Livre III
DE LA BRETAGNE
À mon arrivée, l’hiver, ses tempêtes et ses brouillards s’installaient sur la Bretagne. Tous les visiteurs de ce pays savent combien il opprime le cœur. On n’y trouve pas même de ville comparable à celles de la Gaule du Nord. Quand on n’y meurt pas de pneumonie, on y contracte des rhumatismes pour le restant de ses jours, à moins que, capturé par les Bretons, on ne finisse la gorge tranchée dans leurs bois de frênes, ou entre les mains de leurs druides qui lisent l’avenir de leur tribu dans les intestins des Romains.
Au relais de Londinium, au bord d’un fleuve au cours rapide, avaient été bâties quelques maisons romaines. Aulius Plautus y avait établi son quartier général et ce fut là que je le rencontrai pour la première fois.
Quand il eut fini de lire la missive de son épouse, au lieu d’exhaler sa fureur, comme je l’avais craint, il éclata de rire en se tapant sur les cuisses. Une ou deux semaines plus tôt, il avait reçu une lettre secrète de l’empereur confirmant son droit au triomphe. Il s’employait à régler ses affaires de façon à pouvoir abandonner le commandement de son armée et prendre la route au printemps.
— Ainsi donc, je suis censé convoquer toute ma famille pour juger ma chère épouse ? Je me tiendrai déjà pour fort heureux si Pauline ne m’arrache pas les quelques cheveux qui me restent lorsqu’elle m’interrogera sur le genre de vie que j’ai menée ici. Pour ce qui est des affaires religieuses, j’en ai eu mon content, avec ces histoires de bosquets sacrés abattus, et ces cargaisons d’idoles qu’il fallait importer pour tenter de mettre fin à leurs dégoûtants sacrifices humains. J’en ai assez de les voir abattre les statues d’argile à peine dressées et recommencer à se révolter.
« Non, non, poursuivit-il, la superstition chez nous est infiniment plus inoffensive qu’ici. Cette accusation contre mon épouse n’est qu’une intrigue de mes chers collègues du sénat qui craignent que je ne me sois trop enrichi en commandant quatre légions pendant quatre ans. Comme si quiconque pouvait s’enrichir dans ce pays ! En réalité, l’argent de Rome y disparaît comme dans un trou sans fond, et c’est seulement pour qu’on croie chez nous que la paix règne ici que Claude s’est vu forcé de m’accorder un triomphe. Personne ne pacifiera ce pays, car il est dans un perpétuel état d’agitation. Si l’on vainc l’un de leurs rois au cours d’un combat honorable, il en apparaît bientôt un nouveau qui ne se soucie ni des otages ni des traités. À moins qu’une tribu voisine ne s’empare de la région que nous venons de conquérir en massacrant toutes nos garnisons. On ne peut les désarmer tout à fait, parce qu’ils ont besoin de leurs armes pour se défendre les uns contre les autres. Même sans triomphe, je serais encore heureux de quitter ces contrées maudites.
Reprenant son sérieux, il posa sur moi un regard perçant :
— La rumeur de mon triomphe s’est-elle déjà répandue à Rome, qu’un jeune chevalier comme toi se porte volontaire pour venir ici ? Sans doute espères-tu partager les honneurs du triomphe à peu de frais.
J’expliquai avec indignation que je n’avais entendu nul bruit semblable mais que, bien au contraire, on disait à Rome que Claude, par pure jalousie, ne permettrait jamais que quiconque reçut un tel honneur pour son rôle en Bretagne, lui-même en ayant déjà bénéficié pour semblable raison.
— Je suis venu ici pour étudier l’art de la guerre sous les ordres d’un commandant réputé, assurai-je. Je suis las des exercices d’équitation à Rome.
— Tu ne trouveras ici, répliqua abruptement Aulius, ni coursier superbe, ni bouclier d’argent, ni bains chauds, ni masseurs émérites. Il n’y a en ces contrées que les cris de guerre des Barbares des forêts peints en bleu, la peur quotidienne de l’embuscade, le froid éternel, la toux incurable, et le lancinant mal du pays.
Et comme deux années passées en Bretagne devaient me l’apprendre, il n’exagérait nullement. Il me garda quelques jours dans son quartier général, le temps nécessaire pour vérifier la noblesse de mon lignage, me faire raconter les derniers ragots de Rome et m’enseigner à l’aide d’une carte en relief, la forme du pays et l’emplacement des camps de la légion. Il me donna également des vêtements de cuir, un cheval, des armes et quelques conseils amicaux.
— Surveille bien ta monture si tu ne veux pas que les bretons te la volent. Ils combattent dans des chars et leurs chevaux sont trop petits pour être montés. Comme nos entreprises politiques et militaires s’appuient sur nos traités avec les tribus, nous avons plusieurs unités de chars bretons. Mais ne fais jamais confiance à un homme du pays et ne lui tourne jamais le dos. Les Bretons aimeraient s’emparer de nos grands chevaux de combat pour créer leur propre cavalerie. Claude a remporté la victoire ici grâce aux éléphants dont les Bretons n’avaient jamais vu un seul représentant jusqu’alors. Les pachydermes ont démoli leurs murailles de bois et effrayé leurs chevaux. Mais les Bretons ont promptement appris à viser les yeux des éléphants avec leurs lances et à les blesser avec des torches enflammées. Et puis ces bêtes n’ont pas supporté le climat. La dernière est morte de pneumonie il y a un an.
« Je vais t’envoyer dans la légion de Flavius Vespasien.
C’est le plus expérimenté de mes soldats et le plus digne de confiance de mes lieutenants. Il est stupide, mais ne perd jamais son sang-froid. Ses origines sont humbles et ses manières grossières, mais c’est un honnête homme qui ne dépassera sans doute jamais le grade de général de légion. Mais auprès de lui tu apprendras l’art de la guerre, si tel est vraiment ton désir.
Je trouvai Flavius Vespasien sur les bords d’un fleuve en crue, l’Anton. Il avait dispersé sa légion sur une vaste zone et y avait fait bâtir des fortifications de bois indépendantes les unes des autres. Âgé d’une quarantaine d’années, puissamment bâti, le front large, des rides bienveillantes aux coins de sa bouche ferme, il n’avait nullement l’air aussi insignifiant que le donnait à penser la description méprisante d’Aulius Plautus. Il aimait rire bruyamment et aussi plaisanter sur ses propres revers, qui auraient désespéré un homme plus faible. Sa seule présence me donnait un sentiment de sécurité. Il me jeta un regard rusé.
— La fortune nous sourirait-elle enfin, qu’un jeune chevalier quitte volontairement Rome pour nous rejoindre dans les forêts sombres et humides de Bretagne ? Non, non, ce n’est pas possible. Avoue ce que tu as fait et quelles frasques de jeunesse tu as fuies pour te placer sous la protection de l’aigle de ma légion. Confesse-toi et nous nous sentirons mieux ensemble.
Quand il m’eut minutieusement questionné sur ma famille et mes amis à Rome, il déclara qu’il n’avait rien à gagner et pas davantage à perdre à ce que je serve sous ses ordres. Sa bienveillance lui dictant de m’habituer progressivement à la saleté, à la grossièreté et aux épreuves de la vie militaire, il m’emmena d’abord dans ses tournées d’inspection pour me faire connaître la région et me dicta des rapports à Aulius Plautus qu’il était lui-même trop paresseux pour écrire. Puis il me confia au chef du génie pour que j’apprenne à construire les fortifications.
Notre garnison isolée ne comptait pas même assez d’hommes pour former un manipule complet. Une partie d’entre eux chassait pour les cuisines, une autre abattait dans les forêts les arbres qu’un troisième groupe utilisait pour bâtir des fortifications. Avant de repartir, Vespasien me recommanda de veiller à ce que les hommes maintinssent toujours leurs armes propres et que les gardes fussent toujours éveillés et en alerte, car l’insouciance sur ces deux chapitres était mère de tous les vices et affaiblissait la discipline.
Après quelques jours, quand je fus las d’arpenter le camp, exposé aux railleries effrontées des vieux légionnaires, je pris une hache et m’en fus abattre des arbres dans la forêt. Tandis que nous empilions les troncs, moi aussi, les yeux souillés de terre, j’ai posé la main sur la corde et j’ai chanté. Le soir, j’offrais au centurion et au chef du génie de ce vin qu’on pouvait acheter un prix exorbitant au marchand du camp, mais souvent aussi j’allais rejoindre auprès de leurs feux de camp les vieux décurions couturés de cicatrices et je partageais leur brouet et leur viande salée. Mes muscles s’endurcirent et s’épaissirent, mon langage aussi se culotta, j’appris à jurer sans plus me soucier des questions impertinentes sur la date de mon sevrage.
Une vingtaine de cavaliers gaulois étaient attachés à notre garnison. Quand leur chef se fut assuré que je n’ambitionnais pas de le remplacer, il décida que le moment était venu pour moi de tuer mon premier Breton et m’emmena dans un raid de ravitaillement. Après avoir traversé le fleuve, nous chevauchâmes longtemps jusqu’à un village dont les habitants réclamaient notre protection contre une tribu voisine qui les menaçait. Ils avaient dissimulé leurs armes, mais les vétérans qui nous avaient suivis à pied savaient dénicher les épées enterrées dans le sol de terre battue des huttes rondes ou dans les tas de fumier près du seuil. Quand ils eurent trouvé ce qu’ils cherchaient, ils pillèrent le village, s’emparant de tout le blé et d’une partie du bétail et massacrant sans pitié ceux qui tentaient de défendre leur bien, sous prétexte que les Bretons n’étaient pas même bons à faire des esclaves. Quant aux femmes qui n’avaient pas eu le temps de s’enfuir dans la forêt, ils les violèrent comme si la chose allait de soi, avec de grands rires amicaux.
Ces destructions aveugles me révoltèrent, mais le chef des cavaliers se contenta d’en rire et me dit de me calmer et d’être prêt. Cette demande de protection était simplement un des pièges habituels des Bretons, comme le prouvaient les armes découvertes. Il ne mentait pas, car à la nuit tombée une meute hurlante d’hommes peints en bleu attaquèrent le village de tous les côtés à la fois, espérant nous surprendre.
Mais nous étions sur nos gardes et contînmes sans peine l’assaut de ces Barbares légèrement armés et démunis de ces boucliers qui permettent aux légionnaires de se protéger. Les vétérans qui venaient de détruire le village et auxquels je croyais ne jamais pouvoir pardonner les méfaits sanglants dont j’avais été témoin, m’entourèrent et me protégèrent dans la lutte au corps à corps. Les Bretons battirent en retraite, abandonnant derrière eux un de leurs guerriers blessé au genou. Il mugissait farouchement, appuyé contre son bouclier de cuir et brandissant son épée. Ouvrant leurs rangs, les vétérans me poussèrent en avant, hurlant avec de grands rires :
— Celui-là est pour toi. Tue ton Breton, petit frère.
Je n’eus aucun mal à me protéger des coups de cet homme blessé et, en dépit de sa force et de son épée, le tuai facilement. Mais quand je lui ouvris la gorge et qu’il fut à mes pieds, le sang jaillissant de son corps, je dus me détourner pour vomir. Honteux de ma faiblesse, je sautai en selle pour me joindre aux Gaulois qui pourchassèrent les Bretons dans le sous-bois jusqu’à ce que la trompette rappelât les cavaliers. Nous quittâmes le village sans cesser de nous tenir sur nos gardes, car notre centurion était persuadé que le combat n’était nullement terminé. Nous avions un difficile voyage de retour en perspective, car nous devions pousser devant nous le bétail et convoyer les paniers de froment tout en nous protégeant des incessantes attaques des Bretons. En défendant ma vie et en portant secours aux autres, je retrouvai la tranquillité de mon âme. Mais cette manière de guerroyer ne me parut pas particulièrement honorable.
Quand nous eûmes repassé le fleuve et placé notre butin sous la protection du fort, nous avions perdu deux hommes et un cheval et récolté bon nombre de blessures. Épuisé, je regagnai ma hutte de bois au sol de terre battue et m’étendis. Mais je restai éveillé, immobile, écoutant les stridents cris de guerre des Bretons, qui peuplaient la nuit au-delà du fleuve.
Le lendemain, je n’éprouvai pas le moindre désir de participer au partage du butin mais le chef de la cavalerie, par plaisanterie, proclama haut et fort que je m’étais bellement distingué en faisant tournoyer mon épée et en criant de terreur presque aussi fort que les Bretons. Aussi avais-je un droit égal au partage. Sans doute pour se moquer, les vétérans poussèrent vers moi une adolescente bretonne aux mains entravées.
— Voilà ta part du butin, elle te permettra de trouver la vie moins ennuyeuse et de ne pas nous quitter, ô Minutus, brave petit chevalier.
Je me récriai avec fureur que je ne voulais pas nourrir une esclave, mais les vétérans protestèrent de leur bonne foi.
— Si l’un d’entre nous la prenait, assuraient-ils, elle lui ouvrirait certainement la gorge dès l’instant où ses mains seraient libres. Mais tu es un jeune noble qui connais le grec et les bonnes manières. Peut-être lui plairas-tu mieux que nous.
Ils me promirent de bon cœur de me conseiller sur la manière de dresser une telle esclave. D’abord, je devais la battre matin et soir, par principe, simplement pour l’adoucir. Ils me donnèrent également quelques conseils dictés par l’expérience mais ceux-là, je ne saurais les coucher sur le papier. Comme je persistais à refuser grossièrement, ils secouèrent la tête en affectant la tristesse.
— Alors, il ne reste plus qu’à la vendre au marchand du camp. Tu imagines sans peine ce qui l’attend.
Je compris que je ne me pardonnerais jamais si par ma faute cette enfant terrorisée était, à coups de garcette, transformée en putain à soldats. À contrecœur, j’acceptai de prendre la jeune fille comme ma part du butin. Je chassai les vétérans de ma hutte et m’accroupis devant elle, les mains posées sur les genoux. Je l’examinai. Son visage enfantin était sale et marqué de coups. Ses cheveux roux pendaient, dénoués, sur son front. Elle me regardait, à travers sa frange de cheveux roux, comme une farouche pouliche bretonne.
Je ris, coupai la corde qui entravait ses poignets et l’invitai à se laver le visage et à refaire ses tresses. Elle se contenta, en frottant ses poignets enflés, de me dévisager avec méfiance. Je finis par aller chercher le chef du génie qui parlait quelques mots de la langue icène. Il rit de mon embarras, mais observa que la jeune fille du moins paraissait en bonne santé et point contrefaite. Quand elle entendit parler sa langue, elle sembla reprendre courage et parla un moment avec animation.
— Elle ne veut pas se laver ni se peigner, m’expliqua mon interprète. Elle redoute tes desseins. Si tu la touches, elle te tuera. Elle le jure par le nom de la déesse Hase.
Je lui assurai que je n’avais pas la moindre intention de toucher la jeune fille. Le chef du génie répondit que le moyen le plus raisonnable de m’y prendre serait de lui donner à boire. Ces Bretons ignorants de la civilisation n’ayant pas l’habitude du vin, elle serait promptement ivre. Je pourrais alors faire ce que je voudrais d’elle à condition de ne pas trop m’enivrer moi-même. Sinon, elle risquait de m’égorger dès qu’elle aurait repris ses esprits. C’était ce qu’il était advenu à l’un des tanneurs de la légion qui avait commis l’erreur de boire avec une Bretonne non dressée.
Je répétai impatiemment que je ne voulais pas la toucher. Mais le chef du génie insista : il valait mieux la garder attachée. Sinon, elle s’enfuirait à la première occasion.
— Rien ne pourrait me plaire davantage, répliquai-je. Dis-lui que ce soir, je l’emmènerai hors de l’enceinte et la libérerai.
Mon interlocuteur secoua la tête et déclara qu’il avait déjà pensé que pour travailler volontairement avec les hommes, il fallait que je sois fou, mais qu’il n’aurait jamais imaginé que je le fusse à ce point. Il échangea quelques mots avec la jeune fille puis se tourna vers moi.
— Elle n’a pas confiance en toi. Elle pense que tu veux l’emmener dans la forêt pour parvenir à tes fins. Même si elle t’échappait, comme elle n’appartient pas aux tribus de la région, elle serait capturée par l’une ou l’autre et gardée en otage. Elle s’appelle Lugunda.
Puis une lueur s’alluma dans les yeux du chef du génie et il considéra la jeune fille en se passant la langue sur les lèvres.
— Écoute, dit-il. Je te donne deux pièces d’argent pour t’en débarrasser.
En voyant le regard qu’il posait sur elle, Lugunda se précipita sur moi, s’agrippant à mes bras comme si j’étais sa seule protection au monde. Mais ce faisant, un flot de paroles dans son langage sifflant s’échappait de ses lèvres.
— Elle dit que si tu la touches sans sa permission, tu renaîtras sous la forme d’une grenouille. Avant cela, les gens de sa tribu viendront t’ouvrir le ventre pour en extirper les intestins et t’enfonceront un javelot rougi au feu dans le fondement. Il me semble qu’il serait plus sage que tu la vendes un prix raisonnable à un homme plus expérimenté.
Un instant, j’inclinai à la lui laisser pour rien. Puis de nouveau, je m’efforçai de la rassurer sur la pureté de mes intentions en lui assurant que je la considérais comme une de ces pouliches que les vétérans pour lutter contre l’ennui, traitaient comme des animaux d’ornement, peignant leur crinière et leur mettant la nuit des couvertures sur le dos. Elle pourrait m’être une compagnie encore plus enrichissante que celle d’un chien, puisqu’elle pourrait m’apprendre la langue des Bretons.
Je ne sais comment mon interprète comprit mes paroles, ou si en fait il ne maîtrisait pas assez la langue des Icènes pour transmettre ce que je venais de dire. Je le soupçonne de lui avoir dit que je n’ambitionnais pas plus de la toucher que je ne désirais m’accoupler à un chien ou à un cheval. Toujours est-il qu’elle s’écarta brusquement de moi et se précipita pour se débarbouiller dans ma cuvette de bois comme pour me montrer qu’elle n’était ni une chienne ni une jument.
Ayant prié le chef du génie de se retirer, je donnai à la jeune fille un morceau de savon. Elle n’avait jamais vu pareil objet et à la vérité, moi non plus, jusqu’à cette nuit où, en route pour la Bretagne, je fis halte à Lutèce et entrai dans des thermes décrépis. C’était l’anniversaire de la mort de ma mère et par conséquent le mien aussi. J’avais dix-sept ans à Lutèce et personne ne m’en félicitait.
Le frêle esclave des thermes me surprit en utilisant cette substance qui récurait avec tant de douceur. C’était une sensation bien différente que celle procurée par la râpeuse pierre ponce. Je me souvins de l’argent que Tullia m’avait donné et achetai à l’esclave pour trois pièces d’or sa liberté et son savon. En quittant Lutèce le lendemain matin, je lui donnai la permission de s’appeler Minutus. Quant aux quelques morceaux de savon que j’emportais, je me suis bien gardé par la suite de les exhiber, car je m’étais rendu compte qu’ils ne m’attireraient que le mépris des légionnaires.
Quand j’eus montré à la jeune fille comment on se servait du savon, elle oublia ses craintes, se lava et entreprit de dénouer ses cheveux. Je frictionnai avec de bons onguents ses poignets enflés et, découvrant que ses vêtements avaient été gravement mis à mal par les épines, je m’en fus acheter au marchand du camp des sous-vêtements et un manteau de laine pour elle. Après cela, elle me suivit partout comme un chien fidèle.
Je compris bientôt qu’il me serait plus aisé de lui enseigner le latin que d’apprendre son langage barbare. Durant les longues et noires soirées au coin du feu, je m’employai aussi à lui inculquer les premiers rudiments de la lecture. Mais c’était seulement pour me distraire, en traçant des lettres sur le sable et en les lui faisant copier. Les seuls livres qu’on trouvait dans la garnison étaient l’almanach du centurion et le livre des rêves égypto-chaldéen du marchand. Aussi regrettais-je beaucoup de n’avoir rien emporté à lire. Enseigner Lugunda compensait quelque peu cette privation.
Je supportais en riant le déluge d’obscénités dont les vétérans m’accablaient au sujet de cette jeune fille qui partageait ma hutte. Leurs propos étaient sans malice et à la vérité, ils se demandaient avec admiration par quel artifice magique j’avais pu si rapidement mater la Barbare. Ils étaient évidemment persuadés que je couchais avec elle mais je ne la touchai pas, quoiqu’elle eût plus de treize ans.
Tandis que la pluie glacée s’abattait sur le pays, que les chemins déjà défoncés à l’ordinaire se transformaient en bourbiers sans fond et qu’une couche craquante de glace recouvrait chaque matin les mares, la vie de la garnison se figeait dans un cercle de plus en plus étroit et monotone. Deux jeunes Gaulois, attirés dans la légion par l’octroi du droit de cité au bout de trente ans de service, prirent l’habitude de venir dormir dans ma hutte de bois quand j’enseignais Lugunda. Ils me regardaient faire, la bouche ouverte, répétant à haute voix les mots latins. Insensiblement, j’en vins à leur apprendre le latin parlé et écrit. Il faut savoir déchiffrer et gribouiller pour monter en grade dans la légion, car la conduite des guerres requiert toujours un échange de tablettes de cire.
J’étais donc en train de jouer les précepteurs dans ma hutte au toit de chaume lorsque Vespasien, en tournée d’inspection, surgit sur le seuil. Suivant son habitude, il était venu à l’improviste et avait interdit aux gardes d’appeler au rassemblement, car il préférait se promener dans le camp et l’observer dans sa vie quotidienne, estimant qu’ainsi, beaucoup mieux que dans une visite préparée, un général se faisait une idée du moral de ses hommes.
Lisant à haute voix, sur le papyrus égypto-chaldéen en lambeaux, l’explication d’un rêve comportant des hippopotames j’épelais chaque mot et Lugunda et les deux Gaulois, rapprochant leurs têtes, les yeux fixés sur le livre des rêves, répétaient après moi. À cette vue, Vespasien eut un accès d’hilarité qui le plia en deux, riant aux larmes et se tapant sur les cuisses. En l’entendant s’esclaffer derrière nous, nous faillîmes tous quatre défaillir de frayeur. Les deux Gaulois et moi bondîmes au garde-à-vous et Lugunda se cacha derrière mon dos. Mais je compris que Vespasien n’était nullement courroucé.
Quand il eut enfin recouvré son sérieux, il nous examina d’un regard perçant, avec un froncement prodigieux du sourcil. La position impeccable et le visage net des jeunes soldats lui prouva qu’ils n’avaient rien à se reprocher. Vespasien se déclara satisfait de voir qu’ils employaient leurs loisirs à apprendre le latin plutôt qu’à s’enivrer. Il poussa même la bienveillance jusqu’à leur raconter qu’il avait vu de ses propres yeux un hippopotame dans les jeux du cirque au temps de l’empereur Caius. Quand il décrivit les énormes dimensions de l’animal, les Gaulois crurent qu’il plaisantait et rirent timidement, mais il n’en fut pas offensé et leur ordonna simplement d’aller préparer leur équipement pour une inspection.
Je l’invitai respectueusement à franchir le seuil de ma hutte en sollicitant la permission de lui offrir un peu de vin. Il m’assura qu’il avait fort envie de prendre un peu de repos, car il avait fait le tour du camp et mis tout le monde au travail. Je lui tendis la coupe de bois que je considérais comme ma plus belle pièce de vaisselle et Vespasien la tourna et retourna entre ses mains avec curiosité.
— Tu as pourtant le droit de porter l’anneau d’or, observa-t-il.
J’expliquai que je possédais en fait un gobelet d’argent mais que cette coupe de bois avait ma préférence parce que je l’avais héritée de ma mère. Vespasien hocha du chef avec approbation.
— Tu as raison d’honorer la mémoire de ta mère. J’ai moi-même hérité de ma grand-mère un vieux gobelet d’argent cabossé et je l’utilise à tous les banquets en me moquant du qu’en dira-t-on.
Il but avidement et je le resservis volontiers, quoique je fusse accoutumé à l’indigente vie de la légion au point de calculer spontanément ce qu’il économisait en buvant mon vin. Ce n’était pas mesquinerie de ma part, mais j’avais appris que le légionnaire, avec dix pièces de cuivre ou deux sesterces et demi par jour, devait payer sa nourriture, son entretien et alimenter le fonds de secours des malades et blessés de la légion.
Vespasien secoua pensivement sa tête massive.
— Bientôt le soleil printanier sera de retour et dissoudra les brumes de Bretagne. Alors, nous pourrions bien connaître un moment difficile. Aulius Plautus s’apprête à partir célébrer son triomphe à Rome en emmenant avec lui ses soldats les plus expérimentés et qui ont servi le plus longtemps sous ses ordres. Les sages vétérans préféreraient recevoir quelques gratifications, plutôt que de devoir effectuer le long voyage jusqu’à Rome pour quelques jours seulement de fêtes et de beuveries. De tous les généraux de la légion, par la durée de mon service et aussi parce que j’ai conquis l’île de Wight, j’ai le plus de titres à l’accompagner. Mais il faut bien que quelqu’un soit responsable de la Bretagne jusqu’à ce que l’empereur ait nommé le remplaçant d’Aulius Plautus. Aulius m’a promis un insigne de triomphe, si j’accepte de rester ici.
Il se frotta longuement le front.
— Tant que je commanderai en Bretagne, poursuivit-il, il n’y aura plus de pillage et nous poursuivrons une politique de paix. Mais cela signifie nécessairement extorquer des impôts plus élevés à nos alliés et à nos sujets, pour l’entretien des légions. L’esprit de la révolte se rallumera. Il y faudra sans doute un peu de temps, car Aulius Plautus emmènera avec lui des rois, des généraux et d’autres otages d’importance. À Rome, ils prendront l’habitude des commodités de la vie civilisée et leurs enfants seront éduqués dans les écoles du Palatin, mais le seul résultat de tout cela sera que leurs tribus leur feront défection. De notre côté, nous aurons un peu de temps pour nous retourner, parce que les tribus qui luttent pour affirmer leur pouvoir devront d’abord aplanir leurs différends. Mais si les Bretons s’en occupent activement, ils pourront entrer en rébellion vers le solstice d’été. C’est le jour de leur grande fête religieuse, pendant laquelle ils sacrifient leurs prisonniers sur l’autel de pierre commun à tous les Bretons. Coutume étrange. Ils adorent aussi les dieux du monde souterrain et la déesse des ténèbres au visage de chouette. La chouette, l’oiseau de Minerve.
Il médita un moment.
— En fait, reprit-il, nous savons trop peu de choses sur les Bretons, leurs différentes tribus, leurs langues, leurs coutumes et leurs dieux. Nous avons quelques connaissances sur leurs routes, leurs fleuves, leurs gués, leurs montagnes, leurs forêts, leurs pâturages et leurs points d’eau, toutes choses qu’un bon soldat doit repérer au plus vite, par n’importe quel moyen. Des marchands ont eu la chance de voyager librement parmi ces peuplades hostiles, d’autres se sont fait voler dès qu’ils ont mis le pied hors du territoire de la légion. Certains Bretons civilisés ont traversé la Gaule et sont allés jusqu’à Rome. Ils parlaient tant bien que mal le latin, mais nous n’avons pas su les accueillir comme leur rang l’exigeait. En ce moment, si quelqu’un réussissait à rassembler les informations les plus importantes sur les Bretons, leurs coutumes et leurs dieux et écrivait un livre sérieux sur ce sujet, il serait bien plus utile à Rome qu’en subjuguant tout un peuple. Le divin Jules César ne savait rien des Bretons. Il a rapporté tout ce qu’on racontait à leur sujet. Avec la même légèreté, il a exagéré ses victoires et oublié ses erreurs en composant son ouvrage de propagande sur la guerre des Gaules.
Après une nouvelle gorgée, il s’anima encore davantage :
— Certes, les Bretons devront tôt ou tard adopter les coutumes et la civilisation romaines. Mais je commence à me demander si nous ne les civiliserions pas mieux en nous intéressant à leurs coutumes et à leurs préjugés, plutôt qu’en les tuant. Ce serait précisément le moment, quand nos meilleures troupes quittent la Bretagne et quand nous devons attendre un autre général en chef aguerri. Mais comme tu as tué toi-même un Breton, je suppose que tu voudras prendre part au triomphe d’Aulius Plautus comme tes hautes origines t’en donnent le droit. Naturellement, je te donnerai ma recommandation, si tu veux partir. Alors je saurai que j’ai au moins un ami à Rome.
Le vin le poussait à la mélancolie.
— Bien sûr, j’ai mon fils Titus, compagnon d’études et de jeu de Britannicus au Palatin. Je lui ai assuré un avenir meilleur que tout ce que je puis espérer pour moi. Peut-être sera-ce lui qui apportera la paix à la Bretagne.
Je lui appris que j’avais probablement vu son fils aux côtés de Britannicus pendant les jeux séculaires. Il me confia qu’il n’avait plus vu son fils depuis quatre ans et qu’il ne le verrait probablement pas cette fois encore. Et quant à son autre fils, Domitien, il ne l’avait pas même tenu sur ses genoux, car il avait été conçu pendant le triomphe de Claude, et Vespasien avait dû regagner la Bretagne sitôt après les fêtes.
— Beaucoup de bruit pour rien ce triomphe, dit-il amèrement. Rien qu’un immense gaspillage d’argent pour plaire à la populace romaine. Je ne nie pas que, moi aussi, j’aimerais monter les marches du Capitole une couronne de lauriers sur la tête. Il n’y a pas un général qui n’en ait rêvé. Mais pour s’enivrer, cela peut se faire en Bretagne, et à meilleur marché.
Je lui affirmai que si je pouvais lui être de quelque utilité, je serais heureux de demeurer en Bretagne sous ses ordres. Je ne tenais guère à prendre ma part d’un triomphe que je n’avais pas mérité. Vespasien prit cette déclaration comme un signe de grande confiance et s’en montra ému.
— Plus je bois dans ta coupe de bois et plus je t’aime, s’exclama-t-il, les larmes aux yeux. J’espère que mon fils Titus en grandissant te ressemblera. Je vais te confier un secret.
Il m’avoua que, s’étant emparé d’un prêtre sacrificateur prisonnier, il l’avait caché à Aulius Plautus, qui rassemblait des prisonniers pour le défilé du triomphe et les combats de l’amphithéâtre qui suivraient. Aulius désirait offrir au peuple un spectacle très spécial sous la forme d’un sacrifice de prisonniers par un authentique prêtre breton.
— Mais un vrai druide, poursuivit Vespasien, ne consentira jamais à se donner en spectacle aux Romains. Il vaut beaucoup mieux qu’Aulius habille en prêtre quelque Breton à la tournure adéquate. Les Romains n’y verront que du feu. Après le départ de Plautus, je renverrai le prêtre dans sa tribu comme preuve de mes bonnes intentions. Si tu es assez brave pour cela, Minutus, tu pourras l’accompagner pour te familiariser avec les coutumes des Bretons. Par son entremise, tu te lieras d’amitié avec les jeunes nobles de ce peuple. Quoique je n’en aie jamais rien dit, je soupçonne fort nos heureux marchands de se protéger en achetant aux druides des sauf-conduits, même si aucun d’entre eux n’ose le reconnaître.
La proposition de Vespasien me déplaisait fort. Quelle malédiction s’acharnait donc sur moi pour qu’ayant quitté Rome après avoir été mêlé malgré moi aux affaires chrétiennes, on me proposât d’entrer en contact avec une effrayante religion étrangère ? Jugeant que sa confiance devait être payée de retour, je lui contai les circonstances exactes de mon départ pour la Bretagne. Le général s’amusa beaucoup à l’idée que la femme d’un supérieur promis à un triomphe serait jugée par son époux pour avoir sombré dans une superstition honteuse.
Mais pour me montrer qu’il n’ignorait rien des ragots de Rome, il ajouta :
— Je connais personnellement Paulina Plauta. D’après ce que je sais, elle a perdu la tête après un rendez-vous galant qu’elle avait organisé dans sa demeure, entre un jeune philosophe – il s’appelait Sénèque, je crois bien – et Julie, sœur de l’empereur Jules César. Julie et Sénèque furent exilés pour cette faute et la jeune femme finit par perdre la vie. Pauline, incapable de supporter la réputation d’entremetteuse qu’on lui avait faite, sombra un moment dans la folie puis, rongée de chagrin, se retira dans la solitude. Une femme pareille nourrit évidemment d’étranges idées.
Pendant tout ce temps, Lugunda était demeurée accroupie dans un coin de la hutte, nous observant intensément, souriant quand je souriais, s’inquiétant quand j’étais sérieux. À plusieurs reprises, Vespasien avait posé sur elle un regard indifférent et voilà qu’en cet instant, il laissait tomber :
— Les femmes se mettent de drôles d’idées en tête. L’homme ne peut jamais savoir ce qu’elles pensent vraiment. Le divin César nourrissait une piètre opinion des Bretonnes, mais il ne respectait pas particulièrement les femmes. Je crois qu’il existe de bonnes et de mauvaises femmes, chez les Barbares comme chez les civilisés. Il n’est pas de plus grand bonheur pour un homme que l’amitié d’une excellente femme. Ta sauvageonne semble n’être qu’une enfant, mais elle pourrait bien se révéler beaucoup plus utile que tu ne le pensais. Tu ignores sans doute que les tribus icènes se sont adressées à moi à son sujet. Ils m’ont offert de la racheter. D’ordinaire, les Bretons n’agissent pas ainsi. Ils considèrent habituellement que les membres de leurs tribus tombés aux mains des Romains sont perdus à jamais.
Se tournant vers la jeune fille, Vespasien prononça, non sans mal, quelques mots en langue icène dont le sens pour l’essentiel m’échappa. Une expression d’étonnement inquiet se peignit sur le visage de Lugunda qui rampa plus près de moi pour rechercher ma protection. Elle répondit timidement d’abord, puis son débit s’accéléra jusqu’au moment où le général secoua la tête :
— Voilà, dit-il à mon intention, encore un aspect désespérant de la question bretonne. Les habitants de la côte sud parlent une langue différente de ceux de l’intérieur et les tribus du nord ne comprennent pas le dialecte de celles du sud… Ta Lugunda a été choisie par les prêtres depuis l’enfance pour devenir prêtresse du lièvre. D’après ce que j’ai compris, les druides croient pouvoir élire, dès le plus jeune âge, ceux qui conviendront à leurs desseins et seront élevés pour la prêtrise. Il faut bien commencer tôt, puisqu’il existe différents degrés dans la carrière d’un druide et que, pour les gravir jusqu’en haut, il faut étudier toute sa vie. Chez nous, la fonction sacerdotale est purement honorifique, mais chez eux, les prêtres sont médecins, juges et même poètes, pour autant qu’on croit les Barbares capables de poésie.
Il m’apparut que Vespasien n’était nullement aussi grossier et ignorant que lui-même se plaisait à le faire croire. Selon toute évidence, il avait adopté ce rôle pour inciter ses interlocuteurs à s’exprimer sans méfiance.
J’ignorais que Lugunda eût été désignée par les druides pour la prêtrise. J’avais remarqué qu’elle ne pouvait manger du lièvre sans être prise de nausées et qu’elle détestait me voir prendre ces animaux au collet ; mais j’y avais vu quelque lubie barbare, chaque tribu et chaque famille bretonne possédant un animal sacré particulier. Lugunda était donc comme ces prêtres de la Diane de Nemi qui ne supportaient pas le contact ni même la vue d’un cheval.
Vespasien échangea quelques paroles avec la jeune fille puis soudain, éclata bruyamment de rire.
— Elle ne veut pas retourner dans sa tribu, s’esclaffa-t-il.
Elle veut rester avec toi. Elle dit que tu lui enseignes une magie que même les prêtres bretons ignorent. Par Hercule, elle croit, parce que tu ne l’as pas touchée, que tu es un saint homme… !
Je répliquai d’un ton bougon que je n’étais certes pas un saint, mais que j’étais tout simplement lié par une certaine promesse et que, de toute façon, Lugunda n’était qu’une enfant. Vespasien me jeta un regard par en dessous et en frottant ses joues aux larges pommettes, remarqua qu’aucune femme n’était tout à fait une enfant.
Je ne puis l’obliger à retourner dans sa tribu, décida-t-il après un instant de réflexion. Je pense que nous devons la laisser interroger ses lièvres pour savoir ce qu’ils en pensent.
Le lendemain, Vespasien passa officiellement ses hommes en revue et, s’adressant à eux avec sa coutumière brutalité, leur expliqua que désormais, il devrait leur suffire de se fracasser le crâne entre eux et qu’il n’était plus question de s’en prendre aux Bretons.
Me comprenez-vous bien, butors ? Chaque Breton est pour vous un père et un frère, chacune de ces harpies bretonnes est une mère et la plus appétissante de leurs fillettes est votre sœur. Mêlez-vous à eux. Allez à leur rencontre en brandissant des branchages verdoyants. Offrez-leur des présents et qu’ils s’empiffrent et s’enivrent à votre santé ! Pas besoin de vous rappeler que les lois de la guerre punissent de mort les pillages individuels ! Alors, tâchez de ne pas m’obliger à vous écorcher vifs !
« Mais, ajouta-t-il avec un sourire menaçant, je vous écorcherai encore plus volontiers si vous laissez les Bretons vous voler ne serait-ce qu’un seul cheval ou même une seule épée ! N’oubliez jamais que ce sont des Barbares. Vous devez leur apprendre par la douceur l’excellence de nos coutumes. Enseignez-leur à jouer aux dés et à jurer par les dieux romains. C’est le premier pas vers un art et un savoir plus élevés. Si un Breton vous frappe sur la joue, tendez l’autre joue. Que vous me croyiez ou non, sachez qu’on m’a parlé récemment d’une nouvelle superstition qui demande qu’on se conduise ainsi. Cependant, ne tendez pas trop souvent l’autre joue, réglez plutôt vos différends à la mode bretonne, dans les combats de lutte, les courses de chevaux ou les jeux de balle.
J’ai rarement entendu des légionnaires rire d’aussi bon cœur que durant le discours de Vespasien. Les rangs étaient parcourus d’une houle d’allégresse. Un homme en laissa tomber son bouclier dans la boue et Vespasien le punit en le frappant lui-même avec le bâton de commandement qu’il avait arraché au centurion, ce qui porta l’hilarité à son comble. Pour conclure, Vespasien fit sur l’autel de la légion les offrandes rituelles. Son attitude était si pénétrée de dignité et de piété que plus personne ne songeait à rire. Il égorgea tant de veaux, de moutons et de porcs que chacun comprit qu’il aurait pour une fois son content de viande grillée gratuite, et tous nous nous émerveillâmes de l’excellence des augures.
Après la revue, Vespasien m’envoya acheter un lièvre à un vétéran qui en faisait l’élevage, suivant la coutume bretonne. Le général mit le lièvre sous son bras et tous trois, lui, Lugunda et moi sortîmes du camp pour entrer dans la forêt. Il n’avait pas emmené de gardes avec lui, car il était sans peur et comme nous venions directement de la revue, nous étions toujours en armes. Dans la forêt, il saisit le lièvre par les oreilles et le tendit à Lugunda qui, d’une main experte le glissa sous son manteau avant de se mettre en quête d’un endroit propice. Sans raison apparente, elle nous conduisit si loin dans la forêt que je commençai à soupçonner un guet-apens. Une bande d’oiseaux s’essora devant nous mais par bonheur, vira à droite.
Enfin, elle fit halte devant un gigantesque chêne, considéra les alentours, tendit successivement le bras vers chacun des points cardinaux, jeta en l’air une poignée de glands pourris, examina de quelle manière ils étaient retombés et puis entonna un chant incantatoire qui dura si longtemps que je sentis l’assoupissement me gagner. Soudain, elle tira le lièvre de sous son manteau, le lança au-dessus de sa tête et se pencha en avant, les yeux brillants d’excitation, pour observer sa course. L’animal s’éloigna avec de grands bonds vers le nord-ouest et disparut dans la forêt. Lugunda fondit en pleurs, se suspendit à mon cou et se pressa contre moi, secouée de sanglots.
— Tu l’as choisi toi-même, ce lièvre, ô Minutus, dit Vespasien sur un ton d’excuse. Je n’y suis strictement pour rien. Si j’ai bien compris, le lièvre lui a dit qu’elle doit immédiatement regagner sa tribu. S’il s’était contenté de se cacher dans un buisson, le présage aurait été mauvais et lui aurait interdit de s’en aller. C’est ce que je crois comprendre au moins de l’art breton de la divination d’après la course des lièvres.
Il dit à Lugunda quelques mots d’icène en lui tapotant paternellement l’épaule. Elle, séchant ses larmes, lui sourit puis s’empara de ma main pour la couvrir de baisers.
— Je lui ai simplement promis que tu veillerais sur elle dans le pays icène, m’expliqua froidement Vespasien. Nous consulterons encore quelques autres augures. Tu n’as nul besoin de partir immédiatement, avant d’avoir eu le temps de faire la connaissance de mon druide prisonnier. J’ai le sentiment que tu es un garçon assez fou pour passer pour un sophiste errant en quête de la sagesse des nations lointaines. Je suggère que tu t’habilles de peaux de chèvre. La fille attestera que tu es un saint homme et le druide te protégera. Ils tiennent leurs promesses, pourvu qu’ils les aient formulées d’une certaine manière et en invoquant leurs dieux souterrains. Au cas où ils ne les tiendraient pas, nous devrons trouver un autre moyen d’affermir nos liens pacifiques.
C’est ainsi que Lugunda et moi accompagnâmes Vespasien quand il retourna au camp principal de la légion. En partant, je découvris à ma grande surprise que beaucoup de soldats de la garnison s’étaient vraiment attachés à moi durant cet hiver. Ils me firent quelques menus présents d’adieu en m’invitant à ne jamais mordre la main de la légion qui m’avait nourri et en m’assurant que l’authentique sang de la louve coulait dans mes veines, même si je parlais grec. J’étais désolé de les quitter.
En arrivant au camp principal, j’oubliai de saluer l’aigle de la légion. Grondant de fureur, Vespasien ordonna qu’on m’infligeât le déshonneur de me retirer mes armes et qu’on me jetât dans un cul de basse-fosse. Je crus tout à fait à cette sévérité jusqu’à l’instant où je m’aperçus qu’en me mettant au cachot, il me donnait l’occasion de rencontrer le druide captif. Quoiqu’il n’eût pas encore trente ans, c’était un homme remarquable à tous égards. Vêtu à la mode romaine, il parlait un fort bon latin et ne me fit aucun mystère des circonstances de sa capture : il rentrait d’un voyage en Gaule orientale lorsque son bateau avait été échoué par la tempête sur une côte gardée par les Romains.
— Ton général Vespasien est un homme perspicace, observa-t-il avec le sourire. Nul autre sans doute n’aurait deviné que je suis druide, ni même que je suis breton, puisque je ne me peins pas le visage en bleu. Il m’a promis de me sauver d’un trépas douloureux dans l’amphithéâtre de Rome, mais cela seul n’aurait pas suffi à me convaincre d’agir comme il me le demandait. Je ne fais que ce qu’ordonnent mes rêves et mes présages. En me sauvant la vie, Vespasien s’est conformé sans le savoir à un dessein bien plus vaste que le sien. Autrement, je ne crains ni la mort ni la souffrance, car je suis un initié.
Dans la saleté du cachot, une écharde à mon pouce dégénéra en un gonflement menaçant de la main. D’une simple pression au poignet, le druide la fit sortir sans m’occasionner la moindre douleur. Quand il eut achevé de retirer l’épine à l’aide d’une épingle, il tint longtemps dans les siennes ma main brûlante et douloureuse. Le lendemain matin, tout le pus était parti et ma main ne montrait plus trace d’inflammation.
— Ton général, expliqua-t-il, comprend probablement mieux que la plupart des Romains que la guerre est désormais une guerre entre les dieux de Rome et ceux de Bretagne. C’est pourquoi il s’efforce d’instaurer une trêve entre les dieux. En agissant ainsi, il se conduit beaucoup plus sagement que s’il tentait d’unir politiquement toutes nos tribus par un traité avec les Romains. Nos dieux peuvent bien accorder une trêve, car ils ne mourront jamais. Et la Bretagne ne sera jamais vraiment soumise à Rome, aussi avisé que croit être Vespasien. Mais bien sûr chacun croit en ses propres dieux.
Il voulut aussi défendre ces horribles sacrifices humains prescrits par son culte.
— Une vie s’échange contre une vie. Si un homme de haute condition tombe malade, pour se soigner il sacrifiera un criminel ou un esclave. Pour nous, la mort n’a pas la même signification que pour vous Romains, car nous savons que nous renaîtrons sur terre tôt ou tard. Aussi n’est-elle qu’un banal changement de temps et d’espace. Je n’affirmerais pas que chacun renaîtra, mais un initié sait qu’il reviendra certainement sous une forme digne de lui. La mort n’est donc pour lui qu’un profond sommeil dont il sait qu’il s’éveillera.
Quelques jours plus tard, Vespasien affranchit officiellement le druide qu’il avait pris comme esclave, paya la taxe obligatoire au fonds de la légion et donna au Breton l’autorisation d’utiliser son autre nom de famille, Petro, non sans lui avoir solennellement énuméré ses devoirs envers son ancien maître, selon la loi romaine. Puis, nous ayant donné trois mules, il nous envoya au-delà du fleuve en pays icène.
En prison, je m’étais laissé pousser les cheveux et la barbe et quoique Petro raillât ces précautions, en quittant le camp j’étais vêtu de peaux de chèvre.
Dès que nous eûmes atteint le couvert des forêts, il jeta son bâton d’affranchi dans les broussailles et poussa un cri de guerre breton à glacer les sangs. À l’instant, nous fûmes environnés d’Icènes peints en bleu. Mais ils ne nous firent aucun mal, à Lugunda ou à moi.
Des premiers jours du printemps jusqu’au cœur de l’hiver, en compagnie de Lugunda et de Petro, j’ai voyagé à dos de mule parmi les différentes tribus de Bretagne, jusqu’au lointain pays des Brigantes. Pour m’enseigner les coutumes et les croyances des Bretons, je disposais en Petro du plus zélé des professeurs. Mais ce n’est point ici le lieu de décrire ce voyage que j’ai raconté dans mon livre sur la Bretagne.
Je dois admettre que plusieurs années se passèrent avant que je fusse conscient d’avoir vécu tout ce temps-là dans une sorte de brume enchantée. Était-ce le fait de quelque secrète influence que Petro ou Lugunda exerçaient sur moi ou bien simplement l’allégresse de la jeunesse, c’est ce que je ne saurais trancher. Je pense à tout le moins que ce que je vis me parut plus merveilleux que cela ne devait l’être en réalité, et que je découvris le peuple breton et ses mœurs avec un plaisir que je n’aurais certes pas retrouvé par la suite. Quoi qu’il en soit, durant ce voyage, je mûris si vite et j’appris tant de choses que six mois plus tard, j’étais beaucoup plus vieux que mon âge.
Quand la saison des ténèbres fut venue, Lugunda demeura dans sa tribu en pays icène pour élever des lièvres, tandis que je retournais à Londinium, en territoire romain, pour rédiger un compte-rendu de mon voyage. Lugunda aurait voulu m’y suivre mais Petro, qui espérait me revoir en pays icène, parvint à la convaincre que j’y retournerais d’autant plus certainement qu’elle demeurerait dans sa famille – une noble famille, selon les critères bretons.
Quand, vêtu de fourrures précieuses, le visage rayé de bleu et des anneaux d’or aux oreilles, je me présentai devant Vespasien, il ne me reconnut pas. Je m’adressai cérémonieusement à lui en langue icène, tandis que ma main faisait un signe druidique de reconnaissance, l’un des plus simples, que Petro avait consenti à m’apprendre pour assurer la sécurité de mon voyage de retour.
— Je m’appelle Ituna, dis-je. Je viens du pays des Brigantes et je suis frère de sang du Romain Minutus Lausus Manilianus. J’ai un message pour toi, de sa part. Il a consenti a être renvoyé dans la mort pour y trouver un présage qui te soit favorable. Il ne peut plus retourner sur terre sous sa forme première, mais je lui ai promis de faire ériger à mes frais une stèle à sa mémoire. Peux-tu me recommander un bon tailleur de pierre ?
— Par tous les dieux souterrains et par Hécate aussi, jura Vespasien frappé de stupeur. Minutus Manilianus est mort ? Qu’est-ce que je vais pouvoir raconter à son père ?
— Quand mon sage et éminent frère de sang est mort pour toi, poursuivis-je, il a vu un hippopotame au bord d’un fleuve. Cela signifie un royaume éternel qu’aucune puissance terrestre ne pourra subjuguer. Flavius Vespasien, les dieux de la Bretagne attestent qu’avant ta mort, tu guériras par l’apposition des mains et tu seras adoré comme un dieu dans le pays d’Égypte.
À cet instant seulement, Vespasien, se souvenant du livre des rêves égypto-chaldéen, éclata de rire et me reconnut.
— J’ai failli tomber à la renverse, s’exclama-t-il. Mais qu’est-ce que ces billevesées que tu me débitais ?
Je lui expliquai que c’était un rêve que j’avais fait à son sujet, après avoir été plongé dans une transe semblable à la mort par un grand prêtre du pays des Brigantes. Mais quant à la signification de ce songe, je n’aurais su la deviner.
— Peut-être, supputai-je, m’as-tu tant effrayé le jour où tu m’as surpris en train de lire le livre des rêves que l’hippopotame dont je parlais alors est revenu dans mes songes au moment où ils portaient sur l’Égypte. C’était une vision si claire que je pourrais décrire le temple devant lequel tout cela se passait. Tu siégeais, gras et chauve, sur un trône de juge. Il y avait beaucoup de monde autour de toi. Un aveugle et un boiteux te supplièrent de les guérir. Tu refusas d’abord mais comme ils insistaient, tu finis par cracher dans les yeux de l’aveugle et par toucher du talon la jambe de l’infirme. L’aveugle recouvra bientôt la vue et le boiteux l’usage complet de sa jambe. Quand la foule vit cela, elle t’apporta des gâteaux sacrificiels et te déifia.
Le rire de Vespasien fut tout aussi bruyant quoiqu’un peu forcé.
— Quoi qu’il arrive, ne raconte à personne d’autre cette sorte de rêve, même pour plaisanter, m’avertit-il. Je te promets de me souvenir des remèdes que tu viens de me décrire, si un jour je me trouve placé dans une telle situation. Mais il me paraît bien plus vraisemblable que, même lorsque je serai devenu un vieillard édenté, je ne serai encore qu’un modeste général de légion servant les intérêts de Rome en Bretagne.
Il n’était pas tout à fait sérieux en disant ces derniers mots, car je voyais sur sa tunique un ornement de triomphe. Je le félicitai, mais il me répondit sombrement en me rapportant les dernières nouvelles de Rome : Claude avait fait assassiner sa jeune épouse Messaline et, en versant des pleurs amers, il avait juré devant la garde prétorienne qu’il ne se remarierait plus.
— Je tiens de source sûre que Messaline s’était séparée de Claude pour épouser le consul Silius, avec lequel elle vivait depuis déjà longtemps, poursuivit Vespasien. Ils se seraient mariés sitôt Claude sorti de la cité. Ils comptaient soit rétablir la république, soit faire monter Silius sur le trône de l’empire avec le soutien du sénat. Il est difficile de savoir ce qui s’est réellement passé. On sait seulement que les affranchis de Claude, Narcisse, Pallas et d’autres parasites, ont trahi Messaline et persuadé Claude que sa vie était en danger. Les conspirateurs ont commis l’erreur de s’enivrer pendant le banquet de mariage. Claude est revenu à Rome et a ramené à lui la garde prétorienne. Alors un grand nombre de sénateurs et de chevaliers ont été exécutés, et seul un petit nombre d’entre eux a été autorisé à se suicider. La conspiration était manifestement fort étendue et soigneusement préparée.
— Quelle épouvantable affaire ! m’exclamai-je. Avant mon départ de Rome j’avais déjà entendu dire que les affranchis de l’empereur avaient été terrifiés par l’exécution de leur collègue Polybius à l’instigation de Messaline. Mais je ne parviendrai jamais à croire tout à fait les rumeurs effrayantes qui couraient sur le compte de Messaline. J’avais même l’impression que les ragots étaient volontairement répandus pour ternir sa réputation.
Vespasien gratta son crâne massif en me lançant un regard rusé.
— Je ne suis vraiment pas compétent pour en parler. Je ne suis qu’un simple général de légion et je vis ici comme enfermé dans un sac de cuir, sans savoir ce qui se passe réellement. On dit que cinquante sénateurs et près de deux cents chevaliers ont été exécutés pour conspiration. Mais si je m’inquiète, c’est pour mon fils Titus, que j’avais confié à Messaline pour qu’elle l’élève avec Britannicus. Si Claude a fait de si sombres conjonctures à propos des enfants de sa mère, un vieillard aussi capricieux pourrait aussi bien se retourner contre d’autres enfants.
Après cela, nous ne parlâmes plus que des tribus et des rois bretons et de ce que j’en avais appris grâce à Petro. Vespasien m’ordonna d’écrire un compte-rendu détaillé de mes pérégrinations, mais ne me donna pas un sou pour les papyrus égyptiens, l’encre et les plumes, sans parler de mon entretien à Londinium. En fait, je ne reçus aucune espèce de solde car je n’étais plus inscrit sur les rôles de ma légion, C’est ainsi qu’en cet hiver brumeux et glacial, j’éprouvai la solitude de l’exil.
J’avais loué une chambre chez un marchand de blé gaulois. Je me mis à écrire mais ce fut pour presque aussitôt découvrir que ce n’était pas aussi aisé que je l’avais imaginé.
Il ne s’agissait plus de commenter ou de récrire des œuvres anciennes, mais bien de décrire mes propres expériences. Je gaspillai de grandes quantités de papyrus et arpentai anxieusement les berges de la puissante Tamise, protégé par des fourrures et des vêtements de laine contre la morsure du vent. De retour d’une tournée d’inspection, Vespasien me convoqua et se plongea dans la lecture de ce que j’avais écrit. Quand il eut terminé, il arborait une mine ennuyée.
Je ne suis pas capable de juger de la chose littéraire, déclara-t-il et en fait, je respecte trop les gens instruits pour seulement tenter d’avancer un jugement. Mais cet ouvrage me donne l’impression que tu as visé trop haut. Ton style est plein de beauté, mais je crois que tu aurais dû d’abord décider si tu voulais écrire un poème ou bien un rapport précis sur la configuration de la Bretagne, les religions et les tribus. Je ne nie pas qu’il soit agréable de te lire et d’apprendre combien étaient verdoyantes les prairies que tu as vues en Bretagne, combien étaient beaux les bois de frênes bourgeonnants et les chants des petits oiseaux dans les premiers jours de l’été ; mais ce sont là des renseignements fort peu utiles au soldat et au marchand. En outre, tu fais trop confiance aux récits des druides et des nobles pour ce qui est de l’origine de leurs tribus et de la prétendue divinité des ancêtres de leurs rois. Tu décris si bien leurs mérites et leurs nobles vertus que l’on pourrait croire que tu as oublié que tu es romain. Si j’étais toi, je m’abstiendrais de critiquer le divin César et de dire qu’il n’avait pas réussi à conquérir la Bretagne et fut contraint d’en fuir les côtes sans avoir accompli sa tâche. Certes, ce que tu dis là, qui n’est pas sans fondement, rehausse le mérite de Claude puisque lui, grâce aux guerres tribales des Bretons, a réussi à pacifier une grande partie du pays. Mais il n’est pas bon d’insulter publiquement le divin César. Tu devrais le savoir.
Tandis qu’il m’adressait cette admonestation paternelle, mon cœur battit plus fort et je m’aperçus qu’en écrivant ce compte-rendu, je m’étais échappé de ma solitude et de l’hiver ténébreux pour me réfugier dans un été de rêve en oubliant les épreuves subies et en ne retenant que les moments de bonheur. Pendant que je rédigeais mon ouvrage, Lugunda m’avait manqué et à cause de la fraternité qui m’avait uni aux Brigantes, je m’étais senti plus proche des Bretons que des Romains. Et comme tous les auteurs, je n’aimais guère ouïr de critiques sur mon œuvre. Pour tout dire, j’étais vexé.
— Je regrette de ne pas avoir rempli tes espoirs, dis-je. Je crois qu’il vaudrait mieux que je rassemble mes affaires pour retourner à Rome, si les tempêtes de l’hiver me permettent de passer en Gaule.
Posant son énorme poing sur mon épaule, Vespasien me dit doucement :
— Tu es encore jeune. C’est pourquoi je te pardonne ta susceptibilité. Il vaudrait mieux, peut-être, que tu m’accompagnes dans ma tournée d’inspection à Colchester, la ville des vétérans. Ensuite, je te donnerai une cohorte pour quelques mois, et avec le grade de préfet, tu acquerras cette connaissance du formalisme militaire qui te fait défaut. Tes frères de sang breton t’en respecteront d’autant plus quand tu les retrouveras au printemps. Puis, quand l’automne reviendra, tu pourras récrire ton livre.
C’est ainsi que cette année-là, j’accédai au rang de tribun quoique j’eusse à peine dix-huit ans. Flatté dans ma vanité, je fis de mon mieux pour me montrer à la hauteur de mes responsabilités, bien que mes activités fussent cantonnées à l’inspection de la garnison, à la construction d’ouvrages et à des marches d’entraînement. Un peu plus tard, je reçus de mon père une importante somme d’argent et la lettre suivante :
Marcus Mezentius Manilianus te salue, ô Minutus Lausus, mon fils !
Tu n’ignores plus sans doute les changements survenus à Rome. Pour récompenser avec tout l’éclat possible le service qu’a rendu mon épouse Tullia en dénonçant la conspiration, plus que pour mes propres services, l’empereur Claude m’a accordé le privilège de la toge prétexte. J’ai désormais le droit de siéger à la curie. Conduis-toi en conséquence. Je t’envoie une lettre de change sur Londinium. On dit ici que les Bretons ont déifié Claude et lui ont élevé un temple au toit de chaume. Tu serais avisé en portant une offrande votive à ce sanctuaire. D’après ce que je sais, tante Laelia se porte bien. Ton affranchi, Minutus, vit chez elle pour l’instant. Il fabrique et vend un savon gaulois. Tullia mon épouse t’envoie son salut. Bois en souvenir de moi dans le gobelet de ta mère.
Ainsi donc mon père était devenu sénateur. Jamais je n’aurais imaginé pareil événement. Je ne m’étonnais plus de la hâte avec laquelle Vespasien m’avait nommé tribun. Ce qui s’était passé à Rome lui était parvenu plus vite qu’à moi. J’éprouvai une grande amertume et mon respect pour le sénat s’amoindrit considérablement.
Suivant le conseil de mon père, je me rendis au temple bâti par les Bretons à Colchester en l’honneur de Claude et y déposai en offrande votive une sculpture de bois aux vives couleurs. Je n’osais offrir un objet plus précieux car les offrandes des Bretons – boucliers, armes, vêtements et pots d’argile – étaient dépourvues de valeur. Vespasien n’avait offert qu’une épée brisée, afin de ne pas offenser les rois bretons par des dons trop fastueux. Du moins était-ce ce qu’il me déclara.
Quand l’été fut là, j’ôtai avec plaisir l’insigne de mon rang, me débarrassai de mon équipement de soldat romain, me peignit des bandes bleues sur les joues et jetai sur mes épaules le manteau d’honneur bariolé des Brigantes. Vespasien protesta qu’il lui serait impossible de laisser le fils d’un sénateur romain s’exposer à être assassiné par les sauvages des forêts mais il savait parfaitement que, sous la protection des druides, j’étais plus en sûreté dans le pays des Bretons que dans les rues de Rome.
J’acceptai avec insouciance d’assumer toute la responsabilité de ce voyage et de ne compter que sur mes propres ressources pour mon entretien. Par pure vanité, j’aurais bien voulu emmener mon cheval pour me pavaner devant les jeunes nobles bretons, mais Vespasien refusa absolument et me fit, comme d’habitude, l’éloge de la mule dont le pied sûr était parfaitement adapté au terrain. Il avait fait crucifier un maquignon qui avait tenté de faire débarquer en fraude des chevaux gaulois pour les vendre à prix fort aux Bretons. Mon étalon, affirma-t-il, serait une trop grande tentation pour eux. Ils avaient vainement tenté d’élever pour la monte leurs propres petits chevaux, après avoir éprouvé la supériorité de la cavalerie romaine contre leurs chars de guerre.
Il me fallut donc me contenter d’acheter des cadeaux appropriés à mes hôtes. Je chargeai surtout mes mules d’amphores de vin, car les nobles bretons, si c’était possible, aimeraient encore plus que les légionnaires la boisson de Bacchus. Je passai la plus longue journée de l’année dans le sanctuaire rond de roches géantes où l’on célébra le culte du dieu Soleil, découvris dans un ancien tombeau des ornements d’ambre et d’or, visitai les mines d’étain et le port où, il y a cent ans, les Carthaginois venaient acheter ce métal. Mais la plus grande surprise de mon voyage, ce fut Lugunda qui durant l’hiver avait cessé d’être une enfant pour devenir une jeune femme. Je la retrouvai devant sa ferme d’élevage. Elle portait son manteau blanc de prêtresse du lièvre et un bandeau d’argent dans les cheveux. Ses yeux brillaient comme ceux d’une déesse. Tout à la joie de nous revoir, nous nous étreignîmes puis nous nous écartâmes l’un de l’autre, étonnés. Après cela nous n’osâmes plus nous toucher. Cet été-là, sa tribu ne l’autorisa pas à m’accompagner dans mes voyages. En fait, ce fut pour la fuir que je quittai le pays icène. Mais son image vivace me suivait partout dans mes pérégrinations. Que je le voulusse ou non, le soir, ma dernière pensée était pour elle et le matin, c’était sur elle que se portait mon esprit à peine éveillé.
Je revins la voir plus rapidement que je n’avais prévu, mais n’en éprouvai nul bonheur. Tout au contraire, passées les joies des retrouvailles, nous recommençâmes à nous chamailler, souvent sans raison, et nous nous blessions si cruellement qu’il ne se passait pas un soir sans qu’au moment de me coucher, je fusse rempli de haine à son endroit. Dans ces instants, j’étais fermement décidé à ne plus jamais la revoir. Mais quand elle me souriait le lendemain, qu’elle m’apportait son lièvre favori et me laissait le prendre dans mes bras, j’oubliais tous mes griefs et je me sentais plus faible qu’un petit enfant. Qui aurait cru alors que j’étais un chevalier romain, fils de sénateur, et que j’avais le droit de porter le manteau rouge des préteurs ? J’étais assis dans l’herbe, en ce tiède été breton, un lièvre gigotant dans mes bras, et Rome semblait s’éloigner dans les brumes du rêve.
Mais soudain, elle pressait sa joue contre la mienne, m’arrachait le lièvre et, les yeux brillants, m’accusait de la tourmenter délibérément. Le lièvre dans les bras, rougissante, elle me lançait des regards si provocants que je regrettais de ne pas lui avoir administré une bonne fessée quand elle était encore en mon pouvoir au camp.
Dans ses bons jours, elle me faisait visiter les vastes domaines de ses parents, les pâtures, les troupeaux, les champs et les villages. Elle m’entraîna aussi dans la réserve de la demeure familiale où elle me montra les vêtements, les ornements et les objets sacrés qu’on se passait de mère en fille.
— On dirait que tu aimes le pays icène, me plaisantait-elle. Est-ce qu’on ne respire pas amplement ici ? Notre pain de froment et notre bière épaisse ne te déplaisent point, il me semble ? Mon père pourrait t’offrir plusieurs équipages de petits chevaux et des chariots ornés d’argent. Tu pourrais avoir autant de terre que tu parcourrais en un jour.
Mais d’autres jours, elle disait :
— Parle-moi de Rome. J’aimerais marcher sur le pavé des rues, voir les grands temples à colonnades et les trophées de guerre de toutes les contrées, et connaître des femmes différentes de moi, pour apprendre leurs coutumes, car à leurs yeux je ne serais évidemment qu’une rustique fille icène.
Dans ses moments d’abandon, elle parlait ainsi :
— Te souviens-tu de cette nuit d’hiver glaciale dans ta hutte de bois, où j’avais le mal du pays et où tu m’as prise dans tes bras pour me réchauffer avec ton corps ? Et voilà, je suis rentrée chez moi et les druides ont fait de moi une prêtresse du lièvre. Tu n’imagines pas quel extraordinaire honneur cela représente, mais en cet instant je préférerais être revenue dans ta hutte, à l’époque où tu m’apprenais à lire et à écrire en guidant ma main.
J’avais beau porter la toge virile, j’étais encore si naïf que je ne comprenais même pas mes propres sentiments ou ce qui se passait entre nous. Le druide Petro me dessilla les yeux. À l’automne, il revint d’une île secrète où il avait été initié à un nouveau degré de sacerdoce. À mon insu, il avait observé nos jeux puis s’était assis à même le sol, avait caché son visage dans ses mains et s’était plongé dans une transe sacrée. Nous n’osâmes pas l’en tirer, car nous savions qu’ainsi il voyageait dans le monde souterrain. Oubliant nos chamailleries, nous nous installâmes sur un talus devant lui, en attendant qu’il reprît conscience.
Au bout d’un moment, il posa sur nous un regard d’un autre monde.
— Ô Minutus, proféra-t-il, à côté de toi se tiennent un grand animal semblable à un chien et un homme. Lugunda n’a que son lièvre pour la protéger.
— Ce n’est pas un chien, me récriai-je avec indignation. C’est un vrai lion. Mais, bien sûr, tu n’as jamais vu de tes yeux ce noble animal. C’est pourquoi je te pardonne ton erreur.
— Ton chien, reprit Petro sans s’émouvoir, pourchassera à mort le lièvre. Alors le cœur de Lugunda se brisera et elle mourra si tu ne l’as pas quittée à temps.
— Mais je ne veux aucun mal à Lugunda ! m’exclamai-je, surpris. Nous jouons simplement comme un frère et une sœur.
— Comme si ce Romain était capable de me briser le cœur ! grogna Lugunda. Son chien peut bien courir jusqu’à perdre le souffle. Je n’aime pas ces rêves dégoûtants, Petro.
Et Ituna n’est pas mon frère.
Je ferais mieux de discuter de cette question avec chacun de vous en particulier, dit Petro. D’abord avec toi, Minutus et ensuite avec Lugunda. Je suggère qu’elle aille soigner ses lièvres pendant ce temps.
Lugunda nous considéra sans mot dire avec des yeux que la colère rendait jaunes, mais elle n’osait s’opposer à l’ordre du druide. Quand elle fut partie, Petro, toujours assis en tailleur, ramassa une brindille et dessina distraitement sur le sable.
Un jour les Romains seront rejetés à la mer, annonça-t-il. La Bretagne est la terre des dieux souterrains et tant que la terre existera, les divinités d’en haut ne parviendront pas à dominer celles d’en bas. Les Romains peuvent bien abattre nos bosquets sacrés, renverser nos pierres sacrées, construire leurs routes et enseigner aux tribus qu’ils ont subjuguées ces méthodes de culture qui les transforment en esclaves. Ils seront un jour, quand le moment sera venu, rejetés à la mer. Il suffira pour cela d’un homme, un seul homme qui persuadera les tribus d’abdiquer leur farouche indépendance et de s’unir dans le combat, Quelqu’un qui connaîtra l’art de la guerre romain.
— Voilà pourquoi nous avons établi quatre légions dans ce pays. Dans une ou deux générations, la Bretagne aura assimilé la civilisation et connaîtra la paix romaine.
Après pareil échange, il n’y avait plus rien à ajouter sur le sujet.
— Qu’attends-tu de Lugunda, Ituna Minutus ? demanda Petro.
Je baissai les yeux, rempli de honte sous son regard scrutateur.
— As-tu jamais songé à te lier à elle par un mariage breton et à lui donner un enfant ? Ne crains rien. Une telle union ne serait guère légale au regard de la loi romaine et ne t’empêcherait nullement de quitter la Bretagne au moment où tu le désirerais. Lugunda conserverait l’enfant ; elle aurait constamment sous les yeux un souvenir de toi. Mais si tu continues à jouer avec son cœur, il se brisera quand finalement tu la quitteras.
La seule idée d’engendrer me remplit de frayeur, bien que dans le secret de mon cœur, j’eusse reconnu que ce désir m’était déjà venu à propos de Lugunda.
— À Rome, objectai-je, on dit : « Où tu seras, je serai aussi. » Je ne suis ni un aventureux marin ni un marchand itinérant qui se marie ici et là et passe son chemin. Je ne veux pas agir ainsi avec Lugunda.
— Lugunda ne se couvrira pas de honte aux yeux de sa famille ou de sa tribu. Tu n’as qu’un défaut, c’est que tu es Romain. Chez nous, les femmes disposent d’une grande liberté et choisissent elles-mêmes leurs époux. Elles peuvent même le renvoyer s’il ne leur convient pas. La prêtresse du lièvre n’a rien en commun avec ces vestales de Rome qui, à ce qu’on dit, n’ont pas le droit de se marier.
Je me raidis :
— Je vais bientôt retourner parmi mon peuple. Je vais commencer à me sentir à l’étroit en Bretagne.
Mais Petro eut aussi un entretien avec Lugunda et ce soir-là, elle vint à moi, se jeta à mon cou, plongeant son regard d’ambre dans mes yeux et tremblant dans mes bras.
— Minutus Ituna, dit-elle doucement. Tu sais que je suis à toi, à toi seulement. Petro dit que tu vas partir pour ne jamais revenir. Cette seule idée me déchire le cœur. Serait-ce vraiment chose honteuse si tu m’épousais suivant notre rite avant de t’en aller ?
Un grand froid s’abattit sur moi.
— Ce ne serait pas honteux, répondis-je d’une voix tremblante. Ce serait déloyal envers toi.
— Loyal ou pas, quelle importance quand je sens ton cœur qui bat dans ta poitrine, aussi fort que le mien ?
Posant les mains sur ses épaules, je l’éloignai de moi.
— On m’a appris qu’il était plus vertueux de se maîtriser que de s’abandonner à ses désirs et d’en devenir l’esclave, dis-je.
— Je suis ton butin, conformément aux lois de la guerre, s’obstina Lugunda. Tu as le droit de faire ce que tu veux de moi. Tu n’as même pas accepté que mon père, l’été dernier, te verse le prix de mon rachat.
Je secouai la tête, incapable de proférer un son.
— Emmène-moi avec toi quand tu t’en iras, supplia Lugunda. Je te suivrai partout où tu voudras. J’abandonnerai ma tribu et même mes lièvres. Je suis ta servante, ton esclave, que tu le veuilles ou non.
Elle tomba à genoux à mes pieds.
— Si tu savais ce que ces paroles ont coûté à mon orgueil, dit-elle, ô Minutus le Romain, tu serais épouvanté.
Mais j’étais possédé de la virile certitude que, la force étant de mon côté, je devais la protéger contre sa propre faiblesse. Je m’efforçai de le lui expliquer du mieux que je pus, mais mes paroles étaient de bien piètres armes contre sa tête obstinément baissée. Finalement elle se releva et me fixa comme si j’étais devenu à ses yeux totalement étranger.
— Tu m’as profondément offensée, dit-elle, glaciale. Tu ne sauras jamais à quel point. Désormais je te hais et il ne se passera plus un instant que je ne désire ta mort.
Ces mots me firent l’effet d’une pointe s’enfonçant dans mon estomac et je fus incapable de manger. J’aurais voulu partir immédiatement, mais la moisson venait de prendre fin et la maison s’apprêtait à célébrer cet événement. Je voulais prendre note des détails de la fête et voir comment les Icènes engrangeaient leur blé.
Le lendemain soir, la pleine lune éclairait le ciel. La bière icène me faisait déjà tourner la tête, quand de jeunes nobles de la région se rassemblèrent dans les champs encore couverts de chaume pour allumer un énorme feu de camp. Sans demander la permission à personne, ils s’emparèrent d’un veau du troupeau de la ferme et le sacrifièrent au milieu d’une gaieté bruyante. Je me joignis à eux, car j’en connaissais certains. Mais ils se montrèrent beaucoup moins amicaux qu’à l’ordinaire. Ils commencèrent même à m’insulter.
— Va donc te laver le visage, maudit Romain. Efface ces traits bleus. Nous préférerions bien plutôt voir ton bouclier immonde et ton épée souillés du sang breton.
— Est-ce vrai, s’enquit l’un d’eux, que les Romains perdent leur virilité en se baignant dans l’eau brûlante ?
— C’est vrai, répondit un autre. C’est pour cela que les Romaines couchent avec leurs esclaves. Leur empereur a dû tuer sa femme parce qu’elle se prostituait.
Il y avait assez de vérité dans leurs insultes pour éveiller ma fureur.
— J’accepte les plaisanteries de mes amis, dis-je, quand ils sont pleins de bière et de viande volée, mais je ne saurais admettre que vous parliez avec irrespect de l’empereur.
Ils échangèrent des regards mauvais.
— Luttons avec lui, suggérèrent-ils. On va bien voir s’il a perdu ses testicules dans l’eau chaude, comme les autres Romains.
Je voyais bien qu’ils me cherchaient délibérément une querelle mais il était difficile pour moi de battre en retraite après qu’ils eurent insulté l’empereur. Quand ils se furent mutuellement échauffé la bile, le plus robuste d’entre eux se jeta sur moi, comme pour m’affronter à la lutte. En fait, il me frappa aussitôt, de toutes ses forces, à coups de poing. La lutte fait partie de l’entraînement des légionnaires. J’eus d’autant moins de mal à faire front qu’il était beaucoup plus ivre que moi. Je le jetai à terre et comme il se débattait sans admettre sa défaite, appuyai le pied sur son cou. Alors tous à la fois se jetèrent sur moi et me plaquèrent au sol en me tenant fermement bras et jambes.
— Qu’allons-nous faire du Romain, se demandaient-ils entre eux. Nous pourrions peut-être lui ouvrir l’estomac pour voir ce qu’annoncent ses entrailles ?
— Châtrons-le, pour qu’il cesse de courir après nos filles comme un vieux lièvre lubrique, proposa une voix.
— Le mieux, suggéra un autre, serait encore de le jeter au feu pour voir quelle chaleur peut supporter un Romain.
Je ne savais s’ils étaient sérieux ou s’il s’agissait seulement de plaisanteries d’ivrognes. En tout cas, quand ils se mirent à me frapper, ce ne fut nullement pour plaisanter. Mais la fierté m’interdit d’appeler au secours. S’excitant mutuellement, ils mirent une telle rage dans leurs coups que je finis par craindre pour ma vie.
Brusquement, ils firent silence et s’écartèrent. Lugunda venait vers moi. Elle pencha la tête sur le côté et, d’une voix moqueuse, s’exclama :
— Quel plaisir de voir un Romain vautré dans cette position humiliante et misérable ! S’il ne m’était pas interdit de me souiller de sang humain, je le chatouillerais volontiers avec la pointe d’un couteau.
Elle me tira la langue puis, se tournant vers les jeunes gens, elle les appela par leurs noms et leur dit :
— Ne le tuez pas, cependant. Ce serait s’exposer à une vengeance. Coupez-moi une poignée de verges de bouleau, mettez le sur le ventre et tenez-le fermement. Je vais vous montrer comment traiter les Romains.
Ravis de ne pas avoir à décider ce qu’ils feraient de moi, les jeunes gens coupèrent des verges et déchirèrent mes vêtements. Lugunda se rapprocha et me cingla le bas du dos, doucement d’abord, comme pour essayer les verges, puis sans plus aucune retenue, elle me flagella de toutes ses forces. Je serrai les dents et ne laissai échapper aucune plainte. Mon silence décupla sa fureur et mon corps se tordit et trembla sous ses coups. Malgré moi, des larmes me montèrent aux yeux.
Quand son bras fut fatigué, elle jeta les verges.
— À présent, cria-t-elle, nous sommes quittes, Minutus le Romain.
Les jeunes gens qui me tenaient me lâchèrent et s’écartèrent, poings brandis pour prévenir une attaque de ma part. Un vrombissement habitait ma tête, mon nez saignait et le dos me brûlait, mais je me levai sans un mot en léchant le sang sur mes lèvres. Quelque chose en moi dut les effrayer, car leurs quolibets s’éteignirent et ils me laissèrent passer. Je ramassai mes vêtements déchirés et m’éloignai, mais non point en direction de la maison. Je m’enfonçai au hasard dans la forêt éclairée par la lune, tandis que dans mon esprit embrumé se formait péniblement l’idée qu’il était heureux que personne n’eût été témoin de cette ignominie. Mes jambes ne me portèrent pas bien loin. Peu après, les jeunes Bretons dispersèrent le feu à coups de pied, sifflèrent leurs attelages et bientôt le sol grondait sous les roues de leurs chars qui s’éloignaient.
La lumière de la lune était d’une blancheur effrayante, les ombres de la forêt me parurent horriblement noires. J’essuyai mon visage ensanglanté avec une poignée de mousse et appelai mon lion.
— Ô lion, es-tu là ? Si oui, rugis et lance-toi à leur poursuite. Sinon, je ne croirai plus jamais en toi.
Mais je ne vis pas même l’ombre de mon lion. J’étais absolument seul.
Et puis Lugunda s’avança en écartant précautionneusement les broussailles, comme si elle me cherchait. Son visage était blanc sous la lune. Elle me vit et se pencha sur moi, les mains dans le dos.
— Comment te sens-tu ? s’enquit-elle. Tu as mal ? Tu l’as bien mérité.
Je fus saisi d’une violente envie d’agripper son cou gracile, de la jeter à terre et de déchirer sa chair comme elle avait déchiré la mienne. Mais je me maîtrisai, car je savais que rien de bon ne sortirait d’une telle vengeance. Je ne pus m’empêcher cependant de lui demander si c’était elle qui avait tout manigancé.
— Naturellement, rétorqua-t-elle. Crois-tu qu’autrement ils auraient osé toucher un Romain ?
Elle s’agenouilla à mes côtés et avant que j’aie eu le temps de réagir, ses mains, sans la moindre gêne, avaient tâté tout mon corps, jusque dans ses parties les plus intimes.
— Ils n’ont pas arraché tes bourses, comme ils t’en menaçaient, n’est-ce pas ? disait-elle, anxieuse. Il ne faudrait pas que tu ne puisses plus faire d’enfants à quelque noble fille romaine.
Alors, je perdis toute maîtrise de moi-même. Je la giflai sur les deux joues, la jetai sous moi et elle eut beau me donner des coups de pied, me bourrer les épaules de coups de poing et me mordre la poitrine, je la maintins couchée sur le sol en pesant sur elle de tout mon poids. Mais elle n’appela pas à l’aide. Avant que j’aie su ce qui m’arrivait, elle s’était détendue et me laissait faire. Ma force vitale fit irruption en elle et j’éprouvai un plaisir si violent que je criai à pleins poumons. Puis je ne sentis plus que ses mains qui me caressaient les joues et ses lèvres qui me baisaient à perdre haleine. Horrifié, je me rejetai en arrière et m’assit. Alors elle aussi se mit sur son séant, et éclata de rire.
— Est-ce que tu te rends compte de ce qui vient de se passer entre nous ? demanda-t-elle d’une voix railleuse.
J’étais si terrifié que je ne sus que répondre.
— Tu saignes ! m’exclamai-je tout à coup.
— Je suis contente que cela, au moins, tu l’aies remarqué, idiot, dit-elle d’une voix timide.
Comme je replongeais dans mon mutisme, elle rit encore.
— C’est Petro qui ma conseillé d’agir ainsi, expliqua-t-elle. Je n’y aurais jamais songé de moi-même. Cela ne me plaisait guère de te battre si cruellement. Mais Petro m’a dit que rien d’autre ne viendrait à bout d’un jeune Romain timide et dur.
Elle se leva et me prit la main.
Nous n’avons plus qu’à aller voir Petro. Il a certainement préparé à notre intention le vin et la coupe de farine.
Que veux-tu dire ? demandai-je, méfiant.
J’ai eu beau me débattre aussi longtemps que ma fierté l’exigeait, tu m’as prise par la force. Tu ne veux tout de même pas que mon père décroche son épée du mur et cherche à retrouver son honneur en fouillant dans tes intestins ? Il en a légalement le droit. Même les Romains respectent ce droit-là. À tous les points de vue, il serait plus raisonnable de laisser Petro frotter nos cheveux d’huile et de farine. Il pourra aussi me mettre un anneau au doigt, à la mode romaine, si tu y tiens.
— Mais Lugunda, me récriai-je, tu ne peux pas venir avec moi à Rome ! Même pas à Londinium ! C’est impossible.
— Je ne m’accrocherai pas aux pans de ta toge, répliqua-t-elle avec brusquerie. Ne crains rien, tu pourras repartir quand tu voudras mais si je suis lasse de t’attendre, je pourrai briser la coupe de mariage et réduire en cendres ton nom. Alors, je serai de nouveau libre. N’as-tu pas assez de bon sens pour comprendre qu’il vaut mieux que tu suives nos coutumes plutôt que d’être cause d’un scandale qui retentirait jusqu’à Rome ? Violer une prêtresse du lièvre, ce n’est certes pas un jeu. À moins que tu ne le nies ? Tu t’es jeté sur moi comme une bête en rut et tu as brisé ma résistance par la force brute.
— Tu aurais pu appeler au secours, rétorquai-je, amer. Et tu aurais pu t’abstenir de me caresser ainsi sans vergogne quand j’étais déjà fort affaibli.
— Je m’inquiétais seulement de tes capacités de reproduction, mentit-elle paisiblement. Je ne pouvais certes pas deviner que le léger attouchement prescrit par l’art médical t’aveuglerait de fureur animale.
Mes regrets n’y pouvaient rien changer. Nous descendîmes au bord d’un torrent pour nous laver méticuleusement. Puis, main dans la main, nous retournâmes à la grande maison de bois. Là, dans une vaste salle, les parents de Lugunda nous attendaient impatiemment. Petro mêla de la farine et de l’huile, en frotta nos têtes et nous fit boire du vin dans le même vaisseau d’argile. Le père de Lugunda rangea ensuite soigneusement l’objet dans un coffre, puis nous conduisit jusqu’au lit d’épousailles qui avait été préparé. D’une poussée, il me coucha sur Lugunda et nous couvrit de son grand bouclier de cuivre.
Quand la famille se fut discrètement retirée de la hutte des épousailles, Lugunda jeta le bouclier sur le sol et m’implora humblement de lui faire, avec amitié et douceur, ce que je lui avais fait avec fureur dans la forêt. Désormais, le sceau était brisé et aucun obstacle ne s’opposait à mes désirs.
Alors je lui donnai un baiser à la mode romaine et nous nous étreignîmes tendrement. Après quoi seulement, Lugunda se releva et s’en fut chercher des onguents médicaux dont elle me frotta doucement le dos. Mon cœur se serre à ce souvenir.
À l’instant où je sombrais dans le plus profond sommeil de ma vie, je me souvins de la promesse faite à Claudia. Je l’avais rompue. Mais j’en attribuai la faute à la pleine lune et aux tours de magie des druides. Apparemment, nul ne pouvait échapper au destin qui lui était tracé. C’est ce que je pensai, pour autant que j’avais encore assez de force pour penser.
Le lendemain, je voulus commencer immédiatement mes préparatifs de départ, mais le père de Lugunda tint absolument à me montrer les champs, les troupeaux, les pâturages et les forêts qu’il réservait à Lugunda et à ses descendants. Nous voyageâmes ainsi trois jours et quand je revins, pour ne pas être en reste, je donnai à Lugunda ma chaîne d’or de tribun.
Le père de Lugunda trouva manifestement mesquin ce présent de mariage car Lugunda ayant disposé sa chevelure en dégageant la nuque, il lui mit autour du cou un collier d’or épais comme un poignet d’enfant. De tels colliers étaient réservés au reines et aux plus nobles des femmes de Bretagne. Si peu clairvoyant que je fusse, je compris que Lugunda était d’un lignage bien plus noble que je ne l’avais imaginé, si noble que même à son père il était interdit de se vanter à ce sujet. Petro m’avoua que si je n’avais pas été un chevalier romain et un fils de sénateur, je me serais exposé à recevoir un coup d’épée à travers le corps plutôt que le bouclier de bataille de la famille sur mon dos endolori.
Grâce au poids de mon beau-père et à celui de Petro qui était tout à la fois prêtre, médecin et juge, j’échappai à une accusation de sorcellerie. En effet, le jeune noble breton qui, poussé par la jalousie m’avait attaqué à coups de poing, s’était brisé le cou durant cette nuit de pleine lune où j’avais été maltraité. Son cheval lancé au grand galop avait fait un écart en voyant se dresser tout à coup sur son chemin un animal inconnu. Le jeune homme avait été projeté la tête la première sur un rocher.
Certes, de temps à autre, j’étais tourmenté par le souvenir de la promesse donnée à Claudia et que j’avais brisée avec tant de répugnance, et aussi par le douloureux sentiment que je n’étais pas légalement uni à Lugunda car dans mon esprit le mariage breton n’avait aucune valeur au regard de la loi. Mais j’étais jeune et mon corps, si longtemps brimé par la discipline, s’affolait sous les tendres caresses de Lugunda. Jour après jour, je repoussais l’inévitable instant de mon retour à Colchester.
Mais on se lasse plus vite de l’excès de satisfaction physique que de la maîtrise de soi. Bientôt la discorde se mit entre Lugunda et moi et nous échangions d’aigres propos, ne nous réconciliant que sur la couche. Quand enfin, je pris le chemin du retour, ce fut comme si des fers se détachaient de mes pieds, comme si un sort qui m’emprisonnait se dissipait. Oui, j’étais comme un oiseau échappé à sa cage et pas un instant je ne me reprochai d’avoir abandonné Lugunda. Elle avait eu ce qu’elle avait recherché. Elle n’aurait qu’à s’en satisfaire, décidai-je.
Vespasien me dispensa des exercices militaires et des réunions d’état-major et j’eus tout loisir de récrire de bout en bout mon ouvrage sur la Bretagne. Je m’étais libéré de l’enchantement du premier été et décrivais à présent toute chose avec la lucidité et le détachement nécessaires. Je ne voyais plus les Bretons avec la même bienveillance et tournai même en dérision certaines de leurs coutumes. Je reconnus la contribution de Jules César à l’œuvre de civilisation de ce pays mais assurai, par exemple, avoir vérifié que le traité d’Auguste avec les Brigantes n’était, aux yeux de ces derniers, qu’un échange courtois de cadeaux.
Par ailleurs, je rendis grâce à l’empereur Claude d’avoir placé le sud de la Bretagne sous la domination de Rome et à Aulius Plautus d’avoir fait régner la paix. Vespasien lui-même me demanda de ne pas trop insister sur ses mérites.
Il attendait encore une nouvelle procurature de général en chef et ne désirait pas susciter de mécontentement à Rome avec un éloge de sa personne.
— Je ne suis ni assez rusé ni assez menteur pour m’adapter aux changements survenus là-bas. C’est pourquoi je préfère demeurer en Bretagne, sans trop insister sur mes mérites, plutôt que de retrouver la pauvreté à Rome, expliqua-t-il.
Je savais déjà que Claude n’avait pas respecté la promesse faite à la déesse Fides, la main droite recouverte d’un linge blanc, sous les yeux de la garde prétorienne. Quelques mois après la mort de Messaline, il avait expliqué qu’il ne pouvait vivre sans femme et avait choisi pour épouse la plus noble des femmes de Rome, cette Agrippine dont le fils Lucius Domitius avait cherché mon amitié.
Une nouvelle loi autorisant l’inceste devait être édictée pour permettre ce mariage, mais le sénat s’empressa de la voter. Les plus perspicaces des sénateurs avaient supplié Claude de renoncer à sa promesse sacrée et de jouir de nouveau des joies du mariage. À Rome tout avait été bouleversé en un court laps de temps. Vespasien était peu soucieux de s’engager dans les sables mouvants des intrigues qui s’y nouaient.
— Agrippine est une femme sage et belle, observa-t-il. Les dures épreuves de sa jeunesse et de ses deux premiers mariages lui ont certainement beaucoup appris. J’espère seulement qu’elle sera une bonne belle-mère pour Britannicus. Alors, elle n’abandonnera pas mon fils Titus, quoique j’aie commis l’erreur de le confier à Messaline avant mon départ pour la guerre.
Vespasien suggéra que, ayant achevé mon ouvrage, je devais être las de la Bretagne et rêver de retourner à Rome. Il fallait faire copier le livre. En vérité, j’étais incertain et inquiet. Tandis que le printemps s’épanouissait, des souvenirs de Lugunda, chaque jour plus nombreux, me revenaient.
Après les fêtes de Flora, je reçus à Londinium un message écrit en mauvais latin sur une écorce. Il exprimait l’espoir que je retournerais bientôt en pays icène pour prendre dans mes bras mon fils nouveau-né. Cette nouvelle m’abasourdit, supprima radicalement en moi toute nostalgie de Lugunda, et alluma dans mon cœur l’ardent désir de revoir Rome. J’étais encore assez jeune pour croire qu’on laisse son sentiment de culpabilité sur le sol que l’on quitte.
Vespasien me fournit aimablement une plaque de courrier et me donna plusieurs lettres à porter à Rome. Sans prendre garde aux vents violents, je m’embarquai et, durant la traversée, vomit toute la Bretagne dans l’écume salée de la mer. Je débarquai en Gaule plus mort que vif et pour tout ce qui touche à la Bretagne, mon récit s’arrêtera là. Je me suis juré de n’y pas retourner avant qu’on puisse le faire à pied. Parmi les résolutions que j’ai prises dans ma vie, c’est l’une de celles que j’ai réussi à tenir.