Guy de Maupassant écrivit le poème ci-dessous en 1868 ; il était alors âgé de 18 ans et poursuivait sa scolarité au lycée de Rouen ; il venait d’y être admis en mai ou en juin de cette même année. Ce poème fut conservé dans les archives du lycée de Rouen parce qu’il valut à son auteur un premier prix de philosophie, et fut ajouté au cahier d’honneur de ce même établissement.
« Dieu, cet être inconnu dont nul n'a vu la face,
Roi qui commande aux rois et règne dans l'espace,
Las d'être toujours seul, lui dont l'infinité
De l'univers sans bornes emplit l'immensité,
Et d'embrasser toujours, seul, par sa plénitude
De l'espace et des temps la sombre solitude,
De rester toujours tel qu'il a toujours été,
Solitaire et puissant durant l'Éternité,
Portant de sa grandeur la marque indélébile,
D'être le seul pour qui le temps soit immobile,
Pour qui tout le passé reste sans souvenir
Et qui n'attend rien de l'immense avenir ;
Qui de la nuit des temps perce l'ombre profonde ;
Pour qui tout soit égal, pour qui tout se confonde
Dans l'éternel ennui d'un éternel présent,
Solitaire et puissant et pourtant impuissant
A changer son destin dont il n'est pas le maître,
Le grand Dieu qui peut tout ne peut pas ne pas être !
Et ce Dieu souverain, fatigué de son sort,
Peut-être en sa grandeur a désiré la mort !
Une éternité passe, et toujours solitaire
Il voit l'éternité se dresser tout entière !
Enfin las de rester seul avec son ennui
Des astres au front d'or il a peuplé la nuit ;
Dans l'espace flottait comme un chaos immonde ;
De la matière impure il a formé le monde.
Depuis longtemps la masse aride errait toujours,
Comme Dieu solitaire et dans la nuit sans jours ;
Mais les astres brillaient et quelquefois dans l'ombre
Un beau rayon de feu courant par la nuit sombre
Éclairait tout à coup le sol inhabité
Cachant comme un proscrit sa triste nudité !
Soudain levant son bras, le grand Dieu solitaire
Alluma le soleil et regarda la terre !
Alors tout s'anima sous l'ardeur de ses feux,
L'arbre géant tordit ses membres monstrueux,
La végétation monta, puissante, énorme,
Premier essai de Dieu, production informe
Et le globe roulant ses prés, ses grands bois verts,
Tournait silencieux dans le vaste univers,
Balançant dans le ciel sur sa tête parée
Et ses hautes forêts et sa mer azurée.
Pourtant Dieu le trouva triste et nu comme lui.
Rêveur, il y jeta le feu qui gronde et luit ;
Alors tout disparut, englouti sous la flamme.
Mais quand il renaquit, le monde avait une âme.
C'était la vie ardente, aux souffles tout-puissants,
Mais confuse et jetée en des êtres pesants
Faits de vie et de sève et de chair et d'argile
Comme l'oeuvre incomplet d'un artiste inhabile.
Monstres hideux sortant de gouffres inconnus
Qui traînaient au soleil leurs corps mous et charnus.
Se penchant de nouveau, Dieu regarda la terre,
Elle tournait toujours sauvage et solitaire.
Tout paraissait tranquille et calme ; mais parfois
Quelque bête en hurlant passait dans les grands bois,
D'arbres déracinés laissant un long sillage,
Et son dos monstrueux soulevait le feuillage ;
Elle allait mugissante et traînant lentement
Son corps inerte et lourd sous le bleu firmament ;
Et sa voix bondissait par l'écho répétée
Jusqu'au trône de Dieu dans l'espace emportée ;
Et puis tout se taisait et l'on ne voyait plus
Que le flot verdoyant des grands arbres touffus.
Mais toujours mécontent, ce Dieu lança sa foudre,
Alors tout disparut brûlé, réduit en poudre.
Puis la sève revint, ainsi qu'un sang vermeil
Dans les veines du sol qu'échauffait le soleil,
L'herbe verte et les fleurs cachaient la terre nue ;
L'arbre ne portait plus sa tête dans la nue ;
De frêles arbrisseaux les monts étaient couverts
Tout renaissait plus beau dans le jeune univers.
Mais un jour, tout à coup, tout trembla sur la terre,
Son globe n'était plus désert et solitaire ;
Le grand bois tressaillit, car un être inconnu
Sur l'univers esclave a levé son bras nu.
Le monde tout entier a plié sous cet être ;
Regardant la nature, il a dit : "Je suis maître."
Regardant le soleil, il a dit : "C'est pour moi."
L'animal furieux fuyait tremblant d'effroi ;
Il a dit : "C'est à moi" ; le ciel brillait d'étoiles,
Il a dit : "Dieu c'est moi." L'ombre étendit ses voiles :
L'homme d'une étincelle embrasa les forêts,
Et du Dieu créateur arrachant les secrets,
Seul, perdu dans l'espace, il se bâtit un monde.
Tout plia sous ses lois, le feu, la terre et l'onde.
Mais il marche toujours et depuis six mille ans
Rien n'a pu ralentir ses progrès insolents,
Et souvent quand il parle, on a cru que la vie
Jaillissait du néant au gré de son envie.
Mais cet être qui tient la terre sous sa loi,
Qui de ce monde errant s'est proclamé le roi ;
Cet être formidable armé d'intelligence,
Qui sur tout ce qui vit exerce sa puissance,
Qu'est-il lui-même ? Ainsi que ces monstres si lourds
Qui furent le dessin des races de nos jours ;
Que les arbres géants, aux têtes souveraines
Dont nous avons trouvé des forêts souterraines,
L'homme n'est-il aussi qu'un ouvrage incomplet,
Que l'ébauche et le plan d'un être plus parfait ;
Ira-t-il au néant ? Ou sa tâche finie,
Montera-t-il au Dieu qui lui donna la vie ?
Ô vous, vieux habitants des siècles d'autrefois
Qui seuls mêliez vos cris au grand souffle des bois,
Qui vîntes les premiers dans ce monde où nous sommes,
Le dernier échelon, dites, sont-ce les hommes ?
Vous êtes disparus avec les siècles morts ;
Si nous passons aussi, que sommes-nous alors ?
Seigneur, Dieu tout-puissant, quand je veux te comprendre,
Ta grandeur m'éblouit et vient me le défendre.
Quand ma raison s'élève à ton infinité
Dans le doute et la nuit je suis précipité,
Et je ne puis saisir, dans l'ombre qui m'enlace
Qu'un éclair passager qui brille et qui s'efface.
Mais j'espère pourtant, car là-haut tu souris !
Car souvent, quand un jour se lève triste et gris,
Quand on ne voit partout que de sombres images,
Un rayon de soleil glisse entre deux nuages
Qui nous montre là-bas un petit coin d'azur ;
Quand l'homme doute et que tout lui paraît obscur,
Il a toujours à l'âme un rayon d'espérance ;
Car il reste toujours, même dans la souffrance,
Au plus désespéré, par le temps le plus noir,
Un peu d'azur au ciel, au cœur un peu d'espoir. »
Les fenêtres étaient ouvertes. Le salon
Illuminé jetait des lueurs d'incendies,
Et de grandes clartés couraient sur le gazon.
Le parc, là-bas, semblait répondre aux mélodies
De l'orchestre, et faisait une rumeur au loin.
Tout chargé des senteurs des feuilles et du foin,
L'air tiède de la nuit, comme une molle haleine,
S'en venait caresser les épaules, mêlant
Les émanations des bois et de la plaine
À celles de la chair parfumée, et troublant
D'une oscillation la flamme des bougies.
On respirait les fleurs des champs et des cheveux.
Quelquefois, traversant les ombres élargies,
Un souffle froid, tombé du ciel criblé de feux,
Apportait jusqu'à nous comme une odeur d'étoiles.
Les femmes regardaient, assises mollement,
Muettes, l'œil noyé, de moment en moment
Les rideaux se gonfler ainsi que font des voiles,
Et rêvaient d'un départ à travers ce ciel d'or,
Par ce grand océan d'astres. Une tendresse
Douce les oppressait, comme un besoin plus fort
D'aimer, de dire, avec une voix qui caresse,
Tous ces vagues secrets qu'un cœur peut enfermer.
La musique chantait et semblait parfumée ;
La nuit embaumant l'air en paraissait rythmée,
Et l'on croyait entendre au loin les cerfs bramer.
Mais un frisson passa parmi les robes blanches ;
Chacun quitta sa place et l'orchestre se tut,
Car derrière un bois noir, sur un coteau pointu,
On voyait s'élever, comme un feu dans les branches,
La lune énorme et rouge à travers les sapins.
Et puis elle surgit au faîte, toute ronde,
Et monta, solitaire, au fond des cieux lointains,
Comme une face pâle errant autour du monde.
Chacun se dispersa par les chemins ombreux
Où, sur le sable blond, ainsi qu'une eau dormante,
La lune clairsemait sa lumière charmante.
La nuit douce rendait les hommes amoureux,
Au fond de leurs regards allumant une flamme.
Et les femmes allaient, graves, le front penché,
Ayant toutes un peu de clair de lune à l'âme.
Les brises charriaient des langueurs de péché.
J'errais, et sans savoir pourquoi, le cœur en fête.
Un petit rire aigu me fit tourner la tête,
Et j'aperçus soudain la dame que j'aimais,
Hélas ! d'une façon discrète, car jamais
Elle n'avait cessé d'être à mes vœux rebelle :
« Votre bras, et faisons un tour de parc », dit-elle.
Elle était gaie et folle et se moquait de tout,
Prétendait que la lune avait l'air d'une veuve :
« Le chemin est trop long pour aller jusqu'au bout,
Car j'ai des souliers fins et ma toilette est neuve ;
Retournons. » Je lui pris le bras et l'entraînai.
Alors elle courut, vagabonde et fantasque,
Et le vent de sa robe, au hasard promené,
Troublait l'air endormi d'un souffle de bourrasque.
Puis elle s'arrêta, soufflant ; et doucement
Nous marchâmes sans bruit tout le long d'une allée.
Des voix basses parlaient dans la nuit, tendrement,
Et, parmi les rumeurs dont l'ombre était peuplée,
On distinguait parfois comme un son de baiser.
Alors elle jetait au ciel une roulade !
Vite tout se taisait. On entendait passer
Une fuite rapide ; et quelque amant maussade
Et resté seul pestait contre les indiscrets.
Un rossignol chantait dans un arbre, tout près,
Et dans la plaine, au loin, répondait une caille.
Soudain, blessant les yeux par son reflet brutal,
Se dressa, toute blanche, une haute muraille,
Ainsi que dans un conte un palais de métal.
Elle semblait guetter de loin notre passage.
« La lumière est propice à qui veut rester sage,
Me dit-elle. Les bois sont trop sombres, la nuit.
Asseyons-nous un peu devant ce mur qui luit. »
Elle s'assit, riant de me voir la maudire.
Au fond du ciel, la lune aussi me sembla rire !
Et toutes deux d'accord, je ne sais trop pourquoi,
Paraissaient s'apprêter à se moquer de moi.
Donc, nous étions assis devant le grand mur blême ;
Et moi, je n'osais pas lui dire : « Je vous aime ! »
Mais comme j'étouffais, je lui pris les deux mains.
Elle eut un pli léger de sa lèvre coquette
Et me laissa venir comme un chasseur qui guette.
Des robes, qui passaient au fond des noirs chemins,
Mettaient parfois dans l'ombre une blancheur douteuse.
La lune nous couvrait de ses rayons pâlis
Et, nous enveloppant de sa clarté laiteuse,
Faisait fondre nos cœurs à sa vue amollis.
Elle glissait très haut, très placide et très lente,
Et pénétrait nos chairs d'une langueur troublante.
J'épiais ma compagne, et je sentais grandir
Dans mon être crispé, dans mes sens, dans mon âme,
Cet étrange tourment où nous jette une femme
Lorsque fermente en nous la fièvre du désir !
Lorsqu'on a, chaque nuit, dans le trouble du rêve,
Le baiser qui consent, le « oui » d'un œil fermé,
L'adorable inconnu des robes qu'on soulève,
Le corps qui s'abandonne, immobile et pâmé,
Et qu'en réalité la dame ne nous laisse
Que l'espoir de surprendre un moment de faiblesse !
Ma gorge était aride ; et des frissons ardents
Me vinrent, qui faisaient s'entrechoquer mes dents,
Une fureur d'esclave en révolte, et la joie
De ma force pouvant saisir, comme une proie,
Cette femme orgueilleuse et calme, dont soudain
Je ferais sangloter le tranquille dédain !
Elle riait, moqueuse, effrontément jolie ;
Son haleine faisait une fine vapeur
Dont j'avais soif. Mon cœur bondit ; une folie
Me prit. Je la saisis en mes bras. Elle eut peur,
Se leva. J'enlaçai sa taille avec colère,
Et je baisai, ployant sous moi son corps nerveux,
Son œil, son front, sa bouche humide et ses cheveux !
La lune, triomphant, brillait de gaieté claire.
Déjà je la prenais, impétueux et fort,
Quand je fus repoussé par un suprême effort.
Alors recommença notre lutte éperdue
Près du mur qui semblait une toile tendue.
Or, dans un brusque élan nous étant retournés,
Nous vîmes un spectacle étonnant et comique.
Traçant dans la clarté deux corps désordonnés,
Nos ombres agitaient une étrange mimique,
S'attirant, s'éloignant, s'étreignant tour à tour.
Elles semblaient jouer quelque bouffonnerie,
Avec des gestes fous de pantins en furie,
Esquissant drôlement la charge de l'Amour.
Elles se tortillaient farces ou convulsives,
Se heurtaient de la tête ainsi que des béliers ;
Puis, redressant soudain leurs tailles excessives,
Restaient fixes, debout comme deux grands piliers.
Quelquefois, déployant quatre bras gigantesques,
Elles se repoussaient, noires sur le mur blanc,
Et, prises tout à coup de tendresses grotesques,
Paraissaient se pâmer dans un baiser brûlant.
La chose étant très gaie et très inattendue,
Elle se mit à rire. — Et comment se fâcher,
Se débattre et défendre aux lèvres d'approcher
Lorsqu'on rit ? Un instant de gravité perdue
Plus qu'un cœur embrasé peut sauver un amant !
Le rossignol chantait dans son arbre. La lune
Du fond du ciel serein recherchait vainement
Nos deux ombres au mur et n'en voyait plus qu'une.
C'était au mois de juin. Tout paraissait en fête.
La foule circulait bruyante et sans souci.
Je ne sais trop pourquoi j'étais heureux aussi ;
Ce bruit, comme une ivresse, avait troublé ma tête.
Le soleil excitait les puissances du corps,
Il entrait tout entier jusqu'au fond de mon être,
Et je sentais en moi bouillonner ces transports
Que le premier soleil au cœur d'Adam fit naître.
Une femme passait ; elle me regarda.
Je ne sais pas quel feu son œil sur moi darda,
De quel emportement mon âme fut saisie,
Mais il me vint soudain comme une frénésie
De me jeter sur elle, un désir furieux
De l'étreindre en mes bras et de baiser sa bouche !
Un nuage de sang, rouge, couvrit mes yeux,
Et je crus la presser dans un baiser farouche.
Je la serrais, je la ployais, la renversant.
Puis, l'enlevant soudain par un effort puissant,
Je rejetais du pied la terre, et dans l'espace
Ruisselant de soleil, d'un bond, je l'emportais.
Nous allions par le ciel, corps à corps, face à face.
Et moi, toujours, vers l'astre embrasé je montais,
La pressant sur mon sein d'une étreinte si forte
Que dans mes bras crispés je vis qu'elle était morte…
Ce soir-là j'avais lu fort longtemps quelque auteur.
Il était bien minuit, et tout à coup j'eus peur.
Peur de quoi ? je ne sais, mais une peur horrible.
Je compris, haletant et frissonnant d'effroi,
Qu'il allait se passer une chose terrible…
Alors il me sembla sentir derrière moi
Quelqu'un qui se tenait debout, dont la figure
Riait d'un rire atroce, immobile et nerveux :
Et je n'entendais rien, cependant. Ô torture !
De sentir qu’il se baisse à toucher mes cheveux,
Qu’il est prêt à poser sa main sur mon épaule,
Et que je vais mourir si cette main me frôle !..
Il se penchait toujours vers moi, toujours plus près ;
Et moi, pour mon salut éternel, je n'aurais
Ni fait un mouvement ni détourné la tête…
Ainsi que des oiseaux battus par la tempête,
Mes pensers tournoyaient comme affolés d'horreur.
Une sueur de mort me glaçait chaque membre,
Et je n'entendais pas d'autre bruit dans ma chambre
Que celui de mes dents qui claquaient de terreur.
Un craquement se fit soudain ; fou d'épouvante,
Ayant poussé le plus terrible hurlement
Qui soit jamais sorti de poitrine vivante,
Je tombai sur le dos, roide et sans mouvement
Un jeune homme marchait le long du boulevard
Et sans songer à rien, il allait seul et vite,
N'effleurant même pas de son vague regard
Ces filles dont le rire en passant vous invite.
Mais un parfum si doux le frappa tout à coup
Qu'il releva les yeux. Une femme divine
Passait. À parler franc, il ne vit que son cou ;
Il était souple et rond sur une taille fine.
Il la suivit — pourquoi ? — Pour rien ; ainsi qu'on suit
Un joli pied cambré qui trottine et qui fuit,
Un bout de jupon blanc qui passe et se trémousse.
On suit ; c'est un instinct d'amour qui nous y pousse.
Il cherchait son histoire en regardant ses bas.
Élégante ? Beaucoup le sont. — La destinée
L'avait-elle fait naître en haut ou bien en bas ?
Pauvre mais déshonnête, ou sage et fortunée ?
Mais, comme elle entendait un pas suivre le sien,
Elle se retourna. C'était une merveille.
Il sentit en son cœur naître comme un lien
Et voulut lui parler, sachant bien que l'oreille
Est le chemin de l'âme. Ils furent séparés
Par un attroupement au détour d'une rue.
Lorsqu'il eut bien maudit les badauds désœuvrés
Et qu'il chercha sa dame, elle était disparue.
Il ressentit d'abord un véritable ennui,
Puis, comme une âme en peine, erra de place en place,
Se rafraîchit le front aux fontaines Wallace,
Et rentra se coucher fort avant dans la nuit.
Vous direz qu'il avait l'âme trop ingénue ;
Si l'on ne rêvait point, que ferait-on souvent ?
Mais n'est-il pas charmant, lorsque gémit le vent,
De rêver, près du feu, d'une belle inconnue ?
De ce moment si court, huit jours il fut heureux.
Autour de lui dansait l'essaim brillant des songes
Qui sans cesse éveillait en son cœur amoureux
Les pensers les plus doux et les plus doux mensonges.
Ses rêves étaient sots à dormir tout debout ;
Il bâtissait sans fin de grandes aventures.
Lorsque l'âme est naïve et qu'un sang jeune bout,
Notre espoir se nourrit aux folles impostures.
Il la suivait alors aux pays étrangers ;
Ensemble ils visitaient les plaines de l'Hellade
Et comme un chevalier d'une ancienne ballade
Il l'arrachait toujours à d'étranges dangers.
Parfois au flanc des monts, au bord d'un précipice,
Ils allaient échangeant de doux propos d'amour ;
Souvent même il savait saisir l'instant propice
Pour ravir un baiser qu'on lui rendait toujours.
Puis, les mains dans les mains, et penchés aux portières
D'une chaise de poste emportée au galop,
Ils restaient là songeurs durant des nuits entières,
Car la lune brillait et se mirait dans l'eau.
Tantôt il la voyait, rêveuse châtelaine,
Aux balustres sculptés des gothiques balcons ;
Tantôt folle et légère et suivant par la plaine
Le lévrier rapide ou le vol des faucons.
Page, il avait l'esprit de se faire aimer d'elle ;
La dame au vieux baron était vite infidèle.
Il la suivait partout, et dans les grands bois sourds
Avec sa châtelaine il s'égarait toujours.
Pendant huit jours entiers il rêva de la sorte,
À ses meilleurs amis il défendait sa porte ;
Ne recevait personne, et quelquefois, le soir,
Sur un vieux banc désert, seul, il allait s'asseoir.
Un matin, il était encore de bonne heure,
Il s'éveillait, bâillant et se frottant les yeux ;
Une troupe d'amis envahit sa demeure
Parlant tous à la fois, avec des cris joyeux.
Le plan du jour était d'aller à la campagne,
D'essayer un canot et d'errer dans les bois,
De scandaliser fort les honnêtes bourgeois,
Et de dîner sur l'herbe avec glace et champagne.
Il répondit d'abord, plein d'un parfait dédain,
Que leur fête pour lui n'était guère attrayante ;
Mais quand il vit partir la cohorte bruyante,
Et qu'il se trouva seul, il réfléchit soudain
Qu'on est bien pour songer sur les berges fleuries ;
Et que l'eau qui s'écoule et fuit en murmurant
Soulève mollement les tristes rêveries
Comme des rameaux morts qu'emporte le courant ;
Et que c'est une ivresse entraînante et profonde
De courir au hasard et boire à pleins poumons
Le grand air libre et pur qui va des prés aux monts,
L'âpre senteur des foins et la fraîcheur de l'onde ;
Que la rive murmure et fait un bruit charmant,
Qu'aux chansons des rameurs les peines sont bercées,
Et que l'esprit s'égare et flotte doucement,
Comme au courant du fleuve, au courant des pensées.
Alors il appela son groom, sauta du lit,
S'habilla, déjeuna, se rendit à la gare,
Partit tranquillement en fumant un cigare,
Et retrouva bientôt tout son monde à Marly.
Des larmes de la nuit la plaine était humide ;
Une brume légère au loin flottait encor ;
Les gais oiseaux chantaient ; et le beau soleil d'or
Jetait mainte étincelle à l'eau fraîche et limpide.
Lorsque la sève monte et que le bois verdit,
Que de tous les côtés la grande vie éclate,
Quand au soleil levant tout chante et resplendit,
Le corps est plein de joie et l'âme se dilate.
Il est vrai qu'il avait noblement déjeuné,
Quelques vapeurs de vin lui montaient à la tête ;
L'air des champs pour finir lui mit le cœur en fête,
Quand au courant du fleuve il se vit entraîné.
Le canot lentement allait à la dérive ;
Un vent léger faisait murmurer les roseaux,
Peuple frêle et chantant qui grandit sur la rive
Et qui puise son âme au sein calme des eaux.
Vint le tour des rameurs, et, suivant la coutume,
Leur chant rythmé frappa l'écho des environs ;
Et, conduits par la voix, dans l'eau blanche d'écume
De moment en moment tombaient les avirons.
Enfin, comme on songeait à gagner la cuisine,
D'autres canots soudain passèrent auprès d'eux ;
Un rire aigu partit d'une barque voisine
Et s'en vint droit au cœur frapper mon amoureux.
Elle ! dans une barque ! Étendue à l'arrière,
Elle tenait la barre et passait en chantant !
Il resta consterné, pâle et le cœur battant,
Pendant que sa Beauté fuyait sur la rivière.
Il était triste encore à l'heure du dîner !
On s'arrêta devant une petite auberge,
Dans un jardin charmant par des vignes borné,
Ombragé de tilleuls, et qui longeait la berge.
Mais d'autres canotiers étaient déjà venus ;
Ils lançaient des jurons d'une voix formidable,
Et, faisant un grand bruit, ils préparaient la table
Qu'ils soulevaient parfois de leurs bras forts et nus.
Elle était avec eux et buvait une absinthe !
Il demeura muet. La drôlesse sourit,
L'appela. — Lui restait stupide. — Elle reprit :
« Çà, tu me prenais donc, nigaud, pour une Sainte ? »
Or il s'approcha d'elle en tremblant ; il dîna
À ses côtés, et même au dessert s'étonna
De l'avoir pu rêver d'une haute famille,
Car elle était charmante, et gaie, et bonne fille.
Elle disait : « Mon singe », et « mon rat », et « mon chat »,
Lui donnait à manger au bout de sa fourchette.
Ils partirent, le soir, tous les deux en cachette,
Et l'on ne sut jamais dans quel lit il coucha !
Poète au cœur naïf il cherchait une perle ;
Trouvant un bijou faux, il le prit et fit bien.
J'approuve le bon sens de cet adage ancien :
« Quand on n'a pas de grive, il faut manger un merle. »
La grande plaine est blanche, immobile et sans voix.
Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte.
Mais on entend parfois, comme une morne plainte,
Quelque chien sans abri qui hurle au coin d'un bois.
Plus de chansons dans l'air, sous nos pieds plus de chaumes.
L'hiver s'est abattu sur toute floraison ;
Des arbres dépouillés dressent à l'horizon
Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes.
La lune est large et pâle et semble se hâter.
On dirait qu'elle a froid dans le grand ciel austère.
De son morne regard elle parcourt la terre,
Et, voyant tout désert, s'empresse à nous quitter.
Et froids tombent sur nous les rayons qu'elle darde,
Fantastiques lueurs qu'elle s'en va semant ;
Et la neige s'éclaire au loin, sinistrement,
Aux étranges reflets de la clarté blafarde.
Oh ! la terrible nuit pour les petits oiseaux !
Un vent glacé frissonne et court par les allées ;
Eux, n'ayant plus l'asile ombragé des berceaux,
Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées.
Dans les grands arbres nus que couvre le verglas
Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège ;
De leur œil inquiet ils regardent la neige,
Attendant jusqu'au jour la nuit qui ne vient pas.
Accours, petit enfant dont j'adore la mère
Qui pour te voir jouer sur ce banc vient s'asseoir,
Pâle, avec les cheveux qu'on rêve à sa Chimère
Et qu'on dirait blondis aux étoiles du soir.
Viens là, petit enfant, donne ta lèvre rose,
Donne tes grands yeux bleus et tes cheveux frisés ;
Je leur ferai porter un fardeau de baisers,
Afin que, retourné près d'Elle à la nuit close,
Quand tes bras sur son cou viendront se refermer,
Elle trouve à ta lèvre et sur ta chevelure
Quelque chose d'ardent ainsi qu'une brûlure !
Quelque chose de doux comme un besoin d'aimer !
Alors elle dira, frissonnante et troublée
Par cet appel d'amour dont son cœur se défend,
Prenant tous mes baisers sur ta tête bouclée :
« Qu'est-ce que je sens donc au front de mon enfant ? »
Un lourd soleil tombait d'aplomb sur le lavoir ;
Les canards engourdis s'endormaient dans la vase,
Et l'air brûlait si fort qu'on s'attendait à voir
Les arbres s'enflammer du sommet à la base.
J'étais couché sur l'herbe auprès du vieux bateau
Où des femmes lavaient leur linge. Des eaux grasses,
Des bulles de savon qui se crevaient bientôt
S'en allaient au courant, laissant de longues traces.
Et je m'assoupissais lorsque je vis venir,
Sous la grande lumière et la chaleur torride,
Une fille marchant d'un pas ferme et rapide,
Avec ses bras levés en l'air, pour maintenir
Un fort paquet de linge au-dessus de sa tête.
La hanche large avec la taille mince, faite
Ainsi qu'une Vénus de marbre, elle avançait
Très droite, et sur ses reins, un peu, se balançait.
Je la suivis, prenant l'étroite passerelle
Jusqu'au seuil du lavoir, où j'entrai derrière elle.
Elle choisit sa place, et dans un baquet d'eau,
D'un geste souple et fort abattit son fardeau.
Elle avait tout au plus la toilette permise ;
Elle lavait son linge ; et chaque mouvement
Des bras et de la hanche accusait nettement,
Sous le jupon collant et la mince chemise,
Les rondeurs de la croupe et les rondeurs des seins.
Elle travaillait dur ; puis, quand elle était lasse,
Elle élevait les bras, et, superbe de grâce,
Tendait son corps flexible en renversant ses reins.
Mais le puissant soleil faisait craquer les planches ;
Le bateau s'entr'ouvrait comme pour respirer.
Les femmes haletaient ; on voyait sous leurs manches
La moiteur de leurs bras par place transpirer
Une rougeur montait à sa gorge sanguine.
Elle fixa sur moi son regard effronté,
Dégrafa sa chemise, et sa ronde poitrine
Surgit, double et luisante, en pleine liberté,
Écartée aux sommets et d'une ampleur solide.
Elle battait alors son linge, et chaque coup
Agitait par moment d'un soubresaut rapide
Les roses fleurs de chair qui se dressent au bout.
Un air chaud me frappait, comme un souffle de forge,
À chacun des soupirs qui soulevaient sa gorge.
Les coups de son battoir me tombaient sur le cœur !
Elle me regardait d'un air un peu moqueur ;
J'approchai, l'œil tendu sur sa poitrine humide
De gouttes d'eau, si blanche et tentante au baiser.
Elle eut pitié de moi, me voyant très timide,
M'aborda la première et se mit à causer.
Comme des sons perdus m'arrivaient ses paroles.
Je ne l'entendais pas, tant je la regardais.
Par sa robe entr'ouverte, au loin, je me perdais,
Devinant les dessous et brûlé d'ardeurs folles ;
Puis, comme elle partait, elle me dit tout bas
De me trouver le soir au bout de la prairie.
Tout ce qui m'emplissait s'éloigna sur ses pas ;
Mon passé disparut ainsi qu'une eau tarie !
Pourtant j'étais joyeux, car en moi j'entendais
Les ivresses chanter avec leur voix sonore.
Vers le ciel obscurci toujours je regardais,
Et la nuit qui tombait me semblait une aurore !
Elle était la première au lieu du rendez-vous.
J'accourus auprès d'elle et me mis à genoux,
Et promenant mes mains tout autour de sa taille
Je l'attirais. Mais elle, aussitôt, se leva
Et par les prés baignés de lune se sauva.
Enfin je l'atteignis, car dans une broussaille
Qu'elle ne voyait point son pied fut arrêté.
Alors, fermant mes bras sur sa hanche arrondie,
Auprès d'un arbre, au bord de l'eau, je l'emportai.
Elle, que j'avais vue impudique et hardie,
Était pâle et troublée et pleurait lentement,
Tandis que je sentais comme un enivrement
De force qui montait de sa faiblesse émue.
Quel est donc et d'où vient ce ferment qui remue
Les entrailles de l'homme à l'heure de l'amour ?
La lune illuminait les champs comme en plein jour.
Grouillant dans les roseaux, la bruyante peuplade
Des grenouilles faisaient un grand charivari ;
Une caille très loin jetait son double cri,
Et, comme préludant à quelque sérénade,
Des oiseaux réveillés commençaient leurs chansons.
Le vent me paraissait chargé d'amours lointaines,
Alourdi de baisers, plein des chaudes haleines
Que l'on entend venir avec de longs frissons,
Et qui passent roulant des ardeurs d'incendies.
Un rut puissant tombait des brises attiédies.
Et je pensai : « Combien, sous le ciel infini,
Par cette douce nuit d'été, combien nous sommes
Qu'une angoisse soulève et que l'instinct unit
Parmi les animaux comme parmi les hommes. »
Et moi j'aurais voulu, seul, être tous ceux-là !
Je pris et je baisai ses doigts ; elle trembla.
Ses mains fraîches sentaient une odeur de lavande
Et de thym, dont son linge était tout embaumé.
Sous ma bouche ses seins avaient un goût d'amande
Comme un laurier sauvage ou le lait parfumé
Qu'on boit dans la montagne aux mamelles des chèvres.
Elle se débattait ; mais je trouvai ses lèvres !
Ce fut un baiser long comme une éternité
Qui tendit nos deux corps dans l'immobilité.
Elle se renversa, râlant sous ma caresse ;
Sa poitrine oppressée et dure de tendresse,
Haletait fortement avec de longs sanglots ;
Sa joue était brûlante et ses yeux demi-clos ;
Et nos bouches, nos sens, nos soupirs se mêlèrent.
Puis, dans la nuit tranquille où la campagne dort,
Un cri d'amour monta, si terrible et si fort
Que des oiseaux dans l'ombre effarés s'envolèrent.
Les grenouilles, la caille, et les bruits et les voix
Se turent ; un silence énorme emplit l'espace.
Soudain, jetant aux vents sa lugubre menace,
Très loin derrière nous un chien hurla trois fois.
Mais quand le jour parut, comme elle était restée,
Elle s'enfuit. J'errai dans les champs au hasard.
La senteur de sa peau me hantait ; son regard
M'attachait comme une ancre au fond du cœur jetée.
Ainsi que deux forçats rivés aux mêmes fers,
Un lien nous tenait, l'affinité des chairs.
Pendant cinq mois entiers, chaque soir, sur la rive,
Plein d'un emportement qui jamais ne faiblit,
J'ai caressé sur l'herbe ainsi que dans un lit
Cette fille superbe, ignorante et lascive.
Et le matin, mordus encor du souvenir,
Quoique tout alanguis des baisers de la veille,
Dès l'heure où, dans la plaine, un chant d'oiseau s'éveille,
Nous trouvions que la nuit tardait bien à venir.
Quelquefois, oubliant que le jour dût éclore,
Nous nous laissions surprendre embrassés, par l'aurore.
Vite, nous revenions le long des clairs chemins,
Mes deux yeux dans ses yeux, ses deux mains dans mes mains.
Je voyais s'allumer des lueurs dans les haies,
Des troncs d'arbre soudain rougir comme des plaies,
Sans songer qu'un soleil se levait quelque part,
Et je croyais, sentant mon front baigné de flammes,
Que toutes ces clartés tombaient de son regard.
Elle allait au lavoir avec les autres femmes ;
Je la suivais, rempli d'attente et de désir.
La regarder sans fin était mon seul plaisir,
Et je restais debout dans la même posture,
Muré dans mon amour comme en une prison.
Les lignes de son corps fermaient mon horizon ;
Mon espoir se bornait aux nœuds de sa ceinture.
Je demeurais près d'elle, épiant le moment
Où quelque autre attirait la gaieté toujours prête ;
Je me penchais bien vite, elle tournait la tête,
Nos bouches se touchaient, puis fuyaient brusquement.
Parfois elle sortait en m'appelant d'un signe ;
J'allais la retrouver dans quelque champ de vigne
Ou sous quelque buisson qui nous cachait aux yeux.
Nous regardions s'aimer les bêtes accouplées,
Quatre ailes qui portaient deux papillons joyeux,
Un double insecte noir qui passait les allées.
Grave, elle ramassait ces petits amoureux
Et les baisait. Souvent des oiseaux sur nos têtes
Se becquetaient sans peur, et les couples des bêtes
Ne nous redoutaient point, car nous faisions comme eux.
Puis le cœur tout plein d'elle, à cette heure tardive
Où j'attendais, guettant les détours de la rive,
Quand elle apparaissait sous les hauts peupliers,
Le désir allumé dans sa prunelle brune,
Sa jupe balayant tous les rayons de Lune
Couchés entre chaque arbre au travers des sentiers,
Je songeais à l'amour de ces filles bibliques,
Si belles qu'en ces temps lointains on a pu voir,
Éperdus et suivant leurs formes impudiques,
Des anges qui passaient dans les ombres du soir.
Un jour que le patron dormait devant la porte,
Vers midi, le lavoir se trouva dépeuplé.
Le sol brûlant fumait comme un bœuf essoufflé
Qui peine en plein soleil ; mais je trouvais moins forte
Cette chaleur du ciel que celle de mes sens.
Aucun bruit ne venait que des lambeaux de chants
Et des rires d'ivrogne, au loin, sortant des bouges,
Puis la chute parfois de quelque goutte d'eau
Tombant on ne sait d'où, sueur du vieux bateau.
Or ses lèvres brillaient comme des charbons rouges
D'où jaillirent soudain des crises de baisers,
Ainsi que d'un brasier partent des étincelles,
Jusqu'à l'affaissement de nos deux corps brisés.
On n'entendait plus rien hormis les sauterelles,
Ce peuple du soleil aux éternels cris-cris
Crépitant comme un feu parmi les prés flétris.
Et nous nous regardions, étonnés, immobiles,
Si pâles tous les deux que nous nous faisions peur ;
Lisant aux traits creusés, noirs, sous nos yeux fébriles,
Que nous étions frappés de l'amour dont on meurt,
Et que par tous nos sens s'écoulait notre vie.
Nous nous sommes quittés en nous disant tout bas
Qu'au bord de l'eau, le soir, nous ne viendrions pas.
Mais, à l'heure ordinaire, une invincible envie
Me prit d'aller tout seul à l'arbre accoutumé
Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé,
Promener mon esprit par toutes nos caresses,
Me coucher sur cette herbe et sur son souvenir.
Quand j'approchai, grisé des anciennes ivresses,
Elle était là, debout, me regardant venir.
Depuis lors, envahis par une fièvre étrange,
Nous hâtons sans répit cet amour qui nous mange
Bien que la mort nous gagne, un besoin plus puissant
Nous travaille et nous force à mêler notre sang.
Nos ardeurs ne sont point prudentes ni peureuses ;
L'effroi ne trouble pas nos regards embrasés ;
Nous mourons l'un par l'autre, et nos poitrines creuses
Changent nos jours futurs comme autant de baisers.
Nous ne parlons jamais. Auprès de cette femme
Il n'est qu'un cri d'amour, celui du cerf qui brame.
Ma peau garde sans fin le frisson de sa peau
Qui m'emplit d'un désir toujours âpre et nouveau,
Et si ma bouche a soif, ce n'est que de sa bouche !
Mon ardeur s'exaspère et ma force s'abat
Dans cet accouplement mortel comme un combat.
Le gazon est brûlé qui nous servait de couche,
Et désignant l'endroit du retour continu,
La marque de nos corps est entrée au sol nu.
Quelque matin, sous l'arbre où nous nous rencontrâmes,
On nous ramassera tous deux au bord de l'eau.
Nous serons rapportés au fond d'un lourd bateau,
Nous embrassant encore aux secousses des rames.
Puis, on nous jettera dans quelque trou caché,
Comme on fait aux gens morts en état de péché.
Mais alors, s'il est vrai que les ombres reviennent,
Nous reviendrons, le soir, sous les hauts peupliers,
Et les gens du pays, qui longtemps se souviennent,
En nous voyant passer, l'un à l'autre liés,
Diront, en se signant, et l'esprit en prière :
« Voilà le mort d'amour avec sa lavandière. »
Tout est muet, l'oiseau ne jette plus ses cris.
La morne plaine est blanche au loin sous le ciel gris.
Seuls, les grands corbeaux noirs, qui vont cherchant leurs proies,
Fouillent du bec la neige et tachent sa pâleur.
Voilà qu'à l'horizon s'élève une clameur ;
Elle approche, elle vient, c'est la tribu des oies.
Ainsi qu'un trait lancé, toutes, le cou tendu,
Allant toujours plus vite, en leur vol éperdu,
Passent, fouettant le vent de leur aile sifflante.
Le guide qui conduit ces pèlerins des airs
Delà les océans, les bois et les déserts,
Comme pour exciter leur allure trop lente,
De moment en moment jette son cri perçant.
Comme un double ruban la caravane ondoie,
Bruit étrangement, et par le ciel déploie
Son grand triangle ailé qui va s'élargissant.
Mais leurs frères captifs répandus dans la plaine,
Engourdis par le froid, cheminent gravement.
Un enfant en haillons en sifflant les promène,
Comme de lourds vaisseaux balancés lentement.
Ils entendent le cri de la tribu qui passe,
Ils érigent leur tête ; et regardant s'enfuir
Les libres voyageurs au travers de l'espace,
Les captifs tout à coup se lèvent pour partir.
Ils agitent en vain leurs ailes impuissantes,
Et, dressés sur leurs pieds, sentent confusément,
À cet appel errant se lever grandissantes
La liberté première au fond du cœur dormant,
La fièvre de l'espace et des tièdes rivages.
Dans les champs pleins de neige ils courent effarés,
Et jetant par le ciel des cris désespérés
Ils répondent longtemps à leurs frères sauvages.
J'étais enfant. J'aimais les grands combats,
Les Chevaliers et leur pesante armure,
Et tous les preux qui tombèrent là-bas
Pour racheter la Sainte Sépulture.
L'Anglais Richard faisait battre mon cœur
Et je l'aimais, quand après ses conquêtes
Il revenait, et que son bras vainqueur
Avait coupé tout un collier de têtes.
D'une Beauté je prenais les couleurs,
Une baguette était mon cimeterre ;
Puis je partais à la guerre des fleurs
Et des bourgeons dont je jonchais la terre.
Je possédais au vent libre des cieux
Un banc de mousse où s'élevait mon trône ;
Je méprisais les rois ambitieux,
Des rameaux verts j'avais fait ma couronne.
J'étais heureux et ravi. Mais un jour
Je vis venir une jeune compagne.
J'offris mon cœur, mon royaume et ma cour,
Et les châteaux que j'avais en Espagne.
Elle s'assit sous les marronniers verts ;
Or je crus voir, tant je la trouvais belle,
Dans ses yeux bleus comme un autre univers,
Et je restai tout songeur auprès d'elle.
Pourquoi laisser mon rêve et ma gaieté
En regardant cette fillette blonde ?
Pourquoi Colomb fut-il si tourmenté
Quand, dans la brume, il entrevit un monde.
L'oiseleur Amour se promène
Lorsque les coteaux sont fleuris,
Fouillant les buissons et la plaine ;
Et chaque soir sa cage est pleine
Des petits oiseaux qu'il a pris.
Aussitôt que la nuit s'efface
Il vient, tend avec soin son fil,
Jette la glu de place en place,
Puis sème, pour cacher la trace,
Quelques brins d'avoine ou de mil.
Il s'embusque au coin d'une haie,
Se couche aux berges des ruisseaux,
Glisse en rampant sous la futaie,
De crainte que son pied n'effraie
Les rapides petits oiseaux.
Sous le muguet et la pervenche
L'enfant rusé cache ses rets,
Ou bien sous l'aubépine blanche
Où tombent, comme une avalanche,
Linots, pinsons, chardonnerets.
Parfois d'une souple baguette
D'osier vert ou de romarin
Il fait un piège, et puis il guette
Les petits oiseaux en goguette
Qui viennent becqueter son grain.
Étourdi, joyeux et rapide,
Bientôt approche un oiselet :
Il regarde d'un air candide,
S'enhardit, goûte au grain perfide,
Et se prend la patte au filet.
Et l'oiseleur Amour l'emmène
Loin des coteaux frais et fleuris,
Loin des buissons et de la plaine,
Et chaque soir sa cage est pleine
Des petits oiseaux qu'il a pris.
L'aïeul mourait froid et rigide.
Il avait quatre-vingt-dix ans.
La blancheur de son front livide
Semblait blanche sur ses draps blancs.
Il entr'ouvrit son grand œil pâle,
Et puis il parla d'une voix
Lointaine et vague comme un râle,
Ou comme un souffle au fond des bois.
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?
Aux clairs matins de grand soleil
L'arbre fermentait sous la sève,
Mon cœur battait d'un sang vermeil.
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?
Comme la vie est douce et brève !
Je me souviens, je me souviens
Des jours passés, des jours anciens !
J'étais jeune ! je me souviens !
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?
L'onde sent un frisson courir
À toute brise qui s'élève ;
Mon sein tremblait à tout désir.
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve,
Ce souffle ardent qui nous soulève ?
Je me souviens, je me souviens !
Force et jeunesse ! ô joyeux biens !
L'amour ! l'amour ! je me souviens !
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?
Ma poitrine est pleine du bruit
Que font les vagues sur la grève,
Ma pensée hésite et me fuit.
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve
Que je commence ou que j'achève ?
Je me souviens, je me souviens !
On va m'étendre près des miens ;
La mort ! la mort ! je me souviens !
Le rêve pour les uns serait d'avoir des ailes,
De monter dans l'espace en poussant de grands cris,
De prendre entre leurs doigts les souples hirondelles,
Et de se perdre, au soir, dans les cieux assombris.
D'autres voudraient pouvoir écraser des poitrines
En refermant dessus leurs deux bras écartés ;
Et, sans ployer des reins, les prenant aux narines,
Arrêter d'un seul coup les chevaux emportés.
Moi, ce que j'aimerais, c'est la beauté charnelle :
Je voudrais être beau comme les anciens dieux,
Et qu'il restât aux cœurs une flamme éternelle
Au lointain souvenir de mon corps radieux.
Je voudrais que pour moi nulle ne restât sage,
Choisir l'une aujourd'hui, prendre l'autre demain ;
Car j'aimerais cueillir l'amour sur mon passage,
Comme on cueille des fruits en étendant la main.
Ils ont, en y mordant, des saveurs différentes ;
Ces arômes divers nous les rendent plus doux.
J'aimerais promener mes caresses errantes
Des fronts en cheveux noirs aux fronts en cheveux roux.
J'adorerais surtout les rencontres des rues,
Ces ardeurs de la chair que déchaîne un regard,
Les conquêtes d'une heure aussitôt disparues,
Les baisers échangés au seul gré du hasard.
Je voudrais au matin voir s'éveiller la brune
Qui vous tient étranglé dans l'étau de ses bras ;
Et, le soir, écouter le mot que dit tout bas
La blonde dont le front s'argente au clair de lune.
Puis, sans un trouble au cœur, sans un regret mordant,
Partir d'un pied léger vers une autre chimère.
— Il faut dans ces fruits-là ne mettre que la dent :
On trouverait au fond une saveur amère.
Un grand château bien vieux aux murs très élevés.
Les marches du perron tremblent, et l'herbe pousse,
S'élançant longue et droite aux fentes des pavés
Que le temps a verdis d'une lèpre de mousse.
Sur les côtés deux tours. L'une, en chapeau pointu,
S'amincit dans les airs. L'autre est décapitée.
Sa tête fut, un soir, par le vent emportée ;
Mais un lierre, grimpé jusqu'au faîte abattu,
S'ébouriffe au-dessus comme une chevelure,
Tandis que, s'infiltrant dans le flanc de la tour,
L'eau du ciel, acharnée et creusant chaque jour,
L'entr'ouvrit jusqu'en bas d'une immense fêlure.
Un arbre, poussé là, grandit au creux des murs,
Laissant voir vaguement de vieux salons obscurs,
Chaque fenêtre est morne ainsi qu'un regard vide.
Tout ce lourd bâtiment caduc, noirci, fané,
Que la lézarde marque au front comme une ride,
Dont s'émiette le pied, de salpêtre miné,
Dont le toit montre au ciel ses tuiles ravagées,
À l'aspect désolé des choses négligées.
Tout autour un grand parc sombre et profond s'étend ;
Il dort sous le soleil qui monte et l'on entend,
Par moments, y passer des rumeurs de feuillages,
Comme les bruits calmés des vagues sur les plages,
Quand la mer resplendit au loin sous le ciel bleu.
Les arbres ont poussé des branches si mêlées
Que le soleil, jetant son averse de feu,
Ne pénètre jamais la noirceur des allées.
Les arbustes sont morts sous ces géants touffus,
Et la voûte a grandi comme une cathédrale ;
Il y flotte une odeur antique et sépulcrale,
L'humidité des lieux où l'homme ne va plus.
Mais sur les hauts degrés du perron qui dominent
Les longs gazons qu'au loin de grands arbres terminent,
Des valets ont paru, soutenant par les bras
Deux vieillards très courbés qui vont à petits pas.
Ils traînent lentement sur les marches verdies
Les hésitations de leurs jambes roidies,
Et tâtent le chemin du bout de leur bâton.
Très vieux, — l'homme et la femme, — et branlant du menton,
Ils ont le front si lourd et la peau si fanée
Qu'on ne devine pas quel pouvoir enfonça
Aux moelles de leurs os cette vie obstinée.
Affaissés dans leurs grands fauteuils on les laissa,
Pliés en deux, tremblant des mains et de la tête.
Ils ont baissé leurs yeux que la vieillesse hébète,
Et regardent tout près, par terre, fixement.
Ils n'ont plus de pensée. Un long tremblotement
Semble seul habiter cette décrépitude,
Et s'ils ne sont pas morts, c'est par longue habitude
De vivre à deux, tout près l'un de l'autre toujours,
Car ils n'ont plus parlé depuis beaucoup de jours.
Mais un souffle de feu sur la plaine s'élève.
Les arbres dans leurs flancs ont des frissons de sève,
Car sur leurs fronts troublés le soleil va passer.
Partout la chaleur monte ainsi qu'une marée
Et, sur chaque prairie, une foule dorée
De jaunes papillons flotte et semble danser.
Épanouie au loin la campagne grésille,
C'est un bruit continu qui remplit l'horizon,
Car, affolé dans les profondeurs du gazon,
Le peuple assourdissant des criquets s'égosille.
Une fièvre de vie enflammée a couru,
Et rajeuni, tout blanc dans la chaude lumière,
Ainsi qu'aux premiers jours d'un passé disparu,
Le vieux château reprend son sourire de pierre.
Alors les deux vieillards s'animent peu à peu :
Ils clignotent des yeux et, dans ce bain de feu,
Les membres desséchés lentement se détendent ;
Leurs poumons refroidis aspirent du soleil,
Et leurs esprits, confus comme après un réveil,
S'étonnent vaguement des rumeurs qu'ils entendent.
Ils se dressent, pesant des mains sur leur bâton.
L'homme se tourne un peu vers son antique amie,
La regarde un instant et dit : « Il fait bien bon. »
Elle, levant sa tête encor tout endormie
Et parcourant de l'œil les horizons connus,
Lui répond : « Oui, voilà les beaux jours revenus. »
Et leur voix est pareille au bêlement des chèvres.
Des gaietés de printemps rident leurs vieilles lèvres ;
Ils sont troublés, car les senteurs du bois nouveau
Les traversent parfois d'une brusque secousse,
Ainsi qu'un vin trop fort montant à leur cerveau.
Ils balancent leurs fronts d'une façon très douce
Et retrouvent dans l'air des souffles d'autrefois.
Lui, tout à coup, avec des sanglots dans la voix :
« C'était un jour pareil que vous êtes venue
Au premier rendez-vous, dans la grande avenue. »
Puis ils n'ont plus rien dit ; mais leurs pensers amers
Remontaient aux lointains souvenirs du jeune âge,
Ainsi que deux vaisseaux, ayant passé les mers,
S'en retournent toujours par le même sillage.
Il reprit : « C'est bien loin, cela ne revient pas.
Et notre banc de pierre, au fond du parc, — là-bas ? »
La femme fit un saut comme d'un trait blessée :
« Allons le voir », dit-elle, et, la gorge oppressée,
Tous deux se sont levés soudain d'un même effort !
Coupe prodigieux tant il est grêle et pâle.
Lui, dans un vieil habit de chasse à boutons d'or,
Elle, sous les dessins étranges d'un vieux châle !
Ils guettèrent, ayant grand'peur d'être aperçus ;
Et puis, voûtés, avec le dos rond des bossus,
Humbles d'être si vieux quand tout semblait revivre,
Ainsi que des enfants ils se prirent la main
Et partirent, barrant la largeur du chemin.
Car chacun oscillant un peu, comme un homme ivre,
Heurtait l'autre d'un coup d'épaule quelquefois,
Et des zigzags guidaient leur douteux équilibre.
Leurs bâtons supportant chaque bras resté libre
Trottaient à leurs côtés comme deux pieds de bois.
Mais, d'arrêts en arrêts dans leur course essoufflée,
Ils gagnèrent le parc et puis la grande allée.
Leur passé se levait et marchait devant eux,
Et sur la terre humide ils croyaient voir, par places,
L'empreinte fraîche encor de leurs pieds amoureux ;
Comme si les chemins avaient gardé leurs traces,
Attendant chaque jour le couple habituel.
Ils allaient, tout chétifs, près des arbres énormes,
Perdus sous la hauteur des chênes et des ormes
Qui versaient autour d'eux un soir perpétuel.
Et comme un livre ancien dont on tourne la page :
« C'est ici », disait l'un. L'autre disait : « C'est là :
La place où je baisai vos doigts ? — Oui, la voilà.
— Vos lèvres ? — Oui ! c'est elle ! » Et leur pèlerinage,
De baisers en baisers sur la bouche ou les doigts,
Continuait ainsi qu'un chemin de la croix.
Ils débordaient tous deux d'allégresses passées,
Élans que prend le cœur vers les bonheurs finis,
En songeant que jadis, les tailles enlacées,
Les yeux parlant au fond des yeux, les doigts unis,
Muets, le sein troublé de fièvres inconnues,
Ils avaient parcouru ces mêmes avenues !
Le banc les attendait, moussu, vieilli comme eux.
« C'est lui ! » dit-il. « C'est lui ! » reprit-elle. Ils s'assirent,
Et sous les chauds reflets des souvenirs heureux
Les profondes noirceurs des arbres s'éclaircirent.
Mais voilà que dans l'herbe ils virent s'approcher
Un crapaud centenaire aux formes empâtées.
Il imitait, avec ses pattes écartées,
Des mouvements d'enfant qui ne sait pas marcher.
Un sanglot convulsif fit râler leurs haleines ;
Lui ! le premier témoin de leurs amours lointaines
Qui venait chaque soir écouter leurs serments !
Et seul il reconnut ces reliques d'amants,
Car hâtant sa démarche épaisse et patiente,
Gonflant son ventre, avec des yeux ronds attendris,
Contre les pieds tremblants des amoureux flétris
Il traîna lentement sa grosseur confiante.
Ils pleuraient. — Mais soudain un petit chant d'oiseau
Partit des profondeurs du bois. C'était le même
Qu'ils avaient entendu quatre-vingts ans plus tôt !
Et dans l'effarement d'un délire suprême,
Du fond des jours finis devant eux accourus,
Par bonds, comme un torrent qui va, sans cesse accru,
Toute leur vie, avec ses bonheurs, ses ivresses,
Et ses nuits sans repos de fougueuses caresses,
Et ses réveils à deux si doux, las et brisés,
Et puis, le soir, courant sous les ombres flottantes,
Les senteurs des forêts aux sèves excitantes
Qui prolongent sans fin la lenteur des baisers !..
Mais comme ils s'imprégnaient de tendresse, l'allée
S'ouvrit, laissant passer une brise affolée ;
Et, parfumé, frappant leur cœur, comme autrefois,
Ce souffle, qui portait la jeunesse des bois,
Réveilla dans leur sang le frisson mort des germes.
Ils ont senti, brûlés de chaleurs d'épidermes,
Tout leur corps tressaillir et leurs mains se presser,
Et se sont regardés comme pour s'embrasser !
Mais au lieu des fronts clairs et des jeunes visages
Apparus à travers l'éloignement des âges
Et qui les emplissaient de ces désirs éteints,
L'une tout contre l'autre, étaient deux vieilles faces
Se souriant avec de hideuses grimaces !
Ils fermèrent les yeux, tout défaillants, étreints
D'une terreur rapide et formidable comme
L'angoisse de la mort !..
« Allons-nous-en ! » dit l'homme.
Mais ils ne purent pas se lever ; incrustés
Dans la rigidité du banc, épouvantés
D'être si loin, étant si vieux et si débiles.
Et leurs corps demeuraient tellement immobiles
Qu'ils semblaient devenus des gens de pierre. Et puis
Tous deux, soudain, d'un grand élan, se sont enfuis.
Ils geignaient de détresse, et sur leur dos la voûte
Versait comme une pluie un froid lourd goutte à goutte ;
Ils suffoquaient, frappés par des souffles glacés,
Des courants d'air de cave et des odeurs moisies
Qui germaient là-dessous depuis cent ans passés.
Et sur leurs cœurs, fardeau pesant, leurs poésies
Mortes alourdissaient leurs efforts convulsifs,
Et faisaient trébucher leurs pas lents et poussifs.
La femme s'abattit comme un ressort qui casse ;
Lui, resta sans comprendre et l'attendit, debout,
Inquiet, la croyant seulement un peu lasse,
Car sa robe tremblait toujours. Puis tout à coup
L'épouvante lui vint ainsi qu'une bourrasque.
Il se pencha, lui prit les bras, et d'un effort
Terrible, il la leva, quoiqu'il fût très peu fort.
Mais tout son pauvre corps pendait, sinistre et flasque
Il vit qu'elle étouffait et qu'elle allait mourir,
Et pour chercher de l'aide il se mit à courir
Avec de petits bonds effrayants et grotesques,
Décrivant, sans la main qui lui servait d'appui,
Au galop saccadé par son bâton conduit,
Des chemins compliqués comme des arabesques.
Son souffle était rapide et dur comme une toux.
Mais il sentit fléchir sa jambe vacillante,
Si molle qu'il semblait danser sur ses genoux.
Il heurtait aux troncs noirs sa course sautillante,
Et les arbres jouaient avec lui, le poussant,
Le rejetant de l'un à l'autre et paraissant
S'amuser lâchement avec cette agonie.
Il comprit que la lutte horrible était finie,
Et, comme un naufragé qui se noie, il jeta
Un petit cri plaintif en tombant sur la face.
Faible gémissement qu'aucun vent n'emporta !
Il entendit encor, quelque part dans l'espace,
Les longs croassements lugubres d'un corbeau
Mêlés aux sons lointains d'une cloche cassée.
Et puis tout bruit cessa. L'ombre épaisse et glacée
S'appesantit sur eux, lourde comme un tombeau.
Ils restaient là. Le jour s'éteignit. Les ténèbres
Emplirent tout le ciel de leurs houles funèbres.
Ils restaient là, roulés comme deux petits tas
De feuilles, grelottant leurs fièvres acharnées,
Si vagues dans la nuit qu'on ne les trouva pas.
Ils formaient un obstacle aux bête étonnées
En barrant le sentier tracé de chaque soir.
Les unes s'arrêtaient, timides, pour les voir ;
D'autres les parcouraient ainsi que des épaves ;
Des limaces rampaient sur eux, traînant leurs baves ;
Des insectes fouillaient les replis de leurs corps,
Et d'autres s'installaient dessus, les croyant morts.
Mais un frisson bientôt courut par les allées.
Une averse entr'ouvrit les feuilles flagellées,
Ruisselante et claquant sur le sol avec bruit.
Et sur les deux vieillards qui grelottaient encore,
La pluie, en flots épais, tomba toute la nuit.
Puis, lorsque reparut la clarté de l'aurore,
Sous l'égout persistant des hauts feuillages verts
On ramassa, tout froids en leurs habits humides,
Deux petits corps sans vie, effrayants et rigides
Ainsi que les noyés qu'on trouve au fond des mers.
La terre souriait au ciel bleu. L'herbe verte
De gouttes de rosée était encor couverte.
Tout chantait par le monde ainsi que dans mon cœur.
Caché dans un buisson, quelque merle moqueur
Sifflait. Me raillait-il ? Moi, je n'y songeais guère.
Nos parents querellaient, car ils étaient en guerre
Du matin jusqu'au soir, je ne sais plus pourquoi.
Elle cueillait des fleurs, et marchait près de moi.
Je gravis une pente et m'assis sur la mousse
À ses pieds. Devant nous une colline rousse
Fuyait sous le soleil jusques à l'horizon.
Elle dit : « Voyez donc ce mont, et ce gazon
Jauni, cette ravine au voyageur rebelle ! »
Pour moi je ne vis rien, sinon qu'elle était belle.
Alors elle chanta. Combien j'aimais sa voix !
Il fallut revenir et traverser le bois.
Un jeune orme tombé barrait toute la route ;
J'accourus ; je le tins en l'air comme une voûte
Et, le front couronné du dôme verdoyant,
La belle enfant passa sous l'arbre en souriant.
Émus de nous sentir côte à côte, et timides,
Nous regardions nos pieds et les herbes humides.
Les champs autour de nous étaient silencieux.
Parfois, sans me parler, elle levait les yeux ;
Alors il me semblait (je me trompe peut-être)
Que dans nos jeunes cœurs nos regards faisaient naître
Beaucoup d'autres pensers, et qu'ils causaient tout bas
Bien mieux que nous, disant ce que nous n'osions pas.
Je connaissais fort peu votre mari, madame ;
Il était gros et laid, je n'en savais pas plus.
Mais on n'est pas fâché, quand on aime une femme,
Que le mari soit borgne ou bancal ou perclus.
Je sentais que cet être inoffensif et bête
Se trouvait trop petit pour être dangereux,
Qu'il pouvait demeurer debout entre nous deux,
Que nous nous aimerions au-dessus de sa tête.
Et puis, que m'importait d'ailleurs ? Mais aujourd'hui
Il vous vient à l'esprit je ne sais quel caprice.
Vous parlez de serments, devoir et sacrifice
Et remords éternels !.. Et tout cela pour lui ?
Y songez-vous, madame ? Et vous croyez vous née,
Vous, jeune, belle, avec le cœur gonflé d'espoir,
Pour vivre chaque jour et dormir chaque soir
Auprès de ce magot qui vous a profanée ?
Quoi ! Pourriez-vous avoir un instant de remords ?
Est-ce qu'on peut tromper cet avorton bonasse,
Eunuque, je suppose, et d'esprit et de corps,
Qui m'étonnerait bien s'il laissait de sa race ?
Regardez-le, madame, il a les yeux percés
Comme deux petits trous dans un muid de résine.
Ses membres sont trop courts et semblent mal poussés,
Et son ventre étonnant, où sombre sa poitrine,
En toute occasion doit le gêner beaucoup.
Quand il dîne, il suspend sa serviette à son cou
Pour ne point maculer son plastron de chemise
Qu'il a d'ailleurs poivré de tabac, car il prise.
Une fois au salon il s'assied à l'écart,
Tout seul dans un coin noir, ou bien s'en va sans morgue
À la cuisine auprès du fourneau bien chaud, car
Il sait qu'en digérant il ronfle comme un orgue.
Il fait des jeux de mots avec sérénité ;
Vous appelle : « ma chatte » et : « ma cocotte aimée »,
Et veut, pour toute gloire et toute renommée,
Être, en leurs différends, des voisins consulté.
On dit partout de lui que c'est un bien brave homme.
Il a de l'ordre, il est soigneux, sage, économe,
Surveille la servante et lui prend le mollet,
Mais ne va pas plus haut… Elle le trouve laid.
Il cache la bougie et tient compte du sucre,
Volontiers se mettrait à ravauder ses bas
Et, bien qu'il ait très fort au cœur l'amour du lucre,
Il vous aime peut-être aussi. Dans tous les cas
Il ne vous comprend point plus qu'un âne un poème.
Il vit à vos côtés, et non pas avec vous,
Et si je lui disais soudain que je vous aime,
Peut-être serait-il plus flatté que jaloux.
Soufflez, gonflez de vent ce gendarme en baudruche,
Grotesque épouvantail que sur l'amour on juche,
Comme on met dans un arbre un mannequin de bois
Dont les oiseaux n'ont peur que la première fois.
Je vous aurai bientôt entre mes bras saisie ;
Nous allons l'un vers l'autre irrésistiblement.
Qu'il reste entre nous deux, ce bonhomme vessie,
Nous le ferons crever dans un embrassement.
Sais-tu qui je suis ? Le Rayon de Lune.
Sais-tu d'où je viens ? Regarde là-haut.
Ma mère est brillante, et la nuit est brune.
Je rampe sous l'arbre et glisse sur l'eau ;
Je m'étends sur l'herbe et cours sur la dune ;
Je grimpe au mur noir, au tronc du bouleau,
Comme un maraudeur qui cherche fortune.
Je n'ai jamais froid ; je n'ai jamais chaud.
Je suis si petit que je passe
Où nul autre ne passerait.
Aux vitres je colle ma face
Et j'ai surpris plus d'un secret.
Je me couche de place en place
Et les bêtes de la forêt,
Les amoureux au pied distrait,
Pour mieux s'aimer suivent ma trace.
Puis, quand je me perds dans l'espace,
Je laisse au cœur un long regret.
Rossignol et fauvette
Pour moi chantent au faîte
Des ormes ou des pins.
J'aime à mettre ma tête
Au terrier des lapins,
Lors, quittant sa retraite
Avec des bonds soudains,
Chacun part et se jette
À travers les chemins.
Au fond des creux ravins
Je réveille les daims
Et la biche inquiète.
Elle évente, muette,
Le chasseur qui la guette
La mort entre les mains,
Ou les appels lointains
Du grand cerf qui s'apprête
Aux amours clandestins.
Ma mère soulève
Les flots écumeux,
Alors je me lève,
Et sur chaque grève
J'agite mes feux.
Puis j'endors la sève
Par le bois ombreux ;
Et ma clarté brève,
Dans les chemins creux,
Parfois semble un glaive
Au passant peureux.
Je donne le rêve
Aux esprits joyeux,
Un instant de trêve
Aux cœurs malheureux.
Sais-tu qui je suis ? Le Rayon de Lune.
Et sais-tu pourquoi je viens de là-haut ?
Sous les arbres noirs la nuit était brune ;
Tu pouvais te perdre et glisser dans l'eau,
Errer par les bois, vaguer sur la dune,
Te heurter, dans l'ombre, au tronc du bouleau.
Je veux te montrer la route opportune ;
Et voilà pourquoi je viens de là-haut.
Le gai soleil chauffait les plaines réveillées.
Des caresses flottaient sous les calmes feuillées.
Offrant à tout désir son calice embaumé,
Où scintillait encor la goutte de rosée,
Chaque fleur, par de beaux insectes courtisée,
Laissait boire le suc en sa gorge enfermé.
De larges papillons se reposant sur elles
Les épuisaient avec un battement des ailes,
Et l'on se demandait lequel était vivant,
Car la bête avait l'air d'une fleur animée.
Des appels de tendresse éclataient dans le vent.
Tout, sous la tiède aurore, avait sa bien-aimée !
Et dans la brune rose où se lèvent les jours
On entendait chanter des couples d'alouettes,
Des étalons hennir leurs fringantes amours,
Tandis qu'offrant leurs cœurs avec des pirouettes
Des petits lapins gris sautaient au coin d'un bois.
Une joie amoureuse, épandue et puissante,
Semant par l'horizon sa fièvre grandissante,
Pour troubler tous les cœurs prenait toutes les voix,
Et sous l'abri de la ramure hospitalière
Des arbres, habités par des peuples menus,
Par ces êtres pareils à des grains de poussière,
Des foules d'animaux de nos yeux inconnus,
Pour qui les fins bourgeons sont d'immenses royaumes,
Mêlaient au jour levant leurs tendresses d'atomes.
Deux jeunes gens suivaient un tranquille chemin
Noyé dans les moissons qui couvraient la campagne.
Ils ne s'étreignaient point du bras ou de la main ;
L'homme ne levait pas les yeux sur sa compagne.
Elle dit, s'asseyant au revers d'un talus :
« Allez, j'avais bien vu que vous ne m'aimiez plus. »
Il fit un geste pour répondre : « Est-ce ma faute ? »
Puis il s'assit près d'elle. Ils songeaient, côte à côte.
Elle reprit : « Un an ! rien qu'un an ! et voilà
Comment tout cet amour éternel s'envola !
Mon âme vibre encor de tes douces paroles !
J'ai le cœur tout brûlant de tes caresses folles !
Qui donc t'a pu changer du jour au lendemain ?
Tu m'embrassais hier, mon Amour ; et ta main,
Aujourd'hui, semble fuir sitôt qu'elle me touche.
Pourquoi donc n'as-tu plus de baisers sur la bouche ?
Pourquoi ? réponds ! » — Il dit : « — Est-ce que je le sais ? »
Elle mit son regard dans le sien pour y lire :
« Tu ne te souviens plus comme tu m'embrassais,
Et comme chaque étreinte était un long délire ? »
Il se leva, roulant entre ses doigts distraits
La mince cigarette, et, d'une voix lassée :
« Non, c'est fini, dit-il, à quoi bon les regrets ?
On ne rappelle pas une chose passée,
Et nous n'y pouvons rien, mon amie ! »
À pas lents
Ils partirent, le front penché, les bras ballants.
Elle avait des sanglots qui lui gonflaient la gorge,
Et des larmes venaient luire au bord de ses yeux.
Ils firent s'envoler au milieu d'un champ d'orge
Deux pigeons qui, s'aimant, fuirent d'un vol joyeux.
Autour d'eux, sous leurs pieds, dans l'azur sur leur tête,
L'Amour était partout comme une grande fête.
Longtemps le couple ailé dans le ciel bleu tourna.
Un gars qui s'en allait au travail entonna
Une chanson qui fit accourir, rouge et tendre,
La servante de ferme embusquée à l'attendre.
Ils marchaient sans parler. Il semblait irrité
Et la guettait parfois d'un regard de côté ;
Ils gagnèrent un bois. Sur l'herbe d'une sente,
À travers la verdure encor claire et récente,
Des flaques de soleil tombaient devant leurs pas ;
Ils avançaient dessus et ne les voyaient pas.
Mais elle s'affaissa, haletante et sans force,
Au pied d'un arbre dont elle étreignit l'écorce,
Ne pouvant retenir ses sanglots et ses cris.
Il attendit d'abord, immobile et surpris,
Espérant que bientôt elle serait calmée,
Et sa lèvre lançait des filets de fumée
Qu'il regardait monter, se perdre dans l'air pur.
Puis il frappa du pied, et soudain, le front dur :
« Finissez, je ne veux ni larmes ni querelle. »
« Laissez-moi souffrir seule, allez-vous-en », dit-elle.
Et relevant sur lui ses yeux noyés de pleurs :
« Oh ! comme j'avais l'âme éperdue et ravie !
Et maintenant elle est si pleine de douleurs !..
Quand on aime, pourquoi n'est-ce pas pour la vie ?
Pourquoi cesser d'aimer ? Moi, je t'aime… Et jamais
Tu ne m'aimeras plus ainsi que tu m'aimais ! »
Il dit : « Je n'y peux rien. La vie est ainsi faite.
Chaque joie, ici-bas, est toujours incomplète.
Le bonheur n'a qu'un temps. Je ne t'ai point promis
Que cela durerait jusqu'au bord de la tombe.
Un amour naît, vieillit comme le reste, et tombe.
Et puis, si tu le veux, nous deviendrons amis
Et nous aurons, après cette dure secousse,
L'affection des vieux amants, sereine et douce. »
Et pour la relever il la prit par le bras.
Mais elle sanglota : « Non, tu ne comprends pas. »
Et, se tordant les mains dans une douleur folle,
Elle criait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Lui, sans parole,
La regardait. Il dit : « Tu ne veux pas finir,
Je m'en vais » et partit pour ne plus revenir.
Elle se sentit seule et releva la tête.
Des légions d'oiseaux faisaient une tempête
De cris joyeux. Parfois un rossignol lointain
Jetait un trille aigu dans l'air frais du matin,
Et son souple gosier semblait rouler des perles.
Dans tout le gai feuillage éclataient des chansons :
Le hautbois des linots et le sifflet des merles,
Et le petit refrain alerte des pinsons.
Quelques hardis pierrots, sur l'herbe de la sente,
S'aimaient, le bec ouvert et l'aile frémissante.
Elle sentait partout, sous le bois reverdi,
Courir et palpiter un souffle ardent et tendre ;
Alors, levant les yeux vers le ciel, elle dit :
« Amour ! l'homme est trop bas pour jamais te comprendre ! »
Quand sur le boulevard je vais flâner un brin,
Combien de fois j'entends, sans mourir de chagrin,
Deux messieurs décorés, qui semblent fort capables,
Causer, en se faisant des sourires aimables.
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Comment, c'est vous ?
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Par quel hasard ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Et la santé ?
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Pas mal, et vous ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Merci, très bien.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Quel temps superbe !
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
S'il peut continuer, nous aurons un été
Magnifique !
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
C'est vrai.
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Demain je vais à l'herbe !
Dans ma propriété.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
C'est le moment, tout part.
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Oui. — Chez moi les lilas ont un peu de retard ;
Le fond de l'air est sec et les nuits sont très fraîches.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Voici la lune rousse. Aurez-vous bien des pêches ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Oui — pas mal.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Quoi de neuf, en outre ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Rien.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Madame
Va bien ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Un peu grippée.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Oh ! par le temps qui court,
Tout le monde est malade. — Avez-vous vu le drame
De Machin ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Moi ? — Non pas — Qu'en dit-on ?
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Presque un four.
Ce n'est pas assez fait au courant de la plume.
Ce n'est point du Sardou. Très fort, Sardou !
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Très fort !
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Machin s'applique trop. C'est bon dans un volume,
On y remarque moins le travail et l'effort ;
Mais au théâtre il faut écrire comme on cause.
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Moi je reprends Feuillet. En voilà, de la prose !
Quand à tous les faiseurs de livres d'aujourd'hui
Je m'en prive. — Je n'ai plus l'âge où l'on peut lire
Beaucoup ; et mon journal suffit à mon ennui.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Le journal… et… le sexe !..
— Ils ont ce petit rire
Par lequel on avoue un vice comme il faut. —
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Et la table ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Oh ! ça non. — Je n'ai pas ce défaut.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Et vous vous occupez toujours de politique ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Beaucoup, c'est même là ma consolation !
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Oh ! consacrer sa vie à la Chose publique,
Certes, c'est une grande et noble ambition.
Nous avons maintenant une fière phalange
D'orateurs à la Chambre.
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Ils sont très forts, très forts.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Mais quel malheur que Thiers et Changarnier soient morts !
À propos, lisez-vous ce Zola ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Quelle fange ! ! !
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Et l'on viendra se plaindre après que tout est cher,
Et qu'on fraude, et qu'on trompe, et qu'on vole, et qu'on pille !
On sape la morale, on détruit la famille.
Où tombons-nous ?
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Hélas !.. Allons, adieu mon cher,
L'heure me presse.
DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ
Adieu. Compliments à madame.
PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ
Je n'y manquerai pas. Mes respects, s'il vous plaît,
À votre demoiselle.
— Et chacun s'en allait. —
Et des prêtres savants disent qu'ils ont une âme !
Et que s'il est un signe où l'on voit sûrement
Qu'un Dieu fit naître l'homme au-dessus de la bête,
C'est qu'il mit la pensée auguste dans sa tête,
Et que ce noble esprit progresse incessamment !
Mais voilà si longtemps que ce vieux monde existe,
Et la sottise humaine obstinément persiste !
Entre l'homme et le veau si mon cœur hésitait,
Ma raison saurait bien le choix qu'il faudrait faire !
Car je ne comprends pas, ô cuistres, qu'on préfère
La bêtise qui parle à celle qui se tait !
Les Dieux sont éternels. Il en naît parmi nous
Autant qu'il en naissait dans l'antique Italie,
Mais on ne reste plus des siècles à genoux,
Et, sitôt qu'ils sont morts, le peuple les oublie.
Il en naîtra toujours, et les derniers venus
Régneront malgré tout sur la foule incrédule,
Tous les héros sont faits de la race d'Hercule.
La vieille terre enfante encore des Vénus.
Un jour de grand soleil, sur une grève immense,
Un pêcheur qui suivait, la hotte sur le dos,
Cette ligne d'écume où l'Océan commence,
Entendit à ses pieds quelques frêles sanglots.
Une petite enfant gisait, abandonnée,
Toute nue, et jetée en proie au flot amer,
Au flot qui monte et noie ; à moins qu'elle fût née
De l'éternel baiser du sable et de la mer.
Il essuya son corps et la mit dans sa hotte,
Couchée en ses filets l'emporta triomphant,
Et, comme au bercement d'une barque qui flotte,
Le roulis de son dos fit s'endormir l'enfant.
Bientôt il ne fut plus qu'un point insaisissable,
Et le vaste horizon se referma sur lui,
Tandis que se déroule au bord de l'eau qui luit
Le chapelet sans fin de ses pas sur le sable.
Tout le pays aima l'enfant trouvée ainsi ;
Et personne n'avait de plus grave souci
Que de baiser son corps mignon, rose de vie,
Et son ventre à fossette, et ses petits bras nus.
Elle tendait les mains, par les baisers ravie,
Et sa joie éclatait en rires continus.
Quand elle put enfin s'en aller par les rues,
Posant l'un devant l'autre, avec de grands efforts,
Ses pieds sur qui roulait et chancelait son corps,
Les femmes l'acclamaient, pour la voir accourues.
Plus tard, vêtue à peine avec de courts haillons,
Montrant sa jambe fine en ses élans de chèvre,
À travers l'herbe haute au niveau de sa lèvre
Elle courut la plaine après les papillons,
Et sa joue attirait tous les baisers des bouches,
Comme une fleur séduit le peuple ailé des mouches.
Quand ils la rencontraient dans les champs, les garçons
L'embrassaient follement de la tête aux chevilles,
Avec la même ardeur et les mêmes frissons
Qu'en caressant le col charnu des grandes filles.
Les vieillards la faisaient danser sur leurs genoux ;
Ils enfermaient sa taille en leurs mains amaigries,
Et pleins des souvenirs de l'ancien temps si doux,
Effleuraient ses cheveux de leurs lèvres flétries.
Bientôt, quand elle alla rôder par les chemins,
Elle eut à ses côtés un troupeau de gamins
Qui fuyaient le logis ou désertaient la classe.
D'un signe elle domptait les petits et les grands,
Et du matin au soir, sans être jamais lasse,
Elle traîna partout ces amoureux errants.
Leurs cœurs, pour la séduire, inventaient mainte fraude.
Les uns, la nuit venue, allaient à la maraude,
Sautant les murs, volant des fruits dans les jardins,
Et ne redoutant rien, gardes, chiens ou gourdins ;
D'autres, pour lui trouver de mignonnes fauvettes,
Des merles au bec jaune, ou des chardonnerets,
Grimpaient de branche en branche au sommet des forêts.
Quelquefois on allait à la pêche aux crevettes.
Elle, la jambe nue et poussant son filet,
Cueillait la bête alerte avec un coup rapide ;
Eux regardaient trembler, à travers l'eau limpide,
Les contours incertains de son petit mollet.
Puis, lorsqu'on retournait, le soir, vers le village,
Ils s'arrêtaient parfois au milieu de la plage,
Et se pressant contre elle, émus, tremblant beaucoup,
La mangeaient de baisers en lui serrant le cou,
Tandis que grave et fière, et sans trouble, et sans crainte,
Muette, elle tendait la joue à leur étreinte.
Elle grandit, toujours plus belle, et sa beauté
Avait l'odeur d'un fruit en sa maturité.
Ses cheveux étaient blonds, presque roux. Sur sa face
Le dur soleil des champs avait marqué sa trace :
Des petits grains de feu, charmant et clairsemés.
Le doux effort des seins en sa robe enfermés
Gonflait l'étoffe, usant aux sommets son corsage.
Tout vêtement semblait taillé pour son usage,
Tant on la sentait souple et superbe dedans.
Sa bouche était fendue et montrait bien ses dents,
Et ses yeux bleus avaient une profondeur claire.
Les hommes du pays seraient morts pour lui plaire ;
En la voyant venir ils couraient au-devant.
Elle riait, sentant l'ardeur de leurs prunelles,
Puis passait son chemin, tranquille, et soulevant,
Au vent de ses jupons, les passions charnelles.
Sa grâce enguenillée avait l'air d'un défi,
Et ses gestes étaient si simples et si justes,
Que mettant sa noblesse en tout, quoi qu'elle fît,
Ses besognes les plus humbles semblaient augustes.
Et l'on disait au loin, qu'après avoir touché
Sa main, on lui restait pour la vie attaché.
Pendant les durs hivers, quand l'âpre froid pénètre
Les murs de la chaumière et les gens dans leurs lits,
Lorsque les chemins creux sont par la neige emplis,
Des ombres s'approchaient, la nuit, de sa fenêtre,
Et, tachant la pâleur morne de l'horizon,
Rôdaient comme des loups autour de sa maison.
Puis, dans les clairs étés, lorsque les moissons mûres
Font venir les faucheurs aux bras noirs dans les blés,
Lorsque les lins en fleur, au moindre vent troublés,
Ondulent comme un flot, avec de longs murmures,
Elle allait ramassant la gerbe qui tombait.
Le soleil dans un ciel presque jaune flambait,
Versant une chaleur meurtrière à la plaine ;
Les travailleurs courbés se taisaient, hors d'haleine.
Seules les larges faux, abattant les épis,
Traînaient leur bruit rythmé par les champs assoupis ;
Mais elle, en jupon rouge, et la poitrine à l'aise
Dans sa chemise large et nouée à son col,
Ne semblait point sentir ces ardeurs de fournaise
Qui faisaient se faner les herbes sur le sol.
Elle marchait alerte et portait à l'épaule
La gerbe de froment ou la botte de foin.
Les hommes se dressaient en la voyant de loin,
Frissonnant comme on fait quand un désir vous frôle,
Et semblaient aspirer avec des souffles forts
La troublante senteur qui venait de son corps,
Le grand parfum d'amour de cette fleur humaine !
Puis, voilà qu'au déclin d'un long jour de moisson,
Quand l'Astre rouge allait plonger à l'horizon,
On vit soudain, dressés au sommet de la plaine
Comme deux géants noirs, deux moissonneurs rivaux,
Debout dans le soleil, se battre à coups de faux !
Et l'ombre ensevelit la campagne apaisée.
L'herbe rase sua des gouttes de rosée ;
Le couchant s'éteignit, tandis qu'à l'orient
Une étoile mettait au ciel un point brillant.
Les derniers bruits, lointains et confus, se calmèrent :
Le jappement d'un chien, le grelot des troupeaux ;
La terre s'endormit sous un pesant repos,
Et dans le ciel tout noir les astres s'allumèrent.
Elle prit un chemin s'enfonçant dans un bois,
Et se mit à danser en courant, affolée
Par la puissante odeur des feuilles, et parfois
Regardant, à travers les arbres de l'allée,
Le clair miroitement du ciel poudré de feu.
Sur sa tête planait comme un silence bleu,
Quelque chose de doux, ainsi qu'une caresse
De la nuit, la subtile et si molle langueur
De l'ombre tiède qui fait défaillir le cœur,
Et qui vous met à l'âme une vague détresse
D'être seul. — Mais des pas voilés, des bonds craintifs,
Ces bruits légers et sourds que font les marches douces
Des bêtes de la nuit sur le tapis des mousses,
Emplirent les taillis de frôlements furtifs.
D'invisibles oiseaux heurtaient leur vol aux branches.
Elle s'assit, sentant un engourdissement
Qui, du bout de ses pieds, lui montait jusqu'aux hanches,
Un besoin de jeter au loin son vêtement,
De se coucher dans l'herbe odorante, et d'attendre
Ce baiser inconnu qui flottait dans l'air tendre.
Et parfois elle avait de rapides frissons,
Une chaleur courant de la peau jusqu'aux moelles.
Les points de feu des vers luisants dans les buissons
Mettaient à ses côtés comme un troupeau d'étoiles.
Mais un corps tout à coup s'abattit sur son corps ;
Des lèvres qui brûlaient tombèrent sur sa bouche,
Et dans l'épais gazon, moelleux comme une couche,
Deux bras d'homme crispés lièrent ses efforts.
Puis soudain un nouveau choc étendit cet homme
Tout du long sur le sol, comme un bœuf qu'on assomme ;
Un autre le tenait couché sous son genou
Et le faisait râler en lui serrant le cou.
Mais lui-même roula, la face martelée
Par un poing furieux. — À travers les halliers
On entendait venir des pas multipliés. —
Alors ce fut, dans l'ombre, une opaque mêlée,
Un tas d'hommes en rut luttant, comme des cerfs
Lorsque la blonde biche a fait bramer les mâles.
C'étaient des hurlements de colère, des râles,
Des poitrines craquant sous l'étreinte des nerfs,
Des poings tombant avec des lourdeurs de massue,
Tandis qu'assise au pied d'un vieux arbre écarté,
Et suivant le combat d'un œil plein de fierté,
De la lutte féroce elle attendait l'issue.
Or quand il n'en resta qu'un seul, le plus puissant,
Il s'élança vers elle, ivre et couvert de sang ;
Et sous l'arbre touffu qui leur servait d'alcôve
Elle reçut sans peur ses caresses de fauve !
Quand le feu prend soudain dans un village, on voit
L'incendie égrener, ainsi qu'une semence,
Ses flammes à travers le pays ; chaque toit
S'allume à son voisin comme une torche immense,
Et l'horizon entier flamboie. Un feu d'amour
Qui ravageait les cœurs, brûlait les corps, et, comme
L'incendie, emportait sa flamme d'homme en homme,
Eut bientôt embrasé le pays d'alentour.
Par les chemins des bois, par les ravines creuses,
Où la poussait, le soir, un instinct hasardeux,
Son pied semblait tracer des routes amoureuses,
Et ses amants luttaient sitôt qu'ils étaient deux.
Elle s'abandonnait sans résistance, née
Pour cette œuvre charnelle, et le jour ou la nuit,
Sans jamais un soupir de bonheur ou d'ennui,
Acceptait leurs baisers comme une destinée.
Quiconque avait suivi de la bouche ou des yeux
Tous les sentiers perdus de son corps merveilleux,
Cueillant ce fruit d'ivresse éternelle que sème
La Beauté dans ces flancs de déesse qu'elle aime,
Gardait au fond du cœur un long frémissement
Et, grelottant d'amour comme on tremble de fièvre,
Il la cherchait sans cesse avec acharnement,
Laissant tomber des mots éperdus de sa lèvre.
Les animaux aussi l'aimaient étrangement.
Elle avait avec eux des caresses humaines,
Et près d'elle ils prenaient des allures d'amant.
Ils frottaient à son corps ou leurs poils ou leurs laines ;
Les chiens la poursuivaient en léchant ses talons ;
Elle faisait, de loin, hennir les étalons,
Se cabrer les taureaux comme auprès des génisses,
Et l'on voyait, trompé par ces ardeurs factices,
Les coqs battre de l'aile et les boucs s'attaquer
Front contre front, dressés sur leurs jambes de faunes.
Les frelons bourdonnants et les abeilles jaunes
Voyageaient sur sa peau sans jamais la piquer.
Tous les oiseaux du bois chantaient à son passage,
Ou parfois d'un coup d'aile errant la caressaient,
Nourrissant leurs petits cachés en son corsage.
Elle emplissait d'amour des troupeaux qui passaient,
Et les graves béliers aux cornes recourbées,
N'écoutant plus l'appel chevrotant du berger,
Et les brebis, poussant un bêlement léger,
Suivaient, d'un trot menu, ses grandes enjambées.
Certains soirs, échappant à tous, elle partait
Pour aller se baigner dans l'eau fraîche. La lune
Illuminait le sable et la mer qui montait.
Elle hâtait le pas, et sur la blonde dune
Aux lointains infinis et sans rien de vivant,
Sa grande ombre rampait très vite en la suivant.
En un tas sur la plage elle posait ses hardes,
S'avançait toute nue et mouillait son pied blanc
Dans le flot qui roulait des écumes blafardes,
Puis, ouvrant les deux bras, s'y jetait d'un élan.
Elle sortait du bain heureuse et ruisselante,
Se couchait tout du long sur la dune, enfonçant
Dans le sable son corps magnifique et puissant,
Et, quand elle partait d'une marche plus lente,
Son contour demeurait près du flot incrusté.
On eût dit à le voir qu'une haute statue
De bronze avait été sur la grève abattue,
Et le ciel contemplait ce moule de Beauté
Avec ses milliers d'yeux. — Puis la vague furtive
L'atteignant refaisait toute plate la rive !
C'était l'Être absolu, créé selon les lois
Primitives, le type éternel de la race
Qui dans le cours des temps reparaît quelquefois,
Dont la splendeur est reine ici-bas, et terrasse
Tous les vouloirs humains, et dont l'Art saint est né.
Ainsi que l'Homme aima Cléopâtre et Phryné
On l'aimait ; et son cœur répandait, comme une onde,
Sa tendresse abondante et sereine sur tous.
Elle ne détestait qu'un être par le monde :
C'était un vieux berger perfide à qui les loups
Obéissaient.
Jadis une Bohémienne
Le jeta tout petit dans le fond d'un fossé.
Un pâtre du pays qui l'avait ramassé
L'éleva, puis mourut, lui laissant une haine
Pour quiconque était riche ou paraissait heureux,
Et, disait-on, beaucoup de secrets ténébreux.
L'enfant grandit tout seul sans famille et sans joies,
Menant paître au hasard des chèvres ou des oies,
Et tout le jour debout sur le flanc du coteau,
Sous la pluie et le vent et l'injure des bouches.
Alors qu'il s'endormait roulé dans son manteau,
Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurs couches ;
Puis, quand le clair soleil baignait les horizons,
Il mangeait son pain noir en guettant par la plaine
Ce filet de fumée au-dessus des maisons
Qui dit la soupe au feu dans la ferme lointaine.
Il vieillit. — Un effroi grandit à ses côtés.
On en parlait, le soir, dans les longues veillées,
Et d'étranges récits à son nom chuchotés
Tenaient jusqu'au matin les femmes réveillées.
À son gré, disait-on, il guidait les destins,
Sur les toits ennemis faisait choir des désastres,
Et, déchiffrant ces mots de feu qui sont les astres,
Épelait l'avenir au fond des cieux lointains.
Tout le jour il roulait sa hutte vagabonde,
Ne se mêlant jamais aux hommes et souvent,
Quand il jetait des cris inconnus dans le vent,
Des voix lui répondaient qui n'étaient point du monde.
On lui croyait encore un pouvoir dans les yeux,
Car il savait dompter les taureaux furieux.
Et puis d'autres rumeurs coururent la contrée.
Une fille, qu'un soir il avait rencontrée,
Sentit à son aspect un trouble la saisir.
Il ne lui parla pas ; mais, dans la nuit suivante,
Elle se réveilla frissonnant d'épouvante ;
Elle entendait, au loin, l'appel de son désir.
Se sentant impuissante à soutenir la lutte,
Malgré l'obscurité redoutable, elle alla
Partager avec lui la paille de sa hutte !
Lors, suivant son caprice impur, il appela
Des filles chaque soir. Toutes, jeunes et belles,
Sans révolte pourtant, et sans pudeurs rebelles,
Prêtaient des seins de vierge aux choses qu'il voulait
Et paraissaient l'aimer bien qu'il fût vieux et laid.
Il était si velu du front et de la lèvre,
Avec des sourcils blancs et longs comme des crins,
Que, semblable au sayon qui lui couvrait les reins,
Sa figure semblait pleine de poils de chèvre !
Et son pied bot mettait sur la cime du mont,
Quand le soleil couchant jetait son ombre aux plaines,
Comme un sautillement sinistre de démon.
Ce vieux Satan rustique et plein d'ardeurs obscènes,
Près d'un coteau désert et sans verdure encor
Mais que les fleurs d'ajoncs couvraient d'un manteau d'or,
Par un brillant matin d'avril, rencontra celle
Que le pays entier adorait. — Il reçut
Comme un coup de soleil alors qu'il l'aperçut,
Et frémit de désir tant il la trouva belle.
Et leurs regards croisés s'attaquèrent. — Ce fut
La rencontre de Dieux ennemis sur la terre !
Il eut l'étonnement d'un chasseur à l'affût
Qui cherche une gazelle et trouve une panthère !
Elle passa. — La fleur de ses lourds cheveux blonds
Se confondit, au pied de la côte embaumée,
Comme un bouquet plus pâle, avec les fleurs d'ajoncs.
Pourtant elle tremblait, sachant sa renommée,
Et malgré le dégoût qu'elle sentait pour lui,
Redoutant son pouvoir occulte, elle avait fui.
Elle erra jusqu'au soir ; mais, à la nuit venue,
Elle s'épouvanta, pour la première fois,
De l'ombre qui tombait sur les champs et les bois.
Alors, en traversant une noire avenue,
Entre les rangs pressés des chênes, tout à coup,
Elle crut voir le pâtre immobile et debout.
Mais, comme elle partit d'une course affolée,
Elle ne sut jamais, dans son effarement,
Si ce qu'elle avait vu n'était pas seulement
Quelque tronc d'arbre mort au milieu de l'allée.
Et des jours et des mois passèrent. Sa raison,
Comme un oiseau blessé qui porte un plomb dans l'aile,
S'affaissait sous la peur incessante et mortelle.
Même elle n'osait plus sortir de sa maison,
Car sitôt qu'elle allait aux champs, elle était sûre
De voir le Vieux paraître au détour d'un chemin ;
Son œil rusé semblait dire : « C'est pour demain »,
Et mettait comme un fer ardent sur la blessure.
Bientôt un poids si lourd courba sa volonté
Qu'en son cœur engourdi de crainte vint à naître
Un besoin d'obéir à la fatalité.
Et, décidée enfin à se rendre à son Maître,
Elle alla le trouver par une nuit d'hiver.
La neige dont le sol était partout couvert
Étalait sa blancheur immobile. Une brise,
Qui paraissait venir du bout du monde, errait
Glaciale, et faisait craquer par la forêt
Les arbres qui dressaient, tout nus, leur forme grise.
Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu'un fil
De lumière, indiquait à peine son profil.
La souffrance du froid étreignait jusqu'aux pierres.
Elle marchait, les pieds gelés, et sans songer,
Certaine qu'elle allait trouver le vieux berger,
Et tachant d'un point noir les plaines solitaires.
Mais elle s'arrêta clouée au sol : là-bas,
Sur la neige, couraient deux bêtes effrayantes ;
Elles semblaient jouer et prenaient leurs ébats,
Et l'ombre agrandissait leurs gambades géantes.
Puis, poussant par la nuit leurs élans vagabonds,
Toutes deux, dans l'ardeur d'une gaieté folâtre,
Du fond de l'horizon vinrent en quelques bonds.
Elle les reconnut : c'étaient les chiens du pâtre.
Hors d'haleine, efflanqués par la faim, l'œil ardent
Sous la ronce des poils emmêlés de leur tête,
Ils sautaient devant elle avec des cris de fête
Et ce rire velu qui découvre la dent.
Comme deux grands Seigneurs vont en une province
Quérir et ramener la Belle de leur Prince,
Et, la guidant vers lui, caracolent autour,
Ainsi la conduisaient ces messagers d'amour.
Mais l'Homme qui guettait, debout sur une butte,
Vint, et lui prit le bras en montant vers sa hutte.
La porte était ouverte, il la poussa dedans,
La dévêtant déjà de ses regards ardents,
Et des pieds à la tête il tressaillit de joie,
Ainsi qu'on fait au choc d'un bonheur qu'on attend.
Depuis qu'il l'avait vue il était haletant
Comme un limier qui chasse et n'atteint point sa proie !
Or, quand elle sentit traîner contre sa peau
La caresse visqueuse ainsi qu'une limace
De ce vieux qui gardait l'odeur de son troupeau,
Tout son être frémit sous ce baiser de glace.
Mais lui, tenant ce corps d'amour, aux flancs si doux,
Que tant de fiers garçons devaient déjà connaître,
Et fait pour être aimé si follement de tous,
En son cœur de vieillard difforme, sentit naître
La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut
Un besoin vague et fort de vengeance cruelle !
Elle subit d'abord l'amant maigre et poilu,
Puis, comme elle luttait, il se rua sur elle
En la frappant du poing pour qu'elle consentît,
Et le silence épais des neiges amortit
Quelques cris, comme ceux des gens qu'on assassine.
Tout à coup, les deux chiens poussèrent longuement
Par la plaine déserte un triste hurlement,
Et des frissons de peur couraient sur leur échine.
Dans la cabane alors ce fut comme un combat :
Les heurts désespérés d'un corps qui se débat
Sonnant contre les murs de l'étroite demeure ;
Puis, comme les sanglots d'une femme qui pleure !
Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa
Après un faible appel de secours qui passa
Et mourut sans écho dan les champs !
Le jour pâle
Commençait à tomber faiblement du ciel gris.
Un vent plus froid geignait avec le bruit d'un râle.
Le givre avait roidi les arbres rabougris
Qui semblaient morts. C'était partout la fin des choses.
Mais, comme on lève un voile, un nuage glissant
Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartés roses.
Le ciel devenu pourpre éclaboussa de sang
Et le coteau désert au bout des plaines blanches,
Et la hutte du pâtre, et la glace des branches.
On eût dit qu'un grand meurtre emplissait l'horizon !
— Et le berger parut au seuil de sa maison. —
Il était rouge aussi, plus rouge que l'aurore !
Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé,
Quand tout redevint blanc sous le soleil levé,
Lui, hagard et debout, semblait plus rouge encore,
Comme s'il eût trempé son visage et sa main,
Avant que de sortir, dans un flot de carmin.
Il se pencha, prenant de la neige, et la trace
De ses doigts fit par terre un large trou sanglant.
S'étant agenouillé pour se laver la face,
Une eau rouge en coula, qu'il regardait, tremblant,
Avec des soubresauts de peur. — Puis il s'enfuit.
Il dévale du mont, roule dans les ornières,
Perce d'épais fourrés pareils à des crinières,
Et fait mille détours comme un loup qu'on poursuit !
Il s'arrête. — Son œil que la terreur dilate
Guette de tous côtés s'il est loin d'un hameau ;
Alors dans sa main creuse il fait fondre un peu d'eau,
Pour effacer encor quelque tache écarlate !
Puis il repart. — Mais en son cœur surgit l'effroi
D'errer jusqu'à la mort, sans rencontrer personne,
Par la neige si vaste et sous un ciel si froid !
Il écoute. — Il entend une cloche qui sonne,
Et va vers le village à pas précipités.
Les paysans déjà causaient de porte en porte ;
Il leur crie en courant : « Venez tous, Elle est morte ! »
Il passe. — Il va frapper aux logis écartés,
Répétant : « Venez donc, venez, je l'ai tuée ! »
Alors une rumeur grandit, continuée
Jusqu'aux hameaux voisins. Et chacun, se levant
Et quittant sa maison, accompagne le pâtre.
Mais lui n'arrête pas sa course opiniâtre ;
Il marche. — Le troupeau des hommes le suivant
Déroule par les prés sans tache un ruban sombre.
Tout pays qu'on traverse augmente encor leur nombre ;
Ils vont, tumultueux, là-bas, vers la hauteur
Où les guide, essoufflé, leur sinistre pasteur !
Ils ont compris quelle est la femme assassinée,
Et ne demandent pas ni pourquoi ni comment
Le meurtre fut commis. Ils sentent vaguement
Planer sur cette mort comme une Destinée.
Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; il fallait
Qu'un des deux succombât. Deux Puissances égales
Ne règnent pas toujours. Deux Idoles rivales
Ne se partagent point le ciel, et le Dieu laid
Ne pardonne jamais au Dieu beau.
Sur la cime
De la côte, et devant la hutte on s'arrêta.
Il osa seul entrer en face de son crime,
Et, ramassant la morte aimée, il l'apporta,
Pour la leur jeter, nue, et d'un geste d'outrage,
Comme s'il eût crié : « Tenez, je vous la rends ! »
Puis il gagna sa hutte et s'enferma dedans.
On l'y laissa, mordu d'amour, et plein de rage.
Sur la neige gisait le corps éblouissant
Où n'apparaissait plus une goutte de sang ;
Car les chiens, la trouvant immobile et couchée,
L'avaient avec tendresse obstinément léchée.
Elle semblait vivante, endormie. Un reflet
De beauté surhumaine illuminait sa face.
Mais le couteau restait planté, juste à la place
Où s'ouvrait une route entre ses seins de lait.
Sa figure faisait une tache dorée
Sur la blancheur du sol. — Les hommes éperdus
La contemplaient ainsi qu'une chose sacrée !
Et ses cheveux ardents, en cercle répandus,
Luisaient comme la queue en feu d'une comète,
Comme un soleil tombé de la voûte des cieux ;
On eût dit des rayons qui sortaient de sa tête,
L'auréole qu'on met autour du front des dieux !
Mais quelques paysans, des vieux au cœur pudique,
Arrachant de leur dos la veste en peau de bique,
Couvrirent brusquement sa claire nudité,
Et les jeunes, ayant coupé de longues branches,
Construit une civière et retroussé leurs manches,
Par vingt bras qui tremblaient son corps fut emporté !
La foule, sans parole, à pas lents l'accompagne
Et, jusqu'aux bords lointains de la pâle campagne,
Rampe, comme un serpent, l'immense défilé.
Et puis tout redevint muet et dépeuplé !
Mais le pâtre, enfermé dans sa hutte isolée,
Sent une solitude horrible autour de lui,
Comme si l'univers tout entier l'avait fuit.
Il sort et n'aperçoit que la plaine gelée !..
La peur l'étreint. N'osant rester seul plus longtemps,
Il siffle ses grands chiens, ses deux bons chiens de garde.
Comme ils n'accourent point, il s'étonne, il regarde ;
Mais il ne les voit pas gambader par les champs…
Il crie alors. La neige étouffe sa voix forte…
Il se met à hurler à la façon des fous !
Ses chiens, comme entraînés dans le départ de tous,
Abandonnant leur maître, avaient suivi la morte.
Sauve-toi de lui s’il aboie ;
Ami, prends garde au chien qui mord
Ami prends garde à l’eau qui noie
Sois prudent, reste sur le bord.
Prends garde au vin d’où sort l’ivresse
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.
Pourtant ici tout ce que j’aime
Et que je fais avec ardeur
Le croirais-tu ? C’est cela même
Dont je veux garder ta candeur.
Le 2 juillet 1885
Au moment où Phébus en son char remontait,
Où la lune chassée à grands pas s’enfuyait,
Je voulus faire un peu ma cour à la nature,
Visiter les bosquets tout remplis de verdure,
M’égarer dans les bois et longer les ruisseaux,
Cueillir la violette, écouter les oiseaux.
C’était l’heure où le Dieu sortant de sa demeure
Laissait seule Thétis et fuyait devant l’heure.
Alors le jour naissait, dissipait le sommeil
Et trouvait le chrétien joyeux d’un bon réveil ;
Alors le laboureur, plein d’un noble courage,
Allait tout aussitôt reprendre son ouvrage.
Je longeais en silence un mince filet d’eau
Qui coulait doucement sous un ciel pur et beau.
Tantôt il parcourait une plaine fleurie
Et faisait cent détours à travers la prairie,
Et tantôt dans son cours rencontrant un rocher,
Il amassait ses eux pour se précipiter.
Yvetot, 1863
Près de la mer, sur un de ces rivages
Où chaque année, avec les doux zéphyrs,
On voit passer les abeilles volages
Qui, bien souvent, n’apportent que soupirs,
Nul ne pouvait résister à leurs charmes,
Nul ne pouvait braver ces yeux vainqueurs
Qui font couler partout beaucoup de larmes
Et qui partout prennent beaucoup de cœurs.
Quelqu’un pourtant se riait de leurs chaînes,
Son seul amour, c’était la liberté,
Il méprisait l’Amour et la Beauté.
Tantôt, debout sur un roc solitaire,
Il se penchait sur les flots écumeux
Et sa pensée, abandonnant la terre
Semblait percer les mystères des cieux.
Tantôt, courant sur l’arène marine,
Il poursuivait les grands oiseaux de mer,
Imaginant sentir dans sa poitrine
La Liberté pénétrer avec l’air.
Et puis le soir, au moment où la lune
Traînait sur l’eau l’ombre des grands rochers,
Il voyait à travers la nuit brune
Deux yeux amis sur sa face attachés.
Quand il passait près des salles de danse,
Qu’il entendait l’orchestre résonner,
Et, sous les pieds qui frappaient en cadence
Quand il sentait la terre frissonner
Il se disait : Que le monde est frivole !
Qu’avez-vous fait de votre liberté !
Ce n’est pour vous qu’une vaine parole,
Hommes sans cœur, vous êtes sans fierté !
Pourtant un jour, il y porta ses pas
Ce qu’il y vit, je ne le saurais dire
Mais sur les monts il ne retourna pas.
Étretat, 1867
Lentement le flot arrive
Sur la rive
Qu’il berce et flatte toujours.
C’est un triste chant d’automne
Monotone
Qui pleure après les beaux jours.
Sur la côte solitaire
Est une aire
Jetée au-dessus des eaux ;
Un étroit passage y mène,
Vrai domaine
Des mauves et des corbeaux.
C’est une grotte perdue,
Suspendue
Entre le ciel et les mers,
Une demeure ignorée
Séparée
Du reste de l’univers.
Jadis plus d’une gentille
Jeune fille
Y vint voir son amoureux ;
On dit que cette retraite
Si discrète
A caché bien des heureux.
On dit que le clair de lune
Vit plus d’une
Jouvencelle au cœur léger
Prendre le sentier rapide,
Intrépide
Insouciante au danger.
Mais comme un aigle tournoie
Sur sa proie,
Les guettait l’ange déchu,
Lui qui toujours laisse un crime
Où s’imprime
L’ongle de son pied fourchu.
Un soir près de la colline
Qui domine
Ce roc au front élancé,
Une fillette ingénue
Est venue
Attendant son fiancé.
Or celui qui perdit Eve,
Sur la grève
La suivit d’un pied joyeux ;
« Hymen, dit-il, vous invite,
« Venez vite,
« La belle fille aux doux yeux,
« Là-bas sur un lit de roses
« Tout écloses
« Vous attend le jeune Amour ;
« Pour accomplir ses mystères
« Solitaires
« Il a choisi cette tour. »
Elle était folle et légère,
L’étrangère,
Hélas, et n’entendit pas
Pleurer son ange fidèle,
Et près d’elle
Satan qui riait tout bas.
Car elle suivit son guide
Si perfide
Et par le sentier glissant.
Bat la rive
Mais lui, félon, de la cime,
Dans l’abîme
Il la jeta, — Dieu Puissant !
Son ombre pâle est restée
Tourmentée,
Veillant sur l’étroit chemin.
Sitôt que de cette roche
On approche
Elle étend sa blanche main.
Depuis qu’en ces lieux, maudite
Elle habite,
Aucun autre n’est tombé.
C’est ainsi qu’elle se venge
De l’archange
Auquel elle a succombé.
Allez la voir, Demoiselles,
Jouvencelles
Que mon récit attrista,
Car pour vous la renommée
L’a nommée
Cette grotte d’Étretat !
A son pied le flot arrive
Bat la rive
Qu’il berce et flatte toujours.
C’est un triste chant d’automne
Monotone
Qui pleure après les beaux jours.
Non daté.
Mais dans le cloître solitaire
Où nous sommes ensevelis,
Nous ne connaissons sur la terre
Que soutanes et que surplis…
Un poète est donc insensible ?
Pour lui l’amour n’a point d’appas ?
Non, voyez-vous, c’est impossible !
Oh ! ne vous imaginez pas
Que, dans le cloître solitaire
Où nous sommes ensevelis,
Nous n’aspirions plus sur la terre
Qu’aux soutanes et aux surplis !
Comment relégué loin du monde,
Privé de l’air des champs des bois
Dans la tristesse qui m’inonde
Faire entendre une douce voix.
Vous m’avez dit “Chantez des fêtes
“Où les fleurs et les diamants
“S’enlacent sur de blondes têtes
“Chantez le bonheur des amants.”
Mais dans le cloître solitaire
Ou (sic) nous sommes ensevelis,
Nous ne connaissons sur la terre
Que soutanes et que surplis…
Non daté
Il fallait la quitter, et pour ne plus me voir
Elle partait, mon Dieu, c’était le dernier soir.
Elle me laissait seul ; cette femme cruelle
Emportait mon amour et ma vie avec elle.
Moi je voulus encore errer comme autrefois
Dans les champs et l’aimer une dernière fois.
La nuit nous apportait et l’ombre et le silence,
Et pourtant j’entendais comme une voix immense,
Tout semblait animé par un souffle divin.
La nature tremblait, j’écoutais et soudain
Un étrange frisson troubla toute mon âme.
Haletant, un moment j’oubliai cette femme
Que j’aimais plus que moi. Le vent nous apportait
Mille sons doux et clairs que l’écho répétait.
Ce n’était plus de l’air le calme et frais murmure,
Mais c’était comme un souffle étreignant la nature,
Un souffle, un souffle immense, errant, animant tout,
Qui planait et passait, me rendant presque fou,
Un son mystérieux et qui, sur son passage,
Réveillait et frappait les échos du bocage.
Tout vivait, tout tremblait, tout parlait dans les bois,
Comme si, pour fêter le plus puissant des rois,
Et l’insecte et l’oiseau et l’arbre et le feuillage
Parlaient, quand tout dormait, un sublime langage.
Je restai frémissant : ce bruit mystérieux,
C’était Dieu descendu des cieux.
C’était ce Dieu puissant si grand et solitaire
Qui venait oublier sa grandeur sur la terre.
Dieu las et fatigué de sa divinité,
Las d’honneur, de puissance et d’immortalité,
Des éternels ennuis où sa grandeur l’enchaîne,
Qui venait partager notre nature humaine.
Il avait choisi l’heure où tout dort et se tait,
Où l’homme, indifférent à tout ce que Dieu fait,
Attaché seulement à ses soins mercenaires,
Prend un peu de repos qu’il dérobe aux affaires.
Car c’était aussi l’heure où ce Dieu généreux
Peut bénir et donner la main aux malheureux,
L’heure où celui qui souffre et gémit en silence,
Qui craint pour son malheur la froide indifférence,
Délivré du fardeau de l’égoïsme humain,
Sans craindre la pitié peut planer libre enfin.
Dieu vient le consoler, il soutient sa misère,
Il rend ses pleurs plus doux, sa douleur moins amère,
Il verse sur sa plaie un baume bienfaisant.
D’autres craignent encore un oeil indifférent,
Et les regards de l’homme et les bruits de la terre.
Ils cherchent aussi l’heure où tout est solitaire,
Dieu les voit, il bénit le bonheur des amants.
Invisible témoin, il entend leurs serments.
Il aime cet amour qu’il ne goûtera pas
Et dans les bois, la nuit, il protège leurs pas.
Il était là, son souffle errait sur la nature,
Paraissait éveiller comme un vaste murmure,
Tout ce qu’il a formé s’animait et, tremblant,
S’agitait au contact de ce Dieu tout-puissant,
Et tout parlait de lui, le vent sous le feuillage,
Et l’arbuste, et le flot caressait le rivage,
Et tous ces bruits divers ne formaient qu’une voix :
C’était Dieu qui parlait au milieu des grands bois.
Tous deux nous l’écoutions et nous versions des larmes ;
Quand on va se quitter, l’amour a tant de charmes !
Et nos pleurs, qui tombaient comme des diamants,
Goutte à goutte brillaient sur les herbes des champs.
Mais de cette belle soirée
Et de ma maîtresse adorée
Que restait-il le lendemain ?
Seul le pâtre de grand matin,
En conduisant au pâturage
Son gras troupeau, vit sur l’herbage
Les quelques gouttes de nos pleurs,
Seule marque de nos douleurs ;
Mais il les prit pour la rosée.
“L’herbe n’est point encor séchée”,
Se dit-il en pressant le pas.
Hélas ! il ne soupçonna pas
Que de chagrins et de misères
Cachait cette eau sur les bruyères.
Et ses brebis qui le suivaient
Broutaient les herbes et buvaient
Nos pleurs sans arrêter leur course,
Mais rien n’en a trahi la source.
1868
Dieu, cet être inconnu dont nul n’a vu la face,
Roi qui commande aux rois et règne dans l’espace,
Las d’être toujours seul, lui dont l’infinité
De l’univers sans bornes emplit l’immensité,
Et d’embrasser toujours, seul, par sa plénitude
De l’espace et des temps la sombre solitude,
De rester toujours tel qu’il a toujours été,
Solitaire et puissant durant l’Éternité,
Portant de sa grandeur la marque indélébile,
D’être le seul pour qui le temps soit immobile,
Pour qui tout le passé reste sans souvenir
Et qui n’attend rien de l’immense avenir ;
Qui de la nuit des temps perce l’ombre profonde ;
Pour qui tout soit égal, pour qui tout se confonde
Dans l’éternel ennui d’un éternel présent,
Solitaire et puissant et pourtant impuissant
A changer son destin dont il n’est pas le maître,
Le grand Dieu qui peut tout ne peut pas ne pas être !
Et ce Dieu souverain, fatigué de son sort,
Peut-être en sa grandeur a désiré la mort !
Une éternité passe, et toujours solitaire
Il voit l’éternité se dresser tout entière !
Enfin las de rester seul avec son ennui
Des astres au front d’or il a peuplé la nuit ;
Dans l’espace flottait comme un chaos immonde ;
De la matière impure il a formé le monde.
Depuis longtemps la masse aride errait toujours,
Comme Dieu solitaire et dans la nuit sans jours ;
Mais les astres brillaient et quelquefois dans l’ombre
Un beau rayon de feu courant par la nuit sombre
Éclairait tout à coup le sol inhabité
Cachant comme un proscrit sa triste nudité !
Soudain levant son bras, le grand Dieu solitaire
Alluma le soleil et regarda la terre !
Alors tout s’anima sous l’ardeur de ses feux,
L’arbre géant tordit ses membres monstrueux,
La végétation monta, puissante, énorme,
Premier essai de Dieu, production informe
Et le globe roulant ses prés, ses grands bois verts,
Tournait silencieux dans le vaste univers,
Balançant dans le ciel sur sa tête parée
Et ses hautes forêts et sa mer azurée.
Pourtant Dieu le trouva triste et nu comme lui.
Rêveur, il y jeta le feu qui gronde et luit ;
Alors tout disparut, englouti sous la flamme.
Mais quand il renaquit, le monde avait une âme.
C’était la vie ardente, aux souffles tout-puissants,
Mais confuse et jetée en des êtres pesants
Faits de vie et de sève et de chair et d’argile
Comme l’œuvre incomplet d’un artiste inhabile.
Monstres hideux sortant de gouffres inconnus
Qui traînaient au soleil leurs corps mous et charnus.
Se penchant de nouveau, Dieu regarda la terre,
Elle tournait toujours sauvage et solitaire.
Tout paraissait tranquille et calme ; mais parfois
Quelque bête en hurlant passait dans les grands bois,
D’arbres déracinés laissant un long sillage,
Et son dos monstrueux soulevait le feuillage ;
Elle allait mugissante et traînant lentement
Son corps inerte et lourd sous le bleu firmament ;
Et sa voix bondissait par l’écho répétée
Jusqu’au trône de Dieu dans l’espace emportée ;
Et puis tout se taisait et l’on ne voyait plus
Que le flot verdoyant des grands arbres touffus.
Mais toujours mécontent, ce Dieu lança sa foudre,
Alors tout disparut brûlé, réduit en poudre.
Puis la sève revint, ainsi qu’un sang vermeil
Dans les veines du sol qu’échauffait le soleil,
L’herbe verte et les fleurs cachaient la terre nue ;
L’arbre ne portait plus sa tête dans la nue ;
De frêles arbrisseaux les monts étaient couverts
Tout renaissait plus beau dans le jeune univers.
Mais un jour, tout à coup, tout trembla sur la terre,
Son globe n’était plus désert et solitaire ;
Le grand bois tressaillit, car un être inconnu
Sur l’univers esclave a levé son bras nu.
Le monde tout entier a plié sous cet être ;
Regardant la nature, il a dit : “Je suis maître.”
Regardant le soleil, il a dit : “C’est pour moi.”
L’animal furieux fuyait tremblant d’effroi ;
Il a dit : “C’est à moi” ; le ciel brillait d’étoiles,
Il a dit : “Dieu c’est moi.” L’ombre étendit ses voiles :
L’homme d’une étincelle embrasa les forêts,
Et du Dieu créateur arrachant les secrets,
Seul, perdu dans l’espace, il se bâtit un monde.
Tout plia sous ses lois, le feu, la terre et l’onde.
Mais il marche toujours et depuis six mille ans
Rien n’a pu ralentir ses progrès insolents,
Et souvent quand il parle, on a cru que la vie
Jaillissait du néant au gré de son envie.
Mais cet être qui tient la terre sous sa loi,
Qui de ce monde errant s’est proclamé le roi ;
Cet être formidable armé d’intelligence,
Qui sur tout ce qui vit exerce sa puissance,
Qu’est-il lui-même ? Ainsi que ces monstres si lourds
Qui furent le dessin des races de nos jours ;
Que les arbres géants, aux têtes souveraines
Dont nous avons trouvé des forêts souterraines,
L’homme n’est-il aussi qu’un ouvrage incomplet,
Que l’ébauche et le plan d’un être plus parfait ;
Ira-t-il au néant ? Ou sa tâche finie,
Montera-t-il au Dieu qui lui donna la vie ?
Ô vous, vieux habitants des siècles d’autrefois
Qui seuls mêliez vos cris au grand souffle des bois,
Qui vîntes les premiers dans ce monde où nous sommes,
Le dernier échelon, dites, sont-ce les hommes ?
Vous êtes disparus avec les siècles morts ;
Si nous passons aussi, que sommes-nous alors ?
Seigneur, Dieu tout-puissant, quand je veux te comprendre,
Ta grandeur m’éblouit et vient me le défendre.
Quand ma raison s’élève à ton infinité
Dans le doute et la nuit je suis précipité,
Et je ne puis saisir, dans l’ombre qui m’enlace
Qu’un éclair passager qui brille et qui s’efface.
Mais j’espère pourtant, car là-haut tu souris !
Car souvent, quand un jour se lève triste et gris,
Quand on ne voit partout que de sombres images,
Un rayon de soleil glisse entre deux nuages
Qui nous montre là-bas un petit coin d’azur ;
Quand l’homme doute et que tout lui paraît obscur,
Il a toujours à l’âme un rayon d’espérance ;
Car il reste toujours, même dans la souffrance,
Au plus désespéré, par le temps le plus noir,
Un peu d’azur au ciel, au cœur un peu d’espoir.
Non daté.
Certes, mes bons amis, je ne sais rien de pire
Que de faire des vers quand on n’a rien à dire.
Depuis bientôt un mois j’attendais tous les jours
Une inspiration… Mais je l’attends toujours.
Ma verve s’est éteinte, il faut qu’on la rallume.
Mon pauvre esprit grelotte et ma Muse a le rhume.
Moi je dors… L’autre jour, soudain, Truffey me dit :
“Tu sais que nous fêtons notre saint, mercredi.”
Mercredi, Dieu puissant ! mercredi ! mais que faire ?
Invoquer Charlemagne, ou rester et me taire ?
“Charlemagne ! Ô grand saint ! Qui sait combien de fois
Tu rendis l’espérance au poète aux abois !
Combien de malheureux dont la Muse en détresse
De ton nom protecteur a caché la faiblesse !”
Et vers le paradis je dirige mes pas.
Nous abrégeons la pièce, qui est un peu longue. Le jeune Maupassant arrive au paradis. Saint Pierre le conduit auprès de Charlemagne, qui interrompt son dîner et l’accueille avec bienveillance :
Charlemagne pourtant, me prenant à l’écart :
“De mes desseins, dit-il, je veux te faire part.
France, oh ! mon beau pays, mes braves capitaines,
Mes vieux soldats durcis dans les guerres lointaines,
J’ai voulu que les fils de héros éprouvés
Ne soient pas des adolescents dégénérés.
J’ai fait de vous, enfants, une brave milice,
Et j’ai dans le collège introduit l’exercice.
En vos mains j’ai placé le fusil chassepot ;
De la France aujourd’hui vous portez le drapeau.
Que voulez-vous encor ?” “Un seul jour de vacance.”
“Comment ! En mon honneur vous avez fait bombance,
Vous avez eu deux jours ?” “Oh ! non, rien qu’un demi.”
“Un demi-jour pour moi ? Tu mens, mon bon ami.”
“Pardon, grand saint !..” Alors je lui contai l’affaire.
Tout le ciel frissonna du bruit de sa colère.
“Comment ! dans ce collège il n’est point de recteur ?”
“Il n’aime que l’étude.” “Et pas de proviseur ?”
“Oui nous en avons un et c’est pour nous un père.
Il est bon, nous l’aimons, mais il ne peut rien faire
Contre l’ordre d’en haut. On ne se plaindrait pas
Si nous allions chez nous au moins le Lundi gras.
On le donne à Paris, et nous — on nous en prive.”
“Morbleu ! dit-il, il faut de suite que j’écrive
Pour en demander compte à l’Université !
Je veux qu’entre vous tous règne l’égalité.
Même peine et travail et même récompense.
Vous aurez les jours gras, morbleu ! Est-ce qu’on pense
Que je vous laisserai maltraiter plus longtemps !
Allez, mes bons amis, vous serez tous contents.
Je ne suis pas si doux qu’on pourrait bien le croire !
Alcuin ! mon buvard ! vite ! mon écritoire !
Comment vont le calcul, le grec et le latin ?”
“Si le grec boite un peu, le latin va très bien,
Mais le calcul, hélas !..”
Mon Dieu, quelle tempête !
Alcuin me jeta son buvard à la tête.
Avec ce furieux je me crus en danger,
Et partis aussitôt sans demander congé.
1869
Voyez partir l’hirondelle,
Elle fuit à tire d’aile,
Mais revient toujours fidèle,
A son nid,
Sitôt que des hivers le grand froid est fini.
L’homme, au gré de son envie,
Errant promène sa vie
Par le souvenir suivie
De ces lieux
Où sourit son enfance, où dorment ses aïeux.
Et puis, quand il sent que l’âge
A glacé son grand courage,
Il les regrette et, plus sage,
Vient chercher
Un tranquille bonheur près de son vieux clocher.
Rouen, 1869
Il est mort, lui, mon maître ; il est mort, et pourquoi ?
Lui si bon, lui si grand, si bienveillant pour moi.
Tu choisis donc, Seigneur, dans ce monde où nous sommes,
Et pour nous les ravir, tu prends les plus grands hommes.
C’est ainsi que l’on meurt, infirmes que nous sommes,
Et c’est en vain, Seigneur, que ceux qui restent pleurent,
Que se fait-il au ciel quand partent de tels hommes ?
Oh ! ces gens-là, grand Dieu, pourquoi veux-tu qu’ils meurent ?
As-tu donc besoin d’eux dans ta gloire infinie ?
Il est mort, est-ce vrai ? Qu’est-ce donc que ces morts ?
Il ne reste plus rien, mais rien qu’un pauvre corps,
Rien de lui. Même pas ce bienveillant sourire
Qui nous attirait tant et semblait toujours dire :
“Mon ami je vous aime.” Et ce regard si beau,
Ce grand œil clair et doux si plein d’intelligence,
On sent qu’il doit souffrir une horrible souffrance
Pour demeurer ainsi fixe dans son tombeau.
Mais non, c’est encore là l’insondable mystère.
Puisque le grain de blé renaît et sort de terre,
Puisque rien ne périt dans la création,
Puisque tout est progrès et transformation,
Il n’a fait que laisser sa dépouille mortelle.
Mais son âme, mon Dieu, maintenant que fait-elle ?
Nous a-t-elle quittés pour rejoindre si tôt
Tous ses grands frères morts qui l’attendaient là-haut ?
Dans quel monde inconnu va-t-elle errer, cette âme,
Cette âme de poète au grand œil caressant
Qui nous lançait parfois un éclair si puissant
Qu’il nous éblouissait ainsi qu’un jet de flammes.
Et cet œil… Il fait peur avec sa fixité
Et semble épouvanté d’une horreur inconnue
Comme s’il avait vu devant nous s’agiter
L’âme qui l’animait tout à coup revenue !..
Ah ! si vous l’aviez vu sous ses poiriers en fleurs,
Quand son bras sur mon bras, jasant en vieux rimeurs,
Il ouvrait sa belle âme aux longues causeries
Qui me laissaient après de longues rêveries,
Car il était si franc, si simple et naturel,
Pauvre Bouilhet ! Lui mort ! si bon, si paternel !
Lui qui m’apparaissait comme un autre Messie
Avec la clef du ciel où dort la poésie.
Et puis le voilà mort et parti pour jamais
Vers ce monde éternel où le génie aspire.
Mais de là-haut, sans doute, il nous voit et peut lire
Ce que j’avais au cœur et combien je l’aimais.
1869
Lorsque le grand Colomb, penché sur l’eau profonde,
A travers l’Océan crut entrevoir un monde,
Les peuples souriaient et ne le croyaient pas.
Et pourtant, il partit pour ces lointains climats ;
Il partit, calme et fort, ignorant quelle étoile
Dans les obscures nuits pourrait guider sa voile,
Sur quels gouffres sans fond allaient errer ses pas,
Quels écueils lui gardait la mer immense et nue,
Où chercher par les flots cette terre inconnue,
Et comment revenir s’il ne la trouvait pas.
Parfois il s’arrêtait, las de chercher la rive,
De voir toujours la mer et rien à l’horizon,
Et les vents et les flots jetaient à la dérive
A travers l’Océan sa voile et sa raison.
Comme Colomb, rêvant à de lointaines grèves,
Que d’autres sont partis, le cœur joyeux et fort,
Car un vent parfumé les poussait loin du port
Aux pays merveilleux où fleurissent les rêves.
L’avenir souriait dans un songe d’orgueil,
La gloire les guidait, étoile éblouissante,
Et comme une Sirène, avec sa voix puissante,
L’Espérance chantait, embusquée à l’écueil.
Mais la vague bientôt croule comme une voûte,
Et devant l’ouragan chacun fuit sans espoir,
Car le Doute a passé, grand nuage au flanc noir,
Sur l’astre étincelant qui leur montrait la route.
Paris, 1871
A Mademoiselle Louise de Miramont
On a beaucoup cherché ce qui doit rendre heureux,
C’est souvent peu de chose ;
Le bouton d’une fleur suffirait aux amoureux,
Jasmin, verveine ou rose.
Plus d’un savant docteur demande à tous les saints
Fièvre, rhume ou névrose,
Pour mieux administrer aux crédules humains
Boisson, pilule ou dose.
Maint obstiné dévot écoute avec respect
Sermon, office ou glose,
Et je sais maint curé qui se pâme à l’aspect
D’un lièvre ou d’une alose.
Cœur inconstant s’éprend de toutes les beautés,
Ninon, Lisette ou Rose ;
Pauvre poète aspire à voir lus et vantés
Tous les vers qu’il compose.
Moi, je voudrais des fleurs, le soleil bienfaisant,
Un livre, vers ou prose,
Du tabac de Turquie, un ami complaisant,
Qui fume, rit et cause,
Et suivant ma pensée errante qui s’enfuit
Dans la fumée éclose,
Je laisserais passer les chagrins et l’ennui
Devant ma porte close.
Voilà, jusqu’à ce jour où s’arrêtaient mes voeux,
Ainsi l’homme propose,
Mais un chant par hasard vint me prendre aux cheveux,
Car c’est Dieu qui dispose.
Votre voix est restée attachée à mes pas,
Ce qu’on aime s’impose.
Ah ! chantez le “Vallon”, vous ne voudriez pas
Refuser, je suppose.
Étretat, 11 mars 1871
Sur sa table de nacre au reflet argenté,
La lune souriait aux tours de porcelaine,
Et trois dames causant au milieu de la plaine
Jetaient comme cet astre une étrange clarté.
Et tandis que le vent soufflait au loin sa plainte,
Mollement étendu sur des tapis soyeux,
Sous les rayons fleuris de sa lanterne peinte
Le mandarin Von-Thang avait fermé les yeux.
Pendant qu’il regardait tranquillement la flamme
Qui versait du plafond ses filets de couleur,
Un songe était venu voltiger sur son âme,
Comme un oiseau de pourpre au-dessus d’une fleur.
Paris, 1872
En ce joyeux temps de nouvelle année
L’usage prescrit de faire un cadeau.
L’un donne une fleur bien vite fanée,
L’autre un souvenir oublié bientôt.
Moi si de mon cœur suivais la prière,
Perles à vos pieds viendrais apporter,
Mais la bourse, hélas ! est la conseillère
Qu’avant notre cœur il faut écouter.
J’aperçois partout sur vos étagères
Heureux souvenirs, mignons et coquets,
Le troupeau fleuri des choses légères,
Les petits bijoux et les grands bouquets.
Or, ma bourse est vide et mon cœur soupire :
Si même un bouquet voulais vous donner,
Serait si chétif qu’il vous ferait rire
Et que ne pourriez me le pardonner.
Ne puis vous offrir de ces fleurs qui brillent,
Jasmin, rose ou lys, belle dame, mais
Dans mon jardinet chantent et scintillent
Floraisons du cœur, quatrains et couplets.
Ceci j’ai cueilli, c’est fort peu de chose.
Cherchant plus avant autre trouverais
Peut-être, mon Dieu ? Las, mon cœur ?… Je n’ose
Que bien volontiers je vous offrirais.
Nuit de Noël, 1872
Un conseil important au sujet du ménage
Est très souvent utile un jour de mariage.
Écoute-moi, mon cher, et songe à profiter
D’un avis qu’aujourd’hui mon cœur va te dicter.
Tu vas avoir besoin, je le crains, de cent choses
Dans des cerveaux de fous certainement écloses ;
Domestique, voiture et grand train de maison ;
Mais si l’on écoutait une juste raison,
On saurait mépriser des objets si futiles
Et s’attacher aux biens qui sont vraiment utiles.
On veut de grands valets, des chiens et des chevaux ;
Mais cela ne peut pas éloigner tous les maux
Qui trop souvent hélas séparent un ménage ;
Mets de côté crois-moi tout ce sot étalage
Et prends un bon ami, cela c’est un trésor,
Pour des époux surtout c’est une mine d’or :
Il entretient entre eux l’accord et la tendresse,
Il sauve la maison dans les temps de détresse ;
Il apporte la joie et le rire au foyer,
Et si de désespoir l’époux veut se noyer,
Si l’épouse s’en va la colère dans l’âme,
Il console monsieur et ramène madame :
Enfin c’est un bijou comme on n’en trouve pas…
Mais tu ris, je le vois, et marmottes tout bas
Quelques propos moqueurs ; je comprends ce sourire
Tout aussi bien que toi je sais ce qu’il veut dire.
Il est très vrai qu’un tiers incommode toujours
Dans la lune de miel consacrée aux Amours :
Car tu vas, étendu près des pieds de ta femme,
Lui vanter tes ardeurs, les transports de ta flamme,
Rêver, chanter, sourire, et les mains dans les mains
Oublier en aimant le reste des humains.
Vous voudrez lire ensemble et laisserez à terre
Le livre abandonné dans un bois solitaire.
Alors vous rêverez ; mais quand viendra le soir,
Vous vous étonnerez l’un et l’autre de voir
Que vous êtes restés sans tourner une page,
Sans que ta femme ait fait un point à son ouvrage.
Et puis vous reviendrez à travers les grands bois
Seuls avec votre amour, plus heureux que des rois :
Les yeux levés au ciel regardant dans l’espace
Du pâle astre des nuits glisser la blanche face
Qui répand sur la terre une tendre lueur ;
Si faible, qu’elle sert de voile à la pudeur,
Si douce qu’elle fait rêver et permet même
A l’époux bienheureux de voir celle qu’il aime ;
Et qui parfois s’amuse à leur montrer soudain,
L’ombre de quelque arbuste au milieu du chemin
Pour que la jeune femme encore douce amante
Se jette à son époux effrayée et tremblante.
Un tiers entre les deux serait aussi gêné
Que notre vieux Boileau dans son fatal dîné
Il incommoderait de sa sotte présence
Et sa conduite alors serait inconvenance.
Mais le jour succède au jour
L’un est pur l’autre sévère
Et les saisons tour à tour
Changent l’aspect de la terre.
Le printemps jonche de fleurs
Les champs et les vertes plaines ;
Puis l’hiver de ses rigueurs
Durcit les claires fontaines
Ainsi quelque jour l’Amour,
Comme l’ombre d’un nuage
Ternit l’éclat d’un beau jour,
Disparaît dans le ménage.
Quand la lune de miel a terminé son cours
On voit parfois s’enfuir la troupe des Amours.
Les époux irrités et mécontents sans causes
Se fâchent tous les jours pour la moindre des choses
Et tout va de travers : les marmots sont méchants
“Au diable, dit Monsieur, la femme et les enfants.”
Le vent lui fait chorus et gronde sous la porte,
La gelée ou la pluie empêchant qu’on ne sorte
Les forcent trop souvent tous deux à s’enfermer ;
Assis auprès de l’âtre ils regardent fumer
Deux bûches de bois vert, qui soupirant sans flamme
Récitent aux époux une triste épigramme.
Mais je n’ose prévoir les chagrins et les pleurs
Et la suite de maux de soucis de douleurs
Qui viennent à l’envi fondre sur le ménage
Où n’est point un ami pour détourner l’orage.
Heureux, heureux celui qui possède ce bien :
Pour qui n’a point d’ami, tout le reste n’est rien.
Lorsqu’entre les époux va fondre la tempête
Il attire souvent l’orage sur sa tête,
Et tous deux à l’envi pleins de mauvaise humeur
Déchargent sur lui seul leur haine et leur aigreur,
Puis naturellement le beau temps suit l’orage.
D’autrefois sans tempête il maintient le ménage
Et conserve la joie et la sérénité
Il fait céder de suite un marmot entêté,
Et sait tarir ses pleurs avec quelque caresse
Ou quelque brimborion qu’en partant il lui laisse.
Et quand Monsieur se fâche il l’emmène avec lui
Il lui rappelle alors le temps qui s’est enfui,
Leur jeunesse, leurs jeux, leurs longs éclats de rire,
Leurs auteurs favoris qu’ils aimaient tant à lire,
Les sentiers qu’en rêvant ils suivaient pas à pas.
Il répète ces mots : “Ne te souviens-tu pas
Nous parcourions alors dans ces jours pleins de fêtes
La campagne en chasseurs, la nature en poètes
Ne te souviens-tu pas de ce bienheureux temps ?”
Et tous les deux alors redeviennent enfants,
Et de rire et d’aller par les belles campagnes
De gravir en courant le sommet des montagnes ;
Et le soir quand l’époux revient à son foyer,
On ne l’aperçoit plus dormir ou s’ennuyer,
Son amour presqu’éteint se rallume en son âme,
Il est heureux alors de retrouver sa femme
Et de goûter près d’elle encor bien des plaisirs,
Car l’absence toujours ranime les désirs.
C’est ainsi qu’il revient encor tendre et fidèle.
Mais au tour de Madame à présent ; parlons d’elle
C’est scabreux, c’est critique, il me faut de l’aplomb
Mettons une sourdine et baissons notre ton
Car la femme n’est point, entre nous toujours bonne
Elle s’irrite vite et rarement pardonne
Tant pis… pour une fois croyons à sa bonté.
Heureuse d’avoir eu son jour de liberté
Et Monsieur s’en allant d’avoir été tranquille
Grâce à ce cher ami complaisant et docile
Elle en prend un grand soin et déclare avec tous
Que sans un bon ami c’en est fait des époux.
Aussi chacun pour lui se montre très aimable
Sa place est toujours prête, au salon, à la table,
On a partout pour lui les soins, l’attention
Mérités par le bien qu’il fait à la maison.
S’il me faut expliquer un si long verbiage
Je serai si tu veux l’ami… de ton ménage.
Non daté.
Monsieur Flaubert, en ce beau jour de fête
Retrempez-vous dans l’sein d’vos amis,
Pour que d’leurs vœux, elle soit l’interprète
Ils ont fait v’nir un’ artist’ de Paris.
Monsieur Flaubert, votre patron se nomme
Saint Polycarpe, un saint bien distingué.
On dit partout que c’était un brave homme
Mais il paraît qu’il n’était pas très gai.
Il s’écriait, ce pauvre Polycarpe,
En ce bas mond’ tout va de mal en pis
Et cependant il pince de la harpe,
Tout comme un autre au sein du Paradis.
Monsieur Flaubert vous ferez d’la musique
Aussi là-haut quand vous serez péri
Car vous avez un chic ecclésiastique
A fair’ dresser les ch’veux de Jules Ferry.
En attendant coulez des jours prospères
Que mille fleurs naissent dessous vos pieds,
N’oubliez pas que Dieu dit à nos pères
Ces mots sublimes : “Croisset, multipliez.”
Rappelez-vous qu’ici-bas dans la vie
Il est bon d’faire chaque chose à son tour
Nous avons eu les enfants d’vot’génie,
Nous voulons voir les enfants d’vot’amour.
Mais dans nos vœux n’oublions pas la France,
Formons pour elle les souhaits les plus doux
N’est-elle pas notre unique espérance,
N’est-elle pas notre mère à nous tous ?
Monsieur Flaubert, acceptez cette page
Où notre cœur se montre à vous sans fard.
Pour vous en faire un plus brillant hommage
On attendait Madam’ Sarah Bernardt.
N’dédaignez pas celle qui la remplace
Depuis huit jours son temps ne se passe qu’à
Faire du trapèz’, prendr’ des douch’s à la glace,
C’est vot’ servant’, c’est Madame Pasca.
Non daté.
Lorsque j’ai bien dîné, je me sens tout morose,
Et fort embarrassé d’écrire quelque chose.
Non daté.
Enfant, pourquoi pleurer, puisque sur ton passage
On écarte toujours les ronces du chemin ?
Une larme fait mal sur un jeune visage,
Cueille et tresse les fleurs qu’on jette sous ta main.
Chante, petit enfant, toute chose a son heure ;
Va de ton pied léger, par le sentier fleuri ;
Tout paraît s’attrister sitôt que l’enfant pleure,
Et tout paraît heureux lorsque l’enfant sourit.
Comme un rayon joyeux ton rire doit éclore,
Et l’oiseau doit chanter sous l’ombre des berceaux,
Car le bon Dieu là-haut écoute dès l’aurore
Le rire des enfants et le chant des oiseaux.
Ajaccio, 1880
… Tandis que devant moi,
Dans la clarté douteuse où s’ébauchait sa forme,
Debout sur le coteau comme un monstre vivant
Dont la lune sur l’herbe étalait l’ombre énorme,
Un immense moulin tournait ses bras au vent.
D’où vient qu’alors je vis, comme on voit dans un songe
Quelque corps effrayant qui se dresse et s’allonge
Jusqu’à toucher du front le lointain firmament,
Le vieux moulin grandir si démesurément
Que ses bras, tournoyant avec un bruit de voiles,
Tout à coup se perdaient au milieu des étoiles,
Pour retomber, brillant d’une poussière d’or
Qu’ils avaient dérobée aux robes des comètes ?
Puis, comme pour revoir leurs sublimes conquêtes,
A peine descendus, ils remontaient encor.
Non daté.
La lune traîne
Ses longs rayons,
Et sur les monts
Et dans la plaine,
Entendez-vous
Ce bruit étrange ?
C’est la phalange
Des loups-garous.
La ronde des sorcières
Tourne,
Tourne,
Tourne,
Tourne,
La ronde des sorcières
Tourne sur les bruyères.
Par sauts, par bonds,
Viennent les gnomes ;
Fuis les fantômes,
Puis les démons ;
Et pour la danse
Plus d’un pendu
Est descendu
De la potence.
Tous ces êtres hideux
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Tous ces êtres hideux
Tournent autour des feux.
Ce sont vos fêtes,
Venez, damnés !
Guillotinés,
Portez vos têtes !
Et vous, corbeaux,
Criez de joie,
Car votre proie
Sort des tombeaux.
Les morts, sous leur suaire,
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Les morts, sous leur suaire,
Tournent dans la nuit claire.
Le roi d’enfer,
Sombre et livide
A tout préside ;
C’est Lucifer.
L’horrible foule,
A ses accents,
En flots pressants,
S’agite et roule.
Et le bal monstrueux
Tourne,
Tourne,
Tourne,
Tourne,
Et le bal monstrueux
Tourne… et fait peur aux cieux.
Mais, comme un rêve,
Tout a passé,
Tout a cessé,
Le jour se lève.
A l’Orient,
Le ciel est rose,
L’insecte cause
Avec le vent.
Du coq la voix sonore
Chante,
Chante,
Chante,
Chante,
Du coq la voix sonore
Chante une belle aurore.
Non daté.
Un nuage a passé sur votre ciel, Madame,
Cachant l’astre éclatant qu’on nomme l’Avenir,
La douleur a jeté son crêpe sur votre âme
Et vous ne vivez plus que dans un souvenir.
Tout votre espoir s’éteint comme meurt une flamme,
Aucun lien parmi nous ne vous peut retenir,
Vous souffrez et pleurez, et votre cœur réclame
Le grand repos des morts qui ne doit pas finir.
Mais songez que toujours, quand le malheur nous ploie,
Aux cœurs les plus meurtris Dieu garde un peu de joie
Comme un peu de soleil en un ciel obscurci.
Et que de ce tourment qui ronge notre vie,
Madame, si demain vous nous étiez ravie,
Bien d’autres souffriraient qui vous aiment aussi.
Non daté.
Voici la corde d’un pendu
Que je mets à vos pieds, Madame,
C’est, pour une charmante femme,
Un présent bien inattendu.
Mais si, comme on l’a prétendu,
Cette corde est un sûr dictame
Pour les maux du corps et de l’âme,
Gage d’un bonheur assidu ;
Moi qui, plaignant le pauvre diable
D’avoir été si misérable,
Accusais le ciel malfaisant,
Moi dont le cœur était si tendre !
Voilà que je trouve à présent
Qu’il a fort bien fait de se pendre !
Non daté.
Vous m’avez donné, Madame,
Un étrange chapelet
Qui m’a pris le cœur et l’âme
Comme un agile filet !
Où sont mes goûts de naguère ?
On me disait libertin !
Aujourd’hui je n’ai plus guère
Que des soifs de sacristain.
Je me prosterne et je prie,
Chaque jour à deux genoux,
La bonne Vierge Marie
Qui, d’en Haut, veille sur nous.
Je récite l’Angelus,
Brûlant d’une ardeur nouvelle !..
Mais ne vous étonnez plus…
Mon secret — je le révèle !
Au fond du ciel étoilé
La Vierge m’est apparue
Découvrant son front, voilé
Par un grand manteau de nue !
J’ai cru… N’ai-je point rêvé ?
Oui j’ai cru… Dieu me pardonne !
En bredouillant mes Ave
Que c’était vous la Madone.
Non daté.
Sauve-toi de lui, s’il aboie ;
Ami, prends garde au chien qui mord.
Ami, prends garde à l’eau qui noie ;
Sois prudent, reste sur le bord.
Prends garde au vin d’où sort l’ivresse,
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.
Pourtant, ici, tout ce que j’aime
Et que je fais avec ardeur,
Le croirais-tu, c’est cela même,
Dont je veux garder ta candeur.
Non daté.
A Madame la comtesse Potocka
Vous voulez des vers ? — Eh bien non,
Je n’écrirai sur cette chose
Qui fait du vent, ni vers, ni prose ;
Je n’écrirai rien que mon nom ;
Pour qu’en vous éventant la face,
Votre oeil le voie et qu’il vous fasse
Sous le souffle frais et léger,
Penser à moi sans y songer.
1889
On m’a dit qu’à des mains exquises
Cet éventail est destiné.
Pour y mettre mon nom je n’ai
Aucune des vertus requises.
Mais en rêvant à la Beauté
Qui me fait cet honneur insigne
Dont s’exalte ma vanité,
C’est à genoux que je le signe.
Non daté.
Cœurs gonflés de regrets ! Ô vieux cœurs misérables
Que soulevait jadis la houle des désirs,
Comme les flots roulant des coquilles aux sables
Vous entendez ainsi pleurer vos souvenirs !
Ce n’est plus la chanson triomphante des rêves
Mais une douce et faible et plaintive rumeur,
Toujours près de s’éteindre et qui jamais ne meurt,
Comme ce bruit confus des vagues sur les grèves !