Livre IV



CLAUDIA

Tribun à l’âge de dix-huit ans, j’avais l’impression que le monde était à mes pieds. Mais quand j’eus la chance de pouvoir donner lecture de mon premier ouvrage dans une diction irréprochable et devant un public avisé, mon bonheur fut à son comble. C’était comme si Rome, pareille à moi-même, n’avait jamais connu plus merveilleux printemps ; comme si, en succédant à la jeune Messaline aux côtés de Claude, Agrippine avait purifié l’air empoisonné qui corrompait la ville.

Les mœurs n’étaient plus aux plaisirs ni aux débordements. La moralité reprenait ses droits. Le bruit ne courait-il pas qu’Agrippine, dans les moments où Claude était en état de s’en occuper, lui demandait de se faire apporter les listes des chevaliers et des sénateurs et rayait impitoyablement les noms de ceux qui se livraient à la débauche ou dont les méfaits lui étaient revenus aux oreilles. S’il renâclait, comme toujours, pour s’acquitter de ses devoirs, Claude n’en exerçait donc pas moins sa fonction de censeur et il accueillait avec gratitude les suggestions d’une femme avisée et d’excellent conseil.

Sous son influence, Claude s’efforçait d’ailleurs de se ressaisir. Ses affranchis, et en particulier son secrétaire, Narcisse, et son trésorier, le procurateur Pallas, étaient rentrés dans ses bonnes grâces. Pallas, déjà épuisé par la lourdeur de ses tâches, se voyait contraint de passer des nuits entières à débattre des problèmes de l’État avec l’infatigable Agrippine.

Quand j’eus l’occasion de revoir Agrippine, elle avait encore gagné à mes yeux en douceur et en beauté. Elle me fit l’honneur de m’offrir de l’accompagner à l’école du Palatin où elle conduisait Titus, le fils de Vespasien, qu’elle avait fait mander auprès d’elle, et Britannicus, son beau-fils, dont elle caressait parfois la tête d’un geste affectueux. Britannicus était un jeune garçon maussade et excessivement renfermé pour ses neuf ans. Mais comment aurait-il pu en aller autrement ? Sa ravissante mère lui manquait énormément et toute la tendresse dont l’entourait sa marâtre n’y changeait rien. Comme nous quittions l’école, Agrippine me confia que Britannicus, au grand désespoir de son père, souffrait d’épilepsie, ce qui lui interdisait tout exercice physique. Les crises étaient particulièrement fréquentes à la pleine lune et son état nécessitait une attention de tous les instants.

Puis, avec un enthousiasme non dissimulé, elle m’entraîna vers les allées ensoleillées des jardins du Palatin où elle tenait à ce que je revoie son fils, le beau et pétulant Lucius Domitius, et à me présenter à son précepteur. L’une des premières décisions d’Agrippine, après son mariage, avait été de faire revenir d’exil Annaeus Sénèque, afin de lui confier l’éducation de son fils. En dépit de ce qu’il en avait relaté dans ses lettres, son séjour en Corse lui avait fait du bien et avait guéri sa consomption. C’était un homme plutôt replet de quarante-cinq ans environ, qui se montra fort amène à mon endroit. En remarquant ses brodequins rouges, je compris qu’il avait été promu sénateur. Domitius me surprit en s’élançant à ma rencontre pour m’embrasser comme s’il retrouvait un ami très cher après une longue séparation. Il me prit la main et s’assit à mes côtés pour me presser de questions sur la Bretagne, s’émerveillant d’apprendre que le noble ordre Équestre du temple de Castor et Pollux avait si rapidement confirmé mon appartenance.

Conquis par tant de gentillesse, je pris la liberté d’évoquer mon petit ouvrage et sollicitai humblement Sénèque d’avoir l’obligeance de le lire, afin d’y apporter des corrections et des améliorations avant la séance de lecture publique. Sénèque accepta de bonne grâce et, dès lors, je me rendis fréquemment au palais pour le rencontrer. Mon style, me signala-t-il en toute franchise, manquait un peu d’aisance et de souplesse. Mais il ajouta que la sévérité du ton ne convenait pas si mal aux descriptions géographiques et historiques de la Bretagne qui constituaient l’essentiel de l’ouvrage, où je rapportais en détail les us et coutumes des tribus bretonnes, leurs croyances religieuses et leurs mœurs guerrières.

Lucius se plaisait à lire à voix haute des passages de mon livre pour m’enseigner la diction. Il avait une voix exceptionnellement bien timbrée et s’absorbait tant dans sa lecture que j’écoutais, captivé, ma propre prose, comme s’il s’agissait d’un texte remarquable.

— Si c’était toi qui en faisais la lecture, constatai-je, mon avenir serait assuré !

Dans l’atmosphère raffinée du palais du Palatin, je me rendis compte que j’en avais assez de la vie monotone des camps militaires et des habitations grossières de la légion. Et je me fis un plaisir de devenir l’élève de Lucius quand ce dernier décida de m’apprendre les poses et les attitudes qu’un auteur se doit d’adopter lors de la lecture publique de ses ouvrages s’il désire séduire son assistance. Je me rendis donc au théâtre à plusieurs reprises sur son conseil et l’accompagnai fréquemment dans les jardins de Lucullus, sur la colline du Pincius, que sa mère avait hérités de Messaline.

Lucius allait et venait en courant, sans interrompre ses bavardages. Toujours attentif à ses attitudes, il s’arrêtait parfois brusquement, comme plongé dans ses pensées, et énonçait des réflexions si profondes qu’on avait du mal à croire que c’était un enfant dont la voix n’avait pas encore mué. S’il avait décidé de se faire aimer, nul ne savait résister à son charme. Et, après une enfance sans joie, il semblait désirer se faire aimer de tous ceux qu’il rencontrait, y compris de ses esclaves. Tout comme mon père me l’avait inculqué à Antioche, Sénèque lui avait enseigné que les esclaves sont avant tout des êtres humains.

L’atmosphère du Palatin semblait s’être propagée à travers la cité tout entière. Jusqu’à Tullia qui m’accueillit aimablement et ne fit rien pour m’empêcher de voir mon père chaque fois que je le souhaitais. Elle portait moins de bijoux, affectant une sobriété plus conforme à sa position d’épouse de sénateur jouissant des prérogatives des mères de trois enfants.

Mon père aussi me surprit. Il était beaucoup plus mince et moins essoufflé qu’avant mon départ pour la Bretagne. Tullia lui avait fait cadeau d’un médecin grec qu’il s’était naturellement empressé d’affranchir. Ce dernier, qui avait longtemps exercé à Alexandrie, lui avait prescrit des bains et des massages et l’avait persuadé de boire plus raisonnablement et de consacrer un petit moment chaque jour à des jeux de balle, si bien qu’il arborait désormais la toge bordée de pourpre avec une dignité nouvelle. Sa réputation d’opulence et de générosité n’était plus à faire et chaque matin, clients et solliciteurs se pressaient dans l’atrium. Il leur accordait son aide sans compter mais refusait de recommander au sénat, comme il aurait pu le faire, tous ceux qui souhaitaient obtenir le droit de cité.

Mais il faut que je me décide à aborder le sujet qui me tient tant à cœur. Car, malgré mes réticences et la culpabilité que j’éprouvais à son égard, je retournai néanmoins voir Claudia. Elle n’avait pas du tout changé, et pourtant, j’eus d’abord l’impression de me trouver en face d’une inconnue. La joie se peignit sur son visage quand elle m’aperçut, puis sa bouche se rétrécit et son regard s’assombrit.

— J’ai fait de mauvais rêves à ton propos, dit-elle. Et je vois qu’ils ne m’ont pas trompée. Tu n’es plus le même, Minutus.

— Et comment serais-je resté le même ? me récriai-je. J’ai passé deux années en Bretagne, j’ai écrit un livre, tué des Barbares et reçu le plumet rouge et tu voudrais que je sois resté le même ? Toi, bien sûr, dans ce petit coin de campagne avec tes moutons, tu ne risques pas d’avoir changé !

Mais Claudia me regarda dans les yeux et, levant la main vers mon visage, elle m’effleura la joue du bout des doigts.

— Tu sais parfaitement ce que je veux dire, Minutus, dit-elle, mais fallait-il que je sois sotte pour espérer que tu tiendrais une promesse que nul homme au monde n’a jamais tenue.

L’attitude la plus sensée, à ce moment-là, aurait été de la quitter sur-le-champ, en manifestant un juste courroux. Mais il est plus facile de se mettre en colère lorsqu’on n’est pas dans son tort. Aussi, la voyant si dépitée, je la pris dans mes bras et la couvris de caresses et de baisers. Alors, j’éprouvai soudain le besoin d’ouvrir mon cœur et de raconter mes aventures à une personne au moins au monde.

Nous allâmes nous asseoir à l’ombre sur un banc de pierre, au bord du ruisseau et je lui racontai comment Lugunda avait surgi dans ma vie, évoquant les leçons de lecture sous la tente et tous les services qu’elle m’avait rendus au cours de mes pérégrinations en pays breton. Puis je commençai à bredouiller et baissai les yeux. Claudia me saisit le bras à deux mains et le secoua en m’exhortant à poursuivre. Aussi lui contai-je tout ce qui conservait intacte ma dignité. Je n’eus pas le courage de lui avouer que Lugunda m’avait donné un fils. En revanche, avec la fatuité propre à la jeunesse, je me glorifiai sans vergogne de ma virilité et de la virginité de Lugunda.

À ma grande surprise, ce qui blessa le plus Claudia fut que Lugunda était une prêtresse du lièvre.

— J’en ai assez de tous ces oiseaux qui s’envolent du Vatican. Je ne crois plus aux augures et les dieux de Rome ne sont plus à mes yeux que des statues de pierre. Mais je ne suis pas tellement étonnée qu’avec ta naïveté et ton manque d’expérience, tu te sois laissé ensorceler dans ces contrées lointaines. Si tu regrettes sincèrement tes péchés, pourtant, je te montrerai une nouvelle voie. Les gens ne se contentent plus de s’en remettre à la magie, aux augures et aux images. En ton absence, j’ai vu des choses que je n’aurais jamais crues possibles.

Je lui demandai candidement de m’en dire plus mais je crus bien défaillir en apprenant que Paulina, l’épouse de son oncle, lui faisait jouer le rôle d’intermédiaire entre ses amis et elle, impliquant dangereusement Claudia dans les sombres machinations des chrétiens.

— Ils ont le pouvoir de guérir les malades et d’absoudre nos péchés, expliqua Claudia avec ferveur. L’esclave, le plus pauvre des marchands et le personnage le plus riche et le plus haut placé sont égaux autour de la sainte table. Un baiser scelle notre union dans l’amour de notre prochain. Quand l’Esprit-Saint descend sur l’assemblée, tous sont saisis d’extase. Les gens les plus simples se mettent soudain à parler une langue étrangère. Une lueur sacrée illumine leurs visages dans la pénombre.

Je la regardai, horrifié, comme si elle avait l’esprit dérangé, mais elle prit mes deux mains dans les siennes.

— Ne les condamne pas avant de les connaître, m’implora-t-elle. Hier, c’était le jour des saturnales et le sabbat des juifs. Aujourd’hui, c’est un jour sacré pour les chrétiens, car c’est le lendemain du sabbat que leur roi a ressuscité d’entre les morts pour monter aux cieux. Mais à tout moment, les cieux peuvent s’ouvrir et il redescendra sur terre pour fonder le royaume de mille ans où les derniers seront les premiers et les premiers les derniers.

Claudia était d’une beauté effrayante, telle une prophétesse. Je ne puis m’empêcher de penser qu’une force irrésistible parlait à travers elle, paralysant ma volonté et m’engourdissant l’esprit, car lorsqu’elle annonça : « Viens, allons les voir immédiatement. », je me levai sans protester pour l’accompagner. Pour me rassurer, me croyant effrayé, elle m’assura que personne ne m’obligerait à agir contre mon gré. Je n’aurais qu’à regarder et écouter. Je me justifiai donc vis-à-vis de moi-même en me persuadant que la même curiosité qui m’avait fait chercher à connaître les druides bretons me poussait vers les chrétiens. Quand nous atteignîmes le quartier juif, ayant franchi le Tibre, nous nous retrouvâmes au milieu d’une extraordinaire agitation. Des femmes couraient vers nous en hurlant et, à tous les coins de rue, des hommes se battaient à coups de poing, de bâtons ou de pierres. Des Juifs chenus, fort respectables dans leur manteaux à franges, participaient aux bagarres et la garde était manifestement impuissante. À peine les soldats dispersaient-ils un petit groupe de combattants qu’une nouvelle rixe éclatait un peu plus loin.

— Par tous les dieux de Rome, qu’est-ce qui se passe ici ? demandai-je à un soldat hors d’haleine, qui épongeait le sang de son front.

— Un dénommé Christ a soulevé les Juifs les uns contre les autres, m’expliqua-t-il. Comme tu vois, ils arrivent de tous les coins de la ville. Tu ferais mieux d’emmener ton amie loin d’ici. On a envoyé chercher les prétoriens. Je ne serai pas seul à saigner du nez, tout à l’heure, tu peux être sûr !

Claudia regardait autour d’elle avec animation.

— Hier, s’écria-t-elle joyeusement, les Juifs chassaient des synagogues à coups de bâton tous ceux qui rendaient hommage au Christ. Mais aujourd’hui les chrétiens prennent leur revanche. Et les chrétiens non juifs arrivent à la rescousse !

Dans les ruelles étroites, on croisait en fait des groupes à la mine patibulaire, esclaves, forgerons et portefaix des rives du Tibre qui pénétraient à l’intérieur des boutiques en forçant les volets clos. Des cris suppliants s’en échappaient, mais les Juifs sont courageux quand ils se battent pour leur dieu invisible. Rassemblés en petits groupes devant les synagogues, ils repoussaient tous les assauts. Je ne vis pas d’armes entre les mains des combattants, mais il est vrai que ni les Juifs ni ceux qui s’étaient précipités des autres quartiers romains jusqu’ici n’avaient le droit d’en posséder.

Ici et là, des hommes d’un certain âge, les bras levés, exhortaient la foule :

— Paix ! Paix ! Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, faisons la paix !

Ils parvenaient effectivement à calmer quelques personnes, qui abaissaient leurs bâtons ou laissaient tomber la pierre qu’elles s’apprêtaient à lancer, mais pour aller se jeter aussitôt dans une autre bagarre.

Devant la splendide synagogue de Jules César, en revanche, des vieillards vénérables s’arrachaient la barbe et lacéraient leurs vêtements en hurlant et en criant au blasphème.

Avec une détermination têtue, Claudia jouait des coudes en direction de la maison où ses amis devaient célébrer leurs mystères le soir même, et je pouvais que faire de mon mieux pour la protéger et l’empêcher de se jeter dans la bagarre. Quand nous parvînmes enfin au but, des Juifs déchaînés sortaient de la maison en traînant derrière eux et en frappant sauvagement ceux qui s’y étaient réfugiés. Ils éventraient les balluchons, vidaient les paniers de vivres et piétinaient leur contenu dans la poussière et chassaient leurs victimes à coups de bâtons comme du bétail. Tous ceux qui tentaient de fuir étaient jetés à terre et criblés de coups de pieds.

J’ignore si le goût de tout bon Romain pour la loi et l’ordre s’éveilla soudain en moi, si je ne pus m’empêcher de prendre la défense des plus faibles contre la violence brutale de leurs assaillants ou si ce fut Claudia qui me poussa à intervenir. Mais je tirai sur la longue barbe d’un Juif et, le ceinturant, lui arrachai son bâton des mains alors qu’il s’apprêtait à frapper la jeune fille qu’il avait jetée à terre. Puis je poursuivis sur ma lancée et me déchaînai, obéissant à Claudia qui me pressait, au nom de Jésus de Nazareth, d’attraper tous les Juifs qui ne reconnaissaient pas en lui le Sauveur.

Je ne retrouvai mes esprits que lorsque Claudia me poussa dans la maison et me débarrassai promptement du bâton rougi qui se trouvait je ne sais comment entre mes mains, me rendant soudain compte de ce qui m’arriverait si on m’arrêtait au cours des affrontements entre les Juifs. Je ne risquais pas seulement mon rang de tribun, mais encore l’étroite bande pourpre de ma tunique.

Claudia m’entraîna jusqu’à une vaste cave où des Juifs chrétiens hurlaient tous à la fois, se rejetant les uns sur les autres la responsabilité des émeutes, tandis que des femmes éplorées pansaient les plaies et frottaient d’onguent les ecchymoses. Tremblant de terreur, plusieurs vieillards apparurent dans l’escalier. Parmi eux deux hommes, dont la mise indiquait qu’ils n’étaient pas Juifs, semblaient dans la même situation que moi et se demandaient comment faire pour se tirer de ce mauvais pas.

Derrière eux, venait un homme que je ne reconnus que lorsqu’il eut nettoyé le sang et la poussière qui maculaient son visage : c’était Aquila, le fabricant de tentes. En piteux état, car les Juifs l’avaient roué de coups et traîné dans la fange et lui avaient cassé le nez, il se mit à réclamer l’ordre avec une énergie surprenante :

— Traîtres ! Tous, tant que vous êtes ! hurla-t-il. Plus jamais je ne pourrai vous appeler mes frères ! La liberté du Christ vous sert-elle donc seulement à donner libre cours à votre colère ? Vous payez le prix de vos péchés ! Qu’avez-vous fait de l’esprit de tolérance ? Soumettons-nous. Et que nos bonnes actions confondent ceux qui nous crachent au visage !

Des protestations s’élevèrent.

— Ce ne sont pas des païens qu’on pourrait convertir par l’exemple ! Mais des Juifs qui s’en sont pris à nous et ont insulté Notre Seigneur Jésus ! C’est en son nom et pour sa gloire que nous résistons à l’infamie. Pas seulement pour défendre nos misérables existences.

Me frayant un chemin jusqu’à Aquila, je lui secouai le bras pour attirer son attention et lui glissai à l’oreille qu’il me fallait à tout prix m’en aller au plus vite. Mais, quand il me reconnut, son visage s’éclaira :

— Minutus ! Fils de Marcus Manilianus ! s’écria-t-il. As tu donc toi aussi choisi la seule voie ?

Il me prit dans ses bras, me baisa les lèvres et, d’un ton plein de ferveur, poursuivit son prêche :

Le Christ a souffert pour vous, lança-t-il. Pourquoi ne suivez-vous pas son exemple aujourd’hui ? Il ne rendait pas leurs insultes à ceux qui l’insultaient. Jamais il ne proférait de menaces à l’égard de quiconque. Ne cherchez pas à vous venger en rendant le mal par le mal. Si vous souffrez pour le Christ, songez seulement à louer Dieu de vous l’avoir permis !

Je ne saurais répéter fidèlement toutes les paroles qui s’échappaient en un flot continu des lèvres d’Aquila indifférent à mes protestations. Mais sa ferveur produisait manifestement de l’effet sur l’assistance. Presque tous ceux qui, quelques instants auparavant, ne songeaient qu’à manifester leur fureur, priaient à présent pour la rémission de leurs péchés, les plus vindicatifs murmurant encore entre leurs dents que l’avènement du royaume du Christ n’était pas pour demain si on laissait les Juifs calomnier, opprimer et maltraiter ses sujets en toute impunité.

Et pendant ce temps-là, les soldats de la garde arrêtaient à qui mieux mieux les agitateurs, qu’ils fussent juifs, juifs chrétiens ou quoi que ce fût d’autre. Comme les prétoriens gardaient l’accès des ponts, les fuyards prenaient d’assaut les barques à l’amarre, coupant celle des autres pour éviter qu’on se lançât à leur poursuite. Toutes les troupes ayant été concentrées dans le quartier, le reste de la ville se trouva soudain sans protection et la populace commença à déferler dans les rues, proclamant le nom du Christ comme signe de reconnaissance, ainsi qu’on lui avait appris à le faire sur l’autre rive du fleuve.

Les émeutiers pillèrent des échoppes et mirent le feu à plusieurs maisons, si bien qu’une fois le calme rétabli dans le quartier juif, le préfet de la cité dut envoyer ses hommes vers le centre de Rome, où l’ordre était sérieusement menacé. Ce fut à cette décision que je dus mon salut, car au moment où le préfet fit transmettre sa décision, les soldats avaient commencé une recherche systématique en fouillant une par une chaque maison du quartier de fond en comble.

Le soir venu, assis par terre, la tête entre les mains, je m’aperçus brusquement que j’avais très faim. Les chrétiens rassemblèrent les provisions qui avaient été épargnées pour les répartir entre les différents membres de l’assemblée. Il y avait du pain, de l’huile, des oignons, des fèves et du vin. Aquila bénit le pain et le vin à la manière des chrétiens, comme s’il se fût agi de la chair et du sang du Christ. J’acceptai la nourriture que l’on me remit et rompis mon pain avec Claudia. On me donna aussi un petit morceau de fromage et une tranche de viande séchée. Je bus du vin au même gobelet que les autres quand vint mon tour. Quand chacun eut mangé sa part, ils se donnèrent le baiser d’amour.

— Oh ! Minutus, dit Claudia après avoir baisé mes lèvres. Quel bonheur d’avoir mangé sa chair et bu son sang, d’être purifié de ses péchés et d’avoir accès à la vie éternelle ! Ne sens-tu pas l’Esprit qui brille en toi, au fond de ton cœur, comme si tu t’étais dépouillé des vêtements usés de ta vie passée pour en revêtir de neufs ?

Je répondis avec amertume que le goût aigre du vin médiocre était la seule chose que je sentais en moi. Je venais seulement de me rendre compte qu’elle avait tout fait pour que je prenne part au repas secret des chrétiens. J’étais si horrifié que j’aurais voulu vomir sur-le-champ, bien que sachant parfaitement que le gobelet dans lequel j’avais bu ne contenait que du vin.

— Ce sont des balivernes ! lançai-je avec fureur. Quand on a faim, le pain est du pain et le vin du vin. Si c’est tout ce qui se passe entre vous, je ne vois pas pourquoi on fait tant d’histoires à propos de vos superstitions ! Et je comprends encore moins comment des activités aussi innocentes peuvent être la cause de tant de violence !

Mais j’étais trop fatigué pour me quereller avec elle bien longtemps, eu égard à l’état de surexcitation dans lequel elle se trouvait et, pour finir, elle m’arracha la promesse que j’étudierais de plus près leur enseignement. Je ne voyais pas quel mal il y avait à ce qu’ils se défendissent de leur mieux contre les attaques des Juifs, mais j’étais certain qu’ils seraient châtiés si les désordres continuaient, quels que soient les responsables des troubles.

Aquila convint que les affrontements ne dataient pas de ce jour mais que jamais ils n’avaient atteint une telle ampleur. Il m’assura que les chrétiens se rencontraient d’ordinaire discrètement et répondaient aux provocations par la douceur et la bonhomie, au mal par le bien. Mais les Juifs chrétiens avaient légalement le droit d’entrer dans les synagogues, d’y écouter la lecture des Saintes Écritures et d’y prendre la parole. Nombre d’entre eux avaient d’ailleurs participé à la construction des nouvelles synagogues.

Je raccompagnai Claudia dans la tiédeur du soir d’été, au-delà du Vatican, jusqu’à l’extérieur de la ville. De l’autre côté du fleuve, on apercevait la lueur vacillante des incendies et la rumeur de la foule parvenait jusqu’à nous.

La route était encombrée de chariots et de voitures à bras chargés de légumes et de fruits que les paysans portaient au marché. Ceux-ci, auxquels on avait donné l’ordre d’attendre à l’extérieur des murs, se demandaient avec inquiétude ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur. Le bruit courait qu’un certain Christ entraînait les Juifs à tuer et à allumer des incendies en ville, et parmi les gens que nous croisions, nul ne semblait enclin à prononcer une parole indulgente en faveur des Juifs.

À mi-chemin, je sentis soudain mes jambes se dérober sous moi et fus pris d’un violent mal de tête. J’étais d’ailleurs surpris de n’avoir pas encore éprouvé l’effet des coups que j’avais reçus. Quand nous atteignîmes la maisonnette de Claudia j’étais si mal en point qu’elle ne voulut pas me laisser repartir et me supplia de passer la nuit sous son toit. Sourde à mes protestations, elle me coucha dans son lit et, à la lueur d’une lampe à huile, se mit à pousser de si profonds soupirs, tout en s’affairant dans la pièce, que je finis par lui demander ce qui n’allait pas.

— Je ne suis pas moi-même parfaite et sans péchés, dit-elle. Mais chacune des paroles que tu as prononcées à propos de la fille que tu as connue en Bretagne m’a percé le cœur comme un tison ardent, bien que je n’aie même pas retenu son nom.

— Tâche de me pardonner de n’avoir pas tenu ma promesse, répondis-je.

— Comme s’il s’agissait de ça, gémit Claudia. Mais non, c’est à moi que j’en veux d’être la fille de ma mère et de Claude le débauché. Ce n’est pas de ma faute si je suis plus troublée que je ne devrais l’être de te voir ainsi couché dans mon lit !

Mais ses doigts étaient froids comme la glace quand elle prit mes mains dans les siennes et ses lèvres étaient froides aussi, quand elle se pencha pour les poser sur les miennes.

— Oh ! Minutus ! murmura-t-elle, jamais je n’ai osé t’avouer que mon cousin Caius m’avait violée alors que je n’étais encore qu’une enfant. Il avait l’habitude de coucher avec ses sœurs de temps en temps, pour se divertir. Mais depuis, j’ai toujours détesté tous les hommes. Tu es le seul que je n’ai pas haï parce que tu as bien voulu devenir mon ami sans même savoir qui j’étais.

Que pouvais-je ajouter à cela ? Je tentai de la consoler et l’attirai à mes côtés dans son lit. Elle tremblait de froid et de honte. Je ne me justifierais pas non plus en arguant qu’elle était mon aînée, car il faut bien que je convienne que mon ardeur ne cessa de croître jusqu’à cet instant où elle vint à moi, riant et pleurant à la fois, et où je me rendis compte que je l’aimais.

En nous réveillant, le lendemain matin, nous étions si heureux qu’il ne fut pas question de nous préoccuper d’autre chose que de nous-mêmes. Radieuse, Claudia était merveilleusement belle à mes yeux malgré ses traits rudes et ses sourcils épais. Le souvenir de Lugunda s’effaçait déjà. Claudia était une femme mûre et adulte comparée à cette péronnelle capricieuse.

Nous échangeâmes des serments enflammés, nous refusant à songer à l’avenir. Si un vague sentiment de culpabilité m’oppressait, je me rassurai bientôt en me persuadant que Claudia savait certainement ce qu’elle faisait. Du moins aurait-elle quelque diversion par rapport à ces superstitions chrétiennes et c’était une bonne chose.

Quand je regagnai ma demeure, tante Laelia m’accueillit avec des reproches amers sur l’inconséquence qu’il y avait à rester dehors toute la nuit sans prendre la peine de la prévenir. Elle n’avait pas fermé l’œil et s’était rongé les sangs ! Elle m’examina de la tête aux pieds en clignant ses yeux rougis et me dit d’un ton acerbe :

— Ton visage est radieux comme si tu cachais quelque honteux secret. Enfin, tant que tu n’es pas allé traîner dans un bordel syrien !

Elle renifla mes vêtements avec suspicion.

— Non, conclut-elle. Tu ne sens pas le bordel. Mais tu as bien passé la nuit quelque part ! J’espère que tu n’es pas allé le fourrer dans une sordide aventure amoureuse. Cela ne l’apporterait rien de bon, ni à vous deux, ni à personne.

Mon ami Lucius Pollio, dont le père était devenu consul cette année-là, vint me rendre visite au cours de l’après-midi.

Les événements de la veille l’avaient beaucoup troublé.

— Les Juifs sont de plus en plus insolents depuis qu’on leur a accordé des privilèges, dit-il. Le préfet de la cité a interrogé toute la matinée ceux qui ont été arrêtés et il a acquis la preuve formelle que c’est un Juif du nom de Christ qui soulève les esclaves et la plèbe. Ce n’est pas un ancien gladiateur comme Spartacus, mais un traître qui a été condamné à mort à Jérusalem et qui, aussi étrange que cela puisse paraître, a survécu à la crucifixion. Le préfet a lancé un ordre d’arrestation et mis sa tête à prix. Mais j’ai bien peur qu’il se soit enfui après l’échec de la rébellion.

J’étais très tenté d’expliquer à Lucius que les Juifs désignaient sous le nom de Christ le messie qui leur apporterait le salut, mais je ne tenais pas à révéler que j’en savais plus que je n’aurais dû sur leurs enseignements clandestins. Nous nous penchâmes une fois encore sur le manuscrit de mon livre afin d’en rendre le style le plus clair possible. Lucius Pollio me promit de trouver un éditeur si je remportais avec succès la difficile épreuve de la lecture publique. Selon lui, mon ouvrage avait des chances de plaire. Claude serait certainement ravi de se remémorer ses victoires sur les Bretons et serait sûrement flatté que quelqu’un se fût intéressé aux affaires bretonnes. De ce point de vue, mon livre était sans nul doute excellent.

Le préfet de la cité trancha la question de la propriété des synagogues en faisant proclamer que tous ceux qui avaient pris part à leur édification avaient le droit d’y célébrer leur culte. Les Juifs les plus attachés à la tradition et les Juifs modérés avaient leurs propres synagogues, mais quand ceux qui croyaient au Christ s’avisaient de les considérer comme leurs, les autres en retiraient aussitôt les manuscrits précieux et préféraient y mettre le feu plutôt que de voir les chrétiens abhorrés s’y réunir. De nouveaux troubles ne tardèrent donc pas à éclater et, pour finir, les Juifs chrétiens firent la terrible erreur politique d’en appeler à l’arbitrage de l’empereur.

Déjà fort contrarié par ces révoltes qui venaient déranger son bonheur si peu de temps après son mariage, Claude entra dans une grande fureur quand les Juifs osèrent lui faire remarquer que sans eux, il ne serait sans doute jamais devenu empereur. Il était absolument vrai qu’Hérode Agrippa, le compagnon de beuveries de Claude, avait emprunté aux grandes familles juives de Rome les sommes nécessaires pour soudoyer les prétoriens après le meurtre de Caligula. Mais Claude avait dû rembourser des intérêts exorbitants et, pour un certain nombre d’autres raisons, d’ailleurs, il ne souhaitait pas qu’on lui rappelât cet incident qui avait mis son orgueil à rude épreuve.

Il secoua rageusement sa tête d’ivrogne et, en bégayant plus encore que de coutume, donna l’ordre aux Juifs de déguerpir et menaça de les bannir de Rome s’il entendait parler de nouveaux désordres.

Les Juifs chrétiens et leurs adeptes parmi la populace avaient eux aussi leurs chefs. Quelle ne fut pas ma surprise le jour où je rencontrai dans la demeure de Tullia et de mon père, le bavard Aquila et son épouse Prisca, entourés d’un certain nombre de citoyens respectables dont l’unique faute était d’éprouver de la sympathie pour les mystères chrétiens, l’étais allé rendre visite à mon père pour lui parler de Claudia. J’allais maintenant la voir deux fois par semaine et passais la nuit avec elle. Et, bien que Claudia n’eût pas directement abordé le sujet, je me rendais compte que les choses ne pouvaient demeurer en l’état.

J’arrivai à l’improviste au beau milieu d’une réunion et mon père, surpris, s’interrompit pour me demander d’attendre la fin de son discours.

— Je sais beaucoup de choses sur le roi des Juifs, disait-il. Je me trouvais en Galilée à l’époque, quelque temps après la crucifixion, et j’étais convaincu moi-même qu’il avait ressuscité. Ses disciples me repoussèrent, mais je puis confirmer qu’il ne cherchait pas à soulever le peuple.

J’avais déjà entendu tout cela et ne comprenais vraiment pas pourquoi mon père s’obstinait à répéter toujours la même histoire. Aquila prit la parole :

— Quoi que nous fassions, dit-il, nous sommes devenus la cible de toutes les haines. On nous déteste plus que les adorateurs d’idoles. Même entre nous, nous ne parvenons plus à maintenir des sentiments d’amour mutuel et d’humilité car chacun se croit plus avisé que son voisin. Ceux qui montrent encore de l’enthousiasme à répandre la bonne parole sont ceux qui viennent seulement de trouver le chemin et de reconnaître le Christ.

Et puis, ils racontent maintenant que lui-même envoya le leu sur la terre, sépara l’homme de son épouse et dressa les enfants contre leurs parents, intervint Prisca. Et c’est justement ce qui est en train de se passer à Rome. Mais comment l’amour et l’humilité peuvent apporter les dissensions, les querelles, la haine et l’envie, voilà ce que j’aimerais bien qu’on m’explique.

Je sentais la colère bouillonner en moi.

— Que voulez-vous de mon père ? m’écriai-je. Pourquoi venez-vous le tourmenter pour le contraindre à discuter avec vous ? Mon père est un homme dévoué et généreux et je ne vous permettrai pas de l’entraîner dans vos stupides querelles.

Mon père redressa la tête.

— Tais-toi, Minutus.

Puis il parut replonger très loin dans son passé. Enfin, s’arrachant à sa méditation, il reprit :

« On parvient le plus souvent à éclaircir ce genre d’affaires par la discussion. Mais dans le cas présent, plus on discute, plus l’affaire semble inextricable. Puisque vous êtes venus solliciter mon avis, je vous suggérerai la chose suivante : demandez un sursis à l’empereur. Employez-vous à gagner du temps : les Juifs d’Antioche se sont toujours trouvés bien de cette politique, durant le principat de Caïus.

Les visiteurs regardèrent mon père sans comprendre.

« Éloignez-vous des juifs, dit-il en souriant pensivement, abandonnez les synagogues, cessez de payer les impôts des temples et construisez vos propres édifices pour vos réunions. Nombre de gens fortunés seront certainement disposés à vous aider dans cette entreprise. Vous en trouverez sûrement parmi vos partisans et tous ceux qui souhaitent gagner la paix de l’âme en flattant le plus grand nombre de dieux possible. Ne heurtez pas les Juifs de front. Ne répliquez pas aux insultes. Gardez vos distances, comme je le fais moi-même, et tâchez de ne nuire à personne.

— Tes paroles sont dures, s’exclamèrent-ils tous ensemble. Nous ne serions pas dignes de notre roi si nous n’attestions de son existence et ne proclamions son royaume !

Mon père étendit les mains et un profond soupir s’échappa de ses lèvres.

— L’avènement de son royaume n’est pas pour demain, dit-il. Mais il est vrai que c’est vous qui participez de son esprit et pas moi. Faites comme il vous semblera juste et bon. Si l’affaire vient devant le sénat, j’essaierai de dire un mot en votre faveur. Mais si vous le permettez, je ne parlerai pas du royaume. Cela ne servirait qu’à vous rendre politiquement suspects.

Satisfaits de cette assurance, ils s’en furent juste à temps pour éviter Tullia qui les croisa sous le portique en rentrant de ses visites et s’en montra fort contrariée.

— Ô, Marcus, dit-elle. Combien de fois t’ai-je mis en garde contre ces Juifs on ne peut plus louches ? Je n’ai rien contre le fait que tu ailles écouter des philosophes si cela te chante, que tu distribues ton argent aux pauvres et aux jeunes orphelines dépourvues de dot et que tu envoies ton propre médecin visiter des malades. Mais au nom de tous les dieux, cesse de fréquenter ces Juifs ! Cela finira par te jouer des tours, je t’assure.

Puis, reportant son attention sur moi, elle déplora mes souliers éculés, les plis négligés de mon manteau et le manque d’apprêt de ma chevelure.

— Tu n’es plus à l’armée au milieu de soldats grossiers et vulgaires, me déclara-t-elle d’un ton revêche. Tu pourrais prendre un peu plus de soin de ton apparence, ne serait-ce que pour ton père. Je suppose qu’il va falloir que je t’envoie un valet et un barbier. Tante Laelia est trop vieille et bornée pour remarquer ce genre de choses, on dirait.

Je répliquai d’un ton maussade que j’avais déjà un barbier, car je ne tenais pas à me retrouver avec des esclaves à elle attachés à mes pas. À vrai dire, pour mon anniversaire, j’avais acheté un esclave qui m’avait fait pitié et l’avais affranchi avant de l’aider à s’installer à son compte dans le quartier de Subure. Il s’en tirait déjà fort bien en vendant des perruques de femmes, des peignes et des brosses. J’expliquai aussi que ma tante serait fort offensée qu’un esclave inconnu vint s’occuper de ma garde-robe.

— Et de toute façon, les esclaves apportent plus d’ennuis que de satisfactions, ajoutai-je.

Tullia me fit remarquer que cela n’était qu’une question de discipline.

— Mais, dit-elle pour finir, qu’as-tu l’intention de faire de ta vie, Minutus ? J’ai entendu dire que tu passes tes nuits au bordel et que tu négliges les leçons de rhétorique de ton précepteur. Si tu as vraiment l’intention de donner lecture de ton livre cet hiver, tu as tout intérêt à garder ton corps en forme et à travailler dur. Il est grand temps d’ailleurs que tu songes à trouver un parti convenable et à te marier.

Je lui expliquai alors que je comptais d’abord profiter de ma jeunesse, dans certaines limites naturellement, et qu’elle aurait dû déjà s’estimer heureuse que je n’eusse jamais, contrairement à la plupart des jeunes chevaliers de mon âge, commis des forfaits qui m’auraient attiré des ennuis avec les autorités.

— Je regarde ce qui se passe autour de moi, dis-je. Et je prends part aux exercices équestres. Je me mêle au public du prétoire chaque fois qu’il s’y plaide quelque chose d’intéressant. Je lis. Le philosophe Sénèque me manifeste un intérêt amical. J’ai naturellement le projet de prendre une charge un jour ou l’autre mais je me trouve trop jeune et, même si je pouvais obtenir une autorisation spéciale, je manque d’expérience.

Tullia me regardait avec pitié.

— Il faut pourtant que tu comprennes que ton avenir dépend des relations que tu te feras, expliqua-t-elle. Je t’ai ménagé une série d’invitations chez des familles influentes, mais tout ce que l’on me rapporte c’est que tu t’y montres silencieux et renfrogné et que tu ne réponds que par l’indifférence aux démonstrations d’amitié.

— Ma chère marâtre, rétorquai-je. Je respecte en tout point ton opinion. Mais ce que j’ai vu et entendu depuis mon arrivée à Rome m’inciterait plutôt à éviter ce que tu appelles les « relations utiles ». Deux cents chevaliers et un certain nombre de sénateurs ont été exécutés ou se sont suicidés à cause de leurs relations, il y a un an ou deux, si je me souviens bien.

— Agrippine a changé tout cela, protesta un peu trop vivement Tullia.

Mais mes paroles lui donnèrent pourtant à réfléchir.

— Si tu veux un conseil, conclut-elle pour finir, consacre toi aux chevaux et aux courses de char. Voilà des activités qui n’ont rien de politique et grâce auxquelles tu te ferais malgré tout des relations. Je croyais que tu aimais les chevaux.

— On peut aussi s’en lasser.

— Ils sont pourtant moins dangereux que les femmes, remarqua Tullia, non sans malice.

Mon père l’observa pensivement et convint que, pour une lois, elle avait raison.

— J’espère que tu ne songes pas à monter ton propre quadrige en comptant sur la fortune de ton père, car cela ne servirait qu’à attirer l’attention sur toi, annonça-t-elle d’un ton vindicatif. Je sais que la culture du blé ne sera plus profitable en Italie dès que le port d’Ostie sera terminé et que tous les champs seront transformés en pâturages. Mais tu ne ferais pas un bon éleveur de chevaux, crois-moi. Contente-toi donc de parier sur les courses de chevaux.

Mais mes journées étaient beaucoup trop remplies déjà sans que j’aille assister aux jeux du cirque. J’avais ma propre maison à tenir, sur l’Aventin. Il fallait m’occuper de Barbus et apaiser les craintes de tante Laelia et, à cette époque, je dus assurer la défense de mon affranchi gaulois que son voisin accusait d’empester tout le quartier avec sa fabrique de savon. Je n’eus pas grand mal à trouver des arguments dans la mesure où les effluves provenant des tanneries et des teintureries étaient beaucoup plus désagréables encore. En revanche, j’eus plus de difficultés à répondre à l’argumentation selon laquelle l’usage du savon amollissait le corps et insultait aux vertus de nos ancêtres. L’avocat du voisin souhaitait faire bannir de Rome l’usage du savon en en appelant à tous nos ancêtres et jusqu’à Romulus, lesquels s’étaient toujours frotté le corps à l’aide de la tonifiante pierre ponce. Mais ma plaidoirie faisait l’éloge de l’Empire romain, qui s’était rendu maître du monde.

Romulus ne brûlait pas non plus d’encens orientaux devant les idoles ! lançai-je avec fierté. Nos sévères ancêtres ne connaissaient certes pas le caviar qui nous arrive de la mer Noire ni les oiseaux exotiques, les langues de flamants ni les poissons des Indes. Rome est au confluent de coutumes et de peuples d’une grande diversité. Mais elle choisit en tout ce qu’il y a de mieux et anoblit les coutumes étrangères en les faisant siennes.

Le savon ne fut donc pas banni de Rome et mon affranchi améliora encore son produit en y mêlant des arômes subtils et en lui donnant des noms d’une exquise recherche. Nous gagnâmes une petite fortune grâce au « véritable savon de Cléopâtre » fabriqué dans la petite venelle de Subure. Mais je suis tout prêt à convenir que mon affranchi trouvait ses meilleurs clients parmi les Grecs et les Orientaux installés a Rome. Dans les thermes romains, l’usage du savon était toujours considéré comme immoral.

Mes multiples activités quotidiennes ne m’empêchaient pas la nuit venue, avant de m’endormir, de m’interroger sur le sens de la vie. Tantôt mes médiocres victoires suffisaient a me satisfaire et tantôt ma vie me semblait si dérisoire que je sombrais dans le plus profond abattement. Le hasard et la fortune déterminent chaque existence avant que celle-ci s’achève, plus ou moins vite, dans la mort qui, elle, est le lot de tous. Bien sûr, la fortune était de mon côté et je pouvais m’estimer heureux, mais chaque fois que j’accomplissais quelque chose, mon plaisir était de courte durée et je me retrouvais en proie à mon habituelle insatisfaction.

Enfin, le jour pour lequel je m’étais préparé avec tant d’application arriva. Je devais lire mon œuvre littéraire dans la salle de lecture de la bibliothèque impériale, au Palatin. Par le truchement de mon jeune ami Lucius Domitius, l’empereur Claude lui-même fit annoncer qu’il viendrait m’écouter après le déjeuner et tous ceux qui désiraient obtenir une faveur de l’empereur se battirent donc pour obtenir une place.

Parmi l’assistance, on comptait des officiers qui avaient servi en Bretagne, des membres de la commission du sénat chargée des affaires bretonnes et Aulius Plautus en personne. Mais nombreux furent ceux qui restèrent derrière les portes, menaçant de se plaindre à l’empereur qu’on leur eût refuse l’entrée malgré leur profond intérêt pour le sujet.

Je commençai ma lecture aux premières heures de la matinée et, malgré l’émotion qui m’étreignait, je lus sans trébucher sur un seul mot et m’enflammai peu à peu en déclamant mes propres phrases, comme tout auteur qui s’est donné beaucoup de mal pour peaufiner son travail. Rien ne vint non plus me déranger, en dehors des gestes et des chuchotements de Lucius Domitius qui tentait de me souffler des conseils. Un repas beaucoup trop somptueux, offert par mon père et organisé par Tullia, fut apporté sur place et quand, après le déjeuner, je repris ma lecture par la description des coutumes religieuses des Bretons, un grand nombre de spectateurs se mirent à dodeliner du chef et à somnoler, alors qu’il s’agissait, à mon avis, du passage le plus intéressant de l’ouvrage.

Puis je dus m’interrompre lorsque Claude arriva comme il l’avait promis. Agrippine l’accompagnait et ils prirent place sur le banc d’honneur et invitèrent Lucius Domitius à s’asseoir entre eux. La salle de lecture fut soudain envahie mais à ceux qui venaient se plaindre à lui, Claude rétorqua fermement :

— Si le livre vaut la peine d’être entendu, vous aurez d’autres occasions de l’entendre car il y aura d’autres lectures. Mais maintenant, sortez, sinon nous allons tous mourir étouffés.

À vrai dire, l’empereur était légèrement ivre et il lâchait fréquemment des rots bruyants. Je n’avais lu que deux ou trois phrases depuis son entrée quand il m’interrompit :

— Je n’ai pas très bonne mémoire, annonça-t-il. Aussi tu me permettras, eu égard à mon rang et à mon âge, de t’interrompre de temps à autre pour confirmer tes dires quand tu auras raison, ou pour te corriger si j’estime que tu te trompes sur un point ou sur un autre.

Il se lança alors dans un interminable exposé de son interprétation personnelle des sacrifices humains pratiqués par les druides et raconta que, lors de son séjour en Bretagne, il avait cherché en vain les cages d’osier tressé dans lesquelles on enfermait les prisonniers avant de les brûler vifs.

— Bien sûr, dit-il, j’inclinerai à croire ce qu’un témoin digne de foi m’affirmera avoir vu de ses propres yeux. Cependant je crois plus volontiers encore le témoignage de mes yeux et ne puis donc gober tout rond ton récit. Mais je t’en prie, poursuis ta lecture, jeune Lausus.

J’avais à peine repris qu’il m’interrompit de nouveau. Il avait vu quelque chose en Bretagne qui lui semblait valoir la peine d’être exposé et discuté. Les éclats de rire qui fusaient dans l’assistance me troublèrent un peu et ma façon de m’exprimer s’en ressentit, mais Claude fit des remarques tout à fait pertinentes à propos de mon livre.

Pour finir, au milieu de toute cette agitation, Claude et Aulius Plautus se lancèrent dans un dialogue fort animé, se rappelant mutuellement des souvenirs de l’expédition bretonne de l’empereur. Le public les encourageait en criant : « Écoutez ! Écoutez ! » et je fus contraint de m’interrompre une fois encore. Seule, l’influence apaisante de Sénèque me permit de surmonter mon exaspération.

Le sénateur Ostorius, qui semblait avoir autorité pour ce qui regardait les affaires bretonnes, se joignit à la discussion.

Il affirma tout de go que l’empereur avait fait une terrible erreur politique en mettant un terme aux expéditions destinées à supprimer les Bretons.

— Supprimer les Bretons ! C’est plus facile à dire qu’à faire !

Offensé à juste titre, il avait répondu d’un ton fort sec.

« Montre-lui donc tes cicatrices, Aulius, reprit-il. Et voilà qui vient à point pour me rappeler que si les affaires bretonnes ont pris tellement de retard, c’est que je n’ai toujours pas trouvé de procurateur pour remplacer Aulius. Pourquoi pas toi, Ostorius ? Je ne crois pas être le seul ici à en avoir assez d’entendre à tout propos que tu sais mieux que tout le monde ce qu’il faut faire. Rentre donc chez toi et prépare ton voyage. Narcisse te rédigera tes lettres de créances aujourd’hui même.

J’imagine que l’audition de mon livre avait déjà convaincu l’assistance qu’il n’était point aisé de civiliser les Bretons. Les paroles de Claude furent accueillies par un éclat de rire général et quand Ostorius eut quitté la salle, la tête basse, je pus reprendre ma lecture qui ne fut plus interrompue jusqu’au soir.

Claude m’autorisa avec bienveillance à poursuivre à la lueur des lampes à huile, le retard lui étant imputable. Quand il commença d’applaudir, la salle tout entière l’imita. Mais il n’y eut pas d’autres remarques, car il était déjà tard et tout le monde avait faim.

Un certain nombre de spectateurs nous accompagnèrent à la demeure de mon père où Tullia, dont le cuisinier était réputé dans tout Rome, avait organisé un banquet. On ne parla plus guère de mon livre au cours de la soirée. Sénèque me présenta à son propre éditeur, un charmant vieillard au teint pâle, aux épaules voûtées et aux yeux myopes à force de lecture, et ce dernier proposa de publier mon livre à cinq cents exemplaires pour commencer.

— Je suis certain que votre fortune vous permettrait de le publier vous-même, dit-il d’un ton affable, mais un éditeur connu améliore naturellement les ventes d’un livre. Mes affranchis ont une centaine de scribes expérimentés capables de reproduire n’importe quel livre sous la dictée, très rapidement et presque sans fautes.

Sénèque m’avait fait l’éloge de cet homme qui ne l’avait pas abandonné pendant son exil, et qui avait supplié les libraires d’accepter les écrits qu’il envoyait de Corse.

— Naturellement je gagne mieux ma vie avec les traductions des histoires d’amour et de récits de voyage grecs, mais jusqu’à présent aucun ouvrage de Sénèque ne m’a fait perdre de l’argent.

Je saisis l’allusion et lui affirmai que je serais heureux de participer aux frais de publication du livre. C’était un grand honneur pour moi que son nom figurât sur mon livre, comme témoignage de qualité. Je le quittai sur cet accord et me mêlai aux autres convives. Leur multitude était si serrée, que je me sentis perdu. J’avais beaucoup trop bu. Le désespoir finit par me gagner, car je me rendais compte que nul dans l’assemblée ne se souciait de moi ni de mon avenir. Mon livre n’était pour eux que prétexte à se goberger de mets fins arrosés du meilleur vin de Campanie, à s’épier et à médire les uns des autres, et à s’étonner en secret de la réussite de mon père, à leurs yeux dépourvu de toute qualité personnelle.

Claudia me manquait. Elle était la seule personne au monde qui me comprenait et pour qui je comptais. Elle n’avait pas osé venir m’écouter, mais je savais avec quelle impatience elle devait attendre que je vinsse lui rendre compte. J’imaginais que pendant tout ce temps, elle avait dû veiller. Depuis le seuil de sa cahute, elle avait dû contempler les étoiles émaillant le ciel d’hiver, puis porter ses regards dans la direction de Rome tandis que les charrettes de légumes bringuebalaient sur la route, que du bétail meuglait au loin dans le silence nocturne. Ces bruits m’étaient devenus si familiers au cours des nuits passées auprès d’elle que j’en étais arrivé à les aimer. Le simple grincement des roues des charrettes m’évoquait Claudia avec une telle précision que je me mis à trembler.

Je ne connais rien de plus accablant que la fin d’un banquet, quand les flambeaux éteints fument et empestent les portiques, tandis que les esclaves aident les derniers convives à monter dans leurs litières, que l’on éponge le vin sur les mosaïques et qu’on essuie le vomi sur le marbre des latrines. Bien entendu, Tullia était ravie du succès de sa fête et parlait avec animation à mon père de tel ou tel invité et de ce que celui-ci ou celui-là avait dit ou fait. Mais je me sentais en dehors de tout cela.

J’étais trop jeune encore pour reconnaître là l’effet du vin, et ne fus nullement tenté par la compagnie de mon père et de Tullia quand ils s’attablèrent pour se rafraîchir la gorge avec des fruits de mer et quelques coupes de vin léger, pendant qu’esclaves et serviteurs mettaient de l’ordre dans les vastes salles. Je les remerciai et m’en fus seul, sans prendre garde au danger qui à Rome, menace le promeneur solitaire en pleine nuit.

Claudia occupait toutes mes pensées.

Il faisait bon dans sa cabane et son lit fleurait la laine. Elle ranima le brasero pour que je n’aie pas froid. Ses premières paroles furent qu’elle ne s’attendait pas à me voir après un si glorieux événement et ses yeux s’emplirent de larmes quand elle murmura dans un souffle :

— Ô Minutus, maintenant je sais que tu m’aimes vraiment.

Nous dormîmes fort peu cette nuit-là.

Le matin d’hiver s’insinua dans la cabane, un matin gris et sans soleil dont la tristesse nous navra le cœur quand, pâles et fatigués, nous nous regardâmes.

— Claudia, dis-je, qu’allons-nous devenir toi et moi ? Avec toi, j’ai l’impression de vivre dans un monde irréel, de l’autre côté des étoiles. Je ne suis heureux qu’en ta compagnie. Mais nous ne pouvons pas continuer ainsi.

J’espérais sans doute qu’elle s’empresserait de répondre qu’il valait mieux se contenter de ce qui était, car nous n’avions guère le choix. Mais un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres.

— Comme je t’aime, ô Minutus, d’avoir abordé toi-même ce sujet délicat. Nous ne pouvons plus vivre ainsi. Tu es un homme et tu ne peux pas comprendre avec quelle anxiété j’attends chaque mois certaines manifestations féminines. Et ce n’est pas digne d’une vraie femme de dépendre de ton bon plaisir pour te voir. Ma vie n’est faite que de craintes et d’attente anxieuse.

Ses paroles me blessèrent profondément.

— Tu m’as bien caché tes sentiments, lui dis-je durement.

Jusqu’à aujourd’hui tu m’as fait croire que tu te contentais du bonheur de me voir quand j’étais là. Si tu as des suggestions, je suis tout prêt à les entendre.

— Je ne vois qu’un seul moyen, Minutus. Abandonne la carrière des honneurs. Partons dans les provinces, de l’autre côté de la mer, je ne sais où. En un lieu où nous pourrons vivre en paix jusqu’à la mort de Claude.

Je détournai le regard, dégageai mes mains. Claudia frissonna et baissa les yeux.

— Tu disais que tu serais heureux de tenir les moutons pendant que je les tondrais, murmura-t-elle. Et d’aller chercher au bois pour allumer le feu. Tu aimais l’eau de source et prétendais que mes repas frugaux étaient plus exquis que l’ambroisie. Nous trouverons les mêmes joies dans n’importe quel pays du monde suffisamment éloigné de Rome.

Après quelques instants de réflexion, je répondis d’une voix grave :

— Je pensais ce que je disais et ne récuse rien. Mais c’est une décision trop grave pour être prise sur un coup de tête. Nous ne pouvons pas nous condamner nous-même à l’exil sans avoir longuement pesé notre décision.

Par pure malice, j’ajoutai :

— Que fais-tu de ce royaume que tu attends et des agapes secrètes auxquelles tu prends part ?

La déception assombrit son visage.

— Je vis déjà dans le péché avec toi et je n’éprouve plus la même exaltation qu’auparavant en présence des chrétiens. C’est comme s’ils voyaient en moi et pleuraient ma faute. Depuis un certain temps, je les évite. Ma culpabilité s’alourdit un peu plus chaque fois que je les rencontre. J’aurai bientôt perdu la foi et l’espérance si nous continuons à vivre ainsi.

En retournant à l’Aventin, je me sentais comme si j’avais reçu un baquet d’eau froide. Je savais que j’avais mal agi en me servant de Claudia pour mon plaisir sans même songer à lui donner de l’argent en contrepartie. Mais je jugeais que le mariage était trop cher payer la seule satisfaction de la chair. Avant même d’être venu à Rome, lorsque je vivais encore à Antioche, je ne cessais de rêver à la Ville. Et quand j’avais dû la quitter pour séjourner en Bretagne, elle m’avait tant manqué ! Je ne pouvais imaginer de m’en éloigner de nouveau.

Le résultat de cette conversation fut que mes visites à Claudia s’espacèrent et que je me trouvai sans cesse d’autres occupations plus pressantes. Mais toujours l’appel de la chair me ramenait à elle. Cependant, à partir de ce jour, nous ne fûmes plus jamais heureux ensemble, en dehors de la couche. Nous nous chamaillions sans arrêt et régulièrement je la quittais furieux.

Au printemps suivant, Claude bannit les Juifs de Rome, car il ne se passait pas une journée sans nouvelle rixe et les dissensions de ce peuple avaient fini par se répercuter dans la ville entière. À Alexandrie, Juifs et Grecs s’entre-tuaient et à Jérusalem, les agitateurs juifs causaient tant de désordres que Claude résolut d’en finir.

Ses affranchis influents l’encouragèrent à la fermeté, car ils vendaient des dérogations à prix fort aux Juifs les plus riches qui souhaitaient échapper à l’exil. Claude ne prit même pas la peine de soumettre cette décision au sénat où se trouvaient de nombreux Juifs qui, issus de familles installées à Rome depuis plusieurs générations, avaient obtenu le droit de cité.

L’empereur estimait qu’un édit était tout à fait suffisant pour une mesure qui ne retirait à personne le droit de cité. Le bruit courait aussi que les Juifs avaient acheté trop de sénateurs.

Le quartier de l’autre côté du Tibre se vida et les synagogues furent fermées. Nombre de Juifs pauvres se cachèrent dans divers quartiers de Rome d’où l’on eut le plus grand mal à les déloger. Le préfet de la cité alla même jusqu’à faire arrêter des gens en pleine rue pour les obliger à exhiber leur organe et vérifier qu’ils n’étaient pas circoncis.

Comme la plupart des citoyens et les esclaves même leur étaient hostiles, on les traqua et on les dénonça jusque dans les latrines publiques. Ceux que l’on arrêtait étaient condamnés aux travaux forcés dans le port d’Ostie ou dans les mines de Sardaigne, ce qui constituait une perte considérable pour la ville car c’étaient souvent d’habiles négociants. Mais Claude fut inflexible.

Aux anciennes haines qui déchiraient les Juifs, s’en ajoutèrent de nouvelles, chaque faction accusant sa rivale d’être responsable de la mesure de bannissement. Au long des routes qui partaient de Rome, on rencontrait des cadavres de Juifs, chrétiens ou non, nul n’aurait su le dire. Tous les Juifs morts se ressemblaient et les vigiles ne s’intéressaient pas à leurs disputes, du moment qu’ils ne venaient pas s’entre-tuer sous leur nez.

— Le seul bon Juif est le Juif mort ! plaisantaient-ils entre eux, quand dans l’intérêt de l’ordre public, ils vérifiaient si le corps était ou non circoncis.

Les chrétiens non circoncis étaient bouleversés par la dispersion de leurs chefs et ils les accompagnaient fort loin pour les protéger contre d’éventuelles agressions. C’étaient de pauvres gens, simples et ignorants, et les déceptions dont leur vie était jalonnée les avaient rendus amers. Dans la confusion qui suivit le bannissement des Juifs chrétiens, ils se retrouvaient comme un troupeau sans berger.

Dans la désolation, ils se soutenaient les uns les autres et se réunissaient pour partager leurs maigres agapes. Mais comme parmi eux, l’un prêchait une chose, et l’autre une autre, ils eurent tôt fait de se séparer en groupes rivaux. Les plus vieux s’entêtaient à soutenir ce qu’ils avaient entendu de leurs propres oreilles à propos de la vie de Jésus de Nazareth. Mais d’autres proposaient de nouvelles interprétations des anciens récits.

Les plus audacieux essayaient leurs pouvoirs en se plongeant dans l’extase et en imposant les mains, mais ils ne réussissaient pas toujours. Simon le magicien ne fut pas banni, mais fut-ce parce qu’il avait acheté sa liberté ou parce que en sa qualité de Samaritain on ne le considérait pas comme un Juif – je ne saurais le dire.

Tante Laelia m’apprit qu’il soignait toujours les malades grâce à ses pouvoirs divins. Je n’avais nul désir de le revoir ; mais il se trouvait des fidèles parmi les femmes chrétiennes, riches et curieuses, qui avaient foi en lui plutôt qu’en ceux qui prêchaient une vie d’humilité et de simplicité, l’amour du prochain et le retour imminent du fils de Dieu sur un nuage du paradis. Renforcé dans son pouvoir par l’état des choses, Simon exerça de nouveau le don qui lui permettait de voler et de disparaître brusquement de la vue de ses disciples pour réapparaître ailleurs.

J’avais aussi quelques motifs de préoccupations du côté de Barbus qui négligeait sa tâche de portier pour disparaître sans crier gare. Tante Laelia, qui vivait dans la hantise des voleurs, me demanda de le réprimander.

— Je suis un citoyen et j’ai les mêmes droits que les autres, se rebiffa-t-il. Je donne mon panier de blé à la maison à chaque distribution publique. Tu sais que je ne me soucie guère des questions divines. J’ai sacrifié de temps à autre à Hercule, quand j’en avais vraiment besoin mais, l’âge venant, chacun doit mettre de l’ordre en sa demeure. Quelques vigiles et vétérans de ma connaissance m’ont persuadé de m’affilier à une société secrète, grâce à laquelle je ne mourrai jamais.

— Le monde souterrain est un lieu peu plaisant, lui dis-je. Les ombres devront éponger le sang autour des autels sacrificiels. Ne serait-il pas plus sage de te soumettre à ton destin et de te contenter des ombres et des cendres quand viendra la fin de ta vie sur la terre ?

Mais Barbus secoua la tête.

— Je n’ai pas le droit de dévoiler les secrets des initiés. Mais je peux te dire que le nom du nouveau dieu est Mithra.

Il est né d’une montagne et fut découvert par des bergers qui se sont prosternés devant lui. Il immola alors le taureau primordial et apporta sur terre tout ce qui est beau. Il a promis l’immortalité à tous les initiés qui ont reçu le baptême du sang. Si j’ai bien compris, j’aurai des membres neufs après ma mort et je séjournerai dans un camp de soldats où les corvées sont légères et où coulent à flots le vin et le miel.

— Barbus, je croyais que tu avais suffisamment d’expérience pour ne pas te laisser berner par ces contes de bonnes femmes. Tu devrais faire une cure dans quelque ville thermale. Je me demande si les excès de boisson ne te donnent pas des hallucinations.

Mais Barbus leva avec dignité ses mains tremblantes.

— Non, non, quand les paroles sont prononcées, que la lumière de sa couronne brille dans l’obscurité et que la cloche sacrée sonne, chacun éprouve un tressaillement au creux de l’estomac, les cheveux se dressent sur les têtes et même le plus sceptique est obligé d’admettre sa divinité. Après, nous partageons un repas sacré, de la viande de bœuf en général, quand un vieux centurion a reçu le baptême du sang. Quand nous avons bu le vin, nous chantons à l’unisson.

— Nous vivons une bien curieuse époque. Tante Laelia obtient son salut d’un magicien samaritain, mon propre père est tracassé par les tenants de la foi chrétienne et voilà que toi, un vieux guerrier, tu te mêles de mystères orientaux.

— Le soleil se lève à l’orient. En un sens, le tueur de taureaux est aussi le dieu Soleil et le dieu des chevaux. Et ces divinités ne méprisent pas un vieux fantassin comme moi. Rien ne s’oppose à ce que tu viennes avec moi pour en apprendre davantage sur notre dieu, du moment que tu tiens ta langue. Dans notre assemblée, il y a des chevaliers romains, jeunes et vieux, qui ne se satisfont plus des sacrifices et des dieux courants.

À cette époque, j’étais las des courses et des paris, de la vie de plaisirs, de la compagnie des acteurs vaniteux, du théâtre, des interminables discours de Pollio et de ses amis sur des sujets philosophiques ou sur la nouvelle poésie. Je promis à Barbus de l’accompagner à l’une de ses réunions secrètes. Barbus en fut très heureux et très fier. Le jour dit, à ma grande surprise, il accomplit ses tâches avec rapidité, se lava et se prépara avec soin, revêtit des habits propres et s’abstint de boire une seule goutte de vin.

À la brune, il me conduisit à travers un dédale de venelles puantes jusqu’à un temple souterrain dans la vallée qui sépare l’Esquilin du Coelius. Au bas d’un escalier donnant sur une salle obscure aux murailles de pierre, nous fûmes accueillis par un prêtre mithraïque qui portait une tête de lion en guise de capuchon. L’homme nous laissa entrer sans poser de question.

— Il ne se passe rien ici dont nous pourrions avoir honte, dit-il. La propreté, l’honnêteté et la vertu virile sont les trois seules choses que nous demandons à ceux qui adorent notre dieu pour connaître la paix de l’âme et accéder à la vie après la mort. Ton visage est franc et ton port altier, je pense que tu aimeras notre dieu. Mais je te demanderai seulement de ne pas trop en parler autour de toi.

Dans la pièce se pressait une foule d’hommes, jeunes et vieux. Parmi eux, je reconnus, à mon grand étonnement, plusieurs tribuns et centurions de la garde prétorienne et plusieurs vétérans et invalides de guerre. Tous étaient vêtus fort proprement et arboraient les insignes mithraïques sacrés correspondant à leur degré d’initiation, qui ne dépendait ni de leur grade ni de leur fortune. Barbus m’expliqua que si un vétéran irréprochable était initié par le baptême au sang, alors l’initié le plus riche payait en viande de bœuf.

Il se satisfaisait fort bien lui-même du rang de corbeau, car sa vie n’avait pas été sans tache, et il ne s’était pas toujours gardé de quitter le chemin de la vérité.

La pièce était si peu éclairée qu’on distinguait mal les traits des assistants. Mais j’aperçus un autel surmonté de l’effigie d’un dieu couronné qui immolait un taureau. Puis le silence se fit. Le doyen de l’assemblée se mit à psalmodier les textes sacrés, qu’il connaissait par cœur. Comme ils étaient en latin, je les compris presque tous. Selon leur doctrine, le monde était le siège d’un antagonisme fondamental entre la lumière et les ténèbres, le bien et le mal. Pour finir, on éteignit les derniers feux et j’entendis un mystérieux bruit d’éclaboussure, une cloche tinta et Barbus m’étreignit le bras. Dans des niches ménagées dans la muraille, des lampes s’allumèrent, illuminant progressivement la couronne et l’image de Mithra. La discrétion m’interdit d’en dire davantage, mais la profonde piété des adorateurs de Mithra et leur foi en la vie à venir m’apparurent indiscutables. Après la victoire de la lumière et des forces du bien, on ralluma les torches et un repas frugal fut servi. Les participants semblaient apaisés, leur visage était radieux et ils devisaient amicalement entre eux, sans prendre garde au rang ou au degré d’initiation de chacun. Le repas consistait en une coriace viande de bœuf arrosée du vin aigre de la légion.

De leurs chants pieux et de leurs propos, je retirai l’impression de gens honnêtes qui s’efforçaient avec une naïve sincérité de mener une vie exemplaire. La plupart d’entre eux étaient des veufs ou des célibataires qui trouvaient un consolant refuge dans le culte de ce dieu solaire victorieux et dans la compagnie de leurs pairs. Du moins étaient-ils dépourvus d’autres superstitions.

Je songeai que ce culte ne pouvait qu’être bénéfique à Barbus. Mais il ne m’attirait pas. Je me sentais peut-être trop jeune et trop enclin au raffinement, au milieu de ces hommes faits, pleins de componction. À l’issue du repas, ils commencèrent à raconter des histoires, mais c’étaient celles-là même que l’on peut entendre autour d’un feu de camp à travers tout l’Empire romain.

Mon esprit ne trouvait toujours pas le repos. Dans ces moments-là, je tirais de mon coffre la coupe de bois, la caressais et songeais à cette mère grecque que je n’avais pas connue. Puis je buvais quelques gorgées de vin à sa mémoire, non sans éprouver une légère honte de ma superstition, car je sentais bel et bien la présence douce et apaisante de ma mère. Je n’avais jamais osé parler à quiconque de ce rite privé personnel.

Ce fut à cette époque que je me jetai à corps perdu dans la pratique de l’équitation. Quand j’avais maté un cheval rétif et épuisé mon corps, j’éprouvais une satisfaction sans mélange, tandis qu’au sortir de mes nuits avec Claudia je me sentais amèrement insatisfait. En brisant ainsi mes muscles, j’échappais pour un temps aux reproches que je m’adressais sans cesse.

Le jeune Lucius Domitius excellait toujours dans les exercices équestres. Parmi les jeunes membres de l’ordre on le désigna comme le meilleur et pour complaire à Agrippine, nous, membres du noble ordre Équestre, résolûmes de faire frapper une nouvelle pièce d’or à son effigie. Un an seulement s’était écoulé depuis que l’empereur Claude l’avait adopté.

Ce fut en fait Agrippine qui paya la frappe de la pièce qui fut distribuée comme cadeau dans les provinces mais qui avait aussi cours légalement, comme toutes les pièces d’or gravées dans le temple de Junon Moneta. Agrippine possédait naturellement les fonds nécessaires à cette petite démonstration politique en faveur de son fils. Elle avait hérité deux cents millions de sesterces de son deuxième époux et s’entendait à les faire fructifier, grâce à sa position d’épouse de l’empereur et à son amitié avec le procurateur surintendant du Trésor.

Le nom de Germanicus, grand-père de Lucius Domitius était plus ancien et plus glorieux que celui de Britannicus, que nous n’aimions guère à cause de ses crises d’épilepsie et de sa répugnance pour les chevaux. Des rumeurs couraient sur la naissance de Britannicus ; c’était fort précipitamment que Caius avait marié Messaline, âgée d’à peine quinze ans, à Claude qui était déjà à l’époque fort décrépit.

Comme Lucius Domitius me comptait au nombre de ses amis, je fus invité aux fêtes de l’adoption et aux cérémonies sacrificielles qui y étaient associées. Dans Rome tout entière, on considérait que Lucius Domitius avait gagné sa nouvelle position de fils de l’empereur aussi bien grâce à ses hautes origines qu’à ses brillantes et plaisantes qualités personnelles. À dater de ce jour, nous ne l’appelâmes plus que Néron. Claude avait choisi ce nom d’adoption en souvenir de son propre père, le plus jeune frère de l’empereur Tibère.

Lucius Domitius Néron était le jeune homme le plus talentueux que je connusse, et il était physiquement et intellectuellement plus précoce que la plupart de ses contemporains. Il aimait la lutte et battait tous les adversaires de son âge, quoiqu’on l’admirât tant que nul n’osait encore sérieusement tenter de le battre afin de ne pas heurter sa sensibilité. Il pouvait encore éclater en sanglots sur une remontrance de sa mère ou de Sénèque. Il recevait renseignement des meilleurs maîtres de Rome et Sénèque était son professeur d’éloquence particulier. Je n’avais que des éloges à lui adresser, bien que j’eusse remarqué qu’il savait mentir avec beaucoup d’aplomb et un grand talent de conviction lorsqu’il désirait dissimuler quelque fredaine à Sénèque. Mais tous les gamins agissent ainsi et il était impossible d’en vouloir bien longtemps à Néron.

Agrippine veillait à ce que Néron prît part aux banquets officiels, assis près de la couche de Claude, à la même hauteur que Britannicus, afin que les nobles romains et les représentants des provinces s’accoutumassent à sa présence et eussent ainsi l’occasion de comparer le pétulant Néron au morose Britannicus. Au cours de festins auxquels Agrippine invitait les fils des plus nobles familles romaines, Néron se conduisait en hôte et Sénèque dirigeait la conversation en demandant à chacun des convives de discourir sur un sujet qu’il leur donnait. Je suppose qu’il donnait à l’avance ses sujets à Néron et l’aidait à préparer son discours, car chaque fois que l’enfant prenait la parole, il nous donnait un magnifique exemple d’art oratoire.

J’étais souvent convié à ces banquets où la moitié au moins des convives avaient déjà reçu la toge virile car Néron semblait avoir une sincère affection pour moi. Comme je commençais de me lasser des harangues émaillées de vers tronqués de Virgile ou d’Horace ou de citations de poètes grecs ; je décidai de me préparer à ces réunions. J’appris par cœur les passages des ouvrages de Sénèque que son auteur préférait, sur la maîtrise de soi, le caractère éphémère de la vie et le calme imperturbable de l’homme sage face à sa destinée.

Depuis que je connaissais Sénèque, j’avais peu à peu conçu pour lui une immense estime, car il était capable d’exprimer à propos de tout et dans une diction parfaite des opinions avisées et pleines de sagesse. Mais je désirais voir si sa sérénité résisterait aux assauts de la vanité qui gît en tout homme. Sénèque n’était pas assez sot pour ne pas deviner le piège, mais il fut sûrement ravi d’entendre ses propres réflexions citées parmi celles des grands auteurs du passé, j’étais assez rusé pour ne pas citer son nom, ce qui aurait relevé de la flagornerie, mais me contentais de dire : « J’ai lu récemment… » ou bien « J’ai été très frappé par telle réflexion… »

À quatorze ans, Néron reçut la toge virile. Au cours de la cérémonie, le foie de la victime ne montra que de bons augures. À l’unanimité, sans la moindre contestation, le sénat décida qu’il accéderait à vingt ans au rang de consul et aurait le droit de siéger dans la curie qui y est associé. Il me revient qu’à cette époque de la vie de Néron – je n’étais pas à Rome alors – un émissaire arriva de Rhodes, île que ses philosophes ont rendue célèbre, pour demander le rétablissement de la liberté et d’un gouvernement particulier. J’ignore quelles étaient les dispositions de Claude envers les Rhodiens, mais Sénèque jugea le moment venu pour Néron de faire son premier discours à la curie, et le précepteur et l’élève s’y préparèrent donc en grand secret.

Mon père m’a fait part de l’étonnement qu’il éprouva lorsque, l’intervention de l’émissaire rhodien n’ayant soulevé parmi les sénateurs que deux ou trois remarques sarcastiques, Néron se leva timidement pour demander la parole par la formule consacrée : « Mes honorés pères. » Claude la lui accorda d’un signe de tête. Néron gagna l’estrade des orateurs où il entama le récit enthousiaste de l’histoire de Rhodes, évoqua les célèbres philosophes qui y vécurent, et les grands Romains qui ont achevé leur éducation sur son sol.

— L’île au teint de rose, l’île des sages, des savants, des poètes et des rhétoriciens n’a-t-elle pas déjà suffisamment payé pour ses erreurs ? N’a-t-elle pas regagné le droit aux louanges ?

Quand il se tut, tous les sénateurs tournèrent vers Claude des regards réprobateurs, car c’était lui qui avait arraché à cette île noble sa liberté. Claude se sentait coupable. L’éloquence de Néron l’avait touché.

— Cessez de me regarder comme des vaches à leurs barrières, ô pères ! dit-il d’un ton aigre. Prenez plutôt une décision. Vous êtes bien le sénat romain, il me semble ?

On vota et la proposition de Néron remporta près de cinq cents voix. Ce que mon père avait préféré dans le panégyrique de Rhodes par Néron, c’était la modestie de l’orateur. Aux compliments qu’on lui adressa, il répondit simplement :

— C’est mon précepteur qu’il faut louer, et se dirigeant vers Sénèque, il l’embrassa aux yeux de toute l’assemblée.

Sénèque sourit et dit suffisamment haut pour que tout le monde l’entendît :

— Même le meilleur précepteur ne ferait un bon orateur d’un mauvais élève.

Néanmoins, les doyens des sénateurs n’appréciaient pas en Sénèque son goût des mondanités. Selon eux, il avait affaibli le strict stoïcisme antique dans ses écrits. Ils ajoutaient qu’il avait un certain penchant à choisir de jeunes et jolis garçons pour élèves. Mais ce n’était pas entièrement la faute de Sénèque. Néron haïssait la laideur au point qu’un visage difforme ou une tache de naissance lui coupait l’appétit. Quoi qu’il en fût, Sénèque ne me fit jamais d’avances et interdisait au trop tendre Néron d’embrasser ses professeurs.

Quand il occupa la charge de préteur, Sénèque se consacra surtout aux affaires civiles, beaucoup plus ardues que les affaires criminelles, puisqu’elles concernaient le droit de propriété, les affaires immobilières, les divorces et les successions. Il se disait incapable de condamner quelqu’un à la flagellation ou à la peine de mort. Remarquant que je l’écoutais passionnément, il me suggéra un jour :

— Tu es un jeune homme de talent, Minutus Lausus. Tu parles couramment le grec et le latin et tu sembles éprouver un intérêt sincère pour les affaires juridiques, ainsi qu’il sied à un jeune citoyen romain. Envisagerais-tu de devenir l’assistant d’un préteur ? Tu pourrais par exemple faire des recherches de jurisprudence dans les archives du tabularium, sous ma direction ?

Rougissant de plaisir, je lui assurai que cette tâche serait pour moi un grand honneur.

Le visage de Sénèque se rembrunit.

— Tu te rends bien compte que la plupart des jeunes gens de ton âge vont t’envier de passer ainsi devant tes rivaux dans la carrière des honneurs ?

J’en étais parfaitement conscient et l’assurai encore de mon éternelle reconnaissance pour m’avoir accordé une telle faveur.

Sénèque secoua la tête.

— Tu sais, dit-il, selon les critères romains, je ne suis pas un homme riche. Pour le moment, je fais construire ma propre maison. Dès qu’elle sera terminée, j’espère pouvoir me marier et mettre un terme à tous ces bavardages. Tu administres tes biens toi-même, et peut-être pourrais-tu me payer une rétribution en échange de mes conseils juridiques.

Je pris ma respiration, et le priai de bien vouloir pardonner ma légèreté, quand je lui demandai quelle somme lui conviendrait : il sourit et me donna une tape amicale sur l’épaule.

— Peut-être pourrais-tu consulter ton riche père Marcus Mezentius sur la question.

Je m’en fus aussitôt consulter mon père et lui demandai si par hasard dix pièces d’or représentaient une somme trop importante pour un philosophe aux goûts modestes et à la vie simple.

— Je les connais, les goûts modestes de Sénèque ! dit-il. Remets-t-en à moi et ne t’occupe de rien.

Par la suite, j’entendis dire qu’il avait adressé à Sénèque un millier de pièces d’or, soit cent mille sesterces, ce qui pour moi représentait une somme proprement gigantesque. Mais, loin d’en être offensé, Sénèque me traita, si tant est que ce fût possible, plus aimablement encore qu’auparavant, montrant par là qu’il avait pardonné à mon père les extravagances de sa jeunesse.

Ainsi travaillai-je plusieurs mois durant au prétoire sous la direction de Sénèque. Ses décisions étaient toujours parfaitement équitables et nul homme de loi ne pouvait lui en remontrer sur le chapitre de la rhétorique, car il était bien le plus grand orateur de son temps.

Cependant, ceux qui avaient perdu leurs procès faisaient courir le bruit qu’il acceptait les pots-de-vin. Ce genre de rumeurs ne lui était nullement réservé et tous les préteurs en étaient victimes. Mais Sénèque affirma toujours qu’il n’avait jamais reçu de cadeau avant que les jugements n’eussent été rendus.

— D’ailleurs, ajoutait-il, si l’affaire porte sur la propriété d’un terrain immobilier d’une valeur d’un million de sesterces, il est parfaitement naturel que celui qui gagne son procès manifeste sa reconnaissance au juge par quelque présent. La préture ne fait pas vivre son homme. Notre rémunération est insuffisante, et nous devons donner à nos frais des représentations théâtrales pendant la durée de notre charge.

Le printemps était revenu. Avec l’explosion des jeunes pousses, la tiédeur du soleil et les notes de la cithare, les vers légers d’Ovide et de Properce remplaçaient dans nos pensées les formules juridiques ampoulées. J’attendais toujours l’occasion de résoudre le problème que me posait Claudia et je m’avisai qu’Agrippine était la seule personne susceptible de trouver une solution magnanime et équitable à notre situation. Il n’était pas question de parler de Claudia à tante Laelia ou à Tullia – à cette dernière moins qu’à toute autre. Par un charmant après-midi, alors que les nuages qui couraient dans le ciel de Rome resplendissaient d’éclats dorés, Néron m’emmena dans les jardins du Pincius. Nous trouvâmes sa mère occupée à donner des instructions aux jardiniers. Le soleil lui rosissait les joues et son visage s’éclaira comme toujours lorsqu’elle voyait arriver son fils.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Minutus Manilianus ? s’enquit-elle. Ne couverais-tu pas une peine secrète ? Tu sembles fébrile et tu évites mon regard.

Je m’obligeai à planter mon regard dans le sien. Ses yeux étaient clairs et sereins comme ceux d’une déesse.

— Me permets-tu vraiment de te confier ce qui me tracasse ? balbutiai-je.

Elle m’entraîna à l’écart, loin des oreilles des jardiniers et des esclaves occupés à retourner la terre, et m’autorisa à lui ouvrir mon cœur sans crainte. Je commençai à lui raconter mon aventure avec Claudia mais à peine eus-je prononcé sou nom qu’elle sursauta, bien que son visage demeurât impassible.

— Plauta Urgulanilla a toujours eu une réputation douteuse, dit-elle pensivement. Je l’ai connue dans ma jeunesse, ce que je regrette d’ailleurs aujourd’hui. Comment as-tu pu rencontrer une fille pareille ? Je croyais qu’elle n’avait pas le droit de pénétrer à l’intérieur des murs de la ville ? N’est-elle pas bergère quelque part sur les terres d’Aulius Plautus ?

Je lui narrai donc notre rencontre et elle ne cessait de m’interrompre pour me poser des questions afin, disait-elle, de comprendre mieux le fond de toute l’affaire.

— Nous nous aimons, parvins-je à articuler, et j’aimerais l’épouser, s’il existe un moyen…

— Minutus ! coupa sèchement Agrippine, on n’épouse pas des filles de cette espèce.

Je défendis de mon mieux les qualités de Claudia, mais Agrippine ne m’écoutait plus. Les larmes aux yeux, elle contemplait le coucher du soleil qui rougissait le ciel de Rome, comme si mes paroles l’avaient bouleversée. Puis m’interrompant, elle dit :

— Réponds-moi franchement. Tu as couché avec elle ?

Incapable de lui mentir, je commis l’erreur de lui dire que nous étions heureux ensemble, bien que ce ne fût plus vrai en raison de nos perpétuelles querelles. Je lui demandai si une famille de bonne réputation ne pourrait pas adopter Claudia.

— Ô mon pauvre Minutus, dit-elle d’un ton rempli de pitié, qu’est-ce qui t’a donc pris ? Je ne connais pas dans Rome tout entière une seule famille respectable qui s’y résoudrait pour tout l’or du monde. Et si l’une d’entre elles acceptait de la voir porter son nom, ce serait seulement la preuve de son manque de respectabilité.

J’insistai pourtant, en choisissant prudemment mes mots mais Agrippine se montra inflexible.

— Dans cette affaire, il est de mon devoir de protectrice du noble ordre Équestre de faire passer ton sort personnel avant celui d’une pauvre dévergondée. Tu ne te rends sans doute pas compte de la réputation qu’elle s’est forgée. Je ne tiens pas à t’en dire davantage, car dans ton aveuglement tu refuserais de me croire. Mais je te promets que je vais méditer tout à loisir sur la question.

Je balbutiai qu’il devait y avoir un malentendu, Claudia n’était ni une dévergondée ni une dépravée. Sinon, je n’aurais jamais songé à l’épouser. Et je dois convenir qu’Agrippine se montra d’une grande patience à mon égard. En me questionnant sur ce que nous avions fait ensemble, Claudia et moi, elle m’enseigna la différence entre un comportement vertueux et un comportement dépravé et je me rendis compte que Claudia avait beaucoup plus d’expérience que moi dans les pratiques de la chambre à coucher.

— Le divin Auguste lui-même a exilé Ovide pour son ouvrage immoral qui tentait de démontrer que l’amour est un art, expliqua Agrippine, et tu ne mets pas son jugement en doute, n’est-ce pas ? Les bordels sont faits pour ce genre de divertissements. Et d’ailleurs comment expliques-tu que tu es incapable de me regarder en face sans rougir ?

D’avoir tout raconté à Agrippine m’avait néanmoins soulagé d’un grand poids. Je courais presque en franchissant les murailles de la cité ce jour-là pour aller annoncer à Claudia que nos affaires étaient en de bonnes mains. Je ne lui avais rien dit à l’avance de mes intentions, afin de ne pas lui donner de fausses espérances.

En apprenant la conversation que j’avais eue avec Agrippine, Claudia pâlit, horrifiée, et sur les ailes de son nez, les taches de rousseur semblèrent foncer sur sa peau livide.

— Minutus, ô Minutus, qu’as-tu fait ? As-tu complètement perdu la raison ?

Je fus blessé de voir qu’elle manifestait si peu de compréhension alors que j’avais cru agir dans son intérêt. Il m’avait fallu du courage pour aborder un sujet aussi délicat avec la première dame de l’empire. Je voulus demander à Claudia ce qu’elle reprochait à la noble Agrippine, mais elle ne me donna aucune explication. Les mains posées sur les genoux, elle demeurait prostrée, sans même lever les yeux sur moi.

Même mes caresses ne parvinrent pas à l’arracher à sa stupeur. Claudia me repoussa brusquement et je la soupçonnai de me cacher quelque chose. Tout ce que je réussis à lui arracher fut qu’il fallait que je fusse bien naïf pour faire confiance à une femme comme Agrippine. Je la quittai en proie à la fureur. C’était elle qui avait tout gâché en évoquant le mariage et l’avenir. J’étais déjà loin quand elle apparut sur le seuil de la porte et lança à mon adresse :

— Tu vas partir ainsi Minutus ? Sans un seul mot tendre ? Nous ne nous reverrons peut-être jamais.

Dépité qu’elle ne se fût pas soumise à mes caresses comme lors de nos précédentes réconciliations, je me contentai de lui lancer :

— Par Hercule, j’y compte bien !

Je n’étais pas encore arrivé au pont qui franchit le Tibre que je regrettais déjà mes paroles. Et si mon amour-propre masculin ne m’avait pas retenu, je serais revenu sur mes pas.

Un mois s’écoula sans nouvelle d’elle. Puis un jour Sénèque me prit à part :

— Minutus Lausus, dit-il, tu as vingt ans et il est temps que tu apprennes l’administration des provinces pour songer à ta carrière. Comme tu dois le savoir, mon frère est depuis plusieurs années gouverneur de la province d’Achaïe. Dans sa dernière lettre, il m’écrivait qu’il avait besoin d’un assistant ayant une certaine connaissance des lois et possédant une expérience militaire. Tu es bien jeune, il est vrai, mais je crois te connaître assez bien et ton père s’est montré si généreux à mon endroit que j’estime de mon devoir de t’offrir cette occasion de progresser dans la carrière. Le mieux serait que tu partes aussitôt que possible. Tu peux te rendre d’abord à Brindisi et de là, gagner Corinthe par le premier navire en partance.

Je compris que ce n’était pas seulement une faveur mais un ordre. Un jeune homme dans ma situation n’aurait pu souhaiter une meilleure affectation. Corinthe est une ville animée et joyeuse et l’antique Athènes n’en est pas éloignée. Je pourrais profiter de mes tournées d’inspection pour visiter tous les hauts lieux de la culture hellénique. Et lorsque je regagnerais Rome, mes propres mérites et mes relations me permettraient de demander une dérogation pour obtenir une charge malgré ma jeunesse. Je remerciai respectueusement Sénèque et me préparai sans plus tarder à ce long voyage.

À vrai dire, le moment n’aurait pu être mieux choisi. Le bruit courait à Rome que les tribus bretonnes s’étaient soulevées afin de mettre Ostorius à l’épreuve, car si elles connaissaient bien Vespasien, le nouveau venu n’était pas au fait des us et coutumes du pays. Je craignais bien d’être renvoyé là-bas et je n’en avais nul désir. Même les Icènes, qui jusque-là avaient été les plus pacifiques des alliés et sur lesquels les Romains pouvaient compter, avaient commencé à faire des incursions sur l’autre rive de leur fleuve frontière et j’aurais eu la plus grande répugnance à me battre contre eux, à cause de Lugunda.

Malgré la manière dont elle m’avait traité, j’étais incapable de quitter Rome sans avoir dit adieu à Claudia. Je me rendis donc un jour de l’autre côté du Tibre, mais trouvai sa maisonnette vide et nue. Personne ne répondit à mes appels et je ne vis nulle part son troupeau de moutons. Je me précipitai jusqu’à la ferme de Plauta pour demander de ses nouvelles, mais on m’y reçut froidement et nul ne parut avoir la moindre idée de ce qu’elle était devenue. On eût dit que plus personne n’osait prononcer son nom.

Follement inquiet, je regagnai Rome à la hâte et me rendis tout droit chez Plautus pour aller interroger la tante Paulina. Toujours en deuil, la vieille dame me reçut en larmoyant mais ne fut pas en mesure de me donner le moindre renseignement à propos de Claudia.

— Moins tu en parleras et mieux ce sera pour toi, dit-elle en me regardant avec hostilité, tu n’as réussi qu’à gâcher sa vie et cela serait peut-être arrivé tôt ou tard. Tu es bien jeune encore et j’ai du mal à croire que tu te rends compte de ce que tu as fait. Mais je ne te le pardonnerai jamais. Il ne me reste plus qu’à prier Dieu que lui veuille bien t’absoudre.

Tant de mystères me plongèrent dans le plus grand désarroi et mon cœur s’emplit de sombres pressentiments. Je ne savais plus que croire. Je ne me sentais pas très coupable, car Claudia avait agi librement mais le temps me manquait pour continuer mes recherches.

Je passai chez moi pour me changer à la hâte avant d’aller au Palatin faire mes adieux à Néron, qui m’assura m’envier la chance qui m’était donnée de me baigner de culture grecque.

Il me prit par la main en signe d’amitié pour m’emmener voir sa mère occupée à étudier les comptes du Trésor en compagnie de Pallas. Cet affranchi était considéré comme l’homme le plus riche de Rome. Il était si hautain qu’il n’adressait jamais la parole à ses esclaves, leur manifestant ses désirs et leur donnant ses ordres par des gestes qu’ils devaient comprendre instantanément.

Manifestement contrariée d’être dérangée, Agrippine retrouva son sourire en apercevant Néron. Elle me souhaita bonne chance et me mit en garde contre la frivolité des Corinthiens, en espérant que je puiserais chez eux tout ce que la culture grecque pouvait m’apporter d’enrichissant.

Je bredouillai quelques mots incompréhensibles en la regardant droit dans les yeux et lui adressai un geste implorant. Elle comprit ce que je voulais sans qu’il fût besoin de mots. Pallas ne daigna pas poser les yeux sur moi ; il consultait fébrilement ses rouleaux et inscrivait des chiffres sur ses tablettes. Agrippine conseilla à Néron d’observer comment Pallas additionnait d’énormes sommes et m’entraîna dans une pièce voisine.

— Je préfère que notre conversation se déroule hors de portée des oreilles de Néron, dit-elle. Ce n’est encore qu’un enfant innocent, bien qu’il porte la toge virile.

Je n’en étais pas si sûr. Néron s’était vanté d’avoir couché avec une jeune esclave et voulu goûter, par jeu, des relations charnelles avec un garçon, ce que je ne pouvais certes pas révéler à sa mère.

Agrippine posa sur moi son regard clair de déesse et poussa un soupir.

— Je sais que tu veux des nouvelles de Claudia, dit-elle. Et je ne peux pas te décevoir. La jeunesse est vulnérable à ce genre de choses. Mais mieux vaut pour toi que tu regardes la vérité en face, dût-elle te faire souffrir. J’ai dû mettre Claudia dans un établissement où l’on refera son éducation. Pour toi, j’ai cherché à en savoir plus long sur sa vie et sur ses habitudes. Peu m’importe qu’elle me désobéisse et se montre à l’intérieur des murailles de la ville malgré mes ordres. Je ne me formaliserais pas non plus de savoir qu’elle participe au repas secret de certains esclaves, au cours desquels il ne se passe certainement pas que des choses avouables. Mais ce qui est impardonnable c’est qu’en dehors de l’enceinte de la ville et en l’absence de la surveillance médicale nécessaire, elle se livre à la prostitution avec des hommes de peine, des bergers et quiconque veut d’elle.

Cette accusation, aussi épouvantable qu’incroyable, me laissa sans voix. Agrippine me regarda avec pitié.

— L’affaire a été jugée le plus discrètement possible, expliqua-t-elle, mais les témoins étaient nombreux. Je ne te dirai pas leur nom pour ne pas te faire rougir. Par pure indulgence, Claudia n’a pas été punie conformément aux lois, elle n’a pas été flagellée et n’a pas eu la tête rasée. Elle a seulement été enfermée pour une durée indéterminée dans une maison où l’on refera son éducation. Je ne te dirai pas où, car tu serais capable d’y aller et de faire quelque bêtise. Si tu souhaites toujours la voir quand tu rentreras de Grèce, je tâcherai de faire quelque chose pour toi, si elle s’est tant soit peu amendée. Mais il faut que tu me promettes de ne pas tenter d’entrer en contact avec elle d’ici là. Tu me le dois bien.

Tout ce qu’elle m’avait dit était si inconcevable que je sentis mes genoux se dérober sous moi et faillis m’évanouir. Je pouvais seulement me souvenir de ce qui m’avait intrigué chez Claudia : son savoir-faire et son tempérament extraordinairement ardent. Agrippine posa sa main charmante sur mon bras et secoua lentement la tête.

— Plonge profondément en toi, ô Minutus. Seul ton orgueil juvénile te retient de voir que tu t’es fait cruellement berner. Que ceci te serve de leçon et te persuade de ne plus faire confiance aux femmes dépravées, quoi qu’elles puissent te raconter. Estime-toi heureux de t’être tiré de ce mauvais pas à temps, en t’en remettant à moi, ce qui fut fort sage.

Je l’observais dans l’espoir de découvrir le plus petit signe d’incertitude dans son visage plein et dans ses yeux clairs. Elle m’effleura la joue du bout des doigts.

— Regarde-moi dans les yeux, Minutus Lausus, dit-elle. En qui places-tu ta confiance ? En moi ou en cette fille simple qui t’a si cruellement trahi ?

Un reste de bon sens, malgré la confusion de mes sentiments, me poussa à me fier plutôt à la première dame de l’empire qu’à Claudia. Je baissai la tête, car des larmes de dépit me brûlaient les yeux. Agrippine attira mon visage contre son giron moelleux. Un trouble soudain monta en moi, qui ne fit qu’ajouter à ma honte.

— Ne me remercie pas tout de suite, je t’en prie, malgré la violence que j’ai dû me faire pour arranger ta situation, me chuchota-t-elle à l’oreille, et mes tremblements redoublèrent sous son souffle tiède. Mais je sais que tu viendras me remercier un jour, quand tu auras pris le temps de réfléchir. Je t’ai sauvé du pire danger qui menace un jeune homme au seuil de l’âge adulte.

Elle me repoussa prudemment, comme par crainte des regards indiscrets et me gratifia d’un sourire adorable. Les joues cramoisies et humides de larmes, je ne voulais pas prendre le risque de rencontrer qui que ce fût. Agrippine me fit sortir par une porte dérobée. Tête basse, je descendis la ruelle pentue de la déesse de la Victoire, en trébuchant sur les pierres blanches.

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