Les bergers

La route droite et longue traversait le pays des dunes. Il n'y avait rien d'autre ici que le sable, les arbustes épineux, les herbes sèches qui craquent sous les pieds et, par-dessus tout cela, le grand ciel noir de la nuit. Dans le vent, on entendait distinctement tous les bruits, les bruits mystérieux de la nuit qui effraient un peu. Des sortes de petits craquements, que font les pierres qui se resserrent, les crissements du sable sous les semelles des chaussures, les brindilles qui se cassent. La terre paraissait immense à cause de ces bruits, à cause du ciel noir aussi et des étoiles qui brillaient d'un éclat fixe. Le temps paraissait immense, très lent, avec par instants de drôles d'accélérations incompréhensibles, des vertiges, comme si on traversait le courant d'un fleuve. On marchait dans l'espace, comme suspendu dans le vide parmi les amas d'étoiles.

De tous les côtés venaient les bruits des insectes, un grincement continu qui résonnait dans le ciel. C'était peut-être le bruit des étoiles, les messages stridents venus du vide. Il n'y avait pas de lumières sur la terre, sauf les lucioles qui zigzaguaient au-dessus de la route. Dans la nuit aussi noire que le fond de la mer, les pupilles dilatées cherchaient la moindre source de clarté.

Tout était aux aguets. Les animaux du désert couraient entre les dunes: les lièvres des sables, les rats, les serpents. Le vent soufflait parfois de la mer, et on entendait le grondement des vagues qui déferlaient sur la côte. Le vent poussait les dunes. Dans la nuit elles luisaient faiblement, pareilles à des voiles de bateau. Le vent soufflait, il soulevait des nuages de sable qui brûlaient la peau du visage et des mains.

Il n'y avait personne, et pourtant l'on sentait partout la présence de la vie, des regards. C'était comme d'être la nuit dans une grande ville endormie, et de marcher devant toutes ces fenêtres qui cachent les gens.

Les bruits résonnaient ensemble. Dans la nuit ils étaient plus forts, plus précis. Le froid rendait la terre vibrante, sonore, grandes étendues de sable chantonnantes, grandes dalles de pierre qui parlaient. Les insectes crissaient, et aussi les scorpions, les mille-pattes, les serpents du désert. De temps en temps on entendait la mer, le grondement sourd des vagues de l'océan qui venaient s'effondrer sur le sable de la plage. Le vent apportait la voix de la mer, jusqu'ici, par bouffées, avec un peu d'embruns.

Où est-ce qu'on était, maintenant? Il n'y avait pas de points de repère. Seulement les dunes, les rangées de dunes, l'étendue invisible du sable où tremblotaient les touffes d'herbe, où cliquetaient les feuilles des arbustes, tout cela, à perte de vue. Pas très loin, pourtant, il y avait sûrement les maisons, la ville plate, les réverbères, les phares des camions. Mais maintenant on ne savait plus où c'était. Le vent froid avait tout balayé, tout lavé, tout usé avec ses grains de sable.

Le grand ciel noir était absolument lisse, dur, percé de petites lumières lointaines. C'était le froid qui commandait sur ce pays, qui faisait entendre sa voix. Peut-être que là où on allait, on ne pourrait plus revenir en arrière, jamais.

Peut-être que le vent recouvrait vos traces, comme cela, avec son sable, et qu'il fermait tous les chemins derrière vous. Puis les dunes se mouvaient lentement, imperceptiblement, pareilles aux longues lames de la mer. La nuit vous enveloppait. Elle vidait votre tête, elle vous faisait tourner en rond. Le bruit rugissant de la mer arrivait comme à travers le brouillard. Les grincements des insectes s'éloignaient, revenaient, repartaient, jaillissaient de tous les côtés à la fois, et c'étaient la terre entière et le ciel qui criaient.

Comme la nuit était longue dans ce pays! Elle était si longue qu'on avait oublié comment c'était quand il faisait jour. Les étoiles giraient lentement dans le vide, descendaient vers l'horizon. Parfois, une étoile filante rayait le ciel. Elle glissait par-dessus les autres, très vite, puis elle s'éteignait. Les lucioles filaient aussi dans le vent, s'accrochaient aux branches des buissons. Elles restaient là, en faisant clignoter leurs ventres. En haut des dunes, on voyait le désert qui s'allumait et s'éteignait sans cesse, de tous côtés.

C'était peut-être à cause de cela qu'on sentait cette présence, ces regards. Et puis il y avait ces bruits, tous ces bruits étranges et menus qui vivaient alentour. Les petits animaux inconnus détalaient dans les creux de sable, entraient dans leurs terriers. On était chez eux, dans leur pays. Ils lançaient leurs signaux d'alerte. Les engoulevents volaient d'un buisson à l'autre. Les gerboises suivaient leurs chemins minuscules. Entre les dalles de pierre froide, la couleuvre coulait son corps. C'étaient eux, les habitants, qui couraient s'arrêtaient, cœur palpitant, cou dressé, yeux fixes. C'était ici leur monde.

Un peu avant l'aube, quand le ciel devenait gris peu à peu, un chien s'est mis à aboyer, et les chiens sauvages ont répondu. Ils ont poussé de longs cris aigus, la tête renversée en arrière. C'était étrange, cela faisait frissonner la peau.

Il n'y avait plus de bruits d'insectes à présent. Les pierres ne craquaient plus. Le brouillard montait de la mer, en suivant le lit des torrents à sec. Il passait très lentement sur les dunes, il s'étirait comme de la fumée.

Les étoiles s'effaçaient dans le ciel. Une lumière faisait une tache, à l'est, au-dessus du désert. La terre commençait à apparaître, pas du tout belle, mais grise et terne, parce qu'elle dormait encore. Les chiens sauvages erraient entre les dunes, à la recherche de nourriture. C'étaient de petits chiens maigres avec un dos arqué et de longues pattes. Ils avaient des oreilles pointues comme les renards.

La lumière augmentait, on commençait à distinguer les formes. Il y avait une plaine, semée de rochers brûlés, et quelques huttes en pisé avec des toits de palmes. Les huttes étaient en ruine, probablement abandonnées depuis des mois, sauf une où vivaient les enfants. Autour des maisons, c'était la grande plaine de pierres, les dunes. Derrière les dunes, la mer. Quelques sentiers traversaient la plaine; c'étaient les pieds nus des enfants et les sabots des chèvres qui les avaient tracés.

Quand le soleil apparut au-dessus de la terre, loin, à l'est, la lumière fit briller d'un seul coup la plaine. Le sable des dunes brillait comme de la poussière de cuivre. Le ciel était lisse et clair comme de l'eau. Les chiens sauvages s'approchèrent des maisons et du troupeau de chèvres.

C'était ici leur monde, sur la grande étendue de pierres et de sable.


Quelqu'un arrivait le long des sentiers, entre les dunes. C'était un jeune garçon vêtu comme les gens de la ville. Il portait sur l'épaule une veste de lin un peu froissée, et ses chaussures de toile blanche étaient couvertes de poussière. De temps en temps il s'arrêtait et hésitait, parce que les sentiers se divisaient. Il repérait le bruit de la mer, à sa gauche, puis il recommençait à marcher. Le soleil était déjà haut sur l'horizon, mais il ne sentait pas sa chaleur. La lumière qui se réverbérait sur le sable l'obligeait à fermer les yeux. Son visage n'était pas habitué au soleil; il était rouge par endroits, sur le front, et surtout sur le nez, où la peau commençait à partir. Le jeune garçon n'était pas très habitué non plus à marcher dans le sable; cela se voyait à la façon dont il tordait ses chevilles en marchant sur les pentes des dunes.

Quand il arriva devant le mur de pierres sèches, le garçon s'arrêta. C'était un très long mur qui barrait la plaine. A chaque extrémité, le mur disparaissait sous les dunes. Il fallait faire un grand détour pour trouver un passage. Le garçon hésita. Il regarda en arrière, pensant qu'il allait peut-être revenir sur ses pas.

C'est alors qu'il entendit des bruits de voix. Cela venait de l'autre côté du mur, des cris étouffés, des appels. C'étaient des voix d'enfants. Le vent les portait par-dessus la muraille, un peu irréelles, mêlées au grondement de la mer. Les chiens sauvages aboyaient plus fort, parce qu'ils avaient senti la présence du nouveau venu.

Le jeune garçon escalada la muraille et regarda de l'autre côté. Mais il n'aperçut pas les enfants. De ce côté du mur, c'était toujours la même plaine de rochers, les mêmes arbustes et, au loin, la ligne douce des dunes.

Le jeune garçon avait très envie d'aller voir là-bas. Il y avait beaucoup de traces sur le sol, des sentiers, des brisées dans les fourrés qui indiquaient le passage des gens. Sur les rochers, le soleil faisait briller les parcelles de mica.

Le jeune garçon était attiré par cet endroit. Il sauta du mur et il se sentit plus léger, plus libre. Il écouta le bruit du vent et de la mer, il vit les creux où vivent les lézards, les buissons où les oiseaux font leurs nids.

Il commença à marcher sur la plaine de pierres. Ici, les arbustes étaient plus hauts. Certains portaient des baies rouges.

Tout à coup, il s'arrêta, parce qu'il avait entendu tout près de lui:

«Frrtt! Frrtt!»

un bruit bizarre, comme si on jetait de petits cailloux sur la terre. Mais personne ne se montrait.

Le jeune garçon recommença à avancer. Il suivait un petit sentier qui conduisait à un groupe de rochers, au centre de l'enceinte de pierres sèches.

Encore une fois, il entendit, tout près de lui:

«Frrtt! Frrtt!»

Cela venait de derrière, maintenant. Mais il ne vit que la muraille, les buissons, les dunes. Il n'y avait personne.

Mais le jeune garçon sentait qu'on le regardait. Cela venait de tous les côtés à la fois, un regard insistant qui le guettait, qui suivait chacun de ses mouvements. Il y avait longtemps qu'on le regardait ainsi, mais le jeune garçon venait seulement de s'en rendre compte. Il n'avait pas peur; il faisait grand jour maintenant, et d'ailleurs le regard n'avait rien d'effrayant.

Pour voir ce qui allait se passer, le garçon s'accroupit près d'un buisson et il attendit, comme s'il cherchait quelque chose par terre. Au bout d'une minute, il entendit un bruit de course. Debout, il vit des ombres qui se cachaient entre les arbustes, et il entendit des rires étouffés.

Alors il sortit de sa poche un petit miroir, et il dirigea le reflet dans la direction des arbustes. Le petit cercle blanc voltigeait, et semblait enflammer les feuilles sèches.

Soudain, au milieu des branches, le rond blanc éclaira un visage et fit briller une paire d'yeux. Le jeune garçon maintint le reflet du soleil sur le visage, jusqu'à ce que l'inconnu se lève, ébloui par la lumière.

Ils se levèrent tous les quatre ensemble: c'étaient des enfants. Le jeune garçon les regarda avec étonnement. Ils étaient petits, pieds nus, habillés de vêtements en vieille toile. Leurs visages étaient couleur de cuivre, leurs cheveux couleur de cuivre aussi tombaient en larges boucles. Au milieu, il y avait une petite fille à l'air farouche, vêtue d'une chemise bleue trop grande pour elle. L'aîné des quatre enfants tenait dans sa main droite une longue lanière verte, qui semblait faite de paille tressée.

Comme le jeune garçon restait immobile, les enfants s'approchèrent. Ils se parlaient à mi-voix et riaient, mais le jeune garçon ne comprenait pas ce qu'ils disaient. Il leur demanda d'où ils venaient, et qui ils étaient, mais les enfants secouèrent la tête et continuèrent à rire un peu.

Avec une voix un peu enrouée, le jeune garçon dit:

«Je m'appelle – Gaspar.»

Les enfants se regardèrent et ils éclatèrent de rire. Ils répétaient:

«Gach Pa! Gach Pa!»

comme cela, avec des voix aiguës. Et ils riaient comme s'ils n'avaient jamais rien entendu de plus comique.

«Qu'est-ce que c'est?» dit Gaspar. Il prit dans sa main la lanière verte que tenait l'aîné des enfants. Le garçon se baissa et ramassa une petite pierre par terre. Il la plaça dans le creux de la lanière et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. Il ouvrit la main, la lanière se détendit et le caillou fila haut dans le ciel en sifflant. Gaspar essaya de le suivre des yeux, mais le caillou disparut dans l'air. Quand il retomba sur la terre, à vingt mètres, un petit nuage de poussière montra l'endroit qu'il avait frappé.

Les autres enfants crièrent et battirent des mains. L'aîné tendit la lanière à Gaspar et dit:

«Goum!»

Le jeune garçon choisit à son tour un caillou sur le sol et il le plaça dans la boucle de la fronde. Mais il ne savait pas tenir la lanière. L'enfant aux cheveux couleur de cuivre lui montra comment glisser l'extrémité de la lanière autour de son poignet et replia les doigts de Gaspar sur l'autre extrémité. Puis il se recula un peu et il dit encore:

«Goum! Goum!»

Gaspar commença à faire tournoyer son bras au-dessus de sa tête. Mais la lanière était lourde et longue, et c'était beaucoup moins facile qu'il l'avait cru. Il fit tournoyer plusieurs fois la lanière, de plus en plus vite, et au moment où il s'apprêtait à ouvrir la main, il fit un faux mouvement. La tresse siffla et cingla son dos, si fort qu'elle déchira sa chemise.

Gaspar avait mal et il était en colère, mais les enfants riaient tant qu'il ne put s'empêcher de rire, lui aussi. Les enfants battaient des mains et criaient:

«Gach Pa! Gach Paaa!»

Ensuite ils s'assirent par terre. Gaspar montra son petit miroir. L'aîné des enfants s'amusa un instant avec le reflet du soleil, puis il se regarda dans le miroir.

Gaspar aurait bien voulu connaître leurs noms. Mais les enfants ne parlaient pas sa langue. Ils parlaient une drôle de langue, volubile et un peu rauque, qui faisait une musique qui allait bien avec le paysage de pierres et de dunes. C'était comme les craquements des pierres dans la nuit, comme les cliquetis des feuilles sèches, comme le bruit du vent sur le sable.

Seule la petite fille restait un peu à l'écart. Elle était assise sur ses talons, les genoux et les pieds couverts par sa grande chemise bleue. Ses cheveux étaient couleur de cuivre rose et tombaient en boucles épaisses sur ses épaules. Elle avait des yeux très noirs, comme les garçons, mais plus brillants encore. Il y avait une drôle de lumière dans ses yeux, comme un sourire qui ne voulait pas trop se montrer. L'aîné montra la petite fille à Gaspar et il répéta plusieurs fois:

«Khaf… Khaf… Khaf…»

Alors Gaspar l'appela ainsi: Khaf. C'était un nom qui lui allait bien.

Le soleil brillait fort, maintenant. Il allumait toutes ses étincelles sur les rochers aigus, de petits éclairs clignotants, comme s'il y avait eu des miroirs.

Le bruit de la mer avait cessé, parce que le vent soufflait maintenant de l'intérieur des terres, du désert. Les enfants restaient assis. Ils regardaient du côté des dunes en plissant les yeux. Ils semblaient attendre.

Gaspar se demandait comment ils vivaient ici, loin de la ville. Il aurait bien aimé poser des questions à l'aîné des garçons, mais ce n'était pas possible. Même s'ils avaient parlé le même langage, Gaspar n'aurait pas osé lui poser des questions. C'était comme ça. C'était un endroit où on ne devait pas poser de questions.


Quand le soleil était en haut du ciel, les enfants partaient rejoindre le troupeau. Sans rien dire à Gaspar, ils partirent dans la direction des grands rochers brûlés, là-bas, à l'est, en marchant à la file indienne le long du sentier étroit.

Gaspar les regarda partir, assis sur le tas de pierres. Il se demandait ce qu'il fallait faire. Peut-être qu'il fallait retourner en arrière et revenir vers la route, vers les maisons de la ville, vers les gens qui l'attendaient, là-bas, de l'autre côté de la muraille et des dunes.

Quand les enfants furent assez loin, à peine grands comme des insectes noirs sur la plaine des rochers, l'aîné se retourna vers Gaspar. Il fit tournoyer sa fronde d'herbe au-dessus de sa tête. Gaspar ne vit rien venir, mais il entendit un sifflement près de son oreille, et le caillou frappa derrière lui. Il se redressa, sortit son petit miroir et lança un reflet vers les enfants.

«Haa-hou-haa!»

Les enfants crièrent avec leur voix aiguë. Ils faisaient des signes avec la main. Seule la petite Khaf continuait à marcher sans se retourner le long du sentier.

Gaspar bondit et se mit à courir de toutes ses forces à travers la plaine, sautant par-dessus les pierres et les buissons. En quelques secondes il rejoignit les enfants, et ensemble ils continuèrent leur route.

Il faisait très chaud maintenant. Gaspar avait ouvert sa chemise et roulé ses manches. Pour se protéger du soleil, il mit la veste de toile sur sa tête. L'air brûlant était traversé par des essaims de mouches minuscules qui bourdonnaient autour des cheveux des enfants. Le soleil dilatait les pierres et faisait crépiter les branches des arbustes. Le ciel était absolument pur, mais a présent il avait une couleur pâle de gaz surchauffé

Gaspar marchait derrière l'aîné des enfants, les yeux à demi fermés à cause de la lumière. Personne ne parlait. La chaleur avait séché les gorges. Gaspar avait respiré par la bouche, et sa gorge était si douloureuse qu'il étouffait. Il s'arrêta et il dit à l'aîné:

«J'ai soif…»

Il répéta plusieurs fois en montrant sa gorge. Le garçon secoua la tête. Il n'avait peut-être pas compris. Gaspar vit que les enfants n'étaient plus comme tout à l'heure. Maintenant ils avaient des visages durcis. La peau de leurs joues était rouge sombre, d'une couleur qui ressemblait à la terre. Leurs yeux aussi étaient sombres, ils brillaient d'un dur éclat minéral.

La petite Khaf s'approcha. Elle fouilla dans les poches de sa chemise bleue, et elle en sortit une poignée de graines qu'elle tendit à Gaspar. C'étaient des graines semblables à des fèves, vertes et poussiéreuses. Dès que Gaspar en mit une dans sa bouche, cela le brûla comme du poivre, et aussitôt sa gorge et son nez s'humectèrent.

L'aîné des enfants montra les graines et dit:

«Lula.»

Ils recommencèrent à marcher, et franchirent une première chaîne de collines. De l'autre côté, il y avait une plaine identique à celle d'où ils étaient partis. C'était une grande plaine de rochers, avec de l'herbe qui poussait en son centre.

C'est là que paissait le troupeau.


Il y avait en tout une dizaine de moutons noirs, quelques chèvres, et un grand bouc noir qui se tenait un peu à l'écart. Gaspar s'arrêta pour se reposer, mais les enfants ne l'attendirent pas. Ils descendaient en courant le ravin qui conduisait à la plaine. Ils poussaient de drôles de cris,

«Hawa! Hahouwa!»

comme des aboiements. Puis ils sifflaient entre leurs doigts.

Les chiens se levèrent et répondirent:

«Haw! Haw! Haw! Haw!»

Le grand bouc tressaillit et frappa le sol avec ses sabots. Puis il rejoignit le troupeau et toutes les bêtes s'écartèrent. Un nuage de poussière commençait à tourner autour du troupeau. C'étaient les chiens sauvages qui décrivaient des cercles rapides. Le bouc tournait en même temps qu'eux, la tête baissée, présentant ses deux longues cornes acérées.

Les enfants approchaient en aboyant et en sifflant. L'aîné fit tournoyer sa fronde d'herbe. Chaque fois qu'il ouvrait la main, un caillou frappait une bête dans le troupeau. Les enfants couraient et agitaient leurs bras, sans cesser de crier:

«Ha! Hawa! Hawap!»

Quand le troupeau fut rassemblé autour du bouc, les enfants éloignèrent les chiens à coups de pierres. Gaspar descendit le ravin à son tour. Un chien sauvage gronda, les crocs à l'air, et Gaspar fit tournoyer sa veste en criant, lui aussi:

«Ha! Haaa!»

Il n'avait plus soif à présent. Sa fatigue avait disparu. Il courait sur la plaine de rochers en faisant tournoyer sa veste. Le soleil très haut dans le ciel blanc brillait avec violence. L'air était saturé de poussière, l'odeur des moutons et des chèvres enveloppait tout, pénétrait tout.

Lentement, le troupeau avançait à travers l'herbe jaune, dans la direction des collines. Les bêtes étaient serrées les unes contre les autres et criaient avec leurs voix plaintives. A l'arrière du troupeau, le bouc marchait lourdement, en baissant parfois ses cornes pointues. L'aîné des enfants le surveillait. Sans s'arrêter, il ramassait un caillou et faisait siffler sa fronde. Le bouc soufflait rageusement, puis bondissait quand le caillou frappait son dos.

L'air fou, les chiens sauvages continuaient à courir autour du troupeau en criant. Les enfants leur répondaient et leur jetaient des pierres. Gaspar faisait comme eux; son visage était tout gris de poussière, ses cheveux étaient collés par la sueur. Il avait tout oublié, maintenant, tout ce qu'il connaissait avant d'arriver. Les rues de la ville, les salles d'étude sombres, les grands bâtiments blancs de l'internat, les pelouses, tout cela avait disparu comme un mirage dans l'air surchauffé de la plaine déserte.

C'était le soleil surtout qui était cause de ce qui se passait ici. Il était au centre du ciel blanc, et sous lui tournaient les bêtes dans leur nuage de poussière. Les ombres noires des chiens traversaient la plaine, revenaient, repartaient. Les sabots martelaient la terre dure, et cela faisait un bruit qui roulait et grondait comme la mer. Les cris des chiens, les voix des moutons, les appels et les sifflements des enfants n'arrêtaient pas.

Comme cela, lentement, le troupeau commença à franchir la deuxième chaîne de collines, en suivant le lit des torrents. Le sable montait dans l'air et, pris par les rafales de vent, descendait vers la plaine en formant des trombes.

Les ravins devenaient plus étroits, bordés par des buissons épineux. Les moutons laissaient sur leur passage des touffes de poils noirs. Gaspar déchirait ses vêtements aux branches. Ses mains saignaient, mais le vent chaud arrêtait le sang tout de suite. Les enfants escaladaient les collines sans fatigue, mais Gaspar tomba plusieurs fois en glissant sur les cailloux.

Quand ils arrivèrent au sommet, les enfants s'arrêtèrent pour regarder. Gaspar n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Devant eux, la plaine et les dunes descendaient lentement, par vagues, jusqu'à la limite de l'horizon. C'était une très grande étendue ondoyante, avec de gros blocs de rocher sombres et des monticules de sable rouge et jaune. Tout était très lent, très calme. A l'est, la plaine était dominée par une falaise blanche qui étendait son ombre noire. Entre les collines et les dunes, il y avait une vallée qui serpentait, descendant chaque niveau par une marche. Et au bout de la vallée, au loin, si loin que cela devenait presque irréel, on voyait la terre entre les collines: à peine, grise, bleue, verte, légère comme un nuage, la terre lointaine, la plaine d'herbe et d'eau. Légère, douce, délicate comme la mer vue de loin.

Ici le ciel était grand, la lumière plus belle, plus pure. Il n'y avait pas de poussière. Le vent soufflait par intermittence, le long de la vallée, le vent frais qui vous rendait calme.

Gaspar et les enfants regardaient sans bouger la plaine lointaine, et ils sentaient une sorte de bonheur dans leurs corps. Ils auraient voulu voler aussi vite que le regard et se poser là-bas, au centre de la vallée.

Le troupeau n'avait pas attendu les enfants. Le grand bouc noir à sa tête, il dévalait les pentes et suivait le ravin. Les chiens sauvages n'aboyaient plus; ils trottaient derrière le troupeau.

Gaspar regarda les enfants. Debout sur un rocher en surplomb, ils contemplaient le paysage sans parler. Le vent agitait leurs vêtements. Leurs visages étaient moins durs. La lumière jaune brillait sur leurs fronts, dans leurs cheveux. Même la petite Khaf avait perdu son air farouche. Elle distribua aux garçons des poignées de graines poivrées. Elle tendit la main, et montra à Gaspar la vallée qui miroitait près de l'horizon, et elle dit:

«Genna.»

Les enfants reprirent la route, sur les traces des moutons. Gaspar marchait le dernier. A mesure qu'ils redescendaient les collines, la vallée lointaine disparaissait derrière les dunes. Mais ils n'avaient plus besoin de la voir. Ils suivaient le ravin, dans la direction du soleil levant.

Il faisait moins chaud, déjà. Sans qu'ils s'en aperçoivent, la journée avait passé. Le ciel était doré maintenant, et la lumière ne se réverbérait plus sur les parcelles de mica.

Le troupeau avait une demi-heure d'avance sur les enfants. Quand ils arrivaient au sommet d'un monticule, ils le voyaient qui remontait de l'autre côté, en faisant ébouler les pierres.


Le soleil se coucha vite. Il y eut un bref crépuscule, et l'ombre commença à recouvrir le ravin. Alors les enfants s'assirent dans un creux et ils attendirent la nuit. Gaspar s'installa à côté d'eux. Il avait très soif et sa bouche était enflée à cause des graines poivrées. Il enleva ses chaussures et vit que ses pieds saignaient; le sable avait pénétré à l'intérieur des chaussures et avait arraché sa peau.

Les enfants allumèrent un feu de brindilles. Puis un des jeunes garçons partit dans la direction du troupeau. A la nuit, il revint en portant une outre pleine de lait. A tour de rôle, les enfants burent. La petite Khaf but la dernière, et elle apporta l'outre à Gaspar. Gaspar but trois longues gorgées. Le lait était doux et tiède, et cela calma tout de suite l'ardeur de sa bouche et de sa gorge.

Le froid arriva. Il sortait de la terre, comme le souffle d'une cave. Gaspar s'approcha du feu et s'allongea dans le sable. A côté de lui, la petite Khaf dormait déjà, et Gaspar étendit sur elle sa veste de toile. Puis, les yeux fermés, il écouta les bruits du vent. Cela faisait avec les craquements du feu une bonne musique pour s'endormir. On entendait aussi, au loin, les bêlements des chèvres et des moutons.


L'inquiétude légère réveilla Gaspar. Il ouvrit les yeux, et vit d'abord le ciel noir étoilé qui semblait tout près. La lune pleine, blanche, éclairait comme une lampe. Le feu était éteint, et les enfants dormaient. En tournant la tête, Gaspar vit l'aîné des enfants debout à côté de lui. Abel (Gaspar avait entendu son nom plusieurs fois quand les enfants se parlaient) était immobile, sa longue fronde d'herbe à la main. La lumière de la lune éclairait son visage et brillait dans ses yeux. Gaspar se redressa en se demandant combien de temps il avait dormi. C'était le regard d'Abel qui l'avait réveillé. Le regard d'Abel disait:

«Viens avec moi.»

Gaspar se leva et marcha derrière le garçon. Le froid de la nuit était vif, et cela acheva de le réveiller. Au bout de quelques pas, il s'aperçut qu'il avait oublié de mettre ses chaussures; mais ses pieds écorchés étaient mieux ainsi, et il continua.

Ensemble, ils escaladèrent la pente du ravin. A la lumière de la lune, les rochers étaient blancs, un peu bleus. Le cœur battant, Gaspar suivait Abel vers le sommet de la colline. Il ne se demandait même pas où il allait. Quelque chose de mystérieux l'attirait, quelque chose dans le regard d'Abel peut-être, un instinct qui le guidait, l'aidait à marcher pieds nus sur les cailloux coupants, sans faire de bruit. Devant lui, la silhouette svelte d'Abel bondissait d'un rocher à l'autre, silencieuse et souple comme un chat.

En haut du ravin, ils furent pris par le vent, un vent froid qui coupait la respiration. Abel s'arrêta et examina les alentours. Ils étaient sur une sorte de plateau de pierre. Quelques buissons noirs bougeaient dans le vent. Les dalles lisses luisaient à la lumière lunaire, séparées par des fissures.

Sans bruit, Gaspar rejoignit Abel. Le jeune garçon guettait. Rien ne bougeait sur son visage, excepté les yeux. Malgré le vent qui sifflait, il semblait à Gaspar qu'il entendait le cœur d'Abel battre dans sa poitrine. Il voyait briller le petit nuage de vapeur devant son visage, chaque fois qu'Abel respirait.

Sans quitter des yeux le plateau éclairé, Abel ramassa un caillou et le plaça dans sa fronde d'herbe. Puis, soudain, il fit tournoyer la lanière au-dessus de sa tête. De plus en plus vite, la fronde tournait comme une hélice. Gaspar s'écarta. Il scrutait le plateau lui aussi, examinant chaque pierre, chaque fissure, chaque buisson noir. La fronde tournait en faisant un sifflement continu, d'abord grave et pareil au hurlement du vent, puis aigu comme le bruit d'une sirène.

La musique de la fronde d'herbe paraissait emplir tout l'espace. Tout le ciel résonnait, et la terre, les rochers, les arbustes, les herbes. Cela allait jusqu'à l'horizon, c'était une voix qui appelait. Que voulait-elle? Gaspar ne baissait pas les yeux, il regardait le même point, droit devant lui, sur le plateau lunaire, et ses yeux brûlaient de fatigue et de désir. Le corps d'Abel frissonnait. C'était comme si le sifflement de la fronde d'herbe sortait de lui, par la bouche et par les yeux, pour couvrir la terre et aller jusqu'au fond du ciel noir.

Tout d'un coup, quelqu'un apparut sur le plateau de pierre. C'était un grand lièvre du désert, couleur de sable. Il était debout sur ses pattes, ses longues oreilles dressées. Ses yeux brillaient comme de petits miroirs tandis qu'il regardait vers les enfants. Le lièvre resta immobile, figé au bord de la dalle de pierre, écoutant la musique de la fronde d'herbe.

Il y eut le claquement de la lanière et le lièvre se coucha sur le côté, car la pierre l'avait frappé exactement entre les deux yeux.

Abel se tourna vers son compagnon et le regarda. Son visage était éclairé de contentement. Ensemble les enfants coururent pour ramasser le lièvre. Abel sortit un petit couteau de sa poche, et sans hésiter il trancha la gorge de l'animal, puis il le maintint par les pattes arrière pour qu'il se vide de son sang. Il donna le lièvre à Gaspar, et avec ses deux mains il arracha la peau jusqu'à la tête. Ensuite il l'éventra et il arracha les entrailles qu'il jeta dans une crevasse.

Ils redescendirent vers le ravin. En passant près d'un arbuste, Abel choisit une longue branche qu'il émonda avec son couteau.

Quand ils rejoignirent le campement, Abel réveilla les enfants. Ils rallumèrent le feu avec de nouvelles brindilles. Abel embrocha le lièvre sur la branche et il s'accroupit près du feu pour le faire rôtir. Quand le lièvre fut cuit, Abel le partagea avec ses doigts. Il tendit une cuisse à Gaspar et garda l'autre pour lui.

Les enfants mangèrent rapidement, et ils jetèrent les os aux chiens sauvages. Puis ils se recouchèrent autour des braises et ils s'endormirent. Gaspar resta quelques minutes, les yeux ouverts à regarder la lune blanche qui ressemblait à un phare au-dessus de l'horizon.

Il y avait plusieurs jours maintenant que les enfants vivaient à Genna. Ils étaient arrivés là un peu avant le coucher du soleil, ils étaient entrés dans la vallée en même temps que le troupeau. Tout à coup, au détour du chemin, ils avaient vu la grande plaine verte qui brillait doucement, et ils s'étaient arrêtés un instant, sans pouvoir bouger, tellement c'était beau.

C'était vraiment beau! Devant eux, l'espace d'herbes hautes ondulait dans le vent, et les arbres se balançaient, beaucoup d'arbres élancés, aux troncs noirs et aux larges frondaisons vertes; des amandiers, des peupliers, des lauriers géants; il y avait aussi de hauts palmiers dont les feuilles bougeaient. Autour de la plaine, les collines de pierres étendaient leur ombre, et du côté de la mer, les dunes de sable étaient couleur d'or et de cuivre. C'était ici que le troupeau arrivait, c'était leur terre.

Les enfants regardaient l'herbe sans bouger, comme s'ils n'osaient pas y marcher. Au centre de la plaine, entouré de palmiers, le lac brillait comme un miroir, et Gaspar sentit une vibration dans son corps. Il se retourna et regarda les enfants. Leurs visages étaient éclairés par la lumière douce qui venait de la plaine d'herbe. Les yeux de la petite Khaf n'étaient plus sombres; ils étaient devenus transparents, couleur d'herbe et d'eau.

C'est elle qui partit la première. Elle jeta ses paquets, en criant de toutes ses forces un mot étrange,

«Mouïa-a-a-a!…» et elle se mit à courir à travers les herbes.

«C'est l'eau! C'est l'eau!» pensa Gaspar. Mais avec les autres il cria le mot étrange, et il commença à courir vers le lac.

«Mouïa! Mouïa-a-a!»

Gaspar courait vite. Les longues herbes cinglaient ses mains et son visage, s'écartaient devant son corps en crissant. Gaspar courait à travers la plaine, ses pieds nus frappaient le sol humide, ses bras fauchaient les feuilles coupantes de l'herbe. Il entendait le bruit de son cœur, le grincement des herbes qui se repliaient derrière lui. A quelques mètres à gauche, Abel courait aussi vite, en poussant des cris. Parfois il disparaissait sous les herbes, puis reparaissait, bondissant par-dessus les pierres. Leurs routes se croisaient, s'éloignaient, et les autres enfants couraient derrière eux, en sautant pour voir où ils allaient. Ils appelaient, et Gaspar répondait:

«Mouïa-a-a-a!…»

Ils sentaient l'odeur de la terre humide, l'odeur âcre de l'herbe écrasée, l'odeur des arbres. Les lames d'herbe lacéraient leurs visages comme des fouets, et ils continuaient à courir sans reprendre haleine, ils criaient sans se voir, ils s'appelaient, se guidaient vers l'eau.

«Mouïa! Mouïa!»

Gaspar voyait la nappe d'eau devant lui, scintillante au milieu des herbes. Il pensait qu'il arriverait le premier, et il courait encore plus vite. Mais tout à coup il entendit la voix de Khaf derrière lui. Elle criait avec détresse, comme quelqu'un qui s'est perdu:

«Mouïa-a-a!»

Alors Gaspar revint en arrière, et il la chercha entre les herbes. Elle était si petite qu'il ne la voyait pas. En décrivant des cercles, il l'appela:

«Mouïa!»

Il la trouva loin derrière les autres enfants. Elle courait à petits pas, en protégeant sa figure avec ses avant-bras. Elle avait dû tomber plusieurs fois, parce que sa chemise et ses jambes étaient couvertes de terre. Gaspar la souleva et la mit sur ses épaules, et il repartit en avant. C'était elle qui le guidait maintenant. Cramponnée à ses cheveux, elle le poussait dans la direction de l'eau, et elle criait:

«Mouïa! Mouïa-a-a!…»

En quelques enjambées, Gaspar rattrapa son retard. Il dépassa les deux plus jeunes garçons. Il arriva au bord de l'eau en même temps qu'Abel Ils tombèrent tous les trois dans l'eau fraîche, à bout de souffle, et ils se mirent à boire en riant.


Avant la nuit, les enfants construisirent une maison. Abel était l'architecte. Il avait coupé de longs roseaux et des branches. Avec l'aide des autres garçons, il avait formé la carcasse en ployant les roseaux en arc et en les liant au sommet avec des herbes. Puis il avait bouché les interstices avec de petites branches Pendant ce temps, la petite Khaf et Augustin, l'un des jeunes garçons, accroupis au bord du lac, fabriquaient de la boue.

Quand la pâte fut prête ils l'étalèrent sur les murs de la maison en tapotant avec les paumes de la main. Le travail avançait vite, et au coucher du soleil, la maison était finie. C'était une sorte d'igloo en terre, avec un côté ouvert pour entrer. Abel et Gaspar ne pouvaient y entrer qu'à quatre pattes, mais la petite Khaf pouvait s'y tenir droite. La maison était sur le bord du lac, au centre d'une plage de sable. Autour de la maison, les hautes herbes formaient une muraille verte. De l'autre côté du lac vivaient les hauts palmiers. Ce ont eux qui fournirent les feuilles pour le toit de la maison.

Après avoir bu, le troupeau s'était éloigné à travers la plaine d'herbe. Mais les enfants ne semblaient pas s'en soucier. De temps en temps, ils écoutaient les bêlements qui venaient dans le vent, de l'autre côté de l'herbe.

Quand le soir était venu, le plus jeune des garçons était parti traire les chèvres. Ensemble ils avaient bu le lait doux et tiède, puis ils s'étaient couchés, serrés les uns contre les autres à l'intérieur de la maison. Une sorte de brouillard léger montait du lac, le vent avait cessé. Gaspar sentait l'odeur de la terre mouillée sur les murs de la maison. Il écoutait le bruit des grenouilles et des insectes de la nuit.


C'était ici qu'ils vivaient depuis des jours, c'était ici leur maison. Les journées étaient très longues, le ciel était toujours immense et pur, le soleil parcourait longtemps sa route d'un horizon à l'autre.

Chaque matin, en se réveillant, Gaspar voyait la plaine d'herbes ruisselante de petites gouttes qui brillaient dans la lumière. Au-dessus de la plaine, les collines de pierres avaient la couleur du cuivre. Les rochers aigus se découpaient contre le ciel clair. A Genna, il n'y avait jamais de nuages sauf, quelquefois, le sillage blanc d'un avion à réaction qui traversait lentement la stratosphère. On pouvait rester des heures à regarder le ciel, sans rien faire d'autre. Gaspar franchissait la plaine d'herbes, et il allait s'asseoir auprès d'Augustin, à côté du troupeau. Ensemble ils regardaient le grand bouc noir qui arrachait des touffes d'herbes. Les chèvres et les moutons marchaient derrière lui. Les chèvres avaient de longues têtes d'antilope, aux yeux obliques couleur d'ambre. Les moucherons vrombrissaient sans cesse dans l'air.

Abel montra à Gaspar comment fabriquer une fronde. Il choisit plusieurs lames d'une herbe spéciale, vert sombre, qu'il appelait goum. En les maintenant avec ses orteils, il en fit une tresse. C'était difficile, parce que l'herbe était dure et glissante. La tresse se défaisait tout le temps, et Gaspar devait reprendre depuis le début. Les bords des brins d'herbe étaient tranchants, et ses mains saignaient. La tresse allait en s'élargissant pour former la poche où on plaçait le caillou. A chaque extrémité, Abel montra à Gaspar comment fermer la tresse par une boucle solide, qu'il consolida avec un brin d'herbe plus étroit.

Quand la tresse fut terminée, Abel l'examina avec soin. Il tira sur chaque extrémité pour éprouver la solidité de la lanière. Elle était longue et souple, mais plus courte que celle d'Abel. Abel l'essaya tout de suite. Il choisit un caillou rond par terre et il le plaça au centre de la lanière. Puis il montra à nouveau comment placer les deux extrémités: une boucle autour du poignet, l'autre entre les doigts et la paume de la main.

Il commença à faire tourner la fronde. Gaspar écoutait le sifflement régulier de la lanière. Mais Abel ne lança pas la pierre. D'un mouvement brusque et précis, il arrêta la lanière et la donna à Gaspar. Puis il lui montra le tronc d'un palmier au loin.

Gaspar fit tourner la fronde à son tour. Mais il allait trop vite et son buste était entraîné par le poids de la pierre. Il recommença plusieurs fois, en accélérant progressivement. Quand il entendit la lanière vrombir au-dessus de sa tête comme un moteur d'avion, il sut qu'il avait atteint la bonne vitesse. Lentement son corps tourna sur lui-même, et s'orienta vers le palmier debout à l'autre bout de la plaine. Il était sûr de lui maintenant, et la fronde faisait partie de lui-même. Il lui semblait voir un grand arc de cercle qui l'unissait au tronc de l'arbre. Au moment même où Abel cria:

«Gia!»

Gaspar ouvrit sa main et la lanière d'herbe fouetta l'air. Le caillou invisible bondit vers le ciel et deux secondes plus tard, Gaspar entendit le bruit de l'impact sur le tronc du palmier.


A partir de ce moment, Gaspar sut qu'il n'était plus le même. Maintenant, il accompagnait l'aîné des enfants quand il ramenait le troupeau vers le centre de la plaine. Ils partaient tous les deux à l'aurore, et ils traversaient les hautes herbes. Abel le guidait en faisant siffler sa fronde au-dessus de sa tête, et Gaspar répondait avec sa propre fronde.

Au loin, sur les premières dunes, les chiens sauvages avaient repéré une chèvre égarée. Leurs aboiements aigus déchiraient le silence. Abel courait sur les pierres. Le plus grand des chiens avait déjà attaqué la chèvre. Ses poils noirs hérissés, il tournait autour d'elle et, de temps à autre, il attaquait en grondant. La chèvre reculait en présentant ses cornes; mais un peu de sang coulait de sa gorge.

Quand Abel et Gaspar arrivèrent, les autres chiens s'enfuirent. Mais le chien au poil noir se tourna contre eux. Sa gueule bavait et ses yeux brillaient de colère. Rapidement, Abel chargea sa fronde avec une pierre tranchante et il la fit tournoyer. Mais le chien sauvage connaissait le bruit de la fronde et quand la pierre partit, il fit un bond de côté et l'évita. La pierre frappa le sol. Alors le chien attaqua. D'une seule détente il sauta sur le jeune garçon. Abel cria quelque chose à Gaspar qui comprit tout de suite. A son tour il chargea sa fronde avec une pierre aiguë et la fit tourner de toutes ses forces. Le chien noir s'arrêta et se tourna vers Gaspar en grondant. Le caillou pointu le frappa à la tête et brisa son crâne. Gaspar courut vers Abel et l'aida à marcher, car il tremblait sur ses jambes. Abel serra très fort le bras de Gaspar et, ensemble, ils ramenèrent la chèvre vers le troupeau. Tandis qu'ils s'éloignaient, Gaspar se retourna et vit les chiens sauvages qui dévoraient le corps du chien noir.


Les journées passaient comme cela, des journées si longues que c'aurait aussi bien pu être des mois. Gaspar ne se souvenait plus très bien de ce qu'il avait connu avant qu'ils arrivent ici, à Genna. Quelquefois il pensait aux rues de la ville, avec leurs noms bizarres, aux voitures et aux camions. La petite Khaf aimait bien qu'il fasse pour elle le bruit des autos, surtout les grosses voitures américaines qui foncent tout droit sur les routes en faisant éclater leur klaxon:

iiiiiaaaaooooo!

Elle riait aussi beaucoup à cause du nez de Gaspar. Le soleil l'avait brûlé, et il perdait sa peau par petites écailles. Lorsque Gaspar s'asseyait devant la maison et sortait son petit miroir de sa poche, elle s'asseyait à côté de lui et riait en répétant un mot étrange:

«Zezay! Zezay!»

Alors les autres enfants riaient et répétaient, eux aussi:

«Zezay!»

Gaspar finit par comprendre. Un jour, la petite Khaf lui fit signe de la suivre. Sans bruit, elle marcha jusqu'à une pierre plate, dans le sable, près des palmiers. Elle s'arrêta et montra quelque chose à Gaspar, sur la pierre. C'était un long lézard gris qui perdait sa peau au soleil.

«Zezay!» dit-elle. Et elle toucha le nez de Gaspar en riant.

Maintenant la petite fille n'avait plus peur du tout. Elle aimait bien Gaspar, peut-être parce qu'il ne savait pas parler, ou bien à cause de son nez si rouge.

La nuit, quand le froid montait de la terre et du lac, elle passait par-dessus le corps des autres enfants endormis et elle venait se blottir contre Gaspar. Gaspar faisait semblant de ne pas se réveiller, et il restait longtemps sans bouger, jusqu'à ce que le souffle de la petite fille devienne régulier parce qu'elle s'était endormie. Alors il la couvrait avec sa veste de lin et il s'endormait lui aussi.

Maintenant qu'ils étaient deux à chasser, les enfants mangeaient souvent à leur faim. C'étaient des lièvres du désert qu'ils rencontraient à la limite des dunes, ou qui s'aventuraient au bord du lac. Ou bien des perdrix grises qu'ils allaient chercher à la tombée de la nuit dans les hautes herbes. Elles s'envolaient par groupes au-dessus de la plaine, et les pierres sifflantes brisaient leur vol. Il y avait aussi des cailles qui volaient au ras de l'herbe, et il fallait mettre deux ou trois cailloux dans les frondes pour pouvoir les atteindre. Gaspar aimait bien les oiseaux, et il regrettait de les tuer. Ceux qu'il préférait, c'étaient de petits oiseaux gris à longues pattes qui s'enfuyaient en courant dans le sable, et qui poussaient de drôles de cris aigus:

«Courliii! Courliii! Courliii!»

Ils ramenaient les oiseaux à la petite Khaf qui les plumait. Puis elle les enveloppait avec de la boue et les mettait à cuire dans la braise.

Abel et Gaspar chassaient toujours ensemble. Parfois Abel réveillait son ami, sans faire de bruit, comme la première fois, rien qu'en le regardant. Gaspar ouvrait les yeux, il se levait à son tour et serrait la fronde d'herbe dans son poing. Ils partaient l'un derrière l'autre à travers l'herbe haute, dans la lumière grise de l'aurore. Abel s'arrêtait de temps en temps pour écouter. Le vent qui passait sur l'herbe apportait les bruits ténus de la vie, les odeurs. Abel écoutait, puis il changeait un peu de direction. Les bruits devenaient plus précis. Des criaillements d'étourneaux dans le ciel, des roucoulements de ramiers, qu'il fallait distinguer des bruits des insectes et des crissements des herbes. Les deux garçons se glissaient à travers les hautes herbes comme des serpents, sans bruit. Chacun tenait sa fronde chargée, et un caillou dans la main gauche. Quand ils arrivaient à l'endroit où étaient assis les oiseaux, ils s'écartaient l'un de l'autre, et ils se redressaient en faisant tournoyer leurs lanières. Soudain, les étourneaux s'envolaient, jaillissaient dans le ciel. L'un après l'autre, les garçons ouvraient leur main droite, et les pierres sifflantes abattaient les oiseaux.

Quand ils revenaient vers la maison, les enfants avaient déjà allumé le feu, et la petite Khaf avait préparé les cuves d'eau. Ensemble ils mangeaient les oiseaux, pendant que le soleil apparaissait au-dessus des collines, à l'autre bout de Genna.

Le matin, l'eau du lac était couleur de métal. Les moustiques et les araignées d'eau couraient à la surface. Gaspar accompagnait la petite fille qui allait traire les chèvres. Il l'aidait en tenant les bêtes, pendant qu'elle vidait les mamelles dans les grandes outres. Elle faisait cela tranquillement, sans relever la tête, en chantonnant une chanson dans sa langue un peu étrange. Puis ils retournaient vers la maison pour apporter le lait tiède aux autres enfants.

Les deux jeunes frères (Gaspar pensait qu'ils s'appelaient Augustin et Antoine, mais il n'en était pas tout à fait certain) l'emmenaient relever les pièges. C'était de l'autre côté du lac, à l'endroit où commençait le marécage. Sur le chemin des lièvres, Antoine avait placé des nœuds coulants faits de brins d'herbe tressée, attachés à des brindilles recourbées. Quelquefois ils trouvaient un lièvre étranglé, mais le plus souvent, les lacets avaient été arrachés. Ou bien c'étaient des rats qu'il fallait jeter au loin. Quelquefois aussi les chiens sauvages étaient passés les premiers et avaient dévoré les captures.

Avec l'aide d'Antoine, Gaspar creusa une fosse pour attraper un renard. Il recouvrit la fosse avec des brindilles et de la terre. Puis il frotta le chemin qui conduisait à la fosse avec une peau de lièvre fraîche. Le piège resta intact plusieurs nuits, mais un matin, Antoine revint en portant quelque chose dans sa chemise. Quand il ouvrit son paquet, les enfants virent un tout jeune renard qui clignait des yeux à la lumière du soleil. Gaspar le prit par la peau du cou comme un chat et le donna à la petite Khaf. Au début, ils avaient un peu peur l'un de l'autre, mais elle lui donna à boire du lait de chèvre dans le creux de sa main et ils devinrent de bons amis. Le renard s'appelait Mîm.


A Genna, le temps ne passait pas de la même façon qu'ailleurs. Peut-être même que les jours ne passaient pas du tout. Il y avait les nuits, et les jours, et le soleil qui remontait lentement dans le ciel bleu, et les ombres qui raccourcissaient, puis qui s'allongeaient sur le sol, mais ça n'avait plus la même importance. Gaspar ne s'en souciait pas. Il avait l'impression que c'était tout le temps la même journée qui recommen çait, une très très longue journée qui n'en finirait jamais.

La vallée de Genna n'avait pas de fin, elle non plus. On n'avait jamais terminé de l'explorer. On trouvait sans cesse des endroits nouveaux où on n'était jamais allé. De l'autre côté du lac, par exemple, il y avait une zone d'herbe jaune et courte, et une sorte de marécage où poussaient des papyrus. Les enfants étaient allés là pour cueillir des roseaux pour la petite Khaf qui voulait tresser des paniers.

Ils s'étaient arrêtés au bord du marécage, et Gaspar regardait l'eau qui luisait entre les roseaux. De grandes libellules volaient au ras de l'eau, en traçant des sillages légers. Le soleil se réverbérait avec force, et l'air était lourd. Les moustiques dansaient dans la lumière autour des cheveux des enfants. Pendant qu'Augustin et Antoine cueillaient les roseaux, Gaspar s'était avancé à l'intérieur du marécage. Il marchait lentement en écartant les plantes, tâtant la vase avec ses pieds nus. Bientôt l'eau était arrivée jusqu'à sa taille. C'était une eau fraîche et tranquille, et Gaspar se sentait bien. Il avait continué longtemps à marcher dans le marécage, puis, tout à coup, loin devant lui, il avait vu ce grand oiseau blanc qui nageait à la surface de l'eau. Son plumage faisait une tache éblouissante sur l'eau grise du marécage. Quand Gaspar s'approchait trop, l'oiseau se levait, battait des ailes et s'éloignait de quelques mètres.

Gaspar n'avait jamais vu d'oiseau aussi beau. Il brillait comme l'écume de la mer, au milieu des herbes et des roseaux gris. Gaspar aurait voulu l'appeler, lui parler, mais il ne voulait pas l'effrayer. De temps en temps, l'oiseau blanc s'arrêtait et regardait Gaspar. Puis il s'envolait un peu, l'air indifférent, parce que le marécage était à lui et qu'il voulait rester seul.

Gaspar était resté longtemps immobile dans l'eau à regarder l'oiseau blanc. La vase douce enveloppait ses pieds, et la lumière étincelait à la surface de l'eau. Puis, au bout d'un moment, l'oiseau s'était approché de Gaspar. Il n'avait pas peur, parce que le marécage était vraiment à lui, à lui tout seul. Il voulait simplement voir l'étranger qui restait immobile dans l'eau.

Ensuite, il s'était mis à danser. Il battait des ailes, et son corps blanc se soulevait un peu au-dessus de l'eau qui se troublait et agitait les roseaux. Puis il retombait, et il nageait en décrivant des cercles autour du jeune garçon. Gaspar aurait bien voulu pouvoir lui parler, dans sa langue, pour lui dire qu'il l'admirait, qu'il ne lui voulait aucun mal, qu'il voulait seulement être son ami. Mais il n'osait pas faire du bruit avec sa voix.

Tout était tellement silencieux à cet endroit. On n'entendait plus les cris des enfants sur la rive, ni les jappements aigus des chiens. On entendait seulement le vent léger qui arrivait sur les roseaux et qui faisait frissonner les feuilles des papyrus. Il n'y avait plus de collines de pierres, ni de dunes, ni d'herbes. Il n'y avait que l'eau couleur de métal, le ciel, et la tache éblouissante de l'oiseau qui glissait sur le marécage.

Maintenant il ne s'occupait plus de Gaspar. Il nageait et pêchait dans la vase, avec des mouvements agiles de son long cou. Puis il se reposait en écartant ses larges ailes blanches, et il avait vraiment l'air d'un roi, hautain et indifférent, qui régnait sur son domaine d'eau.

Soudain, il battit des ailes, et le jeune garçon vit son corps couleur d'écume qui s'élevait lentement, tandis que ses longues pattes traînaient à la surface du marécage comme les flotteurs d'un hydravion. L'oiseau blanc décolla et fit un grand virage dans le ciel. Il passa devant le soleil et disparut, confondu avec la lumière.

Gaspar resta encore longtemps immobile dans l'eau, espérant que l'oiseau reviendrait. Après cela, tandis qu'il revenait en arrière dans la direction des voix des enfants, il y avait une drôle de tache devant ses yeux, une tache éblouissante comme l'écume qui se déplaçait avec son regard et fuyait au milieu des roseaux gris.

Mais Gaspar était heureux parce qu'il savait qu'il avait rencontré le roi de Genna.

Hatrous, c'était le nom du grand bouc noir. Il vivait de l'autre côté de la plaine d'herbes, à la limite des dunes, entouré par les chèvres et les moutons. C'était Augustin qui avait la garde d'Hatrous. Quelquefois, Gaspar allait à sa recherche. Il s'approchait à travers les hautes herbes, en sifflant et en criant pour l'avertir, comme ceci:

«Ya-ha-ho!»

et il entendait la voix d'Augustin qui lui répondait au loin.

Ils s'asseyaient par terre, et ils regardaient le bouc et les chèvres, sans parler. Augustin était beaucoup plus jeune qu'Abel, mais il était plus sérieux. Il avait un beau visage lisse qui ne souriait pas souvent, et des yeux sombres et profonds qui semblaient voir loin derrière vous, vers l'horizon. Gaspar aimait bien son regard plein de mystère.

Augustin était le seul qui pouvait s'approcher du bouc. Il marchait lentement vers lui, il lui disait des paroles à voix basse, des paroles douces et chantantes, et le bouc s'arrêtait de manger pour le regarder et tendre les oreilles. Le bouc avait un regard comme celui d'Augustin, les mêmes larges yeux en amande, sombres et dorés, qui semblaient vous voir en transparence.

Gaspar restait assis à l'écart pour ne pas les déranger. Il aurait bien aimé s'approcher d'Hatrous, pour toucher ses cornes et la laine épaisse sur son front. Hatrous savait tellement de choses, non pas de ces choses qu'on trouve dans les livres, dont les hommes aiment parler, mais des choses silencieuses et fortes, des choses pleines de beauté et de mystère.

Augustin restait longtemps debout, appuyé sur le bouc. Il lui offrait des herbes et des racines à manger, et tout le temps il lui parlait à l'oreille. Le bouc s'arrêtait de mastiquer l'herbe pour écouter la voix du petit garçon, puis il faisait quelques pas en secouant la tête et Augustin marchait avec lui.

Hatrous avait vu toute la terre, au-delà des dunes et des collines de pierres. Il connaissait les prairies, les champs de blé, les lacs, les arbustes, les sentiers. Il connaissait les traces des renards et des serpents mieux que personne. C'était cela qu'il enseignait à Augustin, toutes les choses du désert et des plaines qu'il faut apprendre pendant une vie entière.

Il restait auprès du jeune garçon, mangeant dans sa main les herbes et les racines. Il écoutait les paroles douces et chantonnantes, et le poil de son dos frisson nait un peu. Ensuite il secouait la tête, avec deux ou trois mouvements brusques des cornes. Puis il allait rejoindre son troupeau.

Alors Augustin revenait s'asseoir à côté de Gaspar, et ils regardaient ensemble le bouc noir qui avançait lentement au milieu des chèvres qui dansaient. Il les conduisait vers une autre pâture, un peu plus loin, là où l'herbe était vierge.

Il y avait aussi le chien d'Augustin. Ce n'était pas vraiment son chien, c'était un chien sauvage comme les autres, mais c'était lui qui restait près d'Hatrous et du troupeau, et Augustin était devenu son ami. Il l'avait appelé Noun. C'était un grand lévrier à poils longs, couleur de sable, avec un nez effilé et des oreilles courtes. De temps à autre, Augustin jouait avec lui. Il sifflait entre ses doigts et il criait son nom:

«Noun! Noun!»

Alors l'herbe haute s'ouvrait et Noun arrivait à toute vitesse, en poussant des cris brefs. Il s'arrêtait, dressé sur ses longues jambes, le ventre palpitant. Augustin faisait semblant de lui jeter une pierre, puis il criait encore son nom:

«Noun! Noun!»

et il partait en courant à travers les herbes. Le lévrier bondissait derrière lui en aboyant, rapide comme une flèche. Comme il allait beaucoup plus vite que l'enfant, il faisait de grands détours dans la plaine, bondissait par-dessus les pierres, s'arrêtait, le museau dressé, aux aguets. Il entendait à nouveau la voix d'Augustin et il repartait. En quelques bonds, il l'avait rejoint au milieu des herbes, et il faisait semblant de l'attaquer en grondant. Augustin lui lançait des pierres, s'enfuyait à nouveau, tandis que le lévrier tournait autour de lui. A la fin, ils sortaient tous les deux de la plaine d'herbes, à bout de souffle:

Hatrous n'aimait pas trop ces bruits. Il soufflait et piétinait avec colère, et il conduisait son troupeau un peu plus loin. Quand Augustin revenait s'asseoir à côté de Gaspar, le lévrier se couchait sur le sol, les pattes arrière repliées de côté, les deux pattes avant bien droites, la tête haute. Il fermait les yeux et restait sans bouger, tout à fait pareil à une statue. Seules ses oreilles étaient mobiles, à l'affût des bruits.

A lui aussi, Augustin parlait. Il ne lui parlait pas avec des mots, comme au bouc noir, mais en sifflotant entre ses dents, très doucement. Mais le lévrier n'aimait pas qu'on l'approche. Dès qu'Augustin se levait, il se levait aussi, et restait à distance.

Quand il y avait eu de la viande, Augustin traversait la plaine d'herbes et il apportait des os pour Noun. Il les posait par terre, et il s'éloignait de quelques pas en sifflant. Alors Noun venait manger. Personne n'avait le droit de venir vers lui à ce moment-là; les autres chiens rôdaient autour, et Noun grondait sans relever la tête.

C'était bien d'avoir ces amis, à Genna. On n'était jamais seul.

Le soir, quand l'air alourdi par le soleil arrêtait le vent, la petite Khaf allumait le feu pour chasser les moucherons qui dansaient près des yeux et des oreilles. Puis elle partait avec Gaspar pour traire les chèvres Quand ils traversaient ensemble les hautes herbes, la petite fille s'arrêtait. Gaspar comprenait ce qu'elle voulait, et il la mettait sur ses épaules, comme la première fois où ils étaient arrivés devant le lac. Elle était si légère que Gaspar la sentait à peine sur ses épaules. En courant, il rejoignait la région où Hatrous vivait auprès de son troupeau. Augustin était toujours assis au même endroit, en train de regarder le bouc noir, et les collines lointaines.

La petite Khaf rentrait seule en portant l'outre gonflée de lait. Gaspar restait avec Augustin jusqu'à la tombée de la nuit. Quand l'ombre venait, il y avait un drôle de frisson sur toutes les choses. C'était l'heureque Gaspar et Augustin préféraient. La lumière décli nait peu à peu, l'herbe et la terre devenaient grises alors que le haut des dunes était encore éclairé. A ce moment-là, le ciel était si transparent qu'on avait l'impression de voler, très haut en décrivant des cercles lents comme un vautour. Il n'y avait plus de vent, plus de mouvement sur la terre, et les bruits venaient de loin, très doux et très calmes. On entendait les chiens qui s'interpellaient d'une colline à l'autre, les moutons et les chèvres qui se serraient autour du grand bouc noir en poussant leurs bêlements un peu plaintifs. L'ombre emplissait tout le ciel comme de la fumée, et les étoiles apparaissaient, une à une. Augustin montrait leurs feux, il donnait à chacun un nom étrange que Gaspar essayait de retenir. C'étaient les noms des étoiles de Genna, les noms qu'il fallait apprendre, et qui brillaient fort dans l'espace bleu sombre,

«Altaïr… Eltanin… Kochab… Merak…»

Il disait leurs noms, comme cela, lentement, avec sa voix chantonnante, et elles apparaissaient dans le ciel bleu-noir, faibles d'abord, un seul point de lumière vacillante, tantôt rouge, tantôt bleu. Puis fixes et puissantes, élargies, dardant leurs rayons aigus, elles brillaient comme des brasiers au milieu du vide. Gaspar écoutait intensément leurs noms magiques, et c'étaient les mots les plus beaux qu'il eût jamais entendus,

«Fecda… Alioth… Mizar… Alkaïd…»

La tête renversée en arrière, Augustin appelait les étoiles. Il attendait un peu entre chaque nom, comme si les lumières obéissaient à son regard et grandissaient, traversaient le vide du ciel, arrivaient jusqu'à lui, au-dessus de Genna. Entre elles maintenant il y avait de nouvelles étoiles, plus petites, à peine visibles, une poussière de sable qui s'effaçait par instants, puis revenait,

«Alderamin… Deneb… Chedir… Mirach…»

Les feux ressemblaient à une flottille au bord de l'horizon. Ils s'unissaient entre eux et dessinaient des figures étranges qui couvraient le ciel. Sur la terre, il n'y avait plus rien, presque plus rien. Les dunes de sable étaient voilées par l'ombre, les herbes étaient englouties. Autour du grand bouc noir, le troupeau de moutons et de chèvres marchait sans bruit vers le haut de la vallée. Les yeux grands ouverts, Gaspar et Augustin regardaient le ciel. Là-haut il y avait beaucoup de monde, beaucoup de peuples allumés, des oiseaux, des serpents, des chemins qui sinuaient entre les villes de lumière, des rivières, des ponts; il y avait des animaux inconnus arrêtés, des taureaux, des chiens aux yeux étincelants, des chevaux,

«Enif…»

des corbeaux aux ailes déployées dont le plumage luisait, des géants couronnés de diamants, immobiles, et qui regardaient la terre,

«Alnilam, Jouyera…»

des couteaux, des lances et des épées d'obsidienne, un cerf-volant enflammé suspendu dans le vent du vide. Il y avait surtout, au centre des signes magiques, un éclair luisant au bout de sa longue corne acérée, le grand bouc noir Hatrous debout dans la nuit, qui régnait sur son univers,

«Ras Alhague…»

Alors Augustin se couchait sur le dos et il contemplait toutes les étoiles qui brillaient pour lui dans le ciel. Il ne les appelait plus, il ne bougeait plus. Gaspar frissonnait, et retenait son souffle. Il écoutait de toutes ses forces, pour entendre ce que disaient les étoiles. C'était comme s'il regardait avec tout son corps, son visage, ses mains, pour entendre le murmure léger qui résonnait au fond du ciel, le bruit d'eau et de feu des lumières lointaines.

On pouvait rester là toute la nuit, au milieu de la plaine de Genna. On entendait le chant des insectes qui commençait, pas très fort au début, puis qui grandissait, qui emplissait tout. Le sable des dunes restait chaud, et les enfants creusaient des trous pour dormir. Seul, le grand bouc noir ne dormait pas. Il veillait devant son troupeau, ses yeux brillant comme des flammes vertes. Peut-être qu'il restait éveillé pour apprendre de nouvelles choses sur les étoiles et sur le ciel. Parfois, il secouait sa lourde toison de laine, il soufflait à travers ses naseaux, parce qu'il avait entendu le glissement d'un serpent, ou parce qu'un chien sauvage rôdait. Les chèvres partaient en courant, et leurs sabots frappaient la terre sans qu'on sache où elles étaient. Puis le silence revenait.

Quand la lune se levait au-dessus des collines de pierres, Gaspar se réveillait. L'air de la nuit le faisait frissonner. Il regardait autour de lui, et voyait qu'Augustin était parti. A quelques mètres, le jeune garçon était assis à côté d'Hatrous. Il lui parlait à voix basse, toujours avec les mêmes paroles chantonnantes.

Hatrous remuait ses mâchoires, il se penchait sur Augustin et soufflait sur son visage. Alors Gaspar comprenait qu'il était en train de lui enseigner de nouvelles choses. Il lui enseignait ce qu'il avait appris dans le désert, les journées sous le soleil qui brûle, les choses de la lumière et de la nuit. Peut-être qu'il lui parlait du croissant de lune suspendu au-dessus de l'horizon, ou bien du grand serpent de la voie lactée qui rampe à travers le ciel.

Gaspar restait debout, il regardait de toutes ses forces le grand bouc noir pour essayer de comprendre un peu des belles choses qu'il enseignait à Augustin. Puis il traversait le champ d'herbes et il retournait jusqu'à la maison où les enfants dormaient.

Il restait un moment debout devant la porte de la maison. Il regardait le mince croissant un peu de travers dans le ciel noir. Un souffle léger venait derrière Gaspar. Sans se retourner, il savait que c'était la petite Khaf qui s'était réveillée. Il sentait sa main tiède qui se plaçait dans la sienne et qui la serrait très fort.

Alors, ils montaient tous les deux ensemble dans le ciel, devenus légers comme des plumes, ils flottaient vers le croissant de lune. La tête levée, ils s'en allaient très longtemps, très longtemps, sans quitter des yeux le croissant couleur d'argent, sans penser à rien, presque sans respirer. Ils flottaient au-dessus de la vallée de Genna, plus haut que les éperviers, plus haut que les avions à réaction. Ils voyaient toute la lune, maintenant, le grand disque sombre de l'arc de cercle éblouissant couché dans le ciel qui ressemblait à un sourire. La petite Khaf serrait la main de Gaspar de toutes ses forces, pour ne pas tomber à la renverse. Mais c'était elle la plus légère, c'était elle qui entraînait le jeune garçon vers le croissant de lune.

Quand ils avaient longtemps regardé la lune, et qu'ils étaient arrivés tout près d'elle, tellement près qu'ils sentaient la radiation fraîche de la lumière sur leurs visages, ils retournaient à l'intérieur de la maison. Ils restaient longtemps sans dormir, à regarder à travers l'ouverture étroite de la porte la lumière pâle, à écouter les chants stridents des criquets. Les nuits étaient belles et longues, à Genna.

Les enfants allaient de plus en plus loin dans la vallée. Gaspar partait tôt le matin, alors que les hautes herbes étaient encore pleines de rosée et que le soleil ne pouvait pas chauffer toutes les pierres et tout le sable des dunes.

Ses pieds nus se posaient sur les traces de la veille, suivaient les sentiers. Il fallait faire attention aux épines cachées dans le sable, et aux silex tranchants. Parfois Gaspar escaladait un gros rocher, au bout de la vallée, et il regardait autour de lui. Il voyait la mince fumée qui montait droit dans le ciel. Il imaginait la petite Khaf accroupie devant le feu, en train de faire cuire la viande et les racines.

Plus loin encore, il voyait le nuage de poussière que faisait le troupeau en marchant. Conduites par le grand bouc Hatrous, les chèvres se dirigeaient vers le lac. En scrutant chaque coin de la vallée, Gaspar apercevait les autres enfants. Il les saluait de loin en faisant briller son petit miroir. Les enfants répondaient en criant:

«Ha-hou ha!»

A mesure qu'on s'éloignait du centre de la vallée, la terre devenait plus sèche. Elle était toute craquelée et durcie par le soleil, elle résonnait sous les pieds comme une peau de tambour. Ici vivaient de drôles d'insectes en forme de brindilles, des scarabées, des scolopendres, des scorpions. Avec précaution, Gaspar retournait les vieilles pierres, pour voir les scorpions s'enfuir, la queue dressée. Gaspar ne les craignait pas. C'était un peu comme s'il était leur semblable, maigre et sec sur la terre poussiéreuse. Il aimait bien les dessins qu'ils laissaient dans la poussière, de petits chemins sinueux et fins comme les barbes des plumes d'oiseaux. Il y avait aussi les fourmis rouges, qui couraient vite sur les dalles de pierre, fuyant les rayons mortels du soleil. Gaspar les suivait du regard, et il pensait qu'elles aussi avaient des choses à enseigner. C'étaient sûrement des choses très petites et incroyables, quand les cailloux devenaient grands comme des montagnes et les touffes d'herbe hautes comme des arbres. Quand on regardait les insectes, on perdait sa taille et on commençait à comprendre ce qui vibrait sans cesse dans l'air et sur la terre. On oubliait tout le reste. C'était peut-être pour cela que les jours étaient si longs à Genna. Le soleil n'en finissait pas de rouler dans le ciel blanc, le vent soufflait pendant des mois, des années.

Plus loin, quand on avait franchi une première colline, on arrivait dans le pays des termites. Gaspar et Abel étaient arrivés là, un jour, et ils s'étaient arrêtés, un peu effrayés. C'était un assez grand plateau de terre rouge, raviné de torrents à sec, où rien ne poussait, pas un arbuste, pas une herbe. Il y avait seulement la ville des termites.

Des centaines de tours alignées, faites de terre rouge, avec des toits effilochés et des pans de mur en ruine.Certaines étaient très hautes, neuves et solides comme des gratte-ciel; d'autres paraissaient inachevées, ou brisées, avec des parois tachées de noir comme si elles avaient brûlé.

Il n'y avait pas de bruit dans cette ville. Abel regardait, penché en arrière, prêt à s'enfuir: mais Gaspar avançait déjà le long des rues, au milieu des hautes tours, en balançant sa fronde le long de sa jambe. Abel courut le rejoindre. Ensemble, ils circulèrent à travers la ville. Autour des édifices, la terre était dure et compacte comme si on l'avait foulée. Les tours n'avaient pas de fenêtres. C'étaient de grands immeubles aveugles, debout dans la lumière violente du soleil, usés par le vent et par la pluie. Les forteresses étaient dures comme la pierre. Gaspar frappa contre les murs avec son poing, puis essaya de les entamer avec un caillou. Mais il ne parvenait à détacher qu'un peu de poudre rouge.

Les enfants marchaient entre les tours, en regardant les murailles épaisses. Ils entendaient le sang battre contre leurs tempes et la respiration siffler de leur bouche parce qu'ils se sentaient étrangers, et qu'ils avaient peur. Ils n'osaient pas s'arrêter. Au centre de la ville, il y avait une termitière encore plus haute que les autres. Sa base était large comme le tronc d'un palmier, et les deux enfants l'un sur l'autre n'auraient pu atteindre son sommet. Gaspar s'arrêta et contempla la termitière. Il pensait à ce qu'il y avait à l'intérieur de la tour, à ces gens qui vivaient tout en haut, suspendus dans le ciel, mais qui ne voyaient jamais la lumière. La chaleur les enveloppait, mais ils ne savaient pas où était le soleil. Il pensait à cela, et aussi aux fourmis, aux scorpions, aux scarabées qui laissent leurs traces dans la poussière. Ils avaient beaucoup de choses à enseigner, des choses étranges et minuscules, quand les journées duraient aussi longtemps qu'une vie. Alors il s'appuya contre le mur rouge, et il écouta. Il sifflait, pour appeler les gens de l'intérieur; mais personne ne répondait. Il n'y avait que le bruit du vent qui chantonnait en passant entre les tours de la ville, et le bruit de son cœur qui résonnait. Quand Gaspar frappa avec ses poings la haute muraille, Abel eut peur et s'enfuit. Mais la termitière restait silencieuse. Peut- être que ses habitants dormaient, tout entourés de vent et de lumière, à l'abri dans leur forteresse. Gaspar prit une grosse pierre et il la lança de toutes ses forces contre la tour. La pierre brisa un morceau de la termitière en faisant un bruit de verre brisé. Dans les débris de la muraille, Gaspar vit de drôles d'insectes qui se débattaient. Dans la poussière rouge, ils ressemblaient à des gouttes de miel. Mais le silence n'avait pas cessé sur la ville, un silence qui pesait et menaçait du haut de toutes les tours. Gaspar sentit la peur, comme Abel. Il se mit à courir dans les rues de la ville, aussi vite qu'il put. Quand il eut rejoint Abel, ils redescendirent ensemble en courant vers la plaine d'herbes, sans se retourner.


Le soir, quand le soleil déclinait, les enfants s'asseyaient près de la maison pour regarder la petite Khaf danser. Antoine et Augustin fabriquaient des petites flûtes avec les roseaux de l'étang. Ils taillaient plusieurs tubes de longueur différente, qu'ils liaient ensemble avec des herbes. Quand ils commençaient à souffler dans les roseaux, la petite Khaf se mettait à danser. Gaspar n'avait jamais entendu une musique comme celle-là. C'étaient seulement des notes qui glissaient, montant, descendant, avec des bruits aigus comme des cris d'oiseaux. Les deux garçons jouaient à tour de rôle, se répondaient, se parlaient, toujours avec les mêmes notes glissantes. Devant eux, la tête un peu inclinée, la petite Khaf faisait bouger ses hanches en cadence, le buste bien droit, les mains écartées le long de son corps. Puis elle frappa le sol avec ses pieds nus, d'un mouvement rapide de la plante du pied et des talons, et cela faisait un roulement qui résonnait à l'intérieur de la terre, comme des coups de tambour. Les garçons se levèrent à leur tour, et ils continuèrent à jouer de la flûte en frappant le sol avec leurs pieds nus. Ils jouèrent et la petite Khaf dansa ainsi, jusqu'à ce que le soleil se couche sur la vallée. Puis ils s'assirent à côté du feu allumé. Mais Augustin partit de l'autre côté des hautes herbes, là où vivaient le grand bouc noir et le troupeau. Il continua à jouer tout seul là-bas, et le vent apportait par moments les sons légers de la musique, les notes glissantes et frêles comme des cris d'oiseaux.

Dans le ciel presque noir, les enfants regardaient passer un avion à réaction. Il brillait très haut comme un moucheron d'étain, et derrière lui son sillage blanc s'élargissait, fendait le ciel en deux.

Peut-être que l'avion avait aussi des choses à enseigner, des choses que ne savent pas les oiseaux.

Il y avait beaucoup de choses à apprendre, ici à Genna. On ne les apprenait pas avec les paroles, comme dans les écoles des villes; on ne les apprenait pas de force, en lisant des livres ou en marchant dans les rues pleines de bruit et de lettres brillantes. On les apprenait sans s'en apercevoir, quelquefois très vite, comme une pierre qui siffle dans l'air, quelquefois très lentement, journée après journée. C'étaient des choses très belles, qui duraient longtemps, qui n'étaient jamais pareilles, qui changeaient et bougeaient tout le temps. On les apprenait, puis on les oubliait, puis on les apprenait encore. On ne savait pas bien comment elles venaient: elles étaient là, dans la lumière, dans le ciel, sur la terre, dans les silex et les parcelles de mica, dans le sable rouge des dunes. Il suffisait de les voir, de les entendre. Mais Gaspar savait bien que les gens d'ailleurs ne pouvaient pas les apprendre. Pour les apprendre, il fallait être à Genna, avec les bergers, avec le grand bouc Hatrous, le chien Noun, le renard Mîm, avec toutes les étoiles au-dessus de vous, et, quelque part dans le marécage gris, le grand oiseau au plumage couleur d'écume.

C'était le soleil qui enseignait surtout, à Genna. Très haut dans le ciel, il brillait et donnait sa chaleur aux pierres, il dessinait chaque colline, il mettait à chaque chose son ombre. Pour lui, la petite Khaf fabriquait avec de la boue des assiettes et des plats qu'elle mettait à sécher sur les feuilles. Elle faisait aussi des sortes de poupées avec de la boue, qu'elle coiffait de brins d'herbe et qu'elle habillait avec des bouts de chiffon Puis elle s'asseyait et elle regardait le soleil cuire les poteries et les poupées, et sa peau devenait couleur de terre aussi, et ses cheveux ressemblaient à de l'herbe.

Le vent parlait souvent, lui-même. Ce qu'il enseignait n'avait pas de fin. Cela venait d'un côté de la vallée, vous traversait et partait vers l'autre côté, passait comme un souffle à travers votre gorge et votre poitrine. Invisible et léger, cela vous emplissait, vous gonflait, sans jamais vous rassasier. Quelquefois, Abel et Gaspar s'amusaient à retenir leur respiration, en se bouchant le nez. Ils faisaient comme s'ils étaient en plongée sous la mer, très profond, à la recherche du corail. Ils résistaient plusieurs secondes, comme cela, la bouche et le nez fermés. Puis, d'un coup de talon, ils remontaient à la surface, et le vent entrait à nouveau dans leurs narines, le vent violent qui enivre. La petite Khaf essayait un peu, elle aussi, mais ça lui donnait le hoquet

Gaspar pensait que s'il arrivait à comprendre tous les enseignements, il serait pareil au grand bouc Hatrous, très grand et plein de force sur la terre poussiéreuse, avec ces yeux qui jetaient des éclairs verts. Il serait comme les insectes aussi, et il pourrait construire de grandes maisons de boue, hautes comme des phares, avec juste une fenêtre au sommet, d'où on verrait toute la vallée de Genna.

Ils connaissaient bien ce pays, maintenant. Rien qu'avec la plante de leurs pieds, ils auraient pu dire où ils étaient. Ils connaissaient tous les bruits, ceux qui vont avec la lumière du jour, ceux qui naissent dans la nuit. Ils savaient où trouver les racines et les herbes bonnes à manger, les fruits âpres des arbustes, les fleurs sucrées, les graines, les dattes, les amandes sauvages. Ils connaissaient les chemins des lièvres, les lieux où les oiseaux s'asseyent, les œufs dans les nids. Quand Abel revenait, à la nuit tombante, les chiens sauvages aboyaient pour réclamer leur part des entrailles. La petite Khaf leur jetait des tisons ardents pour les éloigner. Elle serrait le renard Mîm dans sa chemise. Seul le chien Noun avait le droit de s'approcher, parce qu'il était l'ami d'Augustin.

Quand le vol de sauterelles arriva, c'était un matin, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. C'est Mîm qui les entendit le premier, bien avant qu'elles aient apparu au-dessus de la vallée. Il s'arrêta devant la porte de la maison, les oreilles tendues, le corps tremblant. Puis le bruit arriva, et les enfants s'immobilisèrent à leur tour.

C'était un nuage bas, couleur de fumée jaune, qui avançait en flottant au-dessus des herbes. Tous les enfants se mirent à crier soudain, à courir à travers la vallée, tandis que lé nuage se balançait, hésitait, tourbillonnait sur place au-dessus des herbes, et le bruit grinçant des milliers d'insectes emplissait l'espace. Abel et Gaspar couraient au-devant du nuage, en faisant siffler les lanières de leurs frondes. Les autres enfants jetaient des branches sèches dans le feu et bientôt de grandes flammes claires jaillirent. En quelques secondes, le ciel fut obscurci. Le nuage des insectes passait lentement devant le soleil, couvrant la terre d'ombre. Les insectes frappaient le visage des enfants, griffaient leur peau avec leurs pattes dentelées. A l'autre bout du champ d'herbes, le troupeau fuyait vers les dunes, et le grand bouc noir reculait en piétinant la terre avec fureur. Gaspar courait sans s'arrêter, la fronde tournant au-dessus de sa tête comme une hélice. Le vrombissement continu des ailes des insectes résonnait dans ses oreilles et il continuait à courir sans voir où il allait, en frappant dans l'air avec sa lanière. Interminablement, le nuage tournoyait autour de la plaine d'herbes, comme s'il cherchait un endroit où s'abattre. Les nappes brunes des insectes se déroulaient, oscillaient, se recouvraient. Par endroits, les insectes tombaient sur le sol, puis recommençaient à voler lourdement, ivres de leur propre bruit. Les joues et les mains d'Abel étaient marquées de zébrures sanglantes, et il courait sans reprendre haleine, entraîné par le mouvement de sa fronde. Chaque fois que sa lanière frappait dans le nuage vivant, il poussait un cri, et Gaspar lui répondait.

Mais le vol des sauterelles ne s'arrêtait pas. Peu à peu, il s'éloignait au-dessus du marécage, toujours se balançant, hésitant, il fuyait vers les collines de pierres. Déjà les derniers insectes remontaient dans l'air et le ciel se vidait. Le bruit crissant diminuait, s'en allait. Quand la lumière du soleil reparut, les enfants retournèrent vers la maison, épuisés. Ils s'allongèrent par terre, la gorge sèche, le visage tuméfié.

Puis les plus jeunes enfants partirent en criant à travers les hautes herbes, pour ramasser les sauterelles assommées. Ils revinrent en portant des brassées d'insectes. Assis autour des braises chaudes, les enfants mangèrent les sauterelles jusqu'au soir. Pour les chiens sauvages aussi, ce jour-là, il y eut un grand festin parmi les herbes hautes.

Combien de jours avaient passé? La lune avaitgrossi, puis était redevenue un mince croissant couché au-dessus des collines. Elle avait disparu quelque temps du ciel noir, et quand elle était revenue, les enfants l'avaient saluée à leur manière, en poussant des cris et en faisant des révérences. Maintenant, elle était à nouveau ronde et lisse dans le ciel nocturne, et elle baignait la vallée de Genna de sa lumière douce, un peu bleue. Il y avait quelque chose d'étrange dans sa lumière pourtant. Il y avait comme du froid et du silence. Les enfants se couchaient tôt dans la maison, mais Gaspar restait longtemps assis sur le seuil, à regarder)a lune qui flottait dans le ciel. Abel aussi était inquiet. Le jour, il partait seul très loin, et personne ne savait où il allait. Il partait en balançant sa fronde d'herbe le long de sa cuisse, et il ne revenait qu'à la nuit tombante. Il ne rapportait plus de viande, seulement de temps à autre de maigres petits oiseaux aux plumes souillées qui ne calmaient pas la faim. La nuit, il se couchait avec les autres enfants à l'intérieur de la maison, mais Gaspar savait qu'il ne dormait pas; il écoutait les bruits des insectes et les chants des crapauds autour de la maison.

Les nuits étaient froides. La lune brillait avec force, sa lumière était comme du givre. Le vent froid brûlait le visage de Gaspar tandis qu'il contemplait la vallée éclairée. Chaque fois qu'il expirait, la vapeur fumait en sortant de ses narines. Tout était sec et froid, dur, sans ombre. Gaspar voyait avec netteté tous les dessins sur la face de la lune, les taches sombres, les fissures, les cratères.

Les chiens sauvages ne dormaient pas. Ils rôdaient tout le temps à travers la plaine éclairée, en poussant des grognements et des jappements. La faim rongeait leurs ventres, et ils cherchaient en vain des restes de nourriture. Quand ils s'approchaient trop de la maison, Gaspar leur jetait des pierres. Ils faisaient des bonds en arrière en grondant, puis ils revenaient.

Cette nuit-là, Abel décida de faire la chasse à Nach le serpent. Vers le milieu de la nuit, il se leva et vint rejoindre Gaspar. Debout à côté de lui, il regarda la vallée éclairée par la lune. Le froid était intense, les pierres micassées étincelaient et les hautes herbes luisaient comme des lames. Il n'y avait pas de vent. La lune semblait très proche, comme s'il n'y avait rien entre la terre et le ciel, et qu'on touchait le vide. Autour de la lune, les étoiles ne scintillaient pas.

Abel fit quelques pas, puis il se retourna et regarda Gaspar pour lui demander de venir avec lui. La clarté de la lune peignait son visage en blanc, et ses yeux étaient allumés dans l'ombre des orbites. Gaspar prit sa fronde d'herbe et il marcha avec lui. Mais ils ne traversèrent pas le champ d'herbes. Ils longèrent le marécage, dans la direction des collines de pierres.

Quand ils passèrent devant des arbustes, Abel noua sa lanière autour de son cou. Avec son petit couteau, il coupa deux longues branches qu'il émonda avec soin. Il donna une baguette à Gaspar et garda l'autre dans sa main droite.

Maintenant, il marchait vite sur le sol caillouteux. Il marchait penché en avant, sans faire de bruit, le visage aux aguets. Gaspar le suivait en imitant ses gestes. Au début il ne savait pas qu'ils avaient commencé la chasse à Nach. Peut-être qu'Abel avait aperçu les traces d'un lièvre du désert, et qu'il allait bientôt faire tournoyer sa fronde. Mais cette nuit-là, tout était différent. La lumière était douce et froide, et l'enfant marchait silencieusement, la longue baguette dans sa main droite. Seul Nach le serpent, qui glisse lentement dans la poussière en lançant ses anneaux, pareil aux racines des arbres, habitait dans cette région de Genna.

Gaspar n'avait jamais vu Nach. Il l'avait seulement entendu, la nuit, parfois, quand il passait près du troupeau. C'était le même bruit qu'il avait entendu la première fois, quand il avait franchi le mur de pierres sur le chemin de Genna. La petite Khaf lui avait montré comment danse le serpent, en balançant sa tête, et comment il rampe lentement sur le sol. En même temps, elle disait: «Nach! Nach! Nach! Nach! Nach!» et avec sa bouche elle imitait le bruit de crécelle qu'il fait avec le bout de sa queue contre les pierres et sur les branches mortes.

Cette nuit-là était vraiment la nuit de Nach. Tout était comme lui, froid et sec, brillant d'écaillés. Quelque part, au pied des collines de pierres, sur les dalles froides, Nach faisait glisser son long corps et goûtait la poussière avec la pointe de sa langue double. Il cherchait une proie. Lentement, il descendait vers le troupeau des moutons et des chèvres, s'arrêtant de temps à autre, immobile comme une racine, puis repartant.

Gaspar s'était séparé d'Abel. A présent, ils mar chaient de front, à quelques mètres de distance. Penchés en avant, ils avaient plié les genoux, et ils faisaient de lents mouvements du buste et des bras, comme s'ils nageaient. Leurs yeux s'étaient accoutumés à la lumière de la lune, ils étaient froids et pâles comme elle, ils voyaient chaque détail sur la terre, chaque pierre, chaque fissure.

C'était un peu comme à la surface de la lune. Ils avançaient lentement sur le sol nu, entre les rochers cassés et les crevasses noires. Au loin, les collines déchiquetées comme les bords d'un volcan luisaient contre le ciel noir Tout autour d'eux, ils voyaient les étincelles du mica, du gypse, du sel gemme. Les deux enfants marchaient avec des gestes ralentis, au milieu du pays de pierre et de poussière. Leurs visages et leurs mains étaient très blancs, et leurs vêtements étaient phosphorescents, teintés de bleu.

C'était ici, le pays de Nach.

Les enfants le cherchaient, examinant le terrain mètre par mètre, écoutant tous les bruits. Abel s'écarta davantage de Gaspar, parcourant un grand cercle autour du plateau calcaire. Même quand il fut très loin, Gaspar voyait la buée qui brillait devant son visage, et il entendait le bruit de son souffle; tout était net et précis, à cause du froid.

Maintenant Gaspar avançait à travers les broussailles, le long d'un ravin. Tout d'un coup, alors qu'il passait près d'un arbre sans feuilles, un acacia brûlé par la sécheresse et le froid, le jeune garçon tressaillit. Il s'arrêta, le cœur battant, parce qu'il avait entendu le même bruit de froissement, le «Frrrtt-frrrtt» qui avait résonné le jour où il avait franchi le vieux mur de pierres sèches. Juste au-dessus de sa tête, il vit Nach le serpent qui déroulait son corps le long d'une branche. Nach descendait lentement de l'acacia, chaque écaille de sa peau luisant comme du métal.

Gaspar ne pouvait plus bouger. Il regardait fixement le serpent qui n'en finissait pas de glisser le long de la branche, puis qui s'enroulait autour du tronc et descendait vers le sol. Sur la peau du serpent, chaque dessin brillait avec netteté. Le corps glissait vers le bas, presque sans toucher le tronc de l'arbre, et au bout du corps il y avait la tête triangulaire aux yeux pareils à du métal. Nach descendait longuement, sans bruit. Gaspar n'entendait que les coups de son propre cœur qui frappaient fort dans le silence. La lumière de la lune étincelait sur les écailles de Nach, sur ses pupilles dures.

Gaspar dut faire un mouvement, parce que Nach s'arrêta et dressa la tête. Il regarda le jeune garçon, et Gaspar sentit son corps se glacer. Il aurait voulu crier, appeler Abel, mais sa gorge ne laissait passer aucun son. Il ne respirait plus. Au bout d'un long moment, Nach reprit son mouvement. Quand il toucha à terre, c'était comme de l'eau qui coulait dans la poussière, un très long ruisseau d'eau pâle qui sortait lentement du tronc de l'arbre. Gaspar entendit le bruit de sa peau qui frottait sur la terre, un crissement léger, électrique, pareil au vent sur les feuilles mortes.

Gaspar resta sans bouger jusqu'à ce que Nach ait disparu. Alors il commença à trembler, si violemment qu'il dut s'asseoir par terre pour ne pas tomber. Il sentait encore sur son visage le regard dur de Nach, il voyait encore le mouvement d'eau froide du corps glissant le long de l'arbre. Gaspar resta longtemps, immobile comme une pierre, écoutant les coups de son cœur dans sa poitrine. Au-dessus de la terre, la lune très ronde éclairait le ravin désert.

Gaspar entendit Abel qui l'appelait. Il sifflait très doucement entre ses dents, mais l'air sonore rendait le bruit très proche. Puis Gaspar entendit le bruit de ses pas. Le jeune garçon approchait si vite que ses pieds semblaient effleurer à peine le sol. Gaspar se leva et rejoignit Abel. Ensemble ils suivirent le ravin, sur les traces de Nach.

Abel recommença à siffler, et Gaspar comprit que c'était pour Nach; il l'appelait comme cela, doucement, en faisant un bruit continu et monotone. Dans les cachettes entre les racines des acacias, Nach percevait le sifflement, et il tendait son cou en balançant sa tête triangulaire. Son corps glissait sur lui-même, s'enroulait. Inquiet, Nach cherchait à comprendre d'où venait le sifflement, mais la vibration aiguë l'entourait, semblait venir de tous les côtés à la fois. C'était une onde étrange qui l'empêchait de s'enfuir, l'obligeait à nouer son corps.

Quand les deux enfants apparurent, hautes silhouettes blanches dans la lumière de la lune, Nach frappa avec colère sa queue contre les cailloux, et cela fit un crépitement d'étincelles. La peau de Nach semblait phosphorescente. Elle bougeait à peine, comme un frisson, sur le sol de poussière. Le corps se déroulait sur place, glissant sur les graviers, s'étirant, se dévidant, et Gaspar regardait à nouveau la tête triangulaire aux yeux sans paupières. Il sentait le même froid que tout à l'heure qui engourdissait ses membres et arrêtait son esprit. Abel se pencha en avant et se mit à siffler plus fort, et Gaspar l'imita. Tous les deux, ils commencèrent à danser la danse de Nach, avec des gestes ralentis de nageurs. Leurs pieds glissaient sur le sol, en avant, en arrière, en frappant des talons. Leurs bras tendus traçaient des cercles, et la baguette sifflait aussi dans l'air. Nach continua à avancer vers les enfants, en lançant ses anneaux de côté, et en haut de son cou dressé, sa tête se balançait pour suivre la danse.

Quand Nach ne fut qu'à quelques mètres des enfants, ils accélérèrent le mouvement de leur danse. Maintenant Abel parlait. C'est-à-dire qu'il parlait en même temps qu'il sifflait entre ses dents, et cela faisait des bruits étranges et rythmés, avec des explosions violentes et des grincements, comme une musique de vent qui résonnait à travers le plateau rocheux jusqu'aux collines lointaines et jusqu'aux dunes. C'étaient des paroles comme les craquements des pierres dans le froid, comme le chant des insectes, comme la lumière de la lune, des paroles fortes et dures qui semblaient recouvrir toute la terre.

Nach suivait les paroles et le bruit des pieds nus frappant la terre, et son corps oscillait sans cesse. Au sommet de son cou, sa tête triangulaire tremblait. Lentement, Nach se replia en arrière, en basculant un peu sur le côté. Les enfants dansaient à moins de deux mètres de lui. Il resta ainsi un long moment, tendu et vibrant. Puis, soudain, comme un fouet il se détendit et frappa. Abel avait vu le mouvement, il sauta de côté. En même temps, sa baguette siffla et toucha le serpent près de la nuque. Nach se replia en soufflant, tandis que les enfants dansaient autour de lui. Gaspar n'avait plus peur, à présent. Quand Nach frappa dans sa direction, il fit seulement un pas de côté, et à son tour il essaya de cingler le serpent à la tête. Mais Nach s'était replié aussitôt, et la baguette souleva un peu de poussière.

Il ne fallait pas s'arrêter de siffler et de parler, même en respirant, pour que toute la nuit résonne. C'était une musique comme le regard, une musique sans faiblesse, qui retenait Nach sur le sol et l'empêchait de s'en aller. Par la peau de son corps, elle entrait en lui et lui donnait des ordres, la musique froide et mortelle qui ralentissait son cœur et déviait ses mouvements. Dans sa bouche, le venin était prêt, il gonflait ses glandes; mais la musique des enfants, leur danse ondulante était plus puissante encore, elle les mettait hors d'atteinte.

Nach enroula son corps autour d'un rocher, pour mieux fouetter l'air avec sa tête. Devant lui, les silhouettes blanches des enfants bougeaient sans cesse, et il sentit la fatigue. Plusieurs fois, il lança sa tête en avant pour mordre, mais son corps retenu par le rocher était trop court et il frappait seulement la poussière impalpable. Chaque fois les baguettes sifflèrent en faisant craquer ses vertèbres cervicales.

A la fin, Nach quitta son point d'appui. Son long corps se déroula sur le sol, s'étendit dans toute sa beauté, étincelant comme une armure et moiré comme du zinc. Les dessins réguliers sur son dos paraissaient des yeux. Les osselets de sa queue vibraient en faisant une musique aiguë et sèche qui se mêlait aux sifflements et aux rythmes des pieds des enfants. Il redressa peu à peu sa tête, en haut de son cou vertical. Abel cessa de siffler et marcha vers lui, levant haut sa mince baguette, mais Nach ne bougea pas. Sa tête en angle droit avec son cou resta tournée vers l'image blanche de celui qui s'approchait, qui arrivait. D'un seul coup net, Abel frappa le serpent et lui brisa la nuque.

Ensuite il n'y eut plus du tout de bruit sur le plateau calcaire. Seulement, de temps en temps, le passage du vent froid dans les buissons et à travers les branches des acacias. La lune était haut dans le ciel noir, les étoiles ne scintillaient pas. Abel et Gaspar restèrent un instant à regarder le corps du serpent allongé sur la terre, puis ils jetèrent leurs baguettes et ils retournèrent vers Genna.

Ensuite tout changea très vite à Genna. C'était le soleil qui brillait plus fort dans le ciel sans nuages, et la chaleur devenait insupportable dans l'après-midi. Tout était électrique. On voyait tout le temps des étincelles sur les pierres, on entendait le crépitement du sable, des feuilles d'herbe, des épines. L'eau du lac avait changé, elle aussi. Opaque et lourde, couleur de métal, elle renvoyait la lumière du ciel. Il n'y avait plus d'animaux dans la vallée, seulement des fourmis et les scorpions qui vivaient sous les pierres. La poussière était venue; elle montait dans l'air quand on marchait, une poussière âcre et dure qui faisait mal.

Les enfants dormaient dans la journée, fatigués par la lumière et la sécheresse. Parfois, ils se réveillaient, traversés par une inquiétude nouvelle. Ils sentaient l'électricité dans leurs corps, dans leurs cheveux. Ils couraient comme les chiens sauvages, sans but, à la recherche d'une proie peut-être. Mais il n'y avait plus de lièvres ni d'oiseaux. Les animaux avaient quitté Genna sans qu'ils s'en rendent compte. Pour calmer leur faim, ils cueillaient les herbes aux feuilles larges et amères, ils déterraient les racines. La petite Khaf faisait à nouveau provision de graines poivrées pour le départ. La seule nourriture était le lait des chèvres qu'ils partageaient avec le renard Mîm. Mais le troupeau était devenu nerveux. Il partait vers les collines, et il fallait aller de plus en plus loin pour traire les chèvres. Augustin ne pouvait plus approcher le grand bouc noir. Hatrous grattait le sol avec colère, en faisant jaillir des nuages de poussière. Chaque jour, il conduisait le troupeau plus loin, vers le haut de la vallée, là où commençaient les collines, comme s'il allait donner le signal du départ.

Les nuits étaient si froides que les enfants n avaient plus de force. Il fallait rester serrés les uns contre les autres, sans bouger, sans dormir. On n'entendait plus les cris des insectes. On n'entendait plus que le vent qui soufflait, et le bruit des pierres qui se contractaient.

Gaspar pensait qu'il allait se passer quelque chose, mais il ne comprenait pas ce que ce serait. Il restait allongé sur le dos toute la nuit, près de la petite Khaf enroulée dans sa veste de toile. La petite fille ne dormait pas, elle non plus; elle attendait, en serrant contre elle le renard.

Ils attendaient tous. Même Abel ne partait plus à la chasse. La fronde d'herbe autour de son cou, il restait couché devant la porte de la maison, les yeux tournés vers les collines éclairées par la lune. Les enfants étaient seuls à Genna, seuls avec le troupeau et les chiens sauvages qui gémissaient à voix basse dans leurs trous de sable

Le jour, le soleil brûlait la terre. L'eau du lac avait un goût de sable et de cendres Quand les chèvres avaient bu, elles sentaient une fatigue dans leurs membres, et leurs yeux sombres étaient pleins de sommeil. Leur soif n'était pas apaisée.

Un jour, vers midi, Abel quitta la maison avec sa fronde d'herbe au bout du bras. Son visage était tendu, et ses yeux brillaient de fièvre. Bien qu'il ne le lui ait pas demandé, Gaspar marcha derrière lui, armé de sa propre fronde. Ils se dirigèrent vers le marécage où poussaient des papyrus. Gaspar vit que l'eau du marécage avait baissé, et qu'elle était couleur de boue. Les moustiques dansaient autour du visage des enfants, ei c'était le seul bruit de vie à cet endroit. Abel entra dans l'eau et marcha vite. Gaspar le perdit de vue. Il continua seul, enfonçant dans la boue du marécage. Entre les roseaux, il voyait la surface de l'eau, opaque et dure. La lumière jetait des éclats éblouissants, et la chaleur était si forte qu'il avait du mal à respirer. La sueur coulait sur son visage et sur son dos, son cœui battait fort dans sa poitrine. Gaspar se hâtait, parce que tout à coup il avait compris ce que cherchait Abel.

Soudain, entre les roseaux, il aperçut l'oiseau blanc qui était roi de Genna. Les ailes ouvertes, il était immobile à la surface de l'eau, si blanc qu'on aurait dit une tache d'écume. Gaspar s'arrêta et regarda l'oiseau, plein d'une joie qui gonflait tout son corps. L'oiseau blanc était bien tel qu'il l'avait vu la première fois, inaccessible et entouré de lumière comme une apparition. Gaspar pensait qu'au centre du marécage il gouvernait silencieusement la vallée, les herbes, les collines et les dunes, jusqu'à l'horizon; peut-être qu'il saurait éteindre la fatigue et la sécheresse qui régnaient partout, peut-être qu'il allait donner ses ordres et que tout redeviendrait comme avant.

Quand Abel apparut à quelques mètres seulement, l'oiseau tourna la tête et regarda avec étonnement. Mais il resta immobile, ses grandes ailes blanches ouvertes au-dessus de l'eau brillante. Il n'avait pas peur. Gaspar ne regardait plus l'oiseau. Il vit le jeune garçon qui levait son bras au-dessus de sa tête, et au bout du bras, la longue lanière verte commençait à tourner, en faisant son chant mortel.

«Il va le tuer!» pensa Gaspar. Et il s'élança soudain vers lui. De toutes ses forces, il courait dans le marécage vers Abel, en bousculant les tiges des papyrus. Il arriva sur Abel au moment où la pierre allait partir, et les deux enfants tombèrent dans la boue, tandis que l'ibis blanc frappait l'air de ses ailes et prenait son envol.

Gaspar serrait le cou d'Abel pour le maintenir dans la boue. Le jeune berger était plus mince que lui, mais plus agile et plus fort. En un instant, il se libéra de la prise, et il recula de quelques pas dans le marécage. Il s'arrêta et regarda Gaspar, sans prononcer une parole. Son visage sombre et ses yeux étaient pleins de colère. Il fit tournoyer sa fronde au-dessus de sa tête, et lâcha la lanière. Gaspar se baissa, mais le caillou heurta son épaule gauche et le jeta dans l'eau comme un coup de poing. Un deuxième caillou siffla près de sa tête. Gaspar avait perdu sa fronde en luttant dans le marécage et il dut s'enfuir. Il se mit à courir entre les roseaux. La colère, la peur, et la douleur faisaient comme un grand bruit dans sa tête. Il courait le plus vite qu'il pouvait en zigzaguant pour échapper à Abel.

Quand il regagna la terre ferme, à bout de souffle, il vit qu'Abel ne l'avait pas suivi. Gaspar s'assit par terre, caché par les touffes de roseaux, et il resta longtemps, jusqu'à ce que son cœur et ses poumons aient retrouvé leur calme. Il se sentait triste et fatigué, parce qu'il savait maintenant qu'il ne pourrait plus retourner auprès des enfants. Alors, quand le soleil fut tout près de l'horizon, il prit le chemin des collines, et il s'éloigna de Genna.

Il ne se retourna qu'une fois, quand il arriva en haut de la première colline. Il regarda longuement la vallée, la plaine d'herbes, la tache lisse du lac. Près de l'eau, il vit la petite maison de boue et la colonne de fumée bleue qui montait droit dans le ciel. Il essaya d'aperce- voir la silhouette de la petite Khaf assise près du feu, mais il était trop loin, et il ne vit personne. D'ici, en haut de la colline, le marécage semblait minuscule, un miroir terne où se reflétaient les tiges noires des roseaux et des papyrus. Gaspar entendit les jappements des chiens sauvages, et un nuage de poussière grise s'éleva quelque part au bout de la vallée, là où le grand bouc Hatrous marchait devant son troupeau.

Cette nuit-là, Gaspar dormit trois heures, lové dans un creux de rocher. Le froid intense avait engourdi la douleur de sa blessure, et la fatigue avait rendu son corps lourd et insensible comme une pierre.

C'est le vent qui réveilla Gaspar, juste avant l'aurore. Ce n'était pas le même vent que d'habitude. C'était un souffle chaud, électrique, qui venait de loin au-delà des collines de pierres. Il arrivait en suivant les vallées et les ravins, hurlant à l'intérieur des cavernes, sur les roches éoliennes, un vent violent et plein de menace. Gaspar se leva à la hâte, mais le vent l'empêchait de marcher. En luttant, penché en avant, Gaspar suivit un ravin étroit barré par des murs de pierres sèches effondrés. Le vent le poussa le long du ravin, jusqu'à une route. Gaspar se mit à courir sur la route, sans voir où il allait. Maintenant le jour était levé, mais c'était une lumière étrange, rouge et grise, qui naissait de partout à la fois, comme s'il y avait un incendie. La terre n'était plus qu'une nappe de poussière qui glissait dans le vent horizontal. Elle était irréelle, elle fondait comme un gaz. La poussière dure aux grains acérés frappait les rochers, les arbres, les herbes, elle rongeait de ses millions de mandibules, elle usait et écorchait la peau Gaspar courait sans reprendre haleine, et de temps en temps il agitait les bras en criant, comme faisaient les enfants pour éloigner le nuage de sauterelles. Il courait pieds nus sur la route, les yeux à demi fermés, et la poussière rouge courait plus vite que lui. Pareilles à des serpents, les trombes de sable glissaient entre ses jambes, l'enveloppaient, tourbillonnaient, recouvraient la route en longs torrents. Gaspar ne voyait plus les collines, ni le ciel. Il ne voyait que cette lueur trouble dans l'espace, cette lumière étrange et rouge qui entourait la terre. Le vent sifflait et criait le long de la route, il poussait Gaspar et le faisait chanceler en frappant son dos et ses épaules. La poussière entrait par sa bouche et ses narines, le suffoquait. Plusieurs fois Gaspar tomba sur la route, arrachant la peau de ses mains et de ses genoux. Mais il ne sentait pas la douleur. Il fuyait en courant, les bras repliés devant lui, cherchant du regard un endroit où s'abriter.

Il courut comme cela plusieurs heures, perdu dans la tempête de sable. Puis, sur le bas-côté de la route, il vit la forme indécise d'une cabane. Gaspar poussa la porte et entra. La cabane était vide. Il referma la porte, s'accroupit contre le mur et mit sa tête à l'intérieur de sa chemise.

Le vent dura longtemps. La lueur rouge éclairait l'intérieur de la cabane. La chaleur rayonnait du sol, du plafond, des parois, comme à l'intérieur d'un four. Gaspar resta sans bouger, respirant à peine, le cœur battant très lentement comme s'il allait mourir.

Quand le vent cessa, il y eut un grand silence, et la poussière commença à retomber lentement sur la terre. La lueur rouge s'éteignit peu à peu.

Gaspar sortit de la cabane. Il regarda autour de lui, sans comprendre. Dehors, tout avait changé. Les dunes de sable étaient debout sur la route, pareilles à des vagues immobiles. La terre, les pierres, les arbres étaient couverts de poussière rouge. Loin, près de l'horizon, il y avait une drôle de tache trouble dans le ciel, comme une fumée qui fuyait. Gaspar regarda autour de lui et il vit que la vallée de Genna avait disparu. Elle était perdue maintenant, quelque part de l'autre côté des collines, inaccessible, comme si elle n'avait pas existé.

Le soleil apparut. Il brillait, et sa chaleur douce pénétra dans le corps de Gaspar. Il fit quelques pas sur la route, en secouant la poussière de ses cheveux et de ses habits. Au bout de la route, un village de brique rouge était éclairé par la lumière du jour.

Puis un camion arriva, les phares allumés. Le grondement de son moteur grandit, et Gaspar s'écarta. Le camion passa à côté de lui sans s'arrêter, dans un nuage de poussière rouge, et continua vers le village. Gaspar marchait sur le sable chaud, le long de la route. Il pensa aux enfants qui suivaient le bouc Hatrous à travers les collines et les plaines caillouteuses. Le grand bouc noir devait être en colère à cause du vent et de la poussière, parce que les enfants avaient trop tardé à partir. Abel était au-devant du troupeau, sa longue lanière verte balançant au bout de son bras. De temps en temps, il criait: «Ya! Yah!» et les autres enfants lui répondaient. Les chiens sauvages tout jaunes de poussière couraient en faisant leurs grands cercles, et ils criaient aussi.

Ils passaient à travers les dunes rouges, ils allaient vers le nord, ou vers l'est, à la recherche de l'eau nouvelle. Peut-être que plus loin, quand on avait franchi un mur de pierres sèches, on trouvait une autre vallée, pareille à Genna, l'œil de l'eau brillant au milieu d'un champ d'herbes. Les hauts palmiers se balançaient dans le vent, et là, on pouvait construire une maison avec des branches et de la boue. Il y aurait des plateaux et des ravins où vivent les lièvres du désert, des clairières d'herbe où vont s'asseoir les oiseaux avant l'aube. Au-dessus du marécage, il y aurait peut-être même un grand oiseau blanc qui volerait penché sur la terre comme un avion qui tourne

Gaspar ne regardait pas la ville où il entrait maintenant. Il ne voyait pas les murs de brique, ni les fenêtres fermées par des rideaux de métal. Il était encore à Genna, il était encore avec les enfants, avec la petite Khaf et le renard Mîm, avec Abel, Antoine, Augustin, avec le grand bouc Hatrous et le chien Noun. Il était bien avec eux, sans avoir besoin de paroles, au moment même où il entrait dans le bureau de la gendarmerie et où il répondait aux questions d'un homme assis derrière une vieille machine à écrire:

«Je m'appelle Gaspar… Je me suis perdu…»


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