voudriez que tout fût à vous. — Vous cherchez les occasions. — Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais… aspiration. — Moins que jamais il ne sait pas ce qu’il voudrait, ce qu’il veut. — Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien à ce que dit son maître. — Don Juan souhaite d’être pur, d’être un adolescent vierge. — Il ne l’a jamais été, car il a toujours été hardi, impudent, positif. — Il a voulu souvent se donner les émotions de l’innocence. — Dans tout et partout c’est la femme qu’il cherche. — Mais pourquoi les quittez-vous ? — Ah ! Pourquoi ! — Don Juan répond par l’ennui de la femme possédée. — Embêtement que cause son œil, tentation de battre celles qui pleurent. — Comme vous les repoussez, les pauvres petites biches. — Comme vous oubliez. Don Juan s’étonne lui-même de l’oubli et sonde cette idée, c’est une chose triste. — J’ai retrouvé des gages d’amour que je ne savais plus d’où ils me venaient. — Vous vous plaignez de la vie, maître, c’est injuste. — Leporello jouit scélératement à l’idée du bonheur de Don Juan. — Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme participant à quelque chose de la poésie de son maître.

Rêverie de Don Juan à l’idée que lui soumet Leporello qu’il peut avoir un fils quelque part ?…

Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes. — Désir qu’a Don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque effacés. — Que ne donnerait-il pas pour t’avoir une idée nette de cas images ! Ce n’est pas tout de changer. C’est que vous changez souvent pour pire. — Amour des femmes laides. N’avez-vous pas été, l’an passé, fou de cette vieille marquise napolitaine ?

Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille duègne, dans l’ombre, dans un château). — Mais tu ne sais donc pas ce que c’est qu’un désir, pauvre homme (en lui saisissant le bras), et ce qui le fait naître ? — Excitation d’un désir physique. Corruption. — Abîme qui sépare l’objet du sujet, et appétit de celui-ci à entrer dans l’autre. — Voilà pourquoi toujours je suis en quête. — Silence.

Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue de navire. — Envie d’y monter. — Il y grimpe un jour, et lui prend les seins. — Araignées dans le bois pourri. — Premier sentiment de la femme, excitation du péril. — Et toujours j’ai retrouvé la poitrine de bois. — Comment, mais pourtant quand elles jouissent ! Car je vous vois heureux. — Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après), c’est ce qui m’a toujours fait soupçonner qu’il y avait quelque chose su-delà. — Mais non. — Impossibilité d’une communion parfaite, quelque adhérent que soit le baiser. — Quelque chose gêne et de soi fait mur. Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les mots. De là le désir, toujours renouvelé et toujours trompé, d’une adhérence plus intime. (A des places différentes noter :

Jalousie dans le désir = savoir, avoir.

Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond.

Jalousie dans le souvenir = r’avoir, se souvenir bien.)

C’est pourtant toujours la même chose, dit Leporello. — Eh ! Non, ce n’est jamais la même chose ! Autant de femmes et autant d’envies, de jouissances et d’amertumes différentes.

Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de Don Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant il n’y a de différence que dans l’intensité !

Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes regardent. — Avoir toute beauté, etc. — Vous avez pourtant bien des femmes. — Qu’est-ce que ça me fait ? Le grand nombre de maîtresses, qu’est-ce que c’est comparativement au reste ? Combien m’ignorent et pour lesquelles je n’aurai jamais rien été !

Deux espèces d’amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où l’individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de volupté, pourtant). A celui-là appartient la jalousie. Le second, c’est l’amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l’autre a des âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d’autres qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi dépend des moments, des hasards et des dispositions.

Don Juan est las et finit par avoir l’envie de crever qui vous prend quand on a trop pensé, sans solution.

On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini.

Qu’est-ce donc ?

Et ils lèvent la tête.

II

Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria couchée. Tableau. — Longue contemplation, — désir, — souvenir. — Elle se réveille. D’abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à sa pensée. Elle n’a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans qu’on puisse distinguer le fantastique du réel).

Il y a longtemps que je t’attends. Tu ne venais pas. — Raconte sa maladie et sa mort. — A mesure que le dialogue prend, elle se réveille de plus en plus. — Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement, lentement, d’abord sur les coudes, puis assise. Grands yeux ébahis. Rentrer dans le précis. — Comment ?

C’est donc toi dont j’entendais les pas dans les bois, étouffement des nuits. — Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains dans la fontaine. — Comparaison symbolique du cerf altéré. — Après-midi d’été.

On nous défendait de raconter nos songes — à propos du crucifix qui domine le lit d’Anne Maria, ce Christ qui veille sur les rêves. — Le crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune fille est agité et saigne souvent.

Ce qu’est le Christ pour Anne Maria, mais il ne me répond pas dans mon amour. Oh ! Je l’ai bien prié pourtant ! Pourquoi n’a-t-il pas voulu, pourquoi ne m’a-t-il pas écouté ? Aspirations de chair et d’amour vrai (complétant l’amour physique), en parallèle avec les aspirations dévergondées de Don Juan, qui a eu, dans ses autres amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques. (Indiquer ceci, quant à Don Juan, dans sa conversation avec Leporello).

Mouvement d’Anne Maria entourant Don Juan de ses deux bras. — Le gras de l’avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui ; une boucle des cheveux de Don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le bouton de sa chemise.

La nuit animée, — feu de pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle d’amour. — C’est l’amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie simple. Le jour vient.

Aspirations de vie d’Anna Maria à l’époque des moissons. Matinées de dimanche les jours de tête dans l’église. — Les directeurs la tourmentent. — J’aimais beaucoup le confessionnal. Elle s’en approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse parce que son cœur allait s’ouvrir. — Mystère, ombre. — Mais elle n’avait pas de péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes à vie ardente, — heureuse.

Un jour elle s’évanouit toute seule dans l’église, où elle venait mettre des fleurs (l’organiste jouait tout seul), en contemplant un vitrail pénétré de soleil.

Désirs fréquents qu’elle a de la communion. Avoir Jésus dans le corps, Dieu en soi ! — A chaque nouveau sacrement il lui semblait qu’une soif serait apaisée. — Elle multipliait lés œuvres, jeûnes, prières, etc. — Sensualité du jeûne. — Se sentir l’estomac tiraillé, faiblesses de tête. - Elle a peur, elle s’étudie à se donner des peurs, etc. — Mortifications. — Elle aimait beaucoup les bonnes odeurs. — Elle flaire des choses dégoûtantes. — Volupté des mauvaises odeurs. - Elle en est honteuse devant Don Juan, que ça enthousiasme. — Anna Maria s’étonne de son désir. — Qu’est-ce ? Comment se fait-il que je désire et qu’elle désire ce qu’elle ne sait pas ? La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez Don Juan). — J’entendais parler du monde. - Parle-moi ! Parle-moi !

La lampe s’éteint faute d’huile. — Les étoiles éclairent la chambre (pas de lune). — Puis le jour paraît. — Anna Maria retombe morte. On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur dos. Don Juan s’enfuit.

Ton du caractère d’Anna Maria : doux.

Ne jamais perdre de vue Don Juan. L’objet principal (au moins de la seconde partie) c’est l’union, l’égalité, la dualité, dont chaque terme a été jusqu’ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant graduellement aille se compléter et s’unir au terme voisin.

Gustave Flaubert n’écrivit point d’un seul coup Bouvard et Pécuchet. On peut dire que la moitié de sa vie s’est passée à méditer ce livre et qu’il a consacré ses six dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. « Il faut être fou, disait-il souvent, pour entreprendre un pareil livre. » Il fallait surtout une patience surhumaine et une indéracinable volonté.

Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un lot d’idées de même nature et, comme un chimiste préparant un élixir, il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait les principales, et de son formidable creuset sortait des formules absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.

Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme repos il écrivit son délicieux volume intitulé : Trois Contes.

On dirait qu’il a voulu faire là un résumé complet et parfait de son œuvre. Les trois nouvelles : Un Cœur simple, La Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias, montrent d’une façon courte et admirable les trois faces de son talent.

S’il fallait classer ces trois bijoux, peut-être mettrait-on au premier rang Saint Julien l’Hospitalier. C’est un absolu chef-d’œuvre de couleur et de style, un chef-d’œuvre d’art.

Un Cœur simple raconte l’histoire d’une pauvre servante de campagne honnête et bornée ; dont la vie va tout droit jusqu’à la mort, sans qu’une lueur de bonheur vrai l’éclaire jamais. La Légende de saint Julien l’Hospitalier nous montre les aventures miraculeuses du saint, comme le ferait un vieux vitrail d’église d’une naïveté savante et colorée.

Hérodias nous dit l’accident tragique de la décollation de saint Jean-Baptiste.

Gustave Flaubert avait encore plusieurs sujets de nouvelles et de romans.

Il comptait écrire d’abord le Combat des Thermopyles et il devait accomplir un voyage en Grèce au commencement de l’année 1882 pour voir le paysage réel de cette lutte surhumaine.

Il voulait faire de cela une sorte de récit patriotique simple et terrible, qu’on pourrait lire aux enfants de tous les peuples pour leur apprendre l’amour du pays.

Il voulait montrer les âmes vaillantes, les cœurs magnanimes et les corps vigoureux de ces héros symboliques, et, sans employer un mot technique, ni un terme ancien, dire cette bataille immortelle qui n’appartient pas à l’histoire d’une nation, mais à l’histoire du monde. Il se réjouissait à l’idée d’écrire en termes sonores les adieux de ces guerriers recommandant à leurs femmes, s’ils mouraient dans la rencontre, d’épouser vite des hommes robustes pour donner de nouveaux fils à la patrie. La pensée seule de ce conte héroïque jetait Flaubert dans un enthousiasme violent.

Il songeait encore à une sorte de Matrone d’Éphèse moderne, ayant été séduit par un sujet que lui avait raconté Tourgueneff. Enfin, il méditait un grand roman sur le Second Empire, où on aurait vu le mélange et le contact des civilisations orientale et occidentale, le rapprochement de ces Grecs de Constantinople, venus à Paris si nombreux pendant le règne de Napoléon et jouant un rôle important dans la société parisienne, avec le monde factice et raffiné de la France impériale.

Deux personnages principaux l’attiraient, l’homme et la femme, un ménage parisien, astucieux avec naïveté, ambitieux et corrompu. L’homme, fonctionnaire supérieur, rêvait d’une haute fortune qu’il atteignait lentement, et, avec une rouerie égoïste et naturelle, il faisait servir sa femme, fort jolie et intrigante, à ses projets.

Malgré les efforts de toute nature de sa compagne, ses désirs n’étaient point satisfaits à son gré. Alors, après de longues années de tentatives, ils reconnaissaient tous deux la vanité de leurs espérances et finissaient leur vie en honnêtes gens déçus, d’une façon tranquille et résignée.

Il voyait encore en projet un autre grand roman sur l’administration, avec ce titre : Monsieur le Préfet, et il affirmait que personne n’avait jamais compris quel personnage comique, important et inutile est un préfet.

III

Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le public d’aujourd’hui ne distingue plus guère ce que signe ce mot quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce flair si délicat, si subtil, si insaisissable, si inexprimable, est essentiellement un don des aristocraties intelligentes ; il n’appartient guère aux démocraties.

De très grands écrivains n’ont pas été des artistes. Le public et même la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les autres.

Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l’auteur, lisait lentement, sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.

Quand un homme, quelque doué qu’il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n’est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art.

La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu’elles disent ; elle vient d’une accordance absolue de l’expression avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de beauté secrète, échappant la plupart du temps au jugement des foules.

Musset, ce grand poète, n’était pas un artiste. Les choses charmantes qu’il dit en une langue facile et séduisante laissent presque.indifférents ceux que préoccupe la poursuite, la recherche, l’émotion d’une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.

La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques un peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l’extase que nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.

Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.

Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l’évocation d’un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.

Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s’étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu’ils ignorent ; et ils sourient en haussant les épaules. Qu’importe ! Ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n’ont point d’oreille.

Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un langage ignoré des autres.

Flaubert fut torture toute sa vie par la poursuite cette insaisissable perfection.

Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot toutes les qualités qui font, en même temps, un penseur et un écrivain. Aussi, quand il déclarait : « Il n’y a que le style », il ne faudrait pas croire qu’il entendît : « Il n’y a que la sonorité ou l’harmonie des mots. »

On entend généralement par « style » la façon propre à chaque écrivain de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l’homme, éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments. Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l’auteur doit disparaître dans l’originalité du livre ; et que l’originalité du livre ne doit point provenir de la singularité du style.

Car il n’imaginait pas des « styles » comme une série de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel on coule toutes ses idées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité.

Pour lui, la forme, c’était l’œuvre elle-même. De même que, chez les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, dans l’œuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste, la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme.

Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la forme sans le fond.

Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n’emprunter ses qualités qu’à la qualité de la pensée et à la puissance de la vision.

Obsédé par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière d’exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour l’animer, il se livrait à un labeur surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait un autre avec une invincible patience, certain qu’il ne tenait pas le vrai, l’unique.

Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, de périls, de fatigues. Il allait s’asseoir à sa table avec la peur et le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d’enfant.

Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu, dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques, couvrant le sommet du crâne, laissait échapper de longues mèches de cheveux bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe de chambre en drap brun l’enveloppait tout entier ; et sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l’effet comme un chasseur à l’affût.

Puis il se mettait à écrire, lentement, s’arrêtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, sous l’effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long.

Quelquefois, jetant dans un grand plat d’étain oriental rempli de plumes d’oie soigneusement taillées la plume qu’il tenait à la main, il prenait la feuille de papier, l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur un coude, déclamait d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait comme pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec science comme les haltes d’un long chemin.

Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut.

Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des Dernières Chansons de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.

Mille préoccupations l’assiégeaient en même temps, l’obsédaient et toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit : « Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, il n’y a qu’une expression, qu’une tournure et qu’une forme pour exprimer ce que je veux dire. »

Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre l’idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les tenant unis d’une indissoluble façon par la puissance de sa volonté, étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des efforts surhumains, et l’encageant, comme une bête captive, dans une forme solide et précise.

De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la littérature et pour la phrase. Du moment qu’il avait construit une phrase avec tant de peines et de tortures, il n’admettait pas qu’on en pût changer un mot. Lorsqu’il lut à ses amis le conte intitulé : Un Cœur simple, on lui fit quelques remarques et quelques critiques sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L’idée paraissait subtile pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que l’observation était juste. Mais une angoisse le saisit : « Vous avez raison, dit-il, seulement… il faudrait changer ma phrase. »

Le soir même, cependant, il se mit à la besogne ; il passa la nuit pour modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour finir, ne changea rien, n’ayant pu construire une autre phrase dont l’harmonie lui parût satisfaisante. Au commencement du même conte, le dernier mot d’un alinéa, servant de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui signala cette distraction ; il la reconnut, s’efforça de modifier le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu’il voulait, et, découragé, s’écria : « Tant pis pour le sens ; le rythme avant tout ! »

Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des dissertations passionnées : « Dans le vers, disait-il, le poète possède des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité d’indications pratiques, toute une science de métier. Dans la prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans règles, sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour changer, à tout instant, le mouvement, la couleur, le son du style, suivant les choses qu’on veut dire. Quand on sait manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intérêt d’une page sur une ligne, mettre une idée en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la position des termes qui l’expriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme ; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de colère, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur. »

Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique ; il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les déclamait d’une voix tonnante, grisé par la prose ! Faisant sonner les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le ravissaient : il les répétait cent fois, s’étonnant toujours de leur justesse, et déclarant : « Il faut être un homme de génie pour trouver des adjectifs pareils. »

Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et l’amour de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion, l’amour des lettres, a empli sa vie jusqu’à son dernier jour. Il les aima furieusement, d’une façon absolue, unique.

Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à l’art. C’est la gloire qu’on poursuit souvent, la gloire rayonnante qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s’exalter les têtes, battre des mains, et captive les cœurs des femmes.

Plaire aux femmes ! Voilà aussi le désir ardent de presque tous. Être, par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être d’exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir, presque à son gré, ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés ! Entrer, partout où l’on va, précédé d’une renommée, d’un respect et d’une adulation, et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi. C’est là ce que recherchent ceux qui se livrent à ce métier étrange et difficile de reproduire et d’interpréter la nature par des moyens artificiels.

D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les satisfactions qu’il donne : le luxe de l’existence et les délicatesses de la table.

Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place.

Jamais il n’eut d’autres préoccupations ni d’autres désirs ; il était presque impossible qu’il parlât d’autre chose. Son esprit, obsédé par des préoccupations littéraires, y revenait toujours, et il déclarait inutile tout ce qui intéresse les gens du monde.

Il vivait seul presque toute l’année, travaillant sans répit, sans interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous les volumes qu’il avait fouillés. Sa mémoire, d’ailleurs, était merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l’alinéa où il avait trouvé, cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.

Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété de Croisset, près Rouen. C’était une jolie maison blanche, de style ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin magnifique qui s’étendait par-derrière et escaladait, par des chemins rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet de travail, on voyait passer tout près, comme s’ils allaient toucher les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers Rouen, ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous les pays dont on rêve.

Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans sa fenêtre sa large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. A gauche, les mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes de pierre, leurs profils travaillés ; un peu plus à droite, les mille cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs festons de fumée. La pompe à feu de la Foudre, aussi haute que la plus haute des pyramides d’Égypte, regardait de l’autre côté de l’eau la flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde.

En face s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt sur une grande côte fermait l’horizon que parcourait la calme rivière large, pleine d’îles plantées d’arbres, descendant vers la mer et disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallée.

Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui le long d’une grande allée de tilleuls, plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces causeries.

Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu’il avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres. Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la rivière. Il était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres, quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyages : des corps de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu’un domestique naïf avait ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d’ambre d’Orient, un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable buste de Pradier, représentant la sueur de Gustave, Caroline Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, d’un côté un immense divan turc couvert de coussins, de l’autre une magnifique peau d’ours blanc.

Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin, se levait pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent une heure ou deux dans l’après-midi ; mais il veillait jusqu’à trois ou quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes couvertes d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare, des fenêtres de « Monsieur Gustave ». Il s’était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes singuliers effaraient les yeux et les esprits. Il était toujours vêtu, pour travailler, d’un large pantalon, noué par une cordelière de soie à la ceinture, et d’une immense robe de chambre tombant jusqu’à terre. Ce vêtement, qu’il avait adopté non par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun l’hiver, et, l’été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs. Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à la Bouille, le dimanche, rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont du bateau à vapeur, cet original de M. Flaubert, debout dans sa haute fenêtre.

Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde. Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l’amusait, leur étonnement le dilatait ; il lisait sur les figures les caractères, le tempérament, la bêtise de chacun.

On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois.

Il faisait de ce mot bourgeois le synonyme de bêtise et le définissait ainsi : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement. » Ce n’est donc nullement à la classe bourgeoise qu’il en voulait, mais à une sorte particulière de bêtise qu’on rencontre le plus souvent dans cette classe. Il avait, du reste, pour le « bon peuple », un mépris aussi complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l’ouvrier qu’avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire que de la sottise mondaine. L’ignorance, d’où viennent les croyances absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous les préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes, l’exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres, de l’universelle niaiserie, de l’infériorité intellectuelle du plus grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d’un salon où la médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, accablé, comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même idiot, affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée des autres.

Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les grands malheurs intimes et secrets. Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à le martyriser ; et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal ou même entre les lignes d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race humaine.

La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d’autre chose.

La saveur amère qui s’en dégage n’est que cette constante constatation de la médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot, par une simple intention, par l’accent d’une scène ou d’un dialogue. Il emplit le lecteur intelligent d’une mélancolie désolée devant la vie. Le malaise inexpliqué qu’ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant l’Éducation sentimentale n’était que la sensation irraisonnée de cette éternelle misère des pensées montrées à nu dans les crânes.

Il disait quelquefois qu’il aurait pu appeler ce livre « les Fruits secs », pour en faire mieux comprendre l’intention. Chaque homme, en le lisant, se demande avec inquiétude s’il n’est pas un des tristes personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses personnelles, intimes et navrantes.

Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour : « Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent ! Je vais, enfin, dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger mon indignation ! » Ce mépris d’idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité commune était accompagné d’une admiration véhémente pour les gens supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou.la nature de leur érudition. N’ayant jamais aimé que la pensée, il en respectait toutes les manifestations ; et ses lectures s’étendaient aux livres qui semblent ordinairement le plus étrangers à l’art littéraire. Il se fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo l’emplissait d’enthousiasme ; il avait pour amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot ; son salon de Paris était des plus curieux.

Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu’à sept, dans un appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot d’art.

Dès qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées et noires d’écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.

Le premier venu était souvent Ivan Tourgueneff, qu’il embrassait comme un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le romancier français d’une Élection profonde et rare. Des affinités de talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goûts, de vie et de rêves, une conformité de tendances littéraires, d’idéalisme exalté, d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de contact incessants qu’ils éprouvaient, l’un et l’autre, en se revoyant, une joie du cœur plus encore peut-être qu’une joie de l’intelligence.

Tourgueneff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l’écoutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large œil bleu aux pupilles mouvantes ; et il répondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire littéraires. Souvent Tourgueneff était chargé de livres étrangers et traduisait couramment des poèmes de Goethe, de Pouchkine ou de Swinburne.

D’autres personnes arrivaient peu à peu : M. Taine, le regard caché derrière ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil perçant de philosophe.

Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la bibliothèque Mazarine ; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle ; Claudius Popelin, le maître émailleur ; Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil et charmant.

Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de son esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et la science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. Sa tête, jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement — fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voix chante un peu ; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi.

Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil et cherche d’un coup d’œil sur les figures, l’état des esprits, le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une griserie d’artiste emporte les causeurs et les lance en ces théories excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un « mais… » étouffé dans les grands éclats ; puis, quand la poussée lyrique de Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d’une voix calme, avec des mots paisibles.

Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s’arrête, coupé comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d’une moustache assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d’une façon drôle et moqueuse.

D’autres arrivent encore : voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques cheveux blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement rasée. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce que lui demande chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine. Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit. Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de Théophile Gautier. Voici José Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, Céard, d’autres encore, Léon Cladel le styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze. Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractère de hauteur et de noblesse. Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille étrangement dilatée.

Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des gens de race. Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt. Il s’avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée libre.

Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.

C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert.

Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles. Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui recevait tous les dimanches.

Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y entendait ; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, bien qu’il les jugeât sévèrement de loin et qu’il répétât souvent la phrase de Proudhon : « La femme est la désolation du juste » ; il aimait le grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vécût on ne peut plus simplement.

Dans l’intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces, les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d’un rire content, franc, profond ; et ce rire semblait même plus naturel chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l’humanité. Il aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à Croisset, c’était un bonheur pour lui et il préparait la réception de loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait la table fine et les choses délicates.

Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n’était pas innée chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la bêtise ; car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein d’élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la mélancolie ne prend jamais l’allure désolée qu’elle a chez certains Allemands et chez certains Anglais.

Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante passion ? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donné, dès sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d’ardeur, défaillant de fatigue après ces heures d’amour épuisant et violent, et repris, chaque matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.

Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands passionnés que dévore toujours leur passion.

FIN

ANNÉE 1885

Mépris et respects
(Gil Blas, 10 mars 1885)

Le duel où le lieutenant Chapuis fut tué ne semble être, en somme, qu’un résultat du légendaire mépris du militaire pour le civil.

Si le mot cité par les journaux est vrai : « On ne fait pas d’excuses à ces polissons-là, on leur tire les oreilles », il faut, sans doute, entendre par polissons, tous ces crétins vêtus de drap noir.

De tout temps la culotte rouge a méprisé la culotte de fantaisie. On croirait qu’il y a là une antipathie de race, et pourtant les savants ne sont pas encore parvenus à distinguer un militaire en caleçon de bain d’un pékin dans le même costume. Par contre on reconnaît au premier coup d’œil un militaire en civil.

Mais ce mépris que le militaire français nourrit au fond du cœur pour le bourgeois de sa patrie, on le retrouve encore avec toutes ses nuances dans l’armée elle-même ; car un officier de cavalerie ne se considérera jamais comme l’égal d’un simple officier d’infanterie, et les officiers d’artillerie regardent de haut les sabreurs à cheval.

Or, voilà qu’aujourd’hui les nouvelles couches de citoyens retournent à (armée ce mépris séculaire que fermée nourrissait pour l’humble bourgeois. Et on entend dans les cafés des consommateurs à pipe, de simples buveurs de bocks, proclamer que le militaire épuise la sève du pays, boit le sang de la France, vit aux dépens du travail commun.

Ils prétendent, ces citoyens des nouvelles couches, qu’au milieu de l’effort moderne, effort de travail et d’intelligence pour le bien général, l’armée est semblable à la mouche improductive des ruches d’abeilles.

De cet échange de mépris, aussi peu justifié d’un côté que de l’autre, il résultera sans doute avant peu un échange de bons procédés qui auront pour code le livre précieux de notre ami A. Tavernier, L’Art du duel. L’auteur a dû être déjà sollicité pour faire de ce traité, aussi amusant qu’utile en ce moment d’ailleurs, une édition de poche pour chemins de fer, une édition populaire et une édition de prix pour collèges. N’entendrons-nous pas bientôt des professeurs en chaire prononcer : « Monsieur Lacroix, veuillez me réciter le chapitre IV du Duel de Tavernier : violation des règles », comme on entendait jadis : « Récitez-moi le début du onzième chant de l’Énéide. »

Les élèves, assurément, ne s’en plaindraient point, et je n’oserais pas affirmer que le premier de ces ouvrages ne leur fût, dans la vie, infiniment plus utile que le second.

Ce n’est pas seulement du reste entre militaires et civils que le mépris est la seule mesure de l’opinion. Nous avons cette bonne habitude en France de procéder vis-à-vis de nos voisins par mépris et par respect, et jamais par jugement raisonné.

Passons donc une petite revue des hommes et des choses qu’il est de bon goût, de bon ton, ou seulement d’usage de mépriser ou de respecter.

— On méprise les épiciers. — Pourquoi sont-ils inférieurs aux boulangers ? Vous ne le savez point, et moi non plus. Mais il est admis qu’il est plus noble de faire du pain que de vendre du sucre. — Passons.

Dans le commerce, d’ailleurs, nous constatons mille nuances de mépris. Et tout le monde vous dira que les maîtres de forges ou les verriers sont l’aristocratie de la fabrication. La fille d’un verrier n’épouserait pas sans déchoir un peu le fils d’un fabricant de drap ou de toile. Passons encore. Qui pourra convaincre un noble portant titre, un noble ruiné, ignorant comme un moine, incapable de tout travail, inutile à tout le monde, qu’il n’est pas d’une autre race que le reste des hommes ?

Combien en connaissons-nous de ces hommes du monde à couronnes qui confondent dans le même mépris M. Renan, M. Pasteur, M. Berthelot, et tous les grands ouvriers scientifiques de notre époque, et qui tomberaient à la renverse si on leur disait sous le nez que l’inventeur du tire-bouchon à levier est infiniment plus respectable qu’eux, qu’il a droit à une considération plus grande, à un coup de chapeau plus bas, parce qu’il a fait œuvre utile de son esprit ?

Y a-t-il quelque chose de plus drôle que le mépris furieux d’un dévot pour un athée — sinon le mépris frénétique d’un athée pour un dévot ?

Pourtant il est possible que l’athée et le dévot s’unissent pour mépriser de toute la puissance de leurs convictions indémontrables, l’humble indifférent qui regarde les étoiles en murmurant. « Je ne sais pas — on ne saura jamais. — Entre la conception d’un Dieu médiocre qui répugne à ma raison et une négation absolue qui répugne à ma pensée, je m’abstiens. »

Le légitimiste d’hier méprisait l’orléaniste, qui méprisait le bonapartiste, qui méprisait le républicain. Tandis que le bon républicain méprise indifféremment, d’un esprit haineux, le royaliste et l’impérialiste. Mais tous les hommes à convictions politiques se réuniront encore pour mépriser celui qui ne vote pas et qui déclare : « — Le gouvernement d’un seul est une monstruosité. Le suffrage restreint est une injustice. — Le suffrage universel est une stupidité. »

Si nous passons au chapitre des respects, nous y découvrons une logique toute pareille.

On respecte l’Académie — n’en parlons plus.

On respecte l’autorité — mais l’autorité n’est instituée que pour imposer la loi. Or, je refuse de respecter le bâillon qu’on me met sur la bouche. Je crains la loi qui frappe les écrivains ; je lui obéis, mais je ne la respecte pas. Si j’avais le malheur d’ouvrir une fois, rien qu’une fois, mais entièrement le robinet de mes pensées, de dire mon sentiment sur tout, mon opinion sur toutes les hypocrisies vénérées, sur toutes les bassesses et les infamies acceptées, glorifiées, saluées, je serais certain d’aller dormir sur la paille humide des cachots. — Non, l’autorité n’est pas respectable.

On respecte les cheveux blancs. — Pourquoi ? Parce qu’ils sont blancs ? En quoi la couleur d’une tête peut-elle modifier l’honorabilité de celui qui la porte ? Qu’on respecte un vieillard respectable, rien de mieux, mais il me semble qu’un fripon ne s’innocente pas en vieillissant et que quatre-vingts ans de canaillerie ne méritent pas un salut plus profond que quarante ans seulement de gredinerie.

Que doit-on aux chauves ?

On respecte la force armée. — Les conquérants. — Les grands généraux. — La puissance exterminatrice ? Autant respecter la petite vérole et le choléra.

On respecte les souverains. — Pourquoi ? Est-ce parce qu’ils commettent impunément tous les crimes interdits au reste des hommes. — Ils font tuer, pour leur plaisir, dans des guerres stupides, des armées entières. — Ils ont des maîtresses à la face de leur nation. — Quelquefois même ils ont mieux. — Ils sont bigames ou trigames avec bénédiction du pape et approbation de notre sainte mère l’Église. Quand ils se grisent, ils sont bons vivants. Quand ils envoient crever en prison les suspects, ils sont fermes. Quand ils sont lâches, on les dit prudents. Quand ils sont stupides, on les suppose réfléchis ! Et on les respecte toujours.

On respecte le peuple. — Pourquoi ? Parce qu’il est ignorant, brutal, sauvage, grossier, féroce ?

On respecte les morts. La religion des morts est même, dit-on, une des délicatesses de Paris. En d’autres pays plus logiques on les traite, au contraire, avec un extrême sans-gêne. Je comprends qu’une infâme crapule mérite un peu de considération à partir de l’instant où son âme de gueux s’évapore. Mais le contraire me paraît juste pour un brave homme. Du moment qu’il n’est plus qu’une charogne en putréfaction, on lui doit juste le même respect qu’aux fumiers.

Que ne respectons-nous pas encore ?

— Le succès ? Quels que soient les moyens, tandis qu’on devrait au contraire respecter les moyens quel que fût le succès.

Les traditions ? C’est-à-dire la bêtise antique. L’ignorance séculaire de nos pères !

Et pour conclure : en France, entre le mépris irraisonné des uns et le respect religieux des autres, il n’y a jamais place pour le bon sens.

Fin de saison
(Gil Blas, 17 mars 1885)

Donc, on rentre à Paris.

— Qui ça ?

— Les Parisiens, parbleu.

— Ah ! Vraiment ! Les Parisiens étaient sortis de Paris ?

— D’où sortez-vous, vous-même, Monsieur, qui ignorez que les vrais Parisiens ne sont jamais à Paris. Ou plutôt ils y passent trois mois par an, avril, mai et juin. En juillet et en août, ils vont aux eaux des Pyrénées, de l’Auvergne ou de l’Allemagne. En septembre, octobre et novembre, ils chassent dans leurs terres. En décembre, ils traversent Paris pour acheter des costumes d’hiver, puis ils repartent bien vite pour la Méditerranée.

La Méditerranée, cela veut dire ce jardin incomparable qui commence à Hyères et qui finit à Menton, pour les Français. On y passe janvier, février et mars, et on part juste au moment où cette terre merveilleuse se met à fleurir. Les champs, oui les champs, les humbles champs sont pleins de fleurs sauvages plus belles que celles des serres. Des armées d’enfants les cueillent pour les vendre.

Les roses grimpent au sommet des arbres, et bientôt les citronniers et les orangers, ouvrant leurs grappes blanches, exhaleront un parfum si fort qu’il grise comme le vin. Leur odeur puissante et délicieuse emplira ce pays, le couvrira, l’endormira, le bercera ; et chaque nuit les lucioles, ces mouches de feu, danseront sous les feuillages, dans l’air embaumé, mêlant, par milliers, leurs vols lumineux. On croirait assister à l’éclosion miraculeuse de larves d’étoiles qui s’exercent à voltiger pour monter dans le firmament.

Mais les Parisiens seront partis. Car les Parisiens s’en vont. La saison fut sans grand événement. On a cependant potiné pas mal — car on potine sur la côte comme partout. Hyères est calme. Sa splendeur est passée. Plus loin dans les sauvages montagnes des Maures inexplorées jusqu’ici, de nouvelles stations se préparent. La grande plage de Cavalaire attend des acheteurs. Tout le long de l’admirable golfe de Grimaud les boulevards ouverts dans les forêts de sapins attendent des villas Qui vivra verra.

Saint-Raphaël. — Ici tous les propriétaires sont médecins. Ils attendent leurs malades — qui ne viennent pas vite.

On traverse l’Esterel, voici Cannes, l’aristocrate, la ville des princes, des princesses et des duchesses. Calme comme une grande dame, elle fait fi du menu bourgeois qui semble d’ailleurs l’abandonner, car il n’y trouve ni casino, ni promenade fréquentée, ni distraction d’aucune sorte, le théâtre ouvrant sa porte une fois par mois environ. Repoussé par la société altière et fermée de la route de Fréjus, rebuté par la maladresse ignorante de l’autorité locale qui ne fait rien pour lui, le particulier qui cherche à s’amuser s’en va à Nice.

Le merveilleux jardin de M. Doguin montre ce qu’on pourrait obtenir, si on voulait, si on savait, si on avait un peu l’intelligence des choses vraiment intéressantes et utiles.

La grande distraction de Nice et de Cannes au moment du carnaval consiste en des batailles de fleurs. Rien de plus charmant que ce long défilé de voitures chargées de bouquets, au bord de la mer, et que cette lutte à coups de roses, de violettes, d’anémones, de résédas, de tubéreuses, de mimosas.

La chronique, cet hiver, s’est émue de la brusque disparition du prince de Galles, en plein carnaval, en pleine tête. Bien des histoires ont circulé sur ce départ inattendu. D’après les uns, qui paraissent sûrs de leurs renseignements, la police de Londres aurait prévenu celle de Nice qu’un attentat était préparé contre l’Altesse roulante et joyeuse. On a même fait circuler le texte de dépêches confidentielles de grands journaux anglais à leurs correspondants. Ces dépêches disaient : « Un crime horrible a été conçu. Il menace la vie de notre prince héritier. Si le ciel permettait qu’un pareil malheur arrivât, veuillez nous télégraphier immédiatement les circonstances. Nous vous envoyons ci-joint un modèle de dépêche. Vous n’aurez qu’à biffer les mots inutiles :

« S.A.R. le prince de Galles a été attaqué — blessé assassiné — tantôt — rue… — au moment où il… — Le — ou les — meurtriers ont été — arrêtés — poursuivis — ou… ont échappé grâce à… etc. »

D’après d’autres personnes non moins bien informées, des hommes mal élevés auraient crié deux ou trois fois : « Khartoum ! » sur le passage de ce futur monarque sans souci. Enfin, une troisième version circule, d’après laquelle Sa Majesté la reine, la sévère et austère historiographe de John Brown, aurait rappelé son fils, trouvant mauvais qu’il jetât des violettes aux dames de France au bord des eaux bleues de la Méditerranée, tandis que les Arabes infidèles jetaient dans les eaux du Nil les uniformes rouges des soldats anglais.

Quoi qu’il en soit, l’aimable prince est parti si vite que tout le monde a flairé un mystère.

A Nice la vie joyeuse est en permanence comme la guillotine aux jours de la Terreur. Il faut qu’on s’amuse, le jour ou la nuit, du matin au soir et du soir au matin. Et on s’amuse, bon gré mal gré, sans rire et sans plaisir, sans entraînement et sans conviction. On s’amuse parce qu’il faut s’amuser à Nice. C’est la patrie élégante et blanche des rastaquouères et des princesses russes, des pilleurs de bourse de tout sexe. En cette ville du moins on offre aux étrangers tous les plaisirs possibles. On y joue la comédie, l’opérette et l’opéra. Mme Pasca vient d’y obtenir un grand succès dans une reprise de Séraphine, l’œuvre magistrale de M. Victorien Sardou, dont l’auteur, qui habite Nice, a dirigé les répétitions.

Voici Villefranche où l’escadre est à l’ancre. Les lourds navires de fer, accroupis sur l’eau, semblent des monstres étranges poussés du fond de la mer.

Mais dans le port, derrière les jetées, on aperçoit trois bateaux minces, longs, peints en gris, pareils à des poissons flottants. Ce sont les torpilleurs, les petites bêtes qui mangeront les grosses. De temps en temps, on voit une voiture venue de Menton s’arrêter sur la route qui domine le golfe. Un jeune homme en descend, regarde longtemps les énormes bâtiments dans la rade et les étroits bateaux dans le port, et il prononce la phrase célèbre de Victor Hugo : « Ceci tuera cela. »

C’est M. Gabriel Charmes, l’éminent rédacteur des Débats, qui a abandonné l’Égypte anglaise pour la côte charmante du Midi français, et qui continue ses études si intéressantes sur le rôle de la torpille dans les guerres maritimes.

Voici Beaulieu, le bien nommé. Puis Monaco, Monte-Carlo, dont les noms sonnent comme des sacs d’écus. Admirables villes habitées par la plus odieuse population de la terre. Je parle de la population volante — sans jeu de mots ; — une cour des Miracles, une race de chiffonniers, un quartier peuplé de mendiants sont moins horribles que ce mélange de vieilles femmes à cabas, d’aventuriers et de gens du monde qui entourent les tables de jeu. On n’imagine point ce public interlope, étrange et répugnant.

Mais qu’il est admirable le vieux Monaco, sur son roc au pied de l’énorme montagne où l’on voit poindre, tout en haut, un fort français. Monte-Carlo n’est pas seulement la patrie de la roulette, c’est aussi celle de la musique. On y donne de magnifiques concerts, et on y rencontre tous les artistes du monde : voici Mme Nilsson qui cause avec M. Faure, voici Mme Heilbron, Mme Franck-Duvernoy qui vient d’être acclamée dans le premier acte d’Hérodiade chanté par elle en grande artiste.

Et là-bas c’est Menton, le point le plus chaud de la côte, le pays préféré des malades.


Donc les Parisiens quittent la Méditerranée et rentrent à Paris.

Mais alors quelles sont les gens qui peuplent Paris en l’absence des vrais Parisiens qui n’y sont jamais ? Car la ville est toujours pleine, hiver comme été ; et il serait bien difficile à un ignorant de dire si les Parisiens sont ou ne sont pas à Paris.

— Les gens qui restent, monsieur, sont les provinciaux de Paris.

— Ah ! Très bien, mais à quoi les reconnaît-on ?

— On les reconnaît à leurs mœurs. Je veux dire que, ne quittant jamais une ville qu’il est de bon ton de quitter à certaines époques, ils vivent dedans comme des provinciaux encroûtés.

Je dois ajouter qu’il existe à Paris plusieurs sortes de provinciaux parisiens :


1 °Ceux pour qui Paris constitue l’univers entier et qui ignorent Argenteuil autant que Londres ou Saint-Pétersbourg. Rien n’existe pour eux en dehors de ce qui se fait dans l’enceinte des fortifications. Ceux-là ne connaissent point d’autres arbres que ceux des boulevards, d’autres nouvelles que celles du boulevard, d’autre chemin de fer que celui de la Ceinture. Ils vivent une vie affairée, mouvementée, étroite et pressée. Ils sont toujours en retard de dix minutes en tout ce qu’ils font ; ce qui les empêche de jamais penser longuement à des choses profondes, de jamais entreprendre un travail de grande étendue, de connaître autre chose que les besognes rapides, les plaisirs immédiats, les affaires urgentes de l’existence parisienne. Ils méprisent la province, les voyages, la mer, les bois, les peuples voisins, les mœurs des Anglais, des Allemands, des Russes et des Américains, ces provinciaux du trottoir parisien ! Ils se moquent de ce qu’ils ne savent pas, de ce qu’ils ne comprennent pas, de ce qu’ils ne connaissent pas, persuadés d’avance que rien ne vaut leur intelligence harcelée par de menues occupations.

Ils se disent et se croient les Parisiens par excellence, les seuls spirituels des hommes, les seuls connaisseurs en art, les seuls dentistes de la terre.

Les deux pôles de leur préoccupation sont le journal ou le théâtre. Ils se passionnent pour tout ce qu’on fait à Paris.


2° A côté d’eux vit le peuple innombrable des vrais provinciaux, enfermés dans Paris, comme on le serait dans une prison. Il se divise en tribus nombreuses : tribu des employés, tribu des fonctionnaires, tribu des commerçants, tribu du vieux faubourg. Ils vivent ceux-là entre eux, dans leur société. Ils voient leurs connaissances, leur monde, sans se douter que Paris, le vrai Paris est fait de cent mondes différents, et que chacun renferme des mystères étranges. Ils ne se doutent pas que le vrai Parisien, lui, connaît tous ces mondes, les aime et les fréquente, se trouve chez lui partout, parle avec chacun suivant sa langue et sa morale.

Les gens attardés de ce qu’on appelle encore le faubourg Saint-Germain — provinciaux.

La société des Ponts et Chaussées, par exemple, si particulière, fermée, vivant suivant des traditions, si préoccupée de hiérarchies et de convenances, monde honorable entre tous, mais morne et éteint, est-ce autre chose qu’un monde de province à Paris ?

Chaque quartier a ses provinciaux différents chez qui on retrouve toujours les traits caractéristiques du provincial. Chaque rue est une province où on voisine, où on potine, où on complote, où on végète comme à Carpentras, où on ignore les choses importantes du jour, de la vraie vie du monde, le mouvement de la ville et des peuples voisins, l’activité de la pensée humaine en travail, les livres, les arts, la science.

Le vrai Parisien, au contraire, qui se trouve dans toutes les classes, dans toutes les professions, dans tous les milieux, ignore son voisinage, ne sait pas les noms des locataires de sa maison, mais connaît ceux de tous les gens célèbres, possède leur histoire et leurs œuvres, pénètre dans tous les salons, s’occupe et se préoccupe de toutes les manifestations de l’esprit, ne se perdrait pas plus dans Nice, dans Florence ou dans Londres que dans Paris. Il vit de la vie générale et non d’une vie cloîtrée comme le provincial. Il n’a guère de morale et guère de croyance, guère d’opinion et guère de religion, bien qu’il en montre par décence et par savoir-vivre ; il s’intéresse à tout sans se passionner plus d’une semaine au plus. Son esprit est ouvert à tout, accepte tout, regarde tout, s’amuse de tout et se moque de tout après avoir un peu cru à tout.

La Chine des poètes
(Gil Blas, 17 mars 1885)

« Allez au pays de Chine

Et sur ma table apportez

Le papier de paille fine

Plein de reflets argentés. »

C’est ainsi que parle un poète qui adore la Chine : Louis Bouilhet.

Qu’est-ce au juste que la Chine, dont on parle tant en ce moment, la Chine de M. Ferry ? Personne ne le sait, et le président du Conseil pas plus que moi.

Nous avons lu sur elle des livres singuliers, des récits bizarres. Nous nous sommes fatigué les yeux sur des cartes de géographie où sont écrits des milliers de noms invraisemblables, et puis nous avons rêvé. Alors dans un brouillard de songe qui ressemblait à une griserie d’opium, nous est apparu vaguement un immense pays, enfermé par une muraille sans fin, plein de tours de porcelaine, de poteries éclatantes et d’hommes étranges aux yeux longs, au teint jaune, portant au sommet de la tête une tresse de cheveux tombant jusqu’à terre. Il nous a semblé entendre des bruits de clochettes, des cris drôles ; nous nous sommes figuré cette humanité extravagante mangeant des nids sautés au beurre, et des grains de riz au moyen de baguettes de bois, comme feraient les clowns de cirque pour amuser le public.

Nous avons entrevu des dragons d’or sur des soieries roses, toutes sortes de choses belles ou comiques, d’une fantaisie opulente et burlesque. Et nous avons cru avoir une idée de la Chine.

Or, nous ne savons rien d’elle. — Car il faut avoir vu une terre pour la connaître, une terre surtout si différente de la nôtre.

Nous avons lu les voyageurs. Ils ne nous ont rien enseigné de précis ; ils n’ont fait qu’égarer notre imagination en de confuses images.

Qu’est-ce que la Chine pourtant ?

Ouvrons les poètes et cherchons la Chine qu’ils ont inventée, eux, ces créateurs de régions idéales.

Nous sommes là-bas. — Regardons.

« Le long du fleuve jaune, on ferait bien des lieues

Avant de rencontrer un mandarin pareil.

Il fume l’opium, au coucher du soleil,

Sur sa porte en treillis, dans sa pipe à fleurs bleues.

D’un tissu bigarré, son corps est revêtu ;

Son soulier brodé d’or semble un croissant de lune.

Dans sa barbe effilée il passe sa main brune

Et sourit doucement sous son bonnet pointu.

Les pêchers sont en fleur. Une brise légère

Des pavillons à jour fait trembler les grelots ;

La nue, à l’horizon, s’étale sur les flots,

Large et couleur de feu, comme un manteau de guerre. »

Nous le connaissons maintenant Tou-Tsong, le lettré, aussi bien que si nous avions passé des heures à ses côtés, alors qu’il cause avec ses amis sous les lanternes peintes.

Mais voici que l’hiver est venu, (hiver qui a emporté les fleurs des pêchers. Le même poète, Louis Bouilhet, va nous le montrer encore, le tranquille Chinois qu’il a deviné :

« Au fond du cabinet de soie,

Dans le pavillon de l’étang,

Pi-pi, po-po le feu flamboie,

L’horloge dit : Ko-tang, Ko-tang.

Au-dehors, la neige est fleurie.

Et le long des sentiers étroits

Le vent qui souffle avec furie

Disperse au loin ses bouquets froids.

Sous le givre qui les pénètre,

Les noirs corbeaux, en manteau blanc,

Frappent du bec à ma fenêtre,

Qu’empourpre le foyer brûlant.[…]

[…] Mais, au dos de ma tasse pleine,

Je vois s’épanouir encor

Dans leur jardin de porcelaine

Des marguerites au cœur d’or.

Parmi les fraîches impostures

Des vermillons et des orpins,

Sur le ciel verni des tentures

Voltigent des papillons peints.

Et mille souvenirs fidèles,

Sortant du fond de leur passé,

Comme de blanches hirondelles

Rasent tout bas mon seuil glacé.

La paix descend sur toute chose

Sans amour, sans haine et sans Dieu.

Mon esprit calme se repose

Dans l’équilibre du Milieu. […] »

Et nous le voyons, maintenant, fermant ses petits yeux minces, les jambes croisées sous lui, les mains croisées sur son ventre, le sage et prudent mandarin qui a gagné, il nous le dit :

« Quatre rubis à sa ceinture,

Un bouton d’or à son bonnet, »

et dont l’esprit que le sommeil soulève, suit sur le courant des âges.

« La feuille rose des pêchers. »

Il a dans sa maison deux épouses. Un parfum de thé flotte dans l’air, mêlé à d’autres senteurs plus vives d’aromates brûlés en de mignons vases de cuivre. Sa tête se penche, son œil se clôt…

« Cependant la nuit qui s’allonge

Mystérieuse à l’horizon

Dans le filet fleuri d’un songe

Prend son âme comme un poisson. »

Il dort.


Dans la grande plaine où poussent des fleurs singulières s’élève un monument luisant, pointu, bizarre.

Il est haut comme une tour, percé de petites fenêtres. Une tête apparaît dans une des étroites ouvertures. Théophile Gautier nous la montre aussi bien que si nous l’avions aperçue nous-mêmes :

« Celle que j’aime à présent est en Chine.

Elle demeure, avec ses vieux parents,

Dans une tour de porcelaine fine,

Au fleuve Jaune, où sont les cormorans.

Elle a les yeux retroussés vers les tempes,

Le pied petit à prendre dans la main,

Le teint plus clair que le cuivre des lampes,

Les ongles longs et rougis de carmin.

Par son treillis elle passe la tête

Que l’hirondelle, en volant vient toucher ;

Et chaque soir, aussi bien qu’un poète,

Chante le saule et la fleur du pêcher. »

A quoi rêve-t-elle, la petite Chinoise qui regarde au loin dans la campagne ? Louis Bouilhet va nous le dire :

« La fleur Ing-Wha, petite et pourtant des plus belles,

N’ouvre qu’à Ching-tu-fu son calice odorant ;

Et l’oiseau Tung-whang-fung est tout juste assez grand

Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.

Et l’oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit ;

Et la fleur est de pourpre et l’oiseau lui ressemble ;

Et l’on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,

Si c’est la fleur qui chante ou l’oiseau qui fleurit.

Et la fleur et l’oiseau sont nés à la même heure ;

Et la même rosée avive chaque jour

Les deux époux vermeils gonflés du même amour.

Mais, quand la f leur est morte, il faut que l’oiseau meure !

Alors, sur ce rameau d’où son bonheur a fui,

On voit pencher sa tête et se faner sa plume.

Et plus d’un jeune cœur dont le désir s’allume

Voudrait, aimé comme elle, expirer comme lui ! »

Dans la chambre de la tour, derrière le paravent de soie, on voit sur la table de laque une petite lune grosse comme une monnaie ronde qui jette ses reflets de nacre dans l’eau d’une rivière pleine de joncs.

Et voici les grandes potiches reluisantes qui montrent sur leurs flancs

« La glu d’émail où le soleil s’est pris. »

Un dieu pareil aux menus dieux familiers des anciens veille sur la foule fragile des vases précieux.

« Il est en Chine un petit dieu bizarre,

Dieu sans pagode et qu’on appelle Pu.

J’ai pris son nom dans un livre assez rare,

Qui le dit frais, souriant et trapu.

Il a son peuple au long des poteries,

Et règne en paix sur ces magots poupins

Qui vont cueillant des pivoines fleuries

Aux buissons bleus des paysages peints.

Il vient à l’heure où commencent les sommes,

Quand sous leurs toits les vivants sont couchés

Pour réjouir tous les petits bonshommes

Que le vernis tient au vase attachés. »

Mais quittons la campagne et entrons dans Pékin. Un bruit léger, argentin, passe dans l’air ; un cri régulier l’accompagne :

« Hao ! Hao ! c’est le barbier

Qui secoue au vent sa sonnette ;

Il porte au dos dans un panier

Ses rasoirs et sa savonnette.

Le nez camard, les yeux troussés,

Un sarrau bleu, des souliers jaunes,

Il trotte et fend les flots pressés

Des vieux bonzes quêteurs d aumônes.

Au bruit de son bassin de fer,

Le barbier qui vient sur sa porte

Sent courir, le long de sa chair,

Une démangeaison plus forte.

Toute la rue est en suspens,

Et les mèches patriarcales

Se dressent comme des serpents

Qu’on agace avec des cymbales.

C’est en plein air, sous le ciel pur,

Que le barbier met sa boutique ;

Les bons clients, au pied du mur,

Prennent une pose extatique.

Tous, d’un mouvement régulier,

Vont clignant leurs petits yeux louches.

Ils sont là comme un espalier

Sous le soleil et sous les mouches. […]

[…] Cependant, glissant sur la peau,

La lame où le jour étincelle Court,

plus rapide qu’un oiseau

Qui frôle l’onde avec son aile.

Et quand le crâne sans cheveux

Luit comme une boule d’ivoire,

Le maître, sur son doigt nerveux,

Tourne, au sommet, la houppe noire.

Chacun s’arrête. Le barbier

Sait mainte histoire inattendue.

Ni mandarin, ni bachelier,

N’a la langue aussi bien pendue. […]

[…] La foule trépigne à l’entour

Et, par instants, se pâmant d’aise,

Chaque auditeur, comme un tambour,

Frappe, à deux mains, son ventre obèse. »

Voici plus loin un grand édifice mobile qu’on vient de monter et qu’on démontera dans quelques heures. C’est un théâtre.

La pièce qu’on y va jouer est simple. Depuis des siècles elle ne varie guère. Les mandarins lettrés ne connaissent pas les querelles des nouvelles écoles. Ils prennent toujours plaisir à ce qui amusait leurs pères. Et le public ne demande point le luxe d’ornementation, la richesse de mise en scène, la variété de décors que recherche avec tant de soin M. Sardou, non sans raison.

Le centre de la salle qui correspond à notre parterre est gratuit. Y vient qui veut.

La police de la porte est faite par des officiers de police armés de fouets ; et quand la foule houleuse et compacte empêche d’approcher les litières des belles Chinoises de qualité, il suffit à l’homme de faire siffler sa souple lanière pour qu’un passage s’ouvre aussitôt.

Les pièces représentées ressemblent beaucoup à nos romans du Moyen Age. Des dames enfermées en des tours de porcelaine sont délivrées par des chevaliers qui se livrent d’effrayants combats ; et le mariage a lieu au milieu des tournois, des divertissements et des fêtes.

Le Chinois, en outre, adore la pantomime, ce genre charmant trop délaissé chez nous, et qui prend chez eux une importance considérable.

Les pantomimes chinoises sont remplies d’allégories philosophiques. En voici une.

— L’Océan, à force de rouler ses flots sur le rivage, devint amoureux de la Terre et, pour obtenir ses faveurs, lui offrit en don les richesses de son royaume.

Alors les spectateurs ravis voient sortir du fond des mers des dauphins, des phoques, des crabes monstrueux, des huîtres, des perles, du corail qui marche, des éponges, cent autres bêtes et cent autres choses qui suivent, en dansant un pas bien réglé, une immense et superbe baleine.

La Terre, de son côté, pour répondre à cette galanterie, offre ce qu’elle produit : des lions, des tigres, des éléphants, des aigles, des chèvres, des poules, des arbres de toute espèce ; et un ballet formidable commence, d’une gaieté folle et d’une fantaisie extravagante.

La baleine enfin s’avance vers le public en roulant des yeux, elle semble malade, bâille, ouvre la bouche… et lance sur le parterre un jet d’eau gros comme la source d’un fleuve, une trombe, une inondation.

Et le public trépigne, applaudit, crie : « Charmant, délicieux ! », ce qui, en chinois, s’exprime par « Hao ! Koung-Hao ! », paraît-il.

Les pièces historiques sont aussi très suivies.

Les trois unités que prescrivit Boileau n’y sont pas souvent respectées, car l’action parfois embrasse un siècle entier, ou même toute la durée d’une dynastie. L’auteur n’est point embarrassé pour conduire ses personnages d’un lieu dans un autre.

En voici, par exemple, qui doit entreprendre un long voyage. Comme on ne changera pas le décor, il faut user d’un autre procédé. L’acteur alors monte à cheval sur un bâton, prend un petit fouet, l’agite, fait deux ou trois fois le tour de la scène et chante un couplet pour indiquer quelle route il a parcourue. Puis il s’arrête, remet son bâton dans un coin, son fouet dans un autre, et reprend son rôle.

Les personnages parfois sont la lune et le soleil. Ils se racontent les événements de l’espace, les galanteries des étoiles, les amours vagabondes des comètes. Ils reçoivent de temps en temps la visite d’un prince de la terre qui vient regarder du ciel ce qui se passe en son empire, tandis que le tonnerre, un clown armé d’une double hache, saute, bondit, trépigne, se désarticule.

« Le jeu des acteurs chinois, écrit un voyageur, égale, s’il ne surpasse, le jeu des acteurs européens. Aucun de ceux-ci ne s’applique avec plus d’anxiété à imiter la nature dans toutes ses variations et ses nuances les plus fines et les plus délicates. »

Polichinelle existe en Chine depuis la plus haute antiquité, car rien n’est inconnu à cette singulière nation, demeurée stationnaire peut-être parce qu’elle a marché trop vite, et usé toute son énergie avant même que l’histoire commence pour nous.

Philosophie-politique
(Gil Blas, 7 avril 1885)

Quand nous avons des accès de patriotisme, ils sont toujours intempestifs. Nous arrachons, un jour de fête nationale, le drapeau d’une nation voisine, et nous le lançons par la fenêtre, parce que cette nation fut en guerre avec nous voici quinze ans écoulés.

En quoi ce drapeau accroché à une fenêtre d’hôtel pouvait-il être blessant pour la France ? Sa présence, au contraire, au milieu des couleurs des peuples amis, ne devrait-elle pas être considérée comme un hommage, comme une politesse ?

Tout dernièrement encore, quand on enterra Jules Vallès, les socialistes allemands apportèrent leur couronne au cercueil de cet écrivain, pour dire : « Nous ne sommes pas plus allemands que français, nous ; nous ne connaissons pas les haines stupides de peuple à peuple, nous ne connaissons pas les frontières qui rendent héroïque l’assassinat, l’égorgement glorieux s’il est pratiqué sur le voisin de gauche et infâme s’il est pratiqué sur le voisin de droite. »

Une meute de patriotes en fureur se jeta sur ces naïfs bien intentionnés qui eurent cependant la simplicité de défendre leur couronne et de la porter jusqu’au cimetière.

Mais il paraît que les susceptibilités de l’honneur national, si excitables quand il s’agit de la Prusse, n’existent plus vis-à-vis de la Chine. La dignité française s’émeut d’une galanterie allemande, mais trouve tout simple qu’on fasse la paix après la pitoyable déroute de notre armée au Tonkin.

On ne parle plus que de paix, le nouveau ministère futur est ravi avant d’être né ; M. Grévy est ravi, les journaux sont ravis, la nation tout entière semble enchantée. On annonce la paix, on la proclame, on la célèbre ; on se félicite, on se serre les mains.

Où sont donc les patriotes ? Que font-ils ? A quoi pensent-ils ?

Il est honteux d’être vaincu par la Prusse, mais il est presque honorable d’être battu par la Chine !

Il est à craindre que notre attitude de battu satisfait, en face du peuple chinois redoutable de si loin, n’enhardisse à l’extrême nos proches voisins qui attendent une occasion pour agrandir leur territoire insuffisant.

Le président de la République a-t-il prévu une guerre possible avec le prince de Monaco ou la république d’Andorre ? Est-il résolu à céder Nice au premier et Bordeaux à la seconde, ou prétend-il lutter contre les armées de ces puissances ?

Et tout cela pour le Tonkin ?

Il est donc écrit que nos colonies nous seront toujours fatales.

Les gens compétents s’écrient : « Quoi d’étonnant ? Les Français ne sauront jamais coloniser. »

En y réfléchissant bien, j’arrive à croire tout simplement que nous ne savons pas choisir nos colonies. Nous prenons les rossignols, en nous étonnant qu’ils ne rapportent rien.

Si j’étais le gouvernement, comme disent tous ceux qui ont des idées sur la manière de sauver la France, je sais bien ce que je ferais. Je mettrais dans une valise toutes nos colonies, le Sénégal, le Gabon, la Tunisie, la Guyane, la Guadeloupe, la Cochinchine, le Congo, le Tonkin et le reste, et j’irais trouver M. de Bismarck. Je lui dirais : « Monsieur, vous cherchez des colonies, en voici un stock, un tas, un assortiment complet. Il y en a de toutes les sortes, de toutes les nuances. Elles sont habitées par des Arabes, des Nègres, des Indiens, des Chinois, des Annamites, etc. Je vous demande, pour chacune, un kilomètre d’Alsace et un kilomètre de Lorraine. »

Et si le chancelier allemand acceptait, je ferais certes une bonne affaire.

On s’étonne que le budget ne tienne jamais debout et que l’argent de la caisse publique coule comme l’eau d’une fontaine, et on ne réfléchit pas que nous entretenons des troupes et des fonctionnaires dans tous les pays stériles et inhabitables dont la fantaisie ignorante d’un ministre nous a fait prendre possession.

En MATIÈRE de colonisation, il est une loi qu’on devrait, semble-t-il, ne jamais oublier.

Il est inutile de s’emparer d’une terre que l’Européen n’a point peuplée, s’il a pu y accéder depuis longtemps.

La graine humaine pousse comme celle des plantes quand le sol est bon pour elle. L’Amérique n’est-elle pas un exemple décisif ? L’Européen l’a envahie, couverte, d’un bout à l’autre. La puissance absorbante de la race blanche devient irrésistible dans les climats qui lui conviennent.

Mais toute tentative de colonisation reste vaine dans les régions où le Blanc ne trouve point les conditions d’air, de salubrité et d’existence qui lui sont indispensables.

Regardons l’Afrique.

L’Européen la connaît depuis le commencement des temps, et il n’a jamais pu s’y installer. Nous l’avons abordée par tous ses rivages, sans pouvoir y faire souche, y prendre racine comme nous avons fait en Amérique. Nous l’avons traversée sans parvenir même à l’explorer. Nous campons sur ses bords, nous n’entrons pas. A quoi nous servent le Sénégal et le Gabon ? Sont-ce là des terres opulentes comme celles d’où nous viennent les blés qui tuent la culture française ? Que ferons-nous au Congo, que ferons-nous à Tunis ? Rien. Nous y dépenserons beaucoup d’argent, pour l’honneur, pour un honneur bien problématique.

Tout ministre a la turlutaine de donner des colonies à la patrie, sans distinguer les colonies utiles des colonies mineures. On envoie un explorateur, un militaire avide d’avancement, un voyageur avide de spéculation. Il fait un rapport en termes pompeux. On s’empare aussitôt du Tonkin, du Congo ou de Madagascar et on l’annonce à grand bruit. Cela fait vingt ou trente millions de plus à inscrire chaque année aux dépenses du budget.

A qui la faute ? Aux ministres d’abord, et aux députés ensuite. Il n’est en ce moment, d’un bout à l’autre de la France, qu’un cri de colère et de mépris contre la servile majorité qui a suivi M. Ferry en toutes ses fantaisies funestes et qui fa lâché ensuite en se lavant les mains à la façon de Ponce Pilate.

Cette exécution brutale du chef du pouvoir par ses amis ne contribuera pas peu au mouvement de plus en plus accentué de l’opinion publique, à cette sorte d’envahissement jusqu’au peuple de scepticisme et de dédain pour ses représentants.

Entrez dans les petits restaurants de Paris, dans ceux où mangent les travailleurs ; les gens qui causent se moquent de leurs élus, parlent d’eux comme ils feraient de bonnes ganaches amusantes.

Les cochers de fiacre, devant le kiosque de la station, à, côté du sergent de ville qui pointe leurs numéros, plaisantent agréablement les délégués populaires.

Dans un salon, lorsqu’on voit entrer quelque monsieur ignoré et qu’on demande : « Qui est celui-là ? » si on vous répond : a C’est un député », une vague pitié vous envahit.

La Chambre donne tellement à rire et à s’indigner, offre tant de raisons de la blâmer, de la blaguer, de la bafouer, ses maladresses sont tellement visibles, ses emballements tellement grotesques que le métier de député devient une profession comique qui inspirera bientôt un doux mépris aux petits enfants eux-mêmes.

Et pourtant on rencontre parmi les représentants du pays beaucoup d’hommes distingués, instruits et intelligents, mais ils n’ont pas d’esprit d’ensemble, car il faut une grande pratique de la politique à une assemblée quelconque pour qu’elle devienne intelligente en masse.

Les qualités d’initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme supérieur isolé, disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d’autres hommes.

Voici un passage d’une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751), qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des qualités actives de l’esprit dans toute nombreuse réunion.

« Lord Macclesfield qui a eu la plus grande part dans la préparation du bill, et qui est l’un des plus grands mathématiciens et astronomes de l’Angleterre, parla ensuite, avec une connaissance approfondie de la question, et avec toute la clarté qu’une matière aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut donnée à l’unanimité, bien injustement, je l’avoue.

« Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule : quelles que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule le langage de la raison pure. C’est seulement à ses passions, à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu’il faut s’adresser.

« Une collectivité d’individus n’a plus de faculté de compréhension, etc. »

Cette profonde observation de lord Chesterfield, observation faite souvent d’ailleurs et notée avec intérêt par les philosophes de l’école scientifique, allemands et anglais, constitue un des arguments les plus sérieux contre les gouvernements représentatifs.

Le même phénomène, phénomène surprenant, se produit chaque fois qu’un grand nombre d’hommes est réuni. Toutes ces personnes, côte à côte, distinctes, différentes d’esprit, d’intelligence, de passions, d’éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d’une âme propre, d’une manière de penser nouvelle, commune, et qui ne,semble nullement formée de la moyenne des opinions individuelles. C’est une foule, et cette foule est quelqu’un, un vaste individu collectif, aussi distinct d’une autre foule qu’un homme est distinct d’un autre homme.

Un dicton populaire affirme que « la foule ne raisonne pas ». Or pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce qu’aucune des unités de cette foule n’aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entraînements stupides que rien n’arrête, et emportée par ces entraînements irréfléchis accomplit-elle des actes qu’aucun des individus qui la composent n’accomplirait ?

Dans une foule un inconnu jette un cri, et voilà qu’une sorte de frénésie s’empare de tous, et tous, d’un même élan auquel personne n’essaye de résister, emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune, malgré les castes, les opinions, les croyances, les mœurs différentes, se précipiteront sur un homme, le massacreront et le noieront sans raison, presque sans prétexte, alors que chacun, s’il eût été seul, se serait précipité, au risque de sa vie, pour sauver celui qu’il tue.

Et le soir, chacun rentré chez soi, se demandera quelle rage, quelle folie l’ont saisi, l’ont jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion féroce ?

C’est qu’il avait cessé d’être un homme pour faire partie d’une foule. Sa volonté individuelle s’était mêlée à la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à une fleur.

Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d’une vaste et étrange personnalité, celle de la foule : Les paniques qui saisissent une armée et ces ouragans d’opinions qui entraînent un peuple entier, et la folie des danses macabres, ne sont-ils pas encore des exemples saisissants de ce même phénomène ?

En somme, il n’est pas plus étonnant de voir les individus réunis former un tout que de voir des molécules rapprochées former un corps.

Et voilà pourquoi votre fille est muette. C’est-à-dire : voilà pourquoi la majorité dont les votes répétés nous ont jetés dans l’aventure de Chine a noyé férocement celui qui n’avait pu commettre tant de maladresses que grâce à l’approbation du Parlement.

Venise
(Gil Blas, 5 mai 1885)

Venise ! Est-il une ville qui ait été plus admirée, plus célébrée, plus chantée par les poètes, plus désirée par les amoureux, plus visitée et plus illustre ?

Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ? Il est joli, d’ailleurs, sonore et doux : il évoque d’un seul coup dans l’esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs.

Venise ! Ce seul mot semble faire éclater dans l’âme une exaltation, il excite tout ce qu’il y a de poétique en nous, il provoque toutes nos facultés d’admiration. Et quand nous arrivons dans cette ville singulière, nous la contemplons infailliblement avec des yeux prévenus et ravis, nous la regardons avec nos rêves.

Car il est presque impossible à l’homme qui va par le monde de ne pas mêler son imagination à la vision des réalités. On accuse les voyageurs de mentir et de tromper ceux qui les lisent. Non, ils ne mentent pas, mais ils voient avec leur pensée bien plus qu’avec leur regard. Il suffit d’un roman qui nous a charmés, de vingt vers qui nous ont émus, d’un récit qui nous a captivés pour nous préparer au lyrisme spécial des coureurs de route, et quand nous sommes ainsi excités, de loin, par le désir d’un pays, il nous séduit irrésistiblement. Aucun coin de la terre n’a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l’enthousiasme. Lorsque nous pénétrons pour la première fois dans la lagune tant vantée il est presque impossible de réagir contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion. L’homme qui a lu, qui a rêvé, qui sait l’histoire de la cité où il entre, qui est pénétré par toutes les opinions de ceux qui l’ont précédé, emporte avec lui ses impressions presque toutes faites ; il sait ce qu’il doit aimer, ce qu’il doit mépriser, ce qu’il doit admirer.

Le train traverse d’abord une plaine, criblée de flaques d’eau bizarres. On dirait une sorte de carte de géographie, avec les océans et les continents ; puis le sol disparaît peu à peu ; le convoi court, sur un talus d’abord et bientôt il s’élance sur un pont démesuré jeté dans la mer et qui s’en va vers la ville aperçue là-bas, élevant ses clochers et ses monuments au-dessus de la nappe immobile et illimitée des eaux. Quelques îlots portant des fermes apparaissent de temps en temps, à droite ou à gauche.

Nous entrons en gare. Des gondoles attendent le long du quai. Longue, mince et noire, dressant les pointes de ses extrémités et portant à l’avant une proue étrange et jolie, en acier luisant, la fine gondole mérite sa gloire. Un homme, debout derrière les voyageurs, la gouverne avec une seule rame que porte et que soutient une sorte de bras en bois tordu, fixé sur le bord droit de l’embarcation. Elle a un air coquet et sévère, amoureux et guerrier, et elle berce d’une façon délicieuse le promeneur étendu sur une sorte de chaise longue. La douceur de ce siège, le balancement exquis de ces barques, leur allure vive et calme, nous donnent une inattendue et adorable sensation. On ne fait rien et on va, on se repose et on voit, on est caressé par ce mouvement, caressé dans l’esprit et dans la chair, pénétré par une subite et continue jouissance physique et par un profond bien-être de l’âme. Quand il pleut, on ajuste au milieu de ces embarcations une petite chambre en bois sculpté, orné de cuivres, et couverte de drap noir. Les gondoles alors glissent, impénétrables, sombres et closes, cercueils flottants vêtus de crêpe. Elles semblent porter des mystères de mort ou d’amour, et elles montrent parfois une jolie figure de femme derrière leur étroite fenêtre.

Nous descendons le grand canal. On est surpris d’abord par l’aspect de cette ville dont les rues sont des rivières… des rivières ou plutôt des égouts à ciel ouvert.

C’est là vraiment l’impression que donne Venise après le premier étonnement passé. Il semble que des ingénieurs facétieux aient fait sauter la voûte de maçonnerie et de pavés qui recouvre ces courants d’eaux malpropres dans toutes les autres villes du monde, pour forcer les habitants à naviguer sur leurs égouts.

Et cependant quelques-uns de ces canaux, les plus étroits, sont parfois délicieusement bizarres. Les vieilles maisons rongées par la misère y reflètent leurs murailles déteintes et noircies, y trempent leurs pieds sales et crevassés, comme des pauvres en guenilles qui se laveraient dans des ruisseaux. Les ponts de pierre enjambent cette eau et renversant dedans leur image l’encadrent d’une double voûte dont l’une est fausse et l’autre vraie. On a rêvé une vaste cité aux immenses palais, tant est grande la renommée de cette antique reine des mers. On s’étonne que tout soit petit, petit, petit ! Venise n’est qu’un bibelot, un vieux bibelot d’art charmant, pauvre, ruiné, mais fier d’une belle fierté de gloire ancienne.

Tout semble en ruine, tout semble sur le point de s’écrouler dans cette eau qui porte une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par le temps, tachées par l’humidité, mangées par la lèpre qui détruit les pierres et les marbres. Quelques-uns sont vaguement inclinés sur le côté, prêts à tomber, fatigués de rester depuis si longtemps debout sur leurs pilotis. Tout à coup l’horizon grandit, la lagune s’élargit ; là-bas, à droite, apparaissent des îles couvertes de maisons, et, à gauche, un admirable monument de style mauresque, une merveille de grâce orientale et d’élégance imposante, c’est le palais des Doges.

Je ne raconterai pas Venise dont tout le monde a parlé. La place Saint-Marc ressemble à celle du Palais-Royal, la façade de cette église a l’air d’une devanture de café-concert en carton-pâte, mais l’intérieur est tout ce qu’on peut concevoir de plus absolument beau. La pénétrante harmonie des lignes et des tons, les reflets des vieilles mosaïques d’or aux lueurs adoucies, au milieu des marbres sévères, les merveilleuses proportions des voûtes et des lointains, un je-ne-sais-quoi de divinement trouvé dans l’ensemble, dans l’entrée calme du jour qui devient religieux autour de ces piliers, dans la sensation jetée à l’esprit par les yeux, font de Saint-Marc la chose la plus complètement admirable qui soit au monde.

Mais en contemplant cet incomparable chef-d’œuvre de l’art byzantin, on se met à songer en le comparant à un autre monument religieux, sans égal lui aussi, si différent pourtant, chef-d’œuvre de l’art gothique, bâti encore au milieu des flots gris des mers du Nord, à ce bijou monstrueux de granit qui se dresse tout seul dans l’immense baie du Mont-Saint-Michel.

Ce qui fait Venise absolument sans égale, c’est la Peinture. Elle fut la patrie, la mère de quelques maîtres de premier ordre qu’on ne peut connaître que dans ses musées, ses églises et ses palais. Le Titien, Paul Véronèse ne se révèlent vraiment qu’à Venise dans leur splendeur géniale. Ceux-là, du moins, possèdent la gloire dans toute sa puissance et toute son étendue. Il en est d’autres que nous ignorons trop en France et qui atteignent presque la valeur de ces artistes, tels Carpaccio et surtout Tiepolo, le premier des plafonniers passés, présents et futurs. Personne comme lui n’a su répandre sur un mur la grâce des lignes humaines, la séduction des nuances qui grisent sensuellement le regard, et le charme des choses rêvées dans cette sorte d’ivresse étrange que l’art communique à l’esprit. Élégant et coquet comme Watteau ou Boucher, Tiepolo possède surtout un admirable et invincible pouvoir de charmer. On peut en admirer d’autres plus que lui, d’une admiration raisonnée, mais on le subit plus que personne. L’ingéniosité de ses compositions, l’imprévu puissant et joli de son dessin, la variété de son ornementation, la fraîcheur inaltérable et unique de son coloris font naître en nous un besoin singulier de vivre toujours sous un de ces plafonds inestimables qu’orna sa main.

Le palais Labbia, une ruine, montre peut-être la plus admirable chose qu’ait laissée ce grand artiste. Il a peint une salle entière, une salle immense. Il a tout fait, le plafond, les murailles, la décoration et l’architecture, avec son pinceau. Le sujet, l’histoire de Cléopâtre, une Cléopâtre vénitienne du XVIIIe siècle, se continue sur les quatre faces de l’appartement, passe à travers les portes, sous les marbres, derrière les colonnes imitées. Les personnages sont assis sur les corniches, appuient leurs bras ou leurs pieds sur les ornementations, peuplent ce lieu de leur foule charmante et colorée. Le palais qui contient ce chef-d’œuvre est à vendre, dit-on ! Comme on vivrait là-dedans !

Ischia
(Gil Blas, 12 mai 1885)

Naples s’éveille sous un éclatant soleil. Elle s’éveille tard, comme une belle fille du Midi endormie sous un ciel chaud. Par ses rues, où jamais on ne voit un balayeur, où toutes les poussières, faites de tous les débris, de tous les restes des nourritures mangées au grand jour, sèment dans l’air toutes les odeurs, commence à grouiller la population remuante, gesticulante, criante, toujours excitée, toujours enfiévrée, qui rend unique cette ville si gaie. Le long des quais, les femmes, les filles, vêtues de robes roses ou vertes, dont le bas grisâtre est limé par le frottement des trottoirs, la gorge enveloppée de foulards rouges, bleus, de toutes les couleurs les plus vives, les plus criardes et les plus inattendues, appellent le passant pour lui offrir des huîtres fraîches, des oursins, tous les fruits de la mer comme on dit (frutti di mare), ou des boissons de toute nature, ou des oranges, des nèfles du Japon, des cerises, les fruits de la terre. Elles piaillent, s’agitent, lèvent les bras, et leurs visages aux plis mobiles expriment dans une mimique amusante et naïve les qualités des choses qu’elles vous proposent.

Les hommes, en guenilles, vêtus d’innommables loques, causent avec furie ou bien sommeillent sur le granit chaud du port. Des gamins, pieds nus, nous suivent en poussant le cri national : « Macaroni » ; et les cochers qui vous voient passer lancent sur vous leurs chevaux comme s’ils voulaient vous écraser, en faisant claquer leurs fouets de toute leur force. Ils hurlent : « Un bon voiture, mousieu », et, après dix minutes de marchandage, ils consentent à faire pour dix sous une promenade pour laquelle ils avaient demandé cinq francs. Les petites voitures à deux places vont comme le vent, font briller au soleil le cuivre coquet dont le harnais est couvert ; et le cheval, qui n’a point de mors, mais dont les naseaux sont étreints par les deux grandes branches d’une sorte de levier, galope, bat la terre du pied, piaffe, fait semblant de s’emporter, de se fâcher, de vouloir vous briser contre les murs, car il est exubérant, paradeur et bon enfant, comme son maître. Les bêtes qui traînent des charrettes, ou toute voiture de service, portent sur le dos un vrai monument de cuivre, une selle géante à trois sommets, avec sonnettes, girouettes, ornements de toute espèce qui font penser aux baraques des bateleurs, aux mosquées d’Orient, aux pompes d’église et de foire. Cela est joli, vaniteux, amusant, clinquant, un peu mauresque, un peu byzantin, un peu gothique, et tout à fait napolitain.

Et là-bas, dominant la ville, la mer, les plaines et les montagnes, le cône immense du Vésuve, de l’autre côté de la baie, souffle d’une façon lente et continue sa lourde fumée de soufre, qui monte tout droit, comme un panache énorme, sur sa tête pointue, puis se répand par tout le ciel bleu qu’il voile d’une brume éternelle.

Mais un affreux petit vapeur dépeint, avec des nuances de torchon sale, siffle coup sur coup pour appeler les voyageurs qui veulent visiter les tristes ruines d’Ischia. Il part lentement, car il lui faudra trois heures et demie pour accomplir cette courte traversée, et son pont, qui ne doit être lavé que par l’eau des pluies, est certainement plus malpropre que le pavé poudreux des rues.

On suit la côte de Naples couverte de maisons. On passe devant le tombeau de Virgile. Là-bas, en face, de l’autre côté du golfe, Caprée lève sa double croupe rocheuse au-dessus de la mer bleue. Le bateau s’arrête à Procida. La petite cité est jolie, dégringolant en cascade sur la montagne. On se remet en route.

Enfin, voici Ischia. Un château bizarre, perché sur un roc, forme la pointe de l’île et domine la ville avec qui il communique par une longue digue.

Ischia a peu souffert ; on ne voit aucune trace de la catastrophe qui ruina pour toujours peut-être sa voisine. Le bateau repart pour ce qui fut Casamicciola. Il suit la rive qui est charmante. Elle s’élève doucement, couverte de verdure, de jardins, de vignes, jusqu’au sommet d’une grande côte. Un ancien cratère, qui fut ensuite un lac, forme maintenant un port où les navires se mettent à l’abri. Le sol que la mer baigne a le brun foncé des laves, toute cette île n’étant qu’une écume volcanique.

La montagne s’élève, devient énorme, se déroulant comme un immense tapis de verdure douce. Au pied de ce grand mont on aperçoit des ruines, des maisons écroulées, pendues, entrouvertes, des maisons roses d’Italie.

C’est ici. L’entrée dans cette ville morte est effrayante. On n’a rien refait, rien réparé, rien. C’est fini. On a seulement changé de place les décombres pour chercher les morts. Les murs éboulés dans les rues y forment des vagues de débris ; ce qui reste debout est crevassé de toutes parts ; les toits sont tombés dans les caves. On regarde avec terreur dans ces trous noirs, car il y a encore des hommes là-dessous. On ne les a pas tous retrouvés. On va dans cette horrible ruine qui serre le cœur, on passe de maison en maison, on enjambe des tas de maçonnerie émiettée dans les jardins qui ont refleuri, libres, tranquilles, admirables, pleins de roses. Un parfum de fleurs flotte dans cette misère. Des enfants qui errent par cette étrange Pompéi moderne, par cette Pompéi qui semble saignante, à côté de l’autre momifiée par les cendres, des enfants, des orphelins mutilés, qui montrent les cicatrices affreuses de leurs petites jambes écrasées, vous offrent des bouquets cueillis sur cette tombe, dans ce cimetière qui fut une ville, et demandent l’aumône en racontant la mort de leurs parents.

Un garçon de vingt ans nous guide. Il a perdu tous les siens et il est demeuré lui-même deux jours enseveli sous les murs de son logis. Si les secours étaient venus plus tôt, dit-il, on aurait pu sauver deux mille personnes de plus. Mais les soldats ne sont arrivés que le troisième jour.

Le nombre des morts fut de quatre mille cinq cents environ. Il était à peu près dix heures un quart du soir quand la première secousse eut lieu. Le sol s’est soulevé, affirment les habitants, comme s’il allait sauter en l’air. En moins de cinq minutes la ville fut par terre. Le même phénomène se reproduisit, assure-t-on, les deux jours suivants, à la même heure, mais il ne restait plus rien à détruire.

Voici le grand hôtel des Étrangers, qui ne montre plus que ses murs rouges, déteints et pâlis, gardant encore son nom écrit en lettres noires. Cinquante-cinq personnes furent ensevelies dans la salle de bal, en pleine fête, jeunes filles et jeunes hommes, écrasés en dansant, enlacés, unis ainsi par la surprise de cette mort foudroyante, dans un mariage étrange et brutal qui mêla leurs chairs broyées.

Plus loin, on trouva quarante cadavres, ici vingt, là six seulement, dans une cave. Le théâtre étant construit en bois, les spectateurs furent épargnés. Voici les bains : trois grands établissements écroulés, où s’agitent toujours, au milieu des machines élévatoires disloquées, les sources chaudes venues du foyer souterrain, si proche qu’on ne peut plonger le doigt dans cette eau bouillante. La femme qui garde ces ruines perdit son mari et ses quatre filles sous les murs de la maison. Comment peut-elle vivre encore ?

Dans les débris de l’hôtel du Vésuve on retrouva cent cinquante cadavres ; sous les ruines de l’hôpital, dix enfants ; ici un évêque, là une famille très riche disparue tout entière en quelques secondes.

Nous montons et nous redescendons les rues en dos d’âne, car la ville était bâtie sur une suite de mamelons pareils à des vagues de terre. Et chaque fois que nous atteignons une hauteur, nous découvrons un large et superbe paysage. En face, la mer calme et bleue ; là-bas, dans une brume légère, la côte d’Italie, la côte classique aux rochers corrects ; le cap Misène la termine au loin, tout au loin. Puis, à droite, entre deux monticules, on aperçoit toujours la tête fumante et pointue du Vésuve. Il semble être le maître menaçant de toute cette côte, de toute cette mer, de toutes ces îles qu’il domine. Son panache s’en va lentement vers le centre de l’Italie, traversant le ciel d’une ligne presque droite qui se perd à l’horizon.

Puis, autour de nous, derrière nous, jusqu’au sommet de la côte, des vignes, des jardins, des vignes fraîches d’un vert si tendre, si doux ! La pensée de Virgile vous envahit, vous possède, vous obsède. Voilà bien la terre charmante qu’il aima, qu’il chanta, la terre où ont germé ses vers, ces fleurs du génie. De son tombeau, qui domine Naples, on voit Ischia.

Nous sortons enfin des ruines et voici la ville nouvelle où s’est réfugiée ce qui reste des habitants. C’est une pauvre cité de planches, une suite de cabanes en bois, de baraquements misérables. Cela rappelle les ambulances ou les installations hâtives des premiers colons débarqués sur une terre neuve. Dans tous les passages qui servent de rues entre ces cases, on voit grouiller beaucoup d’enfants.

Mais l’affreux petit vapeur nous appelle à coups de sifflet ; nous repartons pour rentrer dans Naples à la nuit tombante. C’est l’heure où les équipages vont quitter la promenade élégante de la Chiaia.

Elle s’étend, le long de la mer, bordée de l’autre côté par les hôtels riches et par un beau jardin plein d’arbres fleuris. Quatre lignes de voitures s’y croisent, s’y mêlent, comme au bois de Boulogne dans ses beaux jours, avec moins de luxe sérieux, mais avec plus de clinquant, de pétulance méridionale. Les chevaux ont toujours l’air de s’emporter, les cochers des fiacres et des corricoles à deux roues font toujours claquer leurs fouets. De fort jolies femmes brunes se saluent avec une grâce sérieuse de mondaines, des cavaliers caracolent, des gommeux napolitains, debout sur le trottoir, regardent le défilé et jettent des coups de chapeau aux dames souriantes des équipages.

Puis soudain tout se débande ; la foule des voitures s’élance vers la ville comme si une-barrière qui les arrêtait s’était rompue tout à coup. Tous les chevaux galopent, luttant de vitesse, excités par les cochers, soulevant des flots de poussière, de cette poussière aux mille odeurs, si spéciale à Naples.

C’est fini, la promenade est vide. Les étoiles paraissent peu à peu dans l’espace obscurci. Virgile a dit :

« Majoresque cadunt altis de montibus umbrae. »

Mais là-bas, un phare colossal s’allume, au milieu du ciel, un phare étrange qui jette de moment en moment des lueurs sanglantes ; de grandes gerbes de clarté rouge s’élancent en l’air et retombent comme une écume de feu. C’est le Vésuve. Les orchestres ambulants commencent à jouer sous les fenêtres des hôtels. La ville s’emplit de musique. Et des hommes, qu’on prendrait ailleurs pour d’honnêtes bourgeois, tant leur tenue est correcte, vous poursuivent en vous proposant les plus bizarres divertissements. Et si vous passez avec indifférence, ils multiplient à l’infini leurs offres aussi singulières que répugnantes. Vous vous efforcez de les fuir ; alors ils cherchent par quels appas invraisemblables ils éveilleront votre désir. L’arche de Noé contenait moins d’animaux qu’ils n’ont de propositions. Leur imagination s’enflamme par la difficulté de la victoire ; et ces Tamarins du vice, ne connaissant plus d’obstacle, vous offriraient le volcan lui-même, pour peu qu’on parût le désirer.

Aux critiques de « Bel-Ami »
(Gil Blas, 7 juin 1885)

UNE RÉPONSE

Nous recevons de notre collaborateur, Guy de Maupassant, la lettre suivante, que nous nous empressons de publier :


« Rome, 1er juin 1885.


Mon cher Rédacteur en chef,

Au retour d’une très longue excursion qui m’a mis fort en retard avec le Gil Blas, je trouve à Rome une quantité de journaux dont les appréciations sur mon roman Bel-Ami me surprennent autant qu’elles m’affligent.

J’avais déjà reçu à Catane un article de Montjoyeux, à qui j’ai écrit aussitôt. Il me semble nécessaire de donner quelques explications dans le journal même où a paru mon feuilleton. Je ne m’attendais guère, je l’avoue, à être obligé de raconter mes intentions, qui ont été fort bien comprises, il est vrai, par quelques confrères moins susceptibles que les autres.

Donc les journalistes, dont on peut dire comme on disait jadis des poètes : Irritabile genus, supposent que j’ai voulu peindre la Presse contemporaine tout entière, et généraliser de telle sorte que tous les journaux fussent fondus dans La Vie française, et tous leurs rédacteurs dans les trois ou quatre personnages que j’ai mis en mouvement. Il me semble pourtant qu’il n’y avait pas moyen de se méprendre, en réfléchissant un peu.

J’ai voulu simplement raconter la vie d’un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu’on rencontre dans toutes les professions existantes.

Est-il, en réalité, journaliste ? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège. Ce n’est donc pas la vocation qui l’a poussé. J’ai soin de dire qu’il ne sait rien, qu’il est simplement affamé d’argent et privé de conscience. Je montre dès les premières lignes qu’on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. Pourquoi ce choix, dira-t-on ? Pourquoi ? Parce que ce milieu m’était plus favorable que tout autre pour montrer nettement les étapes de mon personnage ; et aussi parce que le journal mène à tout comme on l’a souvent répété. Dans une autre profession, il fallait des connaissances spéciales, des préparations plus longues. Les portes pour entrer sont plus fermées, celles pour sortir sont moins nombreuses. La Presse est une sorte d’immense république qui s’étend de tous les côtés, où on trouve de tout, où on peut tout faire, où il est aussi facile d’être un fort honnête homme que d’être un fripon. Donc, mon homme, entrant dans le journalisme, pouvait employer facilement les moyens spéciaux qu’il devait prendre pour parvenir.

Il n’a aucun talent. C’est par les femmes seules qu’il arrive. Devient-il journaliste, au moins ? Non. Il traverse toutes les spécialités du journal sans s’arrêter, car il monte à la fortune sans s’attarder sur les marches. Il débute comme reporter, et il passe. Or, en général, dans la Presse, comme ailleurs, on se cantonne dans un coin, et les reporters, nés avec cette vocation, restent souvent reporters toute leur vie. On en cite devenus célèbres. Beaucoup sont de braves gens, mariés, qui font cela comme ils seraient employés dans un ministère. Duroy devient le chef des Échos : autre spécialité fort difficile et qui garde aussi ses gens quand ils y sont passés maîtres.

Les Échos font souvent la fortune d’un journal, et on connaît dans Paris quelques échotiers dont la plume est aussi enviée que celle d’écrivains connus. De là Bel-Ami arrive rapidement à la chronique politique. J’espère, au moins, qu’on ne m’accusera pas d’avoir visé MM. J.-J. Weiss ou John Lemoinne ? Mais comment me suspecterait-on d’avoir visé quelqu’un ?

Les rédacteurs politiques, plus que tous les autres, peut-être, sont des gens sédentaires et graves qui ne changent ni de profession, ni de feuille. Ils font toute leur vie le même article ; selon leur opinion, avec plus ou moins de fantaisie, de variété et de talent dans la forme. Et quand ils changent d’opinion, ils ne font que changer de journal. Or, il est bien évident que mon aventurier marche vers la politique militante, vers la députation, vers une autre vie et d’autres événements. Et s’il est arrivé par la pratique, à une certaine souplesse de plume, il n’en devient pas pour cela un écrivain, ni un véritable journaliste. C’est aux femmes qu’il devra son avenir. Le titre : Bel-Ami, ne l’indique-t-il pas assez ?

Donc, devenu journaliste par hasard, par le hasard d’une rencontre, au moment où il allait se faire écuyer, il s’est servi de la Presse comme un voleur se sert d’une échelle. S’ensuit-il que d’honnêtes gens ne peuvent employer la même échelle ? Mais j’arrive à un autre reproche. On semble croire que j’ai voulu dans le journal que j’ai inventé, La Vie française, faire la critique ou plutôt le procès de toute la presse parisienne. Si j’avais choisi pour cadre un grand journal, un vrai journal, ceux qui se fâchent auraient absolument raison contre moi ; mais j’ai eu soin, au contraire, de prendre une de ces feuilles interlopes, sorte d’agence d’une bande de tripoteurs politiques et d’écumeurs de bourses, comme il en existe quelques-uns, malheureusement. J’ai eu sain de la qualifier à tout moment, de n’y placer en réalité que deux journalistes, Norbert de Varenne et Jacques Rival, qui apportent simplement leur copie, et demeurent en dehors de toutes les spéculations de la maison.

Voulant analyser une crapule, je l’ai développée dans un milieu digne d’elle afin de donner plus de relief à ce personnage. J’avais ce droit absolu comme j’aurais eu celui de prendre le plus honorable des journaux pour y montrer la vie laborieuse et calme d’un brave homme.

Or, comment a-t-on pu supposer une seconde que j’aie eu la pensée de synthétiser tous les journaux de Pans en un seul ? Quel écrivain ayant des prétentions, justes ou non, à l’observation, à la logique et à sa bonne foi, qui croirait pouvoir créer un type rappelant en même temps La Gazette de France, Le Gil Blas, Le Temps, Le Figaro, Les Débats, Le Charivari, Le Gaulois, La Vie parisienne, L’Intransigeant, etc., etc. Et j’aurais imaginé La Vie française pour donner une idée de l’Union et des Débats, par exemple !.. Cela est tellement ridicule que je ne comprends pas vraiment quelle mouche a piqué mes confrères ! Et je voudrais bien qu’on essayât d’inventer une feuille qui ressemblerait à l’Univers d’un côté et de l’autre aux papiers obscènes qu’on vend à la criée, le soir, sur les boulevards ! Or elles existent, ces feuilles obscènes, n’est-ce pas ? Il en existe aussi d’autres qui ne sont en vérité que des cavernes de maraudeurs financiers, des usines à chantage et à émissions de valeurs fictives.

C’est une de celles-là que j’ai choisie.

Ai-je révélé leur existence à quelqu’un ? Non. Le public les connaît ; et que de fois des journalistes de mes amis se sont indignés devant moi des agissements de ces usines de friponnerie !

Alors, de quoi se plaint-on ? De ce que le vice triomphe à la fin ? Cela n’arrive-t-il jamais et ne pourrait-on citer personne parmi les financiers puissants dont les débuts aient été aussi douteux que ceux de Georges Duroy ?

Quelqu’un peut-il se reconnaître dans un seul de mes personnages ? Non. — Peut-on affirmer même que j’aie songé à quelqu’un ? Non. — Car je n’ai visé personne.

J’ai décrit le journalisme interlope comme on décrit le monde interlope. Cela était-il donc interdit ?

Et si on me reproche de voir trop noir, de ne regarder que des gens véreux, je répondrai justement que ce n’est pas dans le milieu de mes personnages que j’aurais pu rencontrer beaucoup d’êtres vertueux et probes. Je n’ai pas inventé ce proverbe : « Qui se ressemble, s’assemble. »

Enfin, comme dernier argument, je prierai les mécontents de relire l’immortel roman qui a donné un titre à ce journal : Gil Blas, et de me faire ensuite la liste des gens sympathiques que Le Sage nous a montrés, bien que dans son œuvre il ait parcouru un peu tous les mondes.

Je compte, mon cher rédacteur en chef, que vous voudrez bien donner l’hospitalité à cette défense, et je vous serre bien cordialement la main. »

Alma mater
(Gil Blas, 9 juin 1885)

« …Autant mettre, morbleu,

La mouche en pension chez une tarentule ! »

On connaît ces vers de Victor Hugo. Ils visent, il est vrai, les directeurs des collèges religieux, mais ne peut-on les appliquer justement aujourd’hui à ces établissements de torture morale et d’abrutissement physique qu’on appelle lycées, collèges et institutions ?

Ne reste-t-on pas confondu devant le jugement du tribunal de la Seine qui vient de débouter M. Lagrange de Langle de sa demande d’indemnité contre le collège de Sainte-Barbe, alors qu’il a été reconnu exact et indiscutable que la mort de son enfant était due à la négligence de l’administration ?

Les faits, tout nets, se passent de commentaires.

Arrivés à Carlsruhe avec ses compagnons de lycée, Jacques Lagrange de Langle fut atteint d’une fièvre violente. Le médecin appelé la jugea sans gravité et on conduisit l’enfant aux courses. Un orage survint qui le trempa. Il rentra glacé et le mal prit soudain des proportions inquiétantes.

Le maître qui accompagnait la division informa pendant plusieurs semaines le directeur de Sainte-Barbe de l’état alarmant de cet élève.

Or, les parents ne furent pas prévenus. Mais la famille à qui le jeune Lagrange de Langle était confié à Carlsruhe prit peur et l’enfant fut renvoyé seul — vous lisez bien seul — dans un wagon de seconde classe à Paris où il arriva mourant.

Les parents furent enfin avertis par des amis. On réunit aussitôt plusieurs médecins en consultation. Le mal fut reconnu sans remède et la mort imminente.

Or, le tribunal ne reconnaît pas que la responsabilité du directeur se trouve engagée. Il constate, il est vrai, que l’enfant est demeuré vingt jours malade sans qu’on ait appelé ou prévenu les parents ; il regrette que, sans leur autorisation, on ait fait accomplir ce voyage mortel ; mais il juge que la responsabilité du directeur est couverte par celle du médecin qui ne pensait pas l’enfant en danger.

C’est aux parents, à un tribunal de pères de famille qu’il faudrait poser les questions suivantes, et non pas aux premiers juges venus.

Un directeur peut-il sans être coupable devant la loi, coupable devant l’État, coupable devant la famille, laisser des parents ignorer, pendant plusieurs jours et même plusieurs semaines, que leur enfant est malade ?

A-t-il le droit d’agir ainsi ? Et ne demeure-t-il pas responsable, absolument responsable envers la famille et même envers l’État, qui doit veiller sur l’existence de tous ?

Suffit-il de l’avis d’un médecin inconnu à la famille, d’un médecin bon ou mauvais, soucieux ou indifférent, intelligent ou incapable, pour décider que la santé d’un pauvre petit être qui souffre depuis longtemps ne mérite aucune attention spéciale ?

Et quand l’élève d’un lycée ou d’une pension quelconque se trouve assez indisposé pour qu’on juge utile de le renvoyer à Paris, n’est-il pas odieux et criminel de l’enfermer seul dans un wagon, à destination du collège sans qu’on ait appelé au moins deux médecins pour l’examiner ?

Et si ce voyage devient mortel pour le petit malade, qu’une série de négligence et d’âneries a poussé au bord de la tombe, qui est responsable ?

Le directeur se lave les mains et répond : « C’est la faute du médecin. »

Eh bien ! Puisqu’il ne vous convient pas de condamner le directeur pour des raisons que je ne devine pas ou que je ne veux pas deviner, condamnez le médecin !

Le jour où le premier docteur venu sera responsable de ses sottises ou de son ignorance, on pourra goûter enfin quelque sécurité dans la vie.

N’est-il pas, en effet, aussi invraisemblable que révoltant qu’un monsieur, parce qu’il a dans son armoire un diplôme constatant certaines connaissances élémentaires dans une science qui n’existe guère comme science, mais qui demande avant tout de la conscience et des dons naturels d’intelligence et d’observation, qu’un monsieur, dis-je, parce qu’il paye patente, ait le droit de martyriser, d’empoisonner et de tuer à son gré le public ?

Les médecins sceptiques sourient de leurs maladresses et murmurent : « Un de plus », les médecins indifférents se contentent de faire payer la note à la famille. Les médecins imbéciles ne comptent plus leurs trépassés ; mais les médecins curieux, intelligents, et laborieux, les plus redoutables de tous, passent leur vie à expérimenter des médicaments dans le ventre de leurs malades qui crèvent en nombre pour le plus grand bien des suivants.

Les âmes sensibles s’indignent que les savants platoniques comme Claude Bernard ou M. Paul Bert cherchent pour guérir les hommes les secrets de l’organisme dans le corps de pauvres bêtes ouvertes vivantes, mais personne ne se révolte contre des centaines de médecins qui pratiquent à domicile ou dans les hôpitaux l’empoisonnement expérimental.

Les hôpitaux ? Qu’est-ce que cela, s’il vous plaît, sinon de grands établissements de vivisection humaine ? Que fait-on là-dedans sinon essayer des remèdes nouveaux, des méthodes nouvelles et des instruments nouveaux sur les misérables, sur les pauvres, sur tous ceux qui vont mourir dans ces charniers publics parce que leur bourse est vide ?

Ne fait-on pas des folles en certains lieux, comme on fait du pain chez les boulangers !

A un ami qui lui demandait s’il n’avait jamais eu d’accidents en essayant de nouveaux procédés opératoires, un illustre oculiste répondit en riant : « On emplirait ce salon avec tous les yeux que j’ai crevés. »

J’ai la faiblesse de préférer que tous ces yeux crevés soient des yeux de chats ou de chiens plutôt que des yeux d’hommes ! Mais si tout médecin convaincu d’avoir tué un malade par une maladresse ou une sottise flagrante, de l’avoir laissé mourir par négligence ou indifférence, était condamné sévèrement à l’amende ou à la prison, le nombre des décès prématurés diminuerait sensiblement.

Il n’est pas de jour où un fait de cette nature ne vienne à la connaissance de l’un ou de l’autre, indiscutable, reconnu et affirmé par d’autres médecins dignes de foi.

Pourquoi l’homme patronné par l’État et patenté, qui remplit une fonction publique, n’est-il pas responsable de la vie confiée à son savoir breveté, à son intelligence diplômée, à sa capacité garantie, à sa sollicitude recommandée, au même titre qu’un capitaine qui prend le commandement d’un navire pour entreprendre un voyage dangereux ?

J’ai appelé les lycées, collèges et pensions des établissements de torture morale et d’abrutissement physique.

Et si la race humaine est chétive, poussive, malade ; si tous nos organes débilités sont atteints de dix mille sortes de lésions qui nous tuent avant quarante ans, nous le devons à l’abominable système d’éducation adopté sur la terre entière et qui étiole le corps en surmenant l’intelligence embryonnaire des enfants.

Si la coutume antique, la tradition séculaire ne nous aveuglaient point, nous nous indignerions, nous nous révolterions contre l’abominable méthode employée.

A l’âge où la pensée n’existe pas encore, où elle n’est qu’à l’état de germe dans le cerveau humain, de germe qui va grandir et qu’il faudrait laisser se développer en paix, on la force à travailler déjà, à réfléchir, à retenir, à comprendre, on l’use avant qu’elle soit faite. Qu’arrive-t-il ? Que les études élémentaires que termine le baccalauréat durent huit ou dix ans, tandis qu’elles devraient durer deux ans. Est-ce un avantage ?

Mais cela n’est rien encore ?

On prend l’enfant, le petit enfant dont la croissance commence, et au moment où il aurait le plus besoin de liberté, de grand air, de mouvement, d’exercices de toutes sortes, on l’enferme entre quatre murs pour qu’il demeure tout le jour courbé sur des livres qui l’épuisent prématurément au moral et au physique.

On lui laisse deux heures par jour pour jouer, dans une cour, au milieu d’une ville, tandis qu’on devrait le faire courir dans les champs et les bois, monter à cheval, nager pendant huit ou dix heures et ne lui laisser que deux heures pour l’étude, jusqu’à ce que son corps et son esprit soient devenus robustes, capables de supporter les accablantes fatigues du travail intellectuel.

C’est juste pendant les années où l’on devrait uniquement s’occuper du développement du corps afin de justifier le proverbe ancien : « Mens sana in corpore sano », qu’on s’efforce d’arrêter la libre expansion des forces, de comprimer la sève humaine, de violenter la loi naturelle qui impose le mouvement et la liberté à tous les êtres jeunes, et qui leur a donné l’instinct du jeu, afin qu’ils aident à l’épanouissement de toute leur force animale.

N’est-ce point là une chose atroce et monstrueuse, aussi illogique que révoltante ?

C’est de dix à vingt ans que l’être physique grandit. Donc on va emprisonner le corps et le priver de tout ce qui pourrait favoriser sa croissance et sa vigueur. Et on profitera de ces mêmes années pour courbaturer par un amas de connaissances compliquées un esprit qui n’est point formé, qu’on devrait laisser s’affermir et qui ne sera apte à recevoir la science, à la comprendre, à la raisonner qu’après le développement complet et parfait du corps et de tous les organes qui constituent l’intelligence, dont elle dépend, grâce auxquels elle fonctionne, car il est aussi insensé de forcer au travail l’esprit des enfants qu’il le serait de vouloir marier ces mêmes gamins avant l’âge où ils sont nubiles.

Les grands morts
(Le Figaro, 20 juin 1885)

Maintenant qu’est un peu calmée l’effervescence des esprits, ne peut-on se demander si cette décision de déposer au Panthéon le corps de Victor Hugo, décision prise dans un premier transport d’enthousiasme, était vraiment une bonne manière d’honorer l’illustre poète ?

Certes les peuples ne font jamais de trop belles funérailles à leurs grands hommes, et celui-là, qui méritait toutes les admirations, méritait aussi toutes les pompes. Mais n’est-ce pas une étrange façon d’honorer un mort que de violer, à peine a-t-il fermé les yeux, ses dernières volontés qui devraient être sacrées pour tous ?

N’avait-il pas demandé à être enseveli dans un simple cimetière auprès de ses enfants ?

Comment, un moribond, un être qui va quitter cette terre, à l’heure dernière où son âme semble ne plus être qu’une lueur de pensée dans le corps épuisé, ce moribond trouve la force, la volonté, la puissance d’esprit d’exprimer son désir suprême ; il le formule nettement, puis il expire, et, sous prétexte que ce mort est un grand homme, un peuple entier, pour célébrer sa gloire, méconnaît aussitôt son dernier vœu. C’est là presque une profanation, une profanation d’autant plus regrettable que pour tous ceux qui ont vraiment aimé le génie de ce grand rêveur, tous ceux qui ont cherché à pénétrer la pensée intime de son âme, ce quelque chose qui semble la source de l’inspiration, elle paraît blesser la religion même de son esprit, toute la religion de son cœur de poète.

Victor Hugo croyait en Dieu.

Il croyait en Dieu, par cette raison qu’il se considérait certainement comme une émanation importante et directe de Dieu.

Il n’était point de ces philosophes positifs pour qui les croyances ne sont qu’une question de logique, de science et de raisonnement ; et jamais il n’aurait admis que, la valeur d’un homme n’étant que relative, la terre n’étant qu’un insignifiant grain de poussière, le génie n’étant que la pensée un peu moins brute chez certains êtres (alors que la pensée de tous les hommes n’est qu’une lueur confuse à peine plus claire que l’intelligence des bêtes), le plus grand des humains pour un œil qui pourrait voir la création illimitée demeurerait aussi insignifiant ou aussi inaperçu que le plus petit des microbes.

C’est là d’ailleurs un des caractères les plus curieux des convictions religieuses que chacun constitue des formules suivant les tendances poétiques de son esprit, en prenant pour point de départ l’importance de l’homme, alors que l’importance de la Terre elle-même semble tout à fait négligeable dans l’ensemble des univers.

Cela revient à dire que chacun rêve son Dieu ou son Néant suivant sa nature. Les uns suivant leurs désirs confus et leurs aspirations, les autres suivant une logique un peu moins égoïste, mais tous avec l’impuissance de conception radicale de l’esprit humain, qui ne peut rien connaître en dehors de ce que lui ont révélé ses sens. Nous ne faisons jamais que combiner l’inconnu comparable au connu. Nous voyons le monde, les événements éternels ou passagers, les faits politiques ou particuliers, notre Dieu et nos amis, les objets, les choses, tout enfin, suivant la couleur de nos désirs et de nos espérances. Aussi les peuples ont toujours conçu leurs divinités selon le tempérament de leur race, selon leurs mœurs et les tendances de leur constitution cérébrale.

Ne pouvant rien connaître de certain, ne pouvant rien savoir de précis, il faut donc respecter ces rêves, et ne pas estimer le nôtre plus juste que celui du voisin, puisque ce ne sont là que des songes d’aveugles.


Cherchons donc comment Victor Hugo avait aperçu son créateur.

Poète admirable, inimitable poète, mais rien que poète, étranger à la science minutieuse autant qu’à la philosophie moderne, il concevait par grandes images un peu vagues, et son déisme parait avoir été une sorte de panthéisme poétique. Il devait parler à son Dieu comme à un frère aîné. Il le voyait s’occupant des petites bêtes et des petites fleurs, comme il s’en occupait lui-même ; et l’amour extrême qu’il avait pour les plantes, les sèves, les animaux, les enfants, pour toutes les productions et toutes les reproductions de la nature, n’était-il pas un signe bien certain de cette tendance panthéiste, de cette manière de concevoir Dieu comme un autre lui-même, plus grand, plus vaste, éternel, mais de même.essence, et attendri comme lui sur les choses qu’il avait créées.

Parmi tous ses superbes poèmes, les plus beaux peut-être sont ceux qui expriment ses croyances confuses et puissantes à la grande et universelle transformation, aux printemps fleuris faits de la sève des morts, aux brises parfumées qui portent en elles quelque chose de divin, de léger et d’insaisissable comme une émanation des âmes envolées.

Qu’on relise Pan et tant d’autres vers magnifiques, toutes les Contemplations, toute la Légende des Siècles, et on verra bien qu’il croyait à la transfusion de l’homme disparu dans la campagne reverdie, aux roses faites avec la chair décomposée, au génie des poètes émietté par la grande nature dans le gosier des oiseaux. S’il aimait tant les bois, les sources, les nuages, les arbres, les plantes, les insectes, tout ce qui vit obscurément, ce grand attendri, c’est qu’il sentait tout cela fait en partie avec la substance des hommes d’autrefois. Sur cette terre toute petite, rien ne disparaît, rien ne se perd, tout se transforme.

Pas un atome de matière, pas une parcelle de mouvement, pas une vibration de vie ne sont anéantis, mais tout cela forme sans cesse d’autre matière, d’autre mouvement et d’autre vie, et les éléments ne sont pas nombreux qui constituent toutes les choses du monde.

Voilà pourquoi il attendait la mort sans crainte, avec sérénité. Il ne se nommerait plus Victor Hugo, qu’importe ! Il serait un peu de parfum des fleurs, de la verdure des forêts et de l’air si doux des soirs d’été.

Et on l’a enfermé dans un cercueil de plomb, au fond d’un caveau noir, sous un énorme monument !

Mais toute son œuvre, tous ses vers crient qu’il voulait être mis dans la terre nue, à peine séparé d’elle par une planche légère, afin que les racines des herbes et des arbres vinssent le chercher, le prendre, le reprendre, le ramener sur la terre, l’emporter de nouveau dans le soleil et dans les brises.

Il est dans un cercueil de plomb, et le Panthéon pèse sur lui ! Et jamais il ne se mêlera, comme les autres, à l’éternelle et incessante résurrection des germes. Voilà ce qu’on appelle : honorer les grands morts !

Elle sera donc vraie pour lui, la plainte de la Momie, que nous a contée Louis Bouilhet :

« Aux bruits lointains ouvrant l’oreille,

Jalouse encor du ciel d’azur,

La momie en tremblant s’éveille

Au fond de l’hypogée obscur.[…]

[…] Oh,dit-elle, de sa voix lente,

Être mort, et durer toujours.

Heureuse la chair pantelante

Sous l’ongle courbe des vautours. […]

[…] Pour plonger dans ma nuit profonde

Chaque élément frappe en ce lieu.

Nous sommes l’air ! nous sommes l’onde !

Nous sommes la terre et le feu !

Viens avec nous, la steppe aride

Veut son panache d’arbres verts.

Viens sous l’azur du ciel splendide,

T’éparpiller dans l’univers.

Nous t’emporterons par les plaines,

Nous te bercerons à la fois

Dans le murmure des fontaines

Et le bruissement des bois.

Viens. La nature universelle

Cherche peut-être en ce tombeau

Pour le soleil une étincelle !

Pour la mer une goutte d’eau ! […]

[…] Et dans ma tombe impérissable

Je sens venir avec effroi

Les siècles lourds comme du sable

Qui s’amoncelle autour de moi.

Ah ! sois maudite, race impie,

Qui de l’être arrêtant l’essor

Garde ta laideur assoupie

Dans la vanité de la mort. »

Elle serait curieuse souvent à dire, l’histoire des corps des grands hommes. Et quelle ballade ferait un poète, un poète comme Victor Hugo, ou plutôt un conteur comme Edgar Poe, avec l’étrange aventure du cadavre de Paganini.

Quiconque a parcouru les côtes de la Méditerranée connaît ces deux îles charmantes qui séparent le golfe de Cannes du golfe Juan, et qu’on nomme les îles de Lérins.

Elles sont petites, basses, couvertes de pins et de fourrés. La première, Sainte-Marguerite, porte à son extrémité, vers la terre, la lourde forteresse où furent enfermés le Masque de Fer et Bazaine ; la seconde, Saint-Honorat, dresse dans les flots, à son extrémité, vers la pleine mer, un antique et superbe château crénelé, un vrai château de conte poétique, bâti dans la vague même, et où les moines autrefois se défendirent contre les Sarrasins, car Saint-Honorat appartint toujours à des moines, sauf pendant la Révolution ; elle fut achetée alors par une actrice des Français.

A quelques centaines de mètres au sud-est de l’île on aperçoit un îlot tout nu, presque à fleur d’eau, Saint-Ferréol. Ce récif est singulier, hérissé comme une bête furieuse, si couvert de pointes de roc, de dents et de griffes de pierre qu’on peut à peine marcher dessus : il faut poser le pied dans les creux, entre ces défenses, et aller avec précaution.

Un peu de terre venue on ne sait d’où s’est accumulée dans les trous et les fissures de la roche ; et là-dedans ont poussé des sortes de lis et de charmants iris bleus dont la graine semble tombée du ciel.

C’est sur cet écueil bizarre, en pleine mer, que fut enseveli et caché pendant cinq ans le corps de Paganini.

L’aventure est digne de la vie de cet artiste génial et macabre, qu’on disait possédé du diable, si étrange d’allures, de corps, de visage, dont le talent surhumain et la maigreur prodigieuse firent un être de légende, une espèce de personnage d’Hoffmann.

Comme il retournait à Gênes, sa patrie, accompagné de son fils, qui, seul maintenant, pouvait l’entendre tant sa voix était devenue faible, il mourut à Nice, du choléra, le 27 mai 1840.

Donc, son fils embarqua sur un navire le cadavre de son père et se dirigea vers l’Italie. Mais le clergé génois refusa de donner la sépulture à ce démoniaque. La cour de Rome, consultée, n’osa point accorder son autorisation. On allait cependant débarquer le corps lorsque la municipalité s’y opposa sous prétexte que l’artiste était mort du choléra. Gênes était alors ravagée par une épidémie de ce mal, mais on argua que la présence de ce nouveau cadavre pouvait aggraver le fléau.

Le fils de Paganini revint alors à Marseille, où l’entrée du port lui fut interdite pour les mêmes raisons. Puis, il se dirigea vers Cannes où il ne put pénétrer non plus.

Il restait donc en mer, berçant sur la vague le cadavre du grand artiste bizarre que les hommes repoussaient de partout. Il ne savait plus que faire, où aller, où porter ce mort sacré pour lui, quand il vit cette roche nue de Saint-Ferréol au milieu des flots. Il y fit débarquer le cercueil qui fut enfoui au milieu de l’îlot.

C’est seulement en 1845 qu’il revint avec deux amis chercher les restes de son père pour les transporter à Gênes, dans la villa Gajona.

N’aimerait-on pas mieux que l’extraordinaire violoniste fût demeuré sur l’écueil perdu, sur l’écueil hérissé où chante la vague dans les étranges découpures du roc ?

Les enfants
(Gil Blas, 23 juin 1885)

J’ai signalé dans une récente chronique les dangers de l’odieux système d’éducation suivi en France dans tous les établissements où l’on enferme la jeunesse.

J’ai reçu depuis ce jour tant de lettres sur ce sujet, que je m’y vois forcé d’y revenir. J’en ai reçu de médecins, d’hommes politiques, de mères, et enfin d’hommes connus et riches qui demandent si on ne pourrait former une sorte d’association, une ligue, et même une société pour fonder en France un établissement d’instruction où l’on s’occuperait au moins autant du corps que de l’esprit.

Un médecin m’écrit : « Il est incroyable, en effet, qu’on s’efforce, par tous les moyens les plus antinaturels, d’arrêter la croissance physique de l’homme. C’est ainsi qu’on arrive promptement à l’étiolement complet d’une race. La vie de l’enfant, depuis le jour où on l’emprisonne dans ces établissements malsains jusqu’au jour où il en sort, est une vraie torture pour lui. Voilà ce qu’il faudrait montrer à tout le monde, faire comprendre à toutes les familles. »

Et mon correspondant suit heure par heure, mois par mois, année par année l’existence de l’être, du petit être faible, au commencement de sa croissance, au moment où tout son corps subit le travail mystérieux du développement, où le sang a besoin de tous les éléments fortifiants qui donneront à la chair, aux muscles et aux organes la vigueur et la santé. Il le montre mal nourri, mal soigné, à peine lavé, presque jamais baigné, enfermé jour et nuit, étiolé par une besogne inutile que son esprit n’est pas encore apte à accomplir. Cet enfant a deux heures de liberté par jour, de liberté captive dans une cour entourée de murs, au milieu d’une ville, alors qu’il devrait jouer à son gré, à son aise, suivant le désir de la nature qui a mis en lui le besoin impérieux du jeu. Il devrait courir dans les bois, nager dans les fleuves, grimper des côtes, faire des armes, monter à cheval. Car tous les mouvements, tous les exercices sont nécessaires pour la formation complète de tous les membres, pour la solidification de tous les os, et aussi pour la fortification du courage viril.

Le lycée, le collège, la pension, tels que nous les comprenons, constituent le plus grand mal, la plus grande cause d’affaiblissement, de décadence de notre société moderne. Ils ne sont en réalité que des établissements publiant l’étiolement, où on courbature l’âme trop jeune en surmenant ses organes en formation, où on comprime la sève humaine en violentant la nature, en imposant à l’être qui grandit un esclavage stérile et épuisant, en arrêtant, pendant les seules années qui lui sont nécessaires, l’épanouissement de la force animale.

Un autre correspondant m’engage à regarder passer les gens dans la rue. « Sont-ce là des hommes, dit-il, tels qu’ils devraient être, de grands hommes, de beaux hommes aux bras forts, à la taille haute, à la poitrine large dont la vigueur apparaît à chaque mouvement ? Non. Ce sont des chétifs, des petits, des affaiblis, des tortus, des crochus, des ventrus, des bossus, des étiques. On n’en voit pas un sur dix qui ait la stature ou l’allure normales. Voyez-les marcher. Ils ont les jambes trop minces, ou le torse trop long, ou les bras démesurés, ou le cou de travers. Prenez-en vingt, mettez-les en face de vous, côte à côte, alignés et vous aurez une collection de caricatures à faire pleurer de rire car l’homme d’aujourd’hui n’est plus en réalité que la caricature de l’humanité. »

Il y a beaucoup de vrai là-dedans. La race est certainement faible et malade. Certes les gens qu’on rencontre dans les rues ne font pas songer aux hercules. On sent, à leur démarche, à la gaucherie visible de leurs mouvements, que ces bonshommes-là n’ont pas été développés, entraînés, fortifiés, exercés à toutes les besognes corporelles. D’où vient cela ? Du collège, de la pension, de l’enfance affaiblie dans les classes, entre les grands murs tristes de la cour, de l’immobilité de l’étude qui a fait dévier le cou, le dos, qui a remonté l’épaule droite, qui a fait s’allonger les bras au détriment des jambes, et qui a détruit lentement l’équilibre naturel toutes les parties du corps en croissance.

Et pourquoi tant de lunettes et de pince-nez ? Parce que l’œil est fatigué trop jeune, fatigué par les livres, par les veilles, par le gaz, parce que tout l’appareil si délicat de vision est surmené avant que la croissance soit achevée.

Et tout cela pour rien, pour le plaisir d’abâtardir une race, car l’enfant ne peut profiter de ces connaissance accumulées, irraisonnées, jetées pêle-mêle, entassées dan un esprit trop faible. Cela entre dans la pensée, la fatigue puis s’efface, disparaît sans profit. Il faut que les organes de l’intelligence soient complètement formés pour qu’elle puisse travailler avec profit, et sans danger. La nubilité est indispensable pour les fonctions cérébrales, comme pour les fonctions animales.

On m’écrit encore : « N’est-ce pas à ce déplorable système qu’est due la décroissance constante de la stature humaine en France ? Remarquez qu’il faut abaisser tous les dix ans la taille réglementaire des soldats. »

Oui, assurément, et puisqu’on parle tant de patriotisme, ce serait certes une œuvre patriotique que d’élever les enfants de telle sorte qu’ils devinssent des hommes vigoureux. Or, le patriotisme, chez nous, est surtout de parade et de démonstration. Quand il est sincère, il se produit par élans impétueux et souvent intempestifs. Mais ce patriotisme muet, effectif et persévérant qui s’attacherait surtout à améliorer, dès le bas âge, une race entière, n’est guère dans la nature française.

Voyons les Anglais, pourtant dont la valeur intellectuelle se manifeste avec assez d’éclat et de succès pour qu’on ne la puisse contester : ils s’occupent d’abord des muscles et du corps. Ils ont des hommes de vingt ans capables d’étrangler des bœufs, une aristocratie qui boxe les lutteurs, plus fière de ses biceps que de sa noblesse, qui aime les jeux corporels comme on aime, chez nous, les plaisirs des sens !

Il existe chez nos voisins de grands collèges en pleine campagne, où l’on enseigne l’équitation, la natation et le reste avec autant de soin que les langues, l’histoire ou les mathématiques. L’enfant, là-dedans, ne fait travailler son esprit que jusqu’à l’heure du déjeuner. A partir de midi, la classe est fermée et la récréation commence pour durer jusqu’à la nuit. Cette méthode n’est-elle pas logique et sage ? Elle fait des soldats, des êtres au corps puissant dont l’esprit aussi est alerte et vigoureux, grâce à l’équilibre de toutes fonctions animales, des êtres capables de toutes les fatigues, de toutes les productions, et d’engendrer à leur tour des enfants sains et bien portants.

Une mère m’écrit encore qu’elle a bien songé à tous les inconvénients du collège et pourtant elle se voit forcée d’y enfermer son enfant âgé de douze ans seulement, parce qu’elle est contrainte, par les nécessités de l’existence, à voyager sans cesse avec son mari, leur profession exigeant des déplacements continuels.

« Que faire ? dit-elle. Je souffre sans cesse à la pensée de mon fils emmuré dans ces affreuses prisons. Mais je ne puis le garder près de moi. J’ai songé à l’envoyer dans une des grandes pensions d’Angleterre ; mon mari s’y est opposé. Nous sommes Français et nous voulons faire un Français de notre fils. Et soyez persuadé, Monsieur, qu’il y a en notre pays des milliers de familles dans notre cas ! »

Certes, il existe en France d’innombrables familles qui ne peuvent élever elles-mêmes leurs enfants, qui sont même forcées de se séparer d’eux de fort bonne heure pour mille raisons. Les officiers mariés, les boutiquiers, tous les petits ménages ne peuvent garder longtemps leurs garçons. Et combien de gens souffrent à la pensée de l’enfant qui grandit péniblement enfermé dans la boîte au latin, dans la boîte aux haricots, dans la boîte malpropre entre deux rues de Paris.

Mais que feraient-elles ? Il. n’existe pas en France une seule maison où l’on ait vraiment songé au développement physique de l’homme.

Il existe, il est vrai, un comité d’hygiène qui se réunit périodiquement dans une salle du ministère. On y discute, on y prend des résolutions et on y formule des vœux qu’on soumet au ministre. Le ministre les transmet aux commissions d’enseignement où siègent de vieux savants malingres qui haussent avec mépris leurs épaules bossues, en murmurant : « Si on tenait compte de tout ça, on ne pourrait pas seulement apprendre à lire. »

Et on ne tient pas compte de tout ça, en effet ; et les jeunes gens ne sont pas jolis, jolis, les jeunes gens myopes et poussifs qui se présentent au baccalauréat, après avoir emmagasiné, en dix ans d’études, moins de connaissances que n’en peut acquérir en dix mois un homme fait, maître de son intelligence.

Enfin on m’écrit ceci : « Si quelqu’un se mettait à la tête du mouvement, beaucoup d’hommes sont prêts à le suivre, à aider par tous les moyens en leur pouvoir, par leur influence et leur argent à la formation d’une ou de plusieurs grandes écoles, sur le modèle des écoles anglaises. »

C’est fort bien. Mais qui se mettrait à la tête du mouvement ? Il faudrait un homme mûr, sage, respecté, considérable ?

Le trouvera-t-on ?

Les amateurs d'artistes
(Gil Blas, 30 juin 1885)

Dans un charmant petit livre qui vient de paraître et qui s’appelle Sagesse de poche, l’auteur, Daniel Darc, nous dit entre autres mille vérités gaies ou sévères :

« Beaucoup de gens prétendent aimer les artistes, tandis qu’ils en ont seulement la curiosité. »

Certes, cela est d’une profonde et saisissante exactitude pour quiconque se mêle un peu à la vie mondaine du jour.

Comme nous avions déjà les amateurs de tableaux, les amateurs de bibelots, d’émaux, de faïences, d’ivoires, de tapisseries, etc., etc., nous avons aussi les amateurs d’artistes. Le mot « amateur » est excellent pour exprimer ceux ou celles dont parle Daniel Darc. L’amateur n’aime pas ; il pose pour aimer, il se fait gloire d’aimer telle chose, il en tire vanité ou profit, mais il n’en éprouve pas la jouissance profonde et secrète que donne le véritable amour. Il a sa galerie, sa collection, ses objets uniques qu’il montre avec orgueil, mais dont il ne se soucie, au fond, qu’en raison du plaisir ou de la réputation d’homme éclairé qu’ils lui donnent.

Donc, à côté des amateurs de peinture, de musique ou de littérature, nous avons la classe nombreuse, variée et délicieuse des amateurs de peintres, de musiciens et d’écrivains. Ces amateurs-là sont généralement des femmes, les unes vieilles, les autres jeunes.

Elles se subdivisent à l’infini.

Occupons-nous des principaux genres qu’on rencontre par la ville.

Les plus recherchés parmi les artistes sont assurément les musiciens. Certaines maisons en possèdent des collections presque complètes. Ces artistes ont d’ailleurs cet avantage inestimable d’être utiles dans les soirées. Mais les personnes qui tiennent à l’objet rare ne peuvent guère espérer en réunir deux sur le même canapé. Les maîtres ne s’aiment pas entre eux. Ajoutons qu’il n’est pas de bassesse dont ne soit capable une femme connue, une femme en vue pour orner son salon d’un compositeur illustre. Les petits soins qu’on emploie d’ordinaire pour attacher un peintre ou un simple homme de lettres deviennent tout à fait insuffisants quand il s’agit d’un fabricant de sons. On emploie vis-à-vis de lui des moyens de séduction et des procédés de louange complètement inusités. On lui baise les mains comme à un roi, on s’agenouille devant lui comme devant un Dieu quand il a daigné exécuter lui-même son « Regina Cœli ». On porte dans une bague un poil de sa barbe ; on se fait une médaille, une médaille sacrée gardée entre les seins au bout d’une chaînette d’or, avec un bouton tombé un soir de sa culotte après un vif mouvement du bras qu’il avait fait en achevant son « Doux Repos ».

Les peintres sont un peu moins prisés, bien que fort recherchés encore. Ils ont en eux moins de divin et plus de bohème. Leurs allures n’ont pas assez de moelleux et surtout pas assez de sublime. Ils remplacent souvent l’inspiration par la gaudriole et par le coq-à-l’âne. Ils sentent un peu trop l’atelier, enfin, et ceux qui, à force de soins, ont perdu cette odeur-là, se mettent à sentir la pose. Et puis ils sont changeants, volages, blagueurs. On n’est jamais sûr de les garder, tandis que le musicien fait un nid dans la famille.

Depuis quelques années on recherche assez l’homme de lettres. Il a d’ailleurs de grands avantages ; il parle, il parle longtemps, il parle beaucoup, il parle pour tout le monde : et comme il fait profession d’intelligence, on peut l’écouter et l’admirer avec confiance.

Les femmes l’ont en grande faveur, en public et dans l’intimité. Il se divise en plusieurs classes.

L’écrivain sérieux, moraliste et philosophe est cantonné dans un certain nombre de salons dont il ne sort guère. Ces salons eux-mêmes sont de trois natures bien accentuées. Ils ont le ton Père de l’Église, le ton physiologie anglo-française, ou le ton voltairien modernisé. Dans ce monde-là on pontifie. Pour plus amples renseignements, s’adresser à M. Pailleron, bureau de la Comédie-Française.

Il est aussi dans Paris toute une série de femmes un peu arriérées qui s’attardent aux académiciens. L’académicien triompha sur tous ses rivaux voici quelques années. Aujourd’hui, on le trouve vieilli. Il passe de mode. Ses mots sont usés, sa verve sent l’Institut ; il a des plaisanteries de professeur en classe et des grâces pleines de latin. Puis, il ne procède pas à la manière moderne ; il se prodigue, ce qui est une faute capitale. Il est de vingt maisons, de vingt groupes, de vingt femmes ; il va de l’une à l’autre, voulant être aimable avec toutes, de sorte qu’aucune ne l’adopte ; et il est indispensable d’être adopté dans l’état actuel de la société parisienne.

On pourrait citer cependant trois ou quatre académiciens qui ne passent pas, qui ne passeront jamais, qui ne blanchissent pas en vieillissant, qui plaisent toujours comme ils plaisent et comme ils ont plu, grâce à de grandes qualités d’esprit, de gracieuseté, de courtoisie, de galanterie et de gaieté vraie.

Mais ils se prodiguent, c’est un danger. N’oublions jamais ce proverbe : « Qui trop embrasse, mal étreint. »

Ils se réunissent surtout chez de vieilles dames qui ont de la littérature comme on a des bonnets de douairière. En ces demeures à dissertations on traite toutes les questions imaginables avec une gravité qui donne à chaque discours l’allure d’une réception académique. On y livre autour de la table ou du guéridon de grands combats d’éloquence sur des sujets connus, éternellement les mêmes ; et les mêmes effets portent toujours.

Mais c’est là la vieille école. La jeune est plus astucieuse.

Toute femme connue, aujourd’hui, s’efforce d’avoir un écrivain, comme on avait jadis son singe.

Elle a le choix, d’abord, entre les poètes et les romanciers. Les poètes ont plus d’idéal, et les romanciers plus d’imprévu. Les poètes sont plus sentimentaux, les romanciers plus positifs. Affaire de goût et de tempérament. Le poète a plus de charme intime, le romancier plus d’esprit souvent. Mais le romancier présente des dangers qu’on ne rencontre pas chez le poète, il ronge, pille et exploite tout ce qu’il a sous les yeux. Avec lui on ne peut jamais être tranquille, jamais sûre qu’il ne vous couchera point, un jour, toute nue, entre les pages d’un livre. Son œil est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d’un voleur toujours en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans cesse ; il cueille les mouvements, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les moindres choses. Il emmagasine du matin au soir des observations de toute nature dont il fait des histoires à vendre, des histoires qui courent au bout du monde, qui seront lues, discutées, commentées par des milliers et des milliers de personnes. Et ce qu’il y a de terrible, c’est qu’il fera ressemblant, le gredin, malgré lui, inconsciemment, parce qu’il voit juste et raconte ce qu’il a w. Malgré ses efforts et ses ruses pour déguiser les personnages on dira : « Avez-vous reconnu M. X… et Mme Y… ? Ils sont frappants. »

Certes il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et d’attirer les romanciers, qu’il le serait pour un marchand de farine d’élever des rats dans son magasin.

Et pourtant ils sont en faveur.

Donc, quand une femme a jeté son dévolu sur l’écrivain qu’elle veut adopter, elle en fait le siège au moyen de compliments, d’attentions et de gâteries. Comme l’eau qui, goutte à goutte, perce le plus dur rocher, la louange tombe, à chaque mot, sur le cœur sensible de l’homme de lettres. Alors, dès qu’elle le voit attendri, ému, gagné par cette constante flatterie, elle l’isole, elle coupe, peu à peu les attaches qu’il pouvait avoir ailleurs, et l’habitue insensiblement à venir sans cesse chez elle, à s’y plaire, à y installer sa pensée. Pour le bien acclimater dans la maison, elle lui ménage et lui prépare des succès, le met en lumière, en vedette, lui témoigne devant tous les anciens habitués du lieu une considération marquée, une admiration sans égale.

Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple. Il y trouve d’ailleurs tout avantage, car les autres femmes essayent sur lui leurs plus délicates faveurs pour l’arracher à celle qui l’a conquis. Mais s’il est habile, il ne cédera point aux sollicitations et aux coquetteries dont on l’accable. Et plus il se montrera fidèle, plus il sera poursuivi, prié, aimé. Oh ! Qu’il prenne garde de se laisser entraîner par toutes ces sirènes de salon ; il perdrait aussitôt les trois quarts de sa valeur s’il tombait dans la circulation.

Il forme bientôt un centre littéraire, une église dont il est le Dieu, le seul Dieu ; car les véritables religions n’ont jamais plusieurs divinités. On ira dans la maison pour le voir, l’entendre, l’admirer, comme on vient de très loin, en certains sanctuaires. On l’enviera, lui, et on l’enviera, elle ! Ils parleront des lettres comme les prêtres parlent des dogmes, avec science et gravité ; on les écoutera l’un et l’autre, et on aura, en sortant de ce salon lettré, la sensation de sortir d’une cathédrale !

Ite, missa est.


Que de choses encore on verrait en regardant de tout près ces amateurs d’artistes dont parle Daniel Darc. Mais puisque j’ai nommé ce charmant écrivain, je veux dire deux mots d’une question littéraire soulevée à son sujet.

Il publia, voilà cinq ans à présent, un remarquable roman, étude profonde et subtile de femme, histoire poignante d’une de ces redoutables créatures pour qui l’homme n’est qu’un être à exploiter et à vaincre. Le livre eut un grand succès.

Or, M. Adolphe Belot, ignorant l’existence de cette œuvre, vient de mettre en vente un roman sous le même titre : La Couleuvre. Il est certain qu’on ne pouvait exiger que M. Belot connût l’ouvrage de son confrère, mais on peut du moins s’étonner que l’éditeur n’ait point signalé à l’auteur cette regrettable coïncidence. Une de ces couleuvres assurément doit disparaître, car elles s’entredévoreraient. Mais laquelle doit rentrer dans la nuit ; la dernière venue sans aucun doute, la première ayant pour elle les droits inviolables du premier occupant en librairie. Le fait s’est d’ailleurs déjà produit et a toujours amené le même résultat : le changement de nom du dernier venu. En tout cas, cela est fort désagréable pour M. Daniel Darc, d’abord, et pour M. Belot ensuite. Un simple coup d’œil sur la liste des titres mis en vente depuis dix ans pourrait éviter tous ces ennuis, et toutes les contestations qui en résultent.

Les juges
(Gil Blas, 7 juillet 1885)

Voici le Salon fermé. Adieu, tableaux, critiques sont faites ! Bien faites, affirment les journalistes ; mal faites, affirment les peintres qui le prennent de haut avec leurs juges. Nous assistons en effet, chaque année, à la grande colère des jugés contre les jugeants.

Les peintres récusent absolument l’autorité des critiques, et leurs raisons ne sont point sans valeur.

Ils proclament que pour comprendre un art, il faut l’avoir pratiqué. La peinture, disent-ils, n’est point un art d’impression, un art à idées, un art à grands effets appréciables par tous, mais un art profond, délicat, voilé, compréhensible seulement pour les initiés’, pour ceux qui en ont appris la science compliquée, ou pour ceux à qui la nature a donné un œil d’artiste, un œil doué de cette finesse si particulière et si rare qui le fait s’émouvoir et émouvoir l’esprit rien qu’à la vue de deux tons voisins, de ce qu’on appelle des valeurs, en argot de métier. Un bout d’étoffe peint par Rembrandt, dix centimètres carrés de couleur posés par un maître sur une planche, quel que soit le sujet, peuvent être un chef-d’œuvre plus absolu qu’un immense tableau du même peintre.

Le sujet, en effet, ne signifie rien. Que de portraits sont des merveilles, vilains portraits de vieilles gens faits par les artistes réalistes flamands, portraits de bourgeois communs, portraits qui feraient rire si on ne regardait que l’expression de la figure représentée et qui remuent en nous quelque chose d’inconnu, qui éveillent un sentiment d’admiration mystérieuse et profonde parce qu’ils sont l’expression complète d’un art et non l’expression d’une tête.

L’artiste, en effet, soit qu’il représente une chose qu’on est convenu de trouver belle, soit qu’il représente une chose qu’on est convenu de trouver laide, doit simplement découvrir et dégager le sens et toute la valeur de son sujet, de telle sorte qu’il produise une œuvre d’art, soit avec cette beauté, soit avec cette laideur. Car le beau artistique diffère absolument de ce que nous jugeons conventionnellement beau ou laid dans la vie ordinaire.

Il ne faut pas confondre la sensation directe qu’un objet quelconque produit sur nos sens avec la sensation complète que nous donne un art représentant et interprétant cet objet. La chose la plus affreuse et la plus répugnante peut devenir admirable sous le pinceau ou sous la plume d’un grand artiste.

Il serait long et superflu d’analyser ici cette double émotion, d’en marquer la nature et les origines différentes. Il suffit de la constater et de l’affirmer.

Donc les peintres, jugeant insuffisante l’éducation artiste des critiques, refusent d’admettre leur jugement. Du moment qu’on ne fait pas de peinture, disent-ils, on ignore toute la science de la couleur et du dessin, et, d’un autre côté si on ne s’est pas adonné à cet art, cela prouve qu’on n’est pas né avec la vocation, avec l’œil qui fait le peintre.

Admettons absolument cette manière de voir ; car il est indubitable que les écrivains, en général, jugent la peinture avec des idées et des tendances d’hommes de lettres, et que cette façon de juger a eu, depuis (e commencement du siècle, la plus fâcheuse influence sur le public, et par ricochet, sur les peintres.

Récusons donc ces juges — je l’admets. — Alors, qui jugera ? — Le public ?

Certes non. Si les critiques sont relativement incompétents, les passants le sont radicalement. La foule ne s’occupe que du sujet, car pour comprendre, pour pénétrer cet art, il faut une longue et patiente éducation de l’œil, il faut avoir vu, analysé et comparé des milliers de tableaux de toutes les époques et de toutes les écoles, il faut avoir réfléchi indéfiniment sur cette singulière sensation de la joie artiste communiquée par le regard au cerveau ; et tout cela manque à la foule. Elle sent naïvement, en sauvage ; et la peinture est un plaisir subtil de civilisé et de raffiné. Il se trouve cependant, dans le public, des hommes que la nature a doués pour être d’excellents juges, et ceux-là finissent par imposer leurs avis ; mais ils sont rares, perdus dans le nombre, et leur voix n’est entendue que plus tard, bien plus tard. Est-il utile de citer les exemples de grands peintres méconnus jusqu’à leur vieillesse, comme Millet ou Corot ?

Alors qui donc est compétent ?

— Les peintres ?

— Pas davantage.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’ils sont aveuglés justement par leur extrême éducation spéciale. Ils pourront juger excellemment ceux qui voient, comprennent, composent et exécutent comme eux ; mais ils nieront avec fureur, avec passion et avec une autorité redoutable, soit les novateurs, soit les attardés, ceux enfin qui n’appartiendront pas à leur école, à leur famille intellectuelle. Quiconque apporte, en art, des idées nouvelles sera toujours nié et combattu violemment par tous les défenseurs des idées anciennes, de même que tous les représentants des idées anciennes sont et seront toujours infiniment méprisés par les novateurs.

J’ai cité Millet et Corot. Ajoutons à ces deux noms illustres celui de Delacroix, et nous nous demanderons comment il se fait que ces trois maîtres de l’art moderne aient été, pendant un si grand nombre d’années, repoussés et contestés par la plupart de leurs confrères.

Comment se fait-il aussi qu’une partie des peintres actuels proclame Manet comme son maître, tandis que l’autre partie le traite avec le dernier dédain ?

Les artistes, admirateurs de M. Bouguereau, reconnaissent-ils Bastien Lepage comme le plus fort des maîtres récents ? Les fanatiques de M. Meissonier ne méprisent-ils pas M. Puvis de Chavannes que d’autres déclarent le plus grand génie du siècle ?

Et toutes ces opinions, cependant, sont logiquement défendues et raisonnées par les spécialistes compétents, motivées en vertu de principes inflexibles, mais différents, et affirmées irréfutables par les uns comme par les autres.

D’où il résulte que tout est encore pour le mieux dans le meilleur des mondes, ou plutôt que, si tout va mal, tout pourrait aller pis, que les critiques incompétents valent encore mieux que les spécialistes infaillibles qui n’admettent que ceci, par haine de cela, et qui, jugeant admirablement ceci, seront les plus injustes, les plus aveugles, les plus incompétents des hommes condamnant cela.

Quand donc verrons-nous un critique commencer ainsi son premier article sur le Salon :

« Mesdames et messieurs, je n’entends rien à la peinture ; vous non plus d’ailleurs, et mes confrères n’en savent pas davantage. J’ai néanmoins cet avantage sur eux d’avouer mon ignorance et de la proclamer, bien plus, de m’en servir. Je ne vous parlerai donc jamais du côté technique de ce métier ; je ne vous analyserai pas l’exécution de chacun au moyen de ces termes incompréhensibles dont on se fait une force pour juger des choses qu’on ignore.

« Admettons, selon le sage dicton, que « des goûts et des couleurs on ne discute point. » Nous ne parlerons donc ni couleurs ni dessin, mais nous irons visiter le Salon en braves bourgeois que nous sommes, nous regarderons et nous jugerons avec notre jugeote d’imbéciles.

« Laissons les artistes se chamailler sur le faire et le savoir-faire, sur les tendances et les réminiscences, sur le jour de plein air et le jour d’atelier, sur les conventions de l’ombre et de la perspective, sur les modifications que les voisinages font subir aux tons, sur les valeurs et les taches. Peu nous importent ces disputes. Nous sommes des naïfs qui allons regarder des images, rien de plus.

« Oui, nous regarderons des images, mais à travers ces images nous regarderons aussi le peintre qui les a conçues ; et voilà ce qui sera la partie vraiment intéressante de notre promenade ; nous ferons ensemble un petit voyage d’agrément dans l’esprit des artistes et dans leurs intentions. Cela, c’est notre droit.

« Entendons-nous bien. Je ne les chicanerai pas, je l’ai dit, sur leur école ni sur leur mérite artistique, mais je mettrai à nu leurs idées, leurs croyances, les raisons qui les ont déterminés dans le choix de leurs sujets, toute la banale poésie des Orientales couchées, toute la bêtise des scènes attendrissantes, tout le grotesque historique et pompeux du Gaulois aux longues moustaches. Je dévoilerai leurs niaises combinaisons pour vous émouvoir, simples gens. Nous constaterons, en regardant les gestes outrés ou faux des personnages peints, l’enfantillage des procédés, toute la mauvaise littérature que les peintres mettent dans leur peinture, enfin.

« Si vous saviez, si vous saviez, comme c’est abominable à voir, quand on regarde avec la pensée, toute cette peinture à esprit, et à sentiments, cette peinture à émotions tendres, dramatiques ou patriotiques, cette peinture larme à l’œil et romanesque, cette peinture anecdotique, historique, faits divers, familiale ou polissonne, cette peinture qui raconte, qui déclame, qui enseigne, qui moralise ou qui pervertit. Donc, quand nous aurons considéré ce tableau, mes amis, nous regarderons l’homme qui peint, nous constaterons chacune de ses intentions indiquées dans chacun de ses gestes, nous verrons ses ficelles et ses machinations, toute la complication de sa banalité. Ce ne sera pas joli, mais nous rirons. »

Reste à savoir si MM. les artistes peintres seraient tous enchantés de cette nouvelle manière de faire le Salon.


Donc, au point de vue absolu et technique, personne n’a le droit de juger, car les uns sont incompétents et les autres prévenus par éducation et par profession.

Ainsi dans les lettres.

Si quelqu’un, par exemple, voulait avoir une opinion autorisée sur la valeur réelle d’une œuvre, à qui pourrait-il s’adresser, parmi les écrivains connus ou diplômés ?

M. Leconte de Lisle est considéré par le plus grand nombre des jeunes rimeurs et des lettrés comme le plus remarquable des poètes depuis la mort de Victor Hugo. Or l’Académie l’a repoussé plusieurs fois avec un mépris évident. Si M. Théodore de Banville s’était présenté au suffrage des Immortels, il est vraisemblable qu’on l’eût traité de la même façon, car parmi les Quarante eux-mêmes, s’il en est beaucoup sans talent, il en est peu sans passion.

On en pourrait peut-être trouver quatre ou cinq, mais pas dix assurément, dégagés de tout parti pris.

On a raconté que M. Octave Feuillet, le romancier élégant et mondain qu’on connaît, avait déclaré à plusieurs reprises Germinal l’œuvre la plus grande et la plus géniale née en France depuis vingt ans.

Si vraiment M. Feuillet apprécie ainsi ce livre colossal, il montre un rare et admirable exemple d’indépendance artistique.

Mais après lui lequel nommer ? M. Caro peut-être, lettré classique, éclectique et fin qui aime la langue française partout où il la trouve avec une haute sérénité.

Et puis encore ? M. Renan ? Un maître prosateur qui a le droit de donner son opinion ? Mais a-t-il une opinion ?

Et puis encore ?…

Je ne parle pas des poètes, comme MM. Sully Prudhomme et Coppée que les prosateurs pourraient estimer trop poètes ; ni des auteurs dramatiques dont l’avis, en matière de style, est récusable.

Après eux qui voyons-nous ? Quelques écrivains très respectables, mais pleins de partialité, gens d’école et de coterie.

Et en dehors de l’Académie ? M. de Goncourt, le maître des subtils et des nerveux ? Mais un chef d’école, tout remarquable qu’il soit, peut-il demeurer impartial ?

M. Alphonse Daudet ? Oui, peut-être ; c’est un indépendant libre de toute attache.

Et puis après ?

M. Émile Zola conteste Théophile Gautier et méprise Mademoiselle de Maupin ; M. Barbey d’Aurevilly a toujours nié avec violence Gustave Flaubert !

Et que d’autres exemples on pourrait apporter !

J’ai cité M. de Goncourt. Beaucoup le proclament le premier des prosateurs vivants, et je sais des écrivains de talent qui grincent des dents en l’entendant nommer.

En qui donc pouvons-nous avoir confiance pour apprécier un homme ou une œuvre, hélas, en personne ? Nous avons le droit tout au plus de constater les choses grossièrement haïssables et fausses, les fautes de français et les fautes d’orthographe ! Seul, le temps prononce une sentence infaillible et définitive.

Lettre à un provincial
(Gil Blas, 24 novembre 1885)

UN DIMANCHE

AU GRENIER D’EDMOND DE GONCOURT


Hier, j’ai passé l’après-midi chez Edmond de Concourt qui a repris les dimanches de Gustave Flaubert.

Ces dimanches étaient célèbres parmi les lettrés. On y voyait Tourgueneff, Daudet, Georges Pouchet, Zola, Claudius Popelin, Hurty, Frédéric Baudry, Catulle Mendès, Bergerat, qui fait en ce moment des chroniques d’une drôlerie tout à fait amusante, Huysmans, José Maria de Hérédia, Hennique, Céard, Gustave Toudouze, Cladel, Alexis, Charpentier, Taine, etc., etc.

Flaubert mort, on eût dit que le lien qui unissait tous ces hommes s’était brisé. Puis, l’an dernier, la poste distribua un matin dans Paris une cinquantaine ou une centaine de petites lettres annonçant que le grenier de Goncourt était ouvert tous les dimanches. Le maître qui habite, à Auteuil, l’adorable et admirable maison dont il a pris soin de nous décrire lui-même tous les détails, avait fait abattre une cloison entre deux chambres du second étage, afin d’avoir une pièce assez grande pour y recevoir tous ses amis.

On entre dans un beau vestibule et on aperçoit à droite dans la salle à manger d’exquises tapisseries du dernier siècle. Puis on monte. Les appartements du premier sont fermés. Ils enferment les collections chinoise et japonaise, et la bibliothèque du patron, plus une partie des dessins, pastels, gouaches, peintures de Watteau, Van Loo, Boucher, Fragonard, etc., etc., qui font unique dans Paris cette demeure d’artiste.

Au second étage, une porte s’ouvre. Les murs sont tendus d’étoffe rouge qu’éclairent des lampes voilées, dont la clarté douce semble plutôt un reflet qu’une lumière.

Le maître vient, la main tendue, souriant et grave. Il n’a point changé depuis dix ans. Il semble immuable. Il a toujours cet air hautain et bienveillant qui m’avait frappé jadis.

Une douzaine d’hommes debout ou assis causent doucement. On les reconnaît un à un dans la demi-ombre de la pièce. Les dimanches de Goncourt semblent plus calmes que les dimanches de Flaubert. Voici Daudet, un peu pâle encore, car il vient d’être malade. Il parle à mi-voix, plus gai et plus spirituel que jamais. Il parle des gens et des choses avec cette malice méridionale qui prend dans sa voix une saveur incomparable. Sa manière de voir la vie, les êtres et les événements colore d’une exquise façon tout ce qu’il dit.

Dans un coin Huysmans, l’étonnant écrivain d’A Rebours, Bonnetain, qui revient du Japon, Abel Hermant, qu’on félicite pour ce livre singulier, bizarre, œuvre d’artiste et d’observateur minutieux : La Mission de Cruchod, les deux Caze, Robert, grand, maigre, pâle et brun, figure de grand caractère, Jules, plus blond, portant longs ses cheveux, un peu selon la mode oubliée des poètes parnassiens, regardent des images japonaises rapportées par Bonnetain.

Céard plus loin cause avec Charpentier, Alexis et Robert de Bonnières. Hérédia parle de vers avec le comte Primoli, Toudouze écoute. Et Goncourt va d’un groupe à l’autre, se mêle à toutes les causeries, revient s’asseoir, allume une cigarette, se relève, montre des bibelots admirables, des dessins de vieux maîtres, des terres de Clodion.

Puis l’on s’en va lorsqu’arrivent six heures, en se disant : « A dimanche. »

Et voilà, certes, mon cher, ce qu’on peut voir de plus intéressant à Paris, en ce moment.

L’Arétin
(Gil Blas, 8 décembre 1885)

Les gens qui ne savent pas grand-chose, c’est-à-dire les neuf dixièmes de la société dite intelligente, rougissent d’indignation quand on prononce ce seul mot, l’Arétin. Pour eux l’Arétin est une espèce de marquis italien qui a rédigé, en trente-deux articles, le code de la luxure. On prononce son nom tout bas ; on dit : « Vous savez, le Traité de l’Arétin. » Et on s’imagine que ce fameux traité traîne sur les cheminées des maisons de débauche, qu’il est consulté par les vicieux comme le code Napoléon par les magistrats et qu’il révèle de ces choses abominables qui font juger à huis clos certains procès de mœurs.

D’autres, plus simples encore, se figurent que l’Arétin était un peintre à qui on doit ces petites images impures que des gens mal vêtus nous proposent, le soir, dans les rues, sous forme de cartes transparentes.

Détrompons quelques-uns de ces naïfs. Pierre l’Arétin fut tout simplement un journaliste, un journaliste italien du XVIe siècle, un grand homme, un admirable sceptique, un prodigieux contempteur de rois, le plus surprenant des aventuriers, qui sut jouer, en maître artiste, de toutes les faiblesses, de tous les vices, de tous les ridicules de l’humanité, un parvenu de génie doué de toutes les qualités natives qui permettent à un être de faire son chemin par tous les moyens, d’obtenir tous les succès, et d’être redouté, loué et respecté à l’égal d’un Dieu, malgré les audaces les plus éhontées.

Ce compatriote de Machiavel et des Borgia semble être le type vivant de Panurge qui réunit en lui toutes les bassesses et toutes les ruses, mais qui possède à un tel point l’art d’utiliser ces défauts répugnants qu’il impose le respect et commande l’admiration.

J’ai dit que l’Arétin fut un journaliste, ainsi que le constate l’historien Cantu, par l’analyse de ses œuvres qui ne sont, en effet, pour la plupart, que des articles de journal, des pamphlets, des écrits au jour le jour, des polémiques de presse, des portraits. L’influence de cet écrivain n’en fut pas moins plus étendue que celle de n’importe quel poète ; et sa renommée plus grande que celle des plus célèbres artistes.

Ses commencements furent misérables et honteux.

Né d’une fille dans l’hôpital d’Arezzo, il débuta dans cette ville par des satires violentes qui le firent chasser en peu de temps. Il vint alors à Rome à pied, s’engagea comme valet chez Augustin Chigi, le protecteur de Raphaël, et quitta bientôt cette maison après y avoir commis des indélicatesses. Il se fit alors capucin, puis voleur, puis insulteur de tout ce qui était puissant et riche. Il attaquait brutalement, avec une impudence sans borne et une audace irrésistible. Ayant acquis promptement la connaissance des hommes, sachant bien que l’hypocrisie est presque toujours la seule vertu des plus respectés, que tous ont des vices et que tous ont peur du scandale, il se dit qu’en bravant tout on pouvait arriver à tout. Libertin à l’excès, étalant son libertinage, il osait écrire : « Moi, je ne sais ni danser ni chanter, mais faire l’amour comme un âne. » Prodiguant les outrages dans un style emporté, puissant, brûlant, il plut à quelques grands seigneurs, qui le patronnèrent dans le monde.

Mais comme il savait louer aussi bien qu’insulter, il flatta Léon X, ainsi qu’il fallait pour lui plaire, puis se présenta devant lui avec un bel habit qu’il avait escroqué, en reçut une poignée de ducats, et conquit de la même façon Julien de Médicis.

Dès lors, sa fortune devint surprenante.

Les princes l’appelaient à eux, le flattaient, le couvraient de présents autant par désir de ses éloges que par terreur de ses attaques.

Les évêques à leur tour le recherchèrent, lui envoyant des bijoux, des habits de satin pour le parer, et de l’or pour ses plaisirs.

Les mœurs de cette époque troublée et magnifique étaient telles qu’on peut à peine se les figurer aujourd’hui. Ainsi Pierre l’Arétin, ayant fait seize sonnets pour décrire seize attitudes voluptueuses gravées par Marc Antoine Raimondi, d’après seize peintures de Jules Romain, il obtint par cette œuvre licencieuse les bonnes grâces de Clément VII et le pardon des deux artistes qu’il avait ainsi commentés.

Chassé par les uns, recueilli par les autres, il va de prince en prince, flatteur, mendiant et insolent. Tantôt il brave et outrage, tantôt il caresse et loue, car on le paye également pour les deux. Il se livre à tous les excès dans le camp de Jean des Bandes Noires dont il partage même la couche ; il devient une sorte de favori de François Ier qui le traite avec toutes espèces d’égards ; Charles Quint l’appelle, le place à sa droite, lui paie une pension ; Henry VIII lui donne trois cents couronnes d’or, Jules III, mille couronnes avec la bulle de chevalier de Saint-Pierre. On frappe des médailles en son honneur ; une d’elles portait comme inscription : « Les princes qui reçoivent les tributs des peuples paient tribut à leur serviteur. » Charles Quint le traite de Divin ; le peuple l’appelle « le fléau des princes » ; les plus grands artistes veulent faire son portrait. Il écrit : « Tant de seigneurs me rompent continuellement la tête avec leurs visites, que mes escaliers sont usés par le frottement répété de leurs pieds, comme le pavé du Capitole par les roues des chars de triomphe… Il me semble à cause de cela être devenu l’oracle de la vérité, puisque chacun vient me raconter le tort qu’il a éprouvé de tel prince, de tel prélat ; je me trouve donc être le secrétaire du Monde ; et vous n’aurez qu’à me dénommer ainsi sur les lettres que vous m’adresserez. »


Sa langue est non moins terrible que sa plume redoutable ; et si les présents qu’on lui envoie ne lui paraissent point suffisants il a des remerciements féroces. Il répond au chancelier de France qui lui comptait une somme d’or : « Ne vous étonnez pas si je me tais. J’ai consumé ma voix pour demander ; il ne m’en reste plus pour remercier. »

Charles Quint, après une défaite, lui ayant envoyé un riche collier, afin d’éviter ses railleries, l’Arétin déclara en le soupesant lentement : « Il est bien léger pour une aussi lourde sottise. »

François Ier lui avait offert un bracelet formé de langues entrelacées et portant pour devise : « Lingua ejus loquetur mendacium. »

Quand on ne lui donne pas assez vite il menace ; si les cadeaux sont insuffisants il les refuse : « Il est certain qu’il convient à ceux qui achètent la gloire de la payer ce qu’elle vaut, non pas selon leur propre valeur, mais selon la condition de celui qui la leur décerne ; car les pauvres plumes ont grand mal à soulever de terre un nom pesant comme du plomb par son défaut de mérite. »

Il écrit à François Ier : « Ne savez-vous donc pas, sire, qu’il ne convient pas au rang de Votre Altesse de ne pas vous souvenir de six cents écus que, du propre mouvement de votre langue royale, vous dîtes à mon envoyé devoir m’être payés par votre ambassadeur. »

Sa grande force a été surtout d’exciter entre les princes d’ardentes rivalités et de haineuses jalousies en les louant et dénigrant tour à tour, au détriment les uns des autres : « Il faut faire en sorte que les voix de mes écrits rompent le sommeil de l’avarice. »

Les grands artistes de son temps apprécièrent d’ailleurs son prodigieux esprit et son incomparable adresse. Arioste le place parmi les grands hommes de l’Italie ; Titien fit plusieurs fois son portrait ; Michel-Ange se proclamait son ami.

Du reste, si sa profession d’écrivain donna un immense retentissement à ses audaces et à ses écrits, sa vie ne fait pas une exception dans un pays et dans un temps où Benvenuto Cellini assassinait ses ennemis et ceux mêmes qui contestaient son génie, fraudait le pape sur l’or qu’il employait pour lui, volait sans vergogne, violait des jeunes filles et se vantait de ces actions comme de hauts faits, car : « Les hommes comme moi, uniques dans leur profession, doivent être affranchis des lois. »

C’était le siècle où les prélats romains élevaient publiquement leurs enfants auprès d’eux, où les innombrables courtisans des princes servaient, disait-on, « de bouffons dans leur bas âge, de femmes dans leur enfance, de maris dans leur adolescence, de compagnons dans leur jeunesse, de proxénètes dans leur vieillesse et de diables dans leur décrépitude ». Le poignard et le poison étaient en usage dans les relations sociales comme les coups de chapeau et les poignées de main à notre époque. La mort de Pierre Arétin est vraiment surprenante et bien digne de sa vie.

Il était arrivé à un tel éclat de renommée que son portrait se trouvait accroché dans toutes les maisons des pauvres et des princes, des prélats et des courtisanes, dans les tavernes, dans les palais et dans les lieux de débauche publique. Ferdinand d’Adda, recteur de l’université de Padoue, le mettait au-dessus de Charles Quint et de François Ier. La ville d’Arezzo le fit noble et gonfalonier honoraire. On le surnomma même le Cinquième Évangéliste.

Car il avait composé non seulement des livres d’une extrême impudicité, des lettres, des satires, des comédies, des libelles, mais aussi des sermons, des ouvrages pieux, des vies des saints pleins d’une ironie profonde et cachée.

S’étant retiré à Venise où la liberté était absolue, il y retrouva ses sueurs qui menaient en cette ville une vie de plaisir.

Or, un jour, comme elles étaient venues lui raconter une aventure obscène dont elles se vantaient, il se mit à rire si violemment qu’il tomba de sa chaise à la renverse et se tua sur le carreau…

En commençant le récit de la vie de cet homme surprenant, j’ai écrit le nom de Panurge. Il me semble, en effet, que Pierre Arétin fut la personnification absolue du personnage imaginé par Rabelais. Si on ajoute que l’Arétin, brave par moments comme Panurge, fut aussi lâche que lui en d’autres instants, sut respecter les intraitables, plier devant les menaces de mort du Tintoret et de Pierre Strozzi qu’il avait raillé, reçut des coups qu’il oublia, des bastonnades qu’il pardonna « en remerciant Dieu de lui accorder cette force », on verra que la ressemblance est absolue entre le pamphlétaire italien et le type du roman français.

Si on constate encore que l’Arétin est mort en 1556, et Rabelais en 1553, on verra que cette sorte d’être était bien dans les mœurs et dans l’air du temps.

Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux
(Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux, 1885)
I

Malgré l’expérience des siècles qui ont prouvé que la femme, sans exception, est incapable de tout travail vraiment artiste ou vraiment scientifique, on s’efforce aujourd’hui de nous imposer la femme médecin et la femme politique.

La tentative est inutile, puisque nous n’avons pas encore la femme peintre ou la femme musicienne, malgré les efforts acharnés de toutes les filles de concierges et toutes les filles à marier en général qui étudient le piano et même la composition avec une persévérance digne d’un meilleur succès, ou qui gâchent de la couleur à l’huile et de la couleur à l’eau, travaillent la bosse et même le nu sans parvenir à peindre autre chose que des éventails, des fleurs, des fonds d’assiette ou des portraits médiocres.

La femme sur la terre a deux rôles, bien distincts et charmants tous deux : l’amour et la maternité.

Nos admirables maîtres, les Grecs, qui avaient sur l’existence des idées plus sages et plus nettes qu’on ne semble le croire aujourd’hui, comprenaient bien cette double mission de la compagne de l’homme. Comme leur intelligence claire n’aimait pas les confusions ; ils avaient établi nettement, d’une façon absolue, ces deux attitudes de la femme dans la vie.

Celles qui devaient leur donner des enfants, choisies avec soin, saines et fortes, étaient enfermées dans la maison, tout occupées de leur devoir sacré, de la sainte et naturelle besogne d’enfanter et d’élever leurs fils qui seraient des hommes, des Grecs, et leurs filles qui seraient des mères.

Celles qui devaient leur donner de l’amour, rendre charmantes, spirituelles et tendres les heures de repos, vivaient libres, entourées d’hommages, de soins et de galanteries. C’étaient les grandes courtisanes, dont le devoir consistait à être belles et séduisantes, à ravir les yeux, à captiver l’esprit et à troubler les cœurs.

On ne leur demandait, à celles-là, que de plaire, d’employer toutes les adresses et tous les artifices à apprendre et à pratiquer l’art subtil et mystérieux de la séduction et des caresses. On respectait tant leur beauté qu’un navire alla chercher Hippocrate en Afrique, parce qu’une grossesse menaçait une d’elles.

Les grands hommes, artistes, philosophes, généraux, vivaient dans la maison de ces courtisanes, écoutaient leurs conseils, trouvaient dans leur intimité cette grâce délicate que les femmes portent en elles, et cherchaient dans leur amour ce quelque chose de presque divin, cette griserie sensuelle et poétique qu’elles versent de leurs lèvres et de leurs yeux. Il a été donné à la femme, en effet, de dominer et d’enchanter l’homme rien que par la forme de son corps, le sourire de sa lèvre et la puissance de son regard. Sa domination irrésistible s’échappe d’elle, nous enveloppe et nous asservit sans que nous puissions résister, lutter, lui échapper, quand elle appartient à la race des grandes victorieuses et des grandes séductrices.

Quelques-unes de celles-là dominent l’histoire du monde, répandent sur leur siècle un charme poétique et troublant. Mais si nous subissons de loin la grâce disparue de celles qui ont vécu, si nous sommes presque amoureux d’elles encore à travers les âges, comme Victor Cousin le fut de Mme de Longueville, combien davantage nous passionnent celles qu’ont rêvées et créées les poètes.

Autrefois, les adorables vivantes dont la beauté nous émeut de si loin s’appelaient Cléopâtre, Aspasie, Phryné, Ninon de Lenclos, Marion Delorme, Mme de Pompadour, etc.

Et quand nous pensons à ces mortes charmantes, à celles de l’histoire ancienne, vêtues d’étoffes flottantes, à celles du. Moyen Age coiffées du grand hennin et que Michelet nous montre « graves dans la sécurité du péché », à celles qui firent si galante la cour de nos rois, nous murmurons, émus malgré nous, la si triste et si douce ballade de Villon :

« Dictes-moi où, ne en quel pays,

Est Flora la belle Romaine ;

Archipiada, ne Thaïs,

Qui fut sa cousine germaine ?

Echo parlant quant bruyt on maine

Dessus rivière, ou sus estan ;

Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?

Mais où sont les neiges d’antan ? […]

[…]La Royne Blanche comme ung lys,

Qui chantoit à voix de sirène ;

Berthe au grand pied, Biétris, Allys,

Harembouges, qui tint le Mayne

Et Jehanne la bonne Lorraine

Qu’Angloys bruslèrent à Rouen ;

Où sont-ilz, Vierge Souveraine ?…

Mais où sont les neiges d’antan ? »

II

Mais si l’histoire des peuples est embellie par quelques figures de femmes qui rayonnent comme des étoiles, l’histoire de la pensée humaine, de la pensée artiste, est éclairée aussi par quelques images féminines rêvées parles écrivains, dessinées par les peintres ou taillées dans le marbre par les sculpteurs.

Le corps de la Vénus de Milo, la tête de la Joconde, la figure de Manon Lescaut hantent notre âme et l’émeuvent, et vivront toujours dans le cœur de l’homme, et troubleront toujours tous les artistes, tous les songeurs, tous ceux qui désirent et poursuivent une forme entrevue et insaisissable. Les écrivains nous ont laissé seulement trois ou quatre de ces types de grâce qu’il nous semble avoir connus, qui vivent en nous comme des souvenirs, de ces visions si palpables qu’elles ont l’air de réalités.

D’abord, c’est Didon, la femme qui aime dans la maturité de son âge, avec toute l’ardeur de son sang, toute la violence des désirs, toute la fièvre des caresses. Elle est sensuelle, emportée, exaltée, avec une bouche où frémissent des baisers qui mordent quelquefois, avec des bras toujours ouverts pour enlacer, des yeux hardis qui demandent l’étreinte, dont la flamme est impudique.

C’est Juliette, la jeune fille chez qui s’éveille l’amour, l’amour déjà brûlant, chaste encore, qui brise et tue déjà.

C’est Virginie, plus candide, plus naïve, divinement pure, aperçue là-bas, dans cette île verte. Elle fait rêver, elle fait pleurer, celle-là, elle n’éveille aucun désir brutal. C’est la vierge et martyre de l’amour poétique.

Puis voici Manon Lescaut, plus vraiment femme que toutes les autres, naïvement rouée, perfide, aimante, troublante, spirituelle, redoutable et charmante.

En cette figure si pleine de séduction et d’instinctive perfidie, l’écrivain semble avoir incarné tout ce qu’if y a de plus gentil, de plus entraînant et de plus infâme dans l’être féminin. Manon, c’est la femme tout entière, telle qu’elle a toujours été, telle qu’elle est, et telle qu’elle sera toujours.

Ne retrouvons-nous point en elle l’Ève du paradis perdu, l’éternelle et rusée et naïve tentatrice, qui ne distingue jamais le bien du mal, et entraîne par la seule puissance de sa bouche et de ses yeux l’homme faible et fort, le mâle éternel.

Adam, d’après la légende ingénieuse de l’Écriture, mange la pomme que lui présente sa compagne. Des Grieux, dès qu’il a rencontré cette fille irrésistible, devient sans le savoir, sans le comprendre, par la seule contagion de l’âme féminine, par le seul contact de la nature dépravante de Manon, un fripon, un gredin, l’associé presque inconscient de cette inconsciente et délicieuse gredine.

Sait-il ce qu’il fait ? Non. La caresse de cette femme a troublé ses yeux et engourdi son âme. Il le sait si peu, il agit avec tant de sincérité, que nous ne sentons plus nous-mêmes l’infamie naïve de ses actes ; nous subissons comme lui la grâce entraînante de Manon, comme lui nous l’aimons, nous aurions trompé comme lui peut-être !

Nous le comprenons, nous ne nous indignons plus ainsi que nous le ferions pour un autre, nous l’absolvons presque, nous lui pardonnons assurément à cause d’elle, parce que nous nous sentons faibles aussi devant cette image ravissante, devant cette unique évocation de la créature d’amour.

Et c’est une chose étrange à remarquer que l’indulgence si complète du lecteur en face des actions honteuses du chevalier Des Grieux et de sa perfide maîtresse.

C’est qu’aucune création artiste n’a jamais parlé plus fortement aux sens de l’homme que cette exquise drôlesse dont le charme subtil et malsain semble s’échapper comme une odeur légère et presque insaisissable de toutes les pages de ce livre admirable, de chaque phrase, de chaque mot qui parle d’elle. Et comme elle est sincère, pourtant, cette gueuse, sincère dans ses roueries, franche dans ses infamies. Des Grieux nous la montre lui-même en quelques lignes qui contiennent plus de la femme que la plupart des gros romans ayant des prétentions à la psychologie : — « Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pour l’argent, mais elle ne pouvait être tranquille un moment avec la crainte d’en manquer. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou si l’on pouvait se divertir sans qu’il en coûte. Elle ne s’informait pas même quel était le fond de nos richesses… Mais c’était une chose si nécessaire pour elle d’être ainsi occupée par le plaisir qu’il n’y avait pas le moindre fond à faire sans cela sur son honneur et sur ses inclinations. »

Combien de femmes sont racontées jusqu’au fond du cœur par ces courtes phrases !

Mais son frère, qui calcule et compte, a découvert un financier qu’il met en relations avec sa sueur. Elle accepte avec bonheur la fortune qui lui vient ainsi et elle écrit à Des Grieux, dans toute la sincérité, dans toute la naïve infamie de son cœur : « Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. » C’est une bête d’amour, une bête aux instincts rusés à qui manque radicalement toute délicatesse ou plutôt toute pudeur de sentiments. Elle aime pourtant, elle aime « son chevalier », mais de quelle étrange façon, avec quelle inconscience de fille. Comme elle a trouvé le luxe, la richesse, tout le bien-être dans la maison et dans la tendresse d’un autre, elle craint que Des Grieux s’ennuie et lui envoie, pour le distraire, une fillette au baiser facile ; puis elle s’étonne qu’il n’en ait point voulu, car elle n’a jamais compris l’amour véhément de cet homme. « C’était sincèrement que je souhaitais qu’elle pût servir à vous désennuyer quelques moments, car la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur. » Et quand le chevalier suit, éperdu, la charrette qui emporte sa maîtresse, elle ne parvient pas à comprendre quelle puissance inconnue attache ce, misérable à ses pas, elle qui trouvait si simple de l’abandonner aux heures de pauvreté, elle pour qui l’argent et l’amour n’étaient au fond qu’une seule et même chose.

C’est par ces traits subtils et si profondément humains que l’abbé Prévost a fait de Manon Lescaut une inimitable création. Cette fille diverse, complexe, changeante, sincère, odieuse et adorable, pleine d’inexplicables mouvements de cœur, d’incompréhensibles sentiments, de calculs bizarres et de naïveté criminelle, n’est-elle pas admirablement vraie ? Comme elle diffère des modèles de vice ou de vertu présentés sans complications, par les romanciers sentimentalistes, qui imaginent des types invariables, sans comprendre que l’homme a toujours d’innombrables faces.

Mais si nous la connaissons au moral, nous la voyons encore avec nos yeux, cette Manon ; nous la voyons aussi bien que si nous l’avions rencontrée et aimée. Nous connaissons ce regard clair et rusé, qui semble toujours sourire et toujours promettre, qui fait passer devant nous des images troublantes et précises ; nous connaissons cette bouche gaie et fausse, ces dents jeunes sous ces lèvres tentantes, ces sourcils fins et nets, et ce geste vif et câlin de la tête, ces mouvements charmeurs de la taille, et l’odeur discrète de ce corps frais sous la toilette pénétrée de parfums.

Aucune femme n’a jamais été évoquée comme celle-là, aussi nettement, aussi complètement ; aucune femme n’a jamais été plus femme, n’a jamais contenu une telle quintessence de ce redoutable féminin, si doux et si perfide !

Et puisqu’on parle toujours d’écoles littéraires, n’est-il pas curieux et instructif de voir comment ce livre a survécu et demeure et demeurera par la seule force de la sincérité, par l’éclatante vraisemblance des personnages qu’il fait apparaître.

Combien d’autres romans de la même époque, écrits avec plus d’art peut-être, ont disparu ! Tout ce que les écrivains ingénieux ont inventé et combiné pour amuser leurs contemporains s’est émietté dans l’oubli ! On sait à peine les titres des livres les plus célèbres ; on n’en pourrait pas dire les sujets. Seule, cette nouvelle immorale et vraie, si juste qu’elle nous indique à n’en pouvoir douter l’état de certaines âmes à ce moment précis de la vie française, si franche qu’on ne songe pas même à se fâcher de la duplicité des actes, reste comme une œuvre de maître, une de ces œuvres qui font partie de l’histoire d’un peuple.

N’est-ce point là un éclatant enseignement, plus puissant que toutes les théories et que tous les raisonnements, pour ceux qui ont choisi l’étrange profession d’écrire sur du papier blanc des aventures qu’ils inventent ?

FIN

ANNÉE 1886

Un prophète
(Le Figaro, 1er janvier 1886)

En lisant Le Prêtre de Nemi, drame religieux et philosophique, histoire bizarre d’une sorte de prophète qui prêche sous la plume de M. Renan, la sagesse et la justice, sept cents ans avant l’ère chrétienne, en voyant surtout les paysages charmants dans lesquels le grand écrivain français a enveloppé son étrange sujet, le souvenir m’est venu d’un livre lu à Rome au printemps dernier et qui contient aussi l’histoire saisissante d’un prophète.

M. le professeur Barzellotti raconte dans son intéressante étude la vie singulière d’un illuminé, d’un fondateur de religion, né en 1835 à Arcidosso, province de Grosseto (Toscane), et mort en martyr, il y a quelques années à peine. On se rappellera sans doute le fait de cette mort dont nous avons ignoré jusqu’ici les détails.

Si cet inspiré était venu à une époque de foi, il est probable qu’il aurait entraîné des peuples et converti à sa doctrine une succession de générations, car on retrouve en lui les traits originaux des grands semeurs de croyances, et ce singulier mélange de franchise et de charlatanisme qu’il faut pour séduire les hommes.

Né en 1835, sur les confins des États pontificaux, David Lazzaretti montra dès son enfance une sensibilité et une imagination tellement remarquables, que les habitants du pays l’avaient surnommé Mille idées.

N’est-ce point là une marque qu’on retrouve chez tous les fondateurs de religions ?

Il fit preuve de très bonne heure d’une tendance à l’exaltation religieuse dont on signala, paraît-il, des traces héréditaires dans sa famille ; et il eut, à l’âge de treize ans, une apparition.

C’était pendant les événements de 1848. Un personnage mystérieux le rencontra et lui prédit tous les événements futurs de son existence.

Mais sa vie active et pénible dut arrêter le développement de sa vocation d’illuminé. Il fut dans sa jeunesse une sorte de barde célèbre déjà par ses poèmes rustiques, par ses chants, par sa beauté et par sa force physique.

Comme il transportait d’ordinaire du charbon et de la terre de Sienne sur le dos de ses trois mulets, les habitants des pays qu’il traversait se réunissaient autour de lui pendant ses haltes pour l’écouter déclamer les chants du Tasse ou de l’Arioste, et parfois aussi ses propres vers.

Il avait les yeux bleus, les cheveux et la barbe noirs, la taille haute, et sa vigueur était telle qu’il se débarrassa, un jour de foire, de trois colosses qui l’attaquaient, en leur lançant un tonneau plein de vin qu’il souleva comme un panier vide.

Son adresse à manier le bâton et sa vie aventureuse le rendaient populaire. Des légendes commençaient à courir sur lui, comme i : s’en forme toujours sur ceux qui ont ou qui doivent avoir de l’action sur les foules ; et il exerçait déjà une influence personnelle singulière sur tous ceux qui l’entouraient ou qui l’approchaient.

A cette époque, cependant, sa vocation de prophète semble subir un arrêt, car il se mit à blasphémer ; mais ses blasphèmes, loin de lui nuire, accrurent encore sa réputation, augmentèrent son autorité. Le blasphème, d’ailleurs, n’est-il pas une des formes de la foi ? Nier violemment, n’est-ce pas attester qu’on peut croire avec passion ? Insulter un dieu, c’est presque lui rendre hommage ; c’est montrer qu’on le craint, puisqu’on le brave, c’est armer qu’on croit à sa puissance puisqu’on l’attaque. Entre blasphémer et croire, il y a juste la même différence qu’entre aimer et haïr. Ceux-là seuls qui peuvent aimer ardemment sont capables de haine furieuse ; et si l’on passe de la haine à l’amour, l’amour alors devient excessif.

A vingt-deux ans, David Lazzaretti se maria et il devint père.

En 1860, il s’engagea comme volontaire. Il prit part au combat de Castelfidardo et composa des hymnes patriotiques que ses amis répétaient en chœur.

Au mois d’avril 1868, David eut une nouvelle apparition qui détermina la direction de sa vie, et il se retira, en solitaire, sur une montagne déserte et sauvage de la Sabine, non loin de Rome. Il vécut là en ermite errant, changeant sans cesse de retraite, se contentant des moindres nourritures.

Au cours de cette vie vagabonde, il rencontra un Prussien, Ignace Micas, qui vivait depuis quinze ans dans l’ermitage de Sainte-Barbe et qui paraît avoir été un homme bizarre et supérieur.

Il est à remarquer comme cette terre italienne est bien une terre religieuse qui appelle les ermites et les fait éclore ainsi qu’un fruit naturel de ce sol miraculant.

Micas eut sur les idées de Lazzaretti une influence profonde et peut-être décisive. C’est lui qui semble avoir mis en son esprit cette graine étrange du mysticisme qui envahit une âme, comme la folie. Jusque-là, en effet, David n’était qu’un exalté ; à partir de sa rencontre avec Ignace Micas, il devint un mystique. Ignace s’attacha à son nouvel ami, quitta pour lui sa retraite, l’accompagna plus tard en son pays natal, où il mourut au milieu des disciples de David. Il fut assisté à ses derniers moments par un médecin qui déclara au professeur Barzellotti que ce Prussien était un homme vraiment remarquable et très mystérieux.

Le séjour de Lazzaretti sur la montagne de la Sabine fut rempli de visions. Il reçut d’abord la visite d’un guerrier qui lui indiqua, dans la grotte même habitée par David, l’endroit où étaient enfouis ses os. Lazzaretti appela à son aide l’archiprêtre voisin, et tous deux, s’étant mis à creuser, découvrirent en effet des ossements humains qu’ils enterrèrent en lieu saint.

Le guerrier, satisfait, apparut une seconde fois au solitaire mais il n’était plus seul, s’étant fait accompagner de la Sainte Vierge et de saint Pierre. Comme remerciement du service rendu, il raconta à David sa très curieuse histoire, qu’on trouvera tout au long dans l’étude du professeur Barzellotti.

C’est ici que, pour la première fois, nous allons constater chez le prophète italien une de ces supercheries familières aux faiseurs de miracles. Saint Pierre, avant de remonter au ciel, lui imprima sur le front le signe bizarre que voici :)+(. A partir de ce moment, il deviendra bien difficile de démêler exactement ce qui se passe dans l’esprit de cet illuminé, de faire la part de la bonne foi, du mysticisme exalté et sincère, et, en même temps, la part de la ruse naïve et native, de la ruse campagnarde du paysan toscan ingénument crédule et roué, aussi simple que pratique. Il a passé, sans doute, par une série d’évolutions et de transformations, par une suite d’étapes où tantôt il se croyait vraiment envoyé du ciel, et tantôt s’ingéniait à se faire prendre pour un apôtre, sans être lui-même absolument certain de sa mission.

Peu à peu, il s’est mis à jouer son rôle, employant tous les moyens que lui suggéraient sa finesse et son intelligence, convaincu parfois que ce rôle lui était imposé par Dieu, et comprenant parfois aussi qu’il en imposait à ses concitoyens. Puis il est entré lentement dans la peau du personnage, ainsi qu’on dit au théâtre ; il s’est pris pour un messie ; la conscience de la comédie jouée s’est noyée dans l’acclamation de la foule, dans la popularité grandissante, dans l’admiration générale, pour ne plus lui laisser que l’orgueil de son triomphe et la certitude de sa mission. L’exaltation se développant en lui comme une ivresse qui grandit l’a mené sûrement à la folie mystique aiguë.

Le souvenir des apparitions du guerrier, de la Sainte Vierge et de saint Pierre a été fixé par un tableau appelé « la Madone de la Conférence », nom que Lazzaretti avait donné à son entretien avec ces personnages célestes ; et ce tableau fut exposé dans une chapelle érigée ad hoc dans le voisinage de la grotte par l’archiprêtre de Montorio.

Les reproductions de ce tableau sont pieusement conservées dans les demeures des paysans disciples de David.

Précédé par le récit de ces visions miraculeuses, le prophète rentra dans son pays natal où il devint l’objet de la vénération de tous. On l’appelait l’homme du mystère ; et de très loin des fervents accouraient pour le voir et l’écouter.

Sa renommée s’étendit de jour en jour, favorisée même par le clergé. L’archiprêtre d’Arcidosso le promenait par le pays en le montrant comme l’homme de Dieu.

David alors établit sa demeure sur l’une des montagnes les plus élevées autour du Monte Amiato, le Monte Labro que les lazzarettistes appellent aujourd’hui Monte Labaro (Drapeau). Sur ce sommet désert et inculte, la population voulut ériger, sous sa direction, une tour, un ermitage et une petite église dont les ruines subsistent encore. On vit plus de 300 hommes travailler sous les ordres du saint. Cet ermitage devint bientôt le centre de réunion des adeptes du prophète qui fonda entre eux plusieurs sociétés.

Dans tout fondateur de religion, il y a un législateur et souvent un socialiste. C’est à ce moment de la vie de David Lazzaretti que se développèrent ces deux tendances de son esprit.

Il fit donc des lois et des règlements, établit une association de secours mutuels et une autre association tout à fait communiste dont faisaient partie plus de 80 familles. Ces familles de paysans et de petits propriétaires mirent en commun tous leurs biens. On crut même à ce moment en Italie que le mouvement lazzarettiste était un mouvement agraire, tandis qu’il n’était en réalité qu’une évolution religieuse à laquelle prenaient part des petits propriétaires plutôt que des prolétaires.

Cependant le prophète, comprenant que tout prestige finit par s’affaiblir, que toute influence finit par s’user, voulut redonner une force nouvelle à son autorité, et il tenta d’autres aventures, avec cet instinct de la mise en scène qui ne lui fit jamais défaut.

Le 5 janvier 1870, après avoir soupé avec ses disciples, vêtus comme lui de robes étranges, et avoir prédit même que l’un d’eux l’avait trahi, il partit subitement et alla vivre en solitaire dans l’île de Monte-Cristo.

A son retour, après quarante jours d’absence, il reçut une véritable ovation.

Mais son nouveau séjour à Monte-Labro dura peu. Il partit alors pour la France, où il demeura huit années, à la Chartreuse de Grenoble d’abord, et puis dans les environs de Lyon, où il retrouva un de ses fervents disciples, M. Léon Duvachat, ancien magistrat qui l’avait connu en Italie et lui avait donné 14000 francs pour la tour de Monte-Labro.

M. Duvachat l’accueillit avec sa famille et le logea, se chargea de l’éducation de ses enfants Turpino et Bianca, et fit traduire et imprimer à ses frais les ouvrages du prophète : Les Fleurs célestes, Ma lutte avec Dieu et le Manifeste aux Princes chrétiens (Lyon, librairie Pitrat aîné).

Dans le Manifeste aux Princes chrétiens, David prédisait à l’Europe les successives apparitions de sept têtes de l’Antéchrist dont chacune signifierait un ennemi du parti légitimiste français et du pouvoir temporel des papes — Il y avait le cardinal Hohenlohe, le père Hyacinthe, Bismarck, etc.

Il résulta, d’ailleurs, du procès intenté à Sienne aux lazzarettistes en 1879, et qui se termina par leur acquittement, qu’un accord existait entre les disciples français et italiens de David, pour favoriser une aventure politique combinée entre les partis cléricaux des deux pays.

Une chose curieuse à noter dans les écrits de David, et qui rattache, selon M. Barzellotti, les utopies de ce prophète à la tradition mystique du Moyen Age, c’est la prédiction du prochain règne du Saint-Esprit. Cette prédiction fait partie, en effet, de la doctrine de Joachim de More, cité par Dante et étudié par M. Renan.

L’histoire de David aurait ressemblé à celle de beaucoup d’illuminés si une mort tragique n’était venue consacrer sa mémoire et transformer le prophète en martyr.

Après avoir été encouragé par le clergé de son pays, il vit ses ouvrages condamnés par les autorités ecclésiastiques. Puis on l’invita lui-même à se soumettre, ainsi que les deux prêtres qui dirigeaient la petite communauté de Monte-Labro.

Exaspéré par cette opposition et n’espérant plus pouvoir exécuter la réforme politique et religieuse qu’il avait rêves avec l’appui de l’Église, il devint un révolté et il imagina aussitôt un nouveau plan de réforme qui tendait à une République universelle appelée le Règne de Dieu, le siège de la papauté ayant été transporté par lui de Rome à Lyon.

Son exaltation toucha alors à la folie. Après avoir quitté la France pour se rendre à Rome où il se disait appelé par le Saint-Office, il déclara qu’il était le Christ lui-même, chef et juge revenu au monde, et il prédisait la modification prochaine de l’univers entier.

A Rome, il parut se soumettre, mais à peine revenu sur sa montagne, il se mit à prêcher violemment sa réforme, en réclamant le partage des terres.

Il transforma les rites de sa petite église et vit chaque jour augmenter le nombre de ses disciples.

L’opposition du clergé et de la partie riche de la population devint alors passionnée. D’un autre côté, son parti exigeait la réalisation de ses prophéties ; et David se résolut à frapper un grand coup sur les esprits.

Ayant réuni tous ses disciples sur sa montagne, il les tint en prière pendant quatre jours et quatre nuits, puis, quand il les eut exaltés par toutes sortes d’exercices pieux et de pénitences, il se mit à leur tête et descendit vers la plaine.

Ils étaient plusieurs centaines d’hommes et de femmes, vêtus de robes symboliques et chantant des psaumes au son des fanfares.

Les paysans accouraient sur leur passage et se joignaient à eux, s’attendant à des miracles, à des choses surprenantes et surhumaines. Et le cortège grossi sans cesse allait, traversait les villages en poussant des clameurs de piété sauvage.

Alors, le bruit se répandit dans le pays que cette horde de gens exaltés pillait et ravageait les demeures. Beaucoup d’hommes prirent les armes ; d’autres s’enfuirent.

C’était au lendemain de l’attentat de Passanante sur le roi Humbert ; les esprits étaient inquiets et troublés ; on prenait peur pour un rien.

Le chef de police de la contrée, surpris par la descente de cette procession de fanatiques, ne sachant guère à quelle sorte de gens il avait affaire, alla à leur rencontre avec les quelques carabiniers dont il pouvait disposer.

A la vue des soldats, les lazzarettistes, sans armes d’ailleurs, poussèrent des vociférations et lancèrent quelques pierres, comme il arrive toujours quand le peuple soulevé se trouve en face de la troupe.

Les carabiniers, effrayés à leur tour et se croyant menacés firent feu ; et le prophète, atteint d’une balle, tomba mort au milieu de ses disciples, dont plusieurs avaient été blessés.

Cette fin tragique mit l’auréole du martyre sur le front de l’illuminé, consacra sa doctrine et fortifia la foi de ses adeptes.

Ses disciples, encore assez nombreux aujourd’hui, attendent toujours la réalisation de ses promesses.

L’étude de ces derniers croyants termine l’ouvrage du professeur Barzellotti, qui montre vraiment d’une façon saisissante la figure de ce paysan. Prophète égaré dans notre siècle, figure bizarre du Moyen Age qui apparaît étrangement au milieu des mœurs, des coutumes et des costumes modernes dans un paysage presque biblique, un de ces paysages latins où les grands peintres de la Renaissance italienne nous ont accoutumés à voir des miracles.

Nos optimistes

(Le Figaro, 1er janvier 1886)

Le pessimisme n’a qu’à bien se tenir. Voici que M. Ludovic Halévy, du haut de l’Académie française, dit son fait à Schopenhauer.

Musset avait crié à Voltaire :

« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? »

M. Ludovic Halévy renouvelle cette imprécation contre l’admirable et tout-puissant philosophe allemand dont le génie domine et gouverne, aujourd’hui, presque toute la jeunesse du monde.

Le sourire satisfait de l’heureux académicien s’indigne contre le sourire diabolique du prodigieux sceptique qui méprisa la vie autant que l’homme et nous apprit, après beaucoup d’autres d’ailleurs, que l’une et l’autre ne valent pas grand-chose.

La gaieté aimable du spirituel écrivain, du charmant fantaisiste à qui nous devons les Cardinal, s’efface devant la gaieté sournoise et terrible du grand ironique de ce siècle.

Ils n’étaient pas créés pour se comprendre en effet.

M. Halévy, homme heureux, auteur heureux, à qui tous les succès arrivent, et qui les mérite, juge excellente l’existence, et ses voisins de l’Académie, des êtres exceptionnels, d’où il conclut que tous les hommes sont parfaits et toutes les choses à souhait.

Nous avons déjà vu, je crois, dans un conte de Voltaire, un certain docteur de cet avis.

Mais pourquoi les gens contents qui entrent à l’Académie, après l’avoir beaucoup désiré, veulent-ils empêcher les autres d’avoir un idéal différent, plus difficile, même inaccessible ? Peu importe d’ailleurs ! Ce qui importe, c’est d’empêcher à tout prix qu’on nous parle plus longtemps du pessimisme qui devient la grande scie de notre Troisième République. Nous lisions déjà l’autre jour, dans la Revue bleue, une conférence, fort remarquable du reste, de M. Ferdinand Brunetière, sur le même sujet, que le rédacteur de la Revue des Deux Mondes a traité avec une science, une hauteur de vue et une compétence absentes dans le discours élégant du glorieux académicien.

Mais qu’on soit pour ou qu’on soit contre, ne nous parlez plus de pessimisme ; par grâce, n’en parlez plus.

Le seul moyen pratique pour obtenir ce résultat serait de prier nos députés, qui ne font pas grand-chose de bon, de nous voter une loi rédigée à peu près ainsi :

« LOI

Tendant à réprimer le pessimisme contemporain


Article premier — Il est rigoureusement interdit à tout Français sachant lire et écrire de rien lire ou de rien écrire sur le pessimisme contemporain.

Art. 2 — Il est rigoureusement interdit sous peine de deux ans à vingt ans de travaux forcés d’être ou de paraître malheureux, malade, difforme, scrofuleux, etc., etc., de perdre un membre dans un accident de voiture, de chemin de fer ou autre, à moins qu’on ne se déclare aussitôt satisfait de cet événement.

Art. 3 — Il est défendu à tout Français, majeur ou non, de mourir de faim.

Art. 4 — Ceux qui n’ont pas de domicile et qui sont forcés de passer sur des bancs ou sous des ponts les nuits glaciales devront chanter des chansons plaisantes et honnêtes de six heures du soir à six heures du matin pour bien prouver leur satisfaction aux gens qui rentrent chez eux.

Art. 5 — Tout homme riche qui se dirait pessimiste sera immédiatement mis à mort.

Art. 6 — Une exception sera faite en faveur de ceux qui, ayant moins de mille francs de rentes, auront plus de dix enfants.

Art. 7 — Une autre exception en faveur des gens atteints par cas extraordinaire d’une maladie chronique du cœur, de l’estomac, du foie ou du cerveau, affections qui sont de nature à déterminer un mauvais caractère.

Art. 8 — Il est interdit à tout Français riche et bien portant de s’apitoyer sur le sort des misérables, des vagabonds, des infirmes, des vieillards sans ressources, des enfants abandonnés, des mineurs, des ouvriers sans travail et en général de tous les souffrants qui forment en moyenne les deux tiers de la population, ces préoccupations pouvant jeter les esprits sains dans la déplorable voie du pessimisme.

Art. 9 — Quiconque parlera de Decazeville ou de Germinal sera puni de mort.

Art. 10 — Quiconque sera convaincu d’avoir acheté ou de posséder chez soi Germinal devra payer à l’État une amende de 1000 francs. Une enquête sera faite à domicile dans ce but, par les gendarmes sur qui il est défendu de tirer.

Art. 11 — La tendance au pessimisme, provenant d’une manière de penser défectueuse de la nouvelle génération, le gouvernement, grâce au précieux concours des trente-six membres toujours vivants de l’Académie française, réunis sous la présidence de M. Ludovic Halévy, croit devoir rectifier de la façon suivante quelques idées défectueuses et dangereuses qui ont cours dans le public.

Le malheur n’existant pas, et ne provenant que d’un vice d’appréciation, il suffira, pour être toujours et constamment très heureux, de se bien convaincre :

1° Que tout est parfait ici-bas, depuis la politesse des cochers de fiacre, jusqu’à l’intelligence des députés.

2° Que la fortune est plutôt une calamité qu’un bonheur, et la misère plutôt un bonheur qu’une calamité.

3° Que la faim est un excellent moyen d’apprécier l’exquise saveur du pain sec quand un passant vous a donné cinq centimes ; que la soif est un excellent procédé contre l’ivrognerie ; que les infirmités sont des épreuves utiles, les épidémies un parfait moyen d’avancement pour les survivants, la guerre une saignée bien aisante, et celle du Tonkin en particulier une méthode ingénieuse inventée pour remplacer par des torpilleurs à bon marché toute notre marine cuirassée mise aux vieux fers chinois.

4° Toute situation fâcheuse ne devra jamais être regardée que comme transitoire. C’est ainsi que les républicains d’hier considéraient l’Empire comme le plus sûr moyen d’arriver à la République, et que les réactionnaires d’aujourd’hui considèrent la République comme la meilleure manière de revenir à la monarchie.

Avec cette façon de voir, aucun pessimisme n’est plus possible.

En outre, à l’exemple de beaucoup d’hommes qui pensent ainsi déjà, tout Français devra envisager :


— La mort de ses enfants comme un soulagement ;

— Celle de ses parents comme un accroissement de bien-être ;

— Celle de ses collatéraux comme une petite fête de famille ;

— Et la sienne comme une délivrance.


N.B. — Le mot « Délivrance », ancienne formule usitée depuis des siècles, semblerait indiquer que la vie est un état de souffrance et pourrait être remplacé par ceux-ci : « Triomphe Final ».

Ces dispositions étant encore insuffisantes, l’Académie, dont chaque membre prend le titre d’optimiste d’honneur, a établi ainsi l’idéal auquel a droit chaque citoyen, suivant la classe de la société à laquelle il appartient. Car il est absolument interdit à tout Français de rêver plus haut que son rang.

L’ouvrier ne doit aspirer qu’au pot-au-feu et jamais au poulet rôti.

S’il ne peut s’élever au-dessus du bon de fourneau, il cesse d’être intéressant.

Tout bourgeois aspirera à la Légion d’honneur. Cette distinction continuera à être distribuée avec une libéralité qui assurera aux optimistes une grande majorité dans la bourgeoisie.

Tout député aspirera au ministère. On continuera également à changer les ministres assez vite pour que tous nos représentants puissent remplir cette haute fonction au moins pendant huit jours chaque année.

Tout individu marié, homme ou femme, aspirera au divorce, et l’obtiendra.

Quant aux poètes qui demandent la lune, on la leur donnera en pain d’épice ou en quelque autre substance, tout idéal inaccessible étant sévèrement interdit.

Sera également interdit, de la façon la plus rigoureuse, tout calcul proportionnel qui pourrait produire le raisonnement suivant

Les appréciations sur le bonheur ou sur le malheur dans l’existence pouvant donner lieu à contestation par suite d’idées contradictoires, il paraît sage de s’en rapporter aux simples mathématiques, les chiffres demeurant indiscutables.

Nous allons donc faire le bilan du bien et du mal en prenant comme unités les hommes et en les classant par professions. Si la moyenne des bons l’emporte d’une façon indiscutable sur la moyenne des mauvais, nous conclurons indubitablement pour l’optimisme, et vice versa.

Donc : sur dix rois, y en a-t-il eu cinq bons ? Prenons la grande période de l’histoire de France.

François Ier — Un batailleur plus souvent battu que vainqueur. Ce roi qui perdit tout, fors l’honneur, ne fut certes pas un grand monarque. Et d’un.

Henri II signa le traité désastreux du Cateau-Cambrésis par lequel la France perdait une partie de ses conquêtes. Mauvais roi. Et de deux.

François II régna un an. Nul.

Charles IX — Déplorable. Et de trois.

Henri III — Oh ! Oh ! Et les mignons. Et de quatre.

Henri IV — Grand roi. Un.

Louis XIII — Mauvais — mauvais. Quatre.

Louis XIV — Grand roi. Deux.

Louis XV — Tirons un voile. Cinq.

Louis XVI–Laissa la Révolution devenir ce qu’elle fut par son inqualifiable faiblesse. Six.

Donc, six mauvais pour deux bons.

Regardons autour de nous maintenant. Obtenons-nous un bon ministre sur dix, un député intelligent sur cent, une bonne cuisinière sur mille, une bonne bouteille de vin sur dix mille, une bonne bouteille d’eau-de-vie sur cinquante mille ? A peine.

Continuons : existe-t-il un bon écrivain sur cent ? Un bon livre sur cent mille ? Un financier honnête sur dix mille ? Un commerçant probe sur vingt ? Une bonne pièce de théâtre sur cent ? Un bon général sur cinquante ? Un bon médecin sur mille ? A peine.

Continuons. Rencontrons-nous plus d’une jolie femme sur cinq cents ? — Non ! — Plus d’un beau cheval sur cinq mille ? — Non ! — Plus d’un beau jour sur vingt ? — Non ! — Plus d’un homme instruit sur cinquante mille ? Non ! — Plus d’un peintre remarquable sur cent ? — Non ! — Plus d’un bon domestique sur cent ? — Non !

Donc en établissant, par professions une moyenne de une unité pour le bien et de quatre-vingt-dix-neuf pour le mal, nous serons à peu près dans la vérité, car il est indéniable que presque tous nos ministres sont sans valeur, presque toutes nos cuisinières détestables, presque tous nos députés incapables, presque tout le vin que nous buvons exécrable, presque tous nos écrivains médiocres (sur les quarante de l’Académie peut-on compter plus de dix exceptions — éclatantes, il est vrai), presque tous les marchands fripons (s’informer au Laboratoire municipal), presque toutes les pièces que nous allons voir ennuyeuses, presque toutes les femmes laides (combien de jolies dans ce qu’on appelle le monde, dix ?) presque tous nos domestiques paresseux, etc. D’où il faudrait conclure ?…

Mais ne concluons pas, car nous serions menacés d’une nouvelle averse de raisonnements sur le pessimisme.

Et il faut se hâter de rire des choses pour n’être pas forcé d’en pleurer, comme il est écrit quelque part.

À propos de rien
(Gil Blas, 30 mars 1886)

C’était à Nice, pendant la bataille des fleurs.

Une petite femme blonde et jolie, debout au premier rang des tribunes, bataillait avec acharnement. Devant elle, deux immenses paniers de fleurs, sans cesse remplis par des bouquets nouveaux, lui servaient d’arsenal où elle prenait à pleines mains ces balles parfumées pour les lancer aux voitures, qui passaient lentement au pas des chevaux.

Et elle riait de tout son cœur, s’agitait follement, triomphant quand elle avait atteint une amie en plein visage.

Puis, lasse, exténuée, elle cessa de se battre pendant quelques instants pour regarder le défilé.

L’une derrière l’autre, les voitures arrivaient, passaient, disparaissaient, couvertes, vêtues, remplies de fleurs. Les unes avaient des roues de violettes, les autres des roues de giroflées ; celle-ci ressemblait à une énorme cuve d’œillets, celle-là â un nuage de mimosas. Des bottes de roses remplaçaient les lanternes, un fouet avait l’air d’une fusée de jonquilles.

Et dedans des dames et des messieurs en toilette. Des dames et des messieurs trop gros ou trop maigres, rouges, empanachés, endimanchés. De temps en temps une jolie femme, une sur deux cents, que tous les yeux suivaient ; puis le défilé recommençait, l’interminable défilé des laids, des grotesques, des vilains bonshommes ventrus ou étiques, des vilaines bonnes femmes communes et fagotées.

Et parmi les brillantes voitures, passaient aussi les fiacres, les hideux fiacres, traînés par un squelette de cheval et conduits par l’affreux cocher à moustaches, au veston crasseux, au chapeau de feutre incliné sur l’oreille.

La petite femme ne se battait plus, elle regardait ces gens, elle les regardait avec des yeux étonnés, après sa griserie gaie de tout à l’heure, avec des yeux ouverts pour la première fois. Et elle murmura :

— Mon Dieu, que les hommes sont laids ! Pour la première fois, elle s’apercevait, au milieu de cette fête, au milieu de ces fleurs, au milieu de cette joie, au milieu de cette ivresse, que, de toutes les bêtes, la bête humaine est la plus laide.

Alors elle regarda, autour d’elle, la foule agitée des tribunes et elle se vit au milieu d’affreux êtres ridicules, dont le rire était une grimace, une abominable grimace qui relevait les joues, fendait la bouche, fermait les yeux, plissait le nez.

Et par-dessus l’odeur des fleurs coupées, des fleurs arrachées aux jardins, arrachées à la terre pour amuser la foule, la vilaine foule grouillant dans la poussière, une odeur de peuple flottait, une odeur de chair malpropre et d’ail, cette odeur d’ail que les gens du Midi répandent autour d’eux comme la rose exhale son parfum, dont ils empoisonnent leurs villes, dont ils corrompent l’air de leurs campagnes, dont ils gâtent le ciel lui-même.

Et la petite femme dit à son voisin :

— Est-ce qu’on sent mauvais comme ça tous les jours ?


Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les jours aussi mauvais, mais nos yeux, habitués à les regarder, notre nez accoutumé à les sentir ne distinguent leur hideur et leur puanteur que lorsqu’ils en sont avertis par un contraste subit et violent.

L’homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes trop longues ou trop courtes, leurs corps trop gras ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux.

Jadis, aux premiers temps du monde, l’homme sauvage, l’homme fort et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L’exercice de ses muscles, la libre vie, l’usage constant de sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition de la beauté, et l’élégance de la forme que donne seule l’agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent conserver à l’homme intelligent cette grâce et cette élégance, par les artifices de la gymnastique. Les soins constants du corps, les jeux de force et de souplesse, l’eau glace et les étuves firent des Grecs les vrais modèles de la beauté humaine, et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu’étaient leurs corps, ces grands artistes.

Mais aujourd’hui, ô Apollon, regardons la race humaine s’agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l’étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu’il soit nubile, arrivent à l’adolescence, avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées.

Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan ! Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l’homme souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu’on voit aux musées d’anthropologie.

Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure !

Mais l’homme a les yeux fermés pour l’homme. Il ne sait pas regarder ce qu’il voit dès l’enfance, juger d’un coup d’œil ce qui passe devant son regard en établissant toujours le mieux et le pire, contempler enfin notre vie comme ferait un singe grimpé dans un arbre et qui estimerait l’homme une caricature de sa race. Et ce bandeau que nous avons sur les yeux, nous le portons aussi sur l’esprit. Nous marchons aveuglés par les religions successives et diverses, puériles et folles inventées par nos pères contre la terreur de l’immense Inconnu. Nous allons, abrutis par les préjugés séculaires, par les morales de toute origine qui ont fait ricochet sur nous, par les législations enfantines qui ont changé en liens sacrés des usages ridicules et niais.

Et le nombre est tel des idées fausses, des opinions stupides mais indéracinables, des croyances saintes mais imbéciles, des superstitions invincibles, des coutumes antiques mais honteuses, des usages établis mais monstrueux, acceptés, pratiqués par tout le monde sans contrôle, sans résistance, sans révolte, respectés, au contraire, accueillis comme si un Dieu nous les eût révélés dans sa miséricorde, qu’il est impossible de s’en dégager.

Ceux qui le tentent se débattent en vain au milieu de liens menus, irrésistibles, innombrables et.presque insensibles, ce qui les rend insaisissables. Et on cesse bientôt de lutter, par fatigue.

Celui qui voudrait garder l’intégrité absolue de sa pensée, l’indépendance fière de son jugement, voir la vie, l’humanité et l’univers en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, c’est-à-dire de toute crainte, devrait s’écarter absolument de ce qu’on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu’il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter sans être, malgré lui, entamé de tous les côtés par leurs convictions, leurs idées et leur morale de taupes.

Ce qui semble le plus singulier à tout esprit qui regarde, d’un peu loin, vivre les hommes, c’est leur agitation inutile. On s’agite dans les salons en des fêtes qui n’offrent aucun plaisir effectif, sauf celui de s’entreregarder pendant une heure, après en avoir passé trois ou quatre à se parer.

On s’agite en politique autour de questions dont la solution n’appartient pas à l’homme, mais que l’homme discute et reprend avec une persévérance de cheval qui tourne une meule.

On s’agite dans la rue et dans les cafés à discuter les opinions des journalistes qui ont souvent l’esprit de n’en pas avoir, mais qui s’agitent dans les colonnes de leurs feuilles comme s’ils étaient les plus convaincus et les plus enthousiastes des hommes.

Enfin, le monde a l’air d’un immense ministère plein d’employés, qui sont eux-mêmes pleins de zèle et qui ne font jamais rien autre chose que de noircir inutilement un peu de papier, tout en paraissant travailler du matin au soir, pour le plus grand intérêt de l’univers…

La petite femme blonde ne jetait plus de fleurs. Elle regardait passer la foule bruyante avec des yeux las et découragés ; elle regardait les fleurs bleues, rouges, jaunes, blanches, si fines, si jolies, si parfumées, pleuvoir sur les grosses figures rouges et sur les maigres figures ridées.

Elle ne parlait plus ! A quoi pensait-elle ?… A rien, sans doute !

Au salon
(Le XIXe Siècle, 30 avril, 2, 6, 10 et 18 mai 1886)
I

Mesdames et Messieurs,

Nous allons, si vous le voulez bien, faire ensemble quelques visites à cette halle centrale de la peinture qu’on appelle, je ne sais pourquoi, le Salon. Ne croyez point cependant qu’à l’imitation de MM. les critiques j’aie l’intention de vous faire un cours théorique sur l’art de peindre. Non, et j’ai pour cela de bonnes raisons. La meilleure de toutes, c’est que je n’entends rien à cet art que je n’ai point pratiqué, dont j’ignore le métier, indispensable à connaître pour formuler une opinion raisonnable et autorisée. Je suis sur ce point, d’ailleurs, tout juste aussi renseigné que mes confrères ; mais j’ai sur eux cet avantage d’avouer mon ignorance et de la proclamer même préférable à leur autorité pour faire un Salon sans préjugés. En peinture d’ailleurs, comme en littérature, en musique, en hébreu ou en thérapeutique, personne au fond ne s’y connaît et le plus simple est de le reconnaître, ce que personne non plus ne fait, ni le public, ni les critiques, ni les peintres.

Cela est facile à prouver.

Commençons par les critiques.


Je suppose un d’eux doué des délicates et si rares qualités de l’œil qui font l’artiste moderne, qualités dont je parlerai tout à l’heure, qualités natives, qualités inconnues d’ailleurs aux six dixièmes des peintres. Eh bien, si le critique les possédait, ces qualités, au lieu d’écrire des phrases dessus, il s’en servirait tout simplement pour peindre.

Mais admettons le critique doué par la nature. Il lui manquera toujours la science de l’exécution, compliquée, difficile, que des années d’études peuvent seules donner.

Mais la peinture et la littérature ont cela de particulier qu’elles semblent compréhensibles pour tous, alors qu’elles demeurent ignorées de presque tous. L’homme qui sait écrire une lettre avec orthographe juge de pair les écrivains dont il ne soupçonnera jamais les tortures, les intentions, les combinaisons, le martyre secret pour donner aux mots la vie mystérieuse de l’art. Et l’homme qui se promène au palais de l’Industrie se permet de juger les peintres, par cela même qu’il a des yeux pour voir. Je vois, donc je sais ! pense-t-il.

Suffit-il de regarder une locomotive en marche pour posséder les connaissances d’un ingénieur ?

Or le critique croit en savoir assez parce qu’il a vu beaucoup de trains passer, de trains ou de tableaux, si vous voulez. Et il juge ! Il juge, bénit, encourage, approuve, condamne, distribue l’éloge ou le blâme, l’obscurité ou la gloire. Il fait cela au nom de ses idées, de ses théories ou de son impartialité, ce qui est pis encore.

Si ses théories sont classiques, il méprise les novateurs ; si ses théories sont révolutionnaires, il extermine, dans ses feuilletons, toute l’École des Beaux-Arts ; mais s’il est impartial il ne comprend rien aux uns ni à l’autre, et les encourage avec une égale outrecuidance.

Or les peintres, chaque année, se révoltent contre ces pontifes dont ils désirent ou sollicitent quand même les éloges, tout en méprisant leur opinion.

Qui donc peut juger les peintres ?

Le public ? Si les critiques sont relativement incompétents, les passants le sont radicalement.

Le public va regarder les tableaux exactement comme les petits enfants regardent les images. Il s’intéresse d’abord aux sujets, cherche à comprendre l’aventure, s’inquiète ou s’amuse de la ressemblance des personnages avec des gens qu’il connaît. On s’écrie :

— Tiens ! Juliette, regarde donc si cette grosse femme ne ressemble pas à Mme Bafour !

Et on rit !

Si on disait au public ce qu’il y a de mystérieux et de compliqué dans une belle œuvre, il resterait plus étonné qu’un singe contemplant une montre qui marche.

Il faut d’abord, pour comprendre l’art tel qu’on le cherche aujourd’hui, une délicatesse, une sensibilité d’œil que très peu d’hommes possèdent, même parmi les peintres.

L’œil, aussi impressionnable, aussi raffiné que l’oreille d’un musicien subtil, ressent au seul aspect des nuances, des nuances voisines, combinées, compliquées, un plaisir profond et délicieux. Un regard fin et exercé les distingue, ces nuances, les savoure avec une joie infinie, en saisit les accords invisibles pour la foule, en note les innombrables et discrètes modulations.

La foule, dont l’éducation artiste est et restera toujours à faire, ne connaît que quelques couleurs, les couleurs mères, celles que les poètes antiques ont nommées dans leurs chants. Car les hommes de l’antiquité ignoraient les nuances comme les sons, la peinture comme la musique ; et nous ne trouvons dans leurs œuvres écrites que les noms d’un fort petit nombre de teintes. Sensibles au dessin, à l’harmonie des formes, à la grâce des attitudes, ils ne connaissaient pas plus la beauté mystérieuse de la couleur savante que la puissance ensorcelante de la musique qui ravage l’âme nerveuse des modernes.

Puis, peu à peu, l’œil humain a compris. L’École italienne a enfanté des coloristes éclatants, toujours un peu durs bien qu’admirables, et l’École flamande a engendré ces hommes prodigieux qui, dans les gradations d’une seule note, ont su voir et ont su mettre tout l’infini des nuances. Un bout d’étoffe peint par Rembrandt, deux tons voisins posés par la main de cet admirable maître nous ont révélé que ce qu’on croyait noir ne l’est pas, et nous ont montré, dans ces noirs lumineux, plus de couleur, plus de richesse, plus de variété, plus d’inattendu, plus de charme captivant que dans les toiles éclatantes de Rubens.

C’est par ces hommes que nous avons enfin compris combien le sujet a peu d’importance dans la peinture et combien la beauté particulière, la beauté intime et inexplicable d’une œuvre d’art diffère de ce que l’œil humain, l’œil ignorant, est accoutumé à trouver beau.

Que de portraits sont des merveilles, vilains portraits de vieilles gens, portraits de bourgeois communs, comiques, qui feraient rire si on ne regardait que (expression humaine de la figure représentée, et qui éveillent en nous une admiration émue parce qu’ils sont l’expression complète et mystérieuse d’un art, et non l’expression d’une tête !

Le sujet en effet n’a, en peinture, d’autre valeur que celle-ci : l’artiste, soit qu’il représente une chose qu’on est convenu de trouver belle, soit qu’il représente une chose qu’on est convenu de trouver laide, doit seulement découvrir et dégager le sens profond et toute la valeur de son sujet, de telle sorte qu’il produise une œuvre d’art, soit avec cette beauté, soit avec cette laideur. Il doit nous émouvoir par son œuvre même et non par l’anecdote que son œuvre représente. Car il ne faut pas confondre la sensation simple et directe qu’un objet ou qu’un fait produit sur nos sens et sur notre âme avec la sensation complexe que nous donne un art représentant et interprétant cet objet ou ce fait. La chose la plus affreuse et la plus répugnante peut devenir admirable sous le pinceau ou sous la plume d’un grand artiste.

Or le public et beaucoup de critiques, hommes de lettres, ont imposé aux peintres une peinture littéraire, antique ou moderne, tirée de l’histoire ancienne, des mémoires tragiques ou galants de jadis ou de la Gazette des tribunaux d’aujourd’hui, qui est aussi dangereuse pour cet art que le roman-feuilleton cher aux concierges pour les écrivains observateurs et stylistes.

Car la foule, ignorante de cette subtile et singulière sensation de joie artiste communiquée par le regard au cerveau, voit et ressent naïvement, en sauvage qui vient se distraire et pour qui un musée ou une exposition n’est pas autre chose que du roman et de l’histoire dessinés et mis en couleur.

Il se trouve cependant dans le public des hommes que la nature a doués pour être d’excellents juges, et ceux-là finissent sans doute par imposer leur avis ; mais ils sont rares, perdus dans le nombre, et leur voix n’est entendue que plus tard, beaucoup plus tard !

Alors, qui donc est compétent, qui donc a le droit d’exprimer son opinion ? Les peintres ?

Pas davantage, et voici pourquoi :

Leur extrême éducation spéciale les arme d’une partialité redoutable pour tout confrère qui, doué d’un tempérament autre que le leur, suit une tendance différente.

Prenons des exemples. M. Puvis de Chavannes cherche à évoquer, à fixer vaguement les rêves qui passent devant ses yeux, devant ses yeux de peintre-poète.

Comment admettre qu’il puisse, étant donné ses œuvres, comprendre et apprécier la peinture microscopique de M. Meissonier ?

M. Gustave Moreau cherche aussi à fixer des rêves, mais avec une précision méticuleuse.

Peut-on croire qu’il était admiré et compris de Courbet, robuste et brutal coloriste ?

Les hommes de l’École des Beaux-Arts, les corrects saturés de traditions, ne haussent-ils pas les épaules avec un dédain magistral devant les Manet, les Monet, devant tous ceux que les attitudes conventionnelles irritent et qui, méprisant le dessin savant et le tableau composé suivant les règles établies, poursuivent les insaisissables harmonies des tons, la vérité inaperçue jusqu’ici par leurs devanciers. Car si la nature n’a point changé, le regard humain s’est modifié et reconnaît des couleurs impossibles même à exprimer par des mots.

Il suffit pour s’en convaincre de regarder les étoffes nouvelles. Qui donc pourra indiquer leurs nuances avec des paroles ? Voyez les roses et les rouges de Chine, toute la gamme des lilas rouges, des lilas roses, des lilas orangés, et les verts si différents, si délicieux, si nouveaux, innombrables, innommables, que notre œil aujourd’hui distingue sans que notre bouche sache encore les définir.

Est-ce que les réalistes, malgré leur génie puissant, admettront la grâce de Watteau ?

Est-ce qu’on n’entend pas chaque jour des maîtres de la peinture moderne parler avec mépris de quelques maîtres de la peinture ancienne ? Est-ce que Ingres admettait Delacroix ? Est-ce que tous les contemporains de ce dernier ne l’ont pas conspué et méprisé malgré leur savoir spécial ? N’en ont-ils pas fait autant pour Corot, pour Millet et pour bien d’autres ? N’entendons-nous pas chaque jour des artistes de grand mérite contester avec une passion ardente et convaincue, avec l’autorité que donnent le savoir et le succès, d’autres artistes non moins célèbres, non moins autorisés à proclamer leur dédain pour ceux dont le tempérament est différent ? Et toutes ces opinions cependant sont logiquement défendues et raisonnées par des hommes instruits et compétents, motivées en vertu de principes inflexibles, mais divers, et affirmées irréfutables par les uns comme par les autres.

Alors, dira-t-on, si personne ne peut juger la peinture, qu’allez-vous faire au Salon ?

Eh bien, nous irons, en bons naïfs, en bons bourgeois, contempler des images, et rien que des images. Nous nous promènerons de salle en salle, au milieu du public, regardant nos voisins autant que les murailles, écoutant ce qu’on dit et vous le racontant. Nous vous rapporterons des réflexions, peut-être des anecdotes, mais nous ne vous parlerons guère de couleurs ni de dessin, en vertu de ce dicton : « Des goûts et des couleurs on ne discute point. »

Nous laisserons les artistes se chamailler sur le faire et le savoir-faire, sur les tendances et les procédés, sur le jour de plein air et le jour d’atelier, sur les conventions de la perspective et des ombres, sur les modifications que les voisinages font subir aux valeurs, etc., etc.

Nous regarderons les images, et aussi les imagiers ; c’est-à-dire que nous nous amuserons à chercher, chez les peintres, les raisons qui les ont fait choisir leurs sujets. Nous ferons un petit voyage d’exploration et d’agrément dans leurs esprits et dans leurs intentions, dans leurs idées, dans leur sentimentalité, dans leurs combinaisons pour émouvoir les braves gens, les simples gens, comme nous. Ah ! Nous en verrons des Orientales sur des divans, comme les sultans n’en ont jamais vu, des guerriers gaulois ou francs avec des moustaches couleur de ficelle, des yeux terribles, des airs nobles et redoutables ; nous verrons des scènes effroyables ou touchantes, des gestes pleins d’expression et d’intentions si évidentes que les petits enfants s’arrêtent pour dire :

— Tiens ! Papa, un homme en colère !

Ou bien :

— Oh ! Maman, voilà une dame bien malade !

Nous découvrirons enfin toute la littérature, bonne ou mauvaise, que les peintres opprimés par le public et par les critiques sont contraints de mettre dans leur art.

Oh, si vous saviez comme c’est parfois abominable, à voir toute cette peinture à esprit et à sentiments, cette peinture à émotions tendres, dramatiques ou patriotiques, cette peinture larme à l’œil et romanesque, cette peinture anecdotique, historique, faits divers, judiciaire, familiale ou polissonne, cette peinture qui raconte, qui déclame, qui enseigne, qui moralise ou qui pervertit !

II

Plaignons les peintres !

Quand on pénètre dans le Salon, on éprouve d’abord au fond des yeux une vive douleur, un coup de couleur crue et de jour brutal, qui se transforme bientôt en migraine. Et on s’en va de salle en salle, effaré, aveuglé par le flamboiement des tons furieux, par l’incendie des cadres d’or, par la clarté crue, blanche et féroce qui tombe du plafond de verre.

Ne devrait-on pas vendre des lunettes fumées en même temps que les catalogues pour cette visite redoutable comme on en vend dans les rues les jours d’éclipse ?

J’estime même qu’un oculiste distingué devrait se tenir au buffet, à la disposition du public, comme M. Dufoussat, l’honorable avoué des peintres.

La peinture est un art délicat, tout de nuances, et a besoin d’être vue sous un jour spécial, préparé pour elle, habilement ménagé. Ajoutons que chaque tableau a été conçu et exécuté dans des conditions différentes de lumière qu’on devrait reproduire, autant que possible, avant de le montrer au public ; que la mise en scène au Salon serait aussi utile qu’au théâtre, pour faire valoir ces œuvres décoratives qu’on vous étale pêle-mêle, côte à côte, comme les marchandises d’un entrepôt, sous une lumière aussi violente que désagréable, qui éclaire affreusement en décolorant tout par sa crudité.

Ajoutons que les voisinages inattendus des toiles produisent fatalement d’atroces cacophonies de tons, des combats de rouges, des rencontres de bleus, des mêlées innommables de couleurs exaspérées de se rencontrer. Les œuvres fines et discrètes s’effacent sous l’éclat aveuglant des œuvres colorées, qui semblent criardes à côté des autres.

Mais, comme on s’accoutume à tout, on se fait bientôt à ce supplice. Et on va, on va à travers les salles, en se demandant de quelle façon on pourra parler au public, avec un peu d’ordre, de cette foule affolante de tableaux.

Alors un souvenir vous vient.

Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, connaisseur raffiné autant qu’habile sous-ministre, qui a eu dans sa vie deux grandes idées.

Il fut l’inventeur (b. s. g. d. g.) des groupes sympathiques et l’ingénieur du niveau de l’art.

Nous allons pour la première fois, croyons-nous, expérimenter pratiquement ses conceptions, faire l’essai loyal de ses découvertes.

Il s’agit donc de classer les peintres par groupes sympathiques après les avoir d’abord divisés en deux grands courants : un courant ascendant, un courant descendant, celui-ci faisant baisser, celui-là faisant monter le niveau sacré de l’art. Les peintres militaires sont le courant qui fait monter, et les peintres de femmes nues le courant qui fait baisser !

Cette grande idée n’est-elle pas simple comme l’œuf de Christophe Colomb ? Et cependant elle n’a pu naître dans l’esprit d’un homme qu’à la fin du XIX siècle.

Dans les salles où dominent les batailles, le niveau de l’art est haut ; dans les salles où dominent les Orientales sur des coussins et les baigneuses sur l’herbe verte, le niveau de l’art est bas.

Un embarras se présente encore. Tous les peintres n’ayant pas eu l’inspiration de produire des militaires ou des dames dévêtues, nous nous trouvons contraints d’avoir recours à un sous-classement. Nous diviserons donc de nouveau, suivant l’ancienne méthode, en grande peinture et petite peinture.

L’application de ce vieux système ne va point non plus sans difficulté, les mots grande et petite pouvant s’appliquer soit aux idées, soit aux dimensions des toiles. Si on les applique aux idées, nous retombons dans le gâchis, Teniers et bien d’autres devant être alors classés parmi les petits peintres, étant donné la vulgarité triviale de leurs sujets.

— Et pourtant on les proclame des maîtres !

Bornons-nous donc à dénommer grande peinture celle qui emplit les grands cadres ; et petite peinture, celle contenue dans les petits cadres.

Les groupes sympathiques deviennent ensuite faciles à définir.

1er groupe — Antiquaires religieux. Les peintres qui continuent à illustrer la mythologie, l’Ancien et le Nouveau Testament, et en général toutes les fables établies sur les divinités.

2e groupe — Antiquaires historiques. Ceux qui illustrent l’histoire ancienne grecque, romaine, égyptienne, etc., etc., l’Antiquité et le Moyen Age, et, en général, toutes les fables historiques racontées par les écrivains.

3e groupe — Modernistes champêtres et fantaisistes.

4e groupe— Classiques fantaisistes et champêtres.

5e groupe — Peintres de harengs, fleurs, légumes et casseroles (natures mortes).

6e groupe — Peintres de faits divers. Accidents de voiture, chiens écrasés, naufrages, événements parisiens, mariages et morts célèbres, fêtes de toute nature, Chambre des députés, guérison de la rage, actes de dévouement, dangers de l’ivresse et de la morphine, scènes de la vie populaire, chevaux emportés, chronique du feu, du duel, de l’amour, au voleur, etc., etc.

7e groupe — Marines. Marines de guerre, de plaisance, de pêche, de commerce, canotage.

8e groupe — Paysagistes : bois, vallons, rivières, bosquets, plages, plaines, landes, etc.

N.B. — Tous ces pays sont déserts, aucun homme n’étant admis, sous peine de mutilation et de déformation, à traverser les contrées chères aux paysagistes.

9e groupe — Animaliers : vaches, chevaux, porcs, lapins, moutons, dindons, chèvres, fourmis, éléphants, oiseaux divers.

N.B. — Pour tous renseignements, s’adresser aux gardiens du Jardin des Plantes.

10e groupe — Portraits (ressemblance garantie).

11e groupe — Fumistes et déments.

Et nous commençons.


1er et 2e groupes — Grande peinture. Antiquaires religieux et historiques. A tout seigneur tout honneur. Saluons M. Puvis de Chavannes qu’on devrait nommer, me semble-t-il, en raison de la place qu’il occupe, M. Puvis de Pavannes. Quatre peintres comme lui et nous voici débarrassés de trois mille cinq cents autres d’un seul coup. C’est là du grand art à encourager. Sa belle toile, j’allais écrire sa belle fresque, l’Inspiration chrétienne, nous montre un peintre religieux de jadis, rêvant devant son œuvre.

Quand on demande aux confrères du grand artiste : « Est-ce remarquable d’exécution ? » ils répondent : « Heu ! Heu ! Pas trop. Mais quelle poésie ! »

C’est en effet, de la poésie sans rimes, de la poésie peinte, que nous offre, en des proportions considérables, ce maître inspiré. Le mot vision qu’il a appliqué, d’ailleurs, à son autre toile : Vision antique, semble fait pour caractériser ces grandes œuvres larges, sereines et superbes, calmantes et captivantes comme de doux crépuscules en des pays rêvés.

En face de ce remarquable et noble artiste, M. Benjamin Constant nous présente un Justinien qui semble fort attristé du départ de Sarah Bernhardt pour l’Amérique. Que fait-il au milieu de ses ministres et conseillers, vêtus avec un luxe qu’on ne rencontre plus aujourd’hui, dans les cours les plus opulentes ?

Cette grande et belle toile, tout en or et en pierres précieuses, est bien faite pour exciter les convoitises du pauvre monde et soulever les passions basses, les désirs de pillage et de vol. On la devrait couvrir d’un voile les jours d’entrée gratuite et de flot populaire.

On raconte que M. le Président de la République s’est arrêté longtemps devant cette œuvre, et a demandé à l’artiste, avec un malin sourire, s’il n’avait pas eu l’intention de représenter M. Odilon Barrot, dans la figure d’un vieillard peu vêtu et vu de dos.

M. Benjamin Constant a protesté avec énergie, affirmant que, s’il y avait ressemblance, elle était bien imprévue et nullement intentionnelle.

Sur le panneau voisin, Liphart attire et séduit l’œil par sa poétique étoile du berger.

Nous passons, cherchant au hasard des salles les toiles les plus grandes.

Voici, de M. Luna-Juan, un Spoliarium très coloré où agonisent des hommes bizarres, faits pour rendre fous d’étonnement ceux qui s’arrêtent devant ce tableau. Qu’est-ce que cela ? Le catalogue heureusement nous explique que ce sujet est tiré des œuvres de Ch. Dezobry (Rome au Siècle d’Auguste). Merci, mon Dieu ! Il nous apprend aussi que cette conception sauvage appartient à la députation provinciale de Barcelone. Ah ! Tant mieux !

Le Vitellius de M. Vimont se rattache au même ordre de recherches historiques : Plutarque en a fourni le thème. Mais un des plus remarquables de ces peintres évocateurs de l’Histoire tragique est assurément M. Rochegrosse, qui fait passer devant nos yeux, d’une façon terrible et saisissante, la folie du roi Nabuchodonosor.

III

Depuis que j’ai eu l’imprudence d’écrire deux articles sur le Salon, on ne m’aborde plus que par ces mots :

— Vous voulez donc vous faire une galerie ?

J’ai beau protester, attester ma candeur, mon innocence et ma loyauté, on sourit d’un air malin.

Fort contristé par ce soupçon, je ne sais plus vraiment par quel argument le combattre et je me vois forcé de déclarer publiquement que je n’ai reçu et que je ne recevrai aucun don des peintres exposants, de quelque nature que ce soit. Je dois ajouter que mon désintéressement en cette question n’est pas aussi irraisonné qu’on le pourrait supposer, car je sais les peintres gens malins, gens pratiques, gens de commerce, incapables de nous offrir, en échange de la gloire que nous leur distribuons, autre chose que des études d’une vente difficile et problématique. Quand nous donnons, nous autres, à titre amical et gracieux, quelque article ou quelque conte pour un journal qui se fonde, à la requête pressante d’un camarade, soyez sûr que ce conte ou que cet article ne vaut guère plus que le papier blanc ; ainsi des toiles non payées, car le talent est marchandise.

Pauvres critiques incorruptibles ! A quel supplice on les expose ! Comme le témoin qui va déposer, j’avais juré, en commençant ce Salon, de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

Et je commençais à l’écrire, cette vérité, quand on m’apporta le courrier du matin, quarante ou cinquante lettres environ. La première disait :


« Mon cher ami, je te prie de parler aimablement dans ton compte rendu du Salon, du si beau portrait de X… Tu obligeras ton vieux camarade qui compte absolument sur toi. »

№ 2

« Cher monsieur, un de mes amis expose cette année une toile fort remarquable, et j’ai espéré que nos bonnes relations, etc. »

Signé d’une femme chez qui je dîne souvent.


№ 3

« Mon vieux, sois gentil pour X… qui expose une chose excellente. Je compte sur toi et je me suis engagé en ton nom. »

№ 4

« Monsieur, une femme qui a eu le plaisir de dîner avec vous et surtout de causer avec vous dernièrement, se permet de vous recommander etc., etc. » (La femme est jolie, fort jolie.)

№ 5

« Mon cher gros, tu parleras de Z…, n’est-ce pas ? Ça me fera bien plaisir et tu n’obligeras pas une ingrate… »

№ 6

« Mon cher et illustre confrère, j’ai lu votre beau Salon et je me permets de vous recommander mon ami Z… » (On rougit, mais comment résister à cela ?)

J’en ai reçu de sénateurs, de députés, d’académiciens, de mon bottier (recommandation excellente), de mon coiffeur qui me glissa deux noms sur une carte de sa maison recommandant aussi sa brillantine, de ma blanchisseuse, par l’intermédiaire de mon valet de chambre. (Elle blanchit un paysagiste pauvre qui demeure sur le même palier qu’elle.) J’en ai reçu de femmes influentes à qui on ne peut rien refuser ; j’en ai reçu de femmes charmantes de qui on peut tout espérer ; j’en ai reçu de femmes à qui on n’a plus le droit de dire « non » et j’en ai reçu des peintres en personne, qui ont pensé, en gens prudents, qu’on n’était bien chauffé que par soi-même.

Et sous ce déluge, sous cette inondation de compliments et de prières, je me suis senti fondre comme un bloc de glace sous une pluie chaude.

Ceux-là seuls que leur propre talent recommande suffisamment ne m’ont point écrit ou fait écrire.

Ma conscience cependant luttait encore ; elle lutta quatre jours, cherchant des expédients pour combattre ma faiblesse.

J’allai consulter des confrères. Les uns me dirent : « Soyez aimable » ; les autres : « Soyez sévère », sur le même ton d’indifférence. Leur table de travail était couverte de lettres. Je reconnus des écritures.

Je pensai aller trouver un ecclésiastique pour lui soumettre le cas. Je m’adressai ensuite à un membre du jury et je lui dis : « Comment faites-vous pour refuser un tableau recommandé ? » Il murmura : « Je dégage ma responsabilité en accusant les autres dans une lettre flatteuse. »

Je ne pouvais employer ce moyen. Alors je me décidai à prévenir le public lui-même de ma situation, et à faire suivre des lettre T.R. (très recommandé) les noms de ceux appuyés par des femmes séduisantes, par la lettre R ceux recommandés par des amis, des académiciens, des sénateurs, députés ou fournisseurs utiles, par un petit r ceux qui s’étaient recommandés eux-mêmes, par N.R. les huit ou dix dont on ne m’avait rien dit.

Je songeai encore à ne désigner que par les numéros des toiles ceux qui n’auraient pas essayé de me faire corrompre. C’était trop dur pour le mérite modeste de ces artistes.

Mais je m’aperçus qu’il y aurait bientôt plus de noms sur mon calepin que je n’en trouvais sur le catalogue. On me faisait même protéger les refusés !

Alors, je cédai, emporté par le flot des lettres. Ma conscience sapée par des espérances inavouables, troublée par des sourires, affaiblie par la lutte, séduite par des souvenirs de bons dîners, s’écroula. Je demande pardon à mes confrères inaccessibles aux sollicitations, aux prières, aux flatteries ! Qu’ils me jettent la première pierre ! Je suis un critique perdu, un critique corrompu, le seul critique corrompu ; oui, le seul, le seul ! Tous les autres sont demeurés intègres ! Pardon ! Pardon !

Donc nous allons maintenant parler des peintres recommandés, avec une certaine sévérité, pour ne pas trop les désigner au public.

Nous y mêlerons par moitié environ les peintres non recommandés, sans aucune désignation spéciale. Nous garantissons d’ailleurs le talent des uns et des autres car nous ne voudrions, sous aucun prétexte, tromper nos bienveillants lecteurs.


1er et 2e groupes (suite) — Grande peinture. — Du maître qui s’appelle Humbert, deux grandes compositions très remarquables qui pourraient porter pour titre celui de Musset : Il faut que les portes soient ouvertes ou fermées. Elles sont fermées, malheureusement. De Chartran, un délicieux mariage dans les nuages.

De Lagarde, un beau panneau décoratif. Un autre de M. Baudouin.

M. Casanova y Estorach nous montre un repas de cors. (Demandez le coricide Estorach, celui dont se servit le roi Ferdinand III pour débarrasser, sans douleur, vingt-quatre pieds de leurs durillons, oignons, œils-de-perdrix, etc.)

M. Ferry (Jules) rêva longtemps, le jour du vernissage, devant La Prise de Sontay, au Tonkin, par M. Castellani, comme on rêve devant un tombeau.


3e groupe— Modernistes, fantaisistes et champêtres.

Commençons par les nudités. Salut à la Femme masquée de Gervex. Rien de plus délicieux pour l’œil que cette toile. Est-ce un modèle qui a posé cette charmante et troublante coquette ? Est-ce une amie du peintre ? That is the question. Que fait-elle ? Qu’attend-elle ? Sort-elle ou rentre-t-elle ? Quel joli mystère dans ce tableau qu’une jeune femme, l’autre jour, appelait, je ne sais pourquoi : « Entre chat et loup » !

De Roll, un dos nu de femme dans la verdure. On a envie de crier : « Psitt ! » pour faire retourner cette belle personne, si puissamment peinte qu’elle semble vivante.

Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir où M. Henner a rencontré la baigneuse, le bois et l’étang qu’il nous rapporte tous les ans, comme pour nous dire : « Hein ! Vous n’en avez jamais vu comme ça ! »

Non, Monsieur Henner, jamais, jamais, jamais, jamais ! Et pourtant nous en avons vu, mais pas comme ça.

Sous ce titre : En Arcadie, M. Harrison fait danser sous des saules, sur une herbe tendre trempée de lumière, des femmes nues et grasses, en plein soleil. Ah ! Celles-là, par exemple, on les voudrait voir ! Pourquoi placer en l’air cet exquis tableau, comme il en est peu dans le Salon !

Et toujours dans l’herbe, deux autres femmes aussi mies encore que ravissantes, sur deux toiles de MM. Raphaël Collin et Lahaye. Où diable M. Henner a-t-il donc vu la sienne ? Toutes celles-là, qui sont fort bien, ne lui ressemblent pas, mais pas du tout.

Tiens ! Quelle drôle d’île ! Trois belles filles, sans un voile, sans même une feuille, debout sur la rive, lèvent les bras et appellent un navire qui passe : « Hé ! Hé ! Joli navire, arrivez donc ! » Pas un agent des mœurs à l’horizon ; et elles s’en donnent, les gaillardes : « Arrivez donc, joli navire ! »

Et il arrive ! Il arrive !

M. Berthault nomme des sirènes ces trois effrontées qui ont rendu rouge comme un coq le digne magistrat du cadre voisin, peint par M. Ferry (Georges) et qui assiste, en grande tenue de la Cour de cassation, à cette scène impudique et révoltante. On n’aurait pas dû laisser un magistrat dans le voisinage de ces écumeuses de mer !

IV

3e et 4e groupes sympathiques — Classiques et modernistes. — Champêtres et fantaisistes (suite).

Chaque fois que je retourne au Salon, un étonnement me saisit devant les paysanneries. Et ils sont innombrables aujourd’hui, les paysans. Ils ont remplacé les Vénus et les Amours que, seul, M. Bouguereau continue à préparer avec de la crème rose.

Ils bêchent, ils sèment, ils labourent, ils hersent, ils fauchent, ils regardent même passer des ballons, les jolis paysans peints. Et je me disais devant chacun d’eux : « Où diable ai-je vu ce gaillard-là ? Mais je le connais, je ne connais même que lui, je l’ai rencontré cent fois ! » Et j’allais de salle en salle, examinant avec souci, avec une inquiétude grandissante, tous ces travailleurs de la terre. Je les considérais, troublé comme on l’est devant les masques, devant les déguisements de bal d’Opéra, trompé par les blouses et par les bêches.

Et voilà que, tout à coup, je les ai reconnus l’autre jour. Ah ! Mes farceurs, je vous tiens ! Vous êtes les guerriers grecs et les guerriers romains que les papas de vos peintres peignaient pour nos papas à nous. Oh ! vieux malins, vieux ficeleurs, vieux retapeurs d’antiques, vous avez enterré vos casques, vos boucliers et vos glaives, vous avez mis des bonnets de coton et des sabots pour me tromper ; mais j’ai reconnu vos bonnes têtes de modèles soignées, brossées et rasées, mes gueux ! Vous cachez dans vos vieilles culottes à pièces la jambe qui se tendait pour lancer le javelot. Et dans quatre ans vous reviendrez sous des accoutrements d’ouvriers, mes camarades ! Car nous allons à l’ouvrier maintenant ; nous allons au forgeron, au mineur, au travailleur des grandes usines. Dans quatre ans, nous ne verrons pas plus de paysans qu’il n’y a, aujourd’hui, de guerriers grecs ; mais nous aurons les grandes industries : fonderie — métallurgie — verrerie toiles et prélarts — corderie, etc., etc. Et voilà ce qu’on nomme l’art moderne, le progrès, la marche en avant des vieux-jeunes modèles et d’un magasin de costumes !

Adieu le paysan ! vive l’ouvrier !


Une — deux — trois !

Dans la note vraiment moderne et nouvelle, quelques toiles se distinguent tout à fait :

La Salle des Filles au Dépôt, de Jean Béraud, le plus charmant des fantaisistes ;

Avant la Fête, de M. Kuehl ;

Une vieille qui file, de M. Gray ;

Un Réfectoire de Femmes, de M. Hubert ;

Une Paysanne rêvant, de M. Perret ;

Le Barbier de Village, de M. Brispot ;

Une Rue à Pont-de-l’Arche, de M. Baillet ;

Une grande et belle composition de M. Halkett, intitulée : Dans la Sapinière, et qui devrait plutôt être baptisée : Dans les Flûtes ;

Les bizarres et séduisantes fantaisies de M. Ary Renan ;

Le Vercingétorix de M. Motte, d’un grand effet ; et, parmi les classiques célèbres, citons M. Boulanger qui nous apporte deux belles œuvres.


5e groupe sympathique — Peintres de harengs, fleurs, légumes, casseroles. MM. Rousseau (Philippe) et Vollon font preuve, depuis des temps qui seront bientôt préhistoriques, d’une obstination inébranlable, d’un talent hors ligne d’ailleurs et d’une imagination inépuisable dans la découverte des ustensiles de ménage.

Voici, sauf quelques erreurs, les dates et les sujets de leurs principales expositions :

1789 (année de la Révolution française) — Rousseau (Philippe) — Un fromage.

1789 — Vollon — Un chaudron.

1815 — Vollon — Deux fromages.

1815 — Rousseau (Philippe) — Deux chaudrons.

1830 — Rousseau (Philippe) — Œufs sur le plat.

1830 — Vollon — Poteries et Fromages.

1840 — Vollon — Le Plat aux neufs.

1840 — Rousseau (Philippe) — Le Pot au lait.

1865 — Vollon — Harengs et Poteries.

1865 — Rousseau (Philippe) — La Bassine aux confitures.

1869 — Rousseau (Philippe) — Fromages et Fraises.

1869 — Vollon — Le Saladier de fraises.

1875 — Rousseau (Philippe) — Bocal de prunes.

1875 — Vollon — Poissons et Primeurs.

1878 — Rousseau (Philippe) — La Bassinoire.

1878 — Vollon — La Bassinoire.

Et enfin, pour changer, M. Vollon nous donne, en 1886, des poteries ;

Et M. Rousseau (Philippe) des fromages et le bocal d’abricots.

(Bis repetita placent.)

Avec un talent tout à fait remarquable, un nouveau venu s’engage dans cette peinture de comestibles. Les deux toiles de M. Zakarian sont (si j’ose m’exprimer pour une fois en argot de critique d’art) des pages de cuisine de premier ordre. De même, les fort belles fleurs de M. Schuller, intitulées Automne, sont aussi des pages, ou plutôt des feuilles d’automne de grand mérite.


6e groupe sympathique — Peintres de faits divers.

Commençons par les illustres. M. Gérôme nous montre les obélisques du désert atteints de la rougeole, et le sphinx contemplant Napoléon. Cette dernière composition porte comme sous-titres : « Maximus et Minimus » et « le plus grand des deux n’est pas celui qu’on pense ».

M. Vibert, touché des faveurs de l’Amérique, les reconnaît en exposant un homard à l’américaine, d’un esprit très espagnol.

M. Moyse nous émeut par une peinture intitulée Les Verges et qui représente, nous a-t-il semblé, un frère ignorantin fessant un petit garçon (nous aurons sans doute la seconde partie l’an prochain). Ce tableau doit être acheté par le Ministère de l’instruction publique, qui se propose de l’offrir au Conseil municipal.

Dans la salle où triomphe M. Protais avec un admirable champ de bataille où tous les morts dorment sous la lune, on a réuni, sous l’influence sans doute de ce maure tableau, tant d’expirants et d’expirés, qu’on le pourrait dénommer la Morgue.

Ailleurs, M. Luigi Loir a peint un « Cherchez le train » d’une vérité et d’un talent délicieux. Le train passe sous une place de Paris, couverte de monde et de voitures. Seule la fumée répandue sur la foule, légère et ondulante comme un nuage, panache blanc et transparent qui flotte, révèle l’invisible convoi.

De M. Gueldry, un remarquable, très remarquable atelier de Décapage des métaux.

Deux charmantes compositions de M. Pierre Mousset : Le Nid et le Repos.

M. Deschamps nous raconte avec son pinceau l’histoire d’une pauvre folle qui tient dans ses bras un petit lapin coiffé d’un bonnet d’enfant, touchante image de la perfidie masculine, des odieux procédés dont les hommes ont usé envers cette jeune fille.

Ne devrait-on pas intituler cela : le Dernier Lapin, comme Neuville avait intitulé son célèbre tableau : La Dernière Cartouche ?

M. Marec expose une querelle de ménage dans le peuple, vraie scène de l’Assommoir, d’un effet saisissant et d’une beauté incontestable.

De M. Marius Michel, deux charmantes toiles très modernes.

M. Moreau de Tours, sous ce titre : La Morphine, nous donne sans doute la première illustration moralisatrice destinée au savant ouvrage des docteurs Bourneville et Bricos, d’où est tiré son sujet.

M. Jadin nous montre, avec son talent habituel, des Braconniers dérangés par une ronde de nuit.


7e groupe — Marines.

Marines de guerre.

M. Couturier, dans une toile d’une propreté admirable, enseigne aux foules comment sont nettoyés, brossés et lavés les bâtiments de l’État.

Saluons la galère royale de M. Delort.

Marines de pêche.

Un délicieux tableau de M. Maurice Courant, un départ pour la pêche sous un ciel clair. Jusqu’à l’horizon s’en vont les barques, penchant un peu leurs voiles, pareilles à un vol d’oiseaux.

M. Kroyer nous montre aussi, avec un talent puissant et neuf, un Départ pour la Pêche au clair de lune.

De M. Petitjean : l’Estacade d’Ostende, marine de commerce.

Une fort belle toile de M. Flameng : Sur la Tamise.

Une autre Tamise, de M. Vail.


8e groupe — Paysagistes.

Le sujet représente une plaine, une vallée, une chaumière, une plage, des arbres, des récoltes.

Saluons les maîtres incontestés : d’abord Harpignies ; Guillemet, avec un fort beau Hameau de Landemer ; Heilbuth, avec Villégiatures et Bords de la Seine ; Damoye, avec un Soleil couchant dans les Marais du Nord et la Mer à Quiberon.

Parmi ceux qui arrivent au premier rang : L. Le Poittevin, avec un vallon plein de fougères rousses, d’une rare puissance ; R. Billotte, avec un effet de soir sur un hameau, d’un charme exquis et pénétrant ; M. Nozal, dont le nom est fait ; M. Berthon, un des plus sincères et des plus parfaits.

M. Olive expose deux paysages-marines, d’une originalité bien personnelle et bien remarquable. M. Charnay évoque, dans une toile charmante, toute la grâce de l’automne encore fleuri. Cela s’appelle : la Terrasse aux Chrysanthèmes du Château de Gasthellier.

Les paysans agenouillés, de M. Marion, annoncent un peintre de grand tempérament ; Le Reposoir, de M. Minet, est d’une vérité et d’une fraîcheur remarquables. Quelle jolie mare, celle de M. Tanzi ! Une petite charrue abandonnée est peinte avec grand talent par M. Wistin.

Charmants, les Pêcheurs de rivière de M. Yon et les deux paysages de M. Tauzin.


Ouf ! Que de compliments ! Et pourtant ils sont sincères, tout à fait sincères !

Nous parlerons un autre jour des animaliers et des portraitistes, unissant ces deux groupes ensemble, car peintres de bêtes et peintres d’hommes peuvent fort bien marcher de pair par la nature de leurs sujets : et celui-là sera certainement le plus sympathique de tous les groupes.

V

Réparons deux oublis en mentionnant un charmant tableau de Mme Marguerite Ruffo, La Veuve, et un joli paysage de M. Datasse ; et, avant de passer aux portraits, citons deux très remarquables tableaux de peinture militaire.

La Ligne de Feu, de M. Jeanniot. En plein soleil, dans un air blanchi par la lumière crue et la poudre, les hommes tirent. Il en reste peu, presque tous sont morts. Au premier plan, un soldat abattu sur la face tient à deux mains, d’un geste terrible et vrai, sa tête où vient d’entrer une balle. Le clairon, hagard et tombé, ne sonne plus. Seuls quelques hommes continuent à se battre.

De M. Médard, une Armée en retraite, qui s’en va comme un troupeau, abattue, pressée, lasse, accablée.

Je n’ai cité, à dessein, que ces deux œuvres qui sont fort belles, la peinture militaire étant presque toujours de la peinture officielle. J’ai parlé ailleurs de l’œuvre magistrale de M. Protais.

Je passerai donc devant toutes les manifestations patriotiques en couleur, chères aux protecteurs de la peinture à l’huile, pour m’arrêter cependant devant une toile où j’ai cru démêler des symboles profonds.

Dans une plaine immense, vrai champ de bataille où les brins de paille sortent de terre comme des tuyaux de pipe, deux armées se sont rencontrées, une de dindons noirs, l’autre de dindons blancs.

Et, pendant que les femelles attentives regardent, les mâles se sont attaqués et combattent, M. Schenck a nommé cela La Lutte. — Quelle lutte, Monsieur ? La lutte du noir contre le blanc ? De l’ignorance contre la science ? Des ténèbres contre la lumière ? Des barbares contre les civilisés ? De l’Allemagne contre la France ? Du Nord contre le Midi ? Du mal contre le bien ? N’est-ce pas, oui, n’est-ce pas que je vous ai compris ? Les dindons noirs sont la barbarie et les dindons blancs la civilisation ?


C’est à cette peinture allégorique et simple que le ministre, s’il était seul juge, donnerait assurément la médaille d’honneur.


9e et 10e groupes. Animaliers et portraitistes — Bêtes et hommes.


Toutes les grandes qualités de M. Bonnat se trouvent réunies dans le superbe portrait de M. Pasteur qu’il expose cette année. Un autre portrait de M. Pasteur par M. Edelfelt révèle chez ce jeune peintre un éminent artiste.

Un homme, qui n’est plus un débutant, M. Cabanel, semble cependant débuter avec les portraits du fondateur et de la fondatrice des Petites Sueurs des pauvres. Ce couple de religieux restera comme une des bonnes choses de ce temps-ci.

M. Barillet nous montre des vaches très remarquables ; M. Hermann (Léon), un marché aux chevaux plein de mouvement et de talent ; M. Tuxen, un excellent portrait, de femme : M. Girardin, une fort bonne tête de vieille ; M. Landelle, un poétique aveugle du désert ; M. Duez, une charmante femme tout en rouge, couchée sur un divan rouge, dans un boudoir rouge, enfin ce qu’on appelle une symphonie de rouges délicieuse.

M. Roll expose un admirable portrait de M. Damoye, et M. Gervex un petit paysage d’une saisissante vérité, où se tient debout, en plein air, en pleine lumière, en pleine atmosphère de campagne, M. Hauch, un de ses amis. On remarque encore de bonnes figures de femmes de MM. Alaux et Agache et le portrait de Mme Pasca par Mlle du Mesgnil. C’est Mme Pasca en mère de clown, comme on l’a dit, ou plutôt Mme Pasca gelée à son retour de Russie, ce qu’indiquent les mains serrées contre le corps et la quantité de fourrures dont l’a couverte maladroitement l’artiste. Elle a bien froid, car elle est bien pâle, la pauvre femme, malgré toutes ces fourrures que remplaceraient avec avantage quelques dentelles de Doucet.

Remarquons encore en première ligne deux fort beaux portraits de M. Layraud, celui d’une très jolie femme, Mlle d’Anglar, et celui de notre confrère bien connu M. Alexandre Hepp ; puis deux études charmantes de M. Lafranchise, La Mer gracieuse et La Fille du Phare ; l’excellent portrait de M. Paul Mounet, par M. Boutet de Monvel ; un ravissant portrait de femme par Mlle Julia Marest ; d’une autre jeune artiste, Mlle Paraf-Javal, un autre très bon portrait.

Ceux de M. Jacques Blanche révèlent un véritable artiste ; celui de Mlle Vegman est fort bon, et l’apparition descendue par la cheminée, si noire de suie qu’on la voit à peine, que nous montre M. Whistler, dénote un peintre bizarre, mais des plus intéressants.

Un fort bon portrait de Mlle Boucher-Ourliac, deux autres de M. Vergèses, un autre de M. Paul de Katow, une charmante femme turque de Mlle Mégret. Gardons pour la fin les deux superbes toiles d’un maître toujours admiré, M. Carolus Duran.

Note. — On dit (mais la nouvelle mérite confirmation) qu’à la suite de son exposition de cette année M. Besnard vient d’être nommé peintre attaché à l’établissement thermal de Vichy — maladies du foie, sécrétions biliaires, unisse, etc., etc.


11e groupe — Fumistes et déments. Trop nombreux pour être cités.

J’ai écrit, en commençant ces articles, que personne n’avait le droit de prétendre s’y connaître en peinture. En sculpture, au contraire, tout le monde devrait être compétent, car tout le monde a vu, en plus ou moins grand nombre, des gens nus, et peut comparer.

Mais cela n’a encore servi de rien.

L’art du sculpteur, tel qu’on le pratique depuis la plus haute antiquité, est aussi simple que celui du boulanger ; il consiste à modeler en marbre, en plâtre ou en terre un homme ou une femme, toujours le même ou la même, dans deux ou trois mouvements qui ne varient jamais.

Le sujet peut danser, se battre, pleurer, rire, se fâcher ou supplier, sans que la forme de son corps soit modifiée, car rien ne ressemble moins à un homme vivant qu’un homme sculpté. L’homme vivant a toutes les tailles, toutes les formes, toutes les proportions. Il n’en est pas deux qui se ressemblent, tandis que l’homme sculpté doit l’être dans certaines conditions, toujours pareilles, de beauté invraisemblable et convenue qui fait des sculpteurs les seuls idéalement momifiés ou pétrifiés des artistes.

Depuis longtemps les écrivains ont abandonné le héros plein de grandeur, de beauté, de noblesse, de courage et de générosité, qui sauve les jeunes filles, arrête les chevaux emportés, tue les traîtres, laisse intact, à force d’argent, l’honneur des pères à cheveux blancs, compromis par des hommes d’affaires, et épouse dans une apothéose de vertu.

Depuis longtemps les peintres, abandonnant l’école du beau muscle et des nobles attitudes dont Raphaël fut le plus éminent vulgarisateur, se sont efforcés d’exprimer toute la nature humaine et de chercher dans le sens profond des choses une beauté autre que la beauté commune, visible pour tous et écœurante pour les esprits délicats.

Mais le sculpteur continue, depuis l’éternité, à sculpter le beau torse, le beau bras et la belle jambe des statues grecques, qui ne ressemblent pas plus à l’humanité moderne qu’une étoile ne ressemble à une tomate.

Et le public passe devant tous ces marbres qui ont la même tête, les mêmes membres de la même longueur mathématique, le même geste superbe et gracieux, et il murmure, plein d’orgueil : « C’est rudement beau, un homme ! »

Mais regarde-toi donc, imbécile, regarde ta femme, ta fille, ton fils, ton père, ta mère, ta bonne, ton voisin. Y en a-t-il un de vous qui ait des jambes et des bras comme ceux-ci ? Regarde les gens dans la rue, les échassiers qui vont à longs pas, et les bedonnants qui trottinent ; va voir aux bains froids ceux qui piquent des têtes en caleçon rouge ; rappelle-toi même les belles filles que tu as pu connaître, les plus belles, les plus vantées ; est-ce qu’elles ressemblaient aux Vénus ?

Mais si on les habillait, ces Vénus, elles seraient larges comme des portefaix car leurs bras, si gracieux à l’œil dans les galeries des musées, sont plus gros, le mètre à la main, que ceux des hercules de foire !

Comment n’es-tu pas révolté, bon public niais et gobeur, par toute cette beauté ronde, par tous ces membres en boudins, par tous ces Apollons et par toutes ces déesses vulgaires.

Tiens, voici un homme, M. Mercié, qui a osé sculpter deux morts, deux morts illustres, tels qu’ils étaient ; le roi Louis-Philippe et la reine ? Qu’en dis-tu ? Ce que tu en dis ! Tu admires l’ange qui pleure derrière le couple royal, le vieil ange que tu as vu cent mille fois ! Et tu trouves qu’il fait repoussoir, comme on dit en argot d’art.

Car la sculpture comme le théâtre sont restés embourbés dans le fossé des conventions alors que la peinture et le roman s’efforcent de s’en dégager. Donc, la chose la plus intéressante parmi les marbres, intéressante par la recherche du vrai, du neuf, par la sincérité en même temps que par l’admirable exécution, est assurément l’œuvre de M. Mercié. L’envoi de M. de Saint-Marteaux, Danseuse arabe, est fort gracieux et fort ingénieusement conçu.

M. Ferrary expose un groupe charmant, Mercure et l’Amour, d’un mouvement aussi hardi que joli.

M. Falguière nous montre des femmes qui se battent et il les nomme des Bacchantes, uniquement parce qu’elles sont nues. Cela m’étonne ! C’est vraiment un procédé commode de modeler un fort de la Halle et de le baptiser « Hercule », de faire une Diane avec la petite au concierge d’en face, et d’emplir Paris de divinités à dix francs la séance.

Pourquoi donc M. Falguière n’a-t-il pas simplement inscrit au catalogue : « Drôlesses nature qui se crêpent le chignon ? » On raconte (mais est-ce vrai ?) que l’artiste avait un peu de ce dessein et même qu’un petit lapin figurait dans le groupe. Devant la pudeur indignée des vieilles barbes du jury, le lapin dont on prétend encore distinguer deux pattes serait devenu une simple pomme de pin.

Signalons une Diane surprise fort jolie, d’une exécution savante et délicate de Mlle Anne Manuela et un beau buste de la même artiste.

Deux groupes fort intéressants de Mlle M. Thomas : la Chèvre Amalthée et Au chenil.

Une figure nue : Jeune Fille, et aussi un buste de M. Faraill.

Un beau groupe tragique : Virginie, de Mme Bloch.

Les ravissants médaillons de Mme Paule Parent-Desbarres.

Un beau buste de M. Karl Ivel.

Une tête de paysanne en bronze de M. Lafont.

Beaucoup de bustes d’ailleurs sont des œuvres remarquables. Leur énumération serait longue, agréable seulement aux artistes et aux propriétaires des têtes exposées, mais fatigante pour le public. Supprimons-la, et concluons.


Donc, pour conclure, car il faut toujours tirer la morale des choses, s’il se rencontrait jamais un ministre des beaux-arts intelligent, il déciderait ceci :

— Il n’y a plus de ministre ni de directeur des beaux-arts.

— Les beaux-arts cessent d’être protégés par l’État.

— Le Salon annuel est supprimé.

Ce ministre ne se rencontrera pas.

Le Salon annuel est, en effet, la conséquence directe de la peinture protégée à la façon de l’agriculture et de la prostitution.

Or, quand le protecteur se trouve totalement inférieur au protégé, moins compétent et moins instruit, cette situation anormale peut amener de graves inconvénients.

Mais l’incompétence absolue des ministres et directeurs des beaux-arts étant devenue trop éclatante, on a créé parallèlement une Société des artistes chargée d’organiser le Salon, ce qui équivalait à remplacer des sourds-muets par les ouvriers de la tour de Babel.

Le principe du Salon n’était pas atteint.

Mais le Salon produit les résultats suivants :


1° Mépris de la peinture par la foule qui confond ce concours avec ceux des volailles grasses, des primeurs, des beurres et des orphéons.


2° Développement chez les peintres d’une acrobatie particulière, nécessaire pour décrocher les médailles suspendues par l’État au sommet de ce mât de cocagne englué de couleur à l’huile.

Les peintres, en effet, demeurés de petits collégiens, attendent la distribution des prix qui leur apportera l’estime méprisable, mais dorée, du public, et ils deviennent des forts en thème au lieu de devenir des artistes.

Le sujet change, mais le thème du Salon reste le même.

La première condition pour être vu, remarqué, et prendre rang, c’est de faire grand. Et ils font grand, sacrebleu ! Les mâtins !

De sorte que les miniaturistes deviennent des Puvis de Chavannes ; — ceux nés pour faire des tableaux délicats et discrets, larges comme la main, brossent des décors de théâtre à grand effet, attirant l’œil par tous les procédés éclatants que le charlatanisme naturel à l’homme, en même temps que le désir d’arriver, leur met au bout des doigts.

Est-ce au Salon qu’on pourrait bien apprécier, pour ne citer que deux exemples, la peinture si fine d’Alfred Stevens ou de Leloir ?

Donc l’exposition annuelle bouleverse les tempéraments, forçant, sous peine de mort, les misérables artistes à produire toute autre chose que ce pourquoi la nature les avait créés.

Voilà ce qu’on appelle protéger l’art !


3 °Ce n’est pas en neuf jours qu’on prépare un tableau-réclame dans les conditions voulues pour obtenir mention, médaille ou croix. Ce monstre demande au moins neuf mois de gestation comme les enfants naturels ou légitimes, de sorte que le peintre ne peut plus faire autre chose dans son année que cette toile décorative ! Et il se trouve réduit pour vivre à produire en quelques jours, en quelques heures, des tableaux de vente ou de commerce, comme on dit !

Et cela recommence tous les ans, durant toute la vie des artistes, jusqu’à la médaille d’honneur ! De sorte qu’ils ne font jamais, jamais, les pauvres diables, la peinture qu’ils auraient dû faire, qu’ils auraient pu faire !

Voilà comment on protège l’art.


4° La nécessité d’obtenir les récompenses sous le patronage de l’État présente encore d’autres dangers d’un caractère plus général.

Les ministres ou les sous-ministres qui ignorent l’art de peindre autant que les autres arts ont cependant des idées là-dessus, comme ils en auraient en cuisine. Et comme ils sont puissants, comme l’État donne les croix et achète les toiles, ils peuvent avoir et ils ont une influence néfaste sur la production de leurs protégés.

M. Turquet ne semble-t-il pas avoir rêvé la régénération de l’art par la peinture patriotique ? Il suffit qu’une pareille idée ait pu se produire pour faire comprendre à tout jamais l’effroyable danger de la protection !

L’État achète des tableaux ; mais avant de les acheter il les choisit, et c’est encore là un de ses plus grands torts.

La preuve en est facile. Tous les tableaux classés comme des œuvres maîtresses depuis que le Salon existe (à peine est-il deux ou trois exceptions) sont entre les mains de particuliers, alors que l’État aurait pu les avoir et les prendre le premier.

On ne pourrait remédier un peu à cette ignorance de l’administration des Beaux-Arts qu’en confiant au hasard seul le choix des toiles à acquérir. On mettrait dans un sac tous les numéros des œuvres exposées, puis le plus jeune des ministres ou des députés en tirerait, les yeux bandés, trente ou quarante, et on aurait ainsi la chance de tomber sur une œuvre remarquable.

Le hasard étant aveugle peut fort bien se montrer, parfois, intelligent ; or un directeur des beaux-arts ayant des yeux pour écrire n’en a jamais pour juger. Les livres saints eux-mêmes l’ont annoncé : Oculos habent et non videbunt.

Mais puisqu’on ne changera rien à l’état de choses établi, au lieu d’étaler, sur l’immense bâtisse où l’on montre au peuple alternativement des chevaux et des tableaux, les trois mensonges de la politique moderne : « Liberté — Égalité — Fraternité », on devrait au moins ajouter sous les trois mots, justes ceux-là : « Palais de l’Industrie », ce simple avis : « Prenez garde à la peinture. »

Un miracle
(Gil Blas, 9 mai 1886)

Monsieur le rédacteur,

Je ne suis pas même médecin, mais simple vétérinaire de province. J’ajoute que j’habite un pays de grandes chasses ; c’est-à-dire un pays plein de chiens, et que j’ai vu plus de cas de rage que la plupart des illustres médecins parisiens. Je me sens donc aussi autorisé que ces savants professeurs, et plus autorisé que la plupart de vos confrères à dire mon avis sur cette terrible et bizarre maladie dont il se peut que M. Pasteur préserve mes semblables, au moyen d’un miracle que seul il pouvait opérer, peut-être, et non pas au moyen d’un remède.

Je m’explique. Ma conviction profonde est que la rage n’existe pas chez l’homme, ainsi d’ailleurs que beaucoup d’autres maladies spéciales aux espèces animales. Un grand nombre de maladies humaines également ne peut pas atteindre les bêtes. Je veux dire que le virus rabique, inoculé par le chien, par le loup ou par l’aiguille de M. Pasteur, n’a aucune action sur l’organisme humain. La rage, mal contagieux, ne peut être communiquée à l’homme par aucun procédé scientifique ou naturel, alors même que beaucoup d’hommes meurent de bizarres accidents rabiformes qu’on nomme également « rage », mais qui ne proviennent que d’une idée fixe, c’est-à-dire d’une maladie cérébrale, ou d’une affection nerveuse de la famille du tétanos.

Les preuves dont je pourrais appuyer cette opinion sont innombrables. Je me contenterai d’en citer quelques-unes puisées soit dans mon expérience personnelle, soit dans les savants ouvrages de MM. Bouley, Bréchet, Portal, Magendie, Tardieu, Boudin, Vernois, Sausen, Renault, etc., etc., et aussi dans un petit volume des plus curieux de M. Faugère-Dubourg, publié en 1866, sous ce titre : Le Préjugé de la Rage.

Je suis donc convaincu que la rage.proprement dite n’existe pas, n’a jamais existé chez l’homme.

Deux cas se présentent.

Les gens qui meurent à la suite d’une morsure de chien qui est ou qu’on suppose enragé succombent.

Soit par des accidents du genre tétanique que produirait tout aussi bien chez eux la morsure d’un autre animal quelconque, chat, rat, lapin, mouton, cheval, singe, etc., etc., ou même une blessure, un coup, une piqûre, une coupure.

Soit par des accidents nerveux en tout semblables à ceux de la rage, mais produits par l’obsession de l’idée face.

J’arrive aux preuves. Il faut constater d’abord que beaucoup de personnes mordues par des chiens non enragés meurent de la rage, avec tous les symptômes caractéristiques de ce mal.

J’ai vu moi-même trois exemples, ayant gardé les chiens en pension pendant deux ans après le décès des victimes.

Tout le monde se rappelle aussi un garçon fort connu à Paris, mort récemment de la rage, alors que le chien par lequel il fut mordu vit encore, et qu’une autre personne, mordue en même temps, n’a rien eu.

Qu’est-ce donc qu’un virus communiqué par un animal qui ne le porte pas en lui ?

Autre exemple fort cité, d’un ordre différent.

Le 16 janvier 1853, deux jeunes gens se disaient adieu dans le port du Havre, l’un d’eux partant pour l’Amérique. Ils furent mordus en même temps par le même chien.

Celui qui restait mourut au bout d’un mois. L’autre ne le sut point et demeura quinze ans en Amérique, ignorant absolument ce qu’était devenu son compagnon.

A son retour, au mois de septembre 1868, il apprit soudain la fin misérable de son ancien ami ; il prit peur, et expira trois semaines plus tard, avec tous les symptômes connus de la rage.

Donc, dans ces deux cas, nous avons affaire, sans hésitation possible, à la rage morale que les médecins eux-mêmes ont dénommée hydrophobie rabiforme. Le docteur Café dit à ce sujet : « Seule la rage spontanée (hydrophobie rabiforme) est susceptible de guérison, l’imagination pouvant détruire ce qu’elle a enfanté. »

Donc, il existe une rage imaginaire, impossible à distinguer de l’autre, mortelle quand l’imagination qui l’a créée ne la guérit pas, et présentant, jusqu’à la fin, tous les signes caractéristiques de la vraie.

Je dis moi, qu’il n’y en a qu’une, l’imaginaire, à moins qu’on ne soit en présence d’une sorte de tétanos produit par une morsure, assimilable à une blessure quelconque.

Je m’appuierai d’abord sur ceci que cette maladie, présentant chez l’animal des signes caractéristiques absolument opposés à ceux observés chez l’homme, ne peut être que d’une nature essentiellement différente.

1° L’autopsie révèle chez le chien des lésions profondes, des altérations des organes, des poumons et de l’encéphale engorgés de sang, des inflammations violentes des bronches, de la trachée artère, du larynx, de l’arrière-bouche, de l’œsophage, de l’estomac, de l’utérus, de la vessie, et enfin des infiltrations sanguines dans le tissu cellulaire environnant les nerfs, sans toutefois révéler le siège même du mal (observations de Dupuy).

Chez l’homme, rien de tout cela, rien que les désordres légers des centres nerveux et les épanchements au cerveau, remarqués dans toutes les maladies de l’encéphale. — Or, les névroses ont cela de particulier qu’elles ne laissent pas d’autres vestiges après la mort.

Ce n’est pas tout.

Chez les chiens, la rage amène une insensibilité absolue de l’épiderme. On peut les battre, les brûler au fer rouge, les tailler à coups de couteau sans qu’ils accusent aucune douleur, eux qu’un simple coup de fouet fait hurler cinq minutes quand ils sont dans leur état normal.

Chez l’homme, au contraire, la prétendue rage développe une telle excitation nerveuse qu’il ne peut tolérer aucun contact, même celui d’une plume, même celui du plus léger courant d’air sur la peau, supporter aucun bruit, même celui d’une montre, ni aucun reflet de lumière, ni aucune odeur sans être saisi aussitôt par d’intolérables douleurs.

Nous retrouvons encore là les symptômes ordinaires des névroses, absolument différents, on le voit, de ceux que présente la rage confirmée chez le chien.

Or, cherchons maintenant si d’autres accidents que des morsures de chien peuvent produire tous les symptômes de la rage chez l’homme.


1° Marcel Donnat a vu mourir de l’hydrophobie deux personnes chez qui cette maladie nerveuse provenait de rhumatismes.


2° Le baron Portal cite le fait d’une jeune fille atteinte d’une esquinancie, dont elle mourut avec tous les signes les plus flagrants de l’hydrophobie. L’autopsie révéla que le pharynx, l’œsophage, le larynx et la trachée artère étaient enflammés dans toute leur étendue et gangrenés sur quelques points.


Voici encore une observation du docteur Selig, citée par le docteur Marc dans le Dictionnaire des Sciences médicales, et rapportée par M. Faugère-Dubourg :

« Un homme âgé de trente et quelques années, après s’être échauffé par des travaux champêtres pendant une journée des plus chaudes du mois de juillet, se baigna le soir dans une rivière dont l’eau était très froide. Le lendemain, il éprouva une douleur rhumatismale au bras droit et de la roideur dans la nuque ; le troisième jour, en outre, un sentiment de pesanteur dans tous les membres et quelques mouvements fébriles.

La douleur du bras disparut à la suite d’un vomitif qu’on lui fit prendre ; mais celle de la nuque était plus prononcée, et la céphalalgie, l’ardeur ainsi que la soif, devinrent plus intenses. Pendant la nuit, les accidents augmentèrent. Il s’y joignit une hydrophobie. Toutes les fois qu’il approchait de ses lèvres un verre ou une cuillerée remplie de liquide, et même lorsqu’un de ces objets frappait sa vue, il éprouvait un tremblement universel avec convulsion, et poussait des cris aigus ; jusqu’à l’haleine des personnes qui s’approchaient trop près de lui, l’incommodait, de sorte qu’il les suppliait de s’éloigner.

Comme ce malade n’avait été mordu par aucun animal, M. le docteur Selig fit la médecine antiphlogistique dérivative et calmante. Vers midi, amélioration sous tous les rapports, nulle agitation, nulle anxiété, point de chaleur ni de soif, possibilité d’avaler de temps à autre, quoique avec difficulté, des cuillerées d’infusion ; cependant, tremblements et mouvements convulsifs. Après midi, un peu de sommeil. Le soir, à huit heures, chaleur fébrile, agitation, anxiété, soif ardente, avec impossibilité d’avaler seulement une goutte de liquide sans tremblements et convulsions. Le voisinage, l’atmosphère, l’haleine du chirurgien agitent le malade au point de déterminer un tremblement continuel avec convulsions et sueur profuse. Dans les moments de rémission, le malade assure que l’atmosphère, ainsi que l’haleine des personnes qui l’entourent, lui deviennent insupportables, et prie avec instance les assistants de s’éloigner. L’agitation et l’anxiété s’accroissent d’heure en heure, au point que le malade supplie de le contenir. Il mourut à onze heures.

Cette hydrophobie spontanée a été causée par le transport d’une irritation rhumatismale sur les muscles du larynx et de l’œsophage, ainsi que par le spasme et l’inflammation déterminés de cette manière dans ces parties. »

Voilà donc l’hydrophobie déterminée par des rhumatismes ! ! ! On la constate aussi très souvent par suite d’affections nerveuses ou de maladies du cerveau.

Ajoutons une observation du baron Larrey :

« Un boulet avait emporté à François Pomaré, un grenadier, la peau de l’omoplate droite ; la sécrétion purulente ayant cessé, la cicatrice fit de très rapides progrès ; en deux fois vingt-quatre heures elle couvrit la moitié de la plaie, et le blessé éprouva bientôt un pincement douloureux sur tous les points cicatrisés ; il ressentait, disait-il, la même sensation que si l’on eût saisi les bords de la plaie avec des tenailles, et le moindre attouchement sur cette cicatrice très mince lui faisait jeter les hauts cris. Tous les symptômes du tétanos s’aggravaient sensiblement ; l’approche de l’eau limpide provoquant des mouvements convulsifs, les mâchoires se contractaient […] »

Le chirurgien brûla tout simplement la cicatrice au fer rouge. Aussitôt le malade écarta les mâchoires, but, et fut guéri.

Mais s’il avait été mordu par un chien au lieu d’être blessé par un boulet ?

Je pourrais citer des milliers d’exemples de même nature.

En résumé, on ne peut constater chez l’homme que des accidents de l’ordre nerveux, tantôt mortels, tantôt guérissables, selon qu’ils proviennent de désordres assimilables au tétanos produit par une blessure ou de désordres purement moraux.

Pour prouver encore l’influence de l’imagination sur les gens dits enragés, je citerai ce fait.

Le docteur Flaubert, père d’Achille et de Gustave Flaubert, fut appelé au village de La Bouille, auprès d’un homme atteint d’hydrophobie. Le malade, vu entre deux crises, accepta d’être emmené à Rouen par le médecin, qui le prit dans son coupé. Or, vers le milieu de la route, il cria qu’il sentait venir une attaque, affirmant qu’il allait mordre le docteur, et le suppliant de se sauver.

M. Flaubert répondit tranquillement :

« Alors, mon ami, vous n’êtes pas enragé. Le chien enragé se sert de ses crocs, parce qu’il n’a pas d’autre moyen d’attaque que sa gueule, de même que le chat se sert de ses griffes et le bœuf de ses cornes. Vous, vous devez vous servir de vos poings et pas d’autre chose. Si vous me mordez vous n’êtes qu’un fou. »

Le malade n’eut pas de crise avant d’entrer à l’hôpital ; mais, à peine arrivé il en subit une terrible et distribua aux garçons de salle, comme aux internes, des volées de coups de poing dignes d’un boxeur anglais.

Il mourut cependant.

Maintenant j’affirme qu’il suffit de ne pas croire à la rage pour être absolument rebelle à ce virus prétendu.

Pour ma part, j’ai été mordu quatre fois, et je sais deux vétérinaires qui se sont laissé mordre ou fait mordre chaque fois qu’une bonne occasion se présentait ! On cite un Américain, M. Stevens, qui fut mordu jusqu’à quarante-sept fois, et un Allemand, M. Fischer, dix-neuf fois, uniquement pour prouver l’innocuité de ce virus.


Je conclus.

Un homme mordu par un chien ou par un autre animal peut succomber à la suite d’une hydrophobie rabiforme qui serait déterminée également chez lui par toute autre blessure et même par des rhumatismes.

C’est le cas du ou des paysans russes, que M. Pasteur n’a pu guérir en raison de la nature et de la gravité de leurs morsures.

On peut succomber également à la suite d’accidents nerveux produits par l’obsession de l’idée fixe.

Or, dans ce cas, il suffit de la foi dans un remède pour être sauvé, car, selon l’expression du docteur Caffe, « l’imagination peut détruire ce qu’elle a enfanté ».

Cette foi dans le remède, beaucoup d’empiriques, beaucoup de charlatans l’ont imposée dans les campagnes aux paysans simples et crédules ; et toujours la guérison, la guérison miraculeuse se produit à la suite des remèdes les plus bizarres, hannetons pilés, écorce de citrouille, yeux de chouette écrasés dans l’huile, etc., etc., car la foi, qui transporte les montagnes, guérit aisément d’un mal qui n’a pour cause que la peur du mal.

Mais cette conviction de la guérison ne pouvait être imposée à l’humanité tout entière par les vulgaires empiriques en qui croient aveuglément des campagnards ignorants.

Alors un homme s’est rencontré, un très grand homme, un savant illustre dont les travaux admirables avaient déjà enthousiasmé la terre, dont les recherches mystérieuses sur la rage inquiétaient et passionnaient depuis des années ; et cet homme en qui l’univers tout entier avait confiance s’est écrié : « Je guéris la rage, j’ai trouvé ce grand secret de la Nature ! »

Et il a guéri, en effet, à la façon des saints qui faisaient marcher les paralytiques par la simple imposition des mains. Il a guéri le monde, il a rendu à la race humaine un des plus grands services qu’on puisse lui rendre : il l’a sauvée de la peur qui tuait comme un mal.

Du fond de mon obscurité, je salue Monsieur Pasteur.

Et si j’étais mordu demain j’irais le prier de me soigner comme les athées qui appellent un prêtre à leur dernière heure. — En effet, si la dent du chien ne peut me communiquer la rage, l’aiguille du savant ne me la donnera pas davantage. — Et je serais sauvé par la seule puissance de la statistique, car, à l’exception des Russes, personne n’est mort de ceux qu’il a soignés. Personne n’est mort ? Combien en mourait-il donc autrefois ? Bien peu. Dix-neuf par an, disent les chiffres officiels. Et nous savons, par les inoculations récentes de M. Pasteur, que le nombre des gens mordus atteignait quinze cents à deux mille.

Recevez, etc.

UN VIEUX VÉTÉRINAIRE

Pour copie :

GUY DE MAUPASSANT

L’amour dans les livres et dans la vie
(Gil Blas, 6 juillet 1886)

C’est d’ordinaire dans les livres que nous acquérons la connaissance de l’amour, c’est par eux que nous commençons à en désirer les émotions. Ils nous le révèlent poétique et enflammé, ou rêveur et clair-de-lunesque, et nous gardons souvent jusqu’à la mort l’impression qu’ils nous en ont donnée au début de notre adolescence ! Nous apportons ensuite, dans toutes nos rencontres, dans nos liaisons et nos tendresses, la manière de voir et d’être que nous avons apprise dans nos premières lectures, sans que l’expérience des faits nous donne la notion exacte des choses, l’appréciation précise des rapports amoureux, et la désillusion que traîne derrière elle la réalité.

Une jeune femme disait un jour : « En amour, nous sommes tous comme des locataires qui passent leur vie à changer de logement sans s’en apercevoir parce qu’ils portent leurs meubles et leur manière de draper de domicile en domicile. » Donc, les œuvres des poètes et des romanciers à travers lesquelles nous avons aimé regarder l’existence laissent d’ordinaire sur notre esprit et sur notre cœur une marque ineffaçable. Il en résulte que les tendances littéraires d’une époque déterminent presque toujours les tendances amoureuses. Peut-on contester que Jean-Jacques Rousseau, par exemple, n’ait modifié extrêmement la manière d’aimer de son temps, et n’ait eu sur les mœurs tendres une influence absolue ? N’est-ce pas lui qui a mis fin à l’ère de la galanterie ouverte par le Régent, après la période d’amours sévères due aux écrivains du grand siècle.

Niera-t-on que Lamartine, versant sur la France sa poésie sentimentale et exaltée, n’ait tourné les âmes vers un amour nouveau extatique et déclamatoire. D’autres écrivains de la même époque, Dumas avec Antony, avec ses romans lus comme des évangiles, Alfred de Vigny avec Chatterton, Eugène Sue avec Mathilde, Frédéric Soulié et tant d’autres apôtres des ardeurs tragiques et désordonnées ou des tendresses lugubres dont on meurt, jetèrent les esprits dans une sorte de folie passionnelle, dont Musset, avec ses vers idéalement sensuels, Hugo avec ses ouragans poétiques où l’amour héroïque passait comme une bourrasque, firent une sorte de renouveau du tempérament national, tout différent du vieux tempérament français, gai, inconstant et sagement ému.

Il est certain qu’on a aimé en France dans la bourgeoisie et dans le monde, d’après la formule de Rousseau, d’après la formule de Lamartine, d’après les formules de Dumas, de Musset, etc. Il est également certain que la génération, mûre aujourd’hui et qui fut jeune voici quinze ou vingt ans, a aimé et aime encore, selon les milieux, d’après la formule apportée par M. Alexandre Dumas fils, ou d’après celle de M. Octave Feuillet. Personne, me semble-t-il, à côté de ces deux écrivains, ni après ces deux écrivains n’a eu d’influence réelle sur les mœurs amoureuses, en France.

La génération littéraire d’aujourd’hui, en général, nous déshabitue du rêve passionné pour ne considérer la tendresse humaine qu’à l’état de cas pathologique, d’accident normal de l’instinct, étendant son influence sur la nature morale. Aussi, habitués à reconnaître la vérité précise dans les livres qui nous montrent l’image presque exacte de la vie, sommes-nous infailliblement un peu surpris, quand nous constatons dans un roman nouveau un peu de cet irréel aimable si recherché dans notre enfance.

Le dernier livre de M. Pierre Loti : Pêcheurs d’Islande, nous donne cette note attendrie, jolie, captivante mais inexacte qui doit, par le contraste voulu avec les observations cruelles et sans charme auxquelles nous sommes accoutumés, faire une partie de son grand succès.

Il ne s’agit nullement ici de critique ni d’opinion littéraire. En art tout est admis, toutes les tendances étant également justifiables, le talent seul a de l’importance. Or, le talent de M. Loti est très grand, son charme très subtil et très puissant en même temps, sa vision très personnelle et très originale, son droit de voir d’après son tempérament d’artiste demeure incontestable ; mais ce qu’on peut absolument contester chez lui, c’est l’exactitude de sa psychologie amoureuse ; et par là il appartient à l’école poétique des charmeurs sentimentaux.

A travers les brumes d’un océan inconnu de nos yeux, il nous a montré d’abord une île d’amour adorable, et il a refait avec Loti et Rarahu ce poème de Paul et Virginie. Nous ne nous sommes point demandé si la fable était vraie, qu’il nous disait si charmante. Il revenait de ce pays ; et nous avons pensé naïvement qu’on aimait comme ça là-bas ! De même nous imaginons volontiers qu’on aima jadis dans notre patrie avec plus d’entraînement qu’aujourd’hui.

Puis il nous a raconté avec non moins de séduction habile les tendresses d’un spahi et d’une mignonne négresse. Le soldat nous avait bien paru un peu conçu d’après la méthode de poétisation continue ; mais la femme, la petite noire était si jolie, si bizarre, si tentante, si drôle, si artistement campée qu’elle nous a séduits et aveuglés aussitôt.

Nous demeurions aussi sans méfiance devant ses étranges paysages, beaux comme les horizons entrevus dans les féeries, ou rêvés aux heures des songes.

Puis il nous a dit la Bretagne de Mon Frère Yves.

Alors, pour tout homme qui regarde avec des yeux clairs et perspicaces, des doutes se sont éveillés. La Bretagne est trop près de nous pour que nous ne la connaissions point, pour que nous n’ayons point vu ce paysan breton, brave et bon, mais en qui l’animalité première persiste à tel point qu’il semble bien souvent une sorte d’être intermédiaire entre la brute et l’homme. Quand on a vu ces cloaques qu’on nomme des villages, ces chaumières poussées dans le fumier, où les porcs vivent pêle-mêle avec les hommes, ces habitants qui vont, tous nu-jambes pour marcher librement dans les fanges, et ces jambes de grandes filles encrassées d’ordures jusqu’aux genoux, quand on a vu leurs cheveux et senti, en passant sur les routes, l’odeur de leurs corps, on reste confondu devant les jolis paysages à la Florian, et les chaumines enguirlandées de roses, et les gracieuses mœurs villageoises que M. Pierre Loti nous a décrites.

Il nous dit aujourd’hui les amours des marins, et la détermination d’idéaliser jusqu’à l’invraisemblable apparaît de plus en plus. Nous voici en plein dans les tendresses à la Berquin, dans la sentimentalité paysannesque, dans la passion lyrico-villageoise de Mme Sand.

Cela est charmant toutefois et touchant ; mais cela nous charme et nous touche par des effets littéraires trop apparents, trop visiblement faux, par l’attendrissement trop voulu, et non par la vérité, non par cette vraisemblance dure et poignante qui nous bouleverse le cœur au lieu de l’émouvoir facticement comme le fait M. Loti.

Notre esprit avide aujourd’hui d’apparences réelles demeure incrédule, bien que séduit devant ces jolies fables marines. Mais, dès qu’il s’éloigne des côtes connues de nous, l’écrivain retrouve soudain toute sa puissance de persuasion captivante. Je ne sais rien de plus parfaitement émouvant que ces visions de la mer, de la pêche, de la vie monotone et rude balancée sur les flots, que ces évocations de choses naturelles qui deviennent saisissantes comme des apparitions fantastiques. On se rappelle, dans Mon Frère Yves, le surprenant baleinier entrevu, un matin, dans les mers glaciales, vaisseau, cimetière portant à ses vergues des débris de baleines, et monté par des forbans écrémés sur tous les peuples.

Le procédé de poétisation continue de ces sortes de livres devient surtout apparent quand on les compare à des œuvres de même ordre écrites par des hommes d’un tempérament différent. Pour ne parler que des paysages qui sont, chez M. Loti, d’une vérité relative bien plus sévère que ses personnages, ils nous donnent encore la sensation de choses vues par un poète rêveur. Je me garderai bien de lui reprocher cette qualité ; mais si je compare sa vision poétique et un peu féerique à la vision admirablement précise bien que poétique aussi du peintre Fromentin qui nous montre la route de Laghouat et le désert, je ne puis m’empêcher de constater qu’il suffit d’être sincère, quand on est artiste et qu’aucune poétisation n’a la force saisissante de la vérité.

J’ai lu avec un plaisir délicieux le Mariage de Loti et le Roman d’un Spahi ; mais je ne connais point davantage les îles lointaines du Grand Océan ou la côte occidentale d’Afrique, après ces lectures.

Or, le remarquable roman de Robert de Bonnières sur l’Inde, le Baiser de Maïna, me montre bien plus exactement ce pays fabuleux que ne me l’avaient montré jusqu’ici les poètes menteurs et les voyageurs illuministes. Et quelques jours après cette lecture qui avait accru ma vive curiosité de cette étrange région, le hasard mit en mes mains le récit d’un officier, L’Inde à fond de train, par le comte de Pontevès-Sabran, qui se promène sans aucune préparation poétique, sans prétention littéraire, avec un entrain joyeux de bonne humeur un peu gavroche et un sans-façon tout militaire, dans la patrie mystérieuse du Bouddha.

Et ces deux livres, celui du romancier observateur minutieux et sérieux, celui du soldat observateur superficiel et gai, m’ont raconté l’Inde mieux que ne l’avaient fait jusqu’ici tous les chanteurs de légendes et de paysages colorés.


J’ai dit que M. Alexandre Dumas fils et M. Octave Feuillet, avec des tempéraments très différents, sont les deux seuls écrivains vivants qui aient eu une action réelle sur les mœurs amoureuses de notre pays.

Il suffit pour s’en convaincre d’un coup d’œil jeté sur les écrivains et sur le monde.

Les poètes autrefois déterminaient une manière d’aimer.

N’en citons que deux : Lamartine et Musset.

Quel poète aujourd’hui peut éveiller dans l’âme des femmes des rêveries tendres ou passionnées ? Est-ce M. Leconte de Lisle, l’admirable, impeccable et impassible artiste ? — Non.

— Est-ce M. Théodore de Banville, le plus adroit, le plus souple des poètes ? Non. Est-ce M. Sully Prudhomme qui rêve de science en écrivant ses vers ? Non.

Et parmi les prosateurs, cherchons. Est-ce Edmond de Goncourt, ciseleur de phrases subtiles, artiste complexe, merveilleusement habile, mais observateur implacable qui troublera les cœurs haletants des jeunes filles et leur dira : « C’est ainsi qu’on aime et qu’on doit aimer ? »

Est-ce Zola, génial, étrangement puissant et brutal, qui montrera aux femmes inquiètes et hésitantes le chemin des idéales tendresses ?

Est-ce Daudet, plus doux, plus adroit, moins franchement cruel, mais dont l’ironie apparaît derrière les joliesses voulues ?

Personne, parmi ceux qui écrivent aujourd’hui, ne peut faire couler dans le cœur de ses lecteurs ce je-ne-sais-quoi d’attendri qui prépare et fait naître les émotions d’amour. Et l’on peut dire, on peut affirmer que l’amour n’existe plus dans la jeune société française.


La faculté d’exaltation, mère des tendresses passionnées et de tous les enthousiastes, a disparu devant les envahissements de l’esprit d’analyse et de l’esprit scientifique. Et les femmes, atteintes par contagion, plus frappées même que les hommes, s’agitent, souffrent d’un malaise singulier, d’une inquiétude harcelante, qui n’est, au fond, que l’impuissance d’aimer.

Plus elles appartiennent au monde, plus elles ont l’esprit cultivé et les yeux ouverts sur la vie, plus se manifeste en elles cette maladie étrange et nouvelle. Celles d’un milieu moyen, d’une âme naïve et d’un cœur simple demeurent encore, pour quelques années, capables de cette flamme et de cet affolement qu’on nomme l’amour. Les autres sentent leur mal, luttent, s’efforcent de le vaincre, et n’y parvenant pas se résignent ou s’égarent en des caprices bizarres.

Plus rien qui ressemble à cet entraînement irrésistible que chantaient les poètes et que disaient les romanciers, voici trente ou quarante ans. Plus de drames, plus d’enlèvements, plus de ces enivrements qui prenaient deux êtres, les jetaient l’un à l’autre, en les emplissant d’un indicible bonheur.

Nous voyons des femmes coquettes, ennuyées, irritées de ne rien sentir, qui s’abandonnent par ennui, par désœuvrement, par mollesse ; d’autres qui restent sages uniquement par désillusion ; d’autres qui tentent de se tromper, qui s’exaltent sur les souvenirs d’autrefois et balbutient sans les croire les paroles ardentes que disaient leurs mères.

Nous voyons des liaisons réglées comme des actes notariés, où tout est prévu, les jours, les heures, les accidents et jusqu’à la rupture dont on devine l’échéance. On prend un amour comme une loge à l’Opéra, parce qu’il occupe deux soirs par semaine, qu’il facilite les sorties, qu’il offre des distractions d’hiver et d’été, et aussi, bien souvent, parce qu’il rend plus doux les rapports avec les couturiers.

Et si l’on entend dire, par hasard, dans le monde, en parlant d’une femme, qu’elle est follement amoureuse de M. X… ou de M. T… on peut être sûr, sans la connaître qu’elle a passé la quarantaine !

La vie d’un paysagiste
(Gil Blas, 28 septembre 1886)

Étretat, septembre 1886.


Mon cher ami,

merci de ta lettre qui me donne des nouvelles de Paris. Elle m’a fait grand plaisir et elle m’a surpris, comme si elle venait d’un autre monde quitté depuis longtemps. Comment, tous ces hommes dont tu me parles ne sont pas morts ; et ils s’occupent encore des mêmes balivernes ! Le boulevard s’agite à propos des mêmes niaiseries, les salons se troublent de ce que M. X… semble avoir couché avec Mme Z… La stupide politique, roulée par les mêmes imbéciles, va d’ornière en ornière, et tous les jours des messieurs graves écrivent des colonnes innombrables sur les mêmes sujets que les naïfs discutent avec conviction, sans s’apercevoir qu’ils ont déjà lu dix mille fois les mêmes choses !

Ce que tu me dis de l’exposition de la Société des artistes indépendants aux Tuileries m’a intéressé. Il faut ouvrir les yeux sur tous ceux qui tentent du nouveau, sur tous ceux qui cherchent à découvrir l’Inaperçu de la Nature, sur tous ceux qui travaillent sincèrement, en dehors des vieilles routines. Mais pourquoi cette exposition en plein été ? L’État sans doute ne prête le local qu’en nette saison. L’État est toujours le même sot puissant et autoritaire. Nous le verrons quelque jour, en vertu de ce principe qui le pousse à ouvrir les expositions d’art pendant la canicule, forcer les propriétaires de bains froids à ne donner des leçons de plongeon et de natation en Seine que pendant les mois de décembre, janvier et février. Donc, tu me dis qu’il y a des choses curieuses à voir dans cette galerie, et des choses inattendues ; tant mieux, j’irai à mon retour.

En ce moment, je vis, moi, dans la peinture à la façon des poissons dans l’eau. Comme cela étonnerait la plupart des hommes, que de savoir ce qu’est pour nous la couleur, et de pénétrer la joie profonde qu’elle donne à ceux qui ont des yeux pour voir !

Vrai, je ne vis que par les yeux ; je vais, du matin au soir, par les plaines et par les bois, par les rochers et par les ajoncs, cherchant les tons vrais, les nuances inobservées, tout ce que l’école, tout ce que l’appris, tout ce que l’éducation aveuglante et classique empêche de connaître et de pénétrer.

Mes yeux ouverts, à la façon d’une bouche affamée, dévorent la terre et le ciel. Oui, j’ai la sensation nette et profonde de manger le monde avec mon regard, et de digérer les couleurs comme on digère les viandes et les fruits.

Et cela est nouveau pour moi. Jusqu’ici je travaillais avec sécurité. Et maintenant je cherche !.. Ah ! Mon vieux, tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce que c’est qu’une motte de terre et ce qu’il y a dans l’ombre courte qu’elle jette sur le sol à côté d’elle. Une feuille, un petit caillou, un rayon, une touffe d’herbe m’arrêtent des temps infinis ; et je les contemple avidement, plus ému qu’un chercheur d’or qui trouve un lingot, savourant un bonheur mystérieux et délicieux à décomposer leurs imperceptibles tons et leurs insaisissables reflets.

Et je m’aperçois que je n’avais jamais rien regardé, jamais. Va, c’est bon, cela, c’est meilleur et plus utile que les bavardages esthétiques devant des piles de soucoupes représentant des bocks.

Parfois, je m’arrête, stupéfait d’observer tout à coup des choses éclatantes dont je ne m’étais jamais douté ! Regarde les arbres et l’herbe en plein soleil, et essaie de les peindre. Tu essaieras. Tout le monde a fait du paysage au soleil, parce que tout le monde est aveugle. Mon cher, les feuilles, l’herbe, tout ce que le soleil frappe en plein n’est plus coloré, mais luisant, et d’un luisant tel que rien ne le peut rendre. Or on ne saurait peindre ce qui brille ; on ne saurai même en donner l’illusion. L’an dernier, en ce même pays, j’ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d’impressions. Ce n’était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. Il allait, suivi d’enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents.

Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres, cueillait en quelques coups— de pinceau le rayon qui tombe ou le nuage qui passe, et, dédaigneux du faux et du convenu, les posait sur sa toile avec rapidité.

Je l’ai vu saisir ainsi une tombée étincelante de lumière sur la falaise blanche et la fixer à une coulée de tons jaunes qui rendaient étrangement le surprenant et fugitif effet de cet insaisissable et aveuglant éblouissement.

Une autre fois, il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer, et la jeta sur sa toile. Et c’était bien de la pluie qu’il avait peinte ainsi, rien que de la pluie voilant les vagues, les roches et le ciel, à peine distincts sous ce déluge.

Et je me souviens encore d’autres artistes que j’ai vus travailler jadis dans ce vallon d’Étretat.

Un jour, j’étais très jeune encore, et je suivais la ravine de Beaurepaire, quand j’aperçus dans une ferme, dans une petite ferme, un vieil homme en blouse bleue qui peignait sous un pommier. Il paraissait tout petit, accroupi sur son pliant ; et, cette blouse de paysan m’enhardissant, je m’approchai pour le regarder. La cour était en pente, entourée de grands arbres que le soleil, près de disparaître, criblait de rayons obliques. La lumière jaune coulait sur les feuilles, passait à travers et tombait sur l’herbe en pluie claire et menue.

Le bonhomme ne me vit pas. Il peignait sur une petite toile carrée, doucement, tranquillement, sans presque remuer. Il avait des cheveux blancs, assez longs, l’air doux et du sourire sur la figure.

Je le revis le lendemain dans Étretat, ce vieux peintre s’appelait Corot.

Une autre fois, deux ou trois ans plus tard, j’étais venu sur la plage, pour voir un ouragan. Le vent furieux jetait sur le pays la mer déchaînée, dont les vagues, énormes, s’en venaient lourdement, l’une après l’autre, lentes et coiffées d’écume. Puis, rencontrant soudain la dure pente de galet, elles se redressaient, se courbaient en voûte et s’écroulaient avec un bruit assourdissant. Et, d’une falaise à l’autre, la mousse, arrachée de leurs crêtes, s’envolait en tourbillons et s’en allait vers la vallée, par-dessus les toits du pays, emportée par les bourrasques.

Un homme dit soudain près de moi : « Venez donc voir Courbet, il fait une chose superbe. » Ce n’était point à moi qu’on avait parlé, mais je suivis, car je connaissais un peu l’artiste. Il habitait une petite maison donnant en plein sur la mer, et appuyée à la falaise d’aval. Cette maison avait appartenu d’ailleurs au peintre de marines Eugène Le Poittevin.

Dans une grande pièce nue, un gros homme graisseux et sale collait avec un couteau de cuisine des plaques de couleur blanche sur une grande toile nue. De temps en temps, il allait appuyer son visage à la vitre et regardait la tempête. La mer venait si près qu’elle semblait battre la maison, enveloppée d’écume et de bruit. L’eau salée frappait les carreaux comme une grêle et ruisselait sur les murs.

Sur la cheminée, une bouteille de cidre à côté d’un verre à moitié plein. De temps en temps, Courbet allait en boire quelques gorgées, puis il revenait à son œuvre. Or cette œuvre devint La Vague et fit quelque bruit par le monde. Trois hommes causaient dans un coin de l’atelier. Il y avait là, si je ne me trompe, Charles Landelle. Et Courbet aussi parlait, lourd et gai, farceur et brutal. Il avait un esprit pesant, mais précis, plein de bon sens paysan, caché sous de grosses blagues. Il disait devant une Sainte-Famille que lui montrait un confrère : « C’est très beau ça. Vous les avez donc connus, ces gens-là, que vous avez fait leur portrait ! »


Que d’autres peintres j’ai vus passer par ce vallon, où les attirait sans doute la qualité du jour, vraiment exceptionnelle ! Car le jour, à quelques lieues de distance, est aussi différent que les vins du Bordelais. Ici, la lumière est éclatante sans être crue ; tout est clair sans être brutal, et tout se nuance d’une admirable façon.

Mais il faut voir, ou plutôt il faut découvrir. L’œil, le plus admirable des organes humains, est indéfiniment perfectionnable ; et il arrive, quand on pousse, avec intelligence, son éducation, à une admirable acuité. Les Anciens, on le sait, ne connaissaient que quatre ou cinq couleurs. Nous notons aujourd’hui d’innombrables tons ; et les vrais artistes, les grands artistes s’émeuvent bien plus des modulations et des harmonies obtenues dans une seule note que des éclatants effets appréciés de la foule ignorante.

Tout le combat terrible que Zola raconte dans son Œuvre admirable, toute cette lutte infinie de l’homme avec la pensée, toute cette bataille superbe et effroyable de l’artiste avec son idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et je les livre, moi, chétif, impuissant, mais torturé comme Claude, avec d’imperceptibles tons, avec d’indéfinissables accords que mon œil seul, peut-être, constate et note ; et je passe des jours douloureux à regarder, sur une route blanche, l’ombre d’une borne en constatant que je ne puis la peindre.


Pour copie conforme :

GUY DE MAUPASSANT

La tour… prends garde
(Gil Blas, 19 octobre 1886)

Les expositions universelles qui prennent des allures périodiques, comme certaines épidémies, menacent de devenir pour la France artiste des calamités nationales.

Elles seraient bonnes en elles, et même excellentes si elles ne laissaient pas de traces, mais elles en laissent, les gueuses, et des traces qu’on ne nettoie pas.

Elles ont ces avantages inestimables de faire dépenser de l’argent à beaucoup de Français qui en ont et d’en faire gagner à beaucoup d’autres Français qui n’en ont pas, de faire entrer dans nos frontières l’or étranger, d’encourager les industries par la vente et l’émulation et d’être un gage de paix pour quelques mois.

Mais nous payons cher ces avantages. La dernière venue a déposé sur la butte du Trocadéro une espèce de longue chenille monumentale coiffée de deux oreilles démesurées, une affreuse bâtisse qui semble conçue par un pâtissier prétentieux et rêvant de palais de dessert en biscuits et en sucre candi.

L’intérieur de cette nougatine, ayant la forme d’un tunnel, n’aurait pu servir qu’à un jeu de boules s’il eût été droit. Comme il était courbe, on y a installé un musée où on expose des Cynghalais conservés pour faire concurrence aux Cynghalais nature du Jardin d’acclimatation.

Mais nous voici menacés d’une horreur bien plus redoutable. Depuis un mois, tous les journaux illustrés nous présentent l’image affreuse et fantastique d’une tour de fer de trois cents mètres qui s’élèvera sur Paris comme une corne unique et gigantesque.

Ce monstre poursuit les yeux à la façon d’un cauchemar, hante l’esprit, effraie d’avance les pauvres gens naïfs qui ont conservé le goût de l’architecture artiste, de la ligne et des proportions.

Cette pointe de fonte épouvantable n’est curieuse que par sa hauteur. Les femmes colosses ne nous suffisent plus ! Après les phénomènes de chair, voici les phénomènes de fer. Cela n’est ni beau, ni gracieux, ni élégant, — c’est grand, voilà tout. On dirait l’entreprise diabolique d’un chaudronnier atteint du délire des grandeurs.

Pourquoi cette tour, pourquoi cette corne ? Pour étonner ? Pour étonner qui ? Les imbéciles. On a donc oublié que le mot art signifie quelque chose. Est-ce dans une forge à présent qu’on apprend l’architecture ? N’y a-t-il plus de marbre dans le flanc des montagnes pour faire des statues ou tenter d’élever des monuments.

Il est vrai que les monuments, depuis un demi-siècle, ne nous réussissent guère non plus, et il vaut peut-être autant montrer aux étrangers cette vilaine folie de cyclope en leur disant : « Est-ce assez haut ? » — ce qu’ils ne pourront nier — que de les conduire devant notre Opéra national — qui a l’air d’un temple de carton peint avalé par un terminus-hôtel — en leur disant : « Est-ce assez beau ? »

Cet édifice colorié, qui appartient à l’art lyreux par sa décoration et à l’art lyrique par sa destination, est assurément un des plus complets échantillons de mauvais goût monumental du monde entier.

L’architecture semble un art disparu de France. Il suffit d’un jour passé aux environs de Paris pour contempler !une, si hideuse collection de maisons de campagne ridicules, de châteaux effroyables, de villas extravagantes, que le doute n’est plus possible : nous avons perdu le don de faire de la beauté avec des pierres, le mystérieux secret de la séduction par les lignes, le sens de la grâce dans les monuments. Nous paraissons ne plus comprendre et ne plus savoir que la seule proportion d’un mur suffit pour constituer une belle chose, une œuvre d’art.

Sur les plages de la mer, soit au nord, soit au midi, soit à Trouville, soit à Cannes, on retrouve les mêmes échantillons du goût cage à serin qui s’est emparé de l’âme de nos architectes. Ce ne sont que tourelles, clochetons, ornements imprévus et bizarres. L’une de ces demeures ressemble à une pagode, l’autre à une forteresse du Moyen Age couronnée de créneaux, celle-ci à un café-concert tunisien, celle-là à une ferme d’opéra-comique. Le style oriental rencontre familièrement le style métairie, le souvenir de Pompéi fraternise avec le souvenir de l’Alhambra. Tout cela est affreux, prétentieux, vaniteux, honteux. En Angleterre, au contraire, la petite maison de campagne qu’on nomme cottage est presque toujours charmante, à l’extérieur. Beaucoup sont de vraies merveilles de goût simple et élégant en même temps. Ajoutons, pour être juste, que le goût s’arrête à la porte et que l’intérieur des maisons anglaises, décorées à l’anglaise, fait que, malgré tout, on aimerait mieux habiter une maison française.


Donc Paris va voir pousser cette corne, rivale da l’affreuse flèche dont on a coiffé la cathédrale de Rouen, et qui gâte tout l’horizon de la superbe vallée normande.

N’aurait-on pu faire autre chose avec l’argent destiné à cette ferraillerie ? Un monument, comme l’Hôtel de Ville, par exemple, qui est d’un joli style Réminiscence, n’aurait-il pas bien fait à la place des quatre murs de la Cour des comptes ? Mais il s’agit de l’Exposition universelle, ou plutôt il s’agit de recevoir dignement chez nous les étrangers que nous invitons, qui nous feront l’honneur et le plaisir d’y venir.

Or, le premier devoir de la politesse, avant de les laisser franchir les murs de Paris, ne devrait-il pas consister tout simplement à désinfecter la ville ?

Bourgeois de Paris, vous êtes de braves gens très doux, quoi qu’on dise en certain monde, à moins que vous n’ayez perdu l’odorat, ce qui est encore possible. Vous faites des émeutes pour des bêtises, des révolutions pour des mots vides ; eh bien, si vous aviez seulement du nez, vous feriez une petite émeute, ou même une bonne révolution, contre les malpropres ingénieurs, députés ou conseillers municipaux qui vous empoisonnent tout l’été à rendre inhabitables vos rues. Comment ! Vous ne sentez rien ? Mais le cœur monte aux lèvres quand on rentre dans Paris, après une promenade au Bois, par les doux soirs de printemps. A partir des Champs-Élysées l’infection commence, et quand on pénètre ensuite dans le centre de la ville, cela devient une telle puanteur qu’on est contraint de s’enfermer dans sa chambre pour y brûler du sucre, ou de l’eau de Cologne.

Car vous avez, sous chaque rue, braves gens qui ne sentez rien, une rivière où se déversent sans cesse, non pas seulement les eaux d’égout, mais aussi… ce que MM. les ingénieurs nomment LE LIQUIDE — et c’est lui, « ce liquide », qu’on sent ainsi, qui parfume vos voies et vos maisons. Chaque bouche d’égout est la cassolette d’où sort cet encens nocturne, bien reconnaissable à son odeur spéciale, qu’on peut distinguer sans être chimiste. Je sais bien qu’on veut vous faire croire que cette senteur si particulière vient uniquement des cultures potagères des environs de Paris, fumées avec le produit de vos maisons.

Ne le croyez pas, Parisiens, mettez le nez sur vos égouts, par les beaux soirs où fleurissent les roses dans les jardins… et pendez-moi vos ingénieurs et vos édiles…

Que diriez-vous d’un monsieur qui engagerait poliment ses voisins à passer une saison chez lui alors que certains conduits brisés dans les murs laisseraient couler leur contenu dans les chambres des invités ?

Le cas est pourtant le même. D’où il résulte, qu’au lieu de construire la pyramide de fer qui servira seulement à enlaidir votre ville, on ferait mieux de construire le canal à la mer qui servirait à l’assainir. Mais si on tient absolument à un monument de bronze, qu’on élève, par ce temps de statues, une statue gigantesque à l’héroïque général, seul digne aujourd’hui de devenir le patron de Paris, en remplacement de sainte Geneviève, à Cambronne.

Et qu’on lui mette dans les mains un fanal électrique afin de bien indiquer aux voyageurs délicats et dégoûtés ce foyer de puanteur qu’on nomme Paris.

FIN

ANNÉE 1887

Tremblement de terre
(Gil Blas, 1er mars 1887)

Antibes


On sait les détails, tous les détails du terrible tremblement de terre qui vient de ravager et d’affoler la côte entière de la Méditerranée. Je ne peux rien ajouter à la précision sinistre des faits, mais je veux dire quelques sensations personnelles. La façon de percevoir et d’interpréter un accident aussi rare qu’un tremblement de terre peut révéler, à beaucoup de gens qui n’ont jamais été secoués par ces étranges tempêtes du sol, le genre de trouble et d’émotion qu’il produirait sans doute en elles. C’est donc la répercussion de ce phénomène sur les sens et sur les nerfs que j’essayerai de noter en m’efforçant de le faire aussi exactement que possible.

La soirée avait été fort belle et j’étais resté debout assez tard à regarder le ciel criblé d’étoiles, et là-bas, de l’autre côté du large golfe, Nice illuminée, Nice chantant et dansant par ce dernier soir de carnaval. Le phare tournant de Villefranche ouvrait de demi-minute en demi-minute son œil de feu sur la mer, tandis que le phare fixe du cap d’Antibes debout sur le haut promontoire, pareil à une monstrueuse étoile, parcourait l’horizon de son regard fixe et circulaire. Puis j’avais lu, avec un intérêt passionné, Pœuf, le court et admirable récit de Léon Hennique, histoire si simple, si dramatique, d’une poignante simplicité et racontée avec un accent de vérité tout nouveau. Et je m’étais couché, vers une heure du matin, après avoir encore considéré, pendant quelques instants, les illuminations lointaines de Nice, en songeant qu’on devait être fort gai, là-bas.

Je dormais profondément quand je fus réveillé par d’épouvantables secousses. Pendant la première seconde d’effarement, je crus tout simplement que la maison s’écroulait. Mais comme les soubresauts de mon lit s’accentuaient, comme les murs craquaient, comme tous les meubles se heurtaient avec un bruit effrayant, je compris que nous étions balancés par un tremblement de terre. Je sautai debout dans ma chambre et j’allais atteindre la porte quand une oscillation violente me jeta contre la muraille. Ayant repris mon aplomb, je parvins enfin sur l’escalier où j’entendis le sinistre et bizarre carillon des sonnettes tintant toutes seules comme si un affolement les eût saisies ou comme si, servantes fidèles, elles appelaient désespérément les dormeurs pour les prévenir du danger.

Mon domestique descendait en courant l’autre étage, ne comprenant pas ce qui arrivait et me croyant écrasé sous le plafond de ma chambre tant les craquements avaient été forts. Cependant la convulsion cessait quand tout le monde enfin gagna le vestibule et sortit dans le jardin. Il était six heures, le jour naissait rose et doux, sans un souffle d’air, si pur, si calme ! Cette absolue tranquillité du ciel, pendant ce bouleversement épouvantable, était tellement saisissante, tellement imprévue, qu’elle me surprit et m’émut davantage que la catastrophe elle-même.

Cette aurore charmante prenait pour nous quelque chose d’exaspérant, de révoltant, de cynique.

Mais je rentrai pour chercher des vêtements, des couvertures et de l’argent pour le cas, assez vraisemblable, où l’accident se renouvellerait et nous forcerait à quitter la maison, en admettant même que la maison résistât à une seconde secousse.

Je prenais des manteaux dans une armoire quand j’entendis de nouveau le singulier bruit qui m’avait saisi, sans que je l’eusse compris, lors du premier ébranlement de la terre ; et le battant de l’armoire vint me frapper la figure.

On a dit, on a écrit que le phénomène était accompagné d’une rumeur semblable à un violent souffle de mistral. Cette affirmation, que je n’oserais pas nier, devrait être vérifiée avec soin. Ce bruit bizarre, si particulier que je le reconnaîtrais toujours, m’a paru provenir uniquement de la trépidation des murailles et des meubles, des murailles surtout, secouées jusque dans les fondations, et des poutres ballottées, et des tuiles soulevées, des ciments brisés, des pierres disjointes et heurtées, de toute la dislocation du bâtiment entier.

Les personnes qui se trouvaient dehors n’ont point entendu ce bruit, ce qui me paraît assez concluant.

Nous revoilà donc dans le jardin, forcés de contempler l’aurore.

De la villa, on voit tout le golfe de Nice, et tout le cap d’Antibes. Les côtes se déroulent jusque bien au-delà de la frontière d’Italie, baignées par la mer toute bleue. Le long des plages, les villages blancs ont l’air, de loin, de si loin, d’œufs d’oiseau pondus sur les sables ; puis la montagne s’élève portant encore, de place en place, sur un pic, une petite ville ou un hameau. Et sur tout cela s’étend l’immense cime neigeuse des Alpes avec ses sommets pointus, éclatants et tout roses à cet instant, d’un rose aveuglant sous l’aurore.

On a écrit encore qu’au moment de la catastrophe le ciel paraissait en feu ! C’était tout simplement un admirable lever de soleil qui n’a pu surprendre et épouvanter que les gens peu accoutumés à sortir si tôt de leur lit.

Mais tout paraît calmé ; et la tranquillité de la matinée nous rassure au point que chacun rentre dans sa chambre. Je me jette, tout habillé, sur mon lit.

Deux heures se passent sans que rien ne trouble notre repos, et notre confiance revenue, quand soudain je crois sentir une agitation presque imperceptible du sol. Rien ne semble remuer pourtant, mais on dirait un frisson de la terre, un frisson profond, continu, qui va devenir un tremblement tout à l’heure. Je me lève aussitôt et j’appelle. Les murs craquent de nouveau avec le bruit étrange et sinistre dont j’ai parlé. Nous subissons une troisième secousse plus courte et moins forte que les autres.


Depuis ce moment, le sol est sans cesse vibrant. Il ne palpite pas, il semble seulement agité d’un presque insaisissable grelottement. Cela cesse parfois pendant plusieurs heures, puis soudain la légère trépidation recommence, dure une minute ou un quart d’heure, cesse de nouveau, et la terre redevient tout à fait stable sous nos pieds. On dirait, en vérité, le frémissement d’une locomotive au repos, dont les flancs sont chargés de vapeur qui n’a point d’issue pour fuir.

Plusieurs secousses très perceptibles nous ont encore soulevés d’ailleurs : trois dans la nuit qui suivit la catastrophe, une dans le jour, et deux dans la nuit d’après. Aujourd’hui, rien ; mais le sol n’a point fini de grelotter. Nous attendons. A Antibes, un autre phénomène, signalé aussi sur plusieurs points de la côte, a accompagné le mouvement de la terre.

Quelques instants après la première secousse, la mer s’est brusquement retirée, laissant à sec des bateaux de pêche et des poissons sur le sable. Les petites sardines frétillaient, un gros congre rampait en fuyant, mais on ne songeait guère à le poursuivre. Puis, un flot haut de deux mètres, plutôt un soulèvement qu’une vague, est venu couvrir la plage et la mer enfin a repris son niveau.

Plusieurs pêcheurs affirment avoir distingué, non loin de la côte, des remous et des tourbillons ; mais d’autres le nient et le fait paraît très douteux.

Il semble que ce phénomène bizarre laisse en nous une émotion très spéciale qui n’est point la peur connue dans les accidents, mais la sensation aiguë de l’impuissance humaine et de l’instabilité. Contre la guerre, il y a la force ; contre la tempête, il y a l’adresse ; contre la maladie, il y a le remède et le médecin, efficaces ou non. Contre le tremblement de terre il n’y a rien ; et cette certitude entre en nous bien plus par le fait lui-même que par le raisonnement.

Le refuge de tout homme qui souffre, de tout homme menacé, c’est son toit, c’est son lit. Or, dans ces crises de la terre, rien n’est plus redoutable que le lit et que le toit. Alors l’impossibilité de rentrer chez soi fait de l’homme une bête errante, perdue, affolée, qui s’enfuit, et qui porte en elle une angoisse nouvelle et imprévue, celle du civilisé forcé de camper comme l’Arabe.

Et puis, pour tous les gens de Nice que j’ai rencontrés, cherchant refuge autour de la ville d’Antibes où aucune maison n’est tombée, il semble que l’émotion ait été accrue par la curieuse coïncidence de l’effrayant sinistre fermant le carnaval. Ils avaient vu des masques tout le jour d’avant ; ils s’étaient couchés et endormis avec ces visages, ces grimaces, ces figures grotesques dans les yeux ; et voilà qu’ils s’éveillent au milieu d’une ville croulante et d’un peuple fou d’épouvante.

Et ce contraste a dû en effet frapper leurs âmes étrangement, y produire un travail mystérieux qui servirait dans un siècle de foi à consolider une religion, car je sens moi-même que ma lecture du soir, précédant de quelques minutes le sommeil, cette histoire d’un soldat, Pœuf, qui a tué son supérieur par jalousie, reste et restera liée en mon esprit à l’émotion du tremblement de terre. Chaque fois que ma pensée retourne à l’accident, le souvenir du roman me revient plus vif que celui d’aucune autre lecture, et les faits qui y sont racontés se mêlent, malgré moi, aux faits réels de la nuit.

Pêcheuses et guerrières
(Gil Blas, 15 mars 1887)

La mer n’a jamais eu tant d’amis et tant de poètes. Ceux d’autrefois lui adressaient par moments, des vers, ou des compliments, ou des gentillesses, mais ils ne semblaient point l’aimer avec la passion profonde que lui ont vouée ceux d’aujourd’hui.

Richepin l’a couverte de rimes étincelantes comme ses flots brisés sous le soleil, sonores comme ses vagues abattues sur les plages, légères comme l’écume qui danse sous la brise, souples comme la houle onduleuse et fuyante.

Loti, cette sirène, semble une voix sortie des profondeurs bleues, vertes, grises des océans impénétrables, une voix qui chante les choses inconnues, les beautés inexplorées, les grâces inaperçues, et le mystère surtout, le mystère sacré de la mer.

Bonnetain la raconte avec son talent précis et coloré, en homme qu’elle a longtemps bercé, et qui l’a longtemps regardée avec ses yeux d’artiste.

Un débutant, tout jeune encore, Pierre Maël, l’aime déjà d’un amour si vif qu’il lui consacrera tous ses livres, comme un prêtre consacre à son Dieu tous ses jours.

Et tu as exprimé, toi, ses coquetteries les plus subtiles, ses charmes les plus féminins, toute la délicatesse de ses nuances, toute la séduction infinie de ses mouvements, son ensorcelante et changeante beauté.

La lettre où tu m’annonçais la prochaine apparition de ton livre, la réunion de ces éclatants et si délicats portraits de la Grande Bleue, m’a surpris comme j’allais m’embarquer sur elle pour un petit voyage à Saint-Tropez.

Elle était vraiment la Grande Bleue, ce jour-là, notre amie, immobile, à peine ridée par un souffle imperceptible qui la rendait plus bleue encore, en faisant courir sur sa chair d’azur le frisson léger des étoffes moirées.

Je me rappelais les pages où tu parlais d’elle avec des mots si vrais, et je regardais s’éloigner la ville d’Amibes, que les flots entourent, caressant par les jours calmes et battant par les jours de vent les lourdes murailles de Vauban que dominent les vieilles maisons grises et les deux tours carrées debout dans le ciel comme deux cornes de pierre.

Et mêlés au souvenir de tes évocations artistes, des souvenirs d’enfance m’assaillaient ; car j’ai grandi sur le rivage de la mer, moi, de la mer grise et froide du Nord, dans une petite ville de pêche toujours battue par le vent, par la pluie et les embruns, et toujours pleine d’odeur de poisson, de poisson frais jeté sur les quais, dont les écailles luisaient sur les pavés des rues, et de poisson salé roulé dans les barils, et de poisson séché dans les maisons brunes coiffées de cheminées de briques dont la fumée portait au loin, sur la campagne, des odeurs fortes de hareng.

3e me rappelais aussi l’odeur des filets séchant le long des portes, l’odeur des saumures dont on fume les terres, l’odeur des varechs quand la marée baisse, tous ces parfums violents des petits ports, parfums rudes et senteurs âcres, mais qui emplissent la poitrine et l’âme de sensations fortes et bonnes. Et je songeais qu’après avoir dit à la mer toutes les tendresses que ton cœur lui garde, tu devrais maintenant, en suivant les côtes, de Dunkerque à Biarritz, et de Port-Vendres à Menton, parcourir le long et joli chapelet des villes marines, sur les rivages de France.

Il en est quelques-unes de ces petites cités que j’aime d’une façon spéciale, parce qu’elles sont vraiment les filles de la mer. Les grandes, les commerçantes : Marseille, Bordeaux, Saint-Nazaire ou Le Havre, me laissent indifférent. L’homme les a faites ; elles sont bruyantes, vénales, agitées, et, comme les parvenus qui ne fréquentent seulement que les gens riches ou illustres, elles n’ont d’attention que pour les immenses paquebots ou les énormes navires chargés de marchandises précieuses.

Je méprise les villes militaires dont les ports sont pleins de monstres, de cuirassés pareils à des montagnes de fer, gibbeux, ventrus, couverts d’excroissances, de verrues d’acier et de tours épaisses. On y voit aussi des torpilleurs minces, serpents de mer disgracieux et trop longs, et des navigateurs en uniformes, spécialistes de la guerre marine à vapeur.

Mais comme j’aime la petite ville poussée dans l’eau et qui sent la mer à plein nez, qui vit de la mer, qui s’y baigne et qui se battit aux temps fameux des marins épiques comme aucune ville ne s’est battue dans les poèmes antiques ! Connais-tu Dunkerque, où naquirent Jean Bart et tant de corsaires plus héroïques que les héros de l’Iliade ?

Connais-tu Dieppe, patrie de Duquesne et de ce pilote Bouzard, qui sauva tant de navires et de naufragés, qu’une statue lui fut élevée ?

Sait-on assez l’histoire de cet autre Dieppois qui s’appelait Ango ? Des Portugais ayant capturé un de ses navires, ce simple armateur équipa une flotte à ses frais, bloqua Lisbonne, poursuivit jusqu’aux Indes les escadres portugaises, et ne cessa les hostilités qu’après avoir vu un ambassadeur venir en France lui demander la paix. Est-il beau, ce commencement du XVIe siècle ?

Et Saint-Malo sur son rocher, Saint-Malo, cette reine de la Manche, avec ses tours « Solidor » et « Qui-qu’engrogne », et son peuple de Malouins, les premiers marins du monde ? Elle vit naître Duguay-Trouin et le légendaire Surcouf, et Labourdonnais, et Jacques Cartier, et aussi Maupertuis, La Mettrie, Broussais, Lamennais et Chateaubriand. Voilà-t-il pas la plus belle et la plus féconde des humbles filles de la mer, qui, sous la caresse des flots, enfante de pareils hommes pour la patrie ?

Et La Rochelle la calviniste, dont les fils, moins célèbres peut-être que ceux de ses sueurs bretonnes et normandes, ne furent pas moins braves ? La connais-tu, la ville aux rues tortueuses, bordées d’arcades basses, au port fermé par deux tours antiques et jolies, et qui garde, souvenir de luttes admirables, là-bas, dans l’eau, à peine visible, sa digue immense, collier de pierre avec lequel l’étrangla Richelieu ?

Je songeais au charmant livre qu’on pourrait écrire sur ces villes !.. Et les murailles d’Antibes s’enfonçaient peu à peu dans l’eau bleue, tandis que, de l’autre côté du golfe, au-dessus de Nice, pareille de si loin à un peu d’écume blanche sur le rivage, se dressait la grande chaîne des Alpes, vertes d’abord, puis portant sur leurs cimes dentelées un immense manteau de neige.

Sur cette côte du Midi, je n’en connais que deux, de ces petites pêcheuses, autrefois guerrières, si nombreuses dans le Nord. C’est d’abord celle que je quitte, Antibes, enfermée, bloquée, étreinte en sa double enceinte de murs énormes, construits par Vauban. Elle est dans l’eau tout à fait, sur une pointe qui forme presque une île, et on voit, par les jours clairs, sur le petit port, chauffant au soleil leurs vieux membres, le peuple lent des anciens matelots assis côte à côte et parlant, par moments, des navigations passées. Leurs visages sont fendus par les rides comme les bois anciens sous le soleil et les pluies, tannés et bruns comme les poissons séchés au four, et grimaçants, déformés par l’âge.

Devant eux passe, boitant sur une canne, l’ancien capitaine au long cours qui commanda les Trois-Sœurs, ou les Trois-Frères, ou la Marie-Louise, ou la Jeune-Clémentine.

Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent à l’appel, d’une litanie de « Bonjour, capitaine », modulée sur des tons différents. Et il les remercie d’un geste de la main.

Jamais la curiosité ne m’était venue de connaître le passé de la ville. Je descendis dans le salon de mon bateau pour y chercher le guide Sarty, auquel collabora le père de M. Victorien Sardou, un aimable et éminent chercheur qui sait à fond l’histoire de cette côte.

J’y appris que, fondée par les Phocéens de Marseille, Antibes fut baptisée par eux Antipolis, puis devint, sous les Romains, une ville municipale jouissant du droit de cité romaine.

Puis, elle fut achetée, vendue et revendue par les papes, par les Grimaldi de Monaco, par Henri IV, prise et reprise par le connétable de Bourbon, par André Doria, par Charles-Emmanuel, duc de Savoie, par le duc d’Épernon.

Mais depuis que Vauban l’a fortifiée, elle résista aux Impériaux et aux Piémontais, en 1707 et en 1746, bien que bombardée pendant vingt-neuf jours.

En 1815 enfin, sans garnison, elle se défendit seule et échappa aux Autrichiens qui avaient détrôné Murat.

Cependant, j’avais atteint la pleine mer, doublé le cap de la Garoupe, et j’apercevais maintenant le golfe Juan, où l’escadre cuirassée était à l’ancre, puis les îles de Lérins, toutes plates sur la mer, masquant Cannes et le golfe de la Napoule, puis, au-dessus d’elles, les sommets bizarres de l’Esterel.

Je passai prés de la balise des Moines, devant le vieux château debout, les pieds dans la vague, à l’extrémité de l’île Saint-Honorat, et qui fut si souvent pris et pillé par les pirates, les seigneurs des environs, les Sarrasins, et repris toujours par ses maîtres légitimes, les moines. Puis, ayant traversé tout le golfe de Cannes, longé les côtes rouges et abruptes de l’Estérel, que terminent le cap Roux et le Dramond, aperçu au loin Saint-Raphaël, j’arrivai à la nuit tombante à l’entrée de l’admirable golfe de Grimaud, devant le port de Saint-Tropez.

Loin du monde, séparée de la France par ces montagnes sauvages, sans villages et sans routes, qu’on nomme les montagnes des Maures, n’ayant de rapport avec les terres habitées que par une diligence antique et un petit bateau à vapeur qui reste au port les jours de mauvais temps, Saint-Tropez est, certes, la plus curieuse des petites villes marines du Midi. Une route, depuis deux ans, la liait à Saint-Raphaël. La mer a détruit cette route. Et nous sommes ici dans un pays bizarre, plein des souvenirs des Maures qui l’occupèrent longtemps et bâtirent presque tous les villages sur les sommets côtoyant la mer ; car, dans le centre des montagnes, on ne trouve rien, ni hameaux, ni fermes, rien que des huttes isolées et une ruine d’une morne beauté, la Chartreuse de la Verne.

Saint-Tropez, la première pêcheuse de ces côtes, assise au bord du golfe dont l’antique tour de Grimaud ferme le fond, montre avec orgueil sur son quai la statue du bailli de Suffren. Elle se battit contre les Sarrasins, le duc d’Anjou, les corsaires barbaresques, le connétable de Bourbon, Charles Quint, le duc de Savoie et le duc d’Épernon.

En 1637, les habitants, sans aucune aide, repoussèrent une flotte espagnole, et chaque année se renouvelle, avec une ardeur surprenante, le simulacre de cette défense qui emplit la ville de bousculades et de clameurs, et rappelle étrangement les grands divertissements populaires du Moyen Age.

En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée contre elle.

Aujourd’hui elle pêche ! Elle pêche des thons, des sardines, des loups, des langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et nourrit, à elle seule, une partie de la côte.

Tu la connais bien, d’ailleurs, cette petite cité provençale, car nous y sommes restés ensemble quelques jours, autrefois.

Viens avec moi suivre ce rivage, de port en port, de baie en baie, et peut-être te décideras-tu à l’écrire, ce livre que tu ferais si bien sur les Petites Filles de la Mer.

Loi morale
(Gil Blas, 29 juin 1887)

Depuis quinze jours, un grand mouvement d’indignation s’est produit dans la presse et dans le public, au sujet du départ d’une dame touchant à la trentaine, ayant passé déjà par les formalités, sinon par les émotions du mariage, montée dans un fiacre aux Champs-Élysées, après avoir fermé elle-même son ombrelle, dit-on, et disparue en compagnie d’un monsieur qui lui tenait ouverte la portière.

Dans toutes les villes que cette dame a traversées, elle a eu soin de prévenir les magistrats qu’elle voyageait librement, dans le seul but de contracter mariage avec son compagnon, et elle ajoutait avec émotion le vieux mot classique : « Je l’aime. » Pourquoi s’étonner outre mesure de cette légère modification apportée aux coutumes existantes ? On commence ordinairement par la mairie, et on finit par le voyage ; ceux-ci commencent par le voyage, pour finir par la mairie. N’est-ce pas leur droit ?

Cette dame est très majeure, très libre et très riche. Pourquoi veut-on l’empêcher de se promener avec qui bon lui semble ? Si on faisait autant de tapage pour tous ceux qui arrêtent un fiacre sur la voie publique, et montent dedans sans être encore mariés et sans que leur acte de naissance porte exactement les mêmes indications, titres et particules que leurs cartes de visite, la justice et la presse auraient beaucoup à faire.

Cette pauvre femme, une fois déjà, semble avoir été déçue par les qualités essentielles de son premier mari. Plaise au ciel.qu’elle n’ait aujourd’hui de désillusion que sur les titres et qualités honorifiques du second.

Ces voyageurs, en somme, semblent peu faits pour retenir l’attention et l’intérêt. La seule question qui ait ému le public là-dedans est assurément la question des gros sous. Du moment qu’il n’y a point de séquestration et de violence, la justice n’a rien à voir là-dedans. Seule la morale, la pauvre morale pourrait crier, car elle n’a ni glaive, ni prison, ni guillotine à sa disposition, la morale, la pauvre morale, elle n’a que sa voix, sa voix si enrouée, si fatiguée, si usée, qu’on ne l’entend plus, plus du tout.

En vérité, si la justice veut mettre le nez dans les jeux de l’amour et de l’argent, et cesser de faire la morte en cette partie, elle pourrait nous donner un spectacle en même temps très édifiant et très gai.

Ses rapports avec la morale sont fort restreints et fort larges. La morale, de temps en temps, donne quelques conseils dont la justice tient ou ne tient pas compte, et c’est tout. Or, il est un point très délicat à toucher, et sur lequel, par hasard, par un extraordinaire accord d’opinion, tous les honnêtes gens s’entendent. Ce point, signalé sans cesse par la pauvre morale, est demeuré jusqu’ici indifférent à la justice.

Il serait vraiment réconfortant de voir un jeune député, en quête de projets de loi, un jeune et beau député, de ceux qu’on recherche et qu’on aime, monter à la tribune et s’exprimer ainsi :

Messieurs,

Nous voulons faire une République honnête, probe et respectable, n’est-ce pas. Déjà plusieurs de nos ministres se sont efforcés d’épurer nos mœurs. Ai-je besoin de rappeler des exemples connus, etc. ?

Le premier, M. Turquet, a tenté de donner aux artistes dévoyés une notion plus saine de l’art, de leur faire remplacer les cuisses nues des femmes par des culottes de troupier et les poitrines fermes et bombées par des canons braqués pour la défense de la patrie.

Plus tard, M. Goblet a purifié les champs de courses.

Il nous reste à nettoyer l’Amour.

Nous avons tous les jours sous les yeux, messieurs, d’épouvantables exemples. Je ne veux point parler de la prostitution de la rue. Celle-là est légitime. Plaignons seulement les pauvres filles qui se donnent pour un morceau de pain.

Quand un homme écoute sur le boulevard la prostituée qui le sollicite, c’est le mâle qui suit la femelle, femelle publique, souillée, immonde ; mais il la suit parce qu’il est mâle, il la suit pour obéir à une loi instinctive, irrésistible, dont la nature semble nous avoir dicté les principes.

C’est de ces principes que devrait s’inspirer notre Code pour réglementer l’amour, qu’il soit libre ou légal.

Il ne se passe point de mois sans que nous assistions su scandale d’un vieillard usé mais riche, épousant, c’est-à-dire achetant, une jeune fille, une enfant à peine femme encore, à quelque famille honorable et vénale.

Or, si l’homme qui monte au logis d’une fille publique la suit parce qu’il sent en lui la force du mâle, le vieux bourgeois épuisé, le vieux bourgeois ravagé de désirs honteux et séniles, dont la bourse seule est restée valide, qui achète une innocente, la paye aux parents devant le notaire, l’emmène avec permission du prêtre et du maire, fait cela, au contraire, parce qu’il n’est plus mâle, parce qu’il espère on ne-sait quel réveil répugnant au contact de cette petite vierge.

Regardez maintenant la vieille femme, plus abominable encore, qui achète un homme, amant ou mari.

Vous envoyez aux travaux forcés celui qui abuse d’un enfant avant l’âge fixé par la loi sur les indications de la nature.

Pourquoi ne punissez-vous pas de la même peine le misérable qui cède aux sollicitations d’une vieille dépravée, après l’âge qu’indique aussi la nature, pour la continuation de notre espèce ?

Je ne vois pas, en effet, messieurs, en quoi il est plus coupable de commencer trop tôt que de finir trop tard.

Ai-je besoin de vous rappeler que nous assistons tous les jours, du haut en bas de l’échelle sociale, à cette chasse impudique, atroce, monstrueuse, des jeunes par les vieux, que nous rencontrons partout, dans les salons, dans la rue, la vieille femme blanche et ridée avec le jeune amant qu’elle paye et entretient, le vieillard avec la jeune maîtresse qu’il montre et promène orgueilleusement, le vieillard avec la jeune épouse que convoite déjà la meute des futurs amants.

S’il est pourtant une chose anormale, condamnable, odieuse, c’est cette possession du jeune être qui naît à la vie, par le vieil être que la mort étreint déjà. La pensée seule de ces contacts soulève le cœur de dégoût.

Quoi de plus honteux que ces dernières secousses de passion dans la chair sénile, flasque et fanée.

Je demande donc, messieurs, une loi qui satisfasse en même temps la morale et la nature, qui interdise les unions disproportionnées.

Fixez le nombre maximum d’années qui doit séparer le mari de la femme.

Interdisez aux vieillards d’épouser des jeunes filles, aux vieilles femmes de prendre des maris sensiblement plus jeunes qu’elles.

Établissez un service des mœurs qui surveille les unions libres. Enfin, messieurs, fixez une limite d’âge pour l’amour. Quand un militaire, général ou capitaine, a fini son temps, vous lui fermez impitoyablement la carrière sans vous informer s’il est encore capable de monter à cheval ou de manier un sabre.

Sa présence dans les rangs serait-elle plus nuisible à fermée que ne sont dangereux pour l’espèce tout entière les efforts d’amour des vieillards quelquefois prolifiques ?

Enfin, messieurs, des dispenses pourraient être accordées par un conseil de santé, pour les cas exceptionnels.

Le législateur, en outre, s’inspirant de l’esprit de la loi future, pourrait imaginer une pénalité redoutable de scandale pour mettre à l’abri les jeunes députés, les jeunes ministres et en général tous les hommes publics des attaques, des poursuites, des provocations éhontées, du troupeau d’antiques Messalines qui cherche sa proie à travers Paris.

Sicut leo rugiens quœrens quem devoret. […]

Le député qui parlerait ainsi n’aurait, certes, aucune chance d’être écouté, et pourtant sa requête ne serait pas, dans le fond, aussi ridicule que dans la forme.

En l’air
(Le Figaro, 9 juillet 1887)

M. Guy de Maupassant a fait hier une ascension sur le ballon le Horla, un grand aérostat, de 1000 mètres.

Le départ a eu lieu à 9 h 20 du soir, à l’usine à gaz de la Villette, rue d’Aubervilliers.

MM. Paul Bessand, Eugène Beer, M. Jovis et le lieutenant Mallet faisaient partie du voyage.

Voici l’article que nous envoie M. de Maupassant sur l’aérostat qui l’a emporté.


Soixante-neuf, boulevard de Clichy, on lit sur la porte : Union aéronautique de France ; et un public nombreux regarde un très ingénieux baromètre encastré dans le mur et indiquant, par de grands triangles de couleurs diverses, le temps probable du lendemain.

Nous entrons et nous demandons le directeur de la Société, M. le capitaine Jovis. C’est un Méridional, actif, énergique, souple et fort comme il faut l’être pour pratiquer ce sport dangereux, et qui va faire, avec le Horla, sa deux cent quatorzième ascension.

Le Comité de l’Union aéronautique m’ayant fait l’honneur de donner au dernier-né de ses ballons le nom de mon dernier livre, et de m’offrir le parrainage, je vais prendre des nouvelles de mon filleul et assister, pendant quelques instants, au travail de sa confection.

Le directeur, M. Jovis, me montre d’abord son baromètre et développe l’idée très intéressante d’établir à son observatoire de Montmartre un système de ballons pour le jour et de feux électriques pour le soir, fournissant aux Parisiens, rien que par la couleur des ballons ou des rayons, des renseignements aussi exacts que possible sur le temps probable du lendemain, comme on donne l’heure avec les horloges pneumatiques.

Que de projets on pourrait faire, avec la presque certitude d’un ciel bleu ; que de rhumes, d’averses et de mécomptes de toutes sortes on éviterait avec une presque certitude de pluie.

Les Américains, qu’il faut toujours consulter quand il s’agit de science pratique, possèdent un service météorologique admirable ; et les renseignements donnés par le New York Herald sont consultés dans le monde entier.

Chez nous, au contraire, la météorologie reste, à proprement parler, dans les nuages. Pour savoir ce qui s’y passe en effet, dans les nuages, il faut y monter, y monter souvent, y monter toujours, observer en se promenant de cirrus en nimbus, de nimbus en stratus, et de stratus en cumulus, noter la formation des orages, la direction des courants superposés, leurs modifications selon les heures et les saisons. En somme, on devient météorologiste dans le ciel, comme on devient marin sur la mer ; et les livres n’y font pas grand-chose. Nos savants, gens calmes, pères de famille, qui ont, dit-on, d’excellentes lunettes pour voir les astres, mais inutiles pour voir tourner le vent, semblent s’en tenir, pour la prévision du temps, au système des cors aux pieds et de la goutte qui remonte. « Tiens, disent-ils, j’ai une douleur dans l’épaule gauche, le baromètre est tombé à soixante-quinze. Nous aurons certainement du mauvais temps. Je vais faire là-dessus une petite note pour l’Académie des sciences. »

Il serait donc fort utile, au point de vue météorologique, qu’une société comme l’Union aéronautique, puisque les hommes officiels restent sur leurs fauteuils, pût exécuter constamment et régulièrement des ascensions.

Mais allons voir le Horla.

Au premier étage, dans un vaste appartement qui sert d’atelier de construction et de musée et où fonctionnent les machines à coudre maniées par les employés de M. Jovis, gît un incroyable amas de bandelettes jaunâtres, minces comme du papier de soie, longues, souples et légères : c’est la peau de notre aérostat.

M. Mallet, lieutenant du capitaine Jovis, en a tracé les épures, dirigé la mise en train, c’est-à-dire le découpage, et maintenant il en surveille la couture ; une couture fine avec un petit fil blanc si léger. Et c’est cela qui nous portera là-haut !.. Et on entend le bruit mécanique et continu des machines et le frémissement de la souple étoffe.

Tout autour de la pièce des tableaux représentant des ballons dans le ciel ; et M. Jovis nous raconte des ascensions. Il en a fait d’admirables, entre autres sa traversée de la Méditerranée, aller et retour, dans l’Albatros.

Par deux fois, cette navigation aérienne a failli devenir tragique. Quelques heures après le départ, en pleine nuit, l’aérostat, ayant épuisé tout son lest, commença à descendre vers la mer d’une façon très inquiétante. Comme la rapidité de la chute s’accélérait sans cesse en vertu de la force acquise, le capitaine, en présence du danger imminent, eut une idée fort ingénieuse, celle de couper et de laisser pendre, sous l’aérostat, trois câbles de longueur inégale, un de deux cents mètres, un de cent, et un de cinquante.

Dès que le premier toucha la mer, le ballon soulagé diminua la vitesse de sa descente ; le second l’arrêta presque, et, quand le troisième rencontra l’eau, l’Albatros enfin recouvra sa force ascensionnelle et se remit à monter.

Et cette manœuvre dura toute la nuit.

La pleine lune d’un ciel d’Orient éclairait l’eau sans horizon sur laquelle couraient les trois voyageurs portés à travers le ciel par un peu de gaz enfermé dans une toile.

Soudain on aperçut la terre, c’était la pointe de la Corse à l’entrée des bouches de Bonifacio, et dans le rayon de lune, dans la route de lumière tombée de l’astre sur la mer, un navire, un brick qui s’en allait doucement, comme ensommeillé dans cette ombre claire et douce.

L’homme de quart aperçut dans le ciel, au-dessus de lui, l’énorme aérostat qui passait, pareil à quelque bête de l’air, inconnue et fantastique, et il poussa des cris.

L’équipage réveillé accourut sur le pont, c’étaient des Italiens qui acclamèrent leurs frères voyageurs, leur jetant à pleine voix des « bon voyage », et des « bonne chance ».

Et les trois hommes du ballon, penchés hors de la nacelle, répondaient à ces clameurs amies, puis ils laissèrent au loin le brick, pour se perdre de nouveau sur la mer.

Au retour, la nacelle finit par traîner dans les vagues, emportée à la vitesse fantastique de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Les aéronautes se jugeaient à peu près perdus quand le soleil se leva, dilata le gaz et fit bondir l’Albatros à plus de trois mille mètres dans le ciel. Il tourna sur Gênes et revint vers l’Italie ; mais il n’avait plus ni lest, ni ancres, rien pour le diriger, rien pour l’arrêter, rien pour le manœuvrer.

Tout à coup M. Jovis aperçut quelque chose de vert, une forêt, qui, de là-haut, ressemblait à un champ de choux. Ses deux compagnons, alors, sur son ordre, se pendirent à la corde de la soupape et l’aérostat tomba comme une pierre et la nacelle entra dans l’océan des arbres, crevant les feuillages, brisant des branches énormes, et elle demeura immobile, arrêtée, encore suspendue, mais saisie, tenue par tous ces branchages refermés sur elle, tandis que le ballon, énorme et flasque, semblait palpiter, se débattre, se noyer dans les sommets bruissants des grands arbres.

Ils étaient tombés dans les Apennins. Au mois d’octobre prochain, M. le capitaine Jovis a l’intention de tenter la traversée de l’océan, de New York en Europe, avec un aérostat de 8 000 mètres.

Il compte profiter pour ce voyage d’une des perturbations atmosphériques bien observées et annoncées par les savants américains. En se lançant dans la bourrasque dont la marche est prévue d’une façon presque certaine, grâce à l’admirable bureau de renseignements du New York Herald, les aéronautes pensent et espèrent arriver en Europe en cinquante heures au maximum. Bonne chance à ces hardis oiseaux.


Que de choses encore nous raconte le capitaine avec sa verve exubérante de Méridional, sa visite à un petit nuage noir, aperçu très loin, très haut, pendant une ascension et qui n’était autre chose que le laboratoire, ou plutôt que l’œuf d’un orage. En une seconde, l’aérostat fut couvert de glace dès qu’il eut pénétré dans cette nuée en travail, et il fallut jeter le lest à deux mains pour n’être pas précipité du ciel, comme Phaéton jadis.

Voici dans un coin des ateliers une petite porte, c’est le poste des pigeons voyageurs. On les garde là, dans une pièce ouvrant sur les toits. A chaque ascension on en prend un, et dès que le ballon a touché terre, on lâche la bête en lui attachant aux ailes une dépêche.

L’oiseau revient aussitôt vers sa maison où il pénètre par une trappe à bascule ; et cette trappe, en se refermant, fait sonner un timbre électrique qui annonce la rentrée du messager.

Voici des échantillons de cordages, d’ancres automatiques, de tous les engins utilisés dans la navigation aérienne. On nous montre un vernis nouveau, imperméable, qui augmente la souplesse et la résistance des tissus au lieu de les brûler, comme font les anciens vernis employés jusqu’à ce jour. Mais ce qu’il faut admirer de véritablement surprenant, ce sont les photographies instantanées faites à 2000 et 2500 mètres de hauteur et donnant, avec une netteté parfaite, toute la topographie d’un pays.

Puis-je commettre une indiscrétion ? L’éminent géographe M. Liénard prépare avec M. Jovis une des attractions futures et certaines de l’Exposition universelle. De la nacelle d’un ballon, élevée seulement de douze mètres au-dessus du sol, on pourra voir sous ses pieds Paris, avec tous ses monuments, ses rues, ses environs, et le cœur même de la France jusqu’à la mer, jusqu’au Havre, car l’effet d’optique de cet étonnant panorama en relief, d’une exactitude absolue, sera obtenu d’une hauteur fictive de 2 500 mètres.

En terminant, lisons seulement un article des statuts de cette Société qui a pour président M. Delpont, et qui compte parmi ses membres fondateurs décédés (je ne veux parier que des morts) Gambetta, Victor Hugo, Dupuy de Lôme, Henry Gifard, le général Farre, le vice-amiral Gougeard et Paul Bert.

Lisons, dis-je, l’article 3 de ses statuts :

« L’Union aéronautique de France, avec son matériel et son personnel, se tient constamment, à toute réquisition, à la disposition de l’État et en particulier du Ministère de la guerre, pour toutes missions ou études qui paraîtraient nécessaires. »

De Paris à Heyst
(Le Figaro, 16 juillet 1887)

J’avais reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici :

« Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des manœuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l’usine à partir de cinq heures.

JOVIS. »

A cinq heures précises, j’entrais à l’usine à gaz de la Villette. On dirait les ruines colossales d’une ville de cyclopes. D’énormes et sombres avenues s’ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l’un derrière l’autre, pareils à des colonnes monstrueuses, tronquées, inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque effrayant édifice de fer.

Dans la cour d’entrée, gît le ballon, une grande galette de toile jaune, aplatie à terre, sous un filet. On appelle cela la mise en épervier ; et il a l’air, en effet, d’un vaste poisson pris et mort.

Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine qui porte sur son flanc, en lettres d’or, dans une plaque d’acajou : Le Horla.

On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent tous les yeux et tous les esprits. C’est ainsi que la nature elle-même nourrit les êtres jusqu’à leur naissance. La bête qui s’envolera tout à l’heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à mesure que Le Horla grossit, étendent et mettent en place le filet qui le couvre, de façon à ce que la pression soit bien régulière et également répartie sur tous les points.

Cette opération est fort délicate et fort importante ; car la résistance de la toile de coton, si mince, dont est fait l’aérostat, est calculée en raison de l’étendue du contact de cette toile avec le filet aux mailles serrées qui portera la nacelle.

Le Horla, d’ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M Jovis, par le personnel actif de la société, et rien au-dehors.

Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu’à la soupape, ces deux choses essentielles de l’aérostation. Il doit rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d’un navire sont impénétrables à l’eau. Les anciens vernis à base d’huile de lin avaient double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu de temps, se déchirait comme du papier.

Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement dès qu’elles avaient été ouvertes et qu’était brisé l’enduit, dit cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine mer et en pleine nuit, a prouvé, l’autre semaine, l’imperfection du vieux système.

On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du vernis principalement, sont d’une valeur inestimable pour l’aérostation.

On en parle d’ailleurs dans la foule, et des hommes, qui semblent être des spécialistes, affirment avec autorité, que nous serons retombés avant les fortifications. Beaucoup d’autres choses encore sont blâmées dans ce ballon d’un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant de bonheur et de succès.

Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures faites pendant le transport ; et on les bouche, selon l’usage, avec des morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé d’obstruction inquiète et émeut le public.

Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s’occupent des derniers détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l’usine à gaz, selon la coutume établie.

Quand nous ressortons, l’aérostat se balance, énorme et transparent, prodigieux fruit d’or, poire fantastique que mûrissent encore, en la couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.

Voici qu’on attache la nacelle, qu’on apporte les baromètres, la sirène que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi, et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.

Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs reprises l’en éloigner pour éviter un accident au départ.

Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.

Le lieutenant Mallet grimpe d’abord dans le filet aérien entre la nacelle et l’aérostat, d’où il surveillera, durant toute la nuit, la marche du Horla à travers le ciel, comme l’officier de quart, debout sur la passerelle, surveille la marche du navire.

M. Étienne Beer monte ensuite, pais M. Paul Bessand, puis M, Patrice Eyriès, et puis moi.

Mais l’aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous devons entreprendre, et M Eyriès doit, non sans grand regret, quitter sa place.

M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort galants, les dames de s’écarter un peu, car il craint, en s’élevant, de jeter du sable sur leurs chapeaux ; puis il commande : « Lâchez-tout ! » et, tranchant d’un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au Horla sa liberté.

En une seconde nous sommes partis. On ne sent rien ; on flotte, on monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne les entendons presque plus ; nous ne les voyons qu’à peine. Nous sommes déjà si loin ! Si haut ! Quoi ! Nous venons de quitter ces gens là-bas ? Est-ce possible ? Sous nous maintenant, Paris s’étale, une plaque sombre bleuâtre, hachée par les rues, et d’où s’élancent de place en place, des dômes, des tours, des flèches ; puis, tout autour, la plaine, la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu des champs verts, d’un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs.

La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on n’aperçoit ni la tête ni la queue ; elle vient de là-bas, elle s’en va là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l’air d’une immense cuvette de prés et de forêts qu’enferme à l’horizon une montagne basse, lointaine et circulaire.

Le soleil qu’on n’apercevait plus d’en bas reparaît pour nous, comme s’il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s’allume dans cette clarté ; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent. M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de papier à cigarettes et dit tranquillement : « Nous montons, nous montons toujours », tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte les mains en répétant : « Hein ? Ce vernis, hein ! Ce vernis. »

On ne peut, en effet, apprécier les montées et les descentes qu’en jetant de temps en temps une feuille de papier à cigarettes. Si ce papier, qui demeure, en réalité, suspendu dans l’air, semble tomber comme une pierre, c’est que le ballon monte ; s’il semble au contraire s’envoler au ciel, c’est que le ballon descend.

Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l’air d’une carte de géographie peinte, d’un plan démesuré de province. Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes, le claquement des fouets, le « hue » des charretiers, le roulement et le sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec le plus d’acuité.

Des hommes nous appellent ; des locomotives sifflent ; nous répondons avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux, maigres, vraie voix d’être fantastique errant autour du monde.

Des lumières s’allument de place en place, feux isolés dans les fermes chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d’Enghien. Une rivière apparaît : c’est l’Oise. Alors nous discutons pour savoir où nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise ? Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de la Seine et de l’Oise ; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche, n’est-ce pas le haut fourneau de Montataire ?

Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant ; sur la terre, il fait nuit et nous sommes encore dans la lumière, à dix heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs, le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le voient et donnent l’alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer contre nous st gémir, comme ils gémissent à la lune. Les bœufs aussi semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent ; toutes les bêtes effrayées s’émeuvent devant ce monstre aérien qui passe.

Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins, des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l’air, un air léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n’avais respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m’envahit, bien-être du corps et de l’esprit, fait de nonchalance, de repos infini, d’oubli, d’indifférence à tout et de cette sensation nouvelle de traverser l’espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations.

Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d’araignée, dit au capitaine Jovis : « Nous descendons, jetez une demi-poignée. » Et le capitaine, qui cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.


Rien n’est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la manœuvre du ballon. C’est un énorme joujou, libre et docile, qui obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant tout, l’esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.

Une pincée de sable, la moitié d’un journal, quelques gouttes d’eau, les os du poulet qu’on vient de manger, jetés au-dehors, le font monter brusquement.

Le fleuve ou le bois qu’on traverse, nous soufflant un air humide et froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il se maintient, et sur les villes il s’élève.

La terre dort maintenant, ou plutôt l’homme dort sur la terre, car les bêtes éveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps le roulement d’un train, nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur les lieux habités nous faisons mugir la sirène : et les paysans affolés dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c’est l’ange du jugement dernier qui passe.

Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe : nous avons rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant son sang invisible par le tuyau d’échappement, qu’on nomme appendice et qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.

Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l’écho de nos trompes ; nous avons déjà passé six cents mètres. On n’y voit pas assez pour consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons toujours, toujours. On ne distingue plus la terre ; des brumes légères nous en séparent ; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.

Mais une lueur naît devant nous, une lueur d’argent qui fait pâlir le ciel ; et soudain, comme si elle s’élevait des profondeurs inconnues de l’horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d’un nuage. Elle semble venue d’en bas, tandis que nous la regardons de très haut, accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se dégage luisante et ronde des nuées qui l’enveloppaient, et elle monte au ciel avec lenteur.

La terre n’est plus, la terre est noyée sous les vapeurs laiteuses qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la lune, dans l’immensité, et la lune a l’air d’un ballon qui voyage en face de nous ; et notre ballon qui reluit a l’air d’une lune plus grosse que l’autre, d’un monde errant au milieu du ciel, au milieu des astres, dans l’étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons plus, nous ne vivons plus ; nous allons, délicieusement inertes, à travers l’espace L’air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée prodigieuse, étrangement alertes, bien qu’immobiles. On ne sent plus la chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on est devenu quelque chose d’inexprimable, des oiseaux qui n’ont pas même la peine de battre de l’aile.

Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées, nous n’avons plus de regrets, de projets, ni d’espérances. Nous regardons nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage fantastique ; rien que la lune et nous dans le ciel ! Nous sommes un monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes ; et ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre et l’ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein jour ; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n’avons à regarder que nous et quelques nuages d’argent qui flottent plus bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis quatorze, puis quinze cents ; et les feuilles de papier de riz tombent toujours autour de nous.

Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s’emballer les aérostats et que le voyage en haut va continuer.

Nous sommes maintenant à deux mille mètres ; nous montons encore à deux mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s’arrête.

Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu’on ne nous réponde point des étoiles.

A présent, nous descendons, très vite, sans nous en douter, M. Mallet crie sans cesse : "Jetez du lest, jetez du lest !" Et le lest qu’on précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la figure, comme s’il remontait, lancé d’en bas vers les astres, tant est rapide notre chute.

Voici la terre !

« Où sommes-nous ? » Cette pointe en l’air a duré plus de deux heures. Il est minuit passe et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé, plein de routes, très peuplé.

Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante, féerique, s’allume et s’éteint, puis elle reparaît, s’efface de nouveau. Jovis, que grise l’espace, s’écrie : « Regardez, regardez ce phénomène de la lune dans l’eau. On ne peut rien voir de plus beau la nuit. »

Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut donner l’idée de l’éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent brusquement ici ou là et s’éteignent tout aussitôt.


Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en même temps à chaque détour du cours d’eau ; mais comme le ballon passe aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.


Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer s’écrie : « Regardez donc ! Qu’est-ce qui court là-bas dans ce champ ? N’est-ce pas un chien ? » Quelque chose court en effet sur le sol avec une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne comprenons pas. Le capitaine riait : « C’est l’ombre de notre ballon, dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons. »

J’entendis distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et comme nous n’avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur l’étoile polaire, que j’ai souvent regardée et consultée du pont de mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers la Belgique.

Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques cris nous répondent, cris de charretier qui s’arrête, cri de buveur attardé. Nous hurlons : "Où sommes-nous ?" Mais le ballon va si vite que jamais l’homme effaré n’a le temps de nous répondre. L’ombre grossie du Horla, large comme une balle d’enfant, fuit devant nous, sur les champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous précédant d’un demi-kilomètre ; et j’écoute à présent, penché hors de la nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.

Je dis au capitaine Jovis : « Comme ça souffle ! »

Il me répond : « Non, ce sont des chutes d’eau sans doute. » J’insiste, sûr de mon oreille qui reconnaît bien, le vent, pour l’avoir entendu si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude ; il a peur d’émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait bien qu’un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond : « Nord. »

Un autre nous jette le même mot.

Et soudain une ville considérable, d’après l’étendue de son gaz, se montre juste devant nous. C’est Lille, peut-être. Comme nous approchons d’elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des pierres précieuses pour les géants.

C’est une briqueterie, paraît-il. En voici d’autres, deux, trois. Les matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats bleus, rouges, jaunes, verts, des reflets de diamants monstrueux, de rubis, d’émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des mugissements de lion apocalyptique ; les hautes cheminées jettent au vent leurs panaches de flammes, et l’on entend des bruits de métal qui roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.

« Où sommes-nous ? »

Une voix, voix de farceur ou d’affolé, nous répond :

— Dans un ballon.

— Où sommes-nous ?

— Lille.

Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers, de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes, gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s’amassent derrière nous, couvrent la lune, tandis qu’à l’Est le ciel s’éclaircit, devient d’un bleu clair avec des reflets rouges. C’est l’aube. Elle grandit vite, nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous nous avec une prodigieuse vitesse ; on n’a pas le temps de regarder, à peine le temps de voir que d’autres prés, d’autres champs, d’autres maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des canards domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, tant ils font de bruit.

Les paysans matineux agitent les bras, nous criant : « Laissez-vous tomber. » Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penches au bord de la nacelle et regardant couler l’univers sous nos pieds.

Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d’en haut. On discute. Est-ce Courtrai ? Est-ce Gand ?

Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu’elle est entourée d’eau, traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord. Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher, le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et rapides, doux et clairs, semblent jaillit pour nous de ce mince toit de pierre frôlé dans notre course errante C’est un bonjour charmant, un bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène dont l’horrible voix résonne par les rues.

C’était Bruges ; mais à peine l’avions-nous perdue de vue, que mon voisin Paul Bessand me demande : « Ne voyez-vous rien sur la droite et devant vous ? On dirait un fleuve. »

Devant nous, en effet, s’étend au loin une ligne lumineuse, sous la clarté de l’aube. Oui, cela a l’air d’un fleuve, d’un immense fleuve, avec des îles dedans.


« Préparons la descente », dit le capitaine. Il fait rentrer dans la nacelle M Mallet toujours perché dans son filet ; puis on serre les baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les secousses.

M. Bessand s’écrie : « Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous sommes à la mer. »

Des brumes nous l’avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à gauche et en face, tandis qu’à notre droite l’Escaut, joint à la Meuse, étendait jusqu’à la mer ses bouches plus vastes qu’un lac.

Il fallait descendre en une minute ou deux.

La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de toile blanche et placée bien en vue afin qu’elle ne soit touchée par personne, fut déroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.

Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivrait notre course folle.

« Tirez ! » cria Jovis.

Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s’inclina. Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.

Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de boulet sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards effarés s’envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.

Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette ; et Le Horla légèrement s’envole par-dessus le toit.

« La soupape ! » crie de nouveau le capitaine.

M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme une flèche.

D’un coup de couteau, l’amarre qui retient l’ancre est coupée, nous la traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.

Voici des arbres.

« Attention ! Cramponnez-vous ! Gare aux têtes ! »

Nous passons encore dessus ; puis une forte secousse nous bouscule. L’ancre a mordu.

« Attention ! Tenez-vous bien ! Soulevez-vous à la force des poignets. Nous allons toucher. »

La nacelle touche en effet. Et puis s’envole de nouveau. Elle retombe encore, rebondit et, enfin, se pose à terre, tandis que le ballon se débat follement, avec des efforts d’agonisant.

Des paysans accouraient, mais n’osaient point approcher. Ils furent longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut mettre pied à terre sans que l’aérostat soit presque complètement dégonflé.

Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient d’étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon d’un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux soufflants.

Avec l’aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter à la gare de Heyst où nous reprenions à huit heures vingt le train pour Paris.

La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin, ne précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et les éclairs aveuglants de l’orage qui nous chassait devant lui.

Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul Ginisty m’avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton, nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour et aller de Paris aux bouches de l’Escaut à travers les airs.

A 8000 mètres
(Le Figaro, 3 août 1887)

Je ne me doutais guère, en racontant tout dernièrement dans ce journal une longue et heureuse traversée aérienne, que j’aurais à m’y occuper de nouveau des ballons quelques jours plus tard.

J’ai accepté avec plaisir la mission d’exposer la dangereuse ascension que va tenter dans quelques jours M. Jovis avec le concours et le patronage du Figaro.

Pour qu’on en comprenne bien la valeur et l’utilité, je dirai d’abord en quelques lignes les tentatives semblables qui ont eu lieu jusqu’ici, ainsi que leurs résultats heureux ou néfastes. Jusqu’ici le ballon a donné lieu à des expériences de deux sortes, expériences relatives à la direction et expériences scientifiques. Je ne parle point des simples promenades d’agrément comme celle que nous venons d’accomplir.

Les expériences relatives à la raréfaction de l’air aux plus grandes hauteurs que l’homme puisse atteindre, et à l’électricité atmosphérique, ont été réellement inaugurées par le Flamand Robertson, ami de Volta.

Le premier, il parvint dans les hautes régions de l’atmosphère, ayant atteint une hauteur de 7400, le 18 juillet 1803. Son ballon sphérique, de 30 pieds 6 pouces de largeur, avait été construit à Meudon pour le service des armées françaises.

Parti de Hambourg à neuf heures du matin, avec un Français, M. Lhoest, le baromètre marquant 28 pouces et le thermomètre Réaumur 16°, Robertson monta si vite et si haut que, dans toutes les rues, chacun croyait l’avoir à son zénith.

A dix heures quinze, le baromètre était à 19 pouces, et le thermomètre à 3 degrés au-dessus de zéro. Se sentant envahi par tous les malaises dus à la raréfaction de l’air, l’aéronaute se hâta de commencer ses expériences et constata « que l’électricité des nuages obtenue trois fois était toujours vitrée ».

Cependant, bien que fort incommodés, ils continuaient à monter, le froid augmentait, leurs oreilles bourdonnaient, leur anxiété devenait intolérable. La douleur qu’ils éprouvaient « avait quelque chose de semblable à celle qu’on ressent lorsqu’on plonge la tête dans l’eau. Nos poitrines paraissaient dilatées et manquaient de ressort, mon pouls était précipité. Celui de M. Lhoest l’était moins. Il avait, ainsi que moi, les lèvres grosses, les yeux saignants, toutes les veines étaient arrondies et se dessinaient en relief sur mes mains. Le froid se portait tellement à la tête qu’il me fit remarquer que son chapeau lui paraissait trop étroit…

« … Le thermomètre descendit à 5 degrés et demi au-dessous de glace, tandis que le baromètre était à 12 pouces 4/100. A peine me trouvai-je dans cette atmosphère que le malaise augmenta ; j’étais dans une apathie morale et physique. Nous pouvions à peine nous défendre d’un assoupissement que nous redoutions comme la mort…

« … C’est dans cet état, peu propre à des expériences délicates, qu’il fallut commencer les observations que je me proposais… »


Les opinions scientifiques émises par Robertson rencontrèrent une vive opposition parmi les savants du monde entier. Or, pour démontrer l’exactitude de ses observations, l’aéronaute, accompagné d’un savant russe représentant l’Académie de Saint-Pétersbourg, M. Zuccharoff, firent à Moscou une nouvelle ascension et renouvelèrent pendant plusieurs heures les expériences de Robertson.

M. Zuccharoff confirma plusieurs des assertions du Flamand, surtout celles relatives à l’affaiblissement graduel de l’action magnétique de la terre.

Mais après cette épreuve nouvelle, la lutte recommença plus violente et plus acharnée parmi les hommes de science. A Paris, les membres de l’Institut se divisèrent en deux camps, qui auraient bien longtemps discuté si Laplace n’avait proposé, au cours d’une séance, de faire de nouvelles expériences.

Biot et Gay-Lussac, professeurs de physique, furent choisis pour cette épreuve.

L’ascension, une des plus célèbres qui aient jamais été faites, eut lieu le 20 août 1804.

« Notre but principal, écrivait quelques jours plus tard Biot dans un rapport à l’Académie des sciences, était d’examiner si la propriété magnétique éprouve quelque diminution appréciable quand on s’éloigne de la terre. Saussure, d’après des expériences faites sur le col du Géant, à 3 435 mètres de hauteur, avait cru y reconnaître un affaiblissement très sensible qu’il évaluait à 1/5. Quelques physiciens avaient même annoncé que cette propriété se perd entièrement quand on s’éloigne de la terre dans un aérostat. […]


Outre cet objet principal dans ce premier voyage, nous nous proposions aussi d’observer l’électricité de l’air, ou plutôt la différence d’électricité des différentes couches atmosphériques. […]


Nous avions aussi projeté de rapporter de l’air puisé à une grande hauteur. […] »

Ils partirent du jardin du Conservatoire des Arts, le 6 fructidor, à dix heures du matin. Le baromètre était à 765 mm (28 po. 31), le thermomètre à 16°5 centigrades et l’hygromètre à 88°8, c’est-à-dire assez près de la plus grande humidité.

Biot raconte ensuite avec une grande netteté et une grande précision les différents incidents de leur magnifique et tranquille voyage, la traversée des nuages, leur admiration pour ce surprenant spectacle. — « Ces nuages vus de haut nous parurent blanchâtres… ils étaient tous exactement à la même élévation ; et leur surface supérieure toute mamelonnée et ondulante nous offrait l’aspect d’une plaine couverte de neige…

« Vers cette élévation (2 723 mètres), nous observâmes les animaux que nous avions emportés. Ils ne paraissaient pas souffrir de la rareté de l’air. Une abeille violette, à qui nous avions donné la liberté, s’envola très vite et nous quitta en bourdonnant. Le thermomètre marquait 13° centigrades. Nous étions très surpris de ne pas éprouver de froid ; au contraire, le soleil nous échauffait fortement. Notre pouls était fort accéléré : celui de M. Gay-Lussac, qui bat ordinairement soixante-deux pulsations par minute, en battait quatre-vingts. Le mien, qui donne ordinairement soixante-dix-neuf pulsations, en donnait cent onze. »

A la suite d’expériences minutieusement décrites, Biot conclut :

« La propriété magnétique n’éprouve aucune diminution appréciable depuis la surface de la terre jusqu’à 4000 mètres de hauteur. Son action dans ces limites se manifeste constamment par les mêmes effets et suivant les mêmes lois. […]

A 3400 mètres de hauteur, nous donnâmes la liberté à un petit oiseau que l’on nomme un verdier ; il s’envola aussitôt, mais revint presque à l’instant se poser dans nos cordages ; ensuite, prenant de nouveau son vol, il se précipita vers la terre en décrivant une ligne tortueuse peu différente de la verticale… Mais un pigeon que nous lâchâmes de la même manière à la même hauteur nous offrit un spectacle beaucoup plus curieux : remis en liberté sur le bord de la nacelle, il y resta quelques instants comme pour mesurer l’étendue qu’il avait à parcourir ; puis il s’élança en voltigeant d’une manière inégale, en sorte qu’il semblait essayer ses ailes ; mais après quelques battements, il se borna à les étendre et s’abandonna tout à fait. Il commença à descendre vers les nuages en décrivant de grands cercles comme font les oiseaux de proie […] »

Après le récit détaillé de la façon dont ils essayèrent l’électricité de l’air, il continue :

« Cette expérience indique une électricité croissante avec les hauteurs, résultat conforme à ce que l’on avait conclu par la théorie d’après les expériences de Volta et de Saussure […]


[…] Nos observations du thermomètre, au contraire, nous ont indiqué une température décroissant de bas en.haut, ce qui est conforme aux résultats connus. Mais la différence a été beaucoup plus faible que nous ne l’aurions attendu, car en nous élevant à 2 000 toises, c’est-à-dire bien au-dessus de la limite inférieure des neiges éternelles à cette latitude, nous n’avons pas éprouvé une température plus basse que 10°5 au thermomètre centigrade ; et au même instant la température de l’Observatoire, à Paris, était de 17°5 centigrades.

Un autre fait assez remarquable qui nous a été donné par nos observations, c’est que l’hygromètre a constamment marché vers la sécheresse à mesure que nous noua sommes élevés dans l’atmosphère ; et, en descendant, il est graduellement revenu vers l’humidité. »

Cette première ascension établit la fausseté de la plupart des allégations de Robertson ; pour dissiper les objections qui subsistaient encore, Gay-Lussac s’éleva seul, le 16 septembre 1804, à 7016 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Il est impossible de reproduire ici ses nombreuses et minutieuses observations. Elles sont d’un intérêt très spécial et très vif, surtout dans leurs rapports avec la loi établie dans ces derniers temps par M. Faye et la décroissance de la température en raison des hauteurs. A la surface de la terre, le thermomètre était à 30°75, et à la hauteur de 6977 mètres il était descendu à 9°5.

Gay-Lussac prit de l’air dans des ballons de, verre à 6561 et à 6636 mètres.

L’analyse de cet air lui a permis de conclure généralement que la constitution de l’atmosphère est la même depuis la surface de la terre jusqu’aux plus grandes hauteurs auxquelles.on puisse parvenir. Les expériences de Cavendish, MacCarthy, Berthollet et Davy ont d’ailleurs confirmé l’identité de composition de l’atmosphère sur toute la surface de la terre. Gay-Lussac ne ressentit à cette hauteur aucun malaise grave, bien qu’il éprouvât les accidents ordinaires dus à la raréfaction de l’air.

Malgré le désir exprimé vivement par lui que ces expériences si intéressantes fussent continuées sous le patronage de l’Institut, ce n’est que cinquante ans plus tard que MM. Barral et Bixio firent quelques ascensions scientifiques. Pendant les années qui suivirent, les accidents furent si nombreux qu’on doit peut-être attribuer à cette cause le peu d’empressement des vrais savants à aller chercher des renseignements dans l’espace.

Nous arrivons à la célèbre ascension de M. Glaisher, chef du bureau météorologique de Greenwich.

Aguerri par trente voyages aériens qui lui avaient appris à affronter les effets de la raréfaction de l’air et de l’abaissement de la température, il dépassa trois fois de suite l’altitude de 7000 mètres, et dans son ascension du 5 septembre 1862 il atteignit, avec l’aéronaute Coxwell, la hauteur fabuleuse de 10 000 mètres.

« Tout à coup, dit M. Glaisher, je me sentis incapable de faire aucun mouvement. Je voyais vaguement M. Coxwell dans le cercle, et j’essayais de lui parler mais sans parvenir à remuer ma langue impuissante. En un instant, des ténèbres épaisses m’envahirent, le nerf optique avait subitement perdu sa puissance. J’avais encore toute ma connaissance et mon cerveau était aussi actif qu’en écrivant ces lignes. Je pensais que j’étais asphyxié, que je ne ferais plus d’expériences et que la mort allait me saisir […]

D’autres pensées se précipitaient dans mon esprit, quand je perdis subitement toute connaissance, comme lorsqu’on s’endort […]

Ma dernière observation eut lieu à 1 heure 54, à 9 000 mètres d’altitude. Je suppose qu’une ou deux minutes s’écoulèrent avant que mes yeux cessassent de voir les petites divisions des thermomètres, et qu’un même temps se passa avant mon évanouissement. Tout porte à croire que je m’endormis à 1 heure 57 d’un sommeil qui pouvait être éternel. »

M. Coxwell, heureusement, avait conservé ses facultés, et bien qu’ayant les bras paralysés et les mains noires il put tirer avec ses dents la corde de la soupape.

A 8 000 mètres, le thermomètre était descendu à 21° au-dessous de zéro.

Les expériences de M. Glaisher, les plus concluantes et les plus complètes faites jusque-là, eurent un grand retentissement dans le monde savant tout entier.

Elles furent reprises en 1867 par des savants français. M. Camille Flammarion, aidé de M. Eugène Godard, poursuivirent ensemble la solution de plusieurs problèmes sur l’état physique et hygrométrique des nappes de nuages, la formation des nuées, leur hauteur, la direction et la rapidité des vents et des courants superposés, mais aucune ascension à grande hauteur n’eut lieu jusqu’à celle du Zénith, qui amena la mort de Sivel et Crocé-Spinelli.

Paul Bert, pour combattre l’asphyxie due aux grandes hauteurs et appelée mal des montagnes, avait fait de très intéressants travaux. Ayant constaté que les changements dans la pression atmosphérique n’agissent nullement, comme on le croyait jusque-là, par une influence mécanique ou physique, mais parce qu’elles font varier la tension de l’oxygène et ses combinaisons avec le sang, il en conclut qu’il suffirait d’absorber de l’oxygène pour lutter contre la torpeur des hautes régions.

A la suite de nombreuses analyses sur le sang des animaux soumis à diverses dépressions et d’épreuves personnelles subies dans un cylindre de l’appareil inventé par lui, et dans lequel une pompe à vapeur faisait le vide, il arriva à vérifier la constante exactitude de sa théorie.

Pendant ce temps, MM. Gaston et Albert Tissandier faisaient de nombreux voyages aériens et de remarquables observations relatives aux ombres aérostatiques, tandis que Sivel, ancien officier de marine, et Crocé-Spinelli, ancien élève de l’École centrale, entreprenaient une série d’ascensions destinées à expérimenter les découvertes de Paul Bert.

Ce sont MM. Gaston Tissandier, Sivel et Crocé-Spinelli qui montaient le Zénith qui entreprit, après un long et heureux voyage de durée, l’ascension en hauteur où deux des aéronautes trouvèrent la mort.

L’horrible catastrophe est encore trop près de nous pour qu’il soit utile d’en rappeler les détails.

Parti le 15 avril 1875, à 11 h 35 du matin, de l’usine à gaz de la Villette, l’aérostat reprenait terre à 4 heures, avec deux cadavres dans sa nacelle.

Il faut lire le beau récit que M. Gaston Tissandier, le seul survivant, a fait de ce terrible drame.

C’est à 7000 mètres que l’engourdissement semble les avoir saisis. A cette hauteur, M. Tissandier écrivait encore d’une main que le froid faisait trembler :

« J’ai les mains gelées. Je vais bien. Brume à l’horizon avec petits cirrus arrondis. Nous montons. Crocé souffle. Nous respirons oxygène. Sivel ferme les yeux. Crocé ferme aussi les yeux. Je vide aspirateur. Temp. 10° 1 h 2. H. 320. Sivel est assoupi. — 1 h 25. Temp. 11°. H. 300. Sivel jette lest… » (Ces derniers mots sont à peine lisibles.)

Mais Sivel se ranime pour jeter du lest, le ballon bondit à 8 000 mètres, et les trois voyageurs perdent connaissance.

M. Tissandier s’étant réveillé à 2 h 8 m., vit bientôt Crocé-Spinelli se redresser à son tour, et, dans une sorte d’accès de folie, jeter par-dessus bord l’aspirateur, le lest, les couvertures, tout ce qui lui tombe sous la main. Ayant de nouveau perdu connaissance, M. Tissandier ne revint à lui qu’à 3 h 30 environ, l’aérostat se trouvant encore à une altitude de 6000 mètres. Ses compagnons avaient la figure noire, les yeux ternes, la bouche béante et remplie de sang.

A quatre heures, le Zénith, s’éventrant contre un arbre, déposait à terre les deux morts et le survivant.


Dans quelques jours, le Horla, monté par MM. Paul Jovis et Mallet, reprendra la route abandonnée depuis cette catastrophe, et s’élèvera, si aucun accident ne vient entraver la volonté des aéronautes à la hauteur de 8000 mètres.

Le Figaro, suivant en cela l’exemple magnifique du New York Herald qui, après avoir envoyé des expéditions au Pôle Nord, lança Stanley à travers l’Afrique, le Figaro a préparé, avec un soin minutieux, tous les détails de cet intéressant et hardi voyage.

En outre, une commission spéciale va être nommée, avec le concours du Bureau central météorologique et de la Faculté de médecine, pour contrôler et étudier les renseignements que rapporteront les voyageurs.

Quelques savants officiels, qui patronnèrent la malheureuse ascension du Zénith, semblent croire aujourd’hui, malgré les tentatives victorieuses de Robertson, de Gay-Lussac et de Glaisher, que l’homme ne peut vivre au-dessus de 7000 mètres, et que, s’il résiste aux dangers de ces hauteurs, il n’y conserve pas assez de lucidité pour poursuivre d’utiles observations météorologiques.

En tout cas, l’éminent directeur de l’Observatoire de Meudon, M. Janssen, a déclaré que cette expérience aurait le plus grand intérêt si on la pouvait accomplir entièrement, prouver l’altitude atteinte et la durée du séjour aux grandes hauteurs. Mais il doute que ces conditions puissent être tout à fait remplies.

Pour vaincre ces difficultés, M. Jovis a fait construire d’abord un appareil enregistreur semblable à celui dont nous nous sommes servis dans notre premier voyage sur le Horla. Mais cet appareil réglé alors à 3000 mètres va l’être à 9 500. Mû par un mouvement d’horlogerie très délicat, il dessine sur une bandelette de papier roulée autour d’un cylindre, et qui se déroule d’une façon lente et régulière, une petite ligne noire, à l’encre.

Le tracé vertical révèle la hauteur atteinte, tandis que la longueur du trait mesure la durée de chaque période de l’ascension. Ce baromètre précieux, construit par MM. Richard frères, est exposé, dès maintenant, dans la salle des dépêches du Figaro.

En outre, les baromètres à déversement de mercure sont des témoins irrécusables de l’élévation ; car le mercure contenu dans un tube à deux branches monte dans l’un et baisse dans l’autre à mesure que diminue la pression atmosphérique. Cet appareil étant réglé à 7000 mètres, le métal liquide parvient alors à l’orifice du tube libre et se répand. La quantité répandue indiquera, par conséquent, de combien on a passé 7000 mètres.

Tous les autres appareils, électroscope, boussole aérienne, instrument des plus précieux inconnu jusqu’à ce jour, seront construits par l’ingénieur Chevalier.

La question des vêtements pour affronter une différence de température qui peut être de cinquante degrés en une heure a été résolue grâce aux conseils du géographe M. Liénard, que ses nombreuses ascensions ont renseigné sur ces dangers. Ils seront en soie et garnis intérieurement d’une fourrure fine et légère. Les propriétaires de la Belle Jardinière, qui sont eux-mêmes des aéronautes, et dont l’un fut, avec moi, parrain du Horla, se sont chargés de les faire confectionner. Enfin, la nouvelle nacelle du ballon, contenant tout le laboratoire aérien nécessaire pour cette montée, sera exposée la semaine prochaine.

Bonne chance aux voyageurs.

La fortune
(Gil Blas, 9 août 1887)

L’architecture se meurt, l’architecture est morte. La disparition de cet art est d’ailleurs facile à constater, mais en y songeant bien, ce n’est pas aux architectes qu’il faut s’en prendre.

Si nous voyons de temps en temps s’élever dans Paris un affreux monument nouveau, songeons que deux ou trois cents projets, sinon plus, ont passé sous les yeux d’une commission présidée par un ministre ou par un membre de l’Institut. C’est donc le membre de l’Institut (à tout seigneur tout honneur), puis le ministre, puis la commission tout entière qu’il faut traiter comme ils le méritent. Si M. Eiffel, marchand de fers, dresse sur Paris l’effroyable corne dont les dessins et les débuts font présager la laideur totale et définitive, il ne, faut assurément pas en vouloir à M. Eiffel qui fait ce qu’il peut avec son fer. Mais quand il nous sera permis de contempler dans toute sa hauteur et toute sa hideur ce monument du mauvais goût contemporain, nous proclamerons bien haut les noms des patrons de cette chaudronnerie, afin qu’on ne songe jamais à eux quand le Ministère des beaux-arts sera vacant.

Les millions employés à construire cette cage-paratonnerre (qui nous fera désirer une Commune déboulonneuse) n’auraient-ils pas pu servir à favoriser l’effort de l’architecte inconnu qui porte peut-être en sa tête des formes nouvelles d’édifices. Les pauvres jeunes gens qui cherchent aujourd’hui le secret de la beauté des lignes et des ornements de pierre en sont réduits à subir le goût du bourgeois qui commande son château, ou de la commission ministérielle composée de vieux fossiles pétrifiés dans la période grecque, dans celles du Moyen Age ou de la Renaissance.

Donc, si l’impuissance de l’architecture monumentale contemporaine doit être attribuée d’abord au goût rétrograde ou nul de nos gouvernants, il est juste aussi de faire large part à la médiocrité du bourgeois riche.

Et c’est une curieuse étude à faire que celle de l’emploi de la fortune, de nos jours.

Ceux qui étaient autrefois les seigneurs, les grands seigneurs, portaient en leur âme une curiosité, une ardeur, une hardiesse qui les poussaient aux entreprises. Quand ils avaient fini de faire la guerre où se plaisait leur cœur aventureux, ils bâtissaient des châteaux ou des cathédrales. La France n’est-elle pas couverte de merveilleux monuments, tous différents, édifiés de siècle en siècle par des artistes modernes, patients, convaincus, sur l’ordre de princes ignorants et magnifiques ? Nous devons à ces seigneurs entreprenants et à ces grands artistes, demeurés souvent inconnus, l’admirable musée des monuments historiques dont notre sol est peuplé. Il suffit de nommer tous les illustres châteaux français, ceux du Nord et ceux du Centre, ceux de l’Est et ceux de l’Ouest, pour voir surgir devant nos yeux une surprenante galerie de palais où s’est fixé, sous des aspects nombreux, variés et superbes, tout le génie architectural de notre race. Chaque siècle a laissé d’innombrables traces, de merveilleux échantillons de son art toujours renouvelé. Et nous pouvons suivre d’époque en époque toutes les modifications de l’inspiration immortelle. Aujourd’hui plus rien. Manquons-nous donc d’artistes ? Pourquoi les architectes auraient-ils disparu de France puisque nous avons toujours d’admirables sculpteurs et de remarquables peintres ? Certes, il en existe qui, demain, pourraient créer des types de monuments comme ont fait ceux d’autrefois !

Mais ce qui nous manque, par exemple, c’est l’homme généreux et riche pour oser et pour payer ces tentatives.


Certes, la nature de l’homme riche, de l’homme très riche d’aujourd’hui est inférieure à celle de l’homme puissant et riche de jadis.

Cherchons un peu à quoi nos opulents contemporains emploient leur temps, leur argent, et ce qu’ils peuvent avoir d’intelligence.

Leur première ambition, en général, est de faire parler d’eux, de briller et de dominer, par leur fortune. Cette ambition est naturelle, mais les moyens dont ils se servent pour y parvenir sont au moins très discutables.

Le plus employé est le cheval. Cet animal est devenu, en effet, la plus noble conquête de l’homme, comme fa proclamé le prophète évangéliste Buffon, car il donne la gloire et la considération. Je ne veux point parler du cheval utile, de celui qu’on monte et qu’on attelle, mais de l’affreuse bête efflanquée nommée cheval de course, sur le dos de laquelle on met un petit homme maigre dont le génie consiste à cravacher les côtes qui le portent avec plus d’ardeur que le voisin et d’arriver premier dans une course où il ne court pas lui-même.

Ces jeux sont très respectables comme divertissements pour amener le public et comme prétexte à paris, bien que je préfère les petits chevaux des casinos qui peuvent donner les mêmes émotions tout en coûtant beaucoup moins cher à installer.

Peu importe d’ailleurs. Il ne s’agit ni de juger, ni de blâmer, ni de condamner, ni de moraliser, mais de constater que le plus grand effort d’esprit de nos contemporains opulents consiste à faire galoper des bêtes et à découvrir des jockeys incomparables et non des artistes originaux qui attacheraient le nom de leur protecteur à quelque monument impérissable. Quand l’homme riche n’est point un homme de sport par suite des tendances de sa nature morale ou des empêchements de sa nature physique, il devient volontiers amateur d’art et collectionneur.

Cela vaut peut-être un peu moins que s’il était un simple turfiste comme on dit dans le galimatias hippique et moderne, car le propriétaire d’écuries est à peu près sûr de se ruiner, tandis que le collectionneur cache, derrière un goût qui semble noble, une âme rapace de trafiquant. Il n’achète pas pour encourager, pour aider l’artiste, il ne cherche pas à découvrir les talents nouveaux, à les pousser, à leur donner l’or qui leur permettrait de se développer complètement et librement, il achète, après contrôle d’hommes compétents, des objets rares dont la valeur est plus cotée que celle des rentes nationales.

Ce qu’il y a de bizarre et de curieux, en effet, dans son cas, c’est qu’il ne connaît rien lui-même au bibelot. A force d’en voir il finit par discerner à peu près le prix courant des objets assez connus ; mais il hésite devant les pièces rarissimes, incapable de reconnaître leur provenance et de contrôler leur authenticité. Il n’est, au fond, qu’un avare amassant non de l’or, mais des poteries, des toiles, des meubles, des bijoux, en procédant toujours par comparaison et jamais par intuition. Quand il hésite, il a recours à l’expert, ce qui prouve bien qu’il n’aime pas l’objet, que la beauté et la grâce de la chose ne le préoccupent nullement, et qu’il tient à la seule estimation — bien établie.

Et c’est grâce à lui, pour lui, que s’est développée, comme le chien d’arrêt pour le chasseur, la race anxieuse des experts. Quelques-uns exercent cette profession officielle à la façon des notaires et des avoués, mais les plus sûrs sont des amateurs bien doués, vraiment nés pour le bibelot, ceux-là, et qui, sans fortune, utilisent leurs facultés naturelles, leur flair, leur sens du beau, du rare, du curieux, du gracieux, de l’introuvable, et cherchent, dénichent, reconnaissent, apprécient, jugent, estiment, classent, d’un œil sûr, infaillible, l’objet qu’on leur montre ou qu’ils découvrent.

Il est en France plus de cent collections ayant coûté plus d’argent qu’il n’en faudrait pour bâtir la féerique abbaye du Mont-Saint-Michel.

Où sont-elles, ces collections ? Elles sont rangées dans des vitrines, enfermées dans des armoires, classées comme des herbiers ou des médailles. Servent-elles à la décoration de quelque hôtel original et princier ? Non. L’hôtel, au contraire, semble construit uniquement pour les contenir comme une boutique est faite pour enfermer des marchandises. Ce sont, en effet, des marchands qui ont acheté ces choses, avec la peur incessante d’être trompés, d’être volés, puis ils les ont mises en ordre, ravis de savoir au juste ce qu’elles valent, ils les ont alignées, époussetées, numérotées et cataloguées avec un soin minutieux et puéril de gens très ordonnés et très riches.


Un d’eux disait un jour à l’ami qui visitait son hôtel : « Voyez donc ma salle de bains, elle est, je crois, le dernier mot du confortable. »

L’ami regarda et admira cette salle fort jolie en effet, avec vitraux et vieilles faïences italiennes couvrant les murs du haut en bas, puis il répondit : « C’est très bien, mais vieux jeu. Vous en êtes encore à la baignoire. »

— A la baignoire. Mais oui ! Par quoi voulez-vous donc la remplacer ?

— Oh ! Moi, si je possédais votre fortune colossale, j’aurais une piscine en marbre rouge où coulerait jour et nuit de l’eau tiède comme coule une rivière dans un pré. On y pourrait nager à vingt personnes. Sur le bord de ce bassin, des statues, l’une assise les pieds dans l’eau, une autre debout, tordant ses cheveux, une autre à genoux, se mirant, une autre lisant, une autre chantant, créées par les premiers sculpteurs de mon époque, alterneraient avec de fines colonnes portant la voûte de marbre blanc. Et dans les fonds de la vaste galerie, des vitraux superbes, de la verdure et des fleurs.

« Et mes amis viendraient nager chez moi au lieu d’aller piquer des têtes dans les bains à fond de bois ou dans la piscine Rochechouart.

« Et cette jolie fantaisie ne coûterait pas un demi-million. » L’homme riche écoutait, stupéfait, puis, après un long silence : « Oh ça, c’est de la folie ! » dit-il.

Aux bains de mer
(Gil Blas, 6 septembre 1887)

Autrefois, on allait à la mer pour prendre des bains et nager. Aujourd’hui, on vient sur les plages pour se livrer à un exercice d’une nature toute différente et qui ne demande pas le voisinage de l’eau. Du matin jusqu’au soir, on rencontre dans les rues du village marin et sur les routes avoisinantes, dans les prés, par les champs, au bord des bois, partout, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, des vierges et des mères de famille déformées par cinq ou six accidents de reproduction ; les hommes vêtus de complets en flanelle blanche, les femmes d’un petit uniforme à jupe courte en flanelle noire et tous portant à la main une raquette.

Cette raquette, l’odieuse raquette, cauchemar affreux, on ne peut faire un pas dehors sans la voir. Tous l’ont su bout du bras du matin jusqu’au soir, ne la quittent pas, la manient comme un joujou, la font sauter en l’air, la brandissent, s’assoient dessus, vous regardent à travers comme derrière la grille d’une prison, ou la raclent comme une guitare. Vous la retrouvez dans les maisons, dans toutes les maisons, sur les tables, sur les chaises, derrière les portes, sur les lits, partout, partout.

Après l’avoir vue tout le jour on en rêve toute la nuit, et à travers des songes tumultueux on aperçoit toujours la main, rien qu’une main, immense et folle, agitant, dans le firmament vide, une raquette démesurée.

Ces gens, ces pauvres gens, qui portent ce signe particulier de leur folie comme autrefois les bouffons déments agitaient un hochet à grelots, sont atteints d’un mal d’origine anglaise qu’on appelle le lawn-tennis.

Ils ont leurs crises en des prairies, car un grand espace est nécessaire à leurs convulsions.

On les voit, par troupes, s’agiter éperdument, courir, sauter, bondir en avant, en arrière, avec des cris, des contorsions, des grimaces affreuses, des gestes désordonnés, pendant plusieurs heures de suite, maintenus par un filet qui arrête leurs emportements.

On pourrait croire, en les regardant de loin, de très loin, que ce sont des enfants qui s’amusent à quelque jeu violent et naïf. Mais, dès qu’on approche, le doute disparaît ; on comprend la nature de leur mal, car des hommes mûrs, des hommes vieux, des femmes à cheveux gris, des obèses, des étiques, des chauves, des bossus, tous ceux qu’on croirait ailleurs être des sages et des raisonnables se démènent et se désarticulent avec plus de folie encore que les jeunes.

Et leurs bonds, leurs gestes, leurs élans révèlent aussitôt au passant effaré l’expression bestiale cachée en tout visage humain qui ressemble toujours à un type d’animal et fait apparaître étrangement tous les tics secrets du corps.

Et les yeux se troublant, l’esprit s’affolant à les voir, c’est alors une danse macabre de chiens, de boucs, de veaux, de chèvres, de cochons, d’ânes à figures d’hommes, enculottés et enjuponnés, qui s’agitent avec des secousses grotesques du ventre, de la poitrine ou des reins, des coups de jambe et des coups de tête, une mimique violente et ridicule.

C’est ainsi qu’on s’amuse et c’est pour se livrer à ces crises quotidiennes et convulsives qu’on vient aux bains de mer en l’an 1887.


Les baigneurs d’Étretat ont pu jouir dernièrement d’une distraction d’autre nature qui a causé dans la petite ville une émotion profonde.

Un remarquable magnétiseur qui est aussi un fort adroit prestidigitateur, M. Pickmann, a affolé et terrifié ses spectateurs par des expériences d’hypnotisme.

L’hypnotisme, qui est en train de devenir une religion qui a ses miracles, ses apôtres, ses fanatiques et ses incrédules, diffère des religions ordinaires en ceci que presque tous ses prêtres sont docteurs en médecine et non plus en théologie. Jusqu’ici le principal résultat obtenu par les pratiques hypnotiques est une hausse sensible du prix des épingles, la principale épreuve consistant à en cacher partout, dans les rideaux, sur les fauteuils, sur les robes, sous les tables, afin que le voyant les retrouve. En admettant une perte de 50 %, la consommation normale des épingles a donc subi une notable augmentation, et les maisons des croyants sont devenues inquiétantes, les sièges pleins de ces épingles non découvertes présentant de sérieux dangers.

Cependant, parmi les expériences faites par des hommes de science et de raison, il en est quelques-unes qui semblent indéniables, et qui présentent un intérêt étrange et puissant. On sait que les magnétiseurs peuvent suggérer à leurs sujets préalablement endormis la vision d’êtres ou d’objets imaginaires quelconques. Rien d’étonnant à cela.

On dit : — « Voici un chat, un chien, un loup, un verre, une montre. » Et l’hypnotisé voit un chat, un chien, un loup, un verre ou une montre.

Je dis voit, et non pas croit voir, car l’examen de l’œil avec un prisme au moment de l’hallucination y montre reflétée sur la rétine l’image de l’objet suggéré — qui n’existe pas ! — Ce fait est affirmé en des ouvrages de médecine fort sérieux ; et il confirme cette théorie que tout est illusion dans la vie. Les conséquences philosophiques de cette bizarre observation sont infinies et déconcertantes.

On est arrivé aussi, au moyen du sommeil hypnotique, à déterminer d’une façon fort curieuse l’indépendance fonctionnelle de chaque hémisphère cérébral, en produisant des illusions et des hallucinations bilatérales simultanées de caractères différents pour chaque côté.

Combien de fois n’avons-nous pas senti obscurément travailler en nous ce double cerveau dont un désaccord fonctionnel presque insensible peut expliquer tant de phénomènes de double volonté, de double croyance, de double jugement, et tant de contradictions dans notre être pensant et raisonnable.

Au point de vue utilitaire, on ne découvre pas encore nettement quels seront les avantages des pratiques hypnotiques introduites dans la vie courante.

Comme il demeure indubitable que certains êtres sous l’influence de cet engourdissement partiel du cerveau, accompagné d’une surexcitation extrême de certaines facultés, deviennent les esclaves du magnétiseur, reçoivent ses ordres pendant le sommeil et les exécutent au réveil, aveuglément, sans aucun souvenir de les avoir reçus, les assassins de l’avenir pourront éviter les dangers de la guillotine en prenant quelques leçons et en se procurant un bon sujet qu’ils exerceront préalablement sur des poulets ou des lapins.

Ne se peut-il que Pranzini ait été l’agent inconscient d’un camarade et que ses négations obstinées soient simplement le résultat du sommeil persistant de sa mémoire ?

Un autre avantage sera la possibilité d’endormir ses domestiques chaque soir et de leur donner des ordres minutieux pour le lendemain. On évitera de cette façon les réponses insolentes, les commentaires désobligeants et surtout les désobéissances. L’art de M. Pickmann n’est pas encore arrivé à cette perfection. Je l’ai vu cependant faire une chose des plus surprenantes que je pourrais appeler un admirable tour de prestidigitation mentale.

Introduit le soir dans une maison où il n’était jamais entré, il a pu deviner un objet auquel a pensé le maître du logis, et, les yeux bandés, courir à l’étage supérieur, à travers des chambres inconnues chercher, trouver et rapporter cet objet. Il m’a paru posséder à un degré plus étonnant que ses confrères ce bizarre flair nerveux que nous a révélé M. Cumberland et que possède aussi très étrangement, paraît-il, M. Garnier, l’architecte de l’Opéra.

Il est d’ailleurs une expérience des plus simples que connaissent bien tous les Parisiens coureurs de rues… et de ruelles, et qui rentre absolument dans le domaine de l’hypnotisme. Quand un homme, qui aime les femmes, aperçoit un peu devant lui, sur l’autre trottoir d’une large rue, une tournure éveillant son désir, il lui suffit de regarder avec persistance, avec volonté, cette taille et cette nuque fuyant à travers la foule, et toujours, après une minute ou deux de cet appel mystérieux, la femme se retourne et le regarde aussi.

Dans une salle de spectacle on peut également, du fond d’une loge, solliciter et attirer un regard qui, surpris, cherche et trouve le vôtre au bout de quelques instants.

Je laisse à d’autres le soin d’expliquer ces phénomènes qui ne m’étonnent aucunement, tant nous ignorons encore les propriétés et les puissances de nos organes.

Nouveau scandale ?
(Gil Blas, 15 novembre 1887)

Une nouvelle très invraisemblable a couru hier dans Paris. Jusqu’à plus amples renseignements nous nous refusons absolument à l’admettre. Cependant, comme elle intéresse le monde des lettres tout entier, il est de notre devoir de la faire connaître aux lecteurs de Gil Blas, tout en les mettant en garde contre une crédulité trop prompte.

On raconte que tous les membres encore vivants de l’Académie française ont été convoqués hier chez un des plus illustres d’entre eux, un des plus vénérés maîtres de la pensée moderne pour recevoir communication d’une révélation des plus graves.

Il ne s’agirait de rien moins que du recommencement du procès de Mmes Limouzin, Rattazzi et de deux autres dames que nous ne nommons point par un sentiment de réserve bien naturel, qui auraient employé pour les dernières nominations académiques les mêmes manœuvres illicites que pour les fournitures de gamelles au Ministère de la guerre et pour les croix accordées aux industriels pressés et riches.

Le fait dénoncé est d’autant plus triste, et, hâtons-nous de le dire, d’autant plus improbable, qu’on sait dans le monde entier combien l’Académie française s’est toujours tenue en dehors des influences et des coteries féminines.

Que certains vieux généraux fatigués par leurs campagnes se laissent troubler, conquérir et même corrompre jusqu’à accorder, sur la sollicitation de regards tentateurs et de bourses sonnantes, une fourniture de bidons, de boutons de guêtres ou de draps pour culottes à des fabricants astucieux, nous l’admettons tout en doutant encore, mais nous ne pouvons croire que les Immortels aient poussé la faiblesse jusqu’à donner leurs voix aux candidats de ces dames.

Voici, en tout cas, ce qu’on raconte

Il y aurait eu, depuis plusieurs années, chez Mmes Limouzin, Rattazzi, D… et S… des dîners et des soirées littéraires destinés uniquement à la conquête d’influences illégitimes au sein de l’illustre assemblée. Dans ces dîners, où assistait, assure-t-on, l’élite de la littérature contemporaine, qui alternait ainsi avec des généraux et des hommes politiques, on traitait, pour sauver les apparences, les plus hautes questions d’art et de science, mais on présentait, en réalité, de jeunes poètes et jeunes romanciers ambitieux aux grands maîtres de la forme écrite.

La maîtresse de céans (nous ne nommons plus personne afin de ne pas désigner trop clairement les convives) profitait du doux moment qui suit le repos, quand l’attendrissement né des vins généreux se mêle à la reconnaissance de la digestion qui va bien, pour s’approcher de l’Immortel ému, et lui dire, avec son plus séduisant sourire :

— Cher maître, permettez-moi de vous présenter M. Roulon des Palmes qui vient de publier Fleurs aurorales, dont je vous ai parlé déjà.

Et ainsi, de semaine en semaine, on faisait le siège du grand homme qui commençait par voter un prix pour Fleurs aurorales ou pour Triple Châtiment, de M. Jehan Larivaudière, romancier de grand talent encore peu connu et presque un débutant dans les lettres, bien qu’âgé de soixante-treize ans. On explique donc aujourd’hui par cette influence fâcheuse de certaines femmes intrigantes les choix si souvent discutés et les récompenses si souvent incompréhensibles accordées par l’Académie.

On attribue même, mais nous nous refusons absolument à le croire, une grande part à Mmes Limouzin et Rattazzi dans les nominations de MM. Léon Say et Ferdinand de Lesseps comme membres de l’Académie, car on assure, à voix basse, qu’on a saisi chez elles, lors de l’enquête faite par M. Gragnon, quatre collections des œuvres complètes de ces deux Immortels, soit cent quatre-vingt-seize volumes qui auraient disparu au cours de l’enquête.

M. Gragnon aura à s’expliquer sur cette disparition devant la commission parlementaire. On se demande avec curiosité ce qu’on a pu faire d’une pareille quantité de livres. Les a-t-on détruits ou rendus à leurs auteurs afin qu’ils puissent les remanier à leur guise. Cette dernière version est très admissible, car on ne connaît pas, dans le commerce, le double de cette collection.

Voici maintenant un échantillon des lettres qu’on se récitait hier sur le boulevard, car, vraies ou fausses, tout le monde les sait par cœur.

« Chère madame, vous êtes vraiment la plus délicieuse des amies et le pâté de foie gras que vous m’avez envoyé, le plus succulent des pâtés. Ma femme l’a trouvé exquis et me charge de vous remercier. Nous le dégustons avec religion, en pensant à vous et en parlant de vous. Nous avons tant de bien à en dire, nous découvrons chaque jour en vous des qualités si nouvelles et si charmantes que cet éloge, commencé depuis que nous vous connaissons, ne finira qu’avec ma vie.

« Certes, je songe à votre candidat et je travaille pour lui. J’ai déjà gagné les voix de L…, de G…, de B…, de N… et de R… Si j’osais vous donner un conseil ce serait d’inviter à dîner M. R… qui est très friand de bonne cuisine et de doctes causeries.

« Pour en revenir à votre ami, M. Palumeau, nous sommes tous d’accord sur la grande valeur de son beau livre : « De l’emploi du verbe être dans l’ancienne poésie française », et je ne doute pas qu’il obtienne le prix de trois mille francs que vous m’avez demandé pour lui.

« Veuillez agréer, chère madame, l’hommage, etc. »

On a pensé un moment que la date portée sur cette lettre était antérieure à la fabrication du papier, mais l’expert consulté a déclaré reconnaître le papier spécial destiné à la préparation du dictionnaire, et fabriqué en 1640. Quelques feuilles à peine ont disparu depuis cette époque.

On raconte aussi, encore plus bas, que cette agence pour nominations et prix académiques avait une organisation beaucoup plus active et compliquée que l’agence pour gamelles et décorations, et que si le scandale n’avait pas été étouffé dans l’œuf, comme on dit à l’Institut, il aurait atteint au moins 20/40 des Immortels. Cela est faux, nous n’en doutons pas. Il paraît probable cependant que ces dames se sont occupées activement de soutenir leurs candidats pour les trois fauteuils actuellement vacants.

On murmure que M. Claretie est fortement patronné par Mme Limouzin. Les habitués du foyer des Français prétendent qu’on allait mettre en répétitions, sur cette scène, un acte en vers, intitulé : Péché caché de… devinez… de M. Limouzin lui-même !..

A la suite de cette représentation, quatre sociétaires de la Comédie devaient recevoir la croix d’honneur ! Nous ne dirons pas leurs noms.

On affirme, en outre, qu’une chaloupe canonnière amarrée actuellement au quai de la Tournelle a été offerte, avec équipage complet, par un amiral, candidat au second fauteuil, à Mme Rattazzi qui devait la présenter au ministre de la Marine pour en solliciter l’admission dans la flotte en remplacement des torpilleurs reconnus défectueux à la suite des expériences de cet été.

On prétend enfin que le candidat au troisième fauteuil ne serait autre que le général Boulanger lui-même. Voici à ce sujet quelques détails assez curieux. On a surpris, chez Mme Limouzin, lors de la première perquisition, trois volumineux paquets de lettres. Ce sont des lettres qu’on n’avait pas pris la peine de lire qui ont décidé le gouvernement à remuer toute cette boue dans l’espoir d’en couvrir cet officier redouté. Or, il ne s’agissait que de trois volumes de correspondance envoyés à l’impression et dont Mme Limouzin corrigeait les épreuves.

Inutile d’ajouter que ces volumes devaient assurer la nomination du général à l’Académie. Les titres qu’a bien voulu nous communiquer un sympathique éditeur étaient :

Lettres aux Princes ;

Lettres à Divers ;

Lettres aux Dames.

Voici maintenant le plus curieux de l’affaire.

De qui tient-on la révélation de ces menées académiques ?

Je vous le donne en mille !..

De M. Michelin !..

Comment et pourquoi ?

On se rappelle que Mme Rattazzi fut condamnée par le tribunal pour tentative de corruption sur cet incorruptible président du Conseil municipal.

Or, il paraît qu’à la sorte du refus indigné de cet honnête homme, cette dame, par un brusque revirement bien féminin, enthousiasmée de cette conduite, alla le trouver de nouveau pour lui offrir le prix Montyon, et afin de le convaincre lui donna les preuves indéniables de ses relations avec l’Académie.

Non moins intraitable la seconde fois que la première, repoussant la récompense comme il avait repoussé la tentative de corruption, M. Michelin n’hésita pas à dénoncer cette nouvelle manœuvre !

Au dernier moment, on nous dit que nous avons été trompés et qu’il s’agit simplement de l’académie du Chat Noir, dont M. Salis est directeur perpétuel.

La démarche de Mme Limouzin, allant chercher refuge et protection chez cet illustre gentilhomme cabaretier, donne beaucoup plus de vraisemblance à cette toute récente version.

Les grandes passions
(Tout-Paris, 17 décembre 1887)

Donc, madame, vous vous ennuyez ?

— Hélas oui, monsieur, affreusement !

— Et cela dure depuis longtemps ?

— Oh oui !

— Depuis un an ?

— Oui, à peu près.

— Vous avez été voir Georgette ?

— Oui.

— Est-ce bon ?

— Oh ! Charmant, tout à fait charmant ! Et Speranza ?

— J’ai vu également Speranza. C’est un délicieux ballet.

— Avez-vous lu Tartarin dans les Alpes ?

— Certainement, et le premier jour.

— Cela vous a plu ?

— Infiniment. Moi, d’abord, j’avais une passion pour Tartarin. Rien ne m’a jamais amusée autant que ce livre-là : c’est si drôle, si spirituel, si cocasse. Malgré toute l’admiration que j’ai pour les autres romans de Daudet, je préfère encore Tartarin, parce qu’il me fait rire aux larmes toutes les fois que je l’ouvre. Non, voyez-vous, jamais on n’a eu tant d’esprit. Et c’est si amusant de voir Tartarin dans les Alpes après l’avoir vu dans le désert !

— Donc, madame, vous avez passé un soir excellent en écoutant Georgette, un soir excellent en regardant Speranza, et un jour excellent en lisant Tartarin. Et vous prétendez vous ennuyer ?

— Mais oui, je m’ennuie ! Vous croyez donc que cela suffit pour occuper ma vie, d’avoir quelques heures d’agrément de temps en temps.

— Moi, madame, je trouve qu’il est fort rare d’obtenir non pas quelques heures, mais quelques minutes de distraction. Or, vendredi vous irez à Sapho. Vous lirez le lendemain le délicieux volume de nouvelles qu’Octave Mirbeau vient de publier : Lettres de ma Chaumière, et le lendemain encore L’Alpe homicide de Paul Hervieu ; et cela vous intéressera d’autant plus que vous retrouverez dans ce livre remarquable, ces Alpes neigeuses où vient de se promener Tartarin. Et puis vous aurez d’autres spectacles et d’autres livres, et des dîners en ville, et des soirées, et mille choses diverses qui vous conduiront au printemps. Et vous prétendez vous ennuyer ?

— Mais oui, je m’ennuie. Vous êtes insupportable de ne pas me croire.

— Je vous crois, ma chère amie, seulement vous vous trompez de mot ; vous ne devriez pas dire : je m’ennuie, mais : je n’aime pas. Pour vous, tout se borne à l’amour. Aimer ou ne pas aimer, tout est là. Quand vous aimez, la terre devient un paradis terrestre, la vie un enchantement ; et quand vous n’aimez pas, l’univers et la vie redeviennent un enfer.

— C’est vrai, cela !

— Parbleu, si c’est vrai ! Et vous considérez l’amour comme la plus grande, la plus belle, la plus généreuse, la plus profonde, la plus puissante des passions.

— Mais oui. Certainement.

— Eh bien, ma chère amie, l’amour, en vérité, est la plus mesquine, la plus faible, la plus légère et la moins durable des fantaisies qui entraînent le cœur humain.

— Mon Dieu, que vous êtes bête !

— C’est possible ! Bête, mais juste. Raisonnons. On connaît la force d’une locomotive au nombre de wagons chargés qu’elle peut traîner, n’est-ce pas ? Et de même on peut mesurer la force d’une passion aux choses qu’elle peut faire accomplir à l’homme. Je dis que sous tous les rapports l’amour est inférieur aux autres passions.

D’abord la qualité première d’une passion est la durée. Or, l’amour est essentiellement limité. Combien pourrait-on citer de cas où il ait persisté pendant une vie entière ? Il change de sujets plusieurs fois dans le cours d’une existence et s’arrête définitivement dès que les cheveux sont devenus blancs. C’est donc plutôt un appétit qu’une passion, un appétit qui varie suivant les âges et qui se porte sur plusieurs personnes.

Or, ma chère amie, il me serait facile de prouver que le jeu a ruiné plus d’hommes que l’amour, et que l’alcool en a tué davantage. Donc, les cartes et l’ivrognerie sont deux passions supérieures.

En effet, on ne peut rien faire de plus énergique, pour prouver un entraînement, que de donner son argent et sa vie, les deux choses les plus précieuses qui soient.

Or, si la statistique nous prouve que l’homme se ruine plus volontiers, plus facilement pour le baccara que pour une jolie fille, qu’il résiste moins aux cartes qu’aux beaux yeux, qu’il est attiré plus irrésistiblement par les tripots que par les alcôves, et qu’il laisse plus passionnément ses derniers sous sur une table verte que dans les mains roses d’une femme, le doute ne nous est plus possible.

Ceux qui se ruinent pour des femmes sont rares, bien rares, aujourd’hui, tandis que ceux qui se ruinent par le jeu sont nombreux.

Quant à ceux qui se tuent par amour ou pour l’amour, on n’en voit guère. Ceux qui se tuent par l’alcool sont innombrables. Vous vous étonnerez, n’est-ce pas, ma chère amie, que deux bras ouverts n’aient pas autant d’attrait qu’un petit verre plein d’eau-de-vie ? Mais vous avouerez aussi que deux bras fermés sont un instrument de mort aussi prompt et aussi sûr, quand on s’y abandonne complètement, qu’un liquide jaune ou vert bu avec excès ? Or, du moment qu’on meurt davantage de la bouteille que du baiser… que conclure ?…

— Vous êtes tout à fait stupide ! On ne peut même pas répondre à de pareilles sottises.

— Je vais plus loin. Je dis que ces trois passions : l’alcool, le jeu et l’amour, réputées redoutables parce qu’elles sont dangereuses et qu’elles mènent à des catastrophes, sont bien moins vives en réalité, bien moins puissantes et bien moins intenses que la pêche à la ligne, la chasse et le billard !

— Taisez-vous. Vous m’exaspérez.

— Oh ! Je vous comprends. Votre cœur de femme s’exalte pour les passions poétiques, accepte les passions dramatiques et s’indigne des passions inoffensives et bourgeoises, les plus tenaces, les plus vivaces, les plus absorbantes de toutes.

Ma chère amie, cet homme calme, coiffé d’un chapeau de paille et assis au bord de l’eau où il fait tremper un bouchon au bout d’un fil, est le plus ardent des passionnés. Rien n’arrêtera son invincible amour, rien ! Le jour où Paris flambait incendié par la Commune, alors que le canon faisait trembler les murs, que les balles volaient par les rues comme des mouches, que les corps troués servaient de pavés aux rues, que les ruisseaux roulaient du sang au lieu d’eau, on compta quarante-sept hommes, quarante-sept sages ou quarante-sept fous, assis paisiblement le long des berges de la Seine, depuis le Point-du-Jour jusqu’aux Tuileries écroulées sous les flammes. Que leur importait Paris en feu, la Commune vaincue, la Patrie sanglante, la guerre civile après l’invasion prussienne, à ces hommes qui n’avaient d’attention que pour leur flotteur de liège ?

La mort les menaçait de tous les côtés. Les balles sifflaient sur leurs têtes, et leur cœur battait d’espérance quand un goujon mordillait l’asticot !

Je pourrais citer cent exemples aussi frappants.

La chasse ! Quel est l’homme qui ferait pour une femme ou des femmes, durant toute sa vie, ce qu’un chasseur fait pour la chasse ?

Songez aux voyages en carriole, par les nuits froides, pour aller tuer quelques lapins, aux autres nuits passées dans les marais, sous une hutte de paille ou de glace, aux pluies battantes reçues pendant des saisons entières, aux prodigieuses fatigues, aux mauvais repas des fermes, aux marches interminables.

Est-il un amoureux qui supporterait cela pour sa maîtresse ? Est-il un joueur qui affronterait ces fatigues et ces privations pour aller tenir une banque au fond d’un bois ? Est-il un ivrogne qui ferait vingt lieues sous la grêle pour boire un verre de fine champagne, comme le fait un chasseur pour tirer une bécasse ?

— Alors ? Alors ? Alors ?

— Quant au billard ? Oh, le billard ?

L’homme pris par le billard ne voit plus la vie, la politique, l’art, la guerre, l’amour, que sous forme de trois billes d’ivoire, courant l’une après l’autre, dans un champ de drap vert ! Il divise l’humanité, non pas en hommes et en femmes, en militaires et en civils, en aristocrates et en démocrates, mais en êtres qui jouent ou qui ne jouent pas au billard. Vignaux est son pape, son pape majestueux, mystérieux, tout-puissant, surhumain ! Quand il boit, quand il mange, quand il marche, quand il se repose, quand il tousse, quand il se mouche, quand il rit, quand il pleure, quand il crache, quand il s’habille ou se déshabille, il ne pense qu’au billard, et il voit sans cesse, partout, les deux billes blanches et la bille rouge vagabondant sous la poussée d’une queue pointue, jouant une éternelle partie qui ne finira qu’au Jugement dernier !

Il se lève, cet homme, pour aller à son estaminet, il y passe sa journée entière autour du meuble carré qui contient et limite tous ses désirs et toutes ses espérances, et il ne part qu’à l’heure obscure où le garçon le met dehors, en éteignant le dernier bec de gaz. Oh ! Voilà une passion, ma chère amie !

— Mon cher, vous allez me forcer à vous mettre à la porte !

— Non, madame, je ne vous réduirai point à cette extrémité. Je m’en vais. Mais… écoutez. Vous croyez à la Providence, n’est-ce pas ?

— Certainement !

— Eh bien, je vais prier la Providence de vous envoyer ce que vous demandez, l’amour ! L’amour d’un homme. Mais de votre côté, ma chère amie, priez Dieu, votre Dieu, de m’accorder une grâce, une grâce infinie.

— Laquelle ?

— Vous ne devinez pas ? Voici. Je m’ennuie autant que vous, madame, et même plus, beaucoup plus ! Eh bien, suppliez le ciel de mettre en mon cœur, en mon pauvre cœur vide et sans espoir, l’amour… l’amour de la pêche à la ligne ou du billard ! C’est la seule grâce que je lui demande.

FIN

ANNÉE 1888

Le style épistolaire
(Le Gaulois, 11 juin 1888)

Je ne peux écrire ces mots prétentieux sans que m'apparaisse la figure de mon professeur de seconde, qui avait coutume de nous affirmer que le style épistolaire était une des gloires de la France. Il paraît qu'ailleurs ce fameux style n'existe pas. Nous avons cela, chez nous, comme le vin de Bordeaux et le vin de Champagne. Je serais cependant un peu tenté de croire qu'une sorte de phylloxéra littéraire a porté aussi ses ravages sur cette branche du génie national. Donc, le style épistolaire nous appartient, et Mme de Sévigné l'a porté à sa perfection. Cela est une chose tellement reconnue, tellement indéniable, tellement éclatante, que je me sentirais incapable d'avouer, même si je le pensais, que ces fameuses lettres de Mme de Sévigné ne m'ont pas affolé d'enthousiasme. Et si j'avais le mauvais goût de le confesser, beaucoup de gens me considéreraient comme le dernier des drôles.

Honneur donc au style épistolaire, qui est une sorte de bavardage écrit, familier et spirituel, permettant d'exprimer avec agrément les choses banales que les devoirs de la politesse forçaient les gens bien élevés à communiquer à leurs amis de temps en temps, toutes les semaines ou tous les mois, selon le degré d'intimité.

Étant donné cette nécessité d'adresser sur du papier des pensées à des amis, il est indubitable que ces pensées auront plus de prix et de grâce si elles sont galamment tournées. Jadis, pendant les deux siècles qui ont précédé notre Révolution, on se donnait beaucoup de mal pour ne pas dire grand-chose en des lettres familières et souvent maniérées. Tout le monde écrivait, tous les jours, et même toutes les nuits, à quelqu'un. On se demande comment il pouvait rester du temps pour faire autre chose, tant sont nombreuses et volumineuses les correspondances qu'on a retrouvées et publiées.

Si la plupart de ces lettres demeurent sans intérêt, pouvant tout au plus nous apprendre quelques détails de la vie à cette époque, il en est cependant un grand nombre qui tirent une haute valeur de la qualité des correspondants et de l'importance des sujets qu'on y traite. Toutes celles qui touchent d'une façon intime à l'histoire de notre pays forment une sorte de bibliothèque secrète des archives nationales, où il nous est donné d'apprendre par le menu comment est faite l'histoire.

Les historiens nous servent les gros événements comme des plats montés, tandis que, dans les lettres, nous apprenons la cuisine de la politique, des guerres et des révolutions.

A ce point de vue, rien de plus curieux et de plus amusant à lire que la correspondance du maréchal de Tessé réunie et publiée par le comte de Rambuteau. Si Tessé n'est point absolument un grand virtuose du style épistolaire, il fut cependant un de ceux à qui l'art d'écrire a le plus servi, car il demeure avant tout un courtisan, un familier de Mme de Maintenon, un adroit, un diplomate de guerre et de cour, emportant aux camps une écritoire dont il usait plus que de son épée.

En dehors de tous les détails amusants, imprévus, comiques, gaulois ou sérieux, qu'on trouve de ligne en ligne dans ces lettres que le comte de Rambuteau a eu la bonne inspiration de nous donner, on y voit d'une façon saisissante quel était le ton des hommes de ce temps avec les plus grandes dames, et on ne pourrait certes pas appeler cela le bon ton si l'esprit ne purifiait tout.

Les plaisanteries les plus osées sur les choses dont il semble qu'on doive le moins parler, les anecdotes les plus vives, dont M. de Rambuteau a dû même supprimer quelques-unes, faisaient donc sourire, sans les fâcher, sans les choquer, les princesses les plus augustes et formaient, à cette époque solennelle, la monnaie courante des correspondances.

Elles y sont contées, en effet, avec une adresse spirituelle, qu'on appelait alors un tour galant, et qui consistait à escamoter l'audace sous l'élégance piquante de la phrase. Tessé, comme la plupart des hommes et des femmes de ce siècle, avait acquis une ingéniosité spéciale, pour faire passer les plaisanteries trop hardies, en attirant d'abord l'attention par des cabrioles de rhétorique.


La pensée, distraite par ta drôlerie, alerte des mots par des sous-entendus malins, par cette transparente jupe de danseuse qui ne cache rien de ce qu'elle devrait cacher et qui fait dire : « Oh ! Mon dieu, mais elle est nue ! » sans qu'on se choque par trop de cette nudité dévoilée sous un voile (car le voile existe, et c'est lui qui étonne le plus, tant il est clair), — la pensée s'égaye de ce tour, s'amuse de cette farce, et accepte de voir le dessous, à cause du dessus destiné, semblait-il, à le dissimuler.

Il est indubitable qu'aujourd'hui on ose dire aux femmes, dans le monde, des choses aussi vives qu'autrefois ; mais je ne pense point qu'on puisse les écrire car le style épistolaire est mort, comme l'affirmait mon professeur.

En France, on a toujours aimé la gauloiserie, qui a droit de cité dans la société la plus choisie, et c'est même une marque d'élégance, un signe de race de cette société de tolérer l'esprit français dans ses hardiesses les plus scabreuses, et d'en rire et de ne pas se fâcher de la chose, si on se choque parfois du mot. C'est là une tradition que nous ont laissée les hommes et les femmes des deux grands siècles avant le nôtre. Le maréchal de Tessé peut être pris comme le type de ces hommes de cour audacieux et prudents.

Certes, la société qui rit, comme la nôtre, des naturelles plaisanteries n'est pas plus immorale que la société qui rougit sans rire, comme celle de nos voisins les Anglais.

Mais, si cette tradition de libre fantaisie s'est continuée, bien qu'atténuée, dans l'intimité de quelques maisons françaises, il est certain que la plupart des salons nouveaux demeurent étrangers à tout esprit, libre ou non. Les nouvelles couches, comme les a baptisées le plus spirituel des grands hommes de la République, sont des couches sans traditions et sans lecture, qui prennent la lourdeur pour le bon ton, l'ennuyeux pour le comme-il-faut, et qui ont su faire de la jeune société française un très épais mélange de demi-bourgeoises pécores et de demi-rustauds poseurs, hommes d'affaires sans agrément, lourds politiciens de province, très gênés quand il faut parler d'autre chose que de leurs intérêts.

Ces hommes-là, sans aucun doute, n'ont ni le temps ni le goût d'écrue à leurs amis ou à leurs amies des choses spirituelles et profondes sur ce qu'ils voient, ce qu'ils pensent et ce qu'ils sentent. Ils pensent en général que deux et deux font quatre, et ne savent l'exprimer autrement que Monsieur Jourdain. En fait de sensations, ils ne raffinent guère, et ils y voient tout juste pour se conduire à travers les spéculations dont l'unique souci obstrue leur intellect.

Si j'étais femme cependant, je n'aimerais pas avoir pour ami un homme incapable de me donner autre chose qui des boucles d'oreilles ; et, bien qu'adorant les perles délicates et l'eau pétrifiée des diamants, je trouverais cela insuffisant pour exprimer toutes les nuances de l'affection et pour me faire passer les longues heures d'ennui solitaire. Je voudrais attendre l'enveloppe où son écriture reconnue m'apporterait la promesse des compliments ingénieux, des histoires racontées, des anecdotes amusantes, et de la fantaisie joyeuse ou tendre, jetée de ligne en ligne, pour moi, pour me plaire et me distraire.


Combien sont-ils aujourd'hui, parmi les hommes les plus connus, les plus intelligents, les plus éminents, capables de raconter ainsi, d'une façon charmante, par amitié, par amour, ou seulement par intérêt de courtisan, comme le maréchal de Tessé, toutes les choses diverses qui leur passent sous les yeux dans la vie quotidienne et changeante ?

Et j'ajoute : combien y a-t-il de femmes capables de répondre à ces lettres sur ce même ton, avec la même souplesse élégante et capricieuse ?

Et, si nous songeons que presque tous les hommes connus des deux siècles précédents ont laissé des correspondances pleines d'intérêt, de charme et de style, que presque toutes les femmes en vue d'alors, depuis les princesses jusqu'aux parvenues, étaient capables de tenir tête, sans désavantage, aux premiers écrivains du temps, en cette escrime d'esprit écrit, nous sommes obligés de conclure, comme mon professeur de seconde, que le style épistolaire n'est plus, et qu'il a été mis à mort, en compagnie de quelques gentilshommes et de quelques belles dames, par la Révolution française.

Sur les nuages
(La Lecture, 25 juillet 1888)

Quand j'entrai dans l'usine de La Villette, j'aperçus, gisant sur l'herbe de la cour, devant l'armée des noires et monstrueuses cloches à gaz, l'énorme ballon jaune, presque gonflé déjà, pareil à une citrouille colossale poussée au milieu des gazomètres dans un potager de cyclope.

Un long conduit de toile vernie, pareil aussi à cette petite queue tordue par où les citrouilles d'or boivent leur vie dans la terre, amenait dans le Horla l'âme des aérostats. Il palpitait et se soulevait peu à peu, et une douzaine d'hommes tournaient autour de lui, déplaçant de seconde en seconde les sacs de lest accrochés dans le filet pour lui permettre de grossir.

Un ciel bas et gris, un lourd plafond de nuages s'étendait sur nos têtes. Il était quatre heures et demie du soir, et la nuit, déjà, semblait proche.

Des curieux et des amis entraient dans l'usine. On regardait, en s'étonnant, la petitesse de la nacelle, le papier collé sur les minces déchirures du ballon, tous les préparatifs pour ce voyage dans l'espace.

On croit encore que les ascensions exposent les voyageurs à de grands dangers, alors qu'elles en présentent juste autant, et peut-être moins, qu'une simple promenade en mer ou même en fiacre. Quand le matériel est bon, l'aéronaute prudent et expérimenté, comme le sont MM. Jovis et Mallet, on peut partir pour une excursion dans le ciel avec une tranquillité d'âme plus complète que si on s'embarquait pour l'Amérique, ce qui ne passe pas pour très effrayant.

Quatre hommes viennent chercher la nacelle, grand panier carré assez semblable aux nouvelles malles de voyage en osier tressé. Sur deux faces de ce véhicule volant, on lit, en lettres d'or dans une plaque de bois : Le Horla.

On l'attache sous le ballon captif, qui soulève son lest et la grappe d'hommes accrochée au filet, puis on dispose dedans le panier aux provisions, le panier de petit matériel et les instruments : deux baromètres ordinaires, un baromètre enregistreur, deux thermomètres, une jumelle marine.

Tout est prêt. Les amis font cercle ; et les voyageurs, en se servant d'une chaise comme marchepied, escaladent le bord de la nacelle, puis sautent au fond. M. Mallet grimpe dans le cercle, au-dessus de nos têtes, sous l'appendice du ballon, étroite bouche de toile par où sortira le trop plein de gaz si nous rencontrons des couches d'air plus chaud.

L'aéronaute M. Jovis calcule maintenant sa force ascensionnelle afin de faire un beau départ. On vide un sac de lest ; les mains des hommes cramponnées sur les bords de la nacelle la lâchent un peu, et nous nous sentons doucement soulevés, puis rattrapés par tous ces doigts accrochés de nouveau, puis abandonnés encore quand un autre sac a été rejeté.

Un lieutenant de vaisseau, attaché à l'école d'aérostation militaire de Meudon, venu voir l'ascension, a bien voulu aider notre départ. Il garde en ses deux mains la corde qui nous maintient à terre jusqu'au cri poussé par Jovis : « Lâchez tout. »

Soudain le grand cercle des amis qui nous enferme et nous parle, les robes claires, les bras tendus, les chapeaux noirs, s'enfoncent autour de nous et disparaissent : — plus rien que de l'air, — nous sommes partis, nous nous envolons.

Déjà nous planons sur une immense ville, sur un plan de Paris démesuré, tout pareil aux plans en relief des expositions, avec les toits bleus, les rues droites ou tortueuses, le fleuve gris, les monuments pointus, le dôme doré des Invalides, et plus loin le clocher encore inachevé de Notre-Dame-de-la-Chaudronnerie, la tour Eiffel.

Penchés au bord de la nacelle, nous voyons toujours dans la cour de l'usine une foule de petits hommes et de petites femmes qui agitent leurs bras, leurs chapeaux et des mouchoirs blancs. Mais ils sont si petits, si loin, si insectes, qu'on ne comprend pas qu'on les ait quittés à l'instant — il y a huit ou dix secondes.

— Regardez, crie Jovis avec enthousiasme, est-ce beau, mes enfants ?

Une rumeur immense monte vers nous, une rumeur faite de mille bruits, de toute la vie des rues, du roulement des voitures sur les pavés, des hennissements des chevaux, du claquement des fouets, des voix humaines, du ronflement des trains. Dominant tout, proches ou lointains, suraigus ou graves, les sifflets des locomotives semblent déchirer l'air, tant ils sont vibrants et clairs. Voici maintenant la plaine autour de la ville, la plaine verte que coupent les routes blanches, droites, croisées en tous sens, innombrables. Mais tout à coup les détails de la terre, si nets, se troublent un peu comme si on les eût doucement effacés, puis s'embrument derrière une fumée presque imperceptible, puis se confondent tout à fait brouillés, presque disparus. Nous pénétrons dans les nuages.

C'est, d'abord, un voile qui nous enveloppe, léger et transparent. Il s'épaissit, devient gris, opaque, se resserre sur nous, nous emprisonne, nous enferme, nous étreint. Puis, bientôt, cette muraille de brouillard humide et sombre s'éclaircit, blanchit, s'éclaire. Nous glissons à présent à travers une ouate vaporeuse, à travers une fumée de lait, à travers une buée d'argent. De seconde en seconde, une lumière mystérieuse, éblouissante, venue d'en haut, illumine de plus en plus les ondes blanches que nous traversons ; et soudain, brusquement, nous émergeons au-dessus, dans un ciel bleu éclatant de soleil.

Aucune folie ne peut créer un rêve pareil à ce que nous avons vu. Nous volons, montant toujours, au-dessus d'un chaos illimité de nuages qui ont l'air de neiges. Ils s'étendent à perte de vue, fantastiques, inimaginables, surnaturels.

Elles se déroulent, ces neiges d'un insoutenable éclat, dans tous les sens au-dessous de nous. Il y en a des plaines, des sommets, des pics, des vallons. Les formes de cet univers nouveau, de ce pays féerique qu'on ne peut voir que du ciel, sont inconnues sur la terre. On aperçoit des provinces de clochetons, de flèches, de tours de cristal, des océans de vagues roulées, soulevées, immobiles et furieuses, dont l'écume luisante aveugle les yeux, des précipices violets creusés par les nuages plus bas, et des montagnes invraisemblables dressant dans l'espace infini leurs croupes monstrueuses d'une clarté affolante.

Mais soudain, près de nous — près ou loin, on ne saurait le dire au juste, car on n'a pas la notion des distances — apparaît dans l'air limpide une tache transparente, énorme, ronde, qui flotte, qui monte, un ballon, un autre ballon, avec sa nacelle, son drapeau, ses voyageurs. Je lève un bras, et je vois un des passagers de cette apparition qui lève un bras. On distingue les nuages, on distingue l'horizon démesuré à travers cette ombre fantastique comme si elle n'existait pas ; et, autour d'elle, se dessine un large arc-en-ciel qui l'enferme complètement dans une couronne lumineuse et multicolore.

Plus réel que le vaisseau-fantôme des navigateurs, ce ballon-fantôme nous accompagne à travers l'espace, au-dessus du désert illimité des nuages ; ceint d'une auréole éclatante, il semble nous montrer, au milieu du ciel inexploré, l'apothéose des voyageurs de l'air. On nomme ce phénomène bien connu « l'auréole des aéronautes »

L'ombre portée du ballon sur les nuées voisines explique cette apparition saisissante ; mais, pour expliquer l'arc-en-ciel qui l'entoure, plusieurs théories se sont produites.

La plus vraisemblable est celle-ci.

L'étoffe dont est fait l'aérostat demeure toujours, malgré la qualité du tissu et du vernis, assez perméable au gaz enfermé dedans. Une déperdition constante a donc lieu à travers toute l'enveloppe et crée autour du ballon une légère couche d'humidité. Le soleil, en traversant cette buée, y fait naître les couleurs du prisme comme dans la fine pluie des cascades, et les projette en couronne, suivant l'ombre du ballon, sur le nuage le plus rapproché. Or, comme nous montons toujours, ce spectre vaporeux cesse bientôt de nous suivre, et, plus petit de seconde en seconde, à mesure que nous nous élevons, il demeure au-dessous de nous, flottant sur l'océan des nuées blanches. Le soleil oblique le jette au loin là-bas, là-bas, où il suit tous nos mouvements, pareil maintenant à une balle d'enfant tombée qui roule, qui erre dans le désert tumultueux des neiges.

Plus nous nous envolons, plus la chaleur semble forte et plus la réverbération de la lumière sur cette immensité luisante devient prodigieuse et insoutenable. Le thermomètre marque 26 degrés alors que nous en avions seulement 13 à la surface de la terre, et le ballon, très dilaté, laisse échapper par l'appendice un flot de gaz qui se répand dans l'air comme une fumée.

Nous avons passé deux mille mètres, nous planons donc à quinze cents mètres environ au-dessus des nuages, et nous ne voyons rien autre chose que ces flots d'argent sans limites, sous l'azur illimité du ciel.

De place en place, des trous violets, des abîmes dont on n'aperçoit pas le fond. Nous allons lentement, poussés par une brise qu'on ne sent point, vers une de ces déchirures. On dirait, de loin, qu'un glacier s'est effondré dans l'immensité, laissant, entre deux montagnes, une crevasse démesurée.

Je prends la jumelle pour examiner le creux bleuâtre du précipice, et j'aperçois dans le fond un bout de prairie, deux routes, un grand village. Bientôt nous sommes au-dessus. Voici des moutons dans un champ, des vaches, des voitures ! Comme c'est loin, petit, insignifiant ! Mais les nuées qui courent au-dessous de nous referment brusquement ce judas ouvert dans ce plafond d'orages.

M. Mallet, maintenant, répète de moment en moment : « Du lest, jetez du lest. »

Le ballon, dégonflé par la dilatation du gaz et refroidi tout à coup par l'approche du soir, tombe comme une pierre. Autour de nous les feuilles de papier à cigarette, jetées sans cesse pour apprécier les montées et les descentes, voltigent comme des papillons blancs. C'est là le meilleur moyen de savoir ce que fait un aérostat. Quand il monte, le papier à cigarette semble tomber vers la terre ; quand il descend, la petite feuille a l'air de s'envoler au ciel.

— Du lest. Jetez du lest.

Nous vidons, poignée par poignée, les sacs de sable, qui se répand au-dessous de nous en pluie blonde que dore le soleil. Le Horla s'abat toujours, et nous voyons réapparaître tout près de nous, comme s'il venait à notre rencontre, n'ayant pu nous suivre, le ballon-fantôme dans son auréole.

Maintenant, nous frôlons la mer des nuages, et notre nacelle, parfois, a l'air de tremper dans l'écume des vagues qui se vaporise autour d'elle.

Voici de nouveau des trous par où nous apercevons la terre, un château, une vieille église, toujours des routes et des champs verts.

A force de jeter du lest, nous avons fini par arrêter la chute ; mais le ballon, flasque et mou, a l'air d'une loque de toile jaune, et il maigrit à vue d'œil, saisi par le froid des brouillards, qui condense le gaz rapidement. De nouveau nous entrons dans les nuages, nous nous noyons dans ces flots de brume.

Les bruits du monde nous arrivent plus distincts, aboiements de chiens, cris d'enfants, roulement des voitures, claquements des fouets. Voici la terre, l'immense carte de géographie que nous avons pu voir une demi-minute en partant. Nous sommes à peine à six cents mètres au-dessus d'elle, nous distinguons les moindres détails.

Des poules, dans une grande cour, s'envolent effarées, nous prenant sans doute pour un épervier monstrueux qui plane.

Quel est donc l'animal bizarre qui court dans ce champ ? Est-ce un dindon blanc, ou un mouton, ou une oie ? Non. C'est un petit garçon, vêtu d'une culotte et d'une chemise, qui nous a vus et qui, le nez en l'air, s'est abattu, ce qui m'a permis de reconnaître un corps humain.

Nous jetons à la terre des appels fréquents avec notre corne. Les hommes répondent par des cris et nous accompagnent en courant à travers champs, quittant leurs maisons et leur travail. Les charretiers abandonnent les voitures sur les routes, et nous voyons au milieu des récoltes vertes une foule éperdue qui trotte.

L'aérostat s'abat toujours. Le premier guide-rope traîne sur les arbres, le second va toucher terre, quand nous atteignons une ligne de chemin de fer dont les fils télégraphiques vont arrêter notre passage.

— Il faut sauter sur la ligne, crie Jovis, car le télégraphe est la guillotine des aéronautes.

Il jette le dernier sac de lest, presque d'un seul coup, et le ballon agonisant fait un dernier effort, semble donner un dernier coup d'aile, franchit le remblai juste au moment où arrive un train, dont le mécanicien nous salue en sifflant.

Nous voici de nouveau à trente mètres du sol. D'un coup de couteau, Jovis coupe l'attache de l'ancre, qui tombe dans un champ de blé. Délesté de ce poids, le Horla se relève un peu ; mais nous tirons de toute notre force sur la corde de la soupape, et la nacelle vient se poser à terre, sans une secousse, au milieu d'un peuple de paysans qui la saisissent et la maintiennent.

Et nous sautons en dehors, désolés de voir finir ce court et superbe voyage, cette inimaginable envolée à travers l'espace, dans une féerie de nuées blanches qu'aucun poète ne peut rêver.

Un très gracieux propriétaire de Thieux, où nous étions tombés, M. Gilles, qui a fait aussi plusieurs ascensions, vint nous recevoir à notre descente pour nous offrir l'hospitalité dans sa maison et un excellent dîner.

Afrique
(Le Gaulois, 3 décembre 1888)

Alger, le 25 novembre 1888


Nous approchons. Alger semble une tache blanche aperçue à l'horizon. On dirait un gros tas de linge étendu qui sèche là-bas sur la côte. Puis il grandit, ce tas, et devient peu à peu, sous le regard, un amas, une colline de maisons grimpant les unes sur les autres. On distingue d'abord la ville française avec ses arcades, ses hautes constructions percées de grandes fenêtres ; puis, au-dessus, s'étage la ville arabe, une agglomération de murs, d'un blanc de lait, luisant ou bleuâtre, invraisemblablement clair sous la lumière aveuglante du jour. Dans ce monceau de petites demeures, carrées, emmêlées, empilées, comme une pyramide de gros dés à jouer, on ne voit pas d'ouvertures, pas de fenêtres, rien que d'imperceptibles trous par où les anciens corsaires guettaient la mer. Sur le quai où l'on débarque, une fourmilière d'hommes, de toutes les races, remue, charge, décharge, entasse sur des voitures, sur des bateaux, roule, empile, traîne, porte dans tous les sens toutes les marchandises imaginables, en caisses, en barriques, en sacs, en ballots, en bourriches, en paquets, avec des cris dans toutes les langues, des disputes, des explications, des gestes frénétiques.

Tous ces hommes, vêtus de toile grise ou blanche, nu-jambes, nu-pieds, nu-bras, maigres, souples et braillards, présentent aux regards toutes les teintes que peut prendre la chair humaine depuis le noir du cirage jusqu'au café au lait jaunâtre.

Ils ont dans les veines un mélange de tous les sangs connus ; métis de nègres, d'Arabes, de Turcs, de Maltais, d'Italiens, de Français, d'Espagnols, ils représentent, dès les premiers pas sur cette terre, la population mêlée, remuante, agitée et travailleuse, de cette belle et curieuse côte qui ne ressemble et ne peut ressembler à rien autre chose au monde.

Bien des gens croient qu'Alger, Oran ou Constantine sont des villes d'Orient ; que le rivage algérien est un rivage oriental. Ils se trompent. L'Orient commence à Tunis, la première ville africaine qui ait le caractère si particulier des cités orientales. Ici nous sommes en Afrique, dans l'ancienne Afrique romaine, où se rencontrent, se frôlent et se mêlent les espèces d'hommes les plus différentes.

A côté des anciens Berbères, de l'Arabe nomade des tribus, de l'Arabe travailleur des oasis, des portefaix de Biskra (Biskris), des marchands de toute sorte du Mzab (Mozabites), du Kabyle agriculteur, vêtus de flanelle de laine ou de soie blanche et coiffés du turban, on rencontre le Maure (Arabe des villes) promenant à petits pas son gros ventre et ses gros mollets dans la veste de drap, le gilet de couleur et le large pantalon de toile qui tombe en poche, par-derrière, l'Espagnol noir, poilu, actif et malpropre, le Maltais lourd et querelleur, le juif à la barbe frisée, et le colon français qui garde l'allure, la démarche et le vêtement de la patrie.


Ce qui frappe le plus en entrant dans Alger, c'est le bruit et le mouvement des rues. On ne parle pas, on crie ; on ne circule pas, on se heurte ; les chevaux ne trottent pas, ils s'emportent, sans aller plus vite que s'ils trottaient. Cela est gai, remuant, amusant, distrayant, étourdissant. La ville est vivante au possible, colorée et charmante. Elle serait délicieuse si elle était propre. Mais je ne sais pas s'il en est beaucoup de par le monde où traînent autant de saletés. On ne sait où mettre le pied sur le trottoir ou sur la chaussée. Le ruisseau peut-être semble préférable, attendu qu'on n'y jette jamais rien ; toutes les odeurs possibles vous suivent et vous asphyxient. N'importe, on est content tout de même, tant les rues sont jolies à voir. S'il pleut, par exemple, ne sortez pas, car elles deviennent des cloaques absolument infranchissables.

Que de fois n'a-t-on point décrit la ville arabe, ce labyrinthe de ruelles, d'escaliers, d'impasses, de couloirs tortueux au milieu de ces petites maisons impénétrables, serrées les unes contre les autres, se touchant presque à leur sommet, bizarres, irrégulières, dont le premier étage, un peu saillant, est soutenu par une multitude de bâtons peints à la chaux et scellés dans le mur inférieur, et dont les terrasses, comme les marches isolées d'un escalier disloqué par un tremblement de terre, s'étagent les unes sur les autres, en regardant au loin la grande baie et le cap Matifou.

La partie française d'Alger, depuis sept ans, n'a guère changé. On a, cependant, l'impression que la ville est plus riche, plus sûre d'elle-même, plus laborieuse, plus capitale. Les produits algériens ont un nom ; les vins d'Algérie vont dans le monde entier ; les terres algériennes se couvrent de vignes qui fourniront bientôt des boissons, un peu lourdes, mais saines, à l'Europe phylloxérée et on dirait qu'Alger sent son importance grandissante. Elle a raison.

En cette ville, d'une physionomie si spéciale, on ne se croit pas dans une grande cité départementale, dans un chef-lieu de province, mais dans une capitale d'État. Elle est bien, avec son activité et la confusion des types, des langues, des costumes, des usages, des religions, qui lui donne un caractère unique, la capitale bigarrée de cette Africa cosmopolite, aujourd'hui colonie française.

Mais elle devient insensiblement, ou plutôt sensiblement, un sol français. Le progrès de la colonisation, depuis sept ans que je ne l'avais vue, est indubitable, indiscutable. Des colons sont arrivés qui n'étaient plus les déclassés, les fugitifs des premiers jours, mais des travailleurs sachant qu'on peut, sur cette terre neuve, gagner sa vie mieux qu'ailleurs. A côté de leurs fermes, on rencontre partout, maintenant, les propriétés des riches agriculteurs français, qui ont placé des fonds en ce pays et y tentent les grandes cultures.


Beaucoup de choses cependant s'opposent encore au développement rapide de cette belle colonie ou, plutôt, de ce morceau de la Fiance. On y manque de ce qu'on pourrait appeler l'outillage de la civilisation. Il n'y a pas de routes, pas de chemins de fer, pas de barrage et, par conséquent, pas d'eau. Si on donnait suite au projet ingénieux de M. Tirman, qui demande l'abandon, par la France, à l'Algérie, de son excédent de recettes, afin de pouvoir s'assurer ainsi la possibilité de faire un gros emprunt, cette terre, en peu d'années, pourrait arriver presque à son maximum de production, qu'elle n'atteindrait, avec les ressources actuelles, que dans un temps fort éloigné.

Espérons qu'on ne refusera point au gouverneur général le moyen de rendre ainsi tout à fait salutaire l'influence bienfaisante qu'il a exercée sur l'Algérie.

Alger est un centre où bat une vie indépendante, où coule un sang français nouveau, où une société intelligente et une élite intellectuelle se sont formées, qui en font un des grands foyers humains du vieux monde.

Et la preuve que cette ville rivalise presque en tout avec Paris, c'est qu'au vieux Prado, romantique de la Seine, elle a opposé le Chambige, complexe et décadent, pour qui on a été d'ailleurs plus sévère ici que là-bas ; car, ici, on a vu de plus près ce vilain crime, dont les petits, les menus détails révoltants ont inspiré une universelle répulsion pour ce raté de la vie et de la mort, qui afin d'expliquer l'écart de la troisième balle, après la justesse des deux premières, n'a rien trouvé de mieux que de communiquer au public palpitant les lettres d'amour de celle qu'il avait suicidée héroïquement.

On nous a dit, pour expliquer cette attitude peu conforme aux traditions de la galanterie française, que la sensibilité de son âme était d'une espèce si rare, que les gens d'une droiture vulgaire n'y pouvaient rien comprendre.

N'aurait-il pas mieux valu, pour la pauvre femme victime de sa supériorité sentimentale, qu'il eût montré moins de sensibilité et de délicatesse ?

Le désir ne m'est pas venu de demander l'autorisation de visiter ce criminel illustre dans son cachot ; mais j'ai pu voir, le jour même où deux des leurs allaient repartir pour l'immense désert inconnu qui va de nos possessions à l'Afrique centrale, les sept Touaregs faits prisonniers l'an dernier par les Chaamba.

Il est bien rarement donné à des yeux européens de pouvoir contempler des Touaregs, ces mystérieux et terribles cavaliers qui rôdent sur nos frontières. Deux hommes seulement jusqu'ici ont donné sur eux, sur leurs immenses confédérations qui vont du Soudan et de l'Égypte à l'océan Atlantique, quelques détails un peu précis : ce sont les voyageurs Barth et Duveyrier.

Le dernier Européen qui ait pénétré sur leurs territoires est le malheureux colonel Flatters, qui fut massacré par eux avec toute la colonne qu'il commandait. On se rappelle comment il fut surpris auprès d'un puits, avec son état-major et toutes les bêtes de somme qu'on chargeait d'eau, entouré et mis à mort. On se rappelle aussi l'épouvantable fuite, la retraite horrible des survivants restés à garder le camp, qui, sans eau, sans chameaux, partirent à travers le sable, et, après quelques jours de marche, sentant qu'il fallait s'entre-tuer et s'entre-manger, se mirent à marcher isolément, à portée de fusil l'un de l'autre, et se cachant, se rasant comme des gibiers derrière toutes les saillies du sol. Un soir enfin, le premier duel eut lieu ; le premier mort, frappé d'une balle, roula sur le sol, et tous accoururent à cette curée humaine. Un Arabe, armé d'un couteau, s'improvisa boucher, dépeça et distribua la victime aux camarades, qui se sauvèrent avec leurs parts, et reprirent, loin [l'un] de l'autre, leur marche terrible.

Et, durant plus d'une semaine, le monstrueux combat recommença chaque jour et chaque jour les misérables dévoraient un des leurs. Le dernier tué et mangé ainsi fut le maréchal des logis Pobéguin. Le lendemain, les secours envoyés d'Ouargla rencontraient les débris de la colonne. Depuis ce moment, aucun contact n'avait eu lieu entre les Touaregs et nous.


Or, l'an dernier, une troupe de ces enragés pillards se mit en route pour venir razzier les chameaux de nos tribus de l'extrême Sud, les Chaamba. Ce détachement, fort de quarante hommes, monté sur des méhara coureurs, surprit en effet les troupeaux de leurs ennemis et les enleva.

Mais, dans le désert, comme ailleurs, tout se sait, et les Chaamba, prévenus, partirent au nombre de trois cents pour couper la route au convoi, et ils allèrent l'attendre au puits, où ne pouvaient manquer de venir boire les Touaregs. Ceux-ci, qui peuvent rester six jours sans manger et trois jours sans boire, arrivèrent avec leurs bêtes volées et aperçurent les Chaamba prêts à combattre. Les Touaregs, malheureusement pour eux, s'étaient divisés en deux troupes, et cette bande, forte de vingt hommes seulement, exténués de faim et de fatigue, ne pouvait guère livrer bataille à trois cents Chaamba. S'ils eussent été réunis, ils auraient pu attaquer et vaincre, car ce sont d'intrépides soldats.


Les Chaamba, de leur côté, en gens prudents, parlementèrent, reprirent leurs chameaux et laissèrent passer leurs ennemis. Mais ils avaient remarqué leur petit nombre et, au lieu de repartir immédiatement, comme les autres (avaient espéré, ils demeurèrent au puits, pour attendre. La seconde troupe de Touaregs y arriva, en effet, parlementa également, fut désarmée après promesse de la vie sauve. Mais les promesses arabes sont peu sûres et, le lendemain, le massacre commença. Cependant, un Chaamba, homme d'honneur, étendit son burnous sur un Touaregs qu'il connaissait. Ceux qui vivaient encore, profitant de ce geste protecteur, se jetèrent sur le burnous, et furent ainsi épargnés.

Les Chaamba nous les livrèrent.

Donc, grâce à la complaisance de M. le capitaine Bissuel — qui publie, ces jours-ci, un volume de tous les renseignements recueillis de leur bouche, et qui a pu, en leur faisant exécuter avec du sable la carte en relief de leur pays, la reconstituer, si concordante avec les données existantes qu'elle semble scrupuleusement exacte — j'ai vu, assis dans un petit bâtiment peint à la chaux, ouvert sur les terrasses du fort d'Alger, qui ferme la ville à l'est et qui domine la rade et le port, ces grands guerriers qui sont, en réalité, des guerriers d'Homère, maigres, vêtus d'étoffes noires, la face cachée comme celle des femmes, à cause des sables brûlants, ne montrant, sous le double voile, noir aussi, qui couvre le bas et le haut du visage, que des yeux sincères et luisants.

Ils ont avec eux un nègre qui porte six doigts à chaque main. J'ai dit que ce sont des guerriers d'Homère. Ils ne vivent que pour la guerre, ne respectent et ne comprennent que cela. Les nobles, car c'est un pays de féodalité absolue, toujours à cheval, ou plutôt à méhari, toujours en éveil, toujours sur leurs gardes, protègent et défendent leurs serfs et, sans cesse, attaquent le voisin. Car, faire la guerre, pour eux, c'est piller.

Quand on leur demande pourquoi ils combattent ainsi des gens qui ne leur ont rien fait, ils répondent avec étonnement : « Je comprends qu'on n'attaque pas un vieillard, un infirme ou une femme ; mais un homme comme moi, pourquoi ne l'attaquerais-je pas ? »

Profitant de leur captivité, l'éminent directeur de l'École supérieure des lettres d'Alger, M. Masqueray, a pu apprendre leur langue, refaire la grammaire touareg, traduire leurs récits et se renseigner sur leurs mœurs et leurs usages.

Il a fini, d'ailleurs, par les aimer pour leur bravoure, leurs sentiments héroïques, leur prodigieux mépris du danger et de la mort. Une seule chose chez nous les a effrayés : les grands navires qui marchent sur l'eau ; car ils n'avaient jamais vu la mer.

Ils combattent avec des lances de fer, se mettent en selle d'un seul bond, sur le dos du chameau, dont ils ont abaissé la tête pour prendre un point d'appui, et ils le dirigent par des pressions sur le cou, avec leurs pieds, qu'ils ont fins et délicats, car ils ne marchent presque jamais.

Le gouverneur général vient de renvoyer deux de ces prisonniers dans leurs tribus, afin d'engager des relations avec ces peuples et de les décider à venir réclamer ceux que nous avons gardés.

Quand arriveront-ils chez eux ? Dans deux mois au plus tôt !

FIN

ANNÉE 1889

Les Africaines
(L’Écho de Paris, 15 juin 1889)

Sur cette ville cosmopolite qu’est devenue l’esplanade des Invalides depuis l’ouverture de l’Exposition, s’abattait un de ces coups de soleil lourds, brûlants et moites, qui tombent entre deux averses, les jours d’orage ; toutes les constructions hétérogènes, plantées l’une contre l’autre, habitées par des races nées sous tous les ciels, donnaient à ce labyrinthe international l’aspect d’un petit champ miraculeux, où un dieu fantaisiste aurait semé des échantillons de tous les peuples et de toutes les constructions connues.

Je parcourais une sorte de ruelle tortueuse où l’on voyait, se suivant, des logis faits avec des bâtons et habités par de petits hommes jaunâtres et grimaçants, d’autres faits avec des nattes, avec des peaux, avec des boues, avec des toiles, des cases pleines de nègres, des tentes pleines d’Arabes. Soudain une musique bizarre, aigre et bondissante, jaillissant d’une petite construction mauresque, noya brusquement mon cœur sous une vague de souvenirs qui fit passer dans mes yeux de claires visions africaines.

J’entrai, et j’aperçus sur une estrade des femmes de là-bas dansant la danse du désert que scandait un sauvage orchestre de musiciens juifs et maures, au milieu desquels un fort Mozabite bronzé soufflait avec des joues enflées de triton monstrueux dans la terrible rhaïta, flûte formidable, faite d’une corne noire que l’homme, à moitié fou d’énervement, balançant la tête, ouvrant des yeux énormes, sans arrêt, sans repos, sans paraître respirer, sans dégonfler une seconde sa grande bouche ballonnée, emplissait interminablement de son haleine assourdissante.

Les femmes se balançaient, tournaient, glissaient en frappant du talon les planches de l’estrade. Il y avait Aklita (duvet de pêche), Yamina (fleur de jasmin), deux Mauresques, une Arabe, Houria, deux négresses du Soudan, une chanteuse juive Sultana, une enfant de six ans, déjà danseuse, et deux Ouled Naïl, une de Biskra et l’autre de Boghar.

Ce fut en moi une joie profonde, un de ces ressouvenirs qui grisent, une suite d’images, de gens, de choses, de paysages aimés, apparus, évoqués, dans ce petit coin forain de la grande fête parisienne ; et je revis surtout, avec une netteté surprenante, les deux plus étranges apparitions de danses et de femmes africaines, qui aient émerveillé mes yeux, l’une à Djelfa, l’autre à Tunis. Je dois ajouter que les danseuses venues à Paris sont pour la plupart mariées, tandis que celles rencontrées là-bas étaient… libres.


Depuis huit jours, j’errais à cheval à travers les plaines d’alfas, les longs espaces pierreux et les dunes, en compagnie de deux officiers qu’on m’avait autorisé à accompagner dans une excursion topographique. Le soir, devant la tente, puis, pendant les longs trajets au pas, sous le soleil martyrisant des premiers jours d’août dans le désert, nous causions de ce pays que je commençais à aimer non seulement par les yeux, mais aussi par le cœur. Oh ! quel soleil, non point pesant comme celui des régions humides et tropicales, qui semble une matière brûlante, lourde et féconde, mais terrible, dévastateur et léger, une sorte d’onde sèche et impalpable de feu qui s’est répandue sur le monde, qui a tout brûlé, tout mangé, ne laissant plus une herbe, plus d’insecte, presque plus de bêtes, calcinant les pierres, desséchant les sources, buvant même la sueur des hommes dont la peau semble tannée par cette atmosphère d’incendie.

Pendant huit jours nous n’avions rien vu, senti, respiré que Lui, ce Roi dévorant de l’été africain. Nous étions noirs déjà comme des Arabes, maigris et forts, rafraîchis d’ailleurs par l’air froid des nuits que nous passions devant les tentes, la tête enveloppée en des burnous dont j’écartais parfois les plis pour regarder le ciel violet du sud, où les astres palpitants semblaient vivre.

Nous avions rencontré des tribus nomades cherchant des restes d’herbes brûlées pour leurs troupeaux affamés. Les campements apparus au loin comme une lèpre brune étaient les seules manifestations de vie que nous eussions aperçues sur la surface du sol, tandis que des vautours glissaient lentement dans le ciel jaune comme s’ils eussent nagé, épiant ce passage des hommes qui laissent derrière eux des charognes. Or, un soir, tout à coup, nous rencontrâmes une route, puis des voitures, deux voitures pareilles à celles qu’on loue dans les sous-préfectures. Elles nous attendaient, conduites par des soldats qui lancèrent au grand trot les chevaux pour nous emmener à la ville.

Car Djelfa est une ville, une petite ville d’Europe, non une ville arabe, une petite ville qui a même une petite rivière où on pêche des petits poissons, où on voit des boutiques le long des rues, et des épiciers mozabites ou juifs, attendant le client, comme chez nous.

Mais soudain, au milieu d’un passage étroit enfermé entre deux lignes de maisons apparut, grande, mince, le corps cambre, drapée superbement sous des étoffes rouges et bleues, la tête couverte d’une montagne inimaginable de cheveux noirs formant une sorte de tour carrée, soutenue par un étrange diadème et par des chapelets de médailles qui serpentaient dedans, la gorge disparue sous des colliers faits avec des pièces de vingt francs, le ventre emprisonné sous une bizarre plaque d’argent naïvement ciselée où pendait, au bout d’une chaîne, une serrure symbolique, les bras couverts de bracelets, les chevilles chargées d’anneaux, une femme, une Ouled Naïl, une courtisane du Sud.

Dans cette petite ville de colons, poussée en plein désert, l’apparition subite de cet être éclatant et magnifique, couvert de parures, au visage tatoué d’étoiles bleues, à la démarche fière comme celle d’une reine barbare, me saisit d’étonnement et d’admiration. Plus loin j’en vis une autre debout sur le seuil de son logis, encadrée par sa porte, comme en une niche d’idole. La masse de ses cheveux édifiés en monument touchait le haut de l’entrée ; et elle nous regardait avec des yeux fixes, dédaigneux, vaguement souriants. Elles n’étaient belles ni l’une ni l’autre, mais inexprimablement étranges et saisissantes, bestiales et mystiques, parées pour des vices primitifs exigeants et simples de nomades.

D’autres nous apparurent encore. Dans ce village franco-arabe elles étaient plus de cinquante, car Bou-Amama, en ce temps-là, terrorisait les petites oasis de l’Ouest et avait forcé les courtisanes couvertes d’argent et d’or à se réfugier à Djelfa, centre de la tribu des Ouled Naïl, à laquelle beaucoup de ces femmes appartenaient.

C’est une tradition dans cette tribu, tradition acceptée, presque respectée par tout le peuple arabe, que les filles aillent amasser dans les ksours et villages, en se livrant aux hommes, la dot qu’elles rapporteront pour se marier chez elles.

Après le dîner, au mess des officiers, dont je n’oublierai jamais l’accueil charmant, un d’eux me proposa d’aller au Café Maure.

De loin, trois ou quatre rues avant celle où était placé cet établissement, on entendait la clameur aiguë, assourdie par les murs de terre, de la flûte en corne noire qui semblait un cri féroce, ininterrompu, mystérieux. Certes, quand Aïssa viendra, au dernier jour, réveiller les morts, il fera sortir de terre les cadavres arabes couchés sous les pierres du désert, au son de la rhaïka.

Nous approchons ; des fantômes blancs sont debout devant la porte, immobiles sous le flot de clarté jaune qui jaillit de ce lieu, et va frapper, de l’autre côté de la rue, ce mur de chaux où des silhouettes noires sont plaquées. D’autres hommes accroupis le long de ce logis, pour ne point payer l’entrée, écoutent. Il faut écarter ces corps qui ne se dérangent jamais, les bousculer et les enjamber et j’aperçois, dans une pièce basse, claire, nue et vaste, pleine de fumée d’huile à quinquet et de tabac, un monceau d’Arabes, debout, couchés, roulés, deux cents peut-être, ne laissant au milieu d’eux qu’un étroit et long passage sur le sol nu où glissent l’une en face de l’autre deux femmes qui dansent, la taille droite et la tête immobile. Seul le ventre s’agite, tressaille, traversé de frissons, et les jambes aussi remuent sans qu’on devine sous la robe éclatante et longue quel mouvement elles font, comment elles portent ce torse rigide et cette tête sévère avec ce glissement mystérieux, charmant, incompréhensible, scandé parfois d’un coup de talon sec qui rend encore plus étrange cette danse auguste et primitive. Les tambourins et la rhaïka accélèrent leur vacarme formidable, crispent, tordent, déchirent, affolent les nerfs ; et on comprend quel autre effet cela doit produire sur ces primitifs.

Devant les premiers Arabes vautrés à terre, une ligne d’autres danseuses est accroupie. Elles attendent leur tour pour se montrer. Deux d’entre elles tout à l’heure se lèveront, le corps sonnant sous les parures d’or et d’argent dont l’amour des hommes les a couvertes et, un mouchoir de soie bleue ou rouge tenu par les bouts entre leurs mains et balancé devant leur visage impassible, elles allumeront, en dansant aussi, les désirs dans les cœurs, afin d’amasser une dot pour l’époux.


Ce que je vis à Tunis m’a plus surpris encore, bien que je fusse préparé par plusieurs mois passés, à deux reprises différentes, dans l’intérieur des pays arabes, à tout ce qu’ils peuvent nous révéler de singulier. A Tunis, nous ne pouvons pénétrer ni dans les mœurs, ni dans les maisons des indigènes. Ils vivent à côté de nous, soumis, semble-t-il, à des lois européennes, ou plutôt à la police qui gouverne la voie publique, mais libres, en leurs demeures, de tout faire puisque nous n’y entrons point. Un prélat, que ses immenses propriétés et de grosses sommes gagnées, dit-on, par ses participations heureuses aux affaires de la jeune colonie, ont fait surnommer, là-bas, Monseigneur Mercanti, prêche une croisade contre les nègres esclaves chassés comme du gibier en des contrées lointaines ; pourquoi ne s’occupe-t-il pas plutôt de l’esclavage à Tunis, où on achète l’ouvrier au moyen d’un subterfuge très simple, où tout musulman peut acheter une femme, deux femmes, autant de femmes qu’il veut, pour les enfermer dans une oubliette conjugale où elles disparaissent, où il en fait ce qu’il lui plaît, où la seule loi qui veille véritablement sur elles est le grand principe d’économie domestique auquel obéissent secrètement tous les propriétaires de chair humaine ou d’autre chose.

Donc, un soir, un fonctionnaire français, fort gracieux et armé d’un pouvoir redoutable pour les Arabes, m’offrit de voir ensemble tout ce qu’on peut voir à Tunis la nuit.

Nous dûmes être accompagnés par un agent de la police beylicale sans quoi, aucune porte, même celle des plus vils bouges indigènes, ne se serait ouverte devant nous.

La ville arabe d’Alger est pleine d’agitation nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort. Les petites rues étroites, tortueuses, inégales, semblent des couloirs d’une cité abandonnée, dont on a oublié d’éteindre le gaz, par places.

Nous voici partis très loin, dans ce labyrinthe de murs blancs ; et on nous fit entrer chez des juives qui dansaient la « danse du ventre ». Cette danse est laide, disgracieuse, curieuse seulement pour les amateurs par la maestria de l’artiste. Trois sueurs, trois filles très parées faisaient leurs contorsions impures, sous l’œil bienveillant de leur mère, une énorme petite boule de graisse vivante coiffée d’un cornet de papier doré, et mendiant pour les frais généraux de la maison, après chaque crise de trépidation des ventres de ses enfants. Autour du salon, trois portes entrebâillées montraient les couches basses de trois chambres. J’ouvris une quatrième porte et je vis, dans un lit, une femme couchée qui me parut belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses, deux domestiques nègres et un homme inaperçu qui regardait, derrière un rideau, s’agiter pour nous le flanc de ses sueurs. J’allais entrer dans la chambre de sa femme légitime qui était enceinte, de la belle-fille, de la belle-sueur des drôlesses qui tentaient, mais en vain, de nous mêler, ne fût-ce qu’un soir, à la famille. Pour me faire pardonner cette défense d’entrer, on m’amena le premier enfant de cette dame, une petite fille de trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la « danse du ventre ».

Je m’en allai fort dégoûté.

Avec des précautions infinies, on me fit pénétrer ensuite dans le logis — de grandes courtisanes arabes. Il fallut veiller au bout des rues, parlementer, menacer, car si les indigènes savaient que le Roumi est entré chez elles, elles seraient abandonnées, honnies, ruinées : Je vis là de grosses filles brunes, médiocrement belles, en des taudis pleins d’armoires à glace.

Nous songions à regagner l’hôtel quand l’agent de police indigène nous proposa de nous conduire tout simplement dans un bouge, dans un lieu d’amour dont il ferait ouvrir la porte d’autorité.

Nous voici le suivant à tâtons en des ruelles noires inoubliables, allumant des allumettes pour ne pas tomber, trébuchant tout de même en des trous, heurtant les maisons de la main et de l’épaule et entendant parfois des voix, des bruits de musique, des rumeurs de fête sauvage sortir des murs, étouffés, comme lointains, effrayants d’assourdissement et de mystère. Nous sommes en plein dans le quartier de la débauche.

Devant une porte on s’arrête ; nous nous dissimulons à droite et à gauche tandis que l’agent frappe à coups de poing en criant une phrase arabe, un ordre.

Une voix, faible, une voix de vieille répond derrière la planche ; et nous percevons maintenant des sons d’instruments et des chants criards de femmes arabes dans les profondeurs de ce repaire.

On ne veut pas ouvrir. L’agent se fâche, et de sa gorge sortent des paroles précipitées, rauques et violentes. A la fin, la porte s’entrebâille, l’homme la pousse et entre comme en une ville conquise, et d’un beau geste vainqueur, semble nous dire : « Suivez-moi ».

Nous le suivons, en descendant trois marches qui nous mènent en une pièce basse, où dorment, le long des murs, sur des tapis, quatre enfants arabes, les petits de la maison. Une vieille, une de ces vieilles indigènes qui sont des paquets de loques jaunes nouées autour de quelque chose qui remue, et d’où sort une tête invraisemblable et tatouée de sorcière, essaye encore de nous empêcher d’avancer. Mais la porte est refermée, nous entrons dans une première salle où quelques hommes sont debout, qui n’ont pu pénétrer dans la seconde dont ils obstruent l’ouverture en écoutant d’un air recueilli l’étrange et aigre musique qu’on fait là-dedans. L’agent pénètre le premier, fait écarter les habitués et nous atteignons une chambre étroite, allongée, où des tas d’Arabes sont accroupis sur des planches, le long des deux murs blancs, jusqu’au fond. Là, sur un grand lit français qui tient toute la largeur de la pièce, une pyramide d’autres Arabes s’étage, invraisemblablement empilés et mêlés, un amas de burnous d’où émergent cinq têtes à turban.

Devant eux, au pied du lit, sur une banquette nous faisant face, derrière un guéridon d’acajou chargé de verres, de bouteilles de bière, de tasses à café et de petites cuillers d’étain, quatre femmes assises chantent une interminable et traînante mélodie du Sud, que quelques musiciens juifs accompagnent sur des instruments.

Elles sont parées comme pour une féerie, comme les princesses des Mille et Une Nuits, et une d’elles, âgée de quinze ans environ, est d’une beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu’elle illumine ce lieu bizarre, en fait quelque chose d’imprévu, de symbolique et d’inoubliable.

Les cheveux sont retenus par une écharpe d’or qui coupe le front d’une tempe à l’autre. Sous cette barre droite et métallique s’ouvrent deux yeux énormes, au regard fixe, insensible, introuvable, deux yeux longs, noirs, éloignés, que sépare un nez d’idole tombant sur une petite bouche d’enfant, qui s’ouvre pour chanter et semble seule vivre en ce visage. C’est une figure sans nuances, d’une régularité imprévue, primitive et superbe, faite de lignes si simples qu’elles semblent les formes naturelles et uniques de ce visage humain.

En toute figure rencontrée, on pourrait, semble-t-il, remplacer un trait, un détail, par quelque chose pris sur une autre personne. Dans cette tête de jeune Arabe, on ne pourrait rien changer tant ce dessin en est typique et parfait. Ce front uni, ce riez, ces joues d’un modelé imperceptible qui vient mourir à la fine pointe du menton, en encadrant, dans un ovale irréprochable de chair un peu brune, les seuls yeux, le seul nez et la seule bouche qui puissent être là, sont l’idéal d’une conception de beauté absolue dont notre regard est ravi, mais dont notre rêve seul peut ne pas se sentir entièrement satisfait. A côté d’elle, une autre fillette charmante aussi, point exceptionnelle, une de ces faces blanches, douces, dont la chair a l’air d’une pâte faite avec du lait ; encadrant ces deux étoiles, deux autres femmes sont assises, au type bestial, à la tête courte, aux pommettes saillantes, deux prostituées nomades, de ces êtres perdus que les tribus sèment en route, ramassent et reperdent, puis laissent un jour à la traîne de quelque troupe de spahis qui les emmène en ville.

Elles chantent en tapant sur la darbouka avec leurs mains rougies par le henné, et les musiciens juifs les accompagnent sur de petites guitares, des tambourins et des flûtes aiguës.

Tout le monde écoute, sans parler, sans jamais rire, avec une gravité auguste.

Où sommes-nous ? Dans le temple de quelque religion barbare ? Ou dans une maison publique ?

Dans une maison publique ? Oui, nous sommes dans une maison publique, et rien au monde ne m’a donné une sensation plus imprévue, plus fraîche, plus colorée que l’entrée dans cette longue pièce basse, où ces filles parées, dirait-on, pour un culte sacré, attendent le caprice d’un de ces hommes graves qui semblent murmurer le Coran jusqu’au milieu des débauches.

On m’en montre un, assis devant sa minuscule tasse de café, les yeux levés pleins de recueillement. C’est lui qui a retenu l’idole ; et presque tous les autres sont des invités. Il leur offre des rafraîchissements et de la musique, et la vue de cette belle fille jusqu’à l’heure où il les priera de rentrer chacun chez soi. Et ils s’en iront en le saluant avec des gestes majestueux. Il est beau, cet homme de goût, jeune, grand, avec une peau transparente d’Arabe des villes que rend plus claire la barbe noire, luisante, soyeuse, et un peu rare sur les joues.

La musique cesse. Nous applaudissons. On nous imite. Nous sommes assis sur des escabeaux, au milieu d’une pile d’hommes. Soudain une longue main noire me frappe sur l’épaule et une voix, une de ces voix étranges des indigènes essayant de parler français, me dit :

— Moi, pas d’ici. Français comme toi.

Je me retourne et je vois un géant, en burnous, un des Arabes les plus hauts, les plus maigres, les plus osseux que j’aie jamais rencontrés.

— D’où es-tu donc ? lui dis-je stupéfait.

— D’Algérie !

— Ah ! Je parie que tu es Kabyle ?

— Oui, Moussi.

Il riait, enchanté que j’eusse deviné son origine, et me montrant son camarade :

— Lui aussi.

— Ah ! Bon.

C’était pendant une sorte d’entracte.

Les femmes à qui personne ne parlait ne remuaient pas plus que des statues, et je me mis à causer avec mes deux voisins d’Algérie, grâce au secours de l’agent de police indigène.

J’appris qu’ils étaient bergers, propriétaires aux environs de Bougie, et qu’ils portaient dans les replis de leurs burnous des flûtes de leur pays dont ils jouaient le soir, pour se distraire. Ils avaient envie sans doute qu’on admirât leur talent et ils me montrèrent deux minces roseaux percés de trous, deux vrais roseaux coupés par eux au bord d’une rivière !

Je priai qu’on les laissât jouer, et tout le monde aussitôt se tut avec une politesse parfaite.

Ah ! La surprenante et délicieuse sensation qui se glissa dans mon cœur avec les premières notes si légères, si bizarres, si inconnues, si imprévues, des deux petites voix de ces deux petits tubes poussés dans l’eau. C’était fin, doux, haché, sautillant : des sons qui volaient, qui voletaient l’un après l’autre sans se rejoindre, sans se trouver, sans s’unir jamais ; un chant qui s’évanouissait toujours, qui recommençait toujours, qui passait, qui flottait autour de nous, comme un souffle de l’âme des feuilles, de l’âme des bois, de l’âme des ruisseaux, de l’âme du vent, entré avec ces deux grands bergers des montagnes kabyles, dans cette maison publique d’un faubourg de Tunis.

L’évolution du roman au XIXe siècle
(Revue de l’exposition universelle de 1889, octobre 1889)

Ce qu’on appelle aujourd’hui le roman de mœurs est d’invention assez moderne. Je ne le ferai pas remonter à Daphnis et Chloé, cette églogue poétique, sur laquelle s’extasient les esprits doctes et tendres qu’exalte l’Antiquité, ni à l’Ane, conte grivois, que refit en le développant, Apulée, ce décadent classique.

Je ne m’occuperai pas non plus, dans cette très courte étude sur l’évolution du roman moderne depuis le commencement de ce siècle, de ce qu’on appelle le roman d’aventures, lequel nous vient du Moyen Age, et, né des récits de chevalerie, continué par Mlle de Scudéry, et plus tard modifié par Frédéric Soulié et Eugène Sue, semble avoir eu son apothéose dans ce conteur de génie que fut Alexandre Dumas père.

Quelques hommes encore aujourd’hui s’acharnent à égrener des histoires aussi invraisemblables qu’interminables, durant cinq ou six cents pages, mais ils ne sont lus par aucun de ceux que passionne ou même qu’intéresse l’art littéraire.

A côté de cette école des amuseurs, qui ne s’impose que rarement à l’estime des lettrés et qui a dû son triomphe aux facultés exceptionnelles, à l’inépuisable imagination et la verve intarissable de ce volcan en éruption de livres, qui se nommait Dumas, se déroula dans notre pays une chaîne de romanciers philosophes dont les trois ancêtres principaux, bien différents de nature, sont : Lesage, J.-J. Rousseau et l’abbé Prévost.

De Lesage descend la lignée des fantaisistes spirituels qui, regardant le monde de, leur fenêtre, un lorgnon sur Vueil, une feuille de papier devant eux, psychologues souriants, plus ironiques qu’émus, nous ont montré, avec de jolis dehors d’observation et des élégances de styles, de fringantes marionnettes.

Les hommes de cette école, artistes aristocrates, ont surtout la préoccupation de nous rendre visibles leur art et leur talent, leur ironie, leur délicatesse, leur sensibilité. Ils les dépensent à profusion, autour de personnages fictifs, manifestement imaginés, des automates qu’ils animent.

De J.-J. Rousseau descend la grande famille des écrivains romanciers-philosophes, qui ont mis l’art d’écrire, tel qu’on le comprenait autrefois, au service d’idées générales. Ils prennent une thèse et la mettent en action. Leur drame n’est pas tiré de la vie, mais conçu, combiné et développé en vue de démontrer le vrai ou le faux d’un système.

Chateaubriand, incomparable virtuose, chanteur de rythmes écrits, pour qui la phrase exprime la pensée autant par la sonorité que par la valeur des mots, fut le grand continuateur du philosophe de Genève ; et Mme Sand a tout l’air d’avoir été le dernier enfant génial de cette descendance. Comme chez Jean-Jacques, on retrouve chez elle l’unique souci de personnifier des thèses en des individus qui sont, tout le long de l’action, les avocats d’office des doctrines de l’écrivain. Rêveurs, utopistes, poètes, peu précis et peu observateurs, mais prêcheurs éloquents, artistes et séducteurs, ces romanciers n’ont plus guère aujourd’hui de représentants parmi nous.

Mais de l’abbé Prévost nous arrive la puissante race des observateurs, des psychologues, des véritalistes. C’est avec Manon Lescaut qu’est née l’admirable forme du roman moderne.

En ce livre, pour la première fois, l’écrivain cessant d’être uniquement un artiste, un ingénieux montreur de personnages est devenu, tout à coup, sans théories préconçues, par la force même et la nature propre de son génie, un sincère, un admirable évocateur d’êtres humains. Pour la première fois nous recevons l’impression profonde, émouvante, irrésistible de gens pareils à nous, passionnés et saisissants de vérité, qui vivent leur vie, notre vie, aiment et souffrent comme nous entre les pages d’un livre.

Manon Lescaut, cet inimitable chef-d’œuvre, cette prodigieuse analyse d’un cœur de femme, la plus fine, la plus exacte, la plus pénétrante, la plus complète, la plus révélatrice peut-être qui existe, nous dévoile si nue, si vraie, si intimement évoquée, cette âme légère, aimante, changeante, fausse et fidèle de courtisane, qu’elle nous renseigne en même temps sur toutes les autres âmes de femme, car toutes se ressemblent un peu, de près ou de loin.

Sous la Révolution et sous l’Empire, la littérature sembla morte. Elle ne peut vivre qu’aux époques de calme, qui sont des époques de pensée. Pendant les périodes de violence et de brutalité, de politique, de guerre et d’émeute, l’art disparaît, s’évanouit complètement, car la force brutale et l’intelligence ne peuvent dominer en même temps.

La résurrection fut éclatante. Une légion de poètes surgit, qui s’appelèrent A. de Lamartine, A. de Vigny, A. de Musset, Baudelaire, Victor Hugo et deux romanciers apparurent, de qui date la réelle évolution de l’aventure imaginée à l’aventure observée, ou mieux à l’aventure racontée, comme si elle appartenait à la vie.

Le premier de ces hommes, grandi pendant les secousses de l’Épopée impériale, se nomma Stendhal, et le second, le géant des lettres modernes, aussi énorme que Rabelais, ce père de la littérature française, fut Honoré de Balzac.

Stendhal gardera surtout une valeur de précurseur c’est le primitif de la peinture de mœurs. Ce pénétrant esprit, doué d’une lucidité et d’une précision admirables, d’un sens de la vie subtil et large, a fait couler dans ses livres un flot de pensées nouvelles, mais il a si complètement ignoré l’art, ce mystère qui différencie absolument le penseur de l’écrivain, qui donne aux œuvres une puissance presque surhumaine, qui met en elles le charme inexprimable des proportions absolues et un souffle divin qui est l’âme des mots assemblés par un engendreur de phrases, il a tellement méconnu la toute-puissance du style qui est la forme inséparable de l’idée, et confondu l’emphase avec la langue artiste, qu’il demeure, malgré son génie, un romancier de second plan.

Le grand Balzac lui-même ne devint un écrivain qu’aux heures où il semble écrire avec une furie de cheval emporté. Il trouve alors, sans les chercher, comme il le fait inutilement et péniblement presque toujours, cette souplesse, cette justesse, qui centuplent la joie de lire.

Mais devant Balzac on ose à peine critiquer. Un croyant oserait-il reprocher à son dieu toutes les imperfections de l’univers ? Balzac a l’énergie fécondante, débordante, immodérée, stupéfiante d’un dieu, mais avec les hâtes, les violences, les imprudences, les conceptions incomplètes, les disproportions d’un créateur qui n’a pas le temps de s’arrêter pour chercher la perfection.

On ne peut dire de lui qu’il fut un observateur, ni qu’il évoqua exactement le spectacle de la vie, comme le firent après lui certains romanciers, mais il fut doué d’une si géniale intuition et il créa une humanité tout entière si vraisemblable, que tout k monde y crut et qu’elle devint vraie. Son admirable fiction modifia le monde, envahit la société, s’imposa et passa du rêve dans la réalité. Alors, les personnages de Balzac, qui n’existaient pas avant lui, parurent sortir de ses livres pour entrer dans la vie, tant il avait donné complète l’illusion des êtres, des passions et des événements.

Cependant, il ne codifia point sa manière de créer comme il est d’usage de k faire aujourd’hui. Il produisit simplement avec une surprenante abondance et une infinie variété.

Derrière lui, une école se forma bientôt, qui, s’autorisant de ce que Balzac écrivait mal, n’écrivit plus du tout, et érigea en règle la copie précise de la vie. M. Champfleury fut un des plus remarquables chefs de ces réalistes, dont un des meilleurs, Duranty, a laissé un fort curieux roman : Le Malheur d’Henriette Gérard.

Jusque-là, tous les écrivains qui avaient eu le souci de donner en leurs livres la sensation de la vérité semblent s’être peu préoccupés de ce qu’on appelait l’art d’écrire. On eût dit que, pour eux, le style était une sorte de convention dans l’exécution, inséparable de la convention dans la conception, et que la langue châtiée et artiste apportait un air emprunté, un air irréel aux personnages du roman qu’on voulait créer tout à fait pareils à ceux des rues.

C’est alors qu’un jeune homme, doué d’un tempérament lyrique, nourri des classiques, épris de l’art littéraire, du style et du rythme des phrases à n’avoir plus d’autre amour dans le cœur, et armé aussi d’un œil admirable d’observateur, de cet œil qui voit en même temps les ensembles et les détails, les formes et les couleurs, et qui sait deviner les intentions secrètes tout en jugeant la valeur plastique des gestes et des faits, apporta dans l’histoire de la littérature française un livre d’une impitoyable exactitude et d’une impeccable exécution, Madame Bovary.

C’est à Gustave Flaubert qu’on doit l’accouplement du style et de l’observation modernes.

Mais la poursuite de la vérité, ou plutôt de la vraisemblance amenait peu à peu la recherche passionnée de ce qu’on appelle aujourd’hui le document humain.

Les ancêtres des réalistes actuels s’efforçaient d’inventer en imitant la vie ; les fils s’efforcent de reconstituer la vie même, avec des pièces authentiques qu’ils ramassent de tous les côtés. Et ils les ramassent avec une incroyable ténacité. Ils vont partout, furetant, guettant, une hotte au dos, comme des chiffonniers. Il en résulte que leurs romans sont souvent des mosaïques de faits arrivés en des milieux différents et dont les origines, de nature diverse, enlèvent au volume où ils sont réunis le caractère de vraisemblance et l’homogénéité que les auteurs devraient poursuivre avant tout.

Les plus personnels des romanciers contemporains qui ont apporté dans la chasse et l’emploi du document l’art le plus subtil et le plus puissant sont assurément les frères de Goncourt. Doués, en outre, de natures extraordinairement nerveuses, vibrantes, pénétrantes, ils sont arrivés à montrer, comme un savant qui découvre une couleur nouvelle, une nuance de la vie presque inaperçue avant eux. Leur influence sur la génération actuelle est considérable et peut être inquiétante, car, tout disciple outrant les procédés du maître tombe dans les défauts dont le sauvèrent ses qualités magistrales.

Procédant à peu près de la même façon, M. Zola, avec une nature plus forte, plus large, plus passionnée et moins raffinée, M. Daudet avec une manière plus adroite, plus ingénieuse, délicieusement fine et moins sincère peut-être, et quelques hommes plus jeunes comme MM. Bourget, de Bonniéres, etc., etc., complètent et semblent terminer le grand mouvement du roman moderne vers la vérité. Je ne cite point avec intention M. Pierre Loti, qui reste le prince des poètes fantaisistes en prose. Pour les débutants qui apparaissent aujourd’hui, au lieu de se tourner vers la vie avec une curiosité vorace, de la regarder partout autour d’eux avec avidité, d’en jouir ou d’en souffrir avec force suivant leur tempérament, ils ne regardent plus qu’en eux-mêmes, observent uniquement leur âme, leur cœur, leurs instincts, leurs qualités ou leurs défauts, et proclament que le roman définitif ne doit être qu’une autobiographie.

Mais comme le même cœur, même vu sous toutes ses faces, ne donne point des sujets sans fin, comme le spectacle de la même âme répété en dix volumes devient fatalement monotone, ils cherchent, par des excitations factices, par un entraînement étudié vers toutes les névroses, à produire en eux des âmes exceptionnellement bizarres qu’ils s’efforcent aussi d’exprimer par des mots exceptionnellement descriptifs, imagés et subtils.

Nous arrivons donc à la peinture du moi, du moi hypertrophié par l’observation intense, du moi en qui on inocule les virus mystérieux de toutes les maladies mentales.

Ces livres prédits, s’ils viennent comme on les annonce, ne seront-ils pas les petits-fils naturels et dégénérés de l’Adolphe de Benjamin Constant ?

Cette tendance vers la personnalité étalée — car c’est la personnalité voilée qui fait la valeur de toute œuvre, et qu’on nomme génie ou talent — cette tendance n’est-elle pas une preuve de l’impuissance à observer, à observer la vie éparse autour de soi, comme ferait une pieuvre aux innombrables bras ?

Et cette définition, derrière laquelle se barricada Zola dans la grande bataille qu’il a livrée pour ses idées, ne sera-t-elle point toujours vraie, car elle peut s’appliquer à toutes les productions de l’art littéraire et à toutes les modifications qu’apporteront les temps : un roman, c’est la nature vue à travers un tempérament.

Ce tempérament peut avoir les qualités les plus diverses, et se modifier suivant les époques, mais plus il aura de facettes, comme le prisme, plus il reflétera d’aspects de la nature, de spectacles, de choses, d’idées de toute sorte et d’êtres de toute race, plus il sera grand, intéressant et neuf.

Danger public
(Le Gaulois, 23 décembre 1889)

J’imagine que la plupart des hommes de lettres pensent à peu près de même en politique. Nous sommes, en général, des indifférents, des indifférents utiles, à l’occasion, et facilement changeants. Lorsqu’on s’est formé des idées, justes ou fausses, un peu sur toutes choses, il reste un point sur lequel on ne peut en avoir que de très fluctuantes : c’est celui-là. En somme, la profession de foi de celui qui réfléchit, qui voit les causes et les raisons, qui a appris dans (histoire ce que sont les peuples, comment on gouverne, comment on rend grandes ou décadentes, glorieuses ou méprisées, sages ou folles, opulentes ou misérables, les enfantines et simples multitudes, ne peut guère se formuler que par de décourageantes constatations. Entre le gouvernement d’un seul, qui peut être la tyrannie d’une brute féroce, le suffrage restreint qui est un bâtard de l’injustice et du tremblement, et le suffrage universel, émanation directe de toutes les ignorances, de toutes les convoitises, de toutes les bassesses de l’animal humain sans culture, un homme éclairé ne doit avoir que de très vagues sympathies.

Mais, si ces sympathies ne peuvent s’attacher en principe à la forme du pouvoir, elles peuvent aller aux hommes qui l’exercent. Les grands tyrans ont toujours eu des cours d’hommes distingués ; les grandes républiques aussi. Je crois que la nôtre n’en aura pas.

Quand on est bien renseigné par la lecture, par la réflexion et par l’observation, sur les qualités que doivent posséder ceux qui sont appelés à gouverner les masses ; quand on a les notions que nous possédons aujourd’hui sur la nature, sur le caractère spécial, sur les mérites très particuliers des politiciens utiles, on les connaît, on les juge, et on les classe à leur valeur, avec une rapidité et une sûreté qui ne laissent plus guère de place à l’erreur.

Qu’il s’agisse d’un roi, d’un ministre ou d’un député, l’élite du pays le connaît aussitôt qu’elle l’a vu à l’œuvre. L’élite du pays, il est vrai, n’est qu’une infime minorité, dont le vote passe insignifiant ; mais elle pense, elle parle et, ce qui peut être plus grave, elle écrit.

Indifférents à la politique, comme je l’ai dit dans le début, les artistes, les savants et, en général, tous ceux qui vivent de l’idée, regardent désormais avec des yeux calmes, un peu dédaigneux, mais sans haine, tous les agissements et les actes de nos éphémères gouvernements. Hésitant entre les vieilles théories monarchiques dont l’application fut souvent bonne à la France, et les jeunes théories républicaines, qui paraissent jusqu’ici d’une mise en pratique difficile, il est une quantité d’hommes indépendants et désintéressés qui attendaient simplement des détenteurs actuels de l’autorité des preuves d’intelligence, de puissance véritable, de hauteur de vues et de maîtrise gouvernementale, pour s’allier sans arrière-pensée à ce pis-aller brutal et répugnant du nombre électeur, primant toutes les forces sociales, dominant tous les droits innés ou acquis, valeur, activité, esprit, instruction, fortune et le reste.


Ces hommes indépendants et désintéressés, qui sont assez nombreux, dans toutes les classes de la société, et dont les écœurements peuvent amener, tout à coup, de grandes secousses de l’opinion publique, comme celle qui nous a si étrangement menacés, cette année même, il faut, en somme, peu de chose pour les contenter, les séduire et les attirer.

En ce moment, surtout, on est tout disposé à la tolérance. On accepte n’importe quoi, n’importe qui, pourvu que ce n’importe quoi, que ce n’importe qui ait seulement l’apparence de quelque chose ou de quelqu’un. Nous l’avons bien vu dernièrement. Nous nous contentons de peu, de très peu, nous sommes indulgents jusqu’à nous faire pitié à nous-mêmes, car nous sommes las, mais las jusqu’au degré où la lassitude va devenir de la rage.

Tout le monde ou presque tout le monde se sent disposé à accepter ce qui est, à accepter ceux qui gouvernent, tout le monde ou presque tout le monde, pour être débarrassé du harcelant souci politique, les accepterait même avec plaisir le jour où ils nous donneraient la plus légère garantie de capacité, de sécurité et enfin de probité. Nous attendons avec l’envie de crier : « Bravo ! » le premier républicain ou les premiers républicains qui nous donneront la sensation d’un gouvernement éclairé, l’espérance d’un gouvernement durable et fort, la confiance dans un gouvernement impartial et indépendant.

Mais c’est aux actes qu’on juge les hommes, et, après la grande et réjouissante panique des députés et des sénateurs qui, à force d’avoir peur, se sont rués ensemble sur un trop timide prétendant et l’ont fait fuir devant eux comme un chien épouvanté devant son troupeau, nous assistons, aujourd’hui, à une autre venette d’une autre nature, tellement misérable, tellement stupéfiante, tellement inexplicable qu’on demeure éperdu devant la bêtise ou devant la lâcheté du pouvoir.

Ce n’est plus un général ambitieux, c’est M. François Coppée, de l’Académie française, qui menace, en ce moment, la République.

M. François Coppée, le poète, oui, madame, le poète du Passant, du Reliquaire, des Humbles et des Intimités ; M. François Coppée, de l’Académie française, enfin. Vous croyez peut-être qu’à l’imitation de M. Renan, devenu impudique sous les palmes et écrivant l’Abbesse de Jouarre, il a écrit à son tour quelque drame hardi, dont Marianne a rougi sous son bonnet ? Point du tout. M. Coppée a composé simplement un acte où il s’agit d’un prêtre fusillé par la Commune et d’un communard sauvé par la sueur de ce prêtre.

La pièce, présentée au Théâtre-Français, a été reçue à l’unanimité par le comité, et allait être jouée quand le ministre s’y est opposé.


Voilà qui est trop fort et trop bête ou trop couard ! L’homme, le citoyen quelconque, l’élu de je ne sais où qui est, aujourd’hui, ministre de l’Instruction publique veut-il par hasard nous faire croire qu’on n’a pas fusillé des prêtres et d’autres gens sous la Commune ? C’est.comme si on voulait nous insinuer que les Versaillais n’ont pas fusillé des communards et même aussi d’autres gens. De qui a-t-on peur ? De M. Coppée ? — Non. — Des spectateurs ordinaires du Théâtre-Français ? Quel étonnement ! — Non ! — Alors, de qui ? Des communards ? Mais ils ne sont pas encore en masse à la Comédie-Française. Ils n’y feront pas de bruit, soyez tranquilles. De qui donc a-t-on peur ? De qui ? Des communards qui sont au pouvoir, peut-être ?

Peur ! Voilà. On a peur. On a peur de tout le monde, et tout le monde a peur sous ce régime. Croyez-vous qu’ils ont des principes, des croyances, des convictions ou des idées ? Non, ils ont peur. Peur de l’électeur, peur des villes, peur des campagnes, peur des majorités, peur du papier, surtout du papier des votes, et de l’autre, celui des journaux ; peur de l’opinion, cette rouleuse ; peur de ce qu’ils disent, de ce qu’ils font, de ce qu’ils pensent et peur de leur ombre, c’est-à-dire de l’ombre des poltrons.

Quand un ministre craintif a tremblé au jour où M. Zola et M. Busnach allaient faire jouer Germinal sur un théâtre populaire, on a ri et on a protesté, mais on a compris que l’appréhension d’une bagarre pouvait faire hésiter cet illettré inquiet.

Quand le gouvernement, ému pour la réputation de l’armée, poursuit le livre de M. Descaves, nous protestons encore au nom du principe inviolable de la liberté de pensée ; cependant, nous sommes sans étonnement sur les défenseurs violents du prestige militaire.

Mais quand nous apprenons que le préposé à l’instruction nationale interdit de son autorité privée, de son autorité d’incompétent parvenu, la représentation d’une pièce de M. François Coppée reçue à l’unanimité par le comité de la Comédie-Française, nous crions : « C’est trop ridicule, à la fin : guerre à ces gens-là ! »

Ils prétendent, ces niais, qu’il y a péril pour la République ! Péril pour la République ! Un péril préparé, médité par M. Coppée, ce pétroleur — ou ce jésuite — car le danger peut venir de droite ou de gauche dans cette pièce où l’on parle en même temps de la Commune et de la religion ; un péril favorisé par M. Claretie, un péril auquel ont concouru sournoisement tous les sociétaires de la Comédie !

Dieu, est-ce bête ! C’est pour l’intelligence française et pour notre réputation de peuple libre et spirituel qu’il y a péril, qu’il y aura grand péril tant que nous serons entraînés à la dérive de leurs paniques par ces outres vides et flottantes des votes populaires.

A force d’être médiocres, ces hommes sont redoutables comme ces épidémies, bénignes au début, qui deviennent invincibles et chroniques ; à force d’amoindrir le pays, de le rapetisser à leurs idées, d’y semer leurs procédés, ils finiront par le détruire ; et si, en matière de gouvernement, l’indifférence pour la forme me paraît être un dogme de sage, pourvu que cette forme soit appliquée au mieux des intérêts matériels et intellectuels du pays, il n’en est point de même pour ceux qui détiennent le pouvoir en des mains maladroites, ignorantes ou trembleuses.

Les servantes
(Les types de Paris, 1889)

Le premier soleil printanier tombe tiède, vif et clair sur les grandes prairies normandes. La terre sue de la verdure, s’en couvre comme d’une bave verte. Les arbres s’enveloppent de feuilles, la plaine se cache sous l’herbe haute, drue, reluisante, et l’on voit entre les haies les filles de ferme aux jupes courtes tirer vers les pâturages les lourdes vaches dont les mamelles pendent ballotées entre leurs cuisses. Elles vont, la fille devant, la bête derrière, la fille traînant, la bête traînée, l’une pressée et l’autre lente, n’ayant l’une et l’autre au fond des yeux que les reflets verts des arbres et des herbes. A quoi pensent-elles ? A quoi songe la pauvre fille qui gagne douze francs par mois, qui couche sur la paille d’un grenier, s’habille de quatre loques, et sans avoir jamais lavé dans l’eau froide d’une rivière ou dans l’eau chaude d’une baignoire son corps nerveux, fort comme celui d’un homme, voudrait peut-être le parer pour plaire au charretier qui laboure là-bas au bout de la plaine, derrière la maigre charrue que traînent deux chevaux roux ? Dans son rêve animal et court passe la boutique ambulante du marchand de rubans, de bonnets et de fichus, qui rôde sur les routes en tentant les paysannes. Elle entend le grelot de l’âne, le jappement du chien, le cri de l’homme qui annonce ses marchandises ; et l’envie veille en son pauvre cœur de brute, l’envie d’être parée, par les belles matinées des dimanches, pour passer devant les garçons, en entrant à l’église.


Le premier soleil printanier tombe tiède, vif et clair, sur les grands arbres des Champs-Élysées.

De la place de la Concorde au rond-point, sous les marronniers en dôme, où piaillent les moineaux dans les feuilles, un peuple d’enfants joue sur le sable. Les tout-petits sont accroupis et maçonnent des buttes de leurs mains maladroites, d’autres plus grands roulent des cerceaux ou combinent des amusements en des conciliabules sérieux qui réunissent les garçons aux jambes nues et les fillettes en jupes courtes.

Les parents et les bonnes assis sur les bancs, sous l’ombre des verdures renaissantes, rêvassent, lisent ou tricotent et regardent d’un œil distrait couler vers le bois de Boulogne le fleuve luisant des roues qui tournent. C’est un flot noir, continu, roulant, de fiacres, de landaus, de victorias, et de chapeaux clairs, et d’ombrelles, et de livrées aux boutons brillants. Les fouets défilent innombrables, pareils aux lignes d’une armée de pêcheurs noyés qu’emporterait le courant. Mais sous les arbres les nourrices vont deux par deux, un enfant au bras, d’un pas lourd de bêtes laitières, berçant l’humanité nouvelle sur l’oreiller de chair de leurs molles et grandes mamelles. Elles parlent de temps en temps, avec l’accent de la campagne lointaine, avec des patois champêtres qui font rêver aux pesantes vaches brunes couchées dans les herbages.

Elles vont, les grosses femmes pleines de lait, en se balançant et se souvenant des prés, sans autres idées et sans autres désirs que ceux du pays délaissé, presque indifférentes aux rubans de soie rouges, bleus ou roses si larges, si longs, qui traînent dans leur dos, de leur nuque à leurs pieds, presque indifférentes au beau bonnet, léger comme une crème sur leur tête, presque indifférentes à toute cette élégance dont les mères les ont parées, les pauvres petites mères maigres et pâles qui habitent ces riches hôtels le long de la vaste avenue.

De temps en temps elles s’asseyent, ouvrent leurs robes et versent dans la bouche goulue d’un petit être assoiffé le flot blanc qui gonfle leurs, poitrines ; et le passant qui se promène croit sentir passer dans le vent une bizarre odeur de bêtes, d’étable humaine et de laitages fermentés.


Rue Notre-Dame-de-Lorette, la bobonne trotte. Elle est à tout faire et fait tout dans la maison ; elle lave, cuisine, retape les lits, cire les chaussures, brosse les culottes et recoud les jupes, nettoie les enfants, jure au coup de sonnette et en sait long sur les mœurs de monsieur, car elle fait tout, la bobonne. Elle trotte sur ses savates écrasées, les pieds en des bas douteux, mais la gorge ronde bien serrée dans le corsage, accrochant l’œil des passants, du célibataire qui descend au bureau, du cocher qui lance une blague, du conducteur d’omnibus suivant à pied la boîte jaune pleine de voyageurs et qui fait le salut militaire, à la française, en voyant passer la bobonne. L’épicier l’appelle « mademoiselle », le boucher galant « mam’zelle », la laitière ajoute son petit nom, la fruitière lui dit « ma fille », et la marchande des quatre saisons, plus familière, « ma p’tite ».

Étourdie du matin au soir, par tous les ordres qu’elle reçoit, par toutes les choses qu’elle doit faire, la tête à l’envers, la main affolée, galopant sans cesse, elle semble vivre dans un coup de vent qui l’a tout à fait écervelée.

A quoi pense-t-elle ? — Quatre sous de lait… six sous de fromage… deux sous de persil… dix sous d’huile… il me manque trois sous ! Il me manque trois sous ! Qu’est-ce que j’ai bien pu acheter ?… Vraiment monsieur n’est pas propre… Si l’épicier m’embrasse encore, moi, je le dirai à sa femme. Je ne veux pas d’histoires dans le quartier… Il est très bien, le cocher de M. Dubuisson… Il me manque trois sous tout d’même. Malheur ! Je s’rai donc jamais tranquille ? Qu’est-ce qu’on m’a dit de faire pour le dîner ? Une soupe aux choux ou bien une soupe à l’oseille ? V’là que je sais plus, Madame va m’attraper. C’est pas une vie, c’t’ existence-là… J’ vas compter cinq sous de lait, huit de fromage, trois de persil et douze pour l’huile, ça me fera trois sous de bénéfice en plus des trois que j’aurai rattrapés.

— Bonjour, madame Dubuisson.

— Bonjour, mon enfant.

Mme Dubuisson est tout simplement la cuisinière de M. Dubuisson, femme légitime de ce cocher qui est très bien. Plus tard la bobonne aspire à devenir â son tour une madame Dubuisson, à porter, majestueuse, un grand panier plein de bonnes choses qui coûtent très cher, en promenant par les rues un gros ventre qui semble lourd.

Le pourra-t-elle ? Il faut de la tête, de la sagesse, de la conduite, de la malice, de l’ordre, et bien savoir son métier de cuisinière pour arriver là.

Elles se connaissent et se saluent comme des princesses ces maréchales du fourneau.

On devine, on suppose, on commente ce qu’elles gagnent, les gages et la gratte. Elles parlent haut, traitent les fournisseurs avec autorité, encombrent les trottoirs devant les boutiques, larges et lourdes, forçant la foule alerte à des circuits pour les contourner. Aussi lentes, sûres, circonspectes, que la bobonne est pressée et indifférente aux achats, elles flairent le poisson, soupèsent les fruits, suspectent la volaille, soupçonnent le gibier, et elles marchandent avec obstination, sans que leur maître y gagne un sou.

Elles ont un vice, un vice caché : la bouteille ou l’amour. — Quelquefois le petit épicier rougit quand elles entrent, ou bien le marchand de vin glisse dans leur panier un litre de rhum qui ne figure point sur les notes.

Mais on les respecte, on les considère, car elles sont des puissances. On se les dispute, on se les arrache, on les sert avant tout le monde, et elles ont dans l’œil et dans la voix un dédain de souveraines en répondant au bonjour des humbles bobonnes, ces souillons, ce déchet des gens de maison.

FIN

ANNÉE 1890

Un empereur
(Le Figaro, 2 juillet 1890)

Ceux qui vivent avec des yeux ouverts, ceux pour qui le monde est un spectacle dont les accidents et les émotions n’atteignent que leur sensibilité spéciale de voyeurs, promènent dans l’existence une sorte de tourment de connaître, de regarder et de sentir qui s’attache souvent au passé avec autant de force qu’au temps présent.

Beaucoup même ne sont pas frappés par l’acuité vibrante de la vie contemporaine comme ils sont émus par certaines apparitions de l’Histoire, d’où découlent pour eux des idées générales, des rêves d’artistes ou philosophiques.

L’Aujourd’hui est trop près, trop connu, trop deviné, pas assez imprévu pour nous donner la bizarre sensation d’étrangeté et de grandeur qu’on rencontre par moments dans l’évocation de l’Autrefois.

J’avais emporté dans la cabine de mon bateau une douzaine de volumes à lire en rôdant le long des côtes, tous ceux sur lesquels on n’a pas eu le temps de jeter les yeux pendant l’agitation de l’hiver. Comment lire à Paris, et comment bien lire au milieu de tout ce qu’on fait, de tout ce qu’on voit, de tout ce qu’on subit, de tout ce qu’on supporte, de tout ce qu’on écoute, de tout ce qui nous occupe, nous fatigue, nous mange et nous abrutit ?

Je parcourus d’abord trois romans et il me sembla que je les connaissais depuis quinze ou vingt ans. Un peu de science me consola, car la science actuelle, depuis les grands novateurs modernes, a cela de particulier qu’elle est la prodigieuse évocatrice d’un monde nouveau. Elle change notre atmosphère, nos croyances, nos mœurs, notre histoire, la nature même de nos esprits ; elle modifie la race humaine. Un romancier ne devrait lire que de la science, car, s’il sait comprendre, il apercevra par elle comment on sera, comment on pensera, comment on sentira dans cent ans. Les études et les découvertes d’Herbert Spencer, de M. Pasteur et quelques autres préparent à toutes les observations mieux que la lecture des plus grands poètes, car elles jettent nos esprits vers des hypothèses d’une réalité précise et inattendue qui seront demain des croyances, remplacées plus tard par d’autres.

Puis je regardai deux ou trois volumes de recherches historiques que j’avais emportés, et mon attention tomba sur ce titre :

Un Empereur byzantin au Xe siècle : Nicéphore Phocas.

Byzance ! S’il est dans l’histoire un nom de ville évocateur de visions féeriques et mystérieuses, c’est celui-là ! Et de la Byzance du Xe siècle, on ne sait rien ou presque rien.

Cité inconnue et magnifique, immense capitale d’un immense empire, sans cesse en guerre avec le musulman ou avec le chrétien du Nord, bien souvent victorieuse, pleine du bruit des triomphes, de fêtes inimaginables, d’un luxe fantastique, d’un déploiement de pompes dont les énumérations savantes font passer dans nos yeux d’invraisemblables images ; raffinée, corrompue, barbare et dévote, elle semble dans le mystère qui l’entoure une ville étrange, où tous les instincts humains, toutes les grandeurs et toutes les ignominies, toutes les vertus et tous les vices fermentaient à la frontière de deux continents, à l’entrecroisement de deux civilisations, entre deux époques du monde, au milieu de la lutte furieuse du Croissant et de la Croix.

Il est vraiment surprenant qu’on puisse avec d’indéchiffrables écritures trouvées surales pierres, sur des parchemins, sur des médailles, reconstituer la physionomie d’une époque comme l’a fait M. Gustave Schlumberger en nous racontant Nicéphore Phocas.

Ce livre extrêmement érudit est pourtant amusant pour tout le monde, pour quiconque sait voir et rêver en lisant, à la façon d’un conte des Mille et Une Nuits.

La guerre était alors le grand souci, la grande passion, le grand amusement, le grand passe-temps des hommes. Ce n’était pas notre guerre brutale et légale, mais une guerre artiste, colorée, pilleuse, massacreuse, monstrueusement mouvementée et belle. La nôtre disparaît dans le bruit et dans les fumées du canon. Celle d’alors éclate aux lueurs du feu grégeois, du « feu liquide » que les navires byzantins lançaient sur l’ennemi. L’auteur décrit d’une façon saisissante les effets et les ravages de cette matière explosive qui affolait les Sarrasins et dont le secret ne fut jamais connu. « Mystérieuse découverte apportée, dit-on, au VIIe siècle à Byzance par le Syrien Callinicus, mise au rang des plus précieux secrets d’État et demeurée la terreur des barbares aux corps nus d’Orient et d’Occident. »

A l’époque où commence le récit de M. Schlumberger, Byzance avait surtout à redouter les incursions et les pillages des Sarrasins de Crète.

« Chaque printemps, comme une monstrueuse machine de guerre, Crète vomissait ses flottes aux innombrables et légers bâtiments à voiles noires, d’une merveilleuse vitesse, qui s’en allaient partout, brûlant les cités, razziant les populations terrifiées, disparaissant avec les dépouilles et le peuple de toute une ville avant que les troupes impériales toujours surmenées eussent pu accourir. »

Le récit des massacres, des supplices infligés aux prisonniers, des inventions féroces des pirates vainqueurs est horrible, bizarre et curieux.

Byzance alors envoie contre Crète le plus célèbre et le plus heureux de ses soldats, Nicéphore Phocas dont le frère, Léon Phocas, est aussi un presque invincible général.

Je cueille deux détails dans la conquête de cette île pour montrer combien décorative était la guerre d’alors. La flotte envahisseuse comptait trois mille trois cents navires de toutes dimensions, dont la proue portait des tours et des monstres de bronze qui lançaient.le feu grégeois.

Quand cette multitude de bâtiments, après beaucoup de peine pour trouver la route, car aucun pilote grec ne se hasardait depuis longtemps dans ces terribles parages, apparut devant l’île de Crète, « l’ensemble des hauteurs dominant la plage était occupé par des masses sarrasines, piétons et cavaliers, dont les hurlements s’entendaient distinctement et dont les blancs vêtements et les armes polies étincelaient au soleil. » Le débarquement semblait impossible devant cette formidable armée, aucun port n’existant sur cette plage. Alors on vit les plus gros dromons byzantins poussés à terre à force de rames ; et quand ils échouèrent sur le sable, l’avant s’ouvrit ; des ponts inclinés tombèrent sur le rivage et, du ventre de ces monstres flottants, les cuirassiers à cheval s’élancèrent au galop, bondirent sur la plage et chargèrent les musulmans épouvantés de ce spectacle extraordinaire.

Combien semble mesquine à côté de cela l’invention du cheval de Troie, qu’Isomère fit éternelle et si grande par ses vers !

Le siège dura longtemps, et la ville semblait imprenable, défendue par d’énormes fossés, de hautes et puissantes murailles que rien ne pouvait ébranler ou disjoindre. Après des mois d’une lutte acharnée et de combats épouvantables, Nicéphore Phocas réussit à faire une brèche au moyen d’un procédé ingénieux souvent employé par les ingénieurs d’alors. Des mineurs, avec une patience et un art admirables, sapèrent un coin du rempart, en le soutenant en même temps avec d’énormes charpentes, des solives et des arcs-boutants en bois très sec. Puis toute cette boiserie souterraine fut enduite de matières grasses, d’huiles et d’essences. On y mit ensuite le feu, et en quelques instants elle fut consumée. Alors tout un pan de mur et deux tours s’écroulèrent en comblant le fossé.

La ville fut prise, pillée, et le massacre alla de quartier en quartier, de maison en maison, ne laissant derrière lui que des cadavres d’hommes suppliciés, de femmes violées et d’enfants.


Après de nombreux triomphes, Nicéphore devint empereur, et M. Schlumberger nous fait de cet étrange soldat un surprenant portrait. D’une vigueur et d’une force extraordinaires, mais laid, lourd, presque difforme, soldat avant tout, brutal, dur pour lui-même, capable de toutes les fatigues, de toutes les audaces, il était de caractère taciturne, renfermé, plutôt sombre, mais très passionné. Malgré son énergie physique qui faisait de lui un véritable hercule, un des traits le plus dominant de sa nature fut l’austérité de sa vie et la chasteté de ses mœurs. Il avait fait vœu de ne plus connaître aucune femme depuis la mort de la sienne et il avait pour grand ami saint Athanase dont il fit la connaissance en des circonstances très curieuses, et dont il demeura toujours l’admirateur et le disciple fervent et fanatique.

Mais voici le roman, l’éternel roman. C’est l’inévitable dompteuse des victorieux, la Reine des pays puissants, la femme qui apparaît, et d’un sourire bouleverse l’histoire, asservit les invincibles et déchaîne les catastrophes :

Romain, le précédent empereur avait laissé deux enfants et une veuve, la belle Théophano, fille, croit-on, d’un cabaretier de Laconie. Délicieusement jolie et séduisante, perverse et dépravée, elle avait conquis le cœur et la couche du souverain par sa grâce et sa séduction, sans qu’on sache bien en quelles circonstances ni par quelles adresses elle y parvint.

Elle agit et réussit de même avec l’austère soldat qui succédait au voluptueux Romain. Nicéphore aussitôt maître de Byzance et de cet immense empire fit sortir Théophano du palais sacré et la relégua au château de Pétrim, où elle fut consignée.

Mais il l’aimait déjà sans doute et « un mois et quatre jours après son entrée triomphale dans la ville gardée de Dieu, Nicéphore, qui jusque-là avait vécu au palais comme un cénobite dans un pieux et solitaire recueillement, jugeant sa situation suffisamment affermie, incapable peut-être de maîtriser davantage la violence de son amour, jeta brusquement le masque, fixant su 20 septembre son mariage avec Théophano. Ce dut être pour le rude soldat un grand jour, le plus beau de son existence déjà si remplie. Du même coup, il obtenait l’empire d’une moitié du monde et la main de sa souveraine ».

Et voilà où apparaît toute l’attraction de ce livre inédit, c’est l’histoire d’un triomphateur à moitié barbare, d’une sorte de brute géniale, sainte et dépravée. On y trouve, on y comprend toutes les joies de ces grands vainqueurs à qui rien sur la terre ne fut refusé au milieu d’une civilisation brutale et raffinée, magnifique et corrompue.

Tout ce qui suivit ce mariage est d’un intérêt extrême, et la lutte imprévue du patriarche Polyeucte, interdisant à l’Empereur tout-puissant de franchir la très sainte porte médiane de l’Iconostase parce qu’il avait commis un crime canonique en contractant de secondes noces, est pleine de révélations particulièrement curieuses sur les doctrines religieuses d’alors. Ce Polyeucte apparaît comme un vrai prélat du Moyen Age, intraitable et brave, ne craignant rien et armé d’une piété et d’une foi de casuiste inexprimablement surprenantes. Il est enfin vaincu parce que tous les évêques de l’empire sont venus à Byzance pour le couronnement et pour demander des grâces.

D’innombrables détails sont amusants et curieux, en particulier tout ce qui concerne la si bizarre ambassade de l’évêque de Crémone Luitprand, envoyé près de Nicéphore par Othon Ier dit le Grand, empereur d’Allemagne. Puis la fin du volume est saisissante. On dirait un dénouement de Dumas père. L’impératrice, maltraitée et exaspérée par Nicéphore, conspire contre lui avec son amant Jean Tzimiscès, le plus brillant capitaine de l’armée byzantine, mis en disgrâce par le souverain. Et c’est un sombre assassinat de drame, un palais envahi la nuit, escaladé dans une tempête par les conjurés, cachés ensuite dans le gynécée impérial. Quand l’heure du meurtre est arrivée, ils ne trouvent pas l’Empereur dans son lit. Ils se croient dénoncés, perdus. On le découvre enfin. Inquiet, prévenu sans cesse des dangers qui le menacent, de plus en plus détaché d’un monde d’imposture et d’abjection, le rude maître de Byzance, après avoir longtemps prié, s’était couché sur une peau de tigre étendue su-dessous des images du Christ, de la Théotokos et du Précurseur, enveloppé simplement dans le vieux manteau du saint moine Michel Maleinos.

Pour la première fois de sa vie, il dormait sans avoir ses armes à ses côtés.

Le récit du crime est terrible. L’ayant découvert, les conjures se jettent ensemble sur lui et le frappent à grands coups de pied. Il se soulève, veut se défendre. Léon Balantès lui ouvre la tête qu’il avait nue, car son bonnet était tombé. L’arme trancha la face, coupant profondément le front, le sourcil et la paupière sans cependant fendre le crâne. Jean Tzimiscès regarde assis sur le lit, et injurie furieusement le souverain lié avec des cordes, qui roule sur le sol, ne pouvant plus rester debout. Le Basileus ne répond pas. Il appelle Dieu et la Théotokos à son aide. Tous, en l’insultant, lui arrachent la barbe et lui fracassent la mâchoire. On lui brise les dents à coups de pommeau d’épée. Et après l’avoir lardé de la tête aux talons, comme le palais s’éveille, un conjuré le transperce enfin de part en part.

C’est ainsi que mourut cet homme étrange et grand ; et c’est là que finit le livre si curieux, attrayant comme un conte d’Orient, qui nous révèle une Byzance inconnue.

Gustave Flaubert
(L’Écho de Paris, 24 novembre 1890)

J’ai publié déjà tout ce que je voulais dire de Gustave Flaubert comme écrivain. Je parlerai un peu de l’homme, mais comme il n’aimait les révélations d’aucune nature, je n’en ferai point sur lui d’indiscrètes. Je veux seulement, à l’heure où ses amis offrent à Rouen, qui fut sa patrie, l’œuvre remarquable de M. Chapu, montrer quelques côtés caractéristiques de sa nature. J’ai connu Flaubert très tard, bien que sa mère et ma grand-mère eussent été des amies d’enfance. Mais les circonstances éloignent les amis et séparent les familles. Je l’ai donc vu deux ou trois fois seulement pendant ma première jeunesse.

C’est après la guerre, quand je vins à Paris, devenu homme, que j’allai lui faire une visite, définitive dans nos relations, et dont le souvenir est resté en moi inoubliable.

Il a dit et il a écrit lui-même que son amour immodéré des lettres lui a été en partie insufflé, au commencement de sa vie, par son plus intime et plus cher ami, mort tout jeune, mon oncle, Alfred Le Poittevin, qui fut son premier guide dans cette route artiste, et pour ainsi dire le révélateur du mystère enivrant des Lettres. Je trouve dans sa correspondance avec moi, cette phrase :

« Ah ! Le Poittevin, quelles envolées dans le rêve il m’a fait faire ! J’ai connu tous les hommes remarquables de ce temps, ils m’ont semblé petits auprès de lui. »

Il avait gardé le culte, la religion de cette amitié.

Quand il me reçut il me dit, en m’examinant avec attention : « Tiens, comme vous ressemblez à mon pauvre Alfred. » Puis il reprit : « Au fait, ce n’est pas étonnant puisqu’il était le frère de votre mère ».

Il me fit asseoir et m’interrogea. Ma voix aussi, parait-il, avait des intonations toutes semblables à celles de la voix de mon oncle ; et tout à coup je vis les yeux de Flaubert pleins de larmes. Il se dressa, enveloppé des pieds à la tête dans cette grande robe brune à larges manches qui ressemblait à un froc de moine, et levant ses bras, il me dit d’une voix vibrante de l’émotion du passé :

« Embrassez-moi, mon garçon, ça me remue le cœur de vous voir. J’ai cru tout à l’heure que j’entendais parler Alfred. »

Et ce fut là certainement la cause vraie, profonde, de sa grande amitié pour moi.

Certes je lui ai rapporté toute sa jeunesse disparue, car élevé dans une famille qui fut presque la sienne, je lui rappelais toute une manière de penser, de sentir, même d’exprimer, des tics de langage dont quinze ans de sa vie première avaient été bercés.

J’étais pour lui une sorte d’apparition de l’Autrefois.

Il m’attira, m’aima. Ce fut parmi les êtres rencontrés un peu tard dans l’existence le seul dont je sentis l’affection profonde, dont l’attachement devint pour moi une sorte de tutelle intellectuelle, et qui eut sans cesse le souci de m’être bon, utile, de me donner tout ce qu’il me pouvait donner de son expérience, de son savoir, de ses trente-cinq ans de labeurs, d’études, et d’ivresse artiste.

Je le répète : ayant parlé ailleurs de l’écrivain, je n’en veux plus rien dire. Il faut lire ces hommes-là, et ne pas bavarder sur eux.

Je signalerai seulement deux traits de sa nature intime une vivacité naïve d’impressions et d’émotions que la vie n’émoussa jamais ; et une fidélité d’amour pour les siens, de dévouement pour ses amis, dont je n’ai jamais vu d’autre exemple.

Comme il avait l’horreur du bourgeois (et il le définissait ainsi : quiconque pense bassement) il passa parmi la plupart de ses contemporains pour une espèce de misanthrope féroce qui eût volontiers mangé du rentier à ses trois repas.

C’était au contraire un homme doux, mais de parole violente, et très tendre, bien que son cœur, je crois, n’eût jamais été ému profondément par une femme. On a beaucoup parlé, beaucoup émit sur sa correspondance publiée depuis sa mort, et les lecteurs des dernières lettres parues l’ont cru atteint d’une grande passion parce qu’elles sont pleines de littérature amoureuse. Il aima comme beaucoup de poètes, en se trompant sur celle qu’il aimait. Musset n’en fit-il pas autant ; celui-là au moins, fuyait avec Elle en Italie ou dans les Iles Espagnoles, ajoutant à sa passion insuffisante le décor du voyage, et le légendaire attrait de la solitude au loin. Flaubert préféra aimer tout seul, loin d’elle, et lui écrire, entouré de ses livres, entre deux pages de prose.

Comme elle lui reprochait vivement, dans chacune de ses réponses, de ne venir jamais la voir, et de se passer de sa présence avec une obstination humiliante, il lui donna un rendez-vous à Nantes, et le lui annonça ainsi avec la satisfaction triomphante d’un utile devoir accompli : « Songe donc que nous passerons ensemble tout un grand après-midi, la semaine prochaine ».

Ne semble-t-il pas que si on aime une femme d’un sentiment vrai, on doit désirer éperdument passer près d’elle tous les instants de sa vie ?

Gustave Flaubert fut dominé durant son existence entière par une passion unique et deux amours : cette passion fut celle de la Prose française ; un des amours pour sa mère, l’autre pour les livres.


Son être entier, depuis le jour où il pensa en homme jusqu’à celui où je le vis étendu, le cou gonflé, tué par l’effort effroyable de son cerveau, fut la proie de la Littérature, ou, pour être plus exact, de la Prose. Ses nuits étaient hantées par des rythmes de phrases. Pendant ses longues veilles dans son cabinet de Croisset où sa lampe allumée jusqu’au matin servait de signal aux pêcheurs de la Seine, il déclamait des périodes des maîtres qu’il aimait ; et les mots sonores, en passant par ses lèvres, sous ses grosses moustaches, semblaient y recevoir des baisers. Ils y prenaient des intonations tendres ou véhémentes, pleines des caresses et des exaltations de son âme. Rien, assurément, ne le remuait autant que de réciter aux quelques amis préférés de longs passages de Rabelais, de Saint-Simon, de Chateaubriand ou des vers de Victor Hugo qui sortaient de sa bouche comme des chevaux emportés.

De son admiration illimitée pour les maîtres de toutes les langues, de tous les temps et de tous les pays, naquit peut-être, en partie, son affreuse peine à écrire et l’impossibilité où il vivait d’être pleinement satisfait de l’accord mystérieux de sa forme et de sa pensée. Son idéal irréalisable lui venait d’une masse de souvenirs de choses très belles et très différentes. Il était épique, lyrique et en même temps observateur incomparable des vulgarités courantes de la vie. Et il dut, avec un effort surhumain, asservir et humilier son goût de la beauté plastique jusqu’à exprimer scrupuleusement tous les détails banals et quotidiens du monde.

Son érudition par conséquent fut peut-être aussi un peu une gêne pour sa production. Héritier de la vieille tradition des anciens lettrés qui étaient d’abord des savants, il possédait une érudition prodigieuse. Outre son immense bibliothèque de livres qu’il connaissait comme s’il venait d’achever de les lire, il conservait une bibliothèque de notes prises par lui sur tous les ouvrages imaginables consultés dans les établissements publics et partout où il avait découvert des œuvres intéressantes. Il semblait savoir par cœur cette bibliothèque de notes, citait de souvenir les pages et les paragraphes où on trouverait le renseignement cherché, inscrit par lui dix ans auparavant, car sa mémoire semblait invraisemblable. Il apportait aussi dans l’exécution de ses livres un tel scrupule d’exactitude qu’il faisait des recherches de huit jours pour justifier à ses propres yeux un petit fait, un mot seulement. Alexandre Dumas nous dit, parlant de lui en déjeunant : « Quel étonnant ouvrier, ce Flaubert, il varlopait une forêt pour faire chaque tiroir de ses meubles. »

Il eut besoin, en écrivant Bouvard et Pécuchet, d’une exception à une loi botanique, car, affirmait-il, il n’y a pas de règle sans exception, ce serait contraire au sens de production de la nature. Tous les botanistes de France furent interrogés et demeurèrent muets. Je lis cinquante courses pour cela. Enfin, le professeur du Muséum d’histoire naturelle découvrit la plante qu’il cherchait, et le délire de joie de Flaubert à cette nouvelle fut invraisemblable.

Il vivait donc presque toujours à Croisset, au milieu de ses livres, et près de sa mère. Ce fut un admirable fils, et plus tard un oncle admirable pour sa nièce, fille de sa sueur morte après ses couches.

Il montra dans toutes les circonstances de la vie un cœur d’enfant et des allures de croquemitaine. Il fut même un peu toujours sous la tutelle de cette mère, car la Prose française, à qui il appartenait complètement, n’est ni une femme de tête ni une directrice d’existence.

Ils passaient, tous deux, des années presque entières à Croisset, entre la Seine et la côte couverte d’arbres. Lui, enfermé dans son cabinet, regardait comme repos le pays par les fenêtres. Quand il collait à celles de la façade sa grande figure de Gaulois, il voyait monter vers Rouen les gros vapeurs noirs de charbon et les beaux trois-mâts d’Amérique ou de Norvège qui semblaient glisser dans son jardin, traînés par un petit remorqueur, mouche haletante, empanachée de fumée. Quand il regardait au contraire vers son petit parc, il apercevait à la hauteur du premier étage une longue allée de tilleuls, et tout près, ombrageant les vitres, un tulipier géant, qui était pour lui presque un ami.

Il vivait avec Mme Flaubert, comme deux vieux. Il montrait pour elle une déférence absolue, presque une obéissance de petit garçon, et un respect affectueux dont il était impossible de ne pas s’émouvoir.


Il avait horreur du mouvement, bien qu’il eût un peu voyagé autrefois et nagé avec joie. Toute son existence, tous ses plaisirs, presque toutes ses aventures furent de tête. Jeune il eut de grands succès de femmes et les dédaigna vite. Et pourtant son cœur semblait plein d’appel ; et sans avoir éprouvé peut-être aucune de ces grandes émotions qui brûlent un homme, il avait des souvenirs qui grandissaient avec le temps et devenaient poignants ainsi que tout ce qu’on laisse derrière soi.

Voici ce qui m’arriva juste un an avant sa mort.

Je reçus de lui une lettre où il me priait de venir passer deux jours et une nuit à Croisset afin de n’être pas seul en accomplissant une corvée pénible.

Quand il me vit entrer il me dit :

— « Bonjour mon bonhomme, merci d’être venu. Ça ne sera pas gai. Je veux brûler toutes mes vieilles lettres non classées. Je ne veux pas qu’on les lise après ma mort ; et je ne veux pas faire ça tout seul. Tu passeras la nuit sur un fauteuil, tu liras ; et quand j’en aurai trop nous causerons un peu ».

Puis il m’emmena faire quelques tours dans l’allée de tilleuls qui dominait la vallée de la Seine.

Depuis trois ans, il me tutoyait, m’appelant tantôt : « Mon bonhomme » et plus souvent : « Mon disciple ».

Je me rappelle que le jour où j’allai le voir ainsi à Croisset, nous causâmes, pendant toute la promenade sous les tilleuls, de M. Renan et de M. Taine, qu’il aimait et qu’il admirait beaucoup.

Puis nous dînâmes tous les deux dans la salle à manger du rez-de-chaussée. Ce fut un bon dîner copieux et fin. Il but quelques verres de vieux vin bordelais en répétant : « Allons, il faut que je me monte le bourrichon. Je ne veux pas m’attendrir ».

Revenus ensuite dans le grand cabinet tapissé de livres, il bourra et fuma quatre ou cinq des toutes petites pipes de faïence blanche vernie qu’il aimait tant, dont sa cheminée était couverte, et dont les tuyaux brunis par le tabac me faisaient regarder par moments sur sa table, dans un plat d’Orient, ses innombrables plumes d’oie au bec noirci d’encre.

Puis il se leva : « Aide-moi », dit-il. Nous passâmes dans sa chambre, longue pièce étroite donnant sur son cabinet. Sous un rideau tiré qui cachait des planches chargées d’objets, je vis une grande malle dont nous primes chacun une poignée pour la porter dans l’appartement voisin.

Nous la déposâmes devant la cheminée dont le feu flambait. Il l’ouvrit. Elle était pleine de papiers. « Voilà de ma vie, dit-il. Je veux en garder une partie, et brûler l’autre. Assieds-toi, mon bonhomme, et prends un livre. Je vais me mettre à détruire ça ».

Je m’assis, j’ouvris un livre, je ne sais pas lequel. Il avait dit : « Voilà de ma vie ». Un large morceau de l’histoire intime de ce grand homme simple était dans cette grande caisse de bois. Il allait la reprendre par les derniers jours, pour la finir par les premiers, en cette nuit où j’étais seul près de lui, sentant mon cœur crispé comme le sien.

Les premières lettres qu’il trouva étaient insignifiantes, lettres de vivants, connus ou non, intelligents ou médiocres. Puis il en déplia de longues qui le tinrent songeur. « C’est de madame Sand, dit-il, écoute. » Il me lut de beaux passages de philosophie et d’art, et il répétait, ravi : « Ah ! Quel bon grand homme de femme ». Il en trouva d’autres, de gens célèbres, d’autres de gens consacrés dont il soulignait les sottises avec forts éclats de voix. Il en classait beaucoup pour les garder. Un coup d’œil sur les suivantes lui suffisait pour les lancer au feu d’un mouvement brusque. Elles s’enflammaient, illuminant le vaste cabinet jusque dans ses coins les plus sombres.

Les heures passaient. Il ne parlait plus et lisait toujours. Il était dans la foule de ses disparus et de longs soupirs lui gonflaient la poitrine. De temps en temps il murmurait un nom, faisait un geste de chagrin, le geste vrai et désolé qu’on ne fait pas sur les tombes.

« En voilà de maman », dit-il. Il m’en lut aussi des fragments. Je voyais dans ses yeux des larmes briller puis couler sur ses joues.

Puis il s’égara de nouveau dans le cimetière des anciennes connaissances et des anciens amis. Il lisait peu ces papiers intimes et oubliés comme s’il eût voulu en avoir fini lui-même, et il se mit à en brûler, à en brûler des tas. On eût dit qu’à son tour il tuait ces déjà morts.

Quatre heures avaient sonné ; il trouva tout à coup, au milieu des lettres, un mince paquet, noué avec un étroit ruban ; et l’ayant développé lentement il découvrit un petit soulier de bal en soie, et dedans une rose fanée roulée dans un mouchoir de femme, tout jaune en son cadre de dentelles. Cela avait l’air du souvenir d’un soir, d’un même soir. Et il baisa ces trois reliques avec des gémissements de peine. Puis il les brûla, et s’essuya les yeux.

Le jour vint sans qu’il eût fini. Les dernières lettres étaient celles reçues dans sa jeunesse, quand il n’était plus enfant, quand il n’était pas homme encore.

Puis il se leva : « C’était, dit-il, le tas de ce que je n’avais voulu ni classer ni détruire. C’est fait : Va te coucher, merci ». Je rentrai dans ma chambre, mais je ne dormis pas. Le soleil se levait éclairant la Seine. Et je pensais : « Voilà une vie, une grande vie, c’est-à-dire : beaucoup de choses inutiles qu’on brûle, l’indifférent passe-temps de chaque jour, quelques souvenirs marquant de faits sentis, d’hommes rencontrés, des tendresses intimes de famille, et une rose flétrie, un mouchoir et un soulier de femme ». Voilà tout ce qu’il a eu, tout ce qu’il a éprouvé, goûté lui-même.

Mais dans sa tête, dans cette forte tête aux yeux bleus, l’univers entier passa depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Il a tout vu, cet homme, il a tout compris, il a tout senti, il a tout souffert, d’une façon exagérée, déchirante et délicieuse. Il a été l’être rêveur de la Bible, le poète grec, le soldat barbare, l’artiste de la Renaissance, le manant et le prince, le mercenaire Matho et le médecin Bovary. Il a été même aussi la petite bourgeoise coquette des temps modernes, comme il fut la fille d’Hamilcar. Il a été tout cela non pas en songe, mais en réalité, car l’écrivain qui pense comme lui devient tout ce qu’il sent, si bien que la nuit où Flaubert écrivit l’empoisonnement de madame Bovary, il fallut aller chercher un médecin, car il défaillait, empoisonné lui-même par le rêve de cette mort, avec des symptômes d’arsenic.

Heureux ceux qui ont reçu du « je-ne-sais-quoi » dont nous sommes en même temps les produits et les victimes, cette faculté de se multiplier ainsi par la puissance évocatrice et génératrice de l’Idée. Ils échappent, pendant les heures exaltées du travail ; à l’obsession de la vraie vie banale, médiocre et monotone ; mais, après, quand ils s’y réveillent, comment pourraient-ils se défendre du mépris et de la haine artistes dont débordait le cœur de Flaubert pour la réelle humanité.

Flaubert et sa maison
(L’Écho de Paris, 24 novembre 1890)

Le docteur Cloquet disait à Mme Flaubert, après avoir vu pour la première fois le jeune Gustave, grand et mince garçon de seize ans, aux cheveux bouclés tombant sur les épaules : « Votre fils, c’est l’Amour adolescent. »

Il était beau, alors, paraît-il, d’une beauté olympienne de jeune dieu grec.

Cette beauté physique dura peu. Un voyage en Orient le fatigua et l’alourdit, et il devint alors l’homme que nous avons connu, un grand, un fort, un superbe Gaulois, aux superbes moustaches, au nez puissant, aux sourcils épais abritant et couvrant un œil bleu d’oiseau de mer, taché au milieu d’une toute petite pupille noire, toujours mobile et qui regardait fixement, aiguë et troublante, agitée d’un incessant tremblement.

Puis, j’ai vu, au dernier jour, étendu sur un large divan, un grand mort au cou gonflé, à la gorge rouge, terrifiant comme un colosse foudroyé.

On a moulé cette tête puissante, et, dans le plâtre, les cils sont restés pris. Je n’oublierai jamais ce moulage pâle qui gardait, au-dessus des yeux fermés, les longs poils noirs qui couvraient jusqu’alors son regard.


Sa maison est devenue aujourd’hui une usine à pétrole.

Il n’existait pas peut-être en France une demeure plus littéraire et plus séduisante pour un écrivain.

Toute blanche, datant du XVIIe siècle, séparée de la Seine par un gazon et par un chemin de halage, elle regardait la magnifique vallée normande qui va de Rouen au port du Havre.

Les grands navires, remorqués lentement vers la ville et vus des fenêtres du cabinet de travail de Flaubert, semblaient passer dans le jardin. Il les regardait, la face collée aux vitres, puis il retournait s’asseoir à sa table de travail, reprenait, dans son grand plat d’Orient, une des cent plumes d’oie qui dormaient là, et il se remettait à écrire en déclamant sa prose. Il veillait si tard chaque nuit que sa lampe servait de phare aux pêcheurs de la rivière.

Deux des fenêtres de ce cabinet, plein de livres et de souvenirs de voyage, s’ouvraient sur le jardin, dont les allées gravissaient la côte. Un immense tulipier les venait caresser. Presque jamais Flaubert ne quittait ce cabinet de travail, n’aimant pas marcher, car il répétait souvent que le mouvement n’est point philosophique.

Quelquefois, cependant, il allait se promener une demi-heure dans la longue avenue de tilleuls, à la hauteur du premier étage, allant de la maison au bout de la propriété. Pascal aussi avait marché sous ces tilleuls, car il demeura quelques jours sous ce toit.

On croit aussi que l’abbé Prévost y fit un court passage. Quand on montait jusqu’au haut du jardin, une admirable vue s’étendait sous les yeux. Le grand fleuve, semé d’îles couvertes d’arbres, descendait de Rouen vers Le Havre.

Sur la rive droite, en se tournant vers l’est, les cent clochers des églises rouennaises se dressaient dans le ciel brumeux, tandis que sur la rive gauche les innombrables cheminées d’usines de Saint-Sever, faubourg industriel, déroulaient dans le même firmament leurs crêpes onduleux de fumée noire.

Mais quand on se tournait vers l’ouest, c’était une longue vallée verte où coulait le fleuve. Sur les côtés, des forêts sombres, et, dans le fond, le grand serpent d’argent liquide qui glissait doucement vers la mer.

FIN

ANNÉE 1891

Une fête arabe
(L’Écho de Paris, 7 avril 1891)

La Route


Le Duc de Bragance, un des transatlantiques du dernier type à grande vitesse qui font le service entre Marseille et Alger, glissait sur une mer sans rides, sous une lune claire que des nuages déchiquetés et festonnés voilaient et découvraient, déroulant une fantasmagorie d’effets lumineux et sombres dans l’infini pays des astres.

On appelle transatlantique du dernier type à grande vitesse un bateau mince et long, qui, par cela même qu’il est très rapide, secoue ses voyageurs d’une inimaginable façon dès que s’élève la moindre houle, les asphyxie, quand la mer est forte, dans ses flancs étroits chauffés comme une étuve par les chaudières, et offre aux voyageurs de première classe une salle à manger sur l’avant, admirablement exposée au tangage pour faciliter sans doute les économies de cuisine de la Compagnie. Ces économies, d’ailleurs, elle les pratique avec beaucoup d’adresse, car je n’ai jamais été plus mal nourri, même dans les trains de luxe, que sur ce bateau, et le pain qu’on vous y présente serait refusé par des mendiants.

Mais la mer est belle, tout unie, et, entre les nuages, tombe dessus une cendre de lumière lunaire éclatante et triste. Ces traînées d’argent sur l’eau s’effacent puis recommencent. Elles sont délicieuses, mystérieuses et mélancoliques. Quelque chose y manque pour moi, non pour mes yeux qui sont charmés, mais pour mon âme qui voudrait là quelque apparition surnaturelle. Laquelle ? Une seule, hélas impossible, disparue avec la Foi, celle de celui qui marchait sur les flots.

Je me mis à rêver à la terre que j’allais revoir et qui a mis en moi des désirs de retour dont je ne me croyais point capable. Les grands horizons nus, pierreux et jaunes où apparaît au loin, presque invisible, la tache blanche d’un Arabe qui pousse devant lui la forme plus haute, brune et bossue, d’un chameau, flottaient dans ma pensée, aveuglants de soleil. Je sentais déjà ma chair pénétrée et brûlée par ce souverain féroce qui règne sur l’Afrique, du haut du ciel, et j’avais envie d’être arrivé dans le port de la blanche Alger, afin d’en repartir pour les bords du désert.

Une dépêche m’attendait à l’hôtel, venue d’un fonctionnaire français, à qui j’avais été adressé et annoncé. Saharien fervent, administrateur de Boghari, il me faisait savoir qu’une fête arabe annuelle, d’une nature toute spéciale, allait avoir lieu près de Bou-Guezoul, sur la route de Laghouat, quelques jours plus tard.

Je me mis en route le lendemain pour refaire ce voyage si beau, que Fromentin a raconté, en coloriste incomparable. Un landau, le seul existant à Blida, paraît-il, nous attendait à la gare de la Chiffa. L’Atlas, immense barrière de montagnes, limitant vers le sud la plaine de la Mitidja et soutenant, sur ses reins de rochers soulevés, les hauts plateaux qui conduisent au désert, laisse voir de loin l’entaille gigantesque de la Chiffa, couloir tortueux et boisé par où passe la route de Médée, de Boghari et de Laghouat. Nous partons au train lent et ininterrompu de trois chevaux infatigables, qui graviront puis descendront, pendant plusieurs jours successifs, d’interminables montées, du même trottinement régulier qu’ils garderont aux descentes. Sur le dos du cocher, vêtu d’un veston de drap gris, une telle nuée de mouches s’installe et s’immobilise, qu’on dirait un enduit de grains volants collés sur lui.

Au moindre mouvement de nos ombrelles blanches, cette colonie ailée et vagabonde d’insectes noirs se dissipe dans l’air en une seconde avec la rapidité d’une disparition, puis elle revient aussi vite s’installer au grand soleil, sur le gros dos pacifique du gros homme qu’elle a choisi. Et elle nous suivra, sur ce dos de cocher, toujours plus nombreuse, d’étape en étape, d’auberge en auberge, l’innombrable foule aérienne et légère de petites bêtes tournoyantes qui vont ainsi n’importe où, avec n’importe qui, vers le désert ou vers la mer, au hasard des voitures qui passent.

Quand notre attelage eut gravi la longue vallée profonde de la Chiffa, nous arrivâmes dans les plaines cultivées qui forment le territoire de Médée. Je n’avais pas vu cette contrée depuis huit ans, et mon étonnement fut grand de traverser, avant comme après la ville, un superbe pays vignoble. Médée, vulgaire sous-préfecture de colonie, sans quartier original, sans caractère, sans grâce aucune, insinue par les yeux, dans le cœur et jusque dans la chair, toute la tristesse monotone, toute la mélancolie profonde que doit prendre la vie des exilés qui font du vin sur cette terre lointaine.

Ils s’enrichissent d’ailleurs, et les vendanges que nous voyons partout nous montrent l’admirable fertilité de ce terrain qui semble suer, comme des gouttes de sang, toutes ces grappes de raisin luisant et noir dont est garni chaque pied de vigne.

L’étonnante grosseur des grains et leur rougeur teintant de taches de meurtre les bras et les mains des vendangeurs font songer, dans ce décor de l’Atlas qui emplit l’horizon de sommets énormes, au beau sonnet de Louis Bouilhet :

« LE SANG DES GÉANTS

Quand les géants tordus sous la foudre qui gronde

Eurent enfin payé leurs complots hasardeux,

La terre but le sang qui stagnait autour deux

Comme un linceul de pourpre étalé sur le monde.

On dit que, prise alors, d’une pitié profonde,

Elle cria « Vengeance ! » et, pour punir les Dieux,

Fit du sable fumant sortir le cep joyeux

D’où l’orgueil indompté coule à flots comme une onde.

De là cette colère et ces fougueux transports

Dès que l’homme ici-bas goûte à ce sang des morts

Qui garde jusqu’à nous sa rancune éternelle.

Ô vigne, ton audace a gonflé nos poumons

Et sous ton noir ferment de haine originelle

Bout encor le désir d escalader les monts. »

Et les grands hommes maigres, arabes, moricauds et marocains à la peau brûlée par le soleil, aux membres empourprés par cette moisson de vins, circulent, la tête chargée de paniers qui portent des ivresses futures.

Nous avons passé la nuit à Médéah et nous en sommes repartis à trois heures de l’après-midi pour éviter le trop grand soleil et arriver à Boghari vers quatre ou cinq heures du matin, la distance étant de soixante-seize kilomètres.

La route gravit des montagnes aux plans démesurés ; la végétation disparaît ou plutôt ne se révèle plus que par petites plaques vertes sur les immenses ondulations de terre rousse, crevassée, pierreuse, soulevées en vagues gigantesques vers les cimes éloignées dont le soleil à son déclin colore les pentes des reflets du soir.

C’est un des plus vastes, des plus larges, des plus désolés paysages de cette contrée aux aspects changeants, féerie ininterrompue de lumières tombées du ciel sur des solitudes. Le soir de chez nous, c’est bien le soir, l’approche de la nuit, l’entrée de l’ombre ; mais le soir, en Afrique, devient souvent une fantastique aurore, aurore éblouissante et courte de lueurs roses qui se traînent et se promènent sur les lointains, dorées et changeantes, transformées sans cesse, passant en quelques minutes par tous les tons imaginables des roses. Puis elles s’éteignent peu à peu sur les crêtes, et finissent par s’effacer sous un voile gris léger, bleuâtre, qui enveloppe la terre entière, doux comme un adieu charmant du jour.

L’obscurité se fit ; nous roulons toujours, nous roulons indéfiniment à travers des montagnes et des vallées où on entrevoit des bois de pins noyés dans les ombres d’une nuit claire et sans lune.

Le jour allait paraître quand les trois chevaux qui nous traînaient de leur petit trot toujours égal s’arrêtèrent devant ce qu’on appelle l’auberge de Boghari. Avec des airs peu engageants le patron, maire du pays, nous reçut et nous fit pénétrer dans le plus nauséabond taudis à qui on ait jamais donné le nom d’auberge. Rien ne peut être fermé, ni portes, ni fenêtres, dans cette bicoque ou toutes les puanteurs algériennes semblent emmagasinées.

La saleté doit être en effet un des traits caractéristiques de l’Algérie. Les rues d’Alger même sont des cloaques de pourritures et quand on s’aventure dans la ville arabe, il faut être doué d’un cœur introublable pour résister à l’infection de toutes les immondices qui se décomposent et glissent sous vos pieds. J’ajoute que la ville européenne n’est qu’insensiblement mieux tenue.

Chacun de nous se barricade dans sa case avec des meubles roulés devant ces issues que le vent ou quelque animal domestique ouvrirait à son gré, et l’on attend l’aurore en dormant si l’on peut. Mais cet étrange pays est si bizarre, si caractérisé et si beau, qu’au soleil levé on oublie tout.

C’est une grande vallée nue et jaune que dominent à droite le fort de Boghar sur une hauteur de neuf cent soixante-dix mètres, et à gauche dans un pli du sol pierreux et roux, le ksar (village arabe) de Boghari, accroupi avec ses maisons basses, plein de marchands mozabites et de filles publiques dites Ouled Naïl, couvertes d’oripeaux brillants ; car c’est en ce lieu que les Arabes nomades viennent s’approvisionner et se livrer au plaisir.

En regardant vers le Sud, on aperçoit, à quelques centaines de mètres de la sortie du hameau des colons bâti dans le fond de la vallée, un étrange petit mont rocheux, blanc et rouge, hérissé de pierres, qui semble la sentinelle debout à l’entrée du Sahara, car nous sommes au bord du désert.

Je me contente de citer quelques lignes de Fromentin qui décrit en maître styliste ce surprenant coin de terre : — « Cette vallée ou plutôt cette plaine inégale et caillouteuse, coupée de monticules et ravinée par le Cheliff, est à coup sûr un des pays les plus surprenants qu’on puisse voir. Je n’en connais pas de plus singulièrement construit, de plus fortement caractérisé, et, même après Boghari, c’est un spectacle à ne jamais oublier. Imaginez un pays tout de terre et de pierres vives, battu par des vents arides et brûlé jusqu’aux entrailles, une terre marneuse, polie comme de la terre à poterie, presque luisante à l’œil, tant elle est nue, et qui semble, tant elle est sèche, avoir subi l’action du feu ; sans la moindre trace de culture, sans une herbe, sans un chardon ; des collines horizontales qu’on dirait aplaties avec la main ou découpées par une fantaisie étrange en dentelures aiguës formant crochet, comme des cornes tranchantes ou des fers de faux ; au centre d’étroites vallées, aussi propres, aussi nues qu’une aire à battre le grain ; quelquefois un morne bizarre, encore plus désolé si c’est possible, avec un bloc informe posé sans adhérence au sommet comme un aérolithe tombé là sur un amas de silex en fusion ; et tout cela d’un bout à l’autre, aussi loin que la vue peut s’étendre, ni rouge ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur peau de lion…

« D’ailleurs, ni l’été ni l’hiver, ni le soleil ni les rosées, ni les pluies qui font verdir le sol sablonneux et salé du désert lui-même, ne peuvent rien sur une terre pareille. Toutes les saisons lui sont inutiles et de chacune d’elles elle ne reçoit que des châtiments […] »

Cette description de Fromentin est admirable.

Ayant grimpé sur le petit mont à la sortie du pays, je vis bien exactement la terre décrite par le peintre-écrivain, mais elle était par miracle trempée d’eau, car le grand cyclone qui venait de passer sur le nord de l’Afrique avait versé sur Boghari ses plus terribles trombes. Huit jours de soleil n’avaient pas suffi à la sécher, on voyait par places, au loin, de petits lacs luisants comme des plaques de verre, et il me sembla que toute cette vallée rousse semblait frottée d’une teinte verdâtre, imperceptible, inexprimable.

Je n’y fis qu’une vague attention ; et je descendis vers le Cheliff. Ah ! Madame Deshoulières, comme j’ai pensé à vous !

Je récitais tout en marchant :

« Dans ces prés fleuris

Qu’arrose la Seine,

Cherchez qui vous mène,

Mes chères brebis. »

Au milieu de ce pays dévoré par le soleil se déroule, brisée sans cesse par les détours et les crochets que le courant y a creusés, une immense ornière d’argile aux berges droites et profondes dans lesquelles coule un fleuve de boue. Voilà le Cheliff, le grand fleuve de l’Algérie, et voilà l’eau potable des Arabes. Goûtons-la, car nous la retrouverons partout dans les oasis. On dirait qu’on boit de la terre brûlée, râpée et fondue dedans. On mange de l’Afrique quand on boit cette eau, et on garde longtemps dans la bouche une saveur de sable et d’argile.

Ô fleuves d’Europe, fleuves de pêcheurs à la ligne, rivières à fleurs, à saules, à joncs et à nénuphars, cours d’eau gentils de poètes et d’amoureux, je songe à vous, mais je ne vous regrette pas aujourd’hui. Voici que sur la grande côte de Boghar apparaissent des chameaux chargés, conduits par des Arabes qui vont lentement, las de fatigue. Plus loin, par-derrière, voici les bourricots, une troupe de moutons ; et ces paquets de loques d’où sortent deux pieds nus, je devine que ce sont les femmes.

Le premier groupe de chameaux et d’hommes arrive au pont, le traverse, s’arrête ; puis, par un étroit sentier qui descend la haute berge escarpée du fleuve, un chameau passe, suivi d’un autre, puis de tous, et ils s’alignent dans la boue, un peu plus sombres que le sol, presque de la couleur des rochers roux de la montagne.

Pendant qu’ils boivent, leur long cou tombe vers l’eau où trempe leur bouche aux grosses lèvres, et on voit enfler leurs ventres sous leurs bosses chargées de choses diverses, car ils s’approvisionnent de liquide comme des barriques souples qui se gonfleraient.

Les hommes accroupis plus loin font leurs ablutions, boivent aussi et emplissent d’eau pour la route leurs outres en peaux de bouc, affreuses bedaines mortes, aux membres tronqués. Puis tout remonte et se remet en marche.

Seul, un Arabe reste en arrière avec un chameau qu’il agenouille, puis, sur le sol, à côté de l’animal impatient et grognant, il étend deux petites couvertures, tissées en poils de ces bêtes, s’assied et attend aussi.

La seconde bande des voyageurs arrive plus lentement, les femmes portant les enfants sur leurs reins, harassées, traînant les jambes, les pieds nus sur les pierres. Seuls les bourricots semblent alertes, petites bêtes infatigables, aux allures plaisantes, au grand œil charmant. Tout cela s’arrête, va boire, et reprend l’interminable chemin.

On aperçoit maintenant, là-bas, l’avant-garde, la troupe des premiers chameaux égrenés sur la route de Laghouat.

Voici des traînards, encore des enfants à pied, mous d’éreintement, ne marchant plus qu’à peine.

Alors, l’homme qui attendait auprès de son chameau, se lève, et comme un des petits Arabes s’approche de lui, il le fait boire au trou de sa peau de bouc, puis, le prenant par le milieu du corps, il le couche sur une des couvertures, le roule dedans comme un mince paquet de chair inerte, puis le pose, l’attache et le sangle sur le dos du chameau qui grogne toujours.

Une femme apparaît, un autre enfant la suit, péniblement. Elle rejoint l’homme qui lui dit quelques mots rapides, un ordre sans doute ; puis il désaltère à son tour le second gamin, le prend, le couche, l’enveloppe et le case à côté du premier.

Le petit se laisse manier comme son frère, sans résistance, accoutumé à cet empaquetage, muet et docile dans les mains du père qui relève ensuite la bête à coups de pied et la met en marche en la poussant.

Et l’on ne se douterait guère, si l’on n’avait pas vu cela, que cette bosse de chameau emporte et balance, de son tranquille mouvement de vague, dans ces deux morceaux de toile rousse, deux petits êtres humains.

La femme s’est assise ; elle se repose et regarde partir sa famille. Elle a le visage nu, ce qui n’est pas surprenant chez les nomades pauvres, et même elle me parle en me voyant l’examiner. Cela est rare, très rare. Je tire de ma poche une pièce d’argent et je la lui donne ; sa joie est immense. Elle la manifeste par des rires, des mouvements de mains et des paroles expressives que je ne comprends pas, d’ailleurs. Puis elle se lève et s’en va, en se retournant encore pour me faire des gestes de reconnaissance. Et moi, je suis des yeux cette sauvage aux pommettes saillantes, et là-bas, sur la route conduisant au désert, les nomades qui s’en vont débandés. Ce n’est pas une tribu, mais un groupement de quelques familles assemblées pour chercher, selon les saisons, de quoi nourrir les bêtes et les gens.

Horde errante, étrange, sans cesse en quête de pâturages, ignorant la maison, notre domicile bâti sur la terre, elle porte ses demeures de toile sur les bosses de ses chameaux, les plante au soir, les enlève au matin, les déplaçant ainsi du nord au sud au gré des étés et des hivers, de la pluie qui fait pousser l’herbe, et du soleil qui la brûle.

Ils me font pitié, ils me font peine, ils me font plaisir aussi à voir, ces primitifs buveurs d’eau du Cheliff. Je ne vous regrette pas, aujourd’hui, fleuves d’Europe, fleuves de pêcheurs à la ligne, rivières à fleurs, à saules, à joncs et à nénuphars, cours d’eau gentils de poètes et d’amoureux.

La nuit suivante fut encore passée dans l’auberge de Boghari à entendre hurler les chiens sous les fenêtres. Au soleil levant j’étais debout, et je voulus revoir le Cheliff avant de partir pour la fête de Bou-Guezoul.

Ô stupeur, la plaine est verte. Une petite herbe minuscule et fine, à peine soupçonnable hier, faite d’aiguilles de gazon innombrablement pressées, a tant germé, pendant la nuit, sur toute cette campagne sèche et rouge, qu’elle l’a vêtue d’une mince toison de prairie, car elle a plutôt l’air, cette herbe, d’une espèce de poil de la terre que d’une végétation véritable.

Une fête arabe
(L’Écho de Paris, 13 avril 1891)

La Fête


C’est un vrai jour de l’été africain ; tout Boghari descend du ksar pour se rendre à Bou-Guezoul ; et les Ouled Naïl, couvertes de leurs bijoux, chamarrées d’étoffes éclatantes, petites pour la plupart, avec des têtes gentilles et douces, quand elles sont jeunes, horribles quand elles sont vieilles, se mêlent aux femmes des Arabes vêtues de blanc et voilées, et aux grands hommes drapés dans leurs burnous. Tout cela s’en va par groupes, en des voitures empruntées ou louées, inimaginables véhicules du désert, ou bien sur des chevaux aux jambes fines, sur des mulets, sur des bourricots trottinants.

Le long de la route on en aperçoit de tous côtés, sur la droite ou sur la gauche, se dirigeant vers le même point. Des troupes de cavaliers dessinent par places les fiers profils des Arabes à cheval. Ce sont des caïds entourés de leurs hommes. Le sol n’est plus couvert de la petite herbe de Boghari, et nous suivons une espèce de val, dont un horizon démesuré forme les bords et dont le vaste espace est coupaillé dans tous les sens par des montelets de rochers aux pointes rouges dressées sur le ciel comme des dents. Puis nous quittons la grand-route et tournons à droite pour suivre une ondulation qui nous conduit vers une hauteur, lointaine encore. Mais voilà qu’au sommet d’un de ces petits soulèvements qui ressemblent à des vagues et empêchent cette contrée d’être jamais unie, nous apercevons un goum qui accourt vers nous ventre à terre en jouant avec des cannes ou des cravaches, avec les longs fusils, au bout d’un bras levé.

Comme il arrive droit à nous, chargeant à fond de train, la troupe se divise, en nous enveloppant ; et les armes tonnent à nos oreilles ; les coups nous partent dans la figure tandis que les cavaliers aux burnous blancs, aux burnous rouges, aux burnous bleus nous frôlent au galop furieux de leurs chevaux. C’est un honneur qu’on nous rend, le commencement de la fantasia qui va durer jusqu’au soir.

Un affluent du Cheliff se présente à franchir. Des mulets et deux chameaux en grande tenue saharienne nous attendent pour ce passage, qui n’a pas trois mètres de large. Devant ce déploiement de pompe, on s’émerveille d’abord de l’hospitalité arabe, tandis que mon serviteur murmure derrière moi, avec son sourire goguenard : « Une planche là-dessus aurait été plus commode que cette ménagerie. » C’était si vrai que je me mis à rire.

Le fait lui donna raison.

Le premier chameau, portant deux dames, passa fort bien. Il balançait les voyageuses emprisonnées dans une hutte en tapis d’Orient, édifiée sur sa bosse, tandis qu’au-dessus de ce monumental animal, oscillait, comme un mât de navire dans la tempête, une immense perche honorifique faite de roseaux liés ensemble et qu’on appelle le bassour. Puis la bête continua sa route vers la kouba de Sidi Mohammed Bel-Kassem qu’on apercevait sur la hauteur prochaine.

La traversée du second chameau qui portait les suivantes des dames ne fut pas également heureuse. La bête fit un faux mouvement, et les Arabes affirment que ses passagères se mirent à crier. Alors le chameau, saisi de peur, lâché par ses conducteurs, détala avec de telles secousses que la tente aérienne finit par culbuter sur son flanc. Il en sortait des clameurs perçantes et des jambes levées au ciel.

A mesure que nous avancions sur la longue pente montant vers le marabout, un extraordinaire spectacle se déroulait à nos yeux. A perte de vue sur la gauche, le mirage apparaît ; une vision de marais et de roseaux dedans. Puis autour du mamelon couvert d’indigènes, auquel nous arrivions, dans la plaine étendue en cercle, dix-huit ou vingt tribus arabes étaient campées. Les tentes brunes, basses, presque rampantes, vrais champignons du sable, laissaient voir un peu seulement leur sommet pointu, et leurs arêtes inclinées et déjà, au-dessus de ces villages errants piqués là pour un jour, s’élevaient des fumées droites, de fines colonnes grises, dans l’air, transparente annonce des festins de kous-kous.

A travers ces campements, les chameaux rôdaient par groupes, profilant sur la terre nue leurs silhouettes invraisemblables, et devant nous la fête arabe faisait sonner son bruit sauvage de fusillade ininterrompue, de tambourins et de flûtes perçantes.


L’administrateur civil, M. Arnaud, et son adjoint, M. Chambige, qui nous ont invités et reçus, nous conduisent au milieu de la foule vers la tente préparée pour eux et pour nous. Elle a appartenu au sultan du Maroc et appartient maintenant à un caïd voisin qui l’a prêtée pour cette réjouissance. L’intérieur en est orné de décorations orientales en drap rouge. Entourée d’un peuple d’hommes en burnous, de femmes voilées et de courtisanes, elle nous sert d’abri contre le soleil dont la brûlure devient cuisante. Elle est ouverte au sud et au nord. D’un côté là-bas, vers le désert, c’est le paysage admirable de cette plaine éclatante de lumière, où les tribus sont reposées ; de l’autre, sur une lente montée de sol rouge vers une crête voisine hérissée de rocs, ce sont des centaines de cavaliers qui vont et viennent, au pas, au trot, au galop, le fusil à la main ou pendu sur la cuisse, une année-arabe en délire. Ils s’éloignent et vont se grouper là-bas, à mille mètres environ des tentes, car la nôtre n’est pas seule ; et la fantasia recommence pour nous.

Voici quatre pelotons de cinq ou six hommes chacun qui se détachent de la masse blanche. Un peu éloignés d’abord les uns des autres, les cinq ou les six cavaliers de chaque troupe, lancés sur nous au grand galop, s’unissaient tout à coup, comme s’ils se collaient ensemble, pour former une sorte de tourbillon opaque d’hommes aux burnous de toutes nuances voltigeant autour d’eux et de chevaux dont les jambes deviennent presque invisibles dans leur vertigineux mouvement. Au-dessus de ces trombes qui laissent derrière elles des nuages de poussière, les fusils s’agitent, voltigent, lancés en l’air et rattrapés au vol par les mains de ces acrobates centaures.

Ils approchent, stupéfiants de vitesse ; ils grandissent, ils sont sur nous sans ralentir leur élan fantastique. Les armes partent, la poudre coiffe les coureurs de panaches blancs qui se déroulent et s’allongent sur leurs têtes. La foule indigène répond par des clameurs et des applaudissements, tandis que les femmes arabes poussent ces cris suraigus et vibrants dont toujours et partout elles expriment leurs émotions de gaieté, de douleur ou de pieuse exaltation.

Les cavaliers chargent toujours. Ils sont à vingt mètres de nous. La masse des spectateurs recule, car des accidents arrivent quelquefois. Une petite émotion émeut une seconde notre tente où sont quelques invités et les femmes des fonctionnaires de Boghari, car il semble que ces fous emportés vont passer à travers nous comme des balles. Mais voilà qu’en un instant ils s’arrêtent brusquement, avec des secousses, des bondissements, des pirouettes sur place, un tas de mouvements brisés, jolis, imprévus, frémissants, de cavaliers de boîte à joujoux dont on arrête la mécanique.

Puis quand ils se furent séparés et éloignés au milieu des acclamations, on en aperçut deux seulement qui arrivaient à leur tour, deux poseurs équestres, préparant leur effet derrière le rideau des premiers. Ce ne sont plus des chevaux qui galopent, ce sont des animaux de légende, tant ils vont vite, tant ils sont légers et inimaginablement gracieux avec ces manteaux qui flottent et palpitent comme des drapeaux sur le dos de leurs maîtres.

D’autres, là-bas, se sont mis en route et accourent à leur tour. Il y en a six groupes, inégalement espacés. Derrière eux d’autres partent encore, et pendant une heure au moins, nous subissons les charges frénétiques, les fusillades ininterrompues qui nous claquent dans les oreilles, et la menace parfois réelle de l’invasion sous la tente. Les Arabes alors au service de l’administrateur se jettent à la tête des bêtes qui se cabrent en les soulevant.

Rien de plus charmant au monde, de plus original et de plus souple à voir que ce jeu inimaginable, ce défilé vertigineux de coups de fusil éclatant au galop fou des chevaux, quand on y assiste pour la première fois. Mais lorsqu’on le connaît déjà, il devient à la fin monotone, car aucune fantaisie nouvelle n’y est jamais introduite.

Voilà qu’il s’interrompt soudain ; et tous les cavaliers reviennent au pas. Pourquoi ?

El Hadji Ahmed, caïd des Zenakhra qui nous reçoivent, tribu sage, agricole et pacifique, se charge de l’apprendre à l’administrateur civil. On n’a plus de poudre. C’est le gouvernement qui l’offre pour cette fête. Elle est empaquetée et emmagasinée dans la tente voisine sous la garde de spahis, sans quoi la provision serait déjà pillée.

La poudre excite le désir des Arabes comme les diamants, les perles et les pierres précieuses, celui des femmes coquettes. Pour eux, c’est le bruit et la fumée grisants, la chasse et la guerre.

On annonce la distribution que l’administrateur adjoint va commencer et des centaines d’hommes à cheval, pirouettant et cabriolant, entourent cette tente comme un trésor. Les spahis sont sur leur garde, le fusil d’ordonnance au dos et la matraque à la main, car il va falloir frapper, peut-être ; oui, on frappera. La poudre est trop tentante pour qu’on ne se jette pas dessus, quand on la voit à sa portée.

Pendant quelques minutes le partage des boîtes eut lieu su milieu d’une bousculade et d’un tumulte affreux de mouvements et de cris gutturaux. Puis une poussée se fit du dehors jetant les Arabes dans la tente, et ils se ruèrent sur les boîtes.

Les caïds et leur escorte se précipitèrent pour empêcher le pillage. Les spahis tapaient à coups de bâton sur les bras, sur les mains, sur les têtes des envahisseurs, qui furent enfin repoussés. Et malgré des clameurs violentes on cessa de donner la poudre. Mais ils en avaient obtenu déjà beaucoup, et la fantasia reprit.

Les fonctionnaires officiels nous racontent avec complaisance et sérénité que l’indigène n’a aucun moyen de se procurer cette poudre.

Directement, non, mais indirectement, oui. L’israélite électeur et citoyen français, qui peut acheter ouvertement et revendre en cachette, est le pourvoyeur naturel et discret de l’Arabe.

Libre de s’approvisionner dans les villes de toute la poudre de chasse qu’il désire, comment n’en vendrait-il pas, le plus possible, à son voisin l’Arabe, avec un bon bénéfice, la marchandise étant prohibée.

Sous notre tente on apporte le déjeuner, déjeuner indigène bien entendu. Comme les coups de fusil nous étourdissent, et comme les caïds, un surtout, le caïd Ali, qui porte sur un burnous noir la croix d’honneur, nous engagent à aller voir le reste de la fête pendant les apprêts du repas, nous voici mêlés à la foule arabe, ballottés par la cohue, dévisagés par les yeux noirs, les yeux perçants et cernés de khôl des femmes voilées dont les bandeaux, cachant le front, les joues, le nez, la bouche et le menton, avivent le regard aigu dans le bâillement du linge blanc.

Des musiques étranges et bondissantes résonnent de tous les côtés. Nous approchons d’un attroupement que le caïd entrouvre pour nous donner passage. Ce sont des femmes qui dansent, des Ouled Naïl. Elles sautent suivant le rythme sauvage, monotone et affolant de la danse sacrée des Aïssaoua. Depuis une heure, deux heures peut-être, en plein soleil, les yeux hagards, la salive aux lèvres, les vêtements presque arrachés du corps : laissant sortir entre les bandes d’étoffes les seins noirs et flasques agités de secousses, les cheveux répandus sur les épaules, noirs, mêlés, huileux, cinq femmes, deux jeunes et trois vieilles, font des sauts, des bonds et des flexions de jambes avec des gestes épileptiques. Dieu, leur Dieu Allah, le seul Dieu, s’amuse à les regarder sans doute, du haut de son paradis, car c’est pour lui qu’elles dansent ainsi.

Peut-être un peu pour nous. Quand elles nous aperçoivent, leurs mouvements s’accentuent, leurs frémissements augmentent. Deux hommes s’élancent, se mêlent à elles, les yeux en extase, et sans interrompre l’exercice sacré, les effleurent du bout des mains, sur les épaules, les bras, la poitrine, par des attouchements mystérieux qui sont effrayants et chastes. D’autres encore se joignent à ces fous, et tous, par des cris, et la prière éperdue des regards, ils excitent les musiciens qui ne font pas assez de bruit. Le rythme s’accroît, les tambourins roulent leurs battement désordonnés, la darbouka résonne, et dominant tout, la flûte, la terrible flûte pousse sa note ininterrompue sous l’infatigable souffle d’un nègre aux gros yeux blancs.

Autour de nous, cinquante Ouled Naïl se pressent, curieuses de tout, des étrangers et du divertissement. Elles sont couvertes de pièces d’or alignées en colliers, de pierres précieuses à peine taillées qu’on appelle les pierres arabes, de bijoux bizarres en argent, qui pendent sur la poitrine ou sur le ventre. Les bras sont cerclés d’anneaux, les chevilles aussi. Beaucoup sont jeunes, très jeunes, âgées de treize à seize ans, gentilles, d’une grâce et d’une joliesse un peu repoussantes de petits animaux, qui sont pourtant des femmes.

Mais voilà que deux danseuses s’abattent, en proie à des convulsions. L’écume leur sort de la bouche et des femmes de la foule se précipitent, les ramassent, les caressent, leur parlent, les calment et les réconfortent, tandis qu’un des hommes, les yeux tout à fait retournés dénoue d’un geste son turban, qui se déroule derrière lui, comme un long serpent qui se livrerait aussi aux transports divins des Aïssaoua.

On nous vient chercher. Le déjeuner nous attend. Il est ce que sont sous les tentes les repas indigènes offerts aux Européens.

L’excellent mouton rôti en plein air, cadavre rissolé dont la peau se soulève en écailles dorées par le feu, apparaît porté par quatre Arabes sur un immense plat de bois. Son entrée sous les bords relevés de la tente et sous le soleil qui l’illumine surprend toujours comme l’apparition d’un supplicié du Moyen Age.

On ne le découpe jamais, on le mange avec les mains. L’hôte soulève, sur les côtés de la colonne dorsale, de longs filets entre son pouce et son index et les présente aux dames gravement. Elles doivent les prendre en souriant, entre deux doigts aussi, et les manger.

Cette politesse une fois faite et reçue les invités arrachent d’abord eux-mêmes les belles croûtes de peau vernies et parfumées par les braises de bois odorant et les croquent, puis attaquent la chair, le filet, le gigot, l’épaule. On emploie alors quelquefois le couteau, et les hommes galants viennent en aide aux dames. Mais on ne découpe pas, on dépèce, on arrache, on s’en nourrit en sauvages. Et c’est bon, très bon, excellent, excitant si fort l’appétit, la gaieté, la bonne humeur, qu’à sept personnes, dont deux dames, nous en avons mangé un tout entier.

Puis viennent des ragoûts où les fruits sucrés du désert et les piments féroces sont mêlés aux graisses chaudes et fondues des bêtes, autour des viandes bouillies qui ressemblent en même temps à des entremets et à du feu.

Puis c’est le tour du couscous, quelquefois bon et souvent détestable. C’est une farine de granules cuites dans une vapeur de mouton bouilli, avec des légumes, des haricots, des choux, toujours du piment. On obtient cette farine granuleuse avec du blé, qu’on a d’abord beaucoup mouillé, puis couvert de linges humides au soleil, pour le faire enfler et fermenter sans le laisser germer. D’autres préparations suivent pour l’amener à la perfection. On le sèche, on le broie entre deux meules légères en pierre dure, mais on ne le réduit point en poudre fine. Comme le grain ordinaire, on le casse simplement en grumeaux un peu plus gros que du millet. Ces grumeaux sont de nouveau séchés au soleil, puis on les vanne pour les débarrasser de l’écorce et de l’endocarpe du blé, et on les enferme enfin pour les conserver, en des peaux de chèvre ou de mouton.

Quand le couscous est fait avec du bon beurre et de bons légumes, il semble parfois excellent, et il contient des qualités nutritives tout à fait exceptionnelles, mais les beurres arabes le rendent presque toujours répugnant.

Pour le manger on fait un trou dans la pâte élevée en dôme au milieu d’une espèce de grande jatte de bois, vaste et pas très profonde. Par ce trou, on verse en abondance la sauce qui se répand dans le fond. Cette sauce est un bouillon de viandes et de légumes pimenté fortement. Chaque convive alors avec sa cuiller fouille dans le plat devant lui, jusqu’à ce liquide, et il le mélange dans son assiette avec la farine sèche restée par-dessus.

Pendant que nous nous livrions à ces usages compliqués et barbares, les détonations continuaient autour de nous. La tête des chevaux, mal arrêtés, arrivait parfois jusqu’à la tente et la fumée de la fusillade y flottait d’une entrée à l’autre, comme celle d’un train dans un tunnel.

Sur nos têtes, au-dessus de cette toile, le soleil tombait en pluie de feu, et je sentais sur mes épaules et sur ma nuque cette température d’étuve sèche qui caractérise si fort les midis sahariens.

Il n’y a pas un atome d’humidité dans l’air, pas une trace d’eau dans ce sol brûlé, pas un arbre et pas une herbe dans cet horizon tout nu, il n’y a rien que la tombée ininterrompue de lumière aveuglante et de chaleur dévoratrice que le soleil verse sur cette terre aimée par lui entre toutes, qu’il détruit et tue de sa caresse.

La brûlure qui tombe de son globe sur certaines oasis, en été, vers deux heures, quand tous les Arabes sont cachés dans leurs cases de boue, n’est comparable à rien de ce qu’on peut imaginer, et on sent que ce bienfaiteur des régions fertiles, atteintes seulement de loin par ses rayons, n’est ici qu’une sorte de destructeur tout-puissant, le féroce pacha du ciel.

La saison d’automne que nous traversons l’a calmé. Il est attiédi, un peu dur encore ; et nous, bien que doucement haletants et étourdis, nous déjeunons avec grand plaisir, écoutant toujours la musique lointaine des danseurs Aïssaoua qui continuent leurs exercices.

Trois heures plus tard, nous repartions, à la première sensation du soir, et nos chevaux trottinants nous traînèrent jusqu’à la nuit à travers l’idéale féerie des crépuscules roses d’Afrique.

Notes sur Algernon Charles Swinburne
(Poèmes et ballades, 1891)

Il est fort difficile de parler au public français d’un poète anglais comme M. Swinburne, quand on ne sait pas sa langue, et c’est mon cas. J’ai rencontré autrefois ce poète dont la physionomie bizarre est des plus intéressantes, et même des plus inquiétantes, car il me fait l’effet d’une sorte d’Edgar Poe idéaliste et sensuel, avec une âme d’écrivain plus exaltée, plus dépravée, plus amoureuse de l’étrange et du monstrueux, plus curieuse, chercheuse et évocatrice des raffinements subtils et antinaturels de la vie et de l’idée que celle de l’Américain simplement évocatrice de fantômes et de terreurs, et j’ai gardé de mes quelques entrevues avec lui l’impression de l’être le plus extravagamment artiste qui soit peut-être aujourd’hui sur le monde.

Artiste, il l’est en même temps à la manière ancienne et à la manière moderne. Lyrique, épique, épris du rythme, poète d’épopée, plein du souffle grec, il est aussi un des plus raffinés et des plus subtils, parmi les explorateurs de nuances et de sensations qui forment les écoles nouvelles.

Voici comment je l’ai connu. J’étais fort jeune, et passant l’été sur la plage d’Étretat. Un matin vers dix heures, des marins arrivèrent en criant qu’un nageur se noyait sous la Porte d’amont. Ils prirent un bateau, et je les accompagnai. Le nageur ignorant le terrible courant de marée qui passe sous cette arcade avait été entraîné, puis recueilli par une barque qui pêchait derrière cette porte, appelée communément la Petite Porte.

J’appris le soir même que le baigneur imprudent était un poète anglais, M. Algernon Charles Swinburne, descendu depuis quelques jours chez un autre Anglais, avec qui je causais quelquefois sur le galet, M. Powel, propriétaire d’un petit chalet qu’il avait baptisé « Chaumière Dolmancé ».

Ce M. Powel étonnait le pays par une vie extrêmement solitaire et bizarre aux yeux de bourgeois et de matelots peu accoutumés aux fantaisies et aux excentricités anglaises.

Il apprit que j’avais essayé, trop tard, de porter secours à son ami, et je reçus une invitation à déjeuner pour le jour suivant. Les deux hommes m’attendaient dans un joli jardin ombragé et frais derrière une toute basse maison normande construite en silex et coiffée de chaume. Ils étaient tous deux de petite taille, M. Powel gras, M. Swinburne maigre, maigre et surprenant à première vue, une sorte d’apparition fantastique. C’est alors que j’ai pensé, en le regardant pour la première fois, à Edgar Poe. Le front était très grand sous des cheveux longs, et la figure allait se rétrécissant vers un menton mince ombré d’une maigre touffe de barbe. Une très légère moustache glissait sur des lèvres extraordinairement fines et serrées et le cou qui semblait sans fin unissait cette tête, vivante par les yeux clairs, chercheurs et fixes, à un corps sans épaules, car le haut de la poitrine paraissait à peine plus large que le front. Tout ce personnage presque surnaturel était agité de secousses nerveuses. Il fut très cordial, très accueillant ; et le charme extraordinaire de son intelligence me séduisit aussitôt.

Pendant tout le déjeuner on parla d’art, de littérature et d’humanité ; et les opinions de ces deux amis jetaient sur les choses une espèce de lueur troublante, macabre, car ils avaient une manière de voir et de comprendre qui me les montrait comme deux visionnaires malades, ivres de poésie perverse et magique.

Des ossements traînaient sur des tables, parmi eux une main d’écorché, celle d’un parricide, paraît-il, dont le sang et les muscles séchés restaient collés sur les os blancs. On me montra des dessins et des photographies fantastiques, tout un mobilier de bibelots incroyables. Autour de nous rôdait, grimaçant et inimaginablement drôle, un singe, familier, plein de tours et de farces à faire, pas un singe, un ami muet de ses maîtres, un ennemi sournois des nouveaux venus. Le singe fut pendu, m’a-t-on dit, par un des jeunes domestiques des Anglais, qui en voulait à l’animal. Le mort fut enterré au milieu du gazon, devant la porte du logis. On fit venir, pour le poser sur son cercueil, un énorme bloc de granit où fut gravé simplement le nom « Nip » et qui portait sur la partie haute, comme dans les cimetières d’Orient, une coupe d’eau pour les oiseaux.

Quelques jours plus tard je fus invité de nouveau chez ces Anglais originaux afin de déjeuner d’un singe à la broche, qui avait été commandé au Havre, à cette intention, chez un marchand d’animaux exotiques. L’odeur seule de ce rôti quand j’entrai dans la maison me souleva le cœur d’inquiétude, et la saveur affreuse de la bête m’enleva pour toujours l’envie de recommencer un pareil repas.

Mais MM. Swinburne et Powel furent délicieux de fantaisie et de lyrisme. Ils me contèrent des légendes islandaises traduites par M. Powel, d’une étrangeté saisissante et terrible. Swinburne parla de Victor Hugo avec un enthousiasme infini.

Je ne l’ai pas revu. Un autre écrivain étranger, un très grand, l’homme le plus intellectuel que j’aie rencontré, je veux dire par là, doué des intuitions les plus perspicaces sur l’humanité, de la philosophie la plus large, des opinions les plus indépendantes en tout, le romancier russe Ivan Tourgueneff me traduisit souvent des poèmes de Swinburne avec une vive admiration. Il critiquait aussi. Mais tout artiste a des défauts. Il suffit d’être un artiste.

Voici quelques renseignements qu’on m’a donnés sur M. Swinburne.

M. Walter Hamilton, dans son livre Le Mouvement esthétique en Angleterre, écrit que peu de gens hésiteraient à décerner à Swinburne le titre de roi des poètes esthétiques. En 1860, avant que le mouvement nouveau fût important, Swinburne avait dédié sa tragédie, La Reine Mère, à Dante Gabriel Rossetti, et son volume des Poèmes et Ballades à Burne Jones, à cet artiste qui a maintenant la place d’honneur à Grosvenor Gallery. L’un des tableaux les plus fameux de Burne Jones est inspiré du Laus Veneris de Swinburne et porte ce titre. Dans le même volume un autre poème est dédié à M. Whistler. Comme Burne Jones, Rossetti, Ruskin, A. C. Swinburne fut élève d’Oxford.

Sa naissance très aristocratique contraste singulièrement avec les tendances républicaines, très avancées, de ses Chants d’avant l’Aube.

Le grand-père du poète, Sir John Swinburne, portait le titre de baronet, appartenant à une famille qui, à travers la bonne et la mauvaise fortune, était restée fidèle à la dynastie des Stuarts.

Sir John vécut jusqu’à l’âge de 98 ans (il mourut en 1860) et durant sa longue vie, il fut l’ami de toutes les célébrités politiques et littéraires de France et d’Angleterre, réunissant le siècle à l’autre, et se souvenant aussi bien de Mirabeau et de John Wilke que de Turner et de Mulready.

Le père du poète (le plus jeune des fils de Sir John) avait une haute situation dans la Marine royale ; en 1836, il épousa Lady Jane Henrietta, fille du comte d’Ashburnham, de sorte qu’Algernon Charles Swinburne est descendant de deux des plus vieilles familles aristocratiques.

Un siège au Parlement lui fut offert par la Reform League. Il refusa, préférant vouer sa vie à l’art et à la littérature. Il passa six ans à Eton et ensuite quatre à Oxford.

Il a écrit environ trente volumes, prose et vers, et d’innombrables articles de revue.

Né en 1837, il connut tout jeune le succès. Voici la liste de ses principaux ouvrages :

La Reine Mère (1860) ; Atalante à Calydon ; Chastelard (1865) ; William Blake, essai (1868) ; Chants d’avant l’Aube (1871) ; Chant des Deux Nations ; Bothwell, Erechtheus, tragédies (1876) ; Marie Stuart, tragédie (1880).

Quand parurent les Poèmes et Ballades, le succès fut immédiat et vif chez les lettrés ; mais la critique se fâcha, la critique anglaise, étroite, haineuse dans sa pudeur de vieille méthodiste qui veut des jupes à la nudité des images et des vers, comme on en pourrait vouloir aux jambes de bois des chaises. Robert Buchanan surtout, dans son livre : l’École sensuelle, visa Swinburne avec une extrême violence. Tous les autres arbitres du goût dans l’art le suivirent ; et les mots qu’on emploie pour flageller l’immoralité cinglèrent l’artiste et l’émurent enfin.

On parla de sadisme, on cita des extraits ingénieusement mal interprétés ; et l’émotion fut si grande dans l’immorale et pudique Angleterre, reine de l’hypocrisie, que le succès du livre s’arrêta comme sous un murmure de honte nationale. Certes, il est impossible de nier que cette œuvre appartienne à l’école sensuelle, à la plus sensuelle, à la plus idéalement dépravée, exaltée, impurement passionnée des écoles littéraires, mais elle est admirable presque d’un bout à l’autre. Sans doute les amateurs de clarté, de logique et de composition s’arrêteront stupéfaits devant ces poèmes d’amour éperdus et sans suite. Ils ne les comprendront pas, n’ayant jamais senti ces appels irrésistibles et tourmentants de la volupté insaisissable, et l’inexprimable désir, sans forme précise et sans réalité possible, qui hante l’âme des vrais sensuels.

Swinburne a compris et exprimé cela comme personne avant lui, et peut-être comme personne ne le fera plus, car ils ont disparu du monde contemporain, ces poètes déments épris d’inaccessibles jouissances. Tout ce que la femme peut faire passer d’aspirations charnellement tendres, de soifs et de faims de la bouche et du cœur, et de torturantes ardeurs hantées de visions enfiévrantes pour nos yeux et pour notre sang, le poète halluciné, l’a évoqué par ses vers.

Ouvrons ce livre et lisons d’abord ceci, les deux premières strophes de : Une Ballade de Vie.

« J’ai trouvé en rêves un lieu de zéphyr et de fleurs, plein d’arbres odorants et coloré de joyeuses verdures, au milieu duquel se tenait — une dame vêtue comme l’été avec ses douces heures ; — sa beauté aussi fervente qu’une ardente lune — faisait brûler et défaillir mon sang comme une flamme sous la pluie. — Une tristesse avait rempli ses yeux bleus fatigués — et la mélancolique, la chagrine rose rouge de ses lèvres — semblait mélancolique des bonheurs en allés.

Elle tenait un petit cistre par les cordes, — en forme de cœur, les cordes tressées avec les cheveux subtilement nuancés — de quelque joueur de luth mort— qui dans les années mortes avait fait de délicieuses choses. — Les sept cordes étaient nommées ainsi : — la première corde, charité, - la seconde, tendresse, — les autres étaient plaisir, douleur, sommeil et péché, — et la sympathie qui est parente de la pitié — et est la plus impitoyable. »

Lisez ensuite Une Ballade de Mort. Puis arrêtons-nous à ce chef-d’œuvre, Laus Veneris, l’Éloge de Vénus :

« Dort-elle ou veille-t-elle ? car son col, — baisé de trop près, porte encore une tache pourprée — où le sang meurtri palpite et s’efface ; — douce, et mordue doucement, plus belle pour une tache.

Mais quoique mes lèvres se fermèrent en suçant cette place, — il n’y a pas de veine battant sur son visage, ses paupières sont si paisibles ; sans doute — le profond sommeil a chauffé son sang à travers tout son passage.

Voilà, c’est elle qui fut le délice du monde ; — les vieilles grises années étaient des parcelles de sa puissance ; — les jonchées des chemins où elle marchait — étaient les jumelles saisons du jour et de la nuit.

Voilà, elle était ainsi quand ses beaux membres attiraient — toutes les lèvres qui maintenant deviennent tristes en baisant Christ, — tachées du sang tombé des pieds de Dieu, — des pieds et des mains par lesquelles furent rachetées nos âmes.

Hélas, Seigneur, sûrement tu es grand et beau. Mais voilà ses cheveux merveilleusement tressés ! — Et tu nous as guéris par ton baiser pitoyable ; — mais vois, maintenant, Seigneur, sa bouche est plus charmante.

Elle est bien plus belle ; que t’a-t-elle fait ? — Non, beau Seigneur Christ, lève les yeux et regarde ; — avait-elle alors ta mère, de telles lèvres, semblables à celles-ci ? — Tu sais combien ce m’est une douce chose. […]


[…] Voyez, ma Vénus, le corps de mon âme gît — avec mon amour posé sur elle en guise de vêtement, — sentant mon amour dans tous ses membres et ses cheveux, — et versé entre ses paupières, à travers ses yeux. […]


[…] Là, tels des amants dont les lèvres et les membres ~se touchent, — ils reposent, ils cueillent le doux fruit de la vie et le mangent ; — mais moi, les jours affamés et chauds me dévorent, — et dans ma bouche aucun de leurs fruits n’est doux.

« Aucun de leurs fruits si ce n’est le fruit de mon désir, — pour l’amour de l’amour de celle dont les lèvres respirent à travers les miennes ; — ses paupières sur ses yeux semblables à une fleur sur une fleur, — mes paupières sur mes yeux semblables à du feu sur du feu.

Ainsi nous reposons non comme le sommeil repose près de la mort, — avec de pesants baisers et d’heureux souffles ; — non comme un homme repose auprès d’une femme, quand l’épouse nouvelle — rit bas par amour de l’amour et à cause des mots qu’il dit. […]


[…] Ah, non comme eux, mais comme les. âmes qui furent tuées dans le vieux temps, l’ayant trouvée belle ; — qui, donnant avec ses lèvres sur leurs yeux, — entendirent de soudains serpents siffler dans ses cheveux.

Leur sang court autour des racines du temps comme la pluie ; — elle les rejette et les recueille de nouveau ; — avec les nerfs et les os elle tisse et multiplie — un excessif plaisir par une extrême douleur. […]


[…] Car je revins chez moi très las, avec peu de consolation, — et voici mon amour, le cœur de ma propre âme, plus cher — que ma propre âme, plus beau que Dieu-qui a tout mon être dans ses mains à elle.

Belle encore, mais belle pour personne autre que moi, — comme lorsqu’elle sortit de la mer nue, — changeant en feu l’écume où elle passait, — et qu’elle était comme la fleur intérieure du feu.

Oui, elle me prit sur elle, et sa bouche — s’attacha à la mienne comme l’âme s’attache au corps, — et, riante, fit ses lèvres luxurieuses ; — sa chevelure avait le parfum de tout le midi brûlé de soleil. […] »

Ne voilà-t-il pas de la poésie bizarre, haute, infinie dans la demi-obscurité de la pensée qui disparaît parfois sous l’abondance des images.

Lisez Fragoletta, ce bijou.

Arrêtons-nous encore à Dolores, Notre-Dame des Sept Douleurs. C’est une espèce d’hymne désespéré à la Luxure Idéale, d’où naît le spasme de la chair terrible, convulsif et sans rêve. Voici le début :

« Tes paupières froides qui cèlent comme un joyau tes yeux durs qui ne se font tendres que pour une seule heure ; — tes opulents membres blancs, et ta cruelle bouche rouge, telle une fleur vénéneuse ; — quand ils seront passés avec leurs gloires, — que restera-t-il de toi alors, que demeurera-t-il, — ô mystique et sombre Dolores — Notre-Dame de Peine ?

« Les prêtres donnent sept douleurs à leur Vierge ; mais tes péchés qui sont soixante-dix fois sept, — sept âges ne suffiraient pas pour t’en purifier — et ils te hanteraient même dans le ciel : — minuits terribles et lendemains affamés, — et amours qui complètent et contrôlent — toutes les joies de la chair, toutes les douleurs — qui usent l’âme. […]


[…] Il y a peut-être des péchés à découvrir, — il y a peut-être des actions qui sont délicieuses. — Quelle nouvelle œuvre trouveras-tu pour ton amant, — quelles nouvelles passions pour le jour ou la nuit ? Quels charmes dont ils ne savent pas un mot, — ceux dont les vies sont comme des feuilles au vent ? — Quelles tortures non rêvées, jamais entendues, jamais écrites, inconnues ?

Ah, beau corps passionné — qui jamais n’a souffert d’un cœur ! — Quoique sur ta bouche, les baisers soient sanglants, — quoiqu’ils mordent jusqu’à ce qu’elle se pâme et saigne, — plus doux que l’amour que nous adorons, — ils ne blessent ni le cœur ni le cerveau, — ô amère et tendre Dolores, — Notre-Dame de Peine. […]


[…] Voici encore quelques citations de la fin de ce long poème qui contient d’extraordinaires beautés :

Où sont-elles Cottyto ou Vénus, — Astarté ou Astaroth, où ? — Peuvent-elles s’interposer entre nous, leurs maîtres, quand nous te touchons ? — Leur souffle est-il chaud encore dans tes cheveux ? — A leurs lèvres tes lèvres s’enfièvrent-elles encore — du sang de leurs corps rougissants ? — As-tu laissé sur terre un croyant, — si tous ces hommes sont morts ?

Ils portaient des vêtements de pourpre et d’or, ils étaient gorgés de toi, enflammés de vin, — tes amants, dans tes demeures invues, dans tes merveilleuses chambres. — Ils ont fui, et leurs empreintes nous échappent, ceux qui te louent, t’adorent, et s’abstiennent, — ô fille de la mort et de Priapus — Notre-Dame de Peine.

Qu’avons-nous besoin de craindre outre mesure, de faire ta louange avec des voix peureuses, — ô maîtresse et mère du plaisir, — seul être aussi réel que la mort ? […] »

Ces citations me semblent indiquer nettement la première manière et la première inspiration de Swinburne. Le poète est souvent obscur et souvent magnifique ; il est plein du souffle antique, du souffle grec et en même temps inextricablement compliqué, à la manière toute moderne de MM. Verlaine et Mallarmé chez nous. J’ai parlé d’Edgar Poe, il en procède par cette étrange puissance qui semble tenir de la suggestion ; il est grand par le lyrisme, par la multiplicité des images qui s’envolent comme des oiseaux innombrables, de toutes les races, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les nuances, si multipliés qu’on les distingue mal parfois et qu’on suit seulement dans l’espace ce grand nuage tournoyant plein de visions impures ; mais le conteur américain, très maître de son art, lui est extrêmement supérieur par un prodigieux don de clarté, d’ordre et de composition qui anime ses mystérieux sujets d’une incompréhensible terreur.

M. Swinburne est encore un érudit pour qui l’Antiquité et les langues anciennes n’ont point de secrets, et il fait des vers latins admirables comme si l’âme de ce peuple était restée en lui.

Lorsque l’apparition de ses Poèmes et Ballades en 1866 souleva en Angleterre l’émotion pudibonde que j’ai dite, le poète répliqua dans un pamphlet d’où j’extrais le passage suivant :


« En réponse à certaines opinions insérées ou exprimées à propos de mon livre, je désire que l’on se souvienne de ceci seulement : le livre est dramatique, à mille faces, très divers ; et nulle énonciation de gaieté ou de désespoir, de foi ou d’incrédulité ne peut être prise en assertion des sentiments ou des croyances personnelles de l’auteur. […]


[…] Vraiment, il me semble que je ne me suis trompé qu’en ceci : j’ai omis de faire précéder mon œuvre de cet avertissement d’un grand poète :

…“J’en préviens les mères de familles,

Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles

Dont on coupe le pain en tartines ; mes vers

Sont des vers de jeune homme. […]” »

Depuis lors, Swinburne paraît avoir délaissé ce côté amoureux, puissamment charnel et passionné de son œuvre, pour se porter davantage vers des idées politiques et sociales, républicaines surtout.

Dans une lettre que Swinburne a écrite au traducteur des Poèmes et Ballades, il traite ce livre de péché de jeunesse.

Il semble résulter de cela que les idées de l’homme dont l’âge avance ont été profondément modifiées par les années. On retrouve dans les autres volumes de ce remarquable poète les mêmes beautés et les mêmes incohérences que dans celui dont nous devons la première traduction française à M. Gabriel Mourey.

FIN

CHRONIQUES POSTHUMES

L’instruction obligatoire
(Le Temps, 27 février 1927)

On nous dit : nous avons des écoles dans presque tous les villages et le nombre des enfants inscrits est considérable. Mais l’inscription prouve-t-elle l’assiduité ?

Ceux mêmes qui vont à l’école y passent quatre ou cinq semaines d’hiver pour disparaître au printemps et revenir vers l’automne, tout aussi ignorants que les premiers jours. Après trois ou quatre ans de cette instruction insuffisante, ils quittent la classe à tout jamais et, ne sachant pas assez lire pour prendre plaisir à un livre, se trouvent au bout de peu de temps aussi illettrés que s’ils n’avaient jamais tenu un alphabet.

Dans beaucoup de maisons de paysans, il n’y a ni plume ni papier, ni crayons ni ardoises.

L’école ne suffit donc pas sans l’enseignement obligatoire, et l’intervention de l’État est nécessaire.

Est-elle légitime ? N’y a-t-il pas attentat contre la liberté du père de famille, si on le force à envoyer son enfant à l’école ? Ce sont les adversaires de la liberté qui presque toujours réclament celle de l’enseignement.

En premier lieu : qui dit État constitué dit liberté restreinte. L’État surveille la liberté, accomplit ce qu’elle est impuissante à faire ; il a une mission et par conséquent un droit. L’État porte atteinte à la liberté de posséder par la perception des contributions ; il porte atteinte à la liberté individuelle par le service militaire : et personne ne réclame. Il aurait donc le droit d’imposer la caserne et non celui d’imposer l’école ? Il donne lui-même l’enseignement, surveille celui qu’il ne donne pas, oblige les communes et les départements à le donner ; il n’a plus qu’un pas à faire pour forcer les enfants à le recevoir.

Les théories littéraires de Maître Rousse
(Magazine Littéraire, janvier 1999)

C’est une fatalité, chaque fois qu’en un procès la littérature sera mise en jeu, il se rencontrera toujours un avocat pour venir jouer les Pinard. Avec moins d’éclat que son stupéfiant confrère, Me Rousse s’est cependant acquitté d’une façon suffisamment étonnante de son rôle de réformateur littéraire et il nous a servi quelques arguments dignes de l’immortel accusateur de la non moins immortelle Madame Bovary.

Il s’agissait, on le sait, du nom Duverdy pris par M. Zola dans son roman Pot-Bouille. Mais peu importe le fond de cette affaire car, au lieu de plaider la seule question de droit, Me Rousse qui s’y connaît en littérature… depuis qu’il appartient à l’Académie, nous a révélé, comme jadis Me Pinard, ce qu’un romancier doit faire, et ce qu’il ne doit pas faire. Il nous a montré où est l’art ; comment une œuvre est bonne, ou détestable, ou simplement médiocre ; et il faudra maintenant bien de la mauvaise volonté pour ne pas produire des livres excellents.

Le doigt levé vers les tendances nouvelles, il s’est écrié : — Cela est mauvais, dangereux, condamnable ! — Et il a employé envers la littérature dite naturaliste les arguments ébréchés jadis contre la littérature romantique, puis contre Gustave Flaubert dont l’œuvre me paraît bien difficile à classer dans une école quelconque.

Donc toujours il se trouvera des gens pour avoir le secret, pour parler au nom de la vérité, pour juger un tribunal où l’on ne se trompe jamais, pour faire enfin des procès de tendance.

Au lieu de discuter l’habileté d’un écrivain, au lieu de contester l’exécution d’une œuvre, de l’attaquer dans ses procédés, toujours les prétendus juges voudront se substituer à lui, le combattre au nom d’un art différent, lui révéler comment la nature aurait dû le créer pour qu’il fût un romancier selon leur goût. Toujours enfin on reprochera à l’un de n’être pas l’autre ; et au lieu de critiquer, avec toute la sévérité qu’on voudra, les fautes de l’auteur contre sa propre méthode, tous ses manquements aux conventions littéraires qu’on a adoptées, on lui dira « vous faites des romans d’analyse, mais, monsieur, ce sont des romans d’imagination qu’il faut écrire ».

Me Rousse s’écrie :

« M. E. Zola ne voit pas précisément les hommes ni même les femmes par leurs beaux côtés, il ne les voit pas précisément surtout par leurs côtés les plus honnêtes ; il ne les voit même pas toujours du côté par où il est agréable et permis à tout le monde de les regarder. »

— Plaît-il ?

Ai-je bien compris ? Vous avez parlé du « côté où il est agréable et permis à tout le monde de regarder les femmes. »

Pardon, Me Rousse, cela dépend des goûts. Laissez-nous juges, s’il vous plaît, du côté par où il est agréable sinon permis de les regarder. Notre avis peut différer du vôtre en cela comme en bien d’autres choses. Et puis enfin je dirais même, si je ne craignais de blesser vos principes, que le côté le plus agréable aux yeux de beaucoup d’hommes n’est peut-être pas du tout celui que vous jugerez permis.

Comme votre excellent maître en la matière, Me Pinard se montra plus sensé et plus clair en s’écriant :

« L’art sans règlement n’est plus l’art. C’est comme une femme qui quitterait tout vêtement. »

Oui, Me Pinard a proclamé cet énorme paradoxe. Maître Pinard, dont le petit nom devait être Joseph (Joseph Pinard ! cela fait rêver), a lancé cette phrase digne du véritable Joseph Prudhomme. — Ainsi donc, pour lui, une femme sans aucun vêtement n’est plus une femme ! Qu’est-ce alors ? — Jusqu’ici, j’avais au contraire… Toutes mes idées sont désormais brouillées. Eve n’était donc pas une femme. Me Pinard, nous protestons.

En poussant l’idée un peu plus loin on arriverait à ceci, que les statues nues ne sont pas des statues ! Mais revenons à Me Rousse.

Le voici qui prend le roman de M. Zola et qui lui fait son procès ; mais est-ce qu’il s’agit de la valeur de l’œuvre ou du nom de M. Duverdy ?

Quand Me Pinard parlant de Flaubert s’exclamait :

« Il a voulu faire des tableaux de genre… et vous allez voir quels tableaux ! »

il disait assurément une énormité aux yeux mêmes de Me Rousse, qui proclame aujourd’hui Madame Bovary un chef d’œuvre ! Mais au moins il parlait du livre dont il était question dans le procès.

Quand, après l’admirable description de la valse au château de la Vaubyessard, le même avocat confessait ingénieusement : « Je sais bien qu’on valse un peu de cette manière, mais cela n’est pas plus moral », énonçait-il une naïveté plus violente que celle de son successeur reprochant au romancier naturaliste son procédé d’observation derrière toutes les portes d’une maison ?

Mais Me Rousse devient désopilant tout à fait, quand, après avoir déclaré que Madame Bovary est un chef-d’œuvre, il conseille aux écrivains de revenir aux noms employés par Molière, La Bruyère, Lesage ou Beaumarchais qui valaient bien M. Zola, il le dit sans hésiter ; et quand il proclame encore que la littérature a descendu et non pas marché (ô mânes de Joseph Prudhomme ; écoutez-le).

Ainsi donc, bien qu’il ne soit pas un écrivain (il l’avoue avec une juste modestie) et encore moins un romancier (la chose n’est pas contestable), Me Rousse regrette Oronte, Alceste, Philinte et Célimène : et il juge avec sincérité que le chef-d’œuvre de Flaubert ne perdrait pas si Bovary s’appelait Dorante, Homais Clitandre, Rodolphe Théophraste, etc. Cela se passerait tout de même de nos jours, dans la campagne normande. Le médecin du bourg serait M. Dorante, et le pharmacien M. Clitandre ! Et ils parleraient naturellement comme parlent Homais et Bovary, puisque Me Rousse reconnaît que ce livre est un chef-d’œuvre !

Cependant comme il se trouve toujours des écrivains prétentieux qui veulent innover, et qui ne consentent plus à imiter Molière, même dans le choix de ses noms, Me Rousse, avec un sens artistique du sieur Homais-Clitandre lui-même, s’indigne que les romanciers ne prennent pas seulement pour baptiser leurs personnages tous les noms vulgaires comme Leblanc, Lenoir, Lerouge, Levert, Bertrand, Durand, etc.

Comme je veux nullement parler du procès, je me garderai bien d’objecter que Duverdy est un nom d’allure commune, un nom de mise en couleur tout comme Leblanc, etc. Duverdy vient de Levert comme Dublanchy, Dunoisey, Durougy, Dujauny, pourraient venir de Leblanc, Lenoir, Lerouge, Lejaune. Mais peu importe.

Ce qui importe par exemple c’est la prodigieuse intelligence de l’art moderne qui ressort de cette naïve opinion. Il faut vraiment être académicien pour ignorer aussi complètement ce que cherchent, ce que veulent dans les romans les artistes d’aujourd’hui. Ainsi donc, les Maufrigneuse, les Rastignac, le baron Hulot, Rubempré, et tous les immortels personnages de Balzac auraient pu s’appeler indifféremment, Leblanc, Lenoir, Legris, etc. Et Me Rousse prétend qu’on calomnierait Flaubert en le faisant soutenir la décisive importance du nom, lui qui disait : « Quand le nom est trouvé j’ai l’homme ; je l’ai jusque dans ses tics, les habitudes de son corps, sa figure, ses mouvements, et dans tous les replis de son cœur. »

Me Rousse n’oublie qu’une chose. C’est qu’au temps de Molière les personnages étaient de pures abstractions, représentant simplement des idées ; tandis qu’aujourd’hui ils sont des vivants, des individus coudoyés, l’un de nous quelconque. Il ne s’agit pas de discuter la supériorité artistique d’un système sur l’autre, mais de comprendre les modifications complètes survenues dans l’art moderne ; et l’honorable avocat, académicien, ne s’en doute pas plus qu’un aveugle du scintillement des astres. Cela est tellement vrai que pour prouver l’inutilité de la recherche des noms dans le Roman, de leur concordance intime avec le personnage, il cite… une pièce de vers burlesque d’Alfred de Musset où le poète fait parler justement deux symboles de la bêtise bourgeoise, Dupont et Durand, en dialogue immortel aux yeux de Me Rousse qui s’écrie : « Personne ne s’y est reconnu. » — Parbleu.

Il ne s’agit pas ici, je le répète, de la valeur des hommes, mais de ce qu’ils veulent faire. Que Me Rousse conteste tout talent à M. Zola c’est son droit. Mais s’il veut nous apprendre, après les enseignements de Balzac et de Flaubert, comment on nomme un personnage, par quel subtil travail d’esprit, par quelle intuition générale dont sont capables seuls les grands artistes, on arrive à faire concorder ce nom avec les allures morales et physiques d’un personnage, comment on crée un Bovary qui ne pourrait pas plus s’appeler Clitandre que Levert, comment on fait concourir les syllabes mêmes d’un mot à [un] tout homogène qui est un nom parfait, si Me Rousse veut faire cela, nous lui répondrons qu’il n’en a pas le droit car il vient de prouver qu’il n’y comprend absolument rien.

Mais est-il bien vrai qu’il n’y comprend rien ? Est-il indubitable qu’il n’ait pas reconnu en lui-même l’existence de la citation de Léon Gozlan, faite par un adversaire, « les uns (les noms) sont pleins sous leur enveloppe de mauvais instincts, les autres exhalent, par tous les pores, le musc de l’honnêteté et de la vertu ; ceux-ci font bondir les cœurs des vaudevillistes qui les donnent à leurs personnages comiques, etc. »

Me Rousse, peut-être, sait distinguer aussi bien que n’importe qui les différences radicales de l’art ancien et de l’art moderne ; et comprendre les impérieuses nécessités du roman d’analyse tel que l’ont conçu Balzac et Flaubert… mais…, il plaidait contre M. Zola. Oh ! S’il avait plaidé pour M. Zola, peut-être l’eussions-nous vu définir avec une singulière netteté les aspirations des écrivains actuels et les tortures de leur esprit devant les difficultés sans cesse croissantes de l’œuvre qu’on veut faire en tout semblable à la vie. Mais voilà ; Me Rousse plaidait contre l’écrivain, et qu’importe ce qu’on pense, il faut savoir soutenir le pour comme le contre, affirmer aujourd’hui ce qu’on niera demain.

Mais alors pourquoi soulever ces difficultueuses questions d’art et se faire passer pour inintelligent aux yeux de quiconque a l’exacte notion de ce que veulent et de ce que font, avec plus ou moins de talent, les romanciers d’aujourd’hui ?

FIN
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