Livre premier



ANTIOCHE

J’avais sept ans quand le vétéran Barbus me sauva la vie. Je me souviens fort bien d’avoir obtenu par la ruse de ma vieille nourrice Sophronia l’autorisation de descendre jusqu’aux rives de l’Oronte. Fasciné par la course tumultueuse du fleuve, je me penchai au-dessus de la jetée pour contempler l’onde bouillonnante. Barbus s’avança vers moi et s’enquit avec bienveillance :

— Tu veux apprendre à nager, mon garçon ?

J’acquiesçai. Il jeta un regard circulaire, me saisit par le cou et l’entrejambe et m’envoya au beau milieu du fleuve. Puis il poussa un terrible hurlement et, en invoquant à grands cris Hercule et le Jupiter romain et conquérant, il laissa tomber sur la jetée son manteau loqueteux et plongea à ma suite.

À ses cris, on s’attroupa. Aux yeux de la foule, qui en témoigna par la suite unanimement, Barbus risqua sa vie pour me sauver de la noyade, me ramena sur la berge et me roula sur le sol pour me faire cracher l’eau que j’avais avalée. Quand Sophronia accourut en pleurant et en s’arrachant les cheveux, Barbus me souleva dans ses bras puissants et, quoique je me débattisse pour échapper à la puanteur de ses haillons et à son haleine avinée, il me porta tout le long du chemin jusqu’à la maison.

Mon père n’éprouvait pas pour moi d’attachement particulier, mais il remercia Barbus en lui offrant du vin et accepta ses explications : j’avais glissé et chu dans le fleuve. Accoutumé que j’étais à tenir ma langue en présence de mon père, je ne contredis pas Barbus. Au contraire, sous le charme, je l’écoutai raconter d’un air modeste que pendant son service dans la légion, il avait, équipé de pied en cape, traversé à la nage le Danube, le Rhin et même l’Euphrate. Pour se remettre des craintes que je lui avais inspirées, mon père but lui aussi et il condescendit à rapporter que, dans sa jeunesse, étudiant la philosophie à Rhodes, il avait fait le pari de nager de cette île jusqu’au continent. Barbus et lui convinrent qu’il était grand temps que j’apprisse à nager. Mon père donna à Barbus de nouveaux vêtements, de sorte que ce dernier, en s’habillant, eut l’occasion d’exhiber ses nombreuses cicatrices.

À partir de ce jour Barbus vécut chez nous et appela mon père « maître ». Il m’escortait quand j’allais à l’école et, les cours finis, lorsqu’il n’était pas trop saoul, venait m’y reprendre. Il tenait par-dessus tout à m’élever en Romain, car il était bel et bien né à Rome et y avait grandi avant de servir pendant trente ans dans la XVe légion. Mon père avait pris soin de s’en assurer. S’il était distrait et réservé, il n’était pas stupide et n’aurait certainement pas employé un déserteur.

Barbus m’enseigna non seulement la nage mais encore l’équitation. Sur ses instances, mon père m’acheta un cheval pour que je pusse entrer dans la confrérie équestre des jeunes chevaliers d’Antioche, dès que j’aurais atteint ma quatorzième année. À la vérité, l’empereur Caius Caligula avait de sa propre main barré le nom de mon père sur la liste du noble ordre Équestre romain, mais à Antioche c’était là un honneur plus qu’une disgrâce, car nul n’avait oublié quel bon à rien Caligula avait été, même dans sa jeunesse. Plus tard, il avait été assassiné dans le grand cirque de Rome, alors qu’il s’apprêtait à nommer sénateur son cheval favori.

À cette époque mon père avait, à son corps défendant, atteint une telle position à Antioche, qu’on lui avait demandé de figurer dans l’ambassade envoyée à Rome pour rendre hommage au nouvel empereur Claude. S’il avait fait le voyage, il aurait sans aucun doute retrouvé son titre de chevalier, mais mon père refusa obstinément d’aller à Rome. Par la suite, il s’avéra qu’il avait de bonnes raisons pour se conduire ainsi. Cependant, lui-même se contenta d’assurer qu’il préférait une vie obscure et paisible et ne tenait nullement au titre de chevalier.

Comme l’arrivée de Barbus dans notre demeure, la prospérité paternelle était l’effet du seul hasard. Sur le ton amer dont il était coutumier, mon père disait souvent qu’il n’avait jamais eu de chance dans la vie car, à ma naissance, il avait perdu la seule femme qu’il eût jamais aimée. Mais même à Damas, il avait déjà pris l’habitude, à chaque anniversaire de la mort de ma mère, d’aller au marché pour acheter un ou deux misérables esclaves. Après les avoir gardés et nourris pendant quelque temps, il les présentait aux autorités, payait le prix de leur affranchissement et leur accordait la liberté. Il autorisait ses affranchis à prendre le nom de Marcus – mais non point celui de Manilianus – et il leur offrait une mise de fonds pour mettre en route le commerce ou le métier qu’ils avaient appris. L’un de ces affranchis devint Marcus le marchand de soie, un autre Marcus le pêcheur, tandis que Marcus le barbier gagna une fortune en renouvelant la mode des perruques de femme. Mais celui qui s’enrichit le plus fut Marcus le maître de mines, qui plus tard incita mon père à acheter une mine de cuivre en Sicile. Mon père se plaignait souvent de ne pouvoir s’autoriser un geste charitable sans en recevoir aussitôt un bénéfice ou une récompense.

Après avoir vécu sept années à Damas, il s’était installé à Antioche. Sa science des langues et la modération de ses avis lui valaient de jouer le rôle de conseiller auprès du proconsul, en particulier dans les affaires juives dont il avait acquis une connaissance approfondie au cours de voyages de jeunesse en Judée et en Galilée. D’un naturel doux et accommodant, il conseillait toujours le compromis de préférence au recours à la force. Ainsi gagna-t-il l’estime des citoyens d’Antioche. Lorsqu’il fut rayé de l’ordre Équestre, on le nomma au conseil de la cité, non pas seulement en raison de sa puissance, de sa volonté ou de son énergie, mais parce que chaque parti pensait qu’il lui serait utile.

Quand Caligula ordonna qu’une statue à son effigie fût érigée dans le temple de Jérusalem et dans toutes les synagogues de province, mon père, comprenant qu’une telle mesure entraînerait un soulèvement armé, conseilla aux Juifs de gagner du temps par tous les moyens plutôt que d’élever des protestations superflues. Sur quoi les Juifs d’Antioche firent accroire au sénat romain qu’ils désiraient payer de leurs propres deniers les coûteuses statues de l’empereur. Mais de malencontreux défauts de fabrication ou des présages défavorables retardaient sans cesse leur érection. Quand l’empereur Caius fut assassiné, mon père fut loué pour son excellente prévision. Je ne crois pas néanmoins qu’il ait pu connaître par avance le sort qui attendait Caius. Il s’était contenté, comme à l’ordinaire, d’user de faux-fuyants pour éviter des soulèvements juifs qui auraient perturbé les affaires.

Mais mon père savait aussi prendre des positions tranchées et s’y tenir. Au conseil de la cité, il refusa catégoriquement de payer pour les représentations du cirque, les combats d’animaux sauvages et de gladiateurs. Mais tandis qu’il s’opposait même aux spectacles théâtraux, il fit bâtir, à l’instigation de ses affranchis, des galeries publiques qui portèrent son nom. Les boutiquiers qui s’y installèrent lui versèrent d’importants loyers, de sorte que l’entreprise lui rapporta des bénéfices en même temps qu’elle accrut son prestige.

Les affranchis de mon père ne comprenaient pas la dureté de son attitude à mon égard. Alors qu’il souhaitait que je me satisfasse de son mode de vie frugal, ils se disputaient pour m’offrir tout l’argent dont j’avais besoin, me donnaient de superbes vêtements, veillaient à ce que la selle et le harnais de mon cheval fussent décorés et faisaient de leur mieux pour me protéger et lui cacher mes actes inconsidérés. Avec la folie de ma jeunesse, j’étais à l’affût des occasions de me distinguer et, si possible, de me distinguer davantage que les autres jeunes nobles de la cité. Les affranchis de mon père, peu perspicaces sur leur véritable intérêt, m’encourageaient dans cette voie, car ils pensaient que mon père et eux-mêmes en tireraient avantage.

Grâce à Barbus, mon père admit la nécessité de m’apprendre la langue latine. Comme le latin militaire du vétéran était fort sommaire, mon père prit soin de me faire lire les œuvres des historiens Virgile et Tite-Live. Des soirées entières, Barbus me parla des collines, des monuments et des traditions de Rome, de ses dieux et de ses guerriers, si bien que je finis par brûler du désir de voir la Ville. Je n’étais pas syrien et, si ma mère n’était qu’une Grecque, je pouvais me considérer comme le rejeton d’une longue lignée de Manilianus et de Maecenaenus. Naturellement, je ne négligeais pas pour autant l’étude du grec : à quinze ans, je connaissais beaucoup de poètes hellènes. Pendant deux ans, j’eus pour tuteur Timaius de Rhodes. Mon père l’avait acheté après les troubles qui avaient ensanglanté son île. Il lui avait proposé de recouvrer la liberté mais s’était heurté à un refus obstiné, le Rhodien arguant qu’il n’y avait pas de différence réelle entre un esclave et un homme libre et que la liberté gîtait au cœur des hommes.

Ainsi donc, le sombre Timaius m’enseigna la philosophie stoïcienne, car il méprisait les études latines. Les Romains à ses yeux n’étaient que des barbares qu’il haïssait pour avoir privé Rhodes de sa liberté.

Parmi ceux qui participaient aux jeux équestres, une dizaine de jeunes gens rivalisaient entre eux d’exploits insensés. Nous nous étions juré fidélité et offrions des sacrifices au pied d’un arbre élu par nous. Un jour que nous regagnions nos pénates après avoir beaucoup chevauché, nous décidâmes, dans notre témérité, de traverser la ville au galop en arrachant les guirlandes ornant le seuil des boutiques. Par erreur, je me saisis d’une de ces couronnes de chêne qu’on accrochait sur les façades des demeures dont un habitant était mort. Nous avions pourtant seulement l’intention de nous distraire aux dépens des marchands. J’aurais dû comprendre que cette méprise était un mauvais présage et au fond, j’étais effrayé, mais je n’en suspendis pas moins la couronne à notre arbre aux sacrifices.

Quiconque connaît Antioche devinera quelle émotion suscita notre exploit. Les autorités ne pouvaient identifier précisément les coupables mais, pour éviter à tous nos condisciples dans les jeux équestres d’être punis, nous nous dénonçâmes. Comme les magistrats étaient peu désireux de déplaire à nos pères, nous nous en tirâmes à peu de frais. Après cet épisode, nous cantonnâmes nos prouesses à l’extérieur des murs de la cité.

Un jour, nous aperçûmes sur le bord du fleuve un groupe de jeunes filles occupées à quelque activité mystérieuse. Nous les prîmes pour des paysannes et l’idée me vint de jouer avec elles à « l’enlèvement des Sabines ». Je contai ce chapitre de l’histoire romaine à mes amis qui s’en amusèrent beaucoup. Nous nous élançâmes vers les berges, et chacun d’entre nous s’empara d’une fille qu’il hissa sur sa selle devant lui. En fait, ce fut beaucoup plus difficile à faire qu’à dire, et il ne fut non plus guère facile de maintenir sur nos montures ces filles qui hurlaient et se débattaient farouchement. À la vérité, je ne savais que faire de ma prise et après l’avoir chatouillée pour la faire rire – ce qui, à mes yeux, démontrait de manière éclatante qu’elle était entièrement en mon pouvoir – je la ramenai au bord du fleuve et la laissai tomber à terre. Mes amis m’imitèrent. Nous nous éloignâmes sous une pluie de pierres qu’elles nous jetèrent, et le cœur étreint d’un sombre pressentiment car, dès que j’avais saisi ma proie, je m’étais rendu compte que nous n’avions pas affaire à des paysannes.

C’était en fait des filles nobles venues au bord du fleuve pour s’y purifier et accomplir certains sacrifices requis par leur accession à un nouveau degré de leur féminité. Nous aurions dû le comprendre à la seule vue des rubans colorés accrochés aux buissons pour éloigner les curieux. Mais lequel d’entre nous avait la moindre idée des rites mystérieux accomplis par les jeunes filles ?

Pour s’éviter des tracas, les jouvencelles auraient peut-être gardé le secret sur cette affaire, mais une prêtresse les accompagnait et, dans son esprit rigide, il ne faisait aucun doute que nous eussions délibérément commis un sacrilège. Ainsi mon idée aboutit-elle à un effroyable scandale. Il fut même avancé que nous devions épouser ces vierges que nous avions déshonorées. Par bonheur, aucun d’entre nous n’avait encore revêtu la toge virile.

Timaius éprouva une telle fureur contre moi, que ce simple esclave se permit de me battre à coups de baguette. Barbus la lui arracha des mains et me conseilla de fuir la ville. Superstitieux, le vétéran craignait la colère des dieux syriens. Timaius quant à lui n’avait pas peur des dieux, car il considérait que tous les dieux n’étaient que de vaines idoles. Mais il estimait que ma conduite jetait la honte sur mon tuteur. Le plus grave était l’impossibilité de tenir mon père dans l’ignorance de cette affaire.

Impressionnable et inexpérimenté, je commençai, en voyant les craintes des autres, à surestimer l’importance de notre faute. Timaius, qui était un vieil homme et un stoïcien, aurait dû montrer plus de mesure dans ses réactions et, devant pareille épreuve, affermir mon courage plutôt que le saper. Mais il révéla sa véritable nature et la profondeur de son amertume en m’admonestant ainsi :

— Pour qui te prends-tu, fainéant, répugnant fanfaron ? Ce n’est pas sans raison que ton père t’a nommé Minutus, l’insignifiant. Ta mère n’était qu’une Grecque impudique, une danseuse, une putain, pire encore peut-être : une esclave. Voilà d’où tu viens. C’est tout à fait légalement, et non point sur une lubie de l’empereur Caius, que le nom de ton père a été rayé de la liste des chevaliers. Il a été chassé de Judée à l’époque du gouverneur Ponce Pilate pour s’être mêlé de superstitions juives. Ce n’est pas un vrai Manilianus, il ne l’est que par adoption et, s’il a fait fortune à Rome, ce fut à la suite d’une décision de justice inique. Comme il s’est scandaleusement compromis avec une femme mariée, il ne pourra jamais revenir dans la Ville. Voilà pourquoi tu n’es rien, Minutus. Et tu vas devenir encore plus insignifiant, ô toi, fils dissolu d’un père misérable.

Je ne doute pas qu’il ne s’en serait pas tenu là, même si je ne l’avais pas frappé sur la bouche. Mon geste m’horrifia aussitôt, car il n’était pas convenable qu’un élève frappât son tuteur, ce dernier fût-il un esclave. Timaius essuya ses lèvres ensanglantées et eut un sourire mauvais :

— Merci, Minutus, mon fils, pour ce signe, dit-il. Ce qui est tordu ne poussera jamais droit et ce qui est bas ne sera jamais noble. Tu dois savoir aussi que ton père en secret boit du sang avec les Juifs et que, à l’abri des regards, dans sa chambre, il adore la coupe de la déesse de la Fortune. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment aurait-il pu autrement réussir ainsi tout ce qu’il entreprenait et devenir aussi riche, alors qu’il ne possède aucun mérite propre ? Mais j’en ai déjà assez de lui et de toi, et de la totalité de ce monde malheureux dans lequel l’injustice commande à la justice. Quand l’impudence mène la fête, le sage se doit de demeurer sur le seuil.

Je n’accordai qu’une attention distraite à ces derniers mots, préoccupé que j’étais par mes propres malheurs. Mais je brûlais du désir de démontrer que je n’étais pas aussi insignifiant qu’il le disait, en même temps que de réparer le mal que j’avais fait. Mes compagnons de frasques et moi avions entendu parler d’un lion qui avait attaqué un troupeau à une demi-journée de cheval de la cité. Comme il était rare qu’un lion s’aventurât si près de la ville, l’affaire avait fait grand bruit. Je songeai que si mes amis et moi parvenions à le capturer vivant et à l’offrir à l’amphithéâtre, nous gagnerions d’un seul coup le pardon et la gloire.

Cette pensée démentielle ne pouvait germer que dans le cœur ulcéré d’un enfant de quinze ans mais, en l’occurrence, le plus extravagant fut que Barbus, ivre cet après-midi-là comme tous les autres, jugea le plan excellent. À la vérité, il lui aurait été bien difficile de s’y opposer, après m’avoir si longtemps nourri du récit de ses hauts faits. Lui-même avait d’innombrables fois capturé des lions au filet pour arrondir sa maigre solde.

Il fallait quitter la ville sur-le-champ, car on avait peut-être déjà donné l’ordre de nous arrêter et, en tout cas, je ne doutais pas qu’à l’aube du lendemain au plus tard, on nous confisquerait nos chevaux. Je ne trouvai que six de mes amis, car trois d’entre eux avaient eu la sagesse de conter l’histoire à leur famille qui s’était empressée de les éloigner.

Mes compagnons, qui se mouraient d’inquiétude, furent ravis de mon plan. Il ne nous fallut pas longtemps pour retrouver notre superbe et nous répandre en rodomontades. Nous allâmes secrètement quérir nos chevaux aux écuries et sortîmes de la ville. Pendant ce temps, Barbus soutirait une bourse de pièces d’argent au marchand de soie Marcus et se précipitait au cirque pour acheter les services d’un entraîneur d’animaux, homme corrompu mais expérimenté. Tous deux louèrent une charrette qu’ils chargèrent de filets, de boucliers et de plastrons de cuir et nous rejoignirent au pied de l’arbre sacrificiel. Barbus s’était également muni de viande, de pain et de deux grands pots de vin. Le vin réveilla mon appétit. Jusque-là, j’avais été si rongé d’inquiétude que j’avais été incapable d’avaler la moindre bouchée.

La lune était levée quand nous nous mîmes en route. Barbus et l’entraîneur nous divertissaient avec le récit de différentes captures de lion dans divers pays. Ils présentaient l’opération comme si aisée que mes amis et moi, échauffés par le vin, nous leur demandâmes instamment de ne pas participer de trop près à l’aventure. Nous ne voulions pas en partager la gloire. Ils nous le promirent de bonne grâce, en nous assurant qu’ils désiraient seulement nous aider de leurs conseils et nous faire profiter de leur expérience et qu’ils se tiendraient à l’écart. Pour moi, j’avais observé dans les spectacles de l’amphithéâtre les ingénieuses manœuvres par lesquelles un groupe d’hommes expérimentés parvenait à capturer un lion au filet, et mes yeux avaient été témoins de la facilité avec laquelle un seul individu maniant deux javelots pouvait abattre la bête.

À l’aube, nous parvînmes au village dont on nous avait parlé. Ses habitants s’activaient à ranimer la cendre des foyers. La rumeur était fausse, car ils n’étaient nullement terrorisés. En vérité, ils étaient très fiers de leur lion. De mémoire d’homme, aucun autre n’avait jamais été aperçu dans la région. Le fauve vivait dans une grotte de la montagne voisine et suivait toujours la même piste pour gagner la rivière. La nuit précédente, il avait tué et dévoré une chèvre que les villageois avaient attachée sur sa piste, pour protéger leur bétail de valeur contre son appétit. Le lion n’avait jamais attaqué d’être humain. Tout au contraire, il avait l’habitude d’annoncer ses sorties en poussant deux rugissements profonds dès le seuil de sa grotte. Ce n’était pas un animal très exigeant : lorsqu’il n’avait rien de mieux à se mettre sous la dent, il se contentait des charognes que lui abandonnaient les chacals. En outre, les villageois avaient déjà construit une solide cage de bois dans laquelle ils avaient l’intention de le transporter à Antioche pour l’y vendre. Un fauve capturé au filet devait être étroitement lié, de sorte qu’on risquait de blesser ses membres si on ne l’enfermait pas promptement dans une cage pour dénouer ses liens.

Nos projets n’eurent pas l’heur de plaire aux villageois. Heureusement, ils n’avaient pas encore eu le temps de vendre l’animal à quelqu’un d’autre. Quand ils eurent compris notre situation, ils firent tant et si bien que Barbus dut se résigner à payer deux mille sesterces pour la cage et le lion. À peine le marché conclu et l’argent compté, Barbus fut pris de tremblements et suggéra que nous rentrions chez nous dormir. Nous aurions tout le temps de capturer le lion le lendemain, assura-t-il. Les esprits révoltés par notre faute avaient eu le temps de se calmer. Mais l’entraîneur d’animaux remarqua avec raison que c’était le bon moment pour tirer le lion de sa grotte : ayant mangé et bu son content, il serait engourdi de sommeil et maladroit dans ses mouvements.

Sur ces mots, Barbus et lui revêtirent les plastrons de cuir et, prenant avec nous plusieurs hommes du village, nous nous dirigeâmes vers la montagne. Les villageois nous montrèrent la piste du lion et le lieu où il s’abreuvait, des traces de larges pattes griffues et de récentes déjections. En humant l’odeur du fauve qui flottait encore dans les airs, nos coursiers bronchèrent. Comme nous approchions lentement de sa tanière, le fumet devint plus puissant, les chevaux tremblèrent, roulèrent des yeux et refusèrent d’aller plus avant. Nous dûmes mettre pied à terre et renvoyer nos montures. Nous progressâmes encore en direction de la grotte, jusqu’au moment où nous parvinrent les sourds ronflements du fauve. Il ronflait si fort que nous sentions le sol trembler sous nos pieds. À dire vrai, il n’est pas impossible que le tremblement ait été dans nos jambes, car nous approchions en cet instant de l’antre d’un fauve pour la première fois de notre vie.

Les villageois n’étaient pas les derniers à craindre leur lion, mais ils nous assurèrent que la bête dormirait jusqu’au soir. Très au fait de ses habitudes, ils nous jurèrent qu’ils l’avaient gavée au point que le principal souci que nous donnerait cette grasse et flasque créature serait de la réveiller pour la chasser hors de son trou.

Le lion avait dégagé un large sentier dans les broussailles entourant la grotte. Les parois abruptes de chaque côté de l’entrée étaient assez hautes pour que Barbus et l’entraîneur pussent s’y percher et, en toute sécurité, nous éclairer de leurs avis. Ils nous indiquèrent comment disposer le filet devant la caverne et comment, trois d’entre nous, à chaque extrémité, devaient le tenir. Le septième devait se placer entre le filet et la grotte, sauter et appeler. Le lion ensommeillé, aveuglé par le soleil, bondirait sur cette proie offerte et viendrait donner la tête la première dans le piège. Alors, nous l’envelopperions dans le filet autant de fois qu’il nous serait possible, en prenant bien garde de demeurer hors de portée de ses griffes et de ses dents. À la considérer de plus près, l’affaire nous parut tout à coup moins simple qu’on avait voulu nous le faire croire.

Nous nous assîmes à même le sol pour décider lequel d’entre nous tirerait le fauve de son sommeil. Barbus avança que ce devait être le meilleur d’entre nous, car il s’agissait d’exciter le lion en le piquant avec une javeline, tout en évitant de le blesser. L’entraîneur nous déclara qu’il nous aurait volontiers rendu ce petit service mais que, malheureusement, ses genoux étaient raidis par les rhumatismes. De toute façon, il n’aurait pas voulu nous priver de cette gloire.

Un à un, les regards de mes amis convergèrent vers moi. Quant à eux, déclarèrent-ils d’une seule voix, ils m’abandonnaient cet honneur, par pure bonté d’âme. Après tout, c’était moi qui avais échafaudé l’affaire et c’était moi aussi qui les avais entraînés dans « l’enlèvement des Sabines », par où avaient commencé nos aventures. Tandis que le fumet âcre du lion me chatouillait les narines, je trouvai des accents éloquents pour rappeler à mes amis que j’étais le seul enfant de mon père. On discuta la question et cinq d’entre nous démontrèrent qu’ils étaient, eux aussi, fils uniques – particularité qui, d’ailleurs, pourrait éclairer nos actes. L’un d’entre nous n’avait que des sœurs et le plus jeune, Charisius, se hâta d’expliquer que son seul frère boitait et souffrait de quelques autres infirmités.

Quand Barbus vit que mes amis ne me laisseraient pas me dérober, il but une grande gorgée du pot de vin, invoqua Hercule d’une voix tremblante et m’assura qu’il m’aimait plus que son fils, bien qu’à la vérité il n’eût pas de fils. Ce n’était pas une besogne faite pour lui ; néanmoins, il était prêt, lui, un vétéran de la légion, à descendre dans cette faille du rocher pour réveiller le lion. Si jamais, à cause de sa vue déficiente et de la faiblesse de ses jambes, il venait à perdre la vie, son seul désir était que je veillasse à ce qu’il eût un beau bûcher funéraire et que je fisse une noble harangue pour répandre le bruit de ses innombrables et glorieux exploits. Par sa mort il me démontrerait que, de ces hauts faits qu’il m’avait racontés pendant des années, une partie au moins était vraie.

Quand, un javelot à la main, il se mit en route en chancelant, j’en fus moi-même ému. Je me précipitai dans ses bras et nous mêlâmes nos larmes. Il m’était impossible de laisser ce vieillard payer de sa vie mes errements. Je le priai de rapporter à mon père qu’au moins j’avais affronté virilement la mort. Ma fin peut-être rachèterait tout, car je n’avais apporté que des malheurs à l’auteur de mes jours, depuis l’instant où ma mère était morte en me donnant naissance, jusqu’au moment présent qui voyait notre nom couvert d’opprobre aux yeux de toute la ville d’Antioche, par ma faute, quoique j’eusse été dépourvu d’intentions mauvaises.

Barbus insista pour que je prisse quelques gorgées de vin car, affirma-t-il, si l’on avait assez de boisson dans l’estomac on ne pouvait être réellement blessé. Je bus et fis jurer à mes amis de tenir fermement le filet et de ne le lâcher à aucun prix. Puis j’étreignis mon javelot des deux mains, serrai les dents et descendis le long de la piste jusqu’à la faille dans le rocher. Tandis que les ronflements du fauve grondaient à mes oreilles, je distinguai dans la grotte sa forme étendue. Je lançai le javelot, entendis un rugissement et, poussant moi-même un cri, courus plus vite que je ne l’avais jamais fait dans aucune compétition athlétique, pour donner la tête la première dans le filet que mes amis s’étaient hâtés de relever, sans attendre que je l’eusse franchi d’un bond.

Comme je luttais pour ma vie en essayant de m’arracher à l’étreinte du filet, le lion franchit le seuil de la grotte d’un pas hésitant, poussa un grognement et se figea de surprise en me découvrant. La bête était si énorme et effrayante que mes amis, incapables de supporter sa vue, lâchèrent le filet et s’enfuirent à toutes jambes. L’entraîneur braillait ses bons conseils : il fallait jeter le filet sur le lion, ne pas lui donner le temps de s’habituer à la lumière du soleil, sinon l’affaire risquait de mal tourner.

Barbus criait lui aussi, m’exhortant à faire preuve de présence d’esprit et à me rappeler que j’étais un Romain et un Manilianus. Si je me trouvais en difficulté, il descendrait aussitôt pour tuer le lion d’un coup d’épée mais, pour l’instant, je devais essayer de le capturer vivant. Je ne savais trop ce que je pouvais prendre au sérieux dans ces propos, mais comme mes amis avaient laissé tomber le filet, il me fut plus aisé de m’en dégager. Malgré tout, leur couardise m’avait mis dans une telle fureur que je saisis le filet avec détermination et regardai le lion droit dans les yeux. Le fauve me considéra en retour d’un air majestueux, avec une expression choquée et offensée, et gémit doucement en levant une patte arrière ensanglantée. Je tirai sur le filet à deux mains, rassemblai toutes mes forces pour le soulever, car pour un seul homme il était fort lourd, et le lançai. Au même instant, le lion bondit en avant, s’empêtra dans le filet et tomba sur le côté. Avec un terrible rugissement, il roula sur le sol en s’enveloppant si bien dans les mailles qu’il ne put m’atteindre qu’une fois d’un coup de patte. J’éprouvai sa force : je fus projeté les quatre fers en l’air à bonne distance, ce qui sans doute aucun me sauva la vie.

À grands cris Barbus et l’entraîneur s’exhortèrent mutuellement à intervenir. L’homme du cirque se saisit de sa fourche de bois et maintint le lion au sol, tandis que Barbus réussissait à passer un nœud coulant autour des pattes arrière. Alors, les paysans syriens firent mouvement pour nous porter secours, mais avec force cris et jurons, je le leur interdis. Je voulais que mes lâches amis fussent associés à la capture du lion, car autrement la totalité de notre plan serait anéantie. Finalement, mes compagnons se joignirent à moi et reçurent même pendant l’opération quelques coups de griffes. L’entraîneur resserra nos nœuds et affermit nos cordes jusqu’à ce que le lion fût garrotté au point de ne pouvoir presque plus bouger. Pendant ce temps, je restai assis sur le sol, tremblant de fureur et si bouleversé que je vomis entre mes genoux.

Les paysans syriens passèrent une longue perche de bois entre les pattes du lion et, le chargeant sur leurs épaules, se mirent en route pour le village. Ainsi suspendu, l’animal parut moins grand et moins majestueux qu’au moment où il s’était avancé sur le seuil de la grotte, en pleine lumière. À la vérité, c’était un vieux lion affaibli et dévoré de vermine, dont la crinière présentait quelques lacunes et dont les dents étaient sérieusement abîmées. Ce que je redoutais par-dessus tout, c’était qu’il s’étranglât dans ses liens pendant son transport au village. La voix me fit défaut à plusieurs reprises, mais je parvins néanmoins à exposer à mes amis, avec toute la clarté nécessaire, ce que je pensais d’eux et de leur conduite. Si cette aventure m’avait appris quelque chose, c’était que je ne devais me fier à personne, dès lors que la vie ou la mort étaient en balance. Mes amis avaient honte de leur comportement et acceptaient mes critiques, mais ils me rappelèrent aussi que nous nous étions juré fidélité et que c’était ensemble que nous avions capturé le lion. Ils me laisseraient volontiers la plus grande part des honneurs, mais ils voulaient tirer gloire de leurs blessures. En réponse, je leur montrai mes bras, qui saignaient encore si abondamment que mes genoux se dérobaient sous moi. Pour finir, nous tombâmes d’accord sur l’idée que nous étions tous marqués à vie par notre aventure, dont nous célébrâmes l’heureux dénouement par un festin au village.

Nous offrîmes respectueusement des sacrifices au lion dès que nous eûmes réussi à l’enfermer dans la solide cage. Barbus et l’entraîneur s’enivrèrent pendant que les jeunes villageoises dansaient et nous couronnaient de fleurs. Le lendemain, nous louâmes un char à bœufs pour convoyer la cage. Nous chevauchâmes en procession derrière la carriole, le front ceint de couronnes, attentifs à ce que nos pansement ensanglantés fussent bien visibles.

Aux portes d’Antioche, le premier mouvement des gardes fut de nous arrêter et de nous confisquer nos chevaux, mais l’officier qui les commandait se montra plus avisé. Quand nous lui expliquâmes que nous allions volontairement à la curie pour nous rendre, il décida simplement de nous accompagner. Deux gardes armés de bâtons nous ouvraient la route. Comme toujours à Antioche, les badauds s’étaient assemblés au premier signe d’un événement inhabituel. D’abord la foule nous accabla d’injures, nous jeta du crottin et des fruits pourris, car la rumeur avait grossi et l’on nous accusait d’avoir outragé toutes les filles et tous les dieux de la cité. Irrité par le tintamarre et les cris de la populace, notre lion gronda, puis, encouragé par le bruit de sa propre voix, rugit franchement. Nos montures se cabrèrent, bronchèrent, firent des écarts ou des ruades.

Il n’est pas impossible que l’entraîneur ait été pour quelque chose dans ce rugissement. Quoi qu’il en fût, la foule s’écarta sans se faire prier et quand on aperçut nos pansements ensanglantés, des cris et des sanglots de femmes émues s’élevèrent.

Quiconque a déjà vu la rue principale d’Antioche, quiconque connaît l’ampleur de ses dimensions et la forêt de colonnes qui la borde, comprendra que notre cortège eut de moins en moins l’allure d’une marche honteuse et de plus en plus les apparences d’un défilé triomphal. Il ne fallut pas longtemps pour que la foule versatile jetât des fleurs sur notre passage. Nous reprîmes confiance et quand nous fûmes parvenus devant la curie, nous nous regardions déjà plus comme des héros que comme des criminels.

Les pères de la cité nous autorisèrent d’abord à faire don du lion à la ville et à le dédier à Jupiter protecteur, plus couramment appelé Baal à Antioche. Ensuite, on nous conduisit devant les magistrats criminels. Mais un avocat célèbre, avec qui mon père s’était entretenu, se trouvait déjà auprès d’eux et notre comparution volontaire les impressionna favorablement. Comme il fallait s’y attendre, on nous confisqua nos chevaux et nous dûmes subir de sombres propos sur la dépravation de la jeunesse et sur l’avenir calamiteux que l’on pouvait prévoir quand on voyait les fils des meilleures familles offrir un si déplorable exemple au peuple. Ils conclurent en évoquant des temps bien différents, ceux de la jeunesse de nos parents et grands-parents.

Quand Barbus et moi revînmes à notre demeure, une couronne funéraire était accrochée au-dessus de la porte et personne ne voulut d’abord nous parler, pas même Sophronia. Enfin, elle éclata en sanglots et me raconta que Timaius, la veille au soir, s’était fait porter une vasque d’eau chaude dans sa chambre et s’était ouvert les veines. Son corps sans vie n’avait été découvert qu’au matin. Mon père s’était enfermé dans son appartement et n’avait même pas consenti à recevoir ses affranchis, accourus pour le consoler.

À la vérité, personne n’avait jamais aimé ce tuteur morose et éternellement mécontent, mais une mort est toujours une mort et je ne pouvais éviter d’éprouver un sentiment de culpabilité. Je l’avais frappé et la honte de mes actes avait rejailli sur lui. La terreur me submergea. J’oubliai que mon regard avait plongé dans celui d’un vrai lion et je songeai d’abord à m’enfuir pour toujours, à gagner la mer, à devenir gladiateur ou à m’enrôler dans une des plus lointaines légions, dans des pays de glace et de neige ou aux confins brûlants de la Parthie. Mais ne pouvant m’enfuir de la cité sans me retrouver en prison, je résolus hardiment de suivre l’exemple de Timaius pour débarrasser enfin mon père de cette source d’ennuis qu’était mon existence.

L’accueil de mon père fut tout différent de ce que j’avais imaginé, quoique j’eusse dû m’attendre à être surpris, car il ne se conduisait jamais comme les hommes ordinaires. Épuisé de veilles et de pleurs, il se précipita sur moi, me prit dans ses bras et me pressa contre sa poitrine, baisant mes cheveux et me berçant doucement. C’était bien la première fois qu’il m’étreignait ainsi, avec une telle douceur. Quand j’étais un bambin affamé de caresses, il n’avait jamais manifesté le moindre désir de me toucher ni même baissé les yeux sur moi.

— Minutus, ô mon fils, murmura-t-il, je croyais t’avoir perdu pour toujours. Quand j’ai vu que tu avais pris de l’argent, j’ai pensé que tu t’étais enfui au bout du monde avec ce soudard ivrogne. Ne te morfonds point pour Timaius. Il n’aspirait à rien d’autre qu’à se venger de son destin d’esclave et à nous infliger, à nous deux, sa philosophie fumeuse. Rien de ce qui advient en ce monde n’est assez mauvais pour interdire à jamais la réconciliation et l’oubli.

« Ô Minutus, je n’étais pas fait pour élever un enfant, n’ayant jamais su moi-même conduire ma propre vie. Mais tu as le front de ta mère et tu as ses yeux, et son petit nez droit et sa bouche adorable. Pourras-tu jamais pardonner la dureté de mon cœur et l’abandon où je t’ai laissé ? »

L’incompréhensible douceur de mon père me fit fondre le cœur. J’éclatai en sanglots bruyants, en dépit de mes quinze ans presque révolus. Je me jetai à ses pieds et lui étreignis les genoux en le suppliant de pardonner l’opprobre que j’avais jetée sur son nom et en lui promettant de m’améliorer s’il consentait encore une fois à se montrer clément. Mais mon père à son tour tomba à genoux et m’embrassa. Agenouillés ainsi, nous nous suppliions mutuellement, chacun implorant le pardon de l’autre. En voyant mon père disposé à prendre sur lui aussi bien la mort de Timaius que ma propre culpabilité, mon soulagement fut si grand que mes pleurs se firent encore plus bruyants.

En entendant ce redoublement de chagrin, persuadé que mon père me battait, Barbus n’y tint plus. Dans un grand tintamarre métallique, il se rua dans la chambre, épée tirée et bouclier levé. Sur ses talons venait Sophronia, qui, éplorée et ululante, m’arracha à mon père pour me serrer contre son ample giron. Barbus et la nourrice adjurèrent le cruel auteur de mes jours de bien vouloir les battre à ma place. Je n’étais encore qu’un enfant et je n’avais certainement pas voulu faire du mal en me lançant dans ces innocentes fredaines.

En proie à la plus grande confusion, mon père se releva et se défendit ardemment contre l’accusation de cruauté. Il leur assura qu’il ne m’avait pas battu. Quand Barbus vit dans quelles dispositions d’esprit était son maître, il invoqua à grands cris tous les dieux de Rome et jura qu’il se jetterait sur son propre glaive, pour expier ses fautes, à l’instar de Timaius. Il s’échauffa au point qu’il se serait sans doute blessé si tous trois, mon père, Sophronia et moi, n’avions réussi à lui arracher l’épée et le bouclier. Ce qu’en réalité il pensait faire de son bouclier, c’était un mystère pour moi. Plus tard, il m’expliqua qu’il avait eu peur que mon père le frappât sur la tête et que son vieux crâne, blessé autrefois en Arménie, n’y résistât pas.

Mon père demanda à Sophronia d’envoyer chercher la meilleure viande et de faire préparer un festin, car nous devions être affamés après notre escapade et lui-même avait été dans l’incapacité d’avaler une seule bouchée de nourriture quand il avait découvert que je m’étais enfui et que son éducation avait totalement échoué. Il fit aussi envoyer des invitations à tous ses affranchis dans la cité, car ils s’étaient tous beaucoup inquiétés à mon sujet.

Mon père lava de ses propres mains mes blessures, les oignit d’onguents et les pansa de lin immaculé, quoique j’eusse, quant à moi, préféré garder encore un peu les pansements ensanglantés. Barbus fit le récit de la capture du lion et la peine de mon père s’accrut de l’idée que son fils avait préféré risquer la mort entre les crocs d’un lion plutôt que demander pardon à son père d’une sottise puérile.

Tant de paroles avaient assoiffé Barbus. Je me retrouvai seul avec mon père. Il me dit avoir compris qu’il était temps de discuter de mon avenir puisque je recevrais bientôt la toge virile. Mais, avoua-t-il, il avait du mal à trouver les mots. Jamais auparavant il ne m’avait parlé ainsi, de père à fils. Ses yeux inquiets me scrutaient et il cherchait désespérément les phrases qui trouveraient le chemin de mon cœur.

Le considérant à mon tour, je vis que sa chevelure s’était clairsemée et que des rides creusaient son visage. Mon père marchait sur ses cinquante ans et à mes yeux ce n’était qu’un vieillard solitaire qui ne savait profiter ni des joies de la vie ni de la richesse de ses affranchis. Mon regard se posa sur les rouleaux de parchemin entassés dans sa chambre et, pour la première fois, je remarquai qu’il n’y avait pas dans cette pièce une seule statue de dieu, pas même une image de génie. Je me souvins des accusations haineuses de Timaius.

— Marcus, ô mon père, peu avant de mourir, mon tuteur s’est répandu en propos ignobles sur ma mère et sur toi. C’est pour cela que je l’ai frappé sur la bouche. Je ne cherche en aucun cas des excuses à mes actes, mais si tu me caches quelque triste secret, livre-le moi. Faute d’avoir été éclairé là-dessus, comment saurai-je me guider dans la vie adulte ?

Visiblement troublé, mon père se frotta les mains en évitant mon regard. Puis il parla lentement :

— Ta mère est morte en te donnant naissance, ce que je n’avais pardonné ni à toi ni à moi, jusqu’à ce jour, où je découvre en toi l’image de ta mère. J’ai d’abord cru t’avoir perdu, et puis tu m’es revenu et j’ai compris que je n’avais pas d’autre raison de vivre que toi, ô mon fils, Minutus.

— Ma mère était-elle danseuse ? Était-elle une femme perdue et une esclave, comme l’a prétendu Timaius ? demandai-je sans détour.

Ces questions bouleversèrent mon père :

— Tu n’as pas le droit de parler ainsi, se récria-t-il. Ta mère était la femme la plus noble que j’ai jamais connue. Ce n’était évidemment pas une esclave, même si, à la suite d’un vœu, elle avait fait allégeance à Apollon et l’a servi pendant un temps. Nous avons accompli elle et moi un voyage à Jérusalem et en Galilée, à la recherche du roi des Juifs et de son royaume.

Ces paroles affermirent mon courage. Je repris d’une voix tremblante :

— Timaius m’a dit que tu t’étais compromis dans les complots des Juifs au point que le gouverneur avait été contraint de t’expulser de Judée et que c’est pour cette raison et non point seulement à cause de l’inimitié de l’empereur, que tu as été radié de l’ordre Équestre.

À son tour, la voix de mon père n’était plus très ferme lorsqu’il me répondit :

— Pour te parler de tout cela, j’ai voulu attendre que tu saches penser par toi-même. Il ne convenait pas que je t’oblige à réfléchir sur des questions que je n’avais pas pleinement comprises. Mais tu te trouves à la croisée des chemins et tu dois déterminer quelle direction tu prendras. Je ne puis qu’espérer que ton choix soit le bon. Je ne saurais te contraindre, car je n’ai à t’offrir que des choses invisibles que moi-même je ne comprends pas.

— Père, demandai-je, alarmé, j’espère qu’à force de les fréquenter, tu n’as pas finalement embrassé la foi des Juifs ?

— Voyons, Minutus, rétorqua mon père, surpris, tu m’as accompagné aux bains et au stade. Tu as bien vu que je ne portais pas sur mon corps leur signe d’allégeance. Si tel avait été le cas, j’aurais été chassé des bains par les rires et les quolibets des autres citoyens.

« Je ne nie pas, poursuivit-il, avoir beaucoup lu les écritures sacrées des Juifs. C’était pour mieux les comprendre. Mais à la vérité, j’éprouve un certain ressentiment contre eux de ce qu’ils ont crucifié leur roi. Je leur garde rancune de la mort douloureuse de ta mère, oui, pour cela j’en veux à leur roi qui a ressuscité d’entre les morts le troisième jour et a fondé un royaume invisible. Ses disciples juifs continuent à croire qu’il reviendra pour créer un royaume visible, mais tout cela est trop compliqué et trop peu raisonnable pour que je puisse t’en enseigner quoi que ce soit. Ta mère aurait su, elle, car en tant que femme elle comprenait mieux que moi les affaires du royaume et je ne comprends toujours pas pourquoi elle devait mourir pour mon salut.

Je commençai à douter de la raison de mon père et me rappelai toutes les bizarreries de son comportement.

— Alors, dis-je brutalement, tu as bu du sang avec les Juifs ? Tu as participé aux rites de leur superstition ?

Le trouble de mon père s’accrut encore.

— Tu ne peux pas comprendre, tu ne sais pas.

Mais il prit une clé pour ouvrir un coffre, en tira une coupe de bois usé et, la tenant délicatement entre ses paumes, il me la présenta :

— Voici la coupe de Myrina, ta mère. Dans ce récipient, nous avons bu ensemble le vin de l’immortalité par une nuit sans lune sur une montagne de Galilée. Et le gobelet ne s’est pas vidé, alors que nous y avions bu tous deux à longs traits. Et le roi nous est apparu et, bien que nous fussions plus de cinq cents, il a parlé à chacun de nous en particulier. À ta mère, il a dit que plus jamais de son vivant elle n’aurait soif. Mais par la suite, j’ai promis à ses disciples que je n’essaierais pas d’enseigner à quiconque ces choses, car ils estimaient que le royaume appartenait aux Juifs et que moi, un Romain, je n’y avais pas ma place.

Je compris que j’avais devant moi la coupe que Timaius croyait dédiée à la déesse de la Fortune. Je la pris dans mes mains, mais pour mes doigts comme pour mes yeux ce n’était qu’un vieux gobelet de bois usé, même si j’éprouvais un sentiment de tendresse à l’idée que ma mère l’avait tenu et y avait attaché un grand prix.

Je posai un regard compatissant sur mon père.

— Je ne puis te blâmer de ta superstition, car les artifices magiques des Juifs ont troublé des têtes plus sages que la tienne. Sans aucun doute, la coupe t’a apporté richesse et succès, mais je ne désire pas parler de l’immortalité, pour ne pas te blesser. En ce qui concerne ce nouveau dieu, il y a d’autres divinités anciennes qui, avant lui, sont mortes et ont ressuscité : Osiris, Tammuz, Attis, Adonis, Dionysos parmi beaucoup d’autres. Mais tout cela, ce sont des légendes et des paraboles que vénèrent ceux qui sont initiés dans les mystères de ces dieux. Les gens de bonne éducation ne boivent plus de sang et moi-même, je suis parfaitement dégoûté des mystères. J’en ai eu mon content avec ces stupides jeunes filles et leurs rubans accrochés aux buissons.

Mon père secoua la tête et se tordit les mains :

— Oh ! si seulement je pouvais te faire comprendre !

— Je ne comprends que trop, même si je ne suis pas tout à fait un homme. À Antioche aussi, on peut apprendre des choses ! Tu as parlé du Christ, mais cette nouvelle superstition est bien plus pernicieuse et honteuse que les autres doctrines juives. À la vérité, il a bien été crucifié, mais il n’était en aucune façon roi et il n’a pas non plus ressuscité d’entre les morts. Ce sont ses disciples qui ont volé son corps dans son sépulcre, pour ne pas se couvrir de ridicule aux yeux du peuple. Il n’est pas bon de parler de lui. Les Juifs voient en toute chose prétexte à bavardages et à chamailleries.

— Il était vraiment roi. C’était même écrit en trois langues sur sa croix : Jésus de Nazareth, roi des Juifs. Je l’ai vu de mes propres yeux. Si tu ne crois pas les Juifs, accorde au moins crédit au gouvernement romain. Ses disciples n’ont pas volé le corps, même si les Juifs ont soudoyé les gardes pour qu’ils répandent ce bruit. Je le sais, parce que j’étais là et que j’ai tout vu de mes propres yeux. Et un jour, je l’ai moi-même aperçu sur la rive est d’un lac de Galilée, après qu’il eut ressuscité d’entre les morts. Ce que je tiens encore pour assuré, en tout cas, c’est que c’était bien lui. C’est lui-même qui m’a guidé jusqu’à ta mère, qui se trouvait en difficulté dans la ville de Tibériade. Certes, seize années sont passées depuis ces événements, mais je les vois encore comme si je les avais devant les yeux, en cet instant même où tu me désoles par ton incapacité à comprendre.

Je ne pouvais me permettre de susciter la colère paternelle.

— Je n’avais pas l’intention de discuter de matières divines, me hâtai-je d’assurer. Je ne voulais savoir qu’une chose : peux-tu retourner à Rome quand tu le désires ? Timaius a prétendu que tu ne pourrais jamais rentrer dans ta ville d’origine, à cause de ton passé.

Mon père se redressa, fronça les sourcils et me regarda droit dans les yeux.

— Je m’appelle Marcus Mezentius Manilianus. Je peux retourner à Rome quand je veux, cela ne souffre aucun doute. Je ne suis pas en exil et Antioche n’est pas une ville de relégation. Tu devrais le savoir. Mais j’avais des raisons personnelles pour ne pas revenir dans la capitale de l’empire. Maintenant, je le pourrais très bien, s’il le fallait, car j’ai pris de l’âge et je ne suis plus aussi influençable que dans ma jeunesse. Tu n’as pas besoin d’en savoir davantage. Tu ne comprendrais pas mes raisons.

La fermeté de sa réponse me rassura.

— Tu as parlé de la croisée des chemins, de l’avenir que je devrai choisir moi-même. À quoi pensais-tu ?

Mon père s’essuya le front, hésita, puis commença en pesant soigneusement chacun de ses mots :

— Les gens qui, ici, à Antioche, s’y entendent le mieux, ont commencé à comprendre que le royaume n’appartient pas seulement aux Juifs. Je soupçonne, ou pour être tout à fait honnête, je sais, que même des Grecs et des Syriens non circoncis ont été baptisés et ont été admis aux repas. Cela a provoqué maintes querelles, mais en ce moment se trouve en ville un Juif cypriote que j’avais déjà rencontré à Jérusalem. Un autre Juif l’accompagne pour le seconder. Il s’appelle Saul, il est originaire de Tarse. Je l’ai déjà rencontré à Damas, le jour où on l’a conduit dans cette ville. Il venait de perdre la vue à la suite d’une révélation divine mais, plus tard, il l’a recouvrée. Il mérite d’être connu. Mon plus cher désir serait que tu interroges ces hommes et que tu écoutes leur enseignement. S’ils parvenaient à te convaincre, ils te baptiseraient pour t’introduire dans le royaume du Christ et tu serais autorisé à participer à leurs repas secrets. Cela, sans circoncision. Tu n’aurais donc pas à redouter de passer sous la juridiction de la loi juive.

Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Est-ce bien vrai ? me récriai-je, tu désires que je sois initié aux rites juifs ? Que j’adore un roi crucifié et un royaume qui n’existe pas ? Qu’est-ce qu’une chose invisible, sinon une chose qui n’existe pas ?

— C’est ma faute, dit mon père avec impatience. Je suis sûr de ne pas avoir utilisé les mots qu’il fallait pour te convaincre. Quoi qu’il en soit, tu n’as rien à perdre à écouter ce que ces hommes ont à te dire.

Cette simple idée me terrorisait.

— Je ne laisserai jamais les Juifs m’asperger de leur eau sacrée ! criai-je. Et je n’accepterai jamais de boire le sang avec eux. J’y perdrais les derniers lambeaux de réputation qu’il me reste.

Patiemment, mon père revint à la charge en m’expliquant qu’en tout cas Saul était un Juif érudit qui avait fréquenté l’école de rhétorique de Tarse et que ce n’étaient pas seulement des esclaves et des ouvriers, mais aussi nombre de nobles dames d’Antioche, qui venaient en secret l’écouter. Alors je me bouchai les oreilles, tapai du pied et criai d’une voix stridente et surexcitée :

— Non, non, non !

Mon père se raidit, et d’une voix plus froide laissa tomber :

— Tu feras ce que tu voudras. L’empereur Claude, qui est un érudit, a calculé de façon certaine qu’au printemps prochain nous atteindrons le huit centième anniversaire de la fondation de Rome. Certes, le divin Auguste avait déjà célébré cet anniversaire et beaucoup de gens vivent encore qui y ont assisté. Néanmoins, d’autres jeux séculaires seront donnés, qui nous fourniront une excellente raison pour aller à Rome.

Sans lui laisser le temps d’achever, je me jetai à son cou, le baisai et me ruai hors de la pièce en poussant des cris de bonheur, car je n’étais encore qu’un gamin. Les affranchis affluaient pour le festin et il dut sortir de sa chambre pour les saluer et recevoir leurs cadeaux. Je me tins à côté de mon père, pour bien montrer qu’il avait l’intention de m’associer à tout ce qui le regardait.

Quand tout furent étendus devant les tables, quand moi-même qui n’étais qu’un mineur, je me fus assis sur une chaise aux pieds de mon père, ce dernier expliqua que la réunion avait pour objet de recueillir l’avis des membres de la famille sur mon avenir.

— Commençons par prendre des forces dans le vin. La boisson délie la langue et nous aurons besoin de tous les conseils qui pourront se présenter.

Il ne répandit pas de vin sur le sol, mais Barbus ne s’inquiéta pas de cette manifestation d’athéisme. Le vétéran se chargea de l’offrande à la place de mon père et prononça à haute voix les paroles rituelles. Je suivis son exemple et les affranchis, à leur tour, aspergèrent le plancher du bout des doigts mais ils s’abstinrent de prononcer à haute voix les salutations. À considérer ces hommes, mon cœur se remplit d’amour : chacun d’entre eux avait fait de son mieux pour me gâter et tous désiraient me voir devenir un homme dont la réputation leur serait profitable. Ils avaient appris à connaître mon père et n’attendaient donc plus rien de lui.

— Quand je vous ai acheté la liberté, reprit mon père, je vous ai fait boire le vin de l’éternité dans le gobelet de bois de feue mon épouse. Mais les seules richesses que vous ayez jamais voulu amasser, ce sont les biens de ce monde, qui peut disparaître à tout instant. Quant à moi, je n’aspire à rien d’autre qu’à vivre dans la paix et l’humilité.

Les affranchis rétorquèrent aussitôt qu’eux aussi s’étaient efforcés de vivre aussi paisiblement et humblement qu’il était possible à des négociants prospères. Tous se vantaient d’une richesse qui n’aboutissait qu’à augmenter leurs impôts et les dons obligatoires à la cité, mais aucun d’entre eux ne désirait évoquer un passé de servitude.

— Pour votre bien et en raison de l’obstination de mon fils Minutus, dit mon père, je ne puis embrasser la nouvelle foi qui est maintenant accessible aux non circoncis, grecs et romains. Si je reconnaissais être chrétien, comme s’appellent les tenants de cette nouvelle religion pour se distinguer du culte juif, alors vous tous et toute ma maison seraient contraints de m’imiter et je ne crois pas que rien de bon pourrait sortir de cette conversion. Je ne puis croire, par exemple, que Barbus participerait avec une ardeur sincère quel que soit celui qui lui poserait les mains sur la tête et lui communiquerait son souffle. Et ne parlons pas de Minutus, incapable de se maîtriser, au point de hurler à la seule idée d’adhérer à la nouvelle religion.

« C’est pourquoi, le moment est venu de parler de ma famille. Ce que je fais, je ne le fais pas à moitié. Minutus et moi allons gagner Rome où, à la faveur des jeux séculaires, je retrouverai mon rang de chevalier. Minutus recevra la toge virile à Rome, en présence de sa famille. Et il aura un cheval en remplacement de celui qu’il a perdu ici.

Pour moi, la surprise était complète. Je n’aurais jamais imaginé pareil événement, même en rêve. Dans mes vaticinations les plus optimistes, je m’étais figuré qu’un jour, ma hardiesse et mes talents me permettraient de rendre à mon père l’honneur qu’il avait perdu par la volonté de l’empereur. Mais rien de ce qu’ils entendaient n’étonnait les affranchis. Leur réaction me donna à penser que depuis longtemps ils poussaient mon père dans ce sens, ayant eux-mêmes des honneurs à gagner et des bénéfices à tirer de l’affaire. Ils expliquèrent en hochant du chef qu’ils étaient déjà en relation avec les affranchis de l’empereur Claude, qui jouaient un rôle important dans l’État. Et, puisque mon père possédait une propriété sur l’Aventin et un domaine à Caere, il remplissait largement les conditions de richesse requises pour être chevalier.

Mon père réclama le silence.

— Tout cela est sans importance, expliqua-t-il. L’essentiel est que j’aie enfin réussi à acquérir les papiers qui établissent le lignage de Minutus. Pour cela, il a fallu mobiliser toutes les ressources du savoir juridique. J’ai cru d’abord que je pourrais tout simplement l’adopter dès qu’il aurait atteint l’âge, mais mon avocat m’a persuadé qu’une telle mesure ne serait pas judicieuse, car alors la légalité de ses origines romaines serait constamment sujette à contestation.

Après avoir déroulé quantité de papyrus, mon père en lut des passages à haute voix avant de nous fournir de plus amples éclaircissements :

— La pièce la plus importante est ce contrat de mariage entre Myrina et moi, certifié par les autorités romaines de Damas. Il est indubitablement authentique et légal car, lors de notre séjour dans cette ville, quand ma femme s’est trouvée enceinte de mes œuvres, j’ai été très heureux et j’ai voulu assurer la position de mon futur héritier.

Après une pause, les yeux au plafond, il reprit :

— L’enquête sur les ancêtres de la mère de Minutus s’est heurtée à des difficultés bien plus grandes. À l’époque, je n’accordais pas d’importance à la question et nous n’en avons jamais discuté. Après de longues recherches, il a été définitivement établi que la famille de mon épouse était originaire de Myrina, près de la ville de Cyme, dans la province d’Asie. C’est sur le conseil de mon avocat que j’ai commencé mes investigations par cette cité éponyme de ma femme. La suite de l’enquête a démontré que sa famille a quitté Myrina pour les îles à la suite de revers de fortune. Mais les origines de mon épouse sont de la plus haute noblesse et pour le confirmer, j’ai fait dresser une statue d’elle devant le tribunal de Myrina et j’ai aussi effectué plusieurs donations pour honorer sa mémoire. En fait, mon représentant a reconstruit le tribunal tout entier, il n’était pas très grand et les pères de la cité eux-mêmes ont proposé de reconstituer la lignée de Myrina jusqu’aux temps anciens et même, oui, jusqu’aux dieux du fleuve, mais j’ai estimé que ce n’était pas nécessaire. Sur l’île de Cos, mon envoyé a découvert un vénérable vieillard, prêtre du temple d’Esculape, qui se souvenait très bien des parents et pouvait confirmer par serment qu’il était bien le frère du père de Myrina. À la mort de ces parents honnêtes mais tombés dans la pauvreté, les enfants se sont consacrés à Apollon et ont quitté l’île.

— Oh ! m’écriai-je, j’aimerais tant connaître l’oncle de ma mère ! N’est-ce pas le seul parent qui me reste du côté maternel ?

— Ce ne sera pas nécessaire, se hâta de dire mon père. C’est un très vieil homme, il a mauvaise mémoire et j’ai veillé à ce qu’il ait un toit, de quoi subsister et quelqu’un qui s’occupe de lui jusqu’à la fin de ses jours. La seule chose que tu dois garder à l’esprit, c’est que par ta mère, tu te rattaches à une lignée de nobles grecs. Quand tu seras adulte, tu pourras te rappeler de temps en temps au souvenir de la pauvre cité de Myrina par quelque don approprié, de façon à ce que tes origines ne sombrent pas dans l’oubli.

« Quant à moi, j’appartiens à la gens des Manilianus par adoption et c’est pourquoi je m’appelle Manilianus. Mon père adoptif – ton grand-père légal, Minutus – était le célèbre astronome Manilius, dont un ouvrage est encore étudié dans toutes les bibliothèques du monde. Tu t’es certainement demandé pourquoi je portais cet autre nom : Mezentius. Cela m’amène à te parler de tes vrais ancêtres. Le célèbre Mécène, ami du divin Auguste, était un lointain parent de mon grand-père qui le protégea, même s’il l’oublia dans son testament. Mécène descendait des rois de Caere, qui régnèrent bien avant la fuite d’Énée hors de Troie en flammes. Le sang des anciens Étrusques coule aussi dans les veines des Romains. Mais pour parler le langage de la loi, nous sommes seulement des membres de la famille des Manilianus. À Rome, il vaut mieux ne pas trop faire allusion aux Étrusques, car les Romains n’aiment pas qu’on leur rappelle que ce peuple les a autrefois dominés.

Mon père discourait avec un ton si digne que tous l’écoutaient en silence et que seul Barbus songeait à reprendre quelquefois des forces dans le vin.

« Mon père adoptif, Manilius, était un homme pauvre. Il dissipa sa fortune dans les ouvrages astronomiques et dans ses recherches sur les astres, alors qu’il aurait pu gagner beaucoup d’argent dans la pratique de la divination. Il dut bien plus à l’inattention du divin Tibère qu’à lui-même d’avoir conservé son titre de chevalier. Il serait trop long de vous expliquer comment j’ai passé les impatientes années de ma jeunesse comme clerc à Antioche. La principale raison de ma présence ici était que ma famille était trop pauvre pour m’offrir un cheval. Mais quand je rentrai à Rome, j’eus le grand bonheur de gagner les faveurs d’une femme très influente dont je tairai le nom. Cette femme d’expérience me présenta à une veuve, vieille et malade, douée d’un esprit d’une grande noblesse. Dans son testament, cette dame me légua toute sa fortune, de sorte que je pouvais confirmer mon droit à porter l’anneau d’or des chevaliers ; mais alors j’avais déjà près de trente ans et je ne tenais plus à remplir des charges officielles. En outre, la famille de la veuve contesta l’accusation, et même, oui, alla jusqu’à émettre la répugnante idée que la vieille dame avait été empoisonnée tout de suite après avoir signé son testament. La justice penchait en ma faveur mais, à cause de cette affreuse affaire et pour certaines autres raisons, j’ai quitté Rome et j’ai gagné Alexandrie pour m’y consacrer à l’étude. Même si, à l’époque, on répandait à Rome maints ragots sur mon compte, je ne crois pas que quiconque se souvienne encore de cette querelle suscitée par des malveillants. Je vous raconte toute cela pour bien faire sentir à Minutus qu’il n’y a là rien de honteux et que rien ne s’oppose à ce que je rentre à Rome. Et je pense que, après les derniers événements, le mieux serait que nous partions le plus vite possible, avant la fin de la saison de la navigation. Je disposerai alors de tout l’hiver pour régler mes affaires avant la célébration du centenaire.

Nous avions mangé et bu. Sur la façade de notre demeure, les torches faiblissaient et se mouraient une à une. Dans les lampes, le niveau de l’huile était à son minimum. Je m’étais efforcé de rester le plus silencieux possible, en essayant de ne pas me gratter les bras, là où mes blessures commençaient à me démanger. Sur le seuil de notre maison, quelques mendiants d’Antioche s’étaient rassemblés et, suivant l’excellente coutume syrienne, mon père leur avait fait distribuer les reliefs du festin.

Les affranchis étaient sur le point de prendre congé, lorsque deux Juifs se frayèrent un chemin jusqu’à nous. D’abord, on les prit pour des mendiants et on leur montra la porte. Mais mon père se précipita vers eux pour les saluer avec respect.

— Non, non, dit-il. Je connais ces hommes. Ce sont les messagers du plus grand des dieux. Revenez, vous tous, et écoutez ce qu’ils ont à dire.

Le plus imposant des deux hommes se tenait très droit et portait une grande barbe. C’était un marchand juif de Chypre, nommé Barnabé. Sa famille et lui possédaient une maison à Jérusalem et mon père l’avait rencontré bien avant ma naissance. Son compagnon était beaucoup plus jeune. Vêtu d’un épais manteau de peau de chèvre noire, presque chauve, il avait de grandes oreilles et un regard si perçant que les affranchis détournèrent les yeux et levèrent la main dans un geste de protection. C’était ce Saul dont mon père m’avait entretenu, mais on ne le connaissait plus sous ce nom, car il avait adopté celui de Paul, autant par humilité que parce que son ancien nom éveillait de mauvais souvenirs chez les adeptes du Christ. Paul signifie l’insignifiant, comme mon propre nom, Minutus. Ce n’était pas un bel homme, mais dans ses yeux et sur son visage brûlait un tel feu que nul ne désirait l’affronter. Je pressentis que rien de ce qu’on dirait à cet homme ne l’influencerait jamais. Lui, en revanche, voulait influencer les autres. Comparé à lui, le vieux Barnabé paraissait presque raisonnable.

L’apparition de ces deux Juifs indisposa fort les affranchis. Mais ils n’auraient pu se retirer sans offenser mon père. Dans un premier temps, Barnabé et Paul se conduisirent correctement, prenant la parole chacun à leur tour pour raconter que les doyens de leur assemblée avaient eu une vision qui les avait incités à prendre la route pour prêcher la bonne nouvelle, aux Juifs d’abord et ensuite aux païens. Ils s’étaient également rendus à Jérusalem pour remettre de l’argent aux saints hommes qui y demeuraient. Dans cette ville, leurs disciples avaient définitivement reconnu leur autorité. Ensuite, ils avaient prêché la parole divine avec tant de force, que même les malades avaient été guéris. Dans l’une des cités de l’intérieur, on avait pris Barnabé pour Jupiter se manifestant sous une forme humaine et Paul, pour Mercure. Le prêtre de cette ville avait voulu leur sacrifier un bœuf orné de guirlandes, et ils avaient eu le plus grand mal à empêcher ce sacrilège. Après cela, les Juifs de la cité avaient entraîné Paul à l’écart et l’avaient lapidé. Le croyant mort, ils avaient quitté la région, dans la crainte d’une réaction des autorités. Mais Paul était revenu à la vie.

Affranchis étonnés, pour que vous ne vous contentiez pas de vivre en simples mortels et choisissiez de vous exposer au danger dans le seul but de témoigner pour le fils de Dieu et le pardon des péchés ?

À l’idée que quelqu’un avait pu prendre ces deux Juifs pour des dieux, Barbus éclata de rire. Mon père le réprimanda puis, se prenant la tête à deux mains, il dit à Barnabé et Paul :

— Je me suis familiarisé avec vos doctrines et j’ai tenté de réconcilier le Juif avec le Juif pour préserver ma propre position parmi les pères de la cité. J’aimerais croire que vous dites la vérité, mais l’esprit ne semble pas vous pousser vers la concorde. Au contraire, vous vous chamaillez et l’un dit une chose et l’autre une autre. Les saints hommes de Jérusalem ont vendu tous leurs biens et attendent le retour de votre roi. Voilà plus de seize ans qu’ils attendent et ils vivent d’aumônes. Que dites-vous de cela ?

Paul assura que, pour sa part, il n’avait jamais invité personne à quitter un travail honnête pour distribuer ses biens aux pauvres. Barnabé ajouta que chacun devait faire ce que l’Esprit lui inspirait. Quand les saints de Jérusalem ont subi les premières persécutions, ils se sont enfuis à l’étranger, et aussi à Antioche où ils se sont lancés dans le négoce avec plus ou moins de succès.

Barnabé et Paul parlèrent tant qu’à la fin l’agacement gagna les affranchis.

— En voilà assez avec votre dieu, s’exclamèrent-ils. Nous ne vous voulons aucun mal, mais qu’attendez-vous donc de notre maître, pour vous introduire ainsi en pleine nuit dans sa demeure et jeter le trouble en lui ? Il a déjà son content de tracas.

Les deux Juifs expliquèrent que leurs activités avaient provoqué tant de ressentiments parmi leurs semblables d’Antioche, que même les saducéens et les pharisiens complotaient contre eux et les autres chrétiens. Les Juifs menaient une ardente campagne de conversion en faveur du temple de Jérusalem et avaient déjà collecté de riches présents auprès des hommes pieux. Mais la secte chrétienne tentait de faire passer les nouveaux convertis de leur côté en leur promettant le pardon de leurs péchés et en leur assurant qu’ils n’auraient plus à obéir aux lois juives. Voilà pourquoi les Juifs avaient intenté une action judiciaire contre les chrétiens devant le tribunal de la cité. Barnabé et Paul projetaient de quitter Antioche avant l’audience, mais ils craignaient que le conseil ne les fît poursuivre et ne les traînât devant le tribunal.

Mon père annonça avec une évidente satisfaction qu’il était en mesure de dissiper leurs craintes.

— Par divers moyens, j’ai réussi à obtenir que le conseil n’interfère pas dans les affaires internes de la religion juive. C’est aux Juifs eux-mêmes de régler les disputes de leurs sectes. Au regard de la loi, la secte chrétienne est une secte juive comme les autres, bien qu’elle n’exige ni la circoncision ni une complète soumission à la loi de Moïse. Donc, il est du devoir des gardes de la cité de protéger les chrétiens si d’autres Juifs tentent de leur faire violence. De la même façon, ils nous appartient de protéger les autres Juifs si les chrétiens s’attaquent à eux.

Barnabé parut profondément troublé par la réponse de mon père.

— Nous sommes Juifs, Paul et moi, mais la circoncision est la marque du véritable judaïsme. Et pourtant les Juifs d’Antioche ont prétendu que même si les chrétiens non circoncis ne sont pas légalement juifs, on peut les poursuivre pour atteinte aux croyances juives.

Mais mon père savait se montrer têtu, dès qu’il avait une idée bien arrêtée :

— Pour autant que je sache, la seule différence entre les chrétiens et les Juifs, c’est que les chrétiens, circoncis ou non, croient que le messie juif, ou Christ, a déjà pris forme humaine en la personne de Jésus de Nazareth, qu’il est ressuscité d’entre les morts et que tôt ou tard il reviendra sur terre pour fonder le royaume millénaire. Les Juifs ne le croient pas et attendent toujours le Messie. Mais au regard de la loi, il est indifférent qu’ils croient ou non qu’il soit déjà venu. Le point important est qu’ils croient au Messie. La cité d’Antioche ne désire pas trancher, et n’est pas compétente pour le faire, sur la question de la venue du Messie. C’est pourquoi Juifs et chrétiens doivent régler cette affaire pacifiquement entre eux, sans persécution d’un côté ni de l’autre.

— Ainsi faisaient-ils et ainsi feraient-ils encore, dit Paul d’une voix ardente, si les chrétiens circoncis n’étaient pas si couards. Céphas, par exemple, a d’abord pris place au repas avec les non circoncis et puis il s’est séparé d’eux. Il a plus peur des saints hommes de Jérusalem que de Dieu. Je lui ai dit très précisément ce que je pensais de sa lâcheté, mais le mal était fait et, maintenant, circoncis et non circoncis mangent de plus en plus souvent séparément. Voilà pourquoi ces derniers ne peuvent plus, même légalement, être appelés Juifs. Non, parmi nous il n’y a ni Juifs ni Grecs, ni affranchis ni esclaves. Nous sommes tous des chrétiens.

Mon père fit remarquer qu’il serait malavisé de présenter cette thèse devant la cour, car si elle était admise, les chrétiens perdraient d’irremplaçables avantages et la protection de la loi. Il serait plus rationnel qu’ils se reconnussent pour Juifs. Ils bénéficieraient de tous les avantages politiques du judaïsme, même s’ils ne respectaient guère la circoncision et les lois juives.

Mais il ne parvint pas à entamer l’inébranlable conviction de ces deux fanatiques : pour eux, un Juif était un Juif et tous les autres des païens, mais Juifs ou païens pouvaient devenir chrétiens de la même façon et, dès lors, il n’y avait plus de différence entre eux, ils étaient un dans le Christ. Néanmoins, un Juif chrétien continuait d’être juif, mais un païen baptisé ne pouvait devenir juif que par la circoncision, et désormais cela n’était ni nécessaire ni même souhaitable car le monde entier devait savoir qu’un chrétien n’avait pas besoin d’être juif.

Mon père déclara d’un ton acerbe que cette philosophie échappait à sa compréhension. Autrefois, il avait lui-même humblement désiré devenir sujet du royaume de Jésus de Nazareth, mais on l’avait rebuté parce qu’il n’était pas juif. Les chefs de la secte nazaréenne lui avaient même interdit de raconter ce dont il avait été témoin. À ce qu’il voyait, le plus sage serait de continuer à attendre que les affaires du royaume fussent éclaircies et accessibles aux esprits simples. À l’évidence, c’était la providence qui l’envoyait à présent à Rome, car on pouvait s’attendre à tant de tracas de la part des chrétiens et des Juifs d’Antioche que même les plus habiles médiateurs y gaspillaient en vain leurs forces.

Mais il promit de suggérer au conseil de la cité de ne pas poursuivre les chrétiens pour violation de la loi juive, en arguant du fait qu’en recevant ce baptême inventé par les Juifs, et en reconnaissant pour roi un messie juif, ils étaient devenus juifs en fait, si ce n’était en droit. Si le conseil adoptait ce point de vue, alors l’action des Juifs serait entravée pour quelque temps.

La promesse de mon père satisfit Barnabé et Paul. De fait, ils ne pouvaient espérer mieux. Mon père leur affirma qu’en tous les cas, ses sympathies allaient plus aux chrétiens qu’aux Juifs. Sur quoi les affranchis firent entendre leur voix. Ils implorèrent mon père de demander à être libéré sans délai de sa charge de membre du conseil, parce qu’il avait suffisamment de soucis avec ses affaires privées. Mais mon père rétorqua avec raison qu’il lui était impossible d’agir ainsi pour l’instant, car une telle démarche publique donnerait à penser qu’il se considérait comme coupable de sacrilège.

Les affranchis émirent la crainte que les sympathies ouvertes de mon père pour les chrétiens ne le fissent suspecter de m’avoir encouragé, moi son fils, à violer les rites innocents des jeunes filles. Car chrétiens et Juifs manifestaient une implacable aversion pour les idoles, les sacrifices et les rites anciens. Sur ce sujet, les affranchis étaient intarissables.

— Dès qu’ils ont été baptisés et ont bu du sang avec leurs coreligionnaires, les nouveaux chrétiens abattent et brûlent leurs dieux lares. Ils détruisent des livres de divination très coûteux au lieu de les vendre pour un prix raisonnable à ceux qui en ont encore l’utilité. Cette tolérance impétueuse est dangereuse. Maître, ô vous, notre maître plein de patience et de clémence, il ne faut plus vous compromettre avec eux si vous ne voulez pas attirer le malheur sur votre fils.

Je dois dire, et ce fut tout à l’honneur de mon père, qu’après la visite des deux Juifs, il ne me poussa plus à aller écouter leur enseignement. Après s’être opposés aux autres Juifs, Paul et Barnabé se querellèrent entre eux et quittèrent Antioche pour des destinations différentes. Avant leur départ, les Juifs pieux se calmèrent, car ils savaient modérer leurs passions et éviter les conflits publics. Ils se renfermèrent dans leur société secrète.

Suivant la suggestion de mon père, le conseil rejeta la plainte déposée contre Paul et Barnabé, et proclama que les Juifs devaient régler entre eux leurs désaccords. Avec un peu de détermination, il fut également aisé d’apaiser les esprits dans l’affaire qui nous concernait, mes amis et moi. On eut recours pour cela à l’oracle de Daphné. Nos parents payèrent de lourdes amendes et nous-mêmes, durant trois jours et trois nuits, nous nous pliâmes aux cérémonies de purification nécessaires, dans le bois de Daphné. Les parents des filles que nous avions bousculées n’osèrent plus nous harceler pour les épouser. Mais, durant les cérémonies de purification, nous dûmes faire certaine promesse à la déesse de la Lune. Je ne pouvais en parler à mon père et il ne m’interrogea pas.

Contrairement à son habitude, mon père m’accompagna à l’amphithéâtre où mes six amis et moi fûmes autorisés à prendre place dans la tribune d’honneur, derrière les autorités de la ville. Notre lion s’était aminci et il avait été habilement dressé, de sorte qu’il se conduisit dans l’arène mieux que nous n’aurions osé l’espérer. Il déchiqueta sans grand mal un condamné à mort, blessa le premier gladiateur au genou et tomba en combattant sans peur jusqu’à la fin. La foule rugit de plaisir et, pour nous honorer, notre lion et nous, le public se leva et applaudit. Mon père ne dit mot, mais je crois qu’il était fier de moi.

Quelques jours plus tard, après avoir dit adieu aux servantes éplorées, nous nous mîmes en route pour le port de Séleucie. Là nous embarquâmes, mon père, moi et Barbus, et fîmes voile vers Naples d’où nous gagnerions Rome.

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