Livre V
LE SYCOPHANTE
Le dernier soir avant la fête de Cérès, alors que les autres conjurés, dont j’étais, avaient déjà quitté la demeure de Pison, Flavius Scevinus eut un entretien en tête à tête avec Antonius Natalis puis rentra chez lui pour rédiger son testament. Tandis qu’il le dictait, la mine sombre, il tira du fourreau la fameuse dague de la Fortune et s’aperçut que la pointe de cette arme fort ancienne était émoussée. En proie à la plus grande agitation, il donna l’objet à aiguiser à son affranchi Milichus, en l’invitant à la discrétion, et en assortissant cette recommandation de paroles inquiétantes et confuses qui éveillèrent les soupçons de son interlocuteur.
Puis, contre toutes ses habitudes, Scevinus commanda un festin pour toute la maisonnée. Pendant le repas, il affranchit quelques-uns de ses esclaves en pleurant doucement et en riant avec une gaieté forcée, et distribua à ses autres serviteurs des dons d’argent. Le banquet terminé, il éclata en sanglots et demanda à Milichus de préparer des médicaments et des pansements pour étancher le sang. Ces paroles achevèrent de convaincre l’affranchi de l’imminence d’un événement terrible. Peut-être était-il déjà dans le secret de la conspiration, car qui ne l’était pas ?
Milichus consulta son épouse sur le meilleur parti à prendre. En femme sensée, elle le convainquit que le premier à aller au moulin serait le premier à recevoir la farine. Il y en allait de sa vie. Plusieurs autres affranchis et esclaves avaient entendu et vu la même chose que lui, il était donc inutile de se taire. En revanche, Milichus avait tout à gagner à être le premier à dénoncer son maître. L’heure n’était plus à songer à la dette de reconnaissance qu’il gardait envers Scevinus. La riche récompense qu’il pouvait escompter étoufferait ses remords.
Milichus eut quelque difficulté à quitter la maison, car Scevinus, tout ivre qu’il fût, ne pouvait trouver le sommeil. En outre, l’épouse de Scevinus, Atria Gallia, célèbre pour sa beauté, ses divorces et la frivolité de sa vie, avait, échauffée par le festin, fait à l’affranchi certaines propositions sur lesquelles Scevinus fermait les yeux, pour des raisons privées, et l’épouse de Milichus avait été bien forcée d’imiter cette bénévolence. Ce dernier point n’était sans doute pas pour rien dans le conseil qu’elle avait donné à son époux. Je signale cela à sa décharge.
Ce ne fut qu’aux premières lueurs du jour que Milichus trouva l’occasion de courir jusqu’aux jardins de la Maison dorée, en emportant sous son manteau la dague de Fortune comme preuve de sa dénonciation. Mais bien évidemment, les gardes n’étaient pas disposés à laisser entrer cet ancien esclave, moins encore aux premières heures d’un jour de solennités dédiées à Cérès. Sur ces entrefaites, survint Épaphroditus, venu livrer un couple de jeunes léopards. Néron avait l’intention de les offrir à l’épouse du consul Vestinus, Statilia Messalina à qui il faisait la cour, pour lui permettre de parader dans la loge impériale en tenant en laisse ces superbes animaux. L’attention d’Épaphroditus fut attirée par la discussion animée qui se déroulait devant la porte du palais. Milichus, voyant qu’on ne le laisserait pas entrer, s’était mis à invoquer à grands cris le nom de Néron et les gardes le frappaient de leurs lances. Le nouvel intendant de la ménagerie intervint pour rétablir le calme.
Il me semble que jamais auparavant et jamais depuis lors la Fortune ne se montra si clairement à moi. Plus que jamais, il m’apparut que la magnanimité et la générosité trouvaient leur récompense en cette vie. Reconnaissant l’affranchi de Flavius Scevinus, apparenté à son épouse Sabine, Épaphroditus voulut lui porter secours. Quand Milichus lui eut expliqué pourquoi il désirait voir Néron, Épaphroditus comprit aussitôt l’importance de ce qu’il entendait. Se souvenant de la dette de reconnaissance qu’il avait envers moi, il envoya l’esclave qui l’accompagnait me prévenir de ce qui se passait. Après quoi, il fit réveiller Néron et conduisit au pied de l’énorme couche impériale les deux léopards et Milichus.
L’esclave d’Épaphroditus m’arracha à un profond sommeil, mais le message dont il était porteur me fit bondir hors de mon lit. Jetant un manteau sur mes épaules, sans prendre le temps de me faire raser ou de déjeuner, je courus à la suite du messager d’Épaphroditus.
La course me mit hors d’haleine et je pris la résolution – si, par un hasard heureux, je sauvais ma tête – de m’adonner de nouveau à l’équitation et aux exercices du stade. Contraint, tout en courant, d’examiner l’ensemble de la situation, je dressai mentalement la liste des conjurés qu’il serait le plus avantageux de dénoncer.
Lorsque j’arrivai à la Maison dorée, Néron pestait encore contre son réveil intempestif, quoiqu’il eût dû être déjà levé pour se préparer à la fête. Il jouait en bâillant avec les jeunes léopards qu’il avait fait grimper sur son lit recouvert de soie. Aveuglé par sa vanité, il avait d’abord refusé de croire les explications balbutiées par l’affranchi. Néanmoins, il avait fait prévenir Tigellinus qu’il désirait questionner de nouveau Épicharis, et des prétoriens étaient partis quérir Flavius Scevinus que Néron se proposait d’interroger sur son étrange comportement.
Bien qu’il affectât l’indifférence, Néron ne put s’empêcher d’éprouver du gras du pouce la pointe vert-de-grisée de la dague et sans doute se figura-t-il, avec toute la vivacité de son imagination, quelle sensation il aurait éprouvée à l’instant où l’arme se serait brusquement enfoncée dans son torse puissant. Mon entrée survenant à cet instant, il se montra plus bienveillant qu’avec Milichus lorsque, essuyant la transpiration qui dégouttait de mon front, je lui dis en haletant que j’avais des révélations à lui faire qui ne sauraient souffrir de délai.
Je lui exposai rapidement le plan des conjurés, leur résolution de l’assassiner et, sans hésiter, désignai comme chefs de la conspiration Pison et son aide Lateranus. Quand bien même je ne les eusse pas mentionnés, rien n’eût pu les sauver. Tout le temps que je parlais, je souffris mille morts à l’idée de ce qu’Épicharis allait dire pour échapper à de nouvelles tortures, maintenant que le complot était découvert.
Les jeunes léopards me donnèrent l’heureuse idée de dénoncer le consul Vestinus, car sachant à qui ces bêtes étaient destinées, je devinai que Néron serait heureux d’être débarrassé de l’époux de Statilia Messalina. En réalité, en raison de ses opinions républicaines, nous ne nous étions pas souciés de faire participer Vestinus à la conjuration. En entendant cette accusation, Néron s’assombrit. Qu’un consul en activité se fût mêlé à un projet d’assassinat, donnait à l’affaire un caractère d’exceptionnelle gravité. Néron se mordit les lèvres et son menton se mit à trembler comme celui d’un enfant qui va pleurer. Il était si profondément convaincu de sa popularité !
Dans la liste de noms que je donnai, je fis figurer de préférence des sénateurs, car la piété filiale exigeait que je tirasse vengeance de cette assemblée qui avait, à l’unanimité et sans même voter, condamné à mort mon père, ce qui avait entraîné la mort de mon fils Jucundus sous les crocs des fauves. En outre, il ne pouvait qu’être utile à mes propres projets que quelques places au sénat fussent rendues vacantes.
J’avais déjà énuméré quelques noms, lorsque pris d’une inspiration soudaine, je dénonçai aussi Sénèque. Il avait lui-même admis que son sort dépendait de celui de Pison, il était donc perdu, quoi qu’il advînt. On porterait à mon crédit d’avoir le premier désigné un homme si puissant. Comme on peut s’y attendre, je m’abstins de parler de la visite que je lui avais rendue.
D’abord Néron parut peu disposé à me croire. Néanmoins, il joua à la perfection l’horreur et l’étonnement devant une trahison si cruelle, venant de son vieux précepteur qui ne devait qu’à Néron l’immensité de sa richesse et le succès de ses entreprises. Le philosophe avait quitté ses charges de son plein gré et n’avait donc aucune raison de nourrir des griefs contre Néron. L’empereur versa même quelques larmes et, faisant tomber les léopards à terre, il demanda d’une voix désespérée pourquoi on le haïssait tant, lui qui servait du mieux qu’il pouvait les intérêts du sénat et du peuple de Rome, lui qui avait sacrifié tout bien-être pour se charger du lourd fardeau des devoirs impériaux.
— Pourquoi ne m’ont-ils pas parlé ? se lamenta-t-il. J’ai dit maintes fois que je préférerais être déchargé du pouvoir, car je pourrais gagner ma vie comme artiste n’importe où dans le monde. Pourquoi me haïssent-ils tant ?
Il eût été inutile et dangereux de répondre à ces question rhétoriques. Heureusement, Flavius Scevinus et Tigellinus survinrent et on annonça qu’Épicharis attendait dans une litière, à l’extérieur.
Néron jugea plus sage de feindre d’ignorer l’étendue exacte de la conspiration. Comme il désirait confronter Flavius Scevinus et Milichus, il me demanda de me retirer et j’en fus heureux, car cela me donnait l’occasion de prévenir Épicharis et de m’entendre avec elle sur les noms de ceux qu’il conviendrait de dénoncer. À l’instant où je partis, Néron, avec un regard malicieux sur Tigellinus, appela auprès de lui les soldats de la garde germaine.
Depuis la conspiration de Séjan contre Tibère, aucun empereur ne se fiait plus sans arrière-pensée à la garde prétorienne et à son préfet. En nommant Fenius Rufus aux côtés de Tigellinus, Néron était revenu à la pratique consistant à nommer deux préfets du prétoire qui se surveillaient mutuellement. Mais en choisissant le collègue de Tigellinus, il n’avait pas eu la main heureuse. Cependant, j’étais résolu à ne pas dénoncer Fenius Rufus qui était un ami, et même à veiller à ce que son nom n’apparût pas par hasard. De cela aussi, je voulais toucher deux mots à Épicharis.
Sa litière était posée sur l’herbe, les rideaux soigneusement tirés. Les porteurs étaient assis à l’écart, mais les deux gardes qui les accompagnaient refusèrent de me laisser parler à la prisonnière. Néanmoins, grâce à quelques-unes des nouvelles pièces de Néron, je parvins à les fléchir. Ils s’éloignèrent de quelques pas et j’écartai les rideaux.
— Épicharis, soufflai-je, je suis un ami. J’ai quelque chose d’important à te dire.
Mais Épicharis ne répondit pas. Alors je vis que pendant son voyage, elle avait défait les bandages ensanglantés qu’un garde miséricordieux lui avait procurés. Elle s’était fait un nœud autour du cou et avait attaché l’autre extrémité du tissu à la barre transversale de la litière. Affaiblie comme elle l’était par la torture, son propre poids avait suffi à l’étrangler. Sans nul doute, elle avait craint de ne pouvoir supporter un autre interrogatoire. Quand je me fus assuré qu’elle était bien morte, je poussai un cri de surprise pour alerter les gardes. Mentalement, je fis l’éloge de cette femme qui n’avait rien d’une respectable matrone, mais qui s’était conduite si noblement. En se suicidant, elle s’était empêchée de dénoncer ses complices et me laissait les mains libres.
Les gardes redoutaient le châtiment que méritait leur négligence, mais l’heure n’était plus à de tels détails. Le suicide d’Épicharis acheva de convaincre Néron de l’existence d’une conspiration, dans laquelle la flotte avait sa part. Quant à moi, je dois avouer que la vue des seins lacérés et des membres brisés d’Épicharis me donna la nausée au point que je vomis dans l’herbe, près de la litière.
Mon malaise était assurément dû autant à ce spectacle affreux qu’au brusque soulagement que j’avais ressenti en le découvrant. Je prouvai ma reconnaissance envers Épicharis en lui faisant bâtir un tombeau à mes frais, lorsqu’il apparut que ses anciens amis n’étaient plus en mesure de le faire, trop préoccupés qu’ils étaient par la pensée de leur propre tombe.
Face aux habiles questions de Néron, Scevinus peu à peu reprit contenance et en le fixant fièrement dans les yeux, il proclama son innocence. Un instant, Néron sentit vaciller sa conviction.
Mais les prétoriens étaient aussi allés quérir Natalis. Néron questionna séparément Scevinus et le second de Pison sur l’entretien qu’ils avaient eu la veille au soir. Comme ni l’un ni l’autre n’étaient préparés à répondre à un interrogatoire, leurs versions différèrent. Tigellinus leur montra le collier de fer, les tenailles et les autres instruments de torture, et cela suffit. Natalis le premier perdit courage. Comme il connaissait la conspiration dans presque toutes ses ramifications, il crut pouvoir gagner la clémence de l’empereur par une confession volontaire. Il dénonça son cher Pison et quelques autres, et avoua au passage ses contacts avec Sénèque. Je devais remercier la Fortune de m’avoir inspiré de dénoncer le philosophe le premier.
Quand Scevinus apprit que Natalis avait avoué, il renonça à ses vaines espérances, avoua sa participation et, parmi d’autres, donna les noms de Senecio, de Lucain, de Pétrone et malheureusement aussi de moi-même. Il me fut relativement facile d’expliquer que j’avais pris part à la réunion de la veille pour connaître les conjurés et sauver la vie de l’empereur.
Par prudence, je n’avais pas insisté pour donner ma part de la somme collectée pour la récompense des prétoriens. Je pus donc sans hésitation livrer les noms de ceux qui avaient versé de l’argent. Néron fut fort aise de se procurer à si bon compte trente millions de sesterces qui venaient à point renflouer ses finances. Par la suite, la confiscation des biens des conjurés devait rapporter à l’empereur une somme cent fois supérieure, Sénèque et Pallas lui fournissant à eux seuls mille millions de sesterces, à ce que je crois.
Néron décida de dissimuler au peuple l’importance véritable de la conspiration. Il ne voulait pas que la plèbe sût à quel point l’aristocratie le haïssait. Son premier mouvement fut d’abord d’annuler les fêtes de Cérès, mais Tigellinus et moi le persuadâmes de s’en abstenir. Il serait plus aisé de faire occuper la ville, et aussi Ostie puisque la flotte était du complot, pendant que le peuple regarderait les courses de chevaux. Au cirque, on pourrait sans difficulté et sans attirer l’attention, procéder à l’arrestation des sénateurs et des chevaliers compromis, avant qu’ils aient eu le temps de fuir et de se réfugier sous la sauvegarde des légions.
Il fallait arrêter immédiatement Pison. Étourdi par ses rêves de grandeur, il attendait déjà, avec sa suite, près du temple de Cérès. Ce fut là qu’il apprit la trahison de Milichus, et l’arrestation de Scevinus et de Natalis. Il s’empressa de battre en retraite, contre l’avis des plus résolus de ses compagnons, qui l’incitaient à courir au camp des prétoriens sur-le-champ en leur apportant l’argent, ou au moins à prendre la parole sur le Forum pour soulever le peuple à son profit.
En agissant promptement, il aurait encore pu arrêter la roue de la Fortune. Fenius Rufus se trouvait encore au camp des prétoriens, Tigellinus était provisoirement occupé à la Maison dorée, et plusieurs tribuns et centurions figuraient parmi les conjurés. Même si les soldats l’avaient trahi et si le peuple l’avait abandonné, il aurait pu au moins mourir honorablement dans un coup de main hardi, en se montrant digne de ses ancêtres dans son combat pour la gloire et la liberté.
Mais Pison n’était pas digne du rôle qui lui avait été assigné. Après un instant d’hésitation, il rentra tout simplement chez lui. Ce que voyant, ses amis s’éparpillèrent, dans l’espoir de sauver ce qui pouvait encore l’être.
Seule la maison de Lateranus résista les armes à la main aux prétoriens. En conséquence, Lateranus fut traîné jusqu’au lieu d’exécution des esclaves, en dépit de son titre de consul. Le tribun Statius lui trancha la tête avec tant de hâte qu’il se blessa la main. Lateranus fut le seul conjuré qui garda jusqu’au bout le silence, s’abstenant même de révéler que celui qui le décapitait, et dont on comprend la précipitation, avait conspiré lui aussi.
Chacun avoua sans se faire prier et dénonça ses complices avant de passer de vie à trépas. Le poète Lucain livra même sa mère et Junius Gallio, mon ancien ami de Corinthe, son frère Sénèque. Après ses aveux, Gallio, en plein sénat, fut ouvertement accusé de fratricide et on lui reprocha d’être encore plus compromis que Sénèque, mais Néron fit comme s’il n’avait rien entendu. On ne tracassa pas non plus la mère de Lucain qui n’avait pourtant jamais caché son mépris pour celui qu’elle appelait un « infâme citharède » afin de rehausser par contraste la réputation de poète de son fils.
Il serait bien trop long de citer tous les noms des personnes de haute condition qui furent exécutées ou qui se suicidèrent. Néron fit néanmoins preuve de clémence et limita le nombre des exécutions. Mais l’empereur était humain et c’eût été trop attendre de lui que d’espérer qu’en choisissant ceux qui devaient être poursuivis, il ne songeât pas à d’anciens affronts à venger, ou à l’importance de la fortune qu’il pourrait confisquer.
Parmi ceux qui périrent bravement, je ne mentionnerai que Subrius Flavius. Comme Néron lui demandait ce qui avait pu le pousser à oublier son serment militaire, Subrius Flavius lui répondit sans détour :
— Tu n’eus jamais plus fidèle soldat que moi, aussi longtemps que tu fus digne de mon amour. Je me suis pris de haine pour toi quand tu as assassiné ta mère et ta femme, et que tu n’as plus été à mes yeux qu’un aurige, un pitre et un incendiaire.
Mis en fureur par ce franc-parler, Néron ordonna à un nègre qu’il avait nommé centurion d’emmener Subrius dans le champ le plus proche et de faire son devoir. Le nègre obéit et fit creuser en hâte une fosse. Voyant que la tombe était par trop étroite, Flavius lança d’une voix railleuse, pour la plus grande joie des soldats qui le gardaient et plaisantaient avec lui :
— Ce nègre ne sait même pas creuser une tombe conforme au règlement !
Le centurion était si impressionné par les nobles origines de Subrius Flavius que sa main tremblait quand le condamné tendit fièrement le cou. Il lui fallut se reprendre à deux fois pour détacher la tête du tronc.
Venu à Rome pour la fête de Cérès, Sénèque eut vent de la conjuration, dans la demeure qu’il possédait près du quatrième milliaire. Néron lui envoya un tribun de sa garde du corps, Cavius Silvanus, pour lui demander s’il avait quelque chose à dire pour sa défense au sujet des aveux de Natalis. Silvanus fit encercler la maison et franchit le seuil à l’instant où le philosophe, sa femme et un couple de leurs amis, tous en proie à une certaine nervosité, s’apprêtaient à passer à table.
Sénèque prit son repas sans se départir de son calme. À la question de Cavius Silvanus, il répondit, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance, que Natalis lui avait effectivement rendu visite au nom de Pison pour lui reprocher de ne pas avoir répondu aux invitations de celui-ci. Sénèque avait alors argué poliment de sa piètre santé. Le philosophe n’avait aucune raison de s’exposer pour soutenir quiconque. Silvanus dut se contenter de cette réponse.
Quand Néron demanda si Sénèque s’apprêtait à mettre fin à sa vie de son plein gré, Silvanus dut avouer qu’il n’avait détecté nul signe de crainte en lui. Néron se vit contraint de renvoyer Silvanus à Sénèque pour lui ordonner de mourir. C’était pour Néron un ordre bien difficile à donner. Soucieux de sa renommée, il aurait préféré que son vieux précepteur eût choisi lui-même de disparaître.
Pour comprendre à quel point la vie de Néron était encore en balance, il faut savoir que lorsqu’il reçut cet ordre, Silvanus courut auprès de Fenius Rufus dans le camp des prétoriens pour lui raconter ce qui se passait et lui demander s’il devait obéir. Silvanus aussi figurait parmi les conjurés. Rufus pouvait encore proclamer Sénèque empereur, distribuer leur gratification aux prétoriens et, s’il lui avait semblé impossible de faire tuer Néron immédiatement, déclencher un soulèvement armé. Fenius Rufus était un excellent homme de loi et un négociant en blé, et non un soldat. Il ne put se résoudre à prendre la décision de passer à l’action et, décidé à se prémunir contre le soupçon, il dit à Silvanus d’obéir à Néron.
On doit porter à l’honneur de Silvanus qu’il eut honte d’avoir à transmettre pareil message et qu’il préféra dépêcher à Sénèque un de ses centurions. Tant de récits édifiants de la mort du philosophe ont été écrits qu’il n’est pas nécessaire de s’étendre beaucoup sur cet épisode. Cependant, il ne me semble guère élégant de sa part d’avoir essayé d’effrayer son épouse encore jeune, pour obtenir qu’elle l’accompagnât dans la mort.
Certes, il la consola d’abord, si l’on en croit ce que racontèrent ses amis, et lui fit promettre de ne pas sombrer dans un deuil définitif mais d’adoucir sa peine en songeant à cette quête de la vertu qu’avait été sa vie de philosophe. Après l’avoir ainsi apaisée, il poursuivit du même souffle en lui avouant ses craintes et en lui décrivant ce à quoi elle s’exposait si elle tombait entre les mains d’un Néron assoiffé de sang. Pauline dit alors qu’elle préférait suivre son époux dans la mort.
— Je t’ai montré comment mener une vie point trop dure, répondit Sénèque, mais si tu optes toi-même pour une mort honorable, je ne puis penser que ta décision est mauvaise. Montrons l’un et l’autre une égale fermeté à l’instant de mourir.
Se tournant aussitôt vers le centurion, il le pria de leur ouvrir les veines promptement, afin que Pauline n’eût pas le temps de changer d’idée.
Mais Néron ne nourrissait aucun grief contre Pauline. Il avait expressément demandé qu’elle fût épargnée, car il avait l’habitude d’éviter dans ses condamnations toute cruauté inutile pour ne pas ternir sa réputation. Le centurion obéit à Sénèque, mais en passant le fil de son glaive sur le poignet de la jeune femme, il prit bien soin de ne pas couper d’artères ni de tendons.
Le corps de Sénèque était affaibli par l’âge et l’ascèse, de sorte que son sang s’écoulait paresseusement. Il ne se plongea pas alors dans un bain chaud, comme il aurait dû, mais se mit à dicter à un scribe quelques corrections à ses œuvres. Comme les pleurs de Pauline le gênaient, il lui demanda d’une voix impatiente de passer dans la pièce voisine, en arguant du fait qu’il ne désirait pas affaiblir la résolution de Pauline par le spectacle de ses souffrances.
Dans la pièce voisine, sur l’ordre du soldat, les esclaves de Sénèque bandèrent immédiatement les poignets de Pauline et arrêtèrent l’hémorragie. La jeune femme ne s’y opposa pas. Ce fut ainsi que la vanité sans limite d’un auteur sauva la vie de Pauline.
Comme beaucoup de stoïciens, Sénèque craignait la douleur physique. Il demanda donc à son médecin de lui fournir quelque drogue stupéfiante semblable à celle que les Athéniens donnèrent à Socrate. Peut-être désirait-il passer à la postérité comme un égal du philosophe grec. Comme il avait fini de dicter et que le centurion donnait des signes d’impatience, il alla se plonger enfin dans un bain chaud puis passa dans la salle de vapeur où il suffoqua et mourut. Son corps fut brûlé sans cérémonie et en silence, comme il avait ordonné, faisant de nécessité vertu, car Néron n’aurait jamais permis de funérailles publiques, par crainte de mouvements de foule.
Grâce au centurion, Pauline vécut encore de longues années, pâle comme un fantôme, et l’on disait qu’elle s’était secrètement convertie au christianisme.
Fenius Rufus échappa longtemps à la colère de Néron, mais les prisonniers commencèrent à se lasser d’être interrogés par lui. Tant de gens le dénoncèrent que Néron dut se résigner à les croire, bien que dans son rôle de procureur, Fenius Rufus se fût montré particulièrement féroce pour éloigner les soupçons de sa tête. Un jour, sur l’ordre de Néron, on l’assomma au milieu d’un interrogatoire et on le garrotta. Il fut exécuté comme ses complices, à ma grande tristesse, car nous étions bons amis et après lui, ce fut un homme bien plus cupide qui lui succéda à l’intendance générale des greniers de l’État. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à sa propre pusillanimité, car il avait laissé échapper une excellente occasion d’intervenir dans le cours des événements.
Mon ami Pétrone eut une mort digne de lui. Il donna à ses amis un excellent banquet au cours duquel il brisa tous les objets d’art qu’il avait collectionnés, pour que Néron ne pût se les approprier. Ce dernier fut particulièrement chagriné de la destruction de deux merveilleuses coupes de cristal qu’il avait toujours enviées à l’écrivain.
Mon ami satisfit sa vanité d’auteur en dressant dans son testament un catalogue exhaustif des vices de Néron et des personnes avec lesquelles il les avait pratiqués, en donnant toutes circonstances de lieu, de date et de nom, afin qu’on ne pût le soupçonner d’avoir puisé dans son imagination. Il exagéra peut-être quelque peu pour accentuer les effets comiques, quand il lut le testament à ses amis tandis qu’il se vidait peu à peu de tout son sang. À une ou deux reprises, il se fit panser pour, dit-il, goûter pleinement sa mort comme il l’avait fait de sa vie.
Il envoya son testament à l’empereur. Il me semble que ce fut grand dommage qu’il n’eût autorisé personne à en faire une copie, mais je pense qu’il devait bien cela à Néron, en souvenir de leur vieille amitié. Pétrone était un homme pur, sans doute, en dépit de la crudité de ses histoires, l’homme le plus pur que j’aie jamais rencontré.
Il n’avait pu m’inviter à son festin d’adieu, mais je n’en fus pas offensé. Il me fit parvenir un message me disant qu’il comprenait mon attitude et qu’il aurait probablement agi de même s’il avait été placé dans la même position. Il m’aurait volontiers invité, mais il croyait savoir que je me sentirais fort embarrassé en présence de certains de ses amis. Je possède encore cette missive pleine de bon sens et me souviendrai toujours de lui comme d’un ami.
Mais à quoi bon dresser la liste de tant d’amis et de connaissances, nobles et respectées, qui moururent ou partirent en exil cette année-là et la suivante ? Il est bien plus plaisant de parler des récompenses que Néron distribua à ceux qui s’étaient distingués dans l’anéantissement de la conspiration. L’empereur donna aux prétoriens la même somme qu’ils auraient reçue si les conjurés l’avaient emporté. Outre cette gratification de deux mille sesterces par tête, il décréta qu’on leur fournirait une ration de blé gratuite. Tigellinus et deux autres officiers reçurent le droit au triomphe et des statues triomphales leur furent érigées sur le Palatin.
Pour ma part, je fis remarquer à Néron que les rangs du sénat s’étaient considérablement éclaircis et que le siège de mon père était toujours vacant. On avait pourtant grand besoin, au comité des Affaires orientales, d’un homme qui, comme mon père, saurait se montrer de bon conseil dans les affaires juives et s’entremettre entre l’État et les Juifs, pour régler notamment les difficultés que provoquaient leur statut spécial. Du point de vue des intérêts même de Néron, il serait sage de nommer des sénateurs dont les actes avaient démontré leur loyauté, car le sénat demeurait peu sûr et nourrissait des sympathies pour la république.
Néron me répondit avec étonnement qu’il ne lui était pas possible de nommer quelqu’un comme moi qui avait si mauvaise réputation. Les censeurs s’y opposeraient certainement. De surcroît, après cette conspiration, il avait perdu sa confiance dans le genre humain et ne se fiait plus à personne, pas même à moi.
Je plaidai énergiquement ma cause et ajoutai qu’à Caere et ailleurs en Italie, je possédais les propriétés terriennes nécessaires. Je devins donc sénateur, suivant le vœu de Claudia. Et rien ne fut opposé à ma candidature, sinon que j’étais trop jeune, ce qui suscita des rires bruyants dans la curie, car il y avait eu depuis longtemps tant d’exceptions que cette question était dépourvue de sens. En fait, nul n’ignorait ce que l’orateur aurait voulu et n’osait pas dire contre moi. La proposition de Néron fut votée, presque à l’unanimité. Je m’empressai d’oublier les noms de ceux qui ne m’avaient pas été favorables, car après la séance, l’un d’entre eux vint à moi le sourire aux lèvres et m’expliqua qu’il n’était pas mauvais pour le bon renom du sénat que les suggestions de détail de l’empereur rencontrassent quelque opposition.
Si je me suis étendu sur les circonstances de la conspiration de Pison, ce n’est pas pour me défendre, car je n’en ai nul besoin, mais pour repousser le plus longtemps possible le moment d’aborder la partie la plus douloureuse de mon récit. Tu auras sans nul doute deviné qu’il s’agit d’Antonia. Après toutes ces années, les larmes me montent encore aux yeux lorsque je songe à son destin.
Peu après le suicide de Pison, Néron fit cerner la demeure d’Antonia sur le Palatin. Trop de conjurés arrêtés avaient avoué qu’elle avait donné son accord pour accompagner l’usurpateur au camp des prétoriens. Certains même affirmaient que Pison avait promis de divorcer pour l’épouser lorsqu’il aurait accédé au principat. Mais je savais à quoi m’en tenir, car Antonia par amour pour moi et souci de l’avenir de mon fils ne pouvait pas même envisager une telle union.
Il ne me fut accordé qu’une nuit encore avec Antonia. Elle me coûta un million de sesterces, le prix de la peur que Néron et Tigellinus inspiraient aux gardes. Mais je ne fus que trop heureux de leur remettre cet argent. Que vaut l’argent face à un amour passionné ? J’aurais volontiers donné tous mes biens pour sauver la vie d’Antonia. Ou au moins une bonne partie de mes biens. Mais c’était impossible.
Durant cette nuit mélancolique, nous envisageâmes sérieusement de tout abandonner pour tenter de fuir en Inde, où j’avais des relations d’affaire. Mais c’était un trop long voyage. Nous conclûmes que nous serions bientôt rattrapés, car les innombrables statues d’Antonia avaient fait connaître ses traits jusque dans les provinces les plus reculées et nul déguisement ne dissimulerait longtemps son noble visage.
Pleurant dans les bras l’un de l’autre, nous abandonnâmes toute fausse espérance. La voix tendre d’Antonia me murmura qu’elle mourrait heureuse et sans crainte, puisqu’elle avait une fois dans sa vie goûté à l’amour véritable. Elle reconnut sans plus de détour qu’elle avait projeté de m’épouser dès que Claudia, de quelque manière que ce fût, serait descendue dans l’Hadès. Cette déclaration est le plus grand honneur qui m’ait jamais été fait. Je ne crois pas mal faire en te la rapportant, car ce n’est point par vanité, mais simplement pour te montrer qu’elle m’aimait vraiment.
Fiévreusement, elle me parla tout au long de la nuit, de son enfance et de son oncle Séjan qui, disait-elle, voulait donner l’empire à Claude s’il parvenait à assassiner Tibère et à obtenir le soutien du sénat. Ainsi Rome aurait-elle échappé au terrible règne de Caius Caligula. Mais le destin en avait décidé autrement.
Nous devisâmes ainsi toute la nuit, main dans la main, tandis que la mort attendait sur le seuil. De le savoir donnait à nos baisers un goût de sang et mettait des larmes brûlantes dans nos yeux. Il n’est pas donné aux hommes de connaître plus d’une fois dans leur vie une nuit pareille, une nuit qu’on n’oublie jamais. Car après cela, tous les autres plaisirs ne sont plus qu’un reflet. Jamais plus je n’ai vraiment aimé une femme.
Le temps fuyait irrésistiblement. L’aube vint, ô combien trop vite ! et Antonia me fit une suggestion qui me stupéfia d’abord, mais malgré que j’en eusse, il me fallut bientôt reconnaître que mon amie parlait sagement. Nous savions tous deux que nous n’aurions plus d’autre occasion de nous revoir. Sa mort était si inévitable que même la Fortune n’aurait pu la sauver.
Elle ne voulait pas prolonger plus longtemps cette douloureuse attente et proposait donc qu’à toutes les voix qui la dénonçaient, je joignisse la mienne. Cela hâterait sa fin, me libérerait définitivement de tout soupçon et assurerait ton avenir, ô mon fils.
La seule idée d’une telle démarche me dégoûtait mais Antonia insistant, je finis par me rendre à ses raisons.
Sur le seuil de sa demeure, elle me donna de sages conseils, dictés par le souci de ta carrière future, m’incitant à nouer des relations d’amitié avec telle ou telle gens, et à barrer la route des honneurs et du pouvoir à certaines autres, à moins que je ne pusse anéantir leur puissance de quelque autre manière.
Les yeux brillants de larmes, elle dit qu’elle ne regrettait de mourir que parce qu’elle se faisait une joie lorsque le moment serait venu, de te choisir une épouse propre à nos projets d’avenir. Elles ne sont pas très nombreuses à Rome. Antonia me pressa d’arranger tes fiançailles à temps et d’user de mon jugement quand ta future épouse aurait douze ans. Mais tu ne tiens jamais compte de mes conseils.
Les gardes s’impatientèrent et vinrent m’inviter à me hâter. Nous devions nous quitter. Je me souviendrai toujours du beau et noble visage d’Antonia qui souriait au milieu de ses larmes, de cet air égaré que lui avait donné notre longue nuit. Mais j’avais un projet meilleur encore que le sien, qui me rendait plus facile le fait de la quitter, quoique chacun de mes pas me parût le plus lourd de ma vie.
Je ne voulus pas rentrer chez moi, je ne désirais pas voir Claudia, ni même toi, mon fils. Je tuai le temps en me promenant dans les jardins du Palatin. M’adossant un instant contre un vieux pin déchiqueté, qui, chose incroyable, était encore vivant, je regardai vers l’orient et vers l’occident, vers le septentrion et vers le midi. Même si tout cela m’appartenait un jour, songeai-je, même si la terre entière était à moi, je l’échangerais volontiers contre un seul des baisers d’Antonia et je donnerais toutes les perles de l’Inde pour la blancheur de ses membres. C’est ainsi que l’amour aveugle merveilleusement les hommes.
En réalité, Antonia était plus âgée que moi et les plus belles années de sa vie se trouvaient derrière elle. Les épreuves et les souffrances avaient marqué de rides son mince visage et les courbes de son corps auraient pu être un peu plus rondes. Mais cette minceur ne faisait qu’ajouter à mon enchantement. Sa peau diaphane et les ailes frémissantes de son nez adorable étaient les plus belles choses qui m’aient jamais été données de voir.
Plongé dans une extase, je contemplai les antiques monuments du Forum à mes pieds, la nouvelle Rome qui se relevait de ses ruines noircies et la Maison dorée qui brillait au soleil levant sur l’Esquilin. Je n’avais guère la tête aux considérations immobilières mais je songeai pourtant que ma vieille maison de l’Aventin tombait en décrépitude et que pour toi, je devais acquérir une demeure nouvelle et de plus grande valeur, aussi proche que possible de la Maison dorée.
Descendant du Palatin, je me dirigeai vers le palais de Néron pour demander à le voir à l’audience du matin. Si je devais dénoncer Antonia, il me fallait agir le plus promptement possible. Devant l’absurdité de la vie, j’éclatai de rire et poursuivis ma route, mi-riant, mi-pleurant, comme un homme en extase.
« Mundus absurdus », répétais-je à haute voix, comme si je venais de découvrir une nouvelle et étonnante vérité. Dans l’état où je me trouvais, cela me paraissait la vérité suprême. Par la suite, j’ai retrouvé ma sérénité et porté un jugement moins sévère sur le monde.
Mon exaltation se transforma en stupéfaction lorsque je saluai les personnes présentes dans la salle d’audience, car je voyais chacune d’entre elles affublée d’une tête d’animal. Je me frottai les yeux. Dans ce salon étincelant d’or et d’ivoire, au sol décoré d’une immense mosaïque figurant un banquet de dieux, une foule attendait midi, dans l’espoir d’apercevoir Néron. Tout le monde animal était rassemblé là, du chameau au hérisson, du taureau au porc. Tigellinus ressemblait de manière si frappante à un tigre famélique que je dus porter la main à ma bouche pour ne pas éclater de rire lorsque je le saluai.
Cette étrange hallucination, sans doute due au manque de sommeil, à l’exaltation de l’amour et à la tension de l’inquiétude, s’évanouit lorsque Néron m’eut fait entrer dans sa chambre avant tous les autres, après que je lui eusse fait passer un message l’avertissant que j’avais des informations importantes à lui transmettre. Acté avait partagé sa couche. Manifestement lassé de ses vices, il avait eu envie, comme cela lui arrivait de temps à autre, de goûter des plaisirs naturels.
Néron ne m’apparut pas sous une forme animale. En fait, il ressemblait à un homme qui souffre, à un homme au désespoir, ou peut-être à un enfant gâté, trop bien nourri, qui ne comprenait pas que quiconque pût lui vouloir du mal quand lui-même n’aspirait qu’au bonheur de ses semblables, lui qui était aussi un grand chanteur, peut-être le plus grand chanteur de son temps, à ce qu’il croyait. Je n’en suis pas juge, n’ayant jamais eu l’oreille musicale.
Quand j’arrivai, Néron était occupé à ses vocalises, qui, comme chaque matin, retentissaient dans toute la Maison dorée. Entre chaque exercice, il se gargarisait. Il n’osait même plus manger de fruits depuis que des médecins lui avaient dit que c’était là un met néfaste pour sa voix.
D’une voix tremblante, je balbutiai le nom d’Antonia. Néron s’étrangla, toussa et parut bien près de s’étouffer. Acté lui tapota le dos et d’un geste furieux, il la chassa de sa chambre.
— Qu’as-tu à me dire à propos d’Antonia, maudit sycophante ? demanda Néron lorsqu’il put de nouveau parler.
J’avouai lui avoir dissimulé jusque-là qu’Antonia s’était compromise dans la conjuration de Pison. Si je m’étais tu, c’était par respect pour le père d’Antonia, l’empereur Claude qui avait été assez bon pour me donner le nom de Lausus quand j’avais reçu ma toge virile. Mais comme il s’agissait de la sûreté de Néron, ma conscience ne me laissait pas en paix.
Tombant à genoux, je lui racontai qu’Antonia m’avait maintes fois appelé de nuit auprès d’elle et, en me promettant l’accès aux plus hautes charges de l’État, elle avait tenté de m’attirer dans la conjuration. Elle pensait que mon amitié intime avec Néron me fournirait l’occasion de l’assassiner par la dague ou par le poison.
Versant du sel sur ses plaies, j’ajoutai qu’Antonia avait promis d’épouser Pison dès qu’il aurait pris le pouvoir. L’absurde médisance blessait tout particulièrement sa vanité, car Antonia avait opposé aux avances de Néron les plus fermes refus.
Mais Néron, qui doutait toujours, ne me crut pas. Qu’une femme comme elle put éprouver de la confiance pour un être aussi insignifiant que moi, outrepassait la compréhension de l’empereur.
Il me mit aux arrêts et me confia au centurion de garde à la Maison dorée, qui me conduisit dans une des salles inachevées dans laquelle un célèbre artisan était en train de réaliser une superbe fresque montrant le duel d’Hector et d’Achille sous les murs de Troie. Néron était un Julien et désirait rappeler à ses hôtes que sa lignée était issue de la liaison illicite de Vénus et du Troyen Énée. Pour la même raison, il ne sacrifiait jamais à Vulcain, le hideux époux de Vénus, dont il parlait toujours avec mépris, au grand dam de la guilde des forgerons.
L’odeur de peinture m’irrita autant que l’attitude prétentieuse de l’artiste. Il m’interdit de parler à mon garde, même à voix basse, pour ne pas être dérangé dans son travail si important. Je fus offensé de ce que Néron ne m’avait pas donné pour gardien un tribun et que je dusse me contenter d’un simple centurion, même s’il était par ailleurs chevalier. Néanmoins, pour tuer le temps nous aurions pu parler chevaux, si ce peintre vaniteux ne nous l’avait pas interdit.
Je n’osai l’invectiver car Néron l’avait en si haute estime qu’il lui avait accordé le droit de cité. L’artiste peignait donc en toge, si absurde que cela parût. Néron lui avait même dit que quelque jour il l’élèverait à la dignité de chevalier, mais il ne l’avait pas encore fait. On pouvait bien ouvrir les rangs de l’ordre équestre à un dresseur de fauves à la peau sombre, mais à un artisan qui peignait des fresques, même Néron comprenait que ce serait folie.
Je dus attendre jusque dans l’après-midi, mais l’empereur m’ayant fait porter des mets de sa propre table, je ne m’inquiétai pas. Le centurion et moi jouions aux dés en silence et buvions du vin, mais en quantités modérées car mon gardien ne tenait pas à s’enivrer. Je parvins à expédier un message à Claudia l’avertissant que, des soupçons pesant sur moi, j’étais aux arrêts.
Bien qu’elle n’ignorât pas que mon premier souci était celui de ton avenir, ta mère, en son cœur de femme, détestait la nécessité où je m’étais trouvé de devenir un sycophante. Il ne me déplaisait pas à présent qu’elle s’inquiétât un peu de mon sort, même si dans mon message je lui donnais à entendre que je n’éprouvais nulle crainte. Mais je connaissais le naturel capricieux de Néron et ne me fiais à aucun de ses conseillers, pas même à Tigellinus qui avait pourtant plusieurs dettes de reconnaissance envers moi.
Ma richesse serait tentante à confisquer, même si j’avais fait de mon mieux pour dissimuler son importance. Je me souvins avec un serrement de cœur de la mort du consul Vestinus, qui n’avait pas même pris part à la conspiration. Heureusement, je savais que Statilia Messalina me soutenait.
Certes, Néron et elle ne s’étaient pas encore mariés, car la loi prescrit une période d’attente de neuf mois avant tout remariage. Mais Statilia préparait un somptueux festin de noce, et Néron, alors que Vestinus était encore vivant, avait eu un avant-goût de bonheur conjugal. Néron s’était sans doute tourné vers Acté parce que Statilia Messalina observait une période d’abstinence en l’honneur de la déesse de la Lune. Je savais qu’Acté n’était pas insensible à la doctrine chrétienne et qu’elle s’efforçait de renforcer en lui les qualités dont il n’était pas dépourvu, mais la tâche était probablement au-dessus des forces d’une femme.
Statilia se conduisait tout à l’opposé d’Acté. Elle avait introduit à Rome la mode germaine de porter un vêtement dénudant le sein gauche. C’était une extravagance qu’elle pouvait bien se permettre, car elle était à juste titre fière de sa superbe poitrine. Les femmes moins bien traitées par la nature s’offusquaient d’une mode qu’elles déclaraient indécente, comme s’il pouvait être mauvais de montrer un sein adorable. Les prêtresses célébrant des sacrifices publics, et les vestales elles-mêmes, ne montrent-elles pas en certaines occasions leur poitrine dénudée ? Le vêtement de Statilia, bien loin d’être indécent, était donc sanctifié par une tradition millénaire.
Lorsque le soir tomba, Tigellinus avait réuni un faisceau de preuves concordantes contre Antonia, en interrogeant les conjurés qui vivaient encore au Tullianum. Deux lâches délateurs s’étaient empressés d’accourir pour obtenir leur part de la récompense. Ils jurèrent imperturbablement qu’Antonia avait effectivement promis d’épouser Pison dès qu’il se serait débarrassé de son épouse, et qu’ils avaient même échangé des présents de fiançailles. Une fouille de la demeure d’Antonia permit de découvrir un collier de rubis indiens que Pison avait secrètement acquis auprès d’un marchand syrien. Pourquoi cet objet se trouvait-il dans la demeure d’Antonia ? Je ne saurais le dire, et ne désire pas le savoir.
Cette découverte emporta la conviction de Néron. Il joua une grande scène de désespoir, bien qu’assurément il dût se réjouir d’avoir une raison légale de mettre à mort Antonia. Il me fit venir, signe de faveur, dans le nouveau jardin où Épaphroditus donnait un divertissement en son honneur. En arrivant sur les lieux, j’eus un mouvement de surprise en voyant des jeunes gens et des jeunes filles liés nus à des poteaux plantés près des cages à lions. Épaphroditus tenait une barre à la pointe rougie au feu et un glaive pendait à son côté. Il me fit signe de ne pas m’inquiéter.
Pour dire la vérité, je fus tout à fait inquiet lorsqu’un profond rugissement retentit et qu’un lion se précipita sur les poteaux, ses griffes labourant le sol. Se dressant sur les pattes de derrière, il découvrit ses crocs et renifla de dégoûtante manière les parties intimes des victimes. À mon grand étonnement, les jeunes gens et les jeunes filles qui se tordaient de terreur, ne subirent aucune blessure. Quand la fureur du lion se fut un peu apaisée, Épaphroditus s’avança et lui plongea son glaive dans les flancs. La bête s’écroula et, avec des mouvements spasmodiques des pattes, mourut d’une façon fort convaincante.
Lorsque les jeunes gens et les jeunes filles eurent été déliés et renvoyés, encore tout tremblants d’épouvante, Néron s’extirpa de la dépouille du lion et me demanda s’il avait réussi à me faire illusion, malgré mon expérience des fauves. Et certes, je le lui assurai.
Néron me montra les ressorts d’acier et l’appareil contenus dans le simulacre de lion, ainsi que le sac de sang qu’Épaphroditus avait percé de son glaive. Je me suis souvent interrogé depuis sur la signification de cet étrange jeu qui semblait procurer de grandes satisfactions à Néron, en même temps qu’il en éprouvait une certaine honte puisqu’il ne s’y livrait qu’en présence de quelques intimes.
M’ayant ainsi prouvé la confiance qu’il avait en moi, il me dit avec une expression placide que démentait un regard rusé :
— La culpabilité d’Antonia est avérée. Je dois le reconnaître, si grand que soit mon chagrin à l’idée qu’elle doive mourir. N’est-elle pas ma demi-sœur ? C’est toi qui m’as ouvert les yeux. À toi revient l’honneur de lui ouvrir les veines. Si je l’autorise à périr ainsi, je ne puis permettre que son trépas soit un événement public. Il y va de ma réputation. Je lui ferai des funérailles officielles et son urne sera déposée dans le mausolée d’Auguste. J’annoncerai au sénat et au peuple qu’elle s’est donné la mort dans un moment de désarroi, pour échapper aux douleurs d’une maladie fatale. On pourra toujours trouver une raison, à condition qu’elle ne fasse pas de bruit inutile.
La surprise me laissa sans voix. Néron avait devancé mes intentions. Je m’étais en effet résolu à lui demander la faveur de porter moi-même son ordre, pour me ménager ainsi la possibilité d’être aux côtés d’Antonia jusqu’à la fin, et de lui tenir la main tandis que son corps adorable se viderait de son sang. Cette idée m’avait soutenu tout au long de la journée éprouvante que je venais de passer.
Néron se méprit sur mon silence. Il rit, m’asséna une claque dans le dos et dit d’une voix méprisante :
— Je comprends bien qu’il te soit déplaisant de te montrer à Antonia sous les traits infâmes d’un sycophante. J’imagine que vous n’avez pas dû vous contenter de bavarder, dans vos rencontres secrètes. Je connais Antonia.
Mais je ne crois pas qu’il put sérieusement imaginer qu’Antonia se serait abaissée à accorder ses faveurs à un homme tel que moi après avoir refusé même les avances de Néron.
En me dépêchant à Antonia, Néron croyait m’humilier, car au fond de son cœur il haïssait les délateurs. Mais il y a différentes sortes de délateurs, comme il me semble l’avoir démontré dans mon récit. Mes propres motivations n’avaient rien de méprisable. Je pensais à toi, mon fils, et à travers toi à l’avenir de la gens julienne. En regard de cela, ma vie n’avait guère d’importance, ce n’était pas elle que j’avais essayé de sauver.
Ainsi donc, en voulant me marquer son mépris, Néron m’accordait la plus grande joie que j’eusse pu espérer en cet instant.
Je revois s’illuminer le visage d’Antonia lorsque je me présentai de nouveau à elle après avoir cru que nous nous étions quittés pour toujours. Je ne crois pas que quiconque ait jamais reçu sa condamnation à mort en ouvrant ainsi les bras, les yeux illuminés de joie, le sourire aux lèvres. Elle dissimula si peu son bonheur que je dus demander au tribun et aux soldats de se retirer sur-le-champ. Il leur suffisait de surveiller la maison de l’extérieur.
Je savais que Néron attendait impatiemment confirmation de la mort d’Antonia. Pour lui aussi, l’instant était difficile. Mais je supposais qu’il comprendrait qu’un délai était nécessaire pour persuader Antonia de se suicider sans scandale. En vérité, nous n’eûmes nul besoin d’échanger une seule parole, mais Néron ne pouvait le savoir.
Bien que la jalousie me brûlât le cœur quand je songeais au collier de Pison, je ne voulus pas perdre un temps précieux à interroger mon aimée là-dessus. Nous sombrâmes dans notre dernière étreinte. Sans doute, harassé par l’inquiétude et le manque de sommeil, ne fus-je point un amant excellent, mais dans ce doux abandon, nous fûmes aussi proches l’un de l’autre que peuvent l’être deux êtres humains.
Dans le temps que dura notre étreinte, sa servante lui avait fait couler un bain tiède dans son bassin de porphyre. Elle entra nue dans ses thermes, et tandis que les larmes coulaient sur ses joues, elle me demanda d’en finir promptement. Dans l’eau tiède, de la pointe aiguë d’un couteau, avec un geste tendre, aussi peu douloureux que possible, je lui ouvris les veines au creux du coude. Ne voulant pas me chagriner, elle fit de son mieux pour cacher sa souffrance mais ne put retenir un faible gémissement.
Tandis que le sang se répandait à la surface de l’eau et colorait le bain aux odeurs balsamiques, Antonia me demanda de lui pardonner sa faiblesse, en m’expliquant qu’ayant toujours connu une vie de luxe, elle n’était pas accoutumée à supporter la moindre incommodité, elle qui piquait d’une aiguille la poitrine de son esclave lorsque celle-ci lui faisait mal en la coiffant.
Penché au-dessus du bassin, un bras glissé derrière la nuque d’Antonia, mes lèvres proches des siennes, mes doigts mêlés aux siens, je pesai la vie et la trouvai sans valeur. Alors je suppliai Antonia de me permettre de mourir avec elle.
— C’est là le plus grand compliment qu’un homme m’ait jamais fait, me murmura-t-elle à l’oreille. Mais tu dois continuer à vivre pour le bien de ton fils. N’oublie pas les conseils d’avenir que je t’ai donnés. Et souviens-toi, aussi, que tu dois mettre une de tes anciennes monnaies d’or étrusques dans ma bouche avant que l’on ne me lie la mâchoire en m’apprêtant pour le bûcher. Ce sera le dernier et le plus précieux des présents que j’aie reçus de toi, même si je dois ensuite le donner à Charon. En le voyant, il saura mon rang et me traitera en conséquence. Je ne voudrais pas être serrée dans sa barque avec la populace.
Un instant plus tard ses lèvres se détachaient des miennes et l’étreinte de sa main se desserra. Mais je continuai de tenir ses doigts fuselés et de baiser son noble visage jusqu’à la fin.
Quand plus aucun souffle ne s’échappa de sa bouche, je rapportai son corps ensanglanté sur sa couche et nettoyai le sang dont j’étais couvert. Je vis avec grand plaisir qu’Antonia utilisait le dernier savon égyptien de mon affranchi gaulois. Certes, le produit n’était pas précisément égyptien, puisque mon homme le fabriquait à Rome, comme tous ses autres savons. Mais ses clients payaient plus volontiers des prix fort élevés quand le savon portait un nom exotique.
Lorsque je me fus rhabillé, j’appelai le centurion et les soldats pour leur faire constater qu’Antonia s’était volontairement donné la mort et quand j’eus placé dans sa bouche une de ces pièces anciennes qu’un de mes affranchis avait découvertes dans une tombe de Caere, j’abandonnai mon aimée aux soins de son esclave. Je demandai à cette dernière de veiller aussi à ce que rien ne fût volé, et je courus rendre compte à Néron.
Dans l’anxiété de l’attente, Néron, assoiffé par le jeu du lion, avait bu de grandes quantités de vin et il me remercia, heureusement surpris de ce que j’eusse accompli avec tant de promptitude une tâche si déplaisante. Et quant à moi, je suis heureux d’en avoir fini avec la partie la plus triste de mon histoire.
Ces événements firent paraître presque sans importance ceux qui suivirent, au cours desquels mon amitié avec Antonia faillit me coûter la vie. Heureusement, certains amis m’avaient prévenu qu’après l’ouverture du testament d’Antonia, Néron avait ordonné une enquête sur mon compte. Je pus donc préparer Claudia à faire face à la tempête, bien que le rôle que je lui assignai la dégoûtât.
Je ne sais toujours pas pourquoi Antonia, qui avait pourtant la tête politique, s’avisa de te mentionner dans son testament, alors même que je l’avais mise en garde contre pareille initiative. Durant ses derniers instants, je n’avais pas une fois fait allusion à son testament. Nous avions d’autres sujets de préoccupation et en vérité, j’avais tout à fait oublié la promesse irréfléchie qu’elle m’avait faite le jour où elle t’avait donné le nom d’Antonianus.
Ayant reçu l’avertissement de mes amis, je sus que je devais me débarrasser sans tarder de Rubria, car la doyenne des vestales était le seul témoin légal de tes véritables origines. Je ne désire pas te raconter ce qui se passa quand je la revis. Je dirai seulement qu’avant cela, je m’étais rendu dans l’agréable villa campagnarde que Néron avait donnée à Locuste. Secondée par ses élèves, elle cultivait dans le jardin un grand nombre d’herbes médicinales en se conformant à de grossières superstitions ayant trait aux mouvements de la lune et des étoiles.
Pour mon plus grand plaisir, la mort inopinée de Rubria ne surprit pas les médecins. Le visage de la vieille vestale n’avait pas même noirci, tant Locuste avait perfectionné son art avec les années. Il est vrai que Néron lui permettait d’essayer quelques-unes de ses potions sur certains criminels.
Ma visite à Rubria ne me valut aucune question, car elle recevait souvent des visiteurs dans l’atrium des vestales. Je pus donc enfermer dans ma cachette secrète le document scellé dans lequel elle certifiait les origines de Claudia, répétait la confession de la défunte Pauline et confirmait qu’Antonia avait reconnu ta mère Claudia comme sa demi-sœur, et t’avait donné le nom d’Antonianus pour attester ce lien de parenté.
À divers signes, j’avais deviné que j’étais tombé en disgrâce et ne fus donc pas surpris quand Néron me convoqua. Je pensais être préparé à ce qui allait suivre.
— Parle-moi donc de ton mariage, Manilianus, me dit Néron.
Il se mordillait les lèvres et son menton tremblait quelque peu.
« Je ne sais rien de cette union. Essaie de trouver une explication crédible au fait qu’Antonia a nommé ton fils dans son testament et lui a même donné son nom. J’ignorais même que tu eusses un fils, en dehors du bâtard d’Épaphroditus.
Le regard fuyant, je mimai de mon mieux la frayeur, et je dois avouer que je n’eus pas un grand effort à fournir. Néron avait deviné que je cachais quelque chose.
— Je comprendrais, poursuivit Néron, qu’Antonia ait légué à l’enfant la bague-sceau de son oncle Séjan. Mais il est tout à fait incroyable qu’elle lui ait laissé quelques-uns des joyaux de la gens julienne qu’elle avait hérités de la mère de Claude, la vieille Antonia. Parmi ces bijoux figure une broche d’épaule qui aurait été portée par le divin Auguste lui-même, sur les champs de batailles et dans les cérémonies officielles. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que ton mariage n’est consigné sur aucun livre et que ton fils ne figure même pas sur le nouveau recensement, pas plus que sur les rôles de l’ordre équestre, alors que le délai de déclaration est largement dépassé. Tout cela me paraît fort suspect.
Je me jetai à ses pieds, en criant avec une fausse contrition :
— Ma conscience m’a souvent harcelé, mais j’étais si honteux que je n’aurais jamais été capable de le révéler à aucun de mes amis. Ma femme Claudia est juive.
Néron s’esclaffa, si bruyamment que sa chair épaisse tressautait et que les larmes lui montèrent aux yeux. Manifestement, il était soulagé. Il n’avait jamais choisi d’envoyer des hommes à la mort sur un simple soupçon. Et il n’aimait pas faire périr ses vrais amis.
— Allons, Minutus, me reprocha-t-il, quand il put de nouveau parler. Être juif n’est pas en soi une honte. Tu n’ignores pas que depuis des centaines d’années, le sang juif s’est mêlé au sang romain, jusque dans les plus anciennes gens. En souvenir de ma très chère Poppée, je ne puis considérer les Juifs comme des hommes plus mauvais que d’autres. Je tolère même de les voir occuper des fonctions dans l’État. Sous mon principat, tous les êtres humains sont égaux, qu’ils soient romains, grecs, blancs ou noirs. Je puis bien tolérer aussi les Juifs.
Je me relevai, la mine convenablement embarrassée.
— Si ce n’était que cela, je n’aurais pas hésité à te présenter mon épouse, ainsi qu’à mes amis. Mais c’est aussi une descendante d’esclaves. Ses parents étaient de pauvres affranchis de la mère de Claude, Antonia, qui est aussi ta grand-mère. C’est pour cela qu’elle s’appelle Claudia. C’est peut-être aussi pour cela qu’Antonia a voulu donner à mon fils quelques bijoux en souvenir de sa grand-mère. C’est ma femme qui a voulu l’appeler Antonianus.
« Mais, poursuivis-je d’une voix tremblante d’excitation et de colère, ce testament, qui est une surprise complète pour moi, n’est qu’une perfidie due à la malveillance d’Antonia. Elle a voulu attirer le soupçon sur moi. Elle savait que j’ai dénoncé Scevinus, Pison et les autres. Certes, elle ignorait que poussé par le souci de ta sécurité et les remords de ma conscience, je l’ai elle aussi dénoncée. En vérité, je ne le regrette pas le moins du monde.
Néron fronça le sourcil d’un air méditatif et je sentis que sa défiance était de nouveau en éveil.
— Il vaudrait mieux, m’empressai-je d’ajouter, que j’avoue sans plus attendre que j’éprouve pour la foi juive un certain penchant. Ce n’est pas un crime, même si ce n’est guère convenable pour un homme dans ma position. De telles préoccupations sont plus dignes des femmes. Mais mon épouse est intolérablement entêtée. Elle a réussi à me traîner à la synagogue Julius. Je ne suis pas le seul Romain à la fréquenter. Ses fidèles se rasent, portent des vêtements ordinaires et peuvent aller au théâtre.
Néron me fixait toujours d’un œil maussade.
— Tes explications pourraient être convaincantes, dit-il, si malheureusement pour toi, Antonia n’avait ajouté ce codicille il y a plus de six mois. C’est-à-dire à un moment où elle aurait été bien en peine de deviner que tu deviendrais le dénonciateur de la conspiration de Pison.
Je compris qu’il me faudrait pousser plus loin encore mes aveux. Je m’y étais préparé, car je savais qu’en affectant la franchise absolue, je n’aurais fait qu’éveiller les soupçons de Néron qui pensait toujours qu’on lui cachait quelque chose. Il valait mieux lui donner l’impression qu’il avait encore une vérité à m’arracher.
Je baissai les yeux sur la mosaïque à mes pieds qui représentait Mars et Vénus enlacés, prisonniers au filet de Vulcain, et je trouvai l’image fort appropriée à la situation. Je frottai mes mains l’une contre l’autre en cherchant mes mots.
— Dis-moi tout, ordonna sèchement Néron. Sinon je te ferai ôter ces chaussures rouges toutes neuves. Le sénat goûterait fort ce spectacle, comme tu ne l’ignores pas.
— Seigneur, m’écriai-je, je me fie à ta magnanimité et à ton humanité. Garde mon honteux secret pour toi et sois assez bon pour ne pas le mentionner à ma femme, en aucune circonstance. Elle est à l’âge où les femmes sont d’une intolérable jalousie. Je ne comprends pas comment j’ai pu me prendre d’affection pour elle.
Néron sentait le fumet d’une affaire licencieuse, et il s’en délectait à l’avance.
— On dit que les Juives montrent des talents particuliers dans l’art de la chambre à coucher, dit-il. Je suppose aussi que tu as trouvé utiles ses relations avec des coreligionnaires ? Tu ne peux rien me cacher. Je ne te promets rien. Parle.
— Toute à ses rêves de grandeur, mon épouse a jugé bon d’inviter Antonia le jour où nous avons donné son nom à notre fils, et devant témoins, j’ai pris l’enfant sur mes genoux et je l’ai reconnu.
— Comme tu as déjà reconnu Lausus, plaisanta Néron. Mais continue.
— Je n’avais pas imaginé qu’Antonia viendrait, même pour un neveu d’affranchis de sa grand-mère. Mais à l’époque, elle avait peu d’amis et besoin de divertissements. Par respect de la décence, elle avait emmené avec elle Rubria, la vestale, qui, soit dit en passant, s’est enivrée au cours de la soirée. Je puis seulement supposer qu’Antonia avait entendu des propos favorables à mon sujet et qu’elle avait désiré me rencontrer par curiosité, à moins qu’elle ne cherchât déjà de futurs complices pour la conspiration. Après avoir vidé quelques coupes, elle me donna à entendre que je serais le bienvenu dans sa demeure du Palatin, mais qu’elle préférait que je vienne sans mon épouse.
Néron rougit et se pencha plus près de moi pour mieux écouter.
— J’ai été assez vaniteux pour me sentir honoré par pareille invite, poursuivis-je. Sans doute était-ce l’effet du vin. Je me rendis donc un soir chez elle et elle me reçut avec une amabilité inattendue. Oh ! non, Seigneur, je n’ose poursuivre.
— Pas de timidité, je n’ignore pas que tu lui as rendu quelques visites. Il paraîtrait même que tu t’es attardé chez elle jusqu’à l’aube. En fait, je me suis demandé un instant si ton fils n’était pas né d’elle. Mais j’ai appris qu’il avait déjà sept mois. Et Antonia a toujours été maigre comme une vieille vache.
Devenant très rouge, j’admis qu’Antonia m’avait souvent accueilli dans son lit et s’était attachée à moi au point qu’elle voulait me voir toujours davantage, tandis que je craignais fort que notre relation pût être découverte. Peut-être avais-je satisfait ses désirs de si heureuse façon qu’elle avait tenu à faire figurer mon fils sur son testament, puisque les convenances lui interdisaient de me léguer quoi que ce fût.
Néron s’esclaffa en s’assénant des claques sur les cuisses.
— Cette vieille grue ! s’exclama-t-il. Ainsi donc, elle s’est abaissée à te séduire ? Mais tu n’as pas été le seul. Que tu le crois ou non, sache qu’elle s’est offerte à moi, un jour que je la caressais quelque peu. Certes, j’étais ivre mais je me souviens encore de la vision que m’offraient son nez pointu et ses lèvres minces, quand elle se pendait à mon cou et me donnait des baisers. Après cela, elle a fait courir une absurde rumeur sur des propositions que je lui aurais faites. Le collier de Pison en dit assez long sur sa dépravation. Elle couchait aussi sans doute avec les esclaves, quand elle n’avait rien de mieux pour satisfaire ses appétits. Tu étais bien assez bon pour elle.
Je ne pus m’empêcher de serrer les poings, mais je parvins à me taire.
— Statilia Messalina aime beaucoup le collier de Pison, poursuivit Néron. Elle se fait même peindre le bout des seins de la même couleur que ces rubis rouge sang.
Néron était si fier de la perspicacité dont il pensait avoir fait montre, que je jugeai que le pire danger était passé. Il redevint aimable, mais son goût bien particulier pour la plaisanterie le poussa à me punir d’une manière qui allait me ridiculiser aux yeux de toute la ville.
— Bien entendu, dit-il après un moment de réflexion, je souhaite vérifier de mes propres yeux que ta femme est juive. Et j’aimerais aussi poser quelques questions aux témoins présents lorsque tu as donné son nom à ton fils. Ce sont aussi des Juifs, je suppose. Je ferai faire une enquête à la synagogue Julius pour m’assurer que tu l’as fréquentée régulièrement. Par ailleurs, aie la bonté de te faire circoncire, pour simplifier les choses. Ta femme en sera fort heureuse. Il me paraît juste et raisonnable que tu sois puni dans la partie de ton corps qui a souillé ma demi-sœur. Réjouis-toi de ce que je sois en de si bienveillantes dispositions aujourd’hui. Je te laisse quitte à bon compte.
Consterné, je m’abaissai jusqu’à le supplier de m’épargner une si terrible disgrâce. Mais je tombai dans le piège que j’avais moi-même disposé. L’amusement de Néron fut porté à son comble lorsqu’il vit l’horreur qui se peignait sur mes traits. Il posa une main sur mon épaule, en un geste consolateur :
— Il est bon que le sénat compte parmi ses membres un Romain circoncis qui veillera sur les intérêts des Juifs, cela leur évitera d’essayer de m’influencer secrètement. Va, à présent, et fais ce que je te demande. Puis tu enverras ici ton épouse et les témoins, et viens toi aussi si tu peux encore marcher. Je veux constater de mes propres yeux que tu as obéi à mes ordres.
Je n’avais plus qu’à rentrer chez moi annoncer à Claudia et aux deux témoins qui attendaient mon retour dans la crainte et les tremblements, que nous étions attendus dans quelques heures à la Maison dorée, dans la salle d’audience. Puis je me rendis au camp des prétoriens pour m’entretenir avec un décurion qui m’expliqua avec force détails qu’il pourrait accomplir cette petite opération sans difficulté. Quand il servait en Afrique, il avait eu maintes fois l’occasion de la pratiquer sur des légionnaires et des centurions las de souffrir des éternelles inflammations provoquées par le sable.
Je m’étais refusé, pour mon bon renom, à être traité par un Juif. En cela, je commis une grave erreur car il aurait su procéder beaucoup plus habilement. Je supportai courageusement l’emploi que fit le décurion d’un tube crasseux et d’un couteau ébréché, mais la blessure s’infecta et pendant longtemps je fus incapable d’éprouver du désir.
Je n’ai plus jamais été le même depuis lors. Certaines femmes ont manifesté un grand intérêt pour mon organe coupé et si je leur ai cédé, car je suis humain, leur plaisir fut toujours plus grand que le mien. Cela m’a aidé à mener une vie vertueuse.
Je ne crains pas de te raconter tout cela, car la cruelle plaisanterie de Néron à mes dépens est universellement connue et cela m’a valu un surnom, que la décence m’interdit d’écrire.
Mais ta mère n’avait aucune idée de ce qui l’attendait bien que je me fusse efforcé de la préparer à sa rencontre avec Néron. Quand, pâle comme la mort, je revins en boitant du camp des prétoriens, Claudia ne me demanda même pas ce qui m’arrivait, car elle croyait simplement que je craignais la colère de Néron. Les deux Juifs chrétiens étaient eux aussi terrifiés, en dépit de mes paroles d’encouragement et de la promesse d’une forte récompense.
Il ne fallut qu’un regard à Néron pour se faire une opinion sur Claudia :
— Une sorcière juive ! s’écria-t-il aussitôt. Je le vois à ses sourcils et à ses lèvres épaisses, sans parler de son nez. Elle a des cheveux gris aussi. Les Juifs ont des cheveux gris très tôt à cause d’une malédiction égyptienne, d’après ce qu’on m’a dit. Il est vraiment étonnant qu’elle ait pu avoir un enfant à son âge. Mais les Juifs sont très féconds.
Claudia tremblait de rage mais elle songeait à toi, et se taisait. Puis les deux Juifs jurèrent par le serment sacré du temple de Jérusalem qu’ils connaissaient les origines de Claudia, qu’elle était juive, née de parents juifs d’une famille particulièrement respectée, dont les ancêtres étaient venus à Rome au temps de Poppée. Antonia avait honoré de sa présence la cérémonie du nom de mon fils et lui avait permis de s’appeler Antonianus en souvenir de sa grand-mère.
Cette déclaration dissipa les soupçons de Néron. Les deux Juifs chrétiens venaient en fait de se parjurer, mais je les avais choisi parce qu’ils appartenaient à une secte qui croyait que Jésus de Nazareth avait prohibé toutes espèces de serments. Ils m’avaient déclaré que lorsqu’ils en prononçaient un, ils commettaient un péché, que le serment fût ou non mensonger. S’ils se sacrifiaient en le commettant, c’était pour le bien de mon fils, dans l’espérance que Jésus de Nazareth leur pardonnerait au nom de l’excellence de leurs intentions.
Mais Néron n’aurait pas été Néron si après m’avoir lancé un coup d’œil malicieux, il n’avait dit :
— Ma chère Claudia, très honorée Claudia, devrais-je dire, car ton époux, en dépit de toutes les abominations qu’il a commises, s’est arrangé pour gagner les chaussures pourpres. Or donc, chère Claudia, je suppose que tu n’es pas sans savoir que ton époux a profité de l’occasion pour nouer une liaison secrète avec ma malheureuse demi-sœur Antonia. J’ai des témoins qui attestent que presque chaque nuit, ils se sont retrouvés dans un pavillon d’été pour forniquer. J’étais bien contraint de la surveiller pour faire en sorte que sa dépravation ne devienne un motif de scandale.
En entendant ces mots, Claudia avait blêmi. À mon expression, elle devinait que Néron ne mentait pas. Elle-même ne m’avait-elle pas harcelé de questions jusqu’au moment où j’avais réussi à l’abuser en lui parlant de la conspiration de Pison ?
Claudia m’asséna une gifle retentissante. Je tendis humblement l’autre joue, comme Jésus de Nazareth avait enseigné à le faire et elle me frappa si fort sur l’oreille que j’en ai gardé depuis lors une légère surdité. Puis elle déversa sur moi un flot d’invectives d’une grossièreté dont je ne l’aurais jamais crue capable. Je dois faire observer que je sus mieux qu’elle me conformer à l’enseignement de son Christ, car je demeurai silencieux.
La crudité des insultes dont elle nous abreuvait, Antonia et moi, était telle que Néron dut la faire taire. « Des morts, il ne faut dire que du bien », lui rappela-t-il. Pour son propre bien, Claudia ne devait pas oublier qu’Antonia était la demi-sœur de Néron et qu’il ne saurait donc tolérer des propos malsonnants sur cette dernière.
Pour apaiser Claudia et éveiller sa compassion, j’ouvris mon manteau, relevai ma tunique et lui montrai le tissu ensanglanté qui masquait mon organe en lui disant que j’avais été châtié de ma faute. Sans se laisser fléchir par mes grimaces de douleur, Néron me contraignit à défaire mon pansement pour vérifier de ses propres yeux que je n’avais pas tenté de le tromper en dissimulant un organe intact sous un bandage ensanglanté. Lorsqu’il eut constaté que je lui avais obéi, il s’écria :
— Tu as donc été vraiment assez stupide pour courir te faire circoncire ? C’était pure plaisanterie de ma part, j’ai regretté mes paroles aussitôt après ton départ. Mais je dois bien reconnaître que tu te conformes scrupuleusement à mes ordres, ô Minutus.
Claudia n’éprouvait nulle pitié. En fait, elle battit des mains et loua Néron de m’avoir trouvé un châtiment parfaitement approprié. Quant à moi, je considérais qu’être l’époux de Claudia était une punition bien suffisante. Je crois qu’elle ne m’a jamais pardonné de lui avoir été infidèle. Elle m’a harcelé de reproches pendant des années, alors qu’une femme sensée aurait pardonné l’égarement passager d’un époux.
Pour Néron, l’affaire était close. Après avoir renvoyé Claudia et les deux Juifs, il changea de sujet et me déclara sans plus aucune trace de bonhomie :
— Comme tu sais, le sénat a décidé d’offrir une action de grâces pour la découverte de la conspiration. Quant à moi, j’ai décidé de bâtir un sanctuaire à Cérès. L’ancien temple a été brûlé par ces maudits incendiaires chrétiens et je n’ai pas eu le temps jusqu’à présent d’en faire construire un autre, car j’étais occupé à rebâtir Rome. Depuis des temps immémoriaux, le culte de Cérès a été célébré sur l’Aventin. Comme je n’ai pas réussi à y trouver un terrain libre suffisamment vaste, pour rétablir la confiance qui régnait entre nous et sceller notre amitié retrouvée, je suis sûr que tu consentiras à offrir à Cérès ta demeure et ton jardin de l’Aventin. C’est le meilleur emplacement possible. Ne t’étonne pas si en rentrant chez toi, tu découvres les esclaves déjà en train d’abattre ta maison. Il y a urgence, et j’étais sûr de ton accord.
Ainsi Néron me forçait à lui donner, sans aucune compensation, l’antique demeure de la gens manilienne. Je n’étais certes pas submergé de joie à cette idée, car je savais que je n’en retirerais nul honneur et qu’il ne mentionnerait que son nom lorsque le temple serait inauguré. Je lui demandai d’une voix aigre où, à son avis, je pourrais transporter ma couche et mes biens, dans une période où l’on manquait cruellement de logements.
— Certes, je ne m’en suis guère préoccupé, répondit Néron. Mais la demeure de ton père, ou plutôt de Tullia, est toujours vide. Je n’ai pas réussi à la vendre, elle est hantée de lémures.
Je rétorquai que je n’avais pas l’intention d’engloutir des sommes énormes pour restaurer une demeure hantée dont je ne voulais pas. Je lui décrivis aussi la décrépitude de cette maison, lui expliquai à quel point elle était mal conçue et malcommode et que le jardin, à l’abandon depuis des années, serait bien trop cher à remettre en état, surtout avec les nouveaux impôts sur l’alimentation en eau.
Néron m’écoutait, réjoui par mes plaintes.
— Comme preuve de mon amitié, dit-il, j’avais pensé te vendre cette maison à un prix raisonnable. Mais le marchandage insolent et injuste que tu m’infliges, avant même que nous ayons parlé argent, me dégoûte. Je ne regrette plus de t’avoir demandé de te faire circoncire. Pour te montrer que Néron reste Néron, je te donne la maison de ton père. Je refuse de m’abaisser à marchander avec toi.
Comme il se devait, je remerciai Néron du fond du cœur, bien qu’il ne m’offrît pas la demeure pour rien, mais bel et bien en échange de ma vieille maison de l’Aventin. Cependant, je gagnais largement au change.
Je songeai avec satisfaction que le palais de Tullia valait presque une circoncision, et cette idée me consola quand la fièvre me prit. Il est vrai que j’avais fait de mon mieux pour empêcher la vente de cette demeure en répandant des rumeurs inquiétantes et en payant quelques esclaves pour qu’ils fissent résonner des couvercles de marmite et craquer des meubles dans la maison abandonnée. Nous autres Romains sommes très superstitieux sur le chapitre des revenants et des morts.
À présent que j’ai déchargé ma conscience de ce douloureux épisode de la conspiration de Pison, je puis te conter la regrettable mort de Céphas et de Paul et comment je pris part au siège de Jérusalem.