Mondo

Personne n'aurait pu dire d'où venait Mondo. Il était arrivé un jour, par hasard, ici dans notre ville, sans qu'on s'en aperçoive, et puis on s'était habitué à lui. C'était un garçon d'une dizaine d'années, avec un visage tout rond et tranquille, et de beaux yeux noirs un peu obliques. Mais c'était surtout ses cheveux qu'on remarquait, des cheveux brun cendré qui changeaient de couleur selon la lumière, et qui paraissaient presque gris à la tombée de la nuit.

On ne savait rien de sa famille, ni de sa maison. Peut-être qu'il n'en avait pas. Toujours, quand on ne s'y attendait pas, quand on ne pensait pas à lui, il apparaissait au coin d'une rue, près de la plage, ou sur la place du marché. Il marchait seul, l'air décidé, en regardant autour de lui. Il était habillé tous les jours de la même façon, un pantalon bleu en denim, des chaussures de tennis, et un T-shirt vert un peu trop grand pour lui.

Quand il arrivait vers vous, il vous regardait bien en face, il souriait, et ses yeux étroits devenaient deux fentes brillantes. C'était sa façon de saluer. Quand il y avait quelqu'un qui lui plaisait, il l'arrêtait et lui demandait tout simplement:

«Est-ce que vous voulez m'adopter?»

Et avant que les gens soient revenus de leur surprise, il était déjà loin.

Qu'est-ce qu'il était venu faire ici, dans cette ville? Peut-être qu'il était arrivé après avoir voyagé longtemps dans la soute d'un cargo, ou dans le dernier wagon d'un train de marchandises qui avait roulé lentement à travers le pays, jour après jour, nuit après nuit. Peut-être qu'il avait décidé de s'arrêter, quand il avait vu le soleil et la mer, les villas blanches et les jardins de palmiers. Ce qui est certain, c'est qu'il venait de très loin, de l'autre côté des montagnes, de l'autre côté de la mer. Rien qu'à le voir, on savait qu'il n'était pas d'ici, et qu'il avait vu beaucoup de pays. Il avait ce regard noir et brillant, cette peau couleur de cuivre, et cette démarche légère, silencieuse, un peu de travers, comme les chiens. Il avait surtout une élégance et une assurance que les enfants n'ont pas d'ordinaire à cet âge, et il aimait poser des questions étranges qui ressemblaient à des devinettes. Pourtant, il ne savait pas lire ni écrire.

Quand il est arrivé ici, dans notre ville, c'était avant l'été. Il faisait déjà très chaud, et il y avait chaque soir plusieurs incendies sur les collines. Le matin, le ciel était invariablement bleu, tendu, lisse, sans un nuage. Le vent soufflait de la mer, un vent sec et chaud qui desséchait la terre et attisait les feux. C'était un jour de marché. Mondo est arrivé sur la place, et il a commencé à circuler entre les camionnettes bleues des maraîchers. Tout de suite il a trouvé du travail, parce que les maraîchers ont toujours besoin d'aide pour décharger leurs cageots.

Mondo travaillait pour une camionnette, puis, quand il avait fini, on lui donnait quelques pièces et il allait voir une autre camionnette. Les gens du marché le connaissaient bien. Il venait sur la place de bonne heure, pour être sûr d'être engagé, et quand les camionnettes bleues commençaient à arriver, les gens le voyaient et criaient son nom:

«Mondo! Oh Mondo!»

Quand le marché était fini, Mondo aimait bien glaner. Il se faufilait entre les étals, et il ramassait ce qui était tombé par terre, des pommes, des oranges, des dattes. Il y avait d'autres enfants qui cherchaient, et aussi des vieux qui remplissaient leurs sacs avec des feuilles de salade et des pommes de terre. Les marchands aimaient bien Mondo, ils ne lui disaient jamais rien. Quelquefois, la grosse marchande de fruits qui s'appelait Rosa lui donnait des pommes ou des bananes qu'elle prenait sur son étal. Il y avait beaucoup de bruit sur la place, et les guêpes volaient au-dessus des tas de dattes et de raisins secs.

Mondo restait sur la place jusqu'à ce que les camionnettes bleues soient reparties. Il attendait l'arroseur public qui était son ami. C'était un grand homme maigre habillé d'un survêtement bleu marine. Mondo aimait bien le regarder manier sa lance, mais il ne lui parlait jamais. L'arroseur public dirigeait le jet d'eau sur les ordures et les faisait courir devant lui comme des bêtes, et il y avait un nuage de gouttes qui montait dans l'air. Ça faisait un bruit d'orage et de tonnerre, l'eau fusait sur la chaussée et on voyait des arcs-en-ciel légers au-dessus des voitures arrêtées. C'était pour cela que Mondo était l'ami de l'arroseur. Il aimait les gouttes fines qui s'envolaient, qui retombaient comme la pluie sur les carrosseries et sur les pare-brise. L'arroseur public aimait bien Mondo, lui aussi, mais il ne lui parlait pas. D'ailleurs, ils n'auraient pas pu se dire grand-chose à cause du bruit de la lance. Mondo regardait le long tuyau noir qui tressautait comme un serpent. Il avait très envie d'essayer d'arroser, lui aussi, mais il n'osait pas demander à l'arroseur de lui prêter sa lance. Et puis, peut-être qu'il n'aurait pas eu la force de rester debout, parce que le jet d'eau était très puissant.

Mondo restait sur la place jusqu'à ce que l'arroseur public ait fini d'arroser. Les gouttes fines tombaient sur son visage et mouillaient ses cheveux, et c'était comme une brume fraîche qui faisait du bien. Quand l'arroseur public avait fini, il démontait son tuyau et il s'en allait ailleurs. Alors il y avait toujours des gens qui arrivaient et qui regardaient la chaussée mouillée en disant:

«Tiens? Il a plu?»

Après, Mondo partait voir la mer, les collines qui brûlaient, ou bien il allait à la recherche de ses autres amis.

A cette époque-là, il n'habitait vraiment nulle part. Il dormait dans des cachettes, du côté de la plage, ou même plus loin, dans les rochers blancs à la sortie de la ville. C'étaient de bonnes cachettes où personne n'aurait pu le trouver. Les policiers et les gens de l'Assistance n'aiment pas que les enfants vivent comme cela, en liberté, mangeant n'importe quoi et dormant n'importe où. Mais Mondo était malin, il savait quand on le cherchait et il ne se montrait pas.

Quand il n'y avait pas de danger, il se promenait toute la journée dans la ville, en regardant ce qui se passait. Il aimait bien se promener sans but, tourner au coin d'une rue, puis d'une autre, prendre un raccourci, s'arrêter un peu dans un jardin, repartir. Quand il voyait quelqu'un qui lui plaisait, il allait vers lui, et il lui disait tranquillement:

«Bonjour. Est-ce que vous ne voulez pas m'adopter?»

Il y avait des gens qui auraient bien voulu, parce que Mondo avait l'air gentil, avec sa tête ronde et ses yeux brillants. Mais c'était difficile. Les gens ne pouvaient pas l'adopter comme cela, tout de suite. Ils commençaient à lui poser des questions, son âge, son nom, son adresse, où étaient ses parents, et Mondo n'aimait pas beaucoup ces questions-là. Il répondait:

«Je ne sais pas, je ne sais pas.»

Et il s'en allait en courant.

Mondo avait trouvé beaucoup d'amis, rien qu'en marchant dans les rues. Mais il ne parlait pas à tout le monde. Ce n'étaient pas des amis pour parler, ou pour jouer. C'étaient des amis pour saluer au passage, très vite, avec un clin d'œil, ou pour faire un signe de la main, au loin, de l'autre côté de la rue. C'étaient des amis aussi pour manger, comme la dame boulangère qui lui donnait tous les jours un morceau de pain. Elle avait un vieux visage rose, très régulier et très lisse comme une statue italienne. Elle était toujours habillée de noir et ses cheveux blancs tressés étaient coiffés en chignon. Elle avait d'ailleurs un nom italien, elle s'appelait Ida, et Mondo aimait bien entrer dans son magasin. Quelquefois il travaillait pour elle, il allait porter du pain chez les commerçants du voisinage. Quand il revenait, elle coupait une grosse tranche dans un pain rond et elle la lui tendait, enveloppée dans du papier transparent. Mondo ne lui avait jamais demandé de l'adopter, peut-être parce qu'il l'aimait vraiment bien et que ça l'intimidait.

Mondo marchait lentement vers la mer en mangeant le morceau de pain. Il le cassait par petits bouts, pour le faire durer, et il marchait et mangeait sans se presser. Il paraît qu'il vivait surtout de pain, à cette époque-là. Tout de même il gardait quelques miettes pour donner à des amies mouettes.

Il y avait beaucoup de rues, des places, un jardin public, avant de sentir l'odeur de la mer. D'un coup, elle arrivait dans le vent, avec le bruit monotone des vagues.

A l'extrémité du jardin, il y avait un kiosque à journaux. Mondo s'arrêtait et choisissait un illustré. Il hésitait entre plusieurs histoires d'Akim, et finalement il achetait une histoire de Kit Carson. Mondo choisissait Kit Carson à cause du dessin qui le représentait vêtu de sa fameuse veste à lanières. Puis il cherchait un banc pour lire l'illustré. Ce n'était pas facile, parce qu'il fallait que sur le banc il y ait quelqu'un qui puisse lire les paroles de l'histoire de Kit Carson. Juste avant midi, c'était la bonne heure, parce qu'à ce moment-là il y avait toujours plus ou moins des retraités des Postes qui fumaient leur cigarette en s'ennuyant. Quand Mondo en avait trouvé un, il s'asseyait à côté de lui sur le banc, et il regardait les images en écoutant l'histoire. Un Indien debout les bras croisés devant Kit Carson disait:

«Dix lunes ont passé et mon peuple est à bout. Qu'on déterre la hache des Anciens!»

Kit Carson levait la main.

«N'écoute pas ta colère, Cheval Fou. Bientôt on te rendra justice.»

«C'est trop tard», disait Cheval Fou. «Vois!»

Il montrait les guerriers massés au bas de la colline.

«Mon peuple a trop attendu. La guerre va commencer, et vous mourrez, et toi aussi tu mourras, Kit Carson!»

Les guerriers obéissaient à l'ordre de Cheval Fou, mais Kit Carson les renversait d'un coup de poing et s'échappait sur son cheval. Il se retournait encore et il criait à Cheval Fou:

«Je reviendrai, et on te rendra justice!»

Quand Mondo avait entendu l'histoire de Kit Carson, il reprenait l'illustré et il remerciait le retraité.

«Au revoir!» disait le retraité.

«Au revoir!» disait Mondo.

Mondo marchait vite jusqu'à la jetée qui avance au milieu de la mer. Mondo regardait un instant la mer, en serrant les paupières pour ne pas être ébloui par les reflets du soleil. Le ciel était très bleu, sans nuages, et les vagues courtes étincelaient.

Mondo descendait le petit escalier qui conduit aux brisants. Il aimait beaucoup cet endroit. La digue de pierre était très longue, bordée de gros blocs de ciment rectangulaires. Au bout de la digue, il y avait le phare. Les oiseaux de mer glissaient dans le vent, planaient, tournaient lentement en poussant des gémissements d'enfant. Ils volaient au-dessus de Mondo, ils frôlaient sa tête et l'appelaient. Mondo jetait les miettes de pain le plus haut qu'il pouvait, et les oiseaux de mer les attrapaient au vol.

Mondo aimait marcher ici, sur les brisants. Il sautait d'un bloc à l'autre, en regardant la mer. Il sentait le vent qui appuyait sur sa joue droite, qui tirait ses cheveux de côté. Le soleil était très chaud, malgré le vent. Les vagues cognaient sur la base des blocs de ciment en faisant jaillir les embruns dans la lumière.

De temps en temps, Mondo s'arrêtait pour regarder la côte. Elle était loin déjà, une bande brune semée de petits parallélépipèdes blancs. Au-dessus des maisons, les collines étaient grises et vertes. La fumée des incendies montait par endroits, faisait une tache bizarre dans le ciel. Mais on ne voyait pas de flammes.

«Il faudra que j'aille voir là-bas», disait Mondo.

Il pensait aux grandes flammes rouges qui dévoraient les buissons et les forêts de chênes-lièges. Il pensait aussi aux camions des sapeurs-pompiers arrê tés dans les chemins, parce qu'il aimait beaucoup les camions rouges.

A l'ouest, il y avait aussi comme un incendie sur la mer, mais c'était seulement le reflet du soleil. Mondo restait immobile et il sentait les petites flammes des reflets qui dansaient sur ses paupières, puis il continuait son chemin, en sautant sur les brise-lames.

Mondo connaissait bien tous les blocs de ciment, ils avaient l'air de gros animaux endormis, à moitié dans l'eau, en train de chauffer leurs dos larges au soleil. Ils portaient de drôles de signes gravés sur leurs dos, des taches brunes, rouges, des coquillages incrustés dans le ciment. A la base des brise-lames, là où la mer battait, le goémon vert faisait un tapis, et il y avait des populations de mollusques aux coquilles blanches. Mondo connaissait surtout un bloc de ciment, presque au bout de la digue. C'était là qu'il allait toujours s'asseoir, et c'était lui qu'il préférait. C'était un bloc un peu incliné, mais pas trop, et son ciment était usé, très doux. Mondo s'installait sur lui, il s'asseyait en tailleur, et il lui parlait un peu, à voix basse, pour lui dire bonjour. Quelquefois il lui racontait même des histoires pour le distraire, parce qu'il devait sûrement s'ennuyer un peu, à rester là tout le temps, sans pouvoir partir. Alors il lui parlait de voyages, de bateaux et de mer, bien sûr, et puis de ces grands cétacés qui dérivent lentement d'un pôle à l'autre. Le brise-lames ne disait rien, ne bougeait pas, mais il aimait bien les histoires que lui racontait Mondo. C'était sûrement pour ça qu'il était si doux.

Mondo restait longtemps assis sur son brise-lames, à regarder les étincelles sur la mer et à écouter le bruit des vagues. Quand le soleil était plus chaud, vers la fin de l'après-midi, il s'allongeait en chien de fusil, la joue contre le ciment tiède, et il dormait un peu.

C'est un de ces après-midi-là qu'il avait fait la connaissance de Giordan le Pêcheur. Mondo avait entendu à travers le ciment le bruit de pas de quelqu'un qui marchait sur les brise-lames. Il s'était redressé, prêt à aller se cacher, mais il avait vu cet homme d'une cinquantaine d'années qui portait une longue gaule sur son épaule, et il n'avait pas eu peur de lui. L'homme était venu jusqu'à la dalle voisine et il avait fait un petit signe amical avec la main.

«Qu'est-ce que tu fais là?»

Il s'était installé sur le brise-lames, et il avait sorti de son sac de toile cirée toutes sortes de fils et d'hameçons. Quand il avait commencé à pêcher, Mondo était venu à côté de lui, sur le brise-lames, et il avait regardé le pêcheur préparer les hameçons. Le pêcheur lui montrait comment on appâte, puis comment on lance, lentement d'abord, et de plus en plus fort à mesure que la ligne se dévide. Il avait prêté sa gaule à Mondo, pour qu'il apprenne à tourner le moulinet d'un geste continu, en balançant un peu la gaule de gauche à droite.

Mondo aimait bien Giordan le Pêcheur, parce qu'il ne lui avait jamais rien demandé. Il avait un visage rougi par le soleil, marqué de rides profondes, et deux petits yeux d'un vert intense qui surprenaient.

Il pêchait longtemps sur le brise-lames, jusqu'à ce que le soleil soit tout près de l'horizon. Giordan ne parlait pas beaucoup, sans doute pour ne pas faire peur aux poissons, mais il riait chaque fois qu'il ramenait une prise. Il décrochait la mâchoire du poisson avec des gestes nets et précis, et il mettait sa capture dans le sac en toile cirée. De temps en temps, Mondo allait chercher pour lui des crabes gris pour appâter sa ligne. Il descendait au pied des brise-lames, et il guettait entre les touffes d'algues. Quand la vague se retirait, les petits crabes gris sortaient, et Mondo les attrapait à la main. Giordan le Pêcheur les brisait sur la dalle de ciment et les découpait avec un petit canif rouillé.

Un jour, pas très loin en mer, ils avaient vu un grand cargo noir qui glissait sans bruit.

«Comment s'appelle-t-il? * demandait Mondo.

Giordan le Pêcheur mettait sa main en visière et plissait ses yeux.

«Erythrea», disait-il; puis il s'étonnait un peu:

«Tu n'as pas de bons yeux.»

«Ce n'est pas cela», disait Mondo. «Je ne sais pas lire.»

«Ah bon?» disait Giordan.

Ils regardaient longuement le cargo qui passait.

«Qu'est-ce que ça veut dire, le nom du bateau?» demandait Mondo.

«Erythrea? C'est un nom de pays, sur la côte d'Afrique, sur la mer Rouge.»

«C'est un joli nom», disait Mondo. «Ça doit être un beau pays.»

Mondo réfléchissait un instant.

«Et la mer là-bas s'appelle la mer Rouge?»

Giordan le Pêcheur riait:

«Tu crois que là-bas la mer est vraiment rouge?»

«Je ne sais pas», disait Mondo.

«Quand le soleil se couche, la mer devient rouge, c'est vrai. Mais elle s'appelle comme ça à cause des hommes qui vivaient là autrefois.»

Mondo regardait le cargo qui s'éloignait.

«Il va sûrement là-bas, vers l'Afrique.»

«C'est loin», disait Giordan le Pêcheur. «Il fait très chaud là-bas, il y a beaucoup de soleil et la côte est comme le désert.»

«Il y a des palmiers?»

«Oui, et des plages de sable très longues. Dans la journée, la mer est très bleue, il y a beaucoup de petits bateaux de pêche avec des voiles en forme d'aile, ils naviguent le long de la côte, de village en village.»

«Alors on peut rester assis sur la plage et regarder passer les bateaux? On reste assis à l'ombre, et on se raconte des histoires en regardant les bateaux sur la mer?»

«Les hommmes travaillent, ils réparent les filets et ils clouent des plaques de zinc sur la coque des bateaux échoués dans le sable. Les enfants vont chercher des brindilles sèches et ils allument des feux sur la plage pour faire chauffer la poix qui sert à colmater les fissures des bateaux.»

Giordan le Pêcheur ne regardait plus sa ligne maintenant. Il regardait au loin, vers l'horizon, comme s'il cherchait à voir vraiment tout cela.

«Il y a des requins dans la mer Rouge?»

«Oui, il y en a toujours un ou deux qui suivent les bateaux, mais les gens sont habitués, ils n'y font pas attention.»

«Ils ne sont pas méchants?»

«Les requins sont comme les renards, tu sais. Ils sont toujours à la recherche des ordures qui tombent à l'eau, de quelque chose à chaparder. Mais ils ne sont pas méchants.»

«Ça doit être grand, la mer Rouge», disait Mondo.

«Oui, c'est très grand… Il y a beaucoup de villes sur les côtes, des ports qui ont de drôles de noms… Ballul, Barasali, Debba… Massawa, c'est une grande ville toute blanche. Les bateaux vont loin le long de la côte, ils naviguent pendant des jours et des nuits, ils naviguent vers le nord, jusqu'à Ras Kasar, ou bien ils vont vers les îles, à Dahlak Kebir, dans l'archipel des Nora, quelquefois même jusqu'aux îles Farasan, de l'autre côté de la mer.»

Mondo aimait beaucoup les îles.

«Oh oui, il y a beaucoup d'îles, des îles avec des rochers rouges et des plages de sable, et sur les îles il y a des palmiers!»

«A la saison des pluies, il y a des tempêtes, le vent souffle si fort qu'il déracine les palmiers et qu'il enlève le toit des maisons.»

«Les bateaux font naufrage?»

«Non, les gens restent chez eux, à l'abri, personne ne sort en mer.»

«Mais ça ne dure pas longtemps.»

«Sur une petite île, il y a un pêcheur avec toute sa famille. Ils vivent dans une maison en feuilles de palmier, au bord de la plage. Le fils aîné du pêcheur est déjà grand, il doit avoir ton âge. Il va sur le bateau avec son père, et il jette les filets dans la mer. Quand il les retire, ils sont remplis de poissons. Il aime beau- coup partir avec son père sur le bateau, il est fort et il sait déjà bien manœuvrer la voile pour prendre le vent. Quand il fait beau et que la mer est calme, le pêcheur emmène toute sa famille, ils vont voir des parents et des amis dans les îles voisines, et ils reviennent le soir.»

«Le bateau avance tout seul, sans faire de bruit, et la mer Rouge est toute rouge parce que c'est le coucher de soleil.»

Pendant qu'ils parlaient, le cargo Erythrea avait fait un grand virage sur la mer. Le bateau-pilote revenait en tanguant sur le sillage, et le cargo donnait juste un coup de sirène bref pour dire au revoir.

«Quand est-ce que vous irez là-bas, vous aussi?» demandait Mondo.

«En Afrique, sur la mer Rouge?» Giordan le Pêcheur riait. «Je ne peux pas aller là-bas, je dois rester ici, sur la digue.»

«Pourquoi?»

Il cherchait une réponse.

«Parce que… Parce que moi, je suis un marin qui n'a pas de bateau.»

Puis il recommençait à regarder sa gaule.

Quand le soleil était tout près de l'horizon, Giordan le Pêcheur posait la gaule à plat sur la dalle de ciment, et il sortait de la poche de sa veste un sandwich. Il en donnait la moitié à Mondo et ils mangeaient ensemble en regardant les reflets du soleil sur la mer.

Mondo s'en allait avant la nuit, pour chercher une cachette où dormir.

«Au revoir!» disait Mondo.

«Au revoir!» disait Giordan. Quand Mondo était un peu éloigné, il lui criait:

«Reviens me voir! Je t'apprendrai à lire. Ce n'est pas difficile.»

Il restait à pêcher jusqu'à ce qu'il fasse tout à fait nuit et que le phare commence à envoyer ses signaux réguliers, toutes les quatre secondes.

Tout ça était très bien, mais il fallait faire attention au Ciapacan. Chaque matin, quand le jour se levait, la camionnette grise aux fenêtres grillagées circulait lentement dans les rues de la ville, sans faire de bruit, au ras des trottoirs. Elle rôdait dans les rues encore endormies et brumeuses, à la recherche des chiens et des enfants perdus.

Mondo l'avait aperçue un jour, alors qu'il venait de quitter sa cachette du bord de mer et qu'il traversait un jardin. La camionnette s'était arrêtée à quelques mètres devant lui, et il avait eu juste le temps de se blottir derrière un buisson. Il avait vu la porte arrière s'ouvrir et deux hommes habillés en survêtements gris étaient descendus. Ils portaient deux grands sacs de toile et des cordes. Ils avaient commencé à chercher dans les allées du jardin, et Mondo avait entendu leurs paroles quand ils étaient passés à côté du buisson.

«Il est parti par là.»

«Tu l'as vu?»

«Oui, il ne doit pas être loin.»

Les deux hommes en gris s'étaient éloignés, chacun dans une direction, et Mondo était resté immobile derrière le buisson, presque sans respirer. Un instant plus tard, il y avait eu un drôle de cri rauque qui s'était étouffé, puis à nouveau le silence. Quand les deux hommes étaient revenus, Mondo avait vu qu'ils portaient quelque chose dans un des sacs. Ils avaient chargé le sac à l'arrière de la camionnette, et Mondo avait entendu encore ces cris aigus qui faisaient mal aux oreilles. C'était un chien qu'on avait enfermé dans le sac. La camionnette grise était repartie sans se presser, avait disparu derrière les arbres du jardin. Quelqu'un qui passait par là avait dit à Mondo que c'était le Ciapacan qui enlève les chiens qui n'ont pas de maître; il avait regardé attentivement Mondo, et il avait ajouté, pour lui faire peur, que la camionnette emmenait quelquefois aussi les enfants qui se promenaient au lieu d'aller à l'école. Depuis ce jour, Mondo surveillait tout le temps, sur les côtés, et même derrière lui, pour être sûr de voir venir la camionnette grise.

Aux heures où les enfants sortaient de l'école, ou bien les jours de fête, Mondo savait qu'il n'y avait rien à craindre. C'était quand il y avait peu de monde dans les rues, tôt le matin ou à la tombée de la nuit, qu'il fallait faire attention. C'est peut-être pour cela que Mondo trottait un peu de travers, comme les chiens.

A cette époque-là il avait fait la connaissance du Gitan, du Cosaque et de leur vieil ami Dadi. C'étaient les noms qu'on leur avait donnés, ici dans notre ville, parce qu'on ne savait pas leurs vrais noms. Le Gitan n'était pas gitan, mais on l'appelait comme cela à cause de son teint basané, de ses cheveux très noirs et de son profil d'aigle; mais il devait sans doute son surnom au fait qu'il habitait dans une vieille Hotchkiss noire garée sur l'esplanade et qu'il gagnait sa vie en faisant des tours de prestidigitation. Le Cosaque, lui, c'était un homme étrange, de type mongol, qui était toujours coiffé d'un gros bonnet de fourrure qui lui donnait l'air d'un ours. Il jouait de l'accordéon devant les terrasses des cafés, la nuit surtout, parce que dans la journée il était complètement ivre.

Mais celui que Mondo préférait, c'était le vieux Dadi. Un jour qu'il marchait le long de la plage, il l'avait vu assis par terre sur une feuille de journal. Le vieil homme se chauffait au soleil sans faire attention aux gens qui passaient devant lui. Mondo avait été intrigué par une petite valise en carton bouilli jaune percée de trous que le vieux Dadi avait posée par terre, à côté de lui, sur une autre feuille de journal. Dadi avait l'air doux et tranquille, et Mondo n'avait pas du tout peur de lui. Il s'était approché pour regarder la valise jaune, et il avait demandé à Dadi:

«Qu'est-ce qu'il y a dans votre valise?»

L'homme avait ouvert un peu les yeux. Sans rien dire, il avait pris la valise sur ses genoux et il avait entrouvert le couvercle. Il souriait d'un air mystérieux en passant sa main sous le couvercle, puis en sortant un couple de colombes.

«Elles sont très belles», avait dit Mondo. «Com- ment s'appellent-elles?»

Dadi lissait les plumes des oiseaux, puis les approchait de ses joues.

«Lui, c'est Pilou, et elle, c'est Zoé.»

Il tenait les colombes dans ses mains, il les caressait très doucement contre son visage. Il regardait au loin, avec ses yeux humides et clairs qui ne voyaient pas bien.

Mondo avait caressé doucement la tête des colombes. La lumière du soleil les éblouissait, et elles voulaient rentrer dans leur valise. Dadi leur parlait à voix basse pour les calmer, puis il les enfermait de nouveau sous le couvercle.

«Elles sont très belles», avait répété Mondo. Et il était parti, tandis que l'homme fermait les yeux et continuait à dormir assis sur son journal.

Quand la nuit tombait, Mondo allait voir Dadi sur l'esplanade. Il travaillait avec le Gitan et le Cosaque pour la représentation publique, c'est-à-dire qu'il était assis un peu à l'écart avec sa valise jaune pendant que le Gitan jouait du banjo et que le Cosaque parlait avec sa grosse voix pour attirer les badauds. Le Gitan jouait vite, en regardant bouger ses doigts, et en chantonnant. Son visage sombre brillait dans la lumière des réverbères.

Mondo se mettait au premier rang des spectateurs, et il saluait Dadi. Maintenant, le Gitan commençait la représentation. Debout devant les spectateurs, il sortait des mouchoirs de toutes les couleurs de son poing fermé, avec une rapidité incroyable. Les mouchoirs légers tombaient par terre, et Mondo devait les ramasser au fur et à mesure. C'était son travail. Puis le Gitan sortait toutes sortes d'objets bizarres de sa main, des clés, des bagues, des crayons, des images, des balles de ping-pong et même des cigarettes allumées qu'il distribuait aux gens. Il faisait cela si vite qu'on n'avait pas le temps de voir bouger ses mains. Les gens riaient et applaudissaient, et les pièces de monnaie commençaient à tomber par terre.

«Petit, aide-nous à ramasser les pièces», disait le Cosaque.

Les mains du Gitan prenaient un œuf, l'enveloppaient dans un mouchoir rouge, puis s'arrêtaient une seconde.

«At… tention!»

Les mains frappaient l'une contre l'autre. Quand elles dénouaient le mouchoir, l'œuf avait disparu. Les gens applaudissaient encore plus fort, et Mondo ramassait d'autres pièces qu'il mettait dans une boîte de fer.

Quand il n'y avait plus de pièces, Mondo s'asseyait sur ses talons et regardait à nouveau les mains du Gitan. Elles bougeaient vite, comme si elles étaient indépendantes. Le Gitan sortait d'autres œufs de sa main fermée, puis les faisait disparaître entre ses mains, d'un coup. A chaque fois qu'un œuf allait disparaître, il regardait Mondo en faisant un clin d'œil.

«Hop! Hop!»

Mais ce que le Gitan savait faire de plus beau, c'est quand il prenait deux œufs très blancs qui venaient dans ses mains sans qu'on comprenne comment; il les enveloppait dans deux grands mouchoirs rouge et jaune, puis il levait ses bras en l'air et restait un moment sans bouger. Tout le monde le regardait alors en retenant son souffle.

«At… tention!»

Le Gitan baissait les bras en dépliant les mouchoirs, et deux colombes blanches sortaient des mouchoirs et volaient au-dessus de sa tête avant d'aller se percher sur les épaules du vieux Dadi.

Les gens criaient:

«Oh!»

et ils applaudissaient très fort et jetaient une grosse pluie de pièces.

Quand la représentation était finie, le Gitan allait acheter des sandwiches et de la bière, et tout le monde allait s'asseoir sur le marchepied de la vieille Hotchkiss noire.

«Tu m'as bien aidé, petit», disait le Gitan à Mondo.

Le Cosaque buvait la bière et s'exclamait très fort:

«C'est ton fils, Gitan?»

«Non, c'est mon ami Mondo.»

«Alors, à ta santé, mon ami Mondo!»

Il était déjà un peu ivre.

«Est-ce que tu sais jouer de la musique?»

«Non monsieur», disait Mondo.

Le Cosaque éclatait de rire.

«Non monsieur! Non monsieur!» Il répétait ça en criant, mais Mondo ne comprenait pas ce qui le faisait rire.

Ensuite le Cosaque prenait son petit accordéon et il commençait à jouer. Ce n'était pas vraiment de la musique qu'il faisait, c'était une suite de sons étranges et monotones, qui descendaient et montaient, tantôt vite, tantôt doucement. Le Cosaque jouait en frappant du pied sur le sol, et il chantait avec sa voix grave en répétant tout le temps les mêmes syllabes.

«Ay, ay, yaya, yaya, ayaya, yaya, ayaya, yaya, ay, ay!» Il chantait et jouait de l'accordéon, en se balançant, et Mondo pensait qu'il avait vraiment l'air d'un gros ours.

Les gens qui passaient s'arrêtaient un instant pour le regarder, ils riaient un peu et continuaient leur chemin.

Plus tard, quand la nuit était tout à fait noire, le Cosaque cessait de jouer, et il s'asseyait sur le marche-pied de la Hotchkiss à côté du Gitan. Ils allumaient des cigarettes de tabac noir qui sentait fort et ils parlaient en buvant d'autres canettes de bière. Ils parlaient de choses lointaines que Mondo ne comprenait pas bien, des souvenirs de guerre et de voyage. Quelquefois le vieux Dadi parlait aussi, et Mondo écoutait ses paroles, parce qu'il était surtout question d'oiseaux, de colombes et de pigeons voyageurs. Dadi racontait avec sa voix douce, un peu essoufflée, les histoires de ces oiseaux qui volaient longtemps au-dessus de la campagne, quand la terre glissait sous eux avec ses rivières en méandres, les petits arbres plantés le long des routes pareilles à des rubans noirs, les maisons aux toits rouges et gris, les fermes entourées de champs de toutes les couleurs, les prairies, les collines, les montagnes qui ressemblaient à des tas de cailloux. Le petit homme racontait aussi comment les oiseaux revenaient toujours vers leur maison, en lisant sur le paysage comme sur une carte, ou bien en naviguant aux étoiles, comme les marins et les aviateurs. Les maisons des oiseaux étaient semblables à des tours, mais il n'y avait pas de porte, simplement des fenêtres étroites juste sous le toit. Quand il faisait chaud, on entendait les roucoulements qui montaient des tours, et on savait que les oiseaux étaient revenus.

Mondo écoutait la voix de Dadi, il voyait la braise des cigarettes qui luisait dans la nuit. Autour de l'esplanade, les autos roulaient en faisant un bruit doux comme l'eau, et les lumières des maisons s'éteignaient une à une. Il était très tard, et Mondo sentait sa vue qui se brouillait parce qu'il allait s'endormir. Alors le Gitan l'envoyait se coucher sur la banquette arrière de la Hotchkiss, et c'est là qu'il passait la nuit. Le vieux Dadi rentrait chez lui, mais le Gitan et le Cosaque ne dormaient pas. Ils restaient assis sur le marchepied de la voiture, jusqu'au matin, comme cela, à boire, à fumer, et à parler.

Mondo aimait bien faire ceci: il s'asseyait sur la plage, les bras autour de ses genoux, et il regardait le soleil se lever. A quatre heures cinquante le ciel était pur et gris, avec seulement quelques nuages de vapeur au-dessus de la mer. Le soleil n'apparaissait pas tout de suite, mais Mondo sentait son arrivée, de l'autre côté de l'horizon, quand il montait lentement comme une flamme qui s'allume. Il y avait d'abord une auréole pâle qui élargissait sa tache dans l'air, et on sentait au fond de soi cette vibration bizarre qui faisait trembler l'horizon, comme s'il y avait un effort. Alors le disque apparaissait au-dessus de l'eau, jetait un faisceau de lumière droit dans les yeux, et la mer et la terre semblaient de la même couleur. Un instant après venaient les premières couleurs, les premières ombres. Mais les réverbères de la ville restaient allumés, avec leur lumière pâle et fatiguée, parce qu'on n'était pas encore très sûr que le jour commençait.

Mondo regardait le soleil qui montait au-dessus de la mer. Il chantonnait pour lui tout seul, en balançant sa tête et son buste, il répétait le chant du Cosaque:

«Ayaya, yaya, yayaya, yaya…»

Il n'y avait personne sur la plage, seulement quel ques mouettes qui flottaient sur la mer. L'eau était très transparente, grise, bleue et rose, et les cailloux étaient très blancs.

Mondo pensait au jour qui se levait aussi dans la mer, pour les poissons et pour les crabes. Peut-être qu'au fond de l'eau, tout devenait rose et clair comme à la surface de la terre? Les poissons se réveillaient et bougeaient lentement sous leur ciel pareil à un miroir, ils étaient heureux au milieu des milliers de soleils qui dansaient, et les hippocampes montaient le long des tiges d'algues pour mieux voir la lumière nouvelle. Même les coquilles entrouvraient leurs valves pour laisser entrer le jour. Mondo pensait beaucoup à eux, et il regardait les vagues lentes qui tombaient sur les cailloux de la plage en allumant des étincelles.

Quand le soleil était un peu plus haut, Mondo se mettait debout, parce qu'il avait froid. Il ôtait ses habits. L'eau de la mer était plus douce et plus tiède que l'air, et Mondo se plongeait jusqu'au cou. Il penchait son visage, il ouvrait ses yeux dans l'eau pour voir le fond. Il entendait le crissement fragile des vagues qui déferlaient, et cela faisait une musique qu'on ne connaît pas sur la terre.

Mondo restait longtemps dans l'eau, jusqu'à ce que ses doigts deviennent blancs et que ses jambes se mettent à trembler. Alors il retournait s'asseoir sur la plage, le dos contre le mur de soutien de la route, et il attendait les yeux fermés que la chaleur du soleil enveloppe son corps.

Au-dessus de la ville, les collines semblaient plus proches. La belle lumière éclairait les arbres et les façades blanches des villas, et Mondo disait encore:

«Il faudra que j'aille voir ça.»

Puis il se rhabillait et quittait la plage.

C'était un jour de fête, et il n'y avait rien à craindre du Ciapacan. Les jours de fête, les chiens et les enfants pouvaient vagabonder librement dans les rues.

L'ennui, c'est que tout était fermé. Les marchands ne venaient pas vendre leurs légumes, les boulangeries avaient leur rideau de fer baissé. Mondo avait faim. En passant devant la boutique d'un glacier qui s'appelait La Boule de Neige, il avait acheté un cornet de glace à la vanille, et il la mangeait en marchant dans les rues.

Maintenant, le soleil éclairait bien les trottoirs. Mais les gens ne se montraient pas. Ils devaient être fatigués. De temps en temps, quelqu'un venait, et Mondo le saluait, mais on le regardait avec étonnement parce qu'il avait les cheveux et les cils blanchis par le sel et le visage bruni par le soleil. Peut-être que les gens le prenaient pour un mendiant.

Mondo regardait les vitrines des magasins en léchant sa glace. Au fond d'une vitrine où la lumière était allumée, il y avait un grand lit en bois rouge, avec des draps et un oreiller à fleurs, comme si quelqu'un allait s'y coucher et dormir. Un peu plus loin, il y avait une vitrine remplie de cuisinières très blanches, et une rôtissoire où tournait lentement un poulet en carton. Tout cela était bizarre. Sous la porte d'un magasin, Mondo avait trouvé un journal illustré, et il s'était assis sur un banc pour le lire.

Le journal racontait une histoire avec des photos en couleurs qui montraient une belle femme blonde en train de faire la cuisine et de jouer avec ses enfants. C'était une longue histoire, et Mondo la lisait à haute voix, en approchant les photos de ses yeux pour que les couleurs se mélangent.

«Le garçon s'appelle Jacques et la fille s'appelle Camille. Leur maman est dans la cuisine et elle fait toutes sortes de bonnes choses à manger, du pain, du poulet rôti, des gâteaux. Elle leur a demandé: qu'est- ce que vous voulez manger de bon aujourd'hui? Fais-nous une grande tarte aux fraises, s'il te plaît, a dit Jacques. Mais leur maman a dit qu'il n'y avait pas de fraises, il n'y avait que des pommes. Alors Camille et Jacques ont pelé les pommes et les ont coupées en petits morceaux, et leur maman a fait la tarte. Elle fait cuire la tarte dans le four. Ça sent très bon dans toute la maison. Quand la tarte est cuite, leur maman la met sur la table et la coupe en tranches. Jacques et Camille mangent la bonne tarte en buvant du chocolat chaud. Ensuite ils disent: jamais on n'avait mangé une tarte aussi bonne!»

Quand Mondo avait fini de lire l'histoire, il cachait le journal illustré dans un buisson du jardin, pour la relire plus tard. Il aurait bien voulu acheter un autre illustré, une histoire d'Akim dans la jungle, par exemple, mais le marchand de journaux était fermé.

Au centre du jardin, il y avait un retraité des Postes qui dormait sur un banc. À côté du retraité, sur le banc, il y avait un journal déplié et un chapeau.

Quand le soleil montait dans le ciel, la lumière était plus douce. Les autos commençaient à circuler dans les rues en klaxonnant. A l'autre bout du jardin, près de la sortie, un petit garçon jouait avec un tricycle rouge. Mondo s'arrêtait à côté de lui.

«Il est à toi?» demandait-il.

«Oui», disait le petit garçon.

«Tu me le prêtes?»

Le petit garçon serrait le guidon de toutes ses forces.

«Non! Non! Va-t'en!»

«Comment il s'appelle, ton vélo?»

Le petit garçon baissait la tête sans répondre, puis il disait très vite:

«Mini.»

«Il est très beau», disait Mondo.

Il regardait encore un peu le tricycle, le cadre peint en rouge, la selle noire, le guidon et les garde-boue chromés. Il faisait marcher la sonnette une ou deux fois, mais le petit garçon l'écartait et s'en allait en pédalant.

Sur la place du marché, il n'y avait pas grand monde. Les gens allaient à la messe par petits groupes, ou bien se promenaient vers la mer. C'était les jours de fête que Mondo aurait bien voulu rencontrer quelqu'un pour lui demander:

«Est-ce que vous voulez m'adopter?»

Mais peut-être que ces jours-là, personne ne l'aurait entendu.

Mondo entrait dans les halls des immeubles, au hasard. Il s'arrêtait pour regarder les boîtes aux lettres vides, et les tableaux d'incendie. Il pressait sur le bouton de la minuterie, et il écoutait un instant le tic-tac, jusqu'à ce que la lumière s'éteigne. Au fond du hall, il y avait les premières marches des escaliers, la rampe de bois ciré, et un grand miroir terne encadré par des statues de plâtre. Mondo avait envie de faire un tour en ascenseur, mais il n'osait pas, parce que c'est défendu de laisser les enfants jouer avec l'ascenseur.

Une jeune femme entrait dans l'immeuble. Elle était belle, avec des cheveux châtains ondulés et une robe claire qui bruissait autour d'elle. Elle sentait bon.

Mondo était sorti de l'encoignure de la porte, et elle avait sursauté.

«Qu'est-ce que tu veux?»

«Est-ce que je peux monter dans l'ascenseur avec vous?»

La jeune femme souriait gentiment.

«Bien sûr, voyons! Viens!»

L'ascenseur bougeait un peu sous les pieds comme un bateau.

«Où est-ce que tu vas?»

«Tout à fait en haut.»

«Au sixième? Moi aussi.»

L'ascenseur montait doucement. Mondo regardait à travers les vitres les plafonds qui reculaient. Les portes vibraient, et à chaque étage on entendait un drôle de claquement. On entendait aussi les câbles siffler dans la cage de l'ascenseur.

«Tu habites ici?»

La jeune femme regardait Mondo avec curiosité.

«Non madame.»

«Tu vas voir des amis?»

«Non madame, je me promène.»

«Ah?»

La jeune femme regardait toujours Mondo. Elle avait de grands yeux calmes et doux, un peu humides. Elle avait ouvert son sac à main et elle avait donné à Mondo un bonbon enveloppé dans du papier transparent.

Mondo regardait les étages passer très lentement.

«C'est haut, comme en avion», disait Mondo.

«Tu es déjà allé en avion?»

«Oh non, madame, pas encore. Ça doit être bien.»

La jeune femme riait un peu.

«Ça va plus vite que l'ascenseur, tu sais!»

«Ça va plus haut aussi!»

«Oui, beaucoup plus haut!»

L'ascenseur était arrivé avec un gémissement, et une secousse. La jeune femme sortait.

«Tu descends?»

«Non», disait Mondo; «je vais retourner en bas tout de suite.»

«Ah oui? Comme tu veux. Pour redescendre, tu appuies sur l'avant-dernier bouton, là. Fais attention à ne pas toucher au bouton rouge, c'est la sonnette d'alarme.»

Avant de refermer la porte, elle souriait encore.

«Bon voyage!»

«Au revoir!» disait Mondo.

Quand il était sorti de l'immeuble, Mondo avait vu que le soleil était haut dans le ciel, presque à sa place de midi. Les journées passaient vite, du matin jusqu'au soir. Si on n'y prenait pas garde, elles s'en allaient plus vite encore. C'est pour cela que les gens étaient toujours si pressés. Ils se dépêchaient de faire tout ce qu'ils avaient à faire avant que le soleil ne redescende.

A midi, les gens marchaient à grandes enjambées dans les rues de la ville. Ils sortaient des maisons, montaient dans les autos, claquaient les portières.Mondo aurait bien voulu leur dire: «Attendez! Attendez-moi!» Mais personne ne faisait attention à lui.

Comme son cœur battait trop vite et trop fort, lui aussi, Mondo s'arrêtait dans les coins. Il restait immobile, les bras croisés, et il regardait la foule qui avançait dans la rue. Ils n'avaient plus l'air fatigué comme au matin. Ils marchaient vite, en faisant du bruit avec leurs pieds, en parlant et en riant très fort.

Au milieu d'eux, une vieille femme progressait lentement sur le trottoir, le dos courbé, sans voir personne. Son sac à provisions était rempli de nourriture, et il pesait si lourd qu'il touchait le sol à chaque pas. Mondo s'approchait d'elle et l'aidait à porter son sac. Il entendait la respiration de la vieille femme qui soufflait un peu derrière lui.

La vieille femme s'était arrêtée devant la porte d'un immeuble gris, et Mondo avait monté l'escalier avec elle. Il pensait que la vieille femme était peut-être sa grand-mère, ou bien sa tante, mais il ne lui parlait pas, parce qu'elle était un peu sourde. La vieille femme avait ouvert une porte, au quatrième étage, et elle était allée dans sa cuisine pour couper une tranche de pain d'épice rassis. Elle l'avait donnée à Mondo, et il avait vu que sa main tremblait beaucoup. Sa voix aussi tremblait quand elle avait dit:

«Dieu te bénisse.»

Un peu plus loin, dans la rue, Mondo sentait qu'il devenait très petit. Il marchait au ras du mur, et les gens autour de lui devenaient hauts comme des arbres, avec des visages lointains, comme les balcons des immeubles. Mondo se faufilait parmi tous ces géants, qui faisaient des enjambées considérables. Il évitait des femmes hautes comme des tours d'église, vêtues d'immenses robes à pois, et des hommes larges comme des falaises, vêtus de complets bleus et de chemises blanches. C'était peut-être la lumière du jour qui causait cela, la lumière qui agrandit les choses et raccourcit les ombres. Mondo se glissait au milieu d'eux, et seuls ceux qui regardent vers le bas pouvaient le voir. Il n'avait pas peur, sauf de temps en temps pour traverser les rues. Mais il cherchait quelqu'un, partout dans la ville, dans les jardins, sur la plage. Il ne savait pas très bien qui il cherchait, ni pourquoi, mais quelqu'un, comme cela, simplement pour lui dire très vite et tout de suite après lire la réponse dans ses yeux:

«Est-ce que vous voulez bien m'adopter?»

C'est environ à cette époque-là que Mondo avait rencontré Thi Chin, quand les journées étaient belles et les nuits longues et chaudes. Mondo était sorti de sa cachette du soir, à la base de la digue. Le vent tiède soufflait de la terre, le vent sec qui rend les cheveux électriques et fait brûler les forêts de chênes-lièges. Sur les collines, au-dessus de la ville, Mondo voyait une grande fumée blanche qui s'étalait dans le ciel.

Mondo avait regardé un moment les collines éclairées par le soleil, et il avait pris le chemin qui conduit vers elles. C'était un chemin sinueux, qui se transformait de loin en loin en escaliers avec de larges marches de ciment quadrillé. De chaque côté du chemin, il y avait des caniveaux remplis de feuilles mortes et de bouts de papier.

Mondo aimait bien monter les escaliers. Ils zigzaguaient à travers la colline, sans se presser, comme s'ils allaient nulle part. Tout le long du chemin, il y avait de hauts murs de pierre surmontés de tessons de bouteille, de sorte qu'on ne savait pas où on était. Mondo montait lentement les marches en regardant s'il n'y avait rien d'intéressant dans les caniveaux. Quelquefois on trouvait une pièce de monnaie, un clou rouillé, une image, ou un fruit bizarre.

Plus on montait, plus la ville devenait plate, avec tous les rectangles des immeubles et les lignes droites des rues où bougeaient les autos rouges et bleues. La mer aussi devenait plate, sous la colline, elle brillait comme une plaque de fer-blanc. Mondo se retournait de temps en temps pour regarder tout cela entre les branches des arbres et par-dessus les murs des villas.

Il n'y avait personne dans les escaliers, sauf une fois, un gros chat tigré tapi dans le caniveau, qui mangeait des restes de viande dans une boîte de conserve rouillée. Le chat s'était aplati, les oreilles rabattues, et il avait regardé Mondo avec ses pupilles arrondies dans ses yeux jaunes.

Mondo était passé à côté de lui sans rien dire. Il avait senti les pupilles noires qui continuaient à le regarder, jusqu'à ce qu'il ait tourné au virage.

Mondo montait sans faire de bruit. Il posait ses pieds très doucement, en évitant les brindilles et les graines, il glissait très silencieusement, comme une ombre.

Cet escalier n'était pas très raisonnable. Tantôt il était raide, avec de petites marches courtes et hautes qui essoufflaient. Tantôt il était paresseux, il s'étirait lentement entre les propriétés et les terrains vagues. Parfois même il avait l'air de vouloir redescendre.

Mondo n'était pas pressé. Il avançait en zigzaguant lui aussi, d'un mur à l'autre. Il s'arrêtait pour regarder dans les caniveaux, ou pour arracher des feuilles aux arbres. Il prenait une feuille de poivrier et il l'écrasait entre ses doigts pour sentir l'odeur qui pique le nez et les yeux. Il cueillait les fleurs du chèvrefeuille et il suçait la petite goutte sucrée qui perle à sa base du calice. Ou bien il faisait de la musique avec une lame d'herbe pressée contre ses lèvres.

Mondo aimait bien marcher ici, tout seul, à travers la colline. A mesure qu'il montait, la lumière du soleil devenait de plus en plus jaune, douce, comme si elle sortait des feuilles des plantes et des pierres des vieux murs. La lumière avait imprégné la terre pendant le jour, et maintenant elle sortait, elle répandait sa chaleur, elle gonflait ses nuages.

Il n'y avait personne sur la colline. C'était sans doute à cause de la fin de l'après-midi, et aussi parce que ce quartier-là était un peu abandonné. Les villas étaient enfouies dans les arbres, elles n'étaient pas tristes, mais elles avaient l'air de somnoler, avec leurs grilles rouillées et leurs volets écaillés qui fermaient mal.

Mondo écoutait les bruits des oiseaux dans les arbres, les craquements légers des branches dans le vent. Il y avait surtout le bruit d'un criquet, un sifflement strident qui se déplaçait sans cesse et semblait avancer en même temps que Mondo. Par instants, il s'éloignait un peu, puis il revenait, si proche que Mondo se retournait pour essayer de voir l'insecte. Mais le bruit repartait, et reparaissait devant lui, ou bien au-dessus, au sommet du mur. Mondo l'appelait à son tour, en sifflant dans la feuille d'herbe. Mais le criquet ne se montrait pas. Il préférait rester caché.

Tout à fait en haut de la colline, à cause de la chaleur, les nuages étaient apparus. Ils voguaient tranquillement vers le nord et, quand ils passaient près du soleil, Mondo sentait l'ombre sur son visage. Les couleurs changeaient, bougeaient, la lumière jaune s'allumait, s'éteignait.

Ça faisait longtemps que Mondo avait envie d'aller jusqu'en haut de la colline. Il l'avait regardée souvent, de ses cachettes au bord de la mer, avec tous ses arbres et sa belle lumière qui brillait sur les façades des villas et rayonnait dans le ciel comme une auréole. C'était pour cela qu'il voulait monter sur la colline, parce que le chemin d'escaliers semblait conduire vers le ciel et la lumière. C'était vraiment une belle colline, juste au-dessus de la mer, tout près des nuages, et Mondo l'avait regardée longtemps, le matin, quand elle était encore grise et lointaine, le soir, et même la nuit quand elle scintillait de toutes les lumières électriques. Maintenant il était content de grimper sur elle.

Dans les tas de feuilles mortes, le long des murs, les salamandres s'enfuyaient. Mondo essayait de les surprendre, en s'approchant sans bruit; mais elles l'entendaient quand même, et elles couraient se cacher dans les fissures.

Mondo appelait un peu les salamandres, en sifflant entre ses dents. Il aurait bien aimé avoir une salamandre. Il pensait qu'il pourrait l'apprivoiser et la mettre dans la poche de son pantalon pour se promener. Il attraperait des mouches pour lui donner à manger et, quand il s'assiérait au soleil, sur la plage, ou dans les rochers de la digue, elle sortirait de sa poche et monterait sur son épaule. Elle resterait là sans bouger, en faisant palpiter sa gorge, parce que c'est comme cela que les salamandres ronronnent.

Puis Mondo était arrivé devant la porte de la Maison de la Lumière d'Or. Mondo l'avait appelée comme cela la première fois qu'il y était entré, et depuis ce nom est resté. C'était une belle maison ancienne, de type italien, recouverte de plâtre jaune-orange, avec de hautes fenêtres aux volets déglingués et une vigne vierge qui envahissait le perron. Autour de la maison, il y avait un jardin pas très grand, mais tellement envahi de ronces et de mauvaises herbes qu'on n'en voyait pas les limites. Mondo avait poussé la porte de fer, et il avait marché sur l'allée de gravier qui menait à la maison, sans faire de bruit. La maison jaune était simple, sans ornements de stucs ni mascarons, mais Mondo pensait qu'il n'avait jamais vu une maison aussi belle.

Dans le jardin en désordre, devant la maison, il y avait deux beaux palmiers qui s'élevaient au-dessus du toit et, quand le vent soufflait un peu, leurs palmes grattaient les gouttières et les tuiles. Autour des palmiers, les buissons étaient épais, sombres, parcourus par de grandes ronces violettes qui rampaient sur le sol comme des serpents.

Ce qui était beau surtout, c'était la lumière qui enveloppait la maison. C'était pour elle que Mondo avait tout de suite donné ce nom à la maison, la Maison de la Lumière d'Or. La lumière du soleil de la fin d'après-midi avait une couleur très douce et calme, une couleur chaude comme les feuilles de l'automne ou comme le sable, qui vous baignait et vous enivrait. Tandis qu'il avançait lentement sur le chemin de gravier, Mondo sentait la lumière qui caressait son visage. Il avait envie de dormir, et son cœur battait au ralenti. Il respirait à peine.

Le chant du criquet résonnait à nouveau avec force, comme s'il sortait des buissons du jardin. Mondo s'arrêtait pour l'écouter, puis il marchait lentement vers la maison, prêt à s'enfuir au cas où serait venu un chien. Mais il n'y avait personne. Autour de lui, les plantes du jardin étaient immobiles, leurs feuilles étaient lourdes de chaleur.

Mondo entrait dans les broussailles. A quatre pattes, il se glissait sous les branches des arbustes, il écartait les ronces. Il s'installait dans une cachette, sous le couvert des buissons, et, de là, il contemplait la maison jaune.

La lumière déclinait presque imperceptiblement sur la façade de la maison. Il n'y avait pas un bruit, sauf la voix du criquet et le murmure aigu des moustiques qui dansaient autour des cheveux de Mondo. Assis par terre, sous les feuilles d'un laurier, Mondo regardait fixement la porte de la maison, et les marches de l'escalier en demi-lune qui conduisait au perron. L'herbe poussait à la jointure des marches. Au bout d'un moment, Mondo s'était couché en chien de fusil sur la terre, la tête appuyée sur son coude.


C'était bien de dormir comme cela, au pied de l'arbre qui sent fort, pas très loin de la Maison de la Lumière d'Or, tout entouré de chaleur et de paix, avec la voix stridente du criquet qui allait et venait sans cesse. Quand tu dormais, Mondo, tu n'étais pas là. Tu étais parti ailleurs, loin de ton corps. Tu avais laissé ton corps endormi par terre, à quelques mètres du chemin de gravier, et tu te promenais ailleurs. C'est cela qui était bizarre. Ton corps restait sur la terre, il respirait tranquillement, le vent poussait les ombres des nuages sur ton visage aux yeux fermés. Les moustiques tigrés dansaient autour de tes joues, les fourmis noires exploraient tes vêtements et tes mains. Tes cheveux s'agitaient un peu dans le vent du soir. Mais toi, tu n'étais pas là. Tu étais ailleurs, parti dans la lumière chaude de la maison, dans l'odeur des feuilles du laurier, dans l'humidité qui sortait des miettes de terre. Les araignées tremblaient sur leur fil, car c'était l'heure où elles s'éveillaient. Les vieilles salamandres noires et jaunes se glissaient hors de leurs fissures, sur le mur de la maison, et elles restaient à te regarder, accrochées par leurs pattes aux doigts écartés. Tout le monde te regardait, parce que tu avais les yeux fermés. Et quelque part à l'autre bout du jardin, entre un massif de ronces et un buisson de houx, près d'un vieux cyprès desséché, l'insecte-pilote faisait sans se lasser son bruit de scie, pour te parler, pour t'appeler. Mais toi, tu ne l'entendais pas, tu étais parti au loin.


«Qui es-tu?» demandait la voix aiguë.

Maintenant, devant Mondo, il y avait une femme, mais elle était si petite que Mondo avait cru un instant que c'était une enfant. Ses cheveux noirs étaient coupés en rond autour de son visage, et elle était vêtue d'un long tablier bleu-gris.

Elle souriait.

«Qui es-tu?»

Mondo était debout, à peine plus petit qu'elle. Il bâillait.

«Tu dormais?»

«Excusez-moi», dit Mondo. «Je suis entré dans votre jardin, j'étais un peu fatigué, alors j'ai dormi un peu. Je vais partir maintenant.»

«Pourquoi veux-tu partir tout de suite? Tu n'aimes pas le jardin?»

«Si, il est très beau», dit Mondo. Il cherchait sur le visage de la petite femme un signe de colère. Mais elle continuait à sourire. Ses yeux bridés avaient une expression curieuse, comme les chats. Autour des yeux et de la bouche, il y avait des rides profondes, et Mondo pensait que la femme était vieille.

«Viens voir la maison aussi», dit-elle.

Elle montait le petit escalier en demi-lune et elle ouvrait la porte.

«Viens donc!»

Mondo entrait derrière elle. C'était une grande salle presque vide, éclairée sur les quatre côtés par de hautes fenêtres. Au centre de la salle, il y avait une table de bois et des chaises, et sur la table un plateau laqué portant une théière noire et des bols. Mondo restait immobile sur le seuil, regardant la salle et les fenêtres. Les fenêtres étaient faites de petits carreaux de verre dépoli, et la lumière qui entrait était encore plus chaude et dorée. Mondo n'avait jamais vu une lumière aussi belle.

La petite femme était debout devant la table et elle versait le thé dans les bols.

«Est-ce que tu aimes le thé?»

«Oui», dit Mondo.

«Alors viens t'asseoir ici.»

Mondo s'asseyait lentement sur le bord de la chaise et il buvait. Le breuvage était couleur d'or aussi, il brûlait les lèvres et la gorge.

«C'est chaud», dit-il.

La petite femme buvait une gorgée sans bruit.

«Tu ne m'as pas dit qui tu étais», dit-elle. Sa voix était comme une musique douce.

«Je suis Mondo», dit Mondo.

La petite femme le regardait en souriant. Elle semblait plus petite encore sur sa chaise.

«Moi, je suis Thi Chin.»

«Vous êtes chinoise?» demandait Mondo. La petite femme secouait la tête.

«Je suis vietnamienne, pas chinoise.»

«C'est loin, votre pays?»

«Oui, c'est très très loin.»

Mondo buvait le thé et sa fatigue s'en allait.

«Et toi, d'où viens-tu? Tu n'es pas d'ici, n'est-ce pas?»

Mondo ne savait pas trop ce qu'il fallait dire.

«Non, je ne suis pas d'ici», dit-il. Il écartait les mèches de ses cheveux en baissant la tête. La petite femme ne cessait pas de sourire, mais ses yeux étroits étaient un peu inquiets soudain.

«Reste encore un instant», dit-elle. «Tu ne veux pas partir tout de suite?»

«Je n'aurais pas dû entrer dans votre jardin», dit Mondo. «Mais la porte était ouverte, et j'étais un peu fatigué.»

«Tu as bien fait d'entrer», dit simplement Thi Chin. «Tu vois, j'avais laissé la porte ouverte pour toi.»

«Alors vous saviez que j'allais venir?» dit Mondo. Cette idée le rassurait.

Thi Chin faisait oui de la tête, et elle tendait à Mondo une boîte de fer-blanc pleine de macarons.

«Tu as faim?»

«Oui», dit Mondo. Il grignotait le macaron en regardant les grandes fenêtres par où entrait la lumière.

«C'est beau», dit-il. «Qu'est-ce qui fait tout cet or?»

«C'est la lumière du soleil», dit Thi Chin.

«Alors vous êtes riche?»

Thi Chin riait.

«Cet or-là n'appartient à personne.»

Ils regardaient la belle lumière comme dans un rêve.

«C'est comme cela dans mon pays», disait Thi Chin à voix basse. «Quand le soleil se couche, le ciel devient comme cela, tout jaune, avec de petits nuages noirs très légers, on dirait des plumes d'oiseau.»

La lumière d'or emplissait toute la pièce et Mondo se sentait plus calme et plus fort, comme après avoir bu le thé chaud.

«Tu aimes ma maison?» demandait Thi Chin.

«Oui madame», disait Mondo. Ses yeux reflétaient la couleur du soleil.

«Alors c'est ta maison aussi, quand tu veux.»

C'est comme cela que Mondo avait fait connaissance avec Thi Chin et la Maison de la Lumière d'Or. Il était resté longtemps dans la grande salle à regarder les fenêtres. La lumière restait jusqu'à ce que le soleil disparaisse complètement derrière les collines. Même à ce moment-là, les murs de la salle étaient si imprégnés d'elle que c'était comme si elle ne pouvait pas s'éteindre. Puis l'ombre était venue, et tout était devenu gris, les murs, les fenêtres, les cheveux de Mondo. Le froid était venu aussi. La petite femme s'était levée pour allumer une lampe, puis elle avait emmené Mondo dans le jardin pour regarder la nuit. Au-dessus des arbres, les étoiles brillaient et il y avait un mince croissant de lune.

Cette nuit-là, Mondo avait dormi sur des coussins, au fond de la grande salle. Il avait dormi là les autres nuits aussi, parce qu'il aimait bien cette maison. Quelquefois, quand la nuit était chaude, il dormait dans le jardin, sous le laurier, ou sur les marches du perron, devant la porte. Thi Chin ne parlait pas beaucoup, et c'est peut-être pour cela qu'il l'aimait bien. Depuis qu'elle lui avait demandé son nom et d'où il venait, la première fois, elle ne lui posait plus de questions. Simplement, elle le prenait par la main et elle lui montrait des choses amusantes, dans le jardin, ou dans la maison. Elle lui montrait les cailloux qui ont des formes et des dessins bizarres, les feuilles d'arbre aux nervures fines, les graines rouges des palmiers, les petites fleurs blanches et jaunes qui poussent entre les pierres. Elle lui portait dans sa main des scarabées noirs, des mille-pattes, et Mondo lui donnait en échange des coquilles et des plumes de mouette qu'il avait trouvées au bord de la mer.

Thi Chin lui donnait à manger du riz et un bol de légumes rouges et verts à moitié cuits, et toujours du thé chaud dans les petits bols blancs. Quelquefois, quand la nuit était très noire, Thi Chin prenait un livre d'images et elle lui racontait une histoire ancienne. C'était une longue histoire qui se passait dans un pays inconnu où il y avait des monuments aux toits pointus, des dragons et des animaux qui savaient parler comme les hommes. L'histoire était si belle que Mondo ne pouvait pas l'entendre jusqu'au bout. Il s'endormait, et la petite femme s'en allait sans faire de bruit, après avoir éteint la lampe. Elle dormait au premier étage, dans une chambre étroite. Le matin, quand elle se réveillait, Mondo était déjà parti.

Il y avait des feux sur la plupart des collines, parce qu'on approchait de l'été. Dans la journée, on voyait les grandes colonnes de fumée blanche qui tachaient le ciel, et la nuit il y avait des lueurs rouges inquiétantes, comme des braises de cigarette. Mondo regardait souvent du côté des incendies, quand il était sur la plage, ou bien quand il montait le chemin d'escaliers vers la maison de Thi Chin. Un après-midi, il était même rentré plus tôt que d'habitude pour arracher les mauvaises herbes qui poussaient autour de la maison, et quand Thi Chin lui avait demandé ce qu'il faisait, il avait dit:

«C'est pour que le feu ne puisse pas venir ici.»

Maintenant qu'il dormait presque toutes les nuits dans la Maison de la Lumière d'Or, ou dans le jardin, il avait moins peur de la camionnette grise du Ciapacan. Il n'allait plus dans les cachettes des rochers, près de la digue. Dès que le jour se levait, il partait se baigner dans la mer. Il aimait bien la mer transparente du matin, le bruit étrange des vagues quand on a la tête sous l'eau, et les cris des mouettes dans le ciel. Puis il allait voir du côté du marché, pour décharger quelques caisses, et pour glaner les fruits et les légumes. Il les rapportait ensuite à Thi Chin pour le repas du soir.

Après midi, il allait parler un peu avec le Gitan, qui était assis à rêver sur le marchepied de sa voiture. Ils ne se disaient pas grand-chose, mais le Gitan avait l'air content de le voir. Le Cosaque venait ensuite, avec une bouteille d'alcool. Il était toujours un peu saoul, et il criait avec sa grosse voix:

«Hé! Mon ami Mondo!»

Il y avait aussi une femme qui venait quelquefois, une grosse femme au visage rouge et aux yeux très clairs, qui savait lire l'avenir dans les mains des passants; mais Mondo s'en allait quand elle arrivait, parce qu'il ne l'aimait pas.

Il partait à la recherche du vieux Dadi. Ce n'était pas facile de le trouver, parce que le vieil homme changeait souvent de place. Il était assis sur les feuilles de journal, sa petite valise jaune percée de trous à côté de lui, et les gens qui passaient croyaient qu'il mendiait. En général, Mondo le rencontrait sur le parvis des églises, et il s'asseyait à côté de lui. Mondo aimait bien quand il parlait, parce qu'il savait beaucoup d'histoires sur les pigeons voyageurs et sur les colombes. Il parlait de leur pays, un pays où il y a beaucoup d'arbres, des fleuves tranquilles, des champs très verts et un ciel doux. Auprès des maisons, il y a ces tours pointues, couvertes de tuiles rouges et vertes, où vivent les colombes et les pigeons. Le vieux Dadi parlait avec sa voix lente, et c'était comme le vol des oiseaux dans le ciel, qui hésite et tourne en rond autour des villages. Mais il ne parlait de cela à personne d'autre.

Quand Mondo était assis sur le parvis des églises avec le vieux Dadi, les gens étaient un peu étonnés. Ils s'arrêtaient pour regarder le petit garçon et le vieil homme avec ses colombes, et ils donnaient davantage de pièces parce qu'ils étaient émus. Mais Mondo ne restait pas très longtemps à mendier, parce qu'il y avait toujours une ou deux femmes qui n'aimaient pas voir cela et qui commençaient à poser des questions. Et puis il fallait faire attention au Ciapacan. Si la camionnette grise était passée à ce moment-là, sûrement les hommes en uniforme seraient sortis et l'auraient emmené. Ils auraient peut-être même emmené le vieux Dadi et ses colombes.

Un jour, il y avait eu un grand vent, et le Gitan avait dit à Mondo:

«Allons voir la bataille des cerf s-volants.»

C'était seulement les dimanches de grand vent que les batailles de cerf s-volants avaient lieu. Ils étaient arrivés sur la plage de bonne heure, et les enfants étaient déjà là avec leurs cerfs-volants. Il y en avait de toutes sortes et de toutes les couleurs, des cerfs-volants en forme de losange, ou de carré, monoplans ou biplans, sur lesquels étaient peintes des têtes d'ani- maux. Mais le plus beau cerf-volant appartenait à un homme d'une cinquantaine d'années, qui se tenait tout à fait au bout de la plage. C'était comme un grand papillon jaune et noir aux ailes immenses. Quand il l'avait lancé, tout le monde s'était arrêté de bouger pour regarder. Le grand papillon jaune et noir avait plané un instant à quelques mètres de la mer, puis l'homme avait tiré sur le fil et il s'était cabré. Alors le vent s'était engouffré dans ses ailes et il avait commencé son ascension. Le cerf-volant montait dans le ciel, très loin au-dessus de la mer. Le vent qui soufflait faisait claquer la toile de ses ailes. Sur la plage, l'homme ne bougeait presque pas. Il dévidait la bobine de fil, et son regard était fixé sur le papillon jaune et noir qui se balançait au-dessus de la mer. De temps en temps, l'homme tirait sur le fil, l'enroulait sur la bobine, et le cerf-volant montait encore plus haut dans le ciel. Maintenant il était plus haut que tous les autres, il planait au-dessus de la plage avec ses ailes étendues. Il restait là, il planait sans effort, dans le vent violent, si loin de la terre qu'on ne voyait plus le fil qui le retenait.

Quand Mondo et le Gitan s'étaient approchés, l'homme avait donné la bobine et le fil à Mondo.

«Tiens-le bien!» dit-il.

Il s'était assis sur la plage et il avait allumé une cigarette.

Mondo essayait de résister au vent.

«Si ça tire trop, tu donnes un peu, puis tu reprends après.»

A tour de rôle, Mondo, le Gitan et l'homme avaient tenu le cerf-volant, jusqu'à ce que tous les autres, fatigués, retombent dans la mer. Tout le monde avait la tête renversée en l'air et regardait le grand papillon jaune et noir qui continuait à planer. C'était vraiment le champion des cerfs-volants, il n'y en avait pas d'autre qui sache monter si haut et voler si longtemps.

Alors, très lentement, l'homme avait fait descendre le grand papillon, mètre par mètre. Le cerf-volant tanguait dans le vent, et on entendait les détonations de l'air dans sa voile, et le sifflement aigu du fil. C'était le moment le plus dangereux, parce que le fil pouvait se rompre sous la tension, et l'homme avançait un peu en enroulant la bobine. Quand le cerf-volant avait été tout près du rivage, l'homme s'était déplacé sur le côté, en tirant d'un seul coup, puis en lâchant le fil, et le cerf-volant avait atterri sur les galets, très lentement,comme un avion.

Après, comme ils étaient fatigués, ils étaient restés assis sur la plage. Le Gitan avait acheté des hot dogs et ils avaient mangé en regardant la mer. L'homme avait raconté à Mondo les batailles, sur les plages de Turquie, quand on attachait des lames de rasoir aux queues des cerf s-volants. Quand ils étaient très haut dans le ciel, on les lançait les uns contre les autres, pour essayer de les faire tomber. Les lames de rasoir coupaient les voiles. Une fois, il y avait bien longtemps, il avait même réussi à couper le fil d'un cerf-volant qui avait disparu au loin, emporté par le vent comme une feuille morte. Les jours de grand vent, les enfants faisaient voler les cerfs-volants par centaines, et le ciel bleu était couvert de taches multicolores.

«Ça devait être beau», disait Mondo.

«Oui, c'était beau. Mais maintenant les gens ne savent plus», disait l'homme. Il se levait et il enveloppait le grand papillon jaune et noir dans une feuille de plastique.

«La prochaine fois, je t'apprendrai comment on fait un vrai cerf-volant», disait l'homme. «Au mois de septembre, c'est la bonne saison, et tu peux faire voler ton cerf-volant comme un oiseau, presque sans le toucher.»

Mondo pensait qu'il ferait le sien tout blanc, comme une mouette.


Il y avait aussi quelqu'un que Mondo aimait bien aller voir, de temps en temps. C'était un bateau qui s'appelait Oxyton. La première fois qu'il l'avait rencon- tré, c'était l'après-midi, vers deux heures, quand le soleil frappait sur l'eau du port. Le bateau était amarré au quai, au milieu des autres bateaux, et il se dandinait sur l'eau. Ce n'était pas du tout un grand bateau, comme tous ceux qui ont des proues comme des nez de requin et qui portent de grandes voiles blanches. Non, Oxyton, c'était simplement une barque avec un gros ventre et un mât court à l'avant, mais Mondo l'avait trouvé bien sympathique. Il avait demandé son nom à quelqu'un qui travaillait sur le port, et le nom aussi lui avait plu.

Alors, il venait le voir souvent, quand il était dans les environs. Il s'arrêtait sur le bord du quai, et il répétait son nom à voix haute, en chantant un peu:

«Oxyton! Oxyton!»

Le bateau tirait sur son amarre, revenait cogner contre le quai, repartait. Sa coque était bleu et rouge, avec un liséré blanc. Mondo s'asseyait sur le quai, à côté de l'anneau d'amarrage, et il regardait Oxyton en mangeant une orange. Il regardait aussi les reflets du soleil dans l'eau, les vagues molles qui faisaient bouger la coque. Oxyton avait l'air de s'ennuyer, parce que personne ne le sortait jamais. Alors Mondo sautait dans le bateau. Il s'asseyait sur la banquette de bois, à la poupe, et il attendait, en sentant les mouvements des vagues. Le bateau bougeait doucement, tournait un peu, s'éloignait, faisait grincer son amarre. Mondo aurait bien voulu partir avec lui, au hasard, sur la mer. En passant devant la digue, il aurait dit à Giordan le Pêcheur de monter à bord, et ils seraient partis ensemble sur la mer Rouge.

Mondo restait longtemps assis à l'arrière de la barque, à regarder les reflets du soleil et les bancs de poissons minuscules qui avançaient en vibrant. Quelquefois il chantonnait une chanson pour le bateau, une chanson qu'il avait inventée pour lui:

«Oxyton, Oxyton, Oxyton,

On va s'en aller-er-er

On s'en va pêcher

On s'en va pêcher

Les sardines, les crevettes et les thons!»

Ensuite Mondo marchait un peu sur les quais, du côté des cargos, parce qu'il avait aussi une amie grue.

Il y avait beaucoup de choses à voir, partout, dans les rues, sur la plage, et dans les terrains vagues. Mondo n'aimait pas tellement les endroits où il y avait beaucoup de gens. Il préférait les espaces ouverts, là où on voit loin, les esplanades, les jetées qui avancent au milieu de la mer, les avenues droites où roulent les camions-citernes. C'était dans ces endroits-là qu'il pouvait trouver des gens à qui parler, pour leur dire simplement:

«Est-ce que vous voulez m'adopter?»

C'étaient des gens un peu rêveurs, qui marchaient les mains derrière leur dos en pensant à autre chose. Il y avait des astronomes, des professeurs d'histoire, des musiciens, des douaniers. Il y avait quelquefois un peintre du dimanche, qui peignait des bateaux, des arbres, ou des couchers de soleil, assis sur un strapontin. Mondo restait un moment à côté de lui, à regarder le tableau. Le peintre se retournait et disait:

«Ça te plaît?»

Mondo faisait oui de la tête. Il montrait un homme et un chien qui marchaient sur le quai, au loin.

«Et eux, vous allez les dessiner aussi?»

«Si tu veux», disait le peintre. Avec son pinceau le plus fin, il mettait sur la toile une petite silhouette noire qui ressemblait plutôt à un insecte. Mondo réfléchissait un peu, et il disait:

«Vous savez dessiner le ciel?»

Le peintre s'arrêtait de peindre et le regardait avec étonnement.

«Le ciel?»

«Oui, le ciel, avec les nuages, le soleil. Ce serait bien.»

Le peintre n'avait jamais pensé à cela. Il regardait le ciel au-dessus de lui, et il riait.

«Tu as raison, le prochain tableau que je ferai, ce sera rien que le ciel.»

«Avec les nuages et le soleil?»

«Oui, avec tous les nuages, et le soleil qui éclaire.»

«Ça sera beau», approuvait Mondo. «Je voudrais bien le voir tout de suite.»

Le peintre regardait en l'air.

«Je commencerai demain matin. J'espère qu'il fera beau.»

«Oui, il fera beau demain, et le ciel sera encore plus beau qu'aujourd'hui», disait Mondo, parce qu'il savait un peu prédire le temps.

Il y avait aussi le rempailleur de chaises. Mondo allait souvent voir le rempailleur de chaises l'après-midi. Il travaillait dans la cour d'un vieil immeuble, avec son petit-fils qui s'appelait Pipo assis à côté de lui et enveloppé dans un grand veston. Mondo aimait bien voir travailler le rempailleur de chaises, parce que c'était un homme vieux mais qui savait faire bouger ses doigts très vite pour entrelacer et nouer les brins de paille. Son petit-fils restait immobile à côté de lui, avec ce veston qui le couvrait comme un pardessus, et Mondo s'amusait un peu avec lui. Il lui apportait des choses qu'il avait trouvées en marchant, des galets bizarres de la plage, des touffes d'algues, des coquilles de moules, ou bien des poignées de jolis tessons verts et bleus polis par la mer. Pipo prenait les cailloux et il les regardait longtemps, puis il les mettait dans les poches du veston. Il ne savait pas parler, mais Mondo l'aimait bien parce qu'il restait assis près de son grand-père sans bouger, enveloppé dans le veston gris qui descendait jusqu'à ses pieds et qui couvrait ses mains comme les vêtements des Chinois. Mondo aimait bien ceux qui savent rester assis au soleil sans bouger et sans parler et qui ont des yeux un peu rêveurs.

Mondo connaissait beaucoup de gens, ici, dans cette ville, mais il n'avait pas tellement d'amis. Ceux qu'il aimait rencontrer, c'étaient ceux qui ont un beau regard brillant et qui sourient quand ils vous voient comme s'ils étaient heureux de vous rencontrer. Alors Mondo s'arrêtait, il leur parlait un peu, il leur posait quelques questions, sur la mer, le ciel ou sur les oiseaux, et quand les gens s'en allaient ils étaient tout transformés. Mondo ne leur demandait pas des choses très difficiles, mais c'étaient des choses que les gens avaient oubliées, auxquelles ils avaient cessé de penser depuis des années, comme par exemple pourquoi les bouteilles sont vertes, ou pourquoi il y a des étoiles filantes. C'était comme si les gens avaient attendu longtemps une parole, juste quelques mots, comme cela, au coin de la rue, et que Mondo savait dire ces mots-là.

C'étaient les questions aussi. La plupart des gens ne savent pas poser les bonnes questions. Mondo savait poser les questions, juste quand il fallait, quand on ne s'y attendait pas. Les gens s'arrêtaient quelques secondes, ils cessaient de penser à eux et à leurs affaires, ils réfléchissaient, et leurs yeux devenaient un peu troubles, parce qu'ils se souvenaient d'avoir demandé cela autrefois.

Il y avait quelqu'un que Mondo aimait bien rencontrer. C'était un homme jeune, assez grand et fort, avec un visage très rouge et des yeux bleus. Il était habillé d'un uniforme bleu foncé et il portait une grosse besace de cuir remplie de lettres. Mondo le rencontrait souvent, le matin, dans le chemin d'escaliers qui montait à travers la colline. La première fois que Mondo lui avait demandé:

«Est-ce que vous avez une lettre pour moi?»

Le gros homme avait ri. Mais Mondo le croisait chaque jour, et chaque jour il allait vers lui et lui posait la même question:

«Et aujourd'hui? Est-ce que vous avez une lettre pour moi?»

Alors l'homme ouvrait sa besace et cherchait.

«Voyons, voyons… C'est comment ton nom, déjà?»

«Mondo», disait Mondo.

«Mondo… Mondo… Non, pas de lettre aujourd'hui.»

Quelquefois tout de même, il sortait de sa besace un petit journal imprimé, ou bien une réclame et il les tendait à Mondo.

«Tiens, aujourd'hui, il y a ça qui est arrivé pour toi.»

Il lui faisait un clin d'œil et il continuait son chemin.

Un jour, Mondo avait très envie d'écrire des lettres, et il avait décidé de chercher quelqu'un pour lui apprendre à lire et à écrire. Il avait marché dans les rues de la ville, du côté des jardins publics, mais il faisait très chaud et les retraités de la Poste n'étaient pas là. Il avait cherché ailleurs, et il était arrivé devant la mer. Le soleil brûlait très fort, et sur les galets de la plage il y avait une poussière de sel qui miroitait. Mondo regardait les enfants qui jouaient au bord de l'eau. Ils étaient vêtus de maillots de couleurs bizarres, des rouge tomate et des vert pomme, et c'était peut-être pour ça qu'ils criaient si fort en jouant. Mais Mondo n'avait pas envie de s'approcher d'eux.

Près de la bâtisse en bois de la plage privée, Mondo avait vu alors ce vieil homme qui travaillait à égaliser la plage à l'aide d'un long râteau. C'était un homme vraiment très vieux habillé d'un short bleu délavé et taché. Il avait le corps couleur de pain brûlé, et sa peau était tout usée et ridée comme celle d'un vieil éléphant. L'homme tirait lentement le long râteau sur les galets, de bas en haut de la plage, sans s'occuper des enfants et des baigneurs. Le soleil luisait sur son dos et sur ses jambes, et la sueur coulait sur son visage. De temps en temps, il s'arrêtait, sortait un mouchoir de la poche de son short et il essuyait son visage et ses mains.

Mondo s'était assis contre le mur, devant le vieil homme. Il avait attendu longtemps, jusqu'à ce que l'homme ait fini de ratisser son morceau de plage. Quand l'homme était venu s'asseoir près du mur, il avait regardé Mondo. Ses yeux étaient très clairs, d'un gris pâle qui faisait comme deux trous sur la peau brune de son visage. Il ressemblait un peu à un Indien.

Il regardait Mondo comme s'il avait compris son interrogation. Il dit seulement:

«Salut!»

«Je voudrais que vous m'appreniez à lire et à écrire, s'il vous plaît», dit Mondo.

Le vieil homme restait immobile, mais il n'avait pas l'air étonné.

«Tu ne vas pas à l'école?»

«Non monsieur», dit Mondo.

Le vieil homme s'asseyait sur la plage, le dos contre le mur, le visage tourné vers le soleil. Il regardait devant lui, et son expression était très calme et douce, malgré son nez busqué et les rides qui coupaient ses joues. Quand il regardait Mondo, c'était comme s'il voyait à travers lui, parce que ses iris étaient si clairs. Puis il y avait une lueur d'amusement dans son regard, et il dit:

«Je veux bien t'apprendre à lire et à écrire, si c'est ça que tu veux.» Sa voix était comme ses yeux, très calme et lointaine, comme s'il avait peur de faire trop de bruit en parlant.

«Tu ne sais vraiment rien du tout?»

«Non monsieur», dit Mondo.

L'homme avait pris dans son sac de plage un vieux canif à manche rouge et il avait commencé à graver les signes des lettres sur des galets bien plats. En même temps, il parlait à Mondo de tout ce qu'il y a dans les lettres, de tout ce qu'on peut y voir quand on les regarde et quand on les écoute. Il parlait de A qui est comme une grande mouche avec ses ailes repliées en arrière; de B qui est drôle, avec ses deux ventres, de C et D qui sont comme la lune, en croissant et à moitié pleine, et O qui est la lune tout entière dans le ciel noir. Le H est haut, c'est une échelle pour monter aux arbres et sur le toit des maisons; E et F, qui ressemblent à un râteau et à une pelle, et G, un gros homme assis dans un fauteuil; I danse sur la pointe de ses pieds, avec sa petite tête qui se détache à chaque bond, pendant que J se balance; mais K est cassé comme un vieillard, R marche à grandes enjambées comme un soldat, et Y est debout, les bras en l'air et crie: au secours! L est un arbre au bord de la rivière, M est une montagne; N est pour les noms, et les gens saluent de la main, P dort sur une patte et Q est assis sur sa queue; S, c'est toujours un serpent, Z toujours un éclair; T est beau, c'est comme le mât d'un bateau, U est comme un vase. V, W, ce sont des oiseaux, des vols d'oiseaux; X est une croix pour se souvenir.

Avec la pointe de son canif, le vieil homme traçait les signes sur les galets et les disposait devant Mondo.

«Quel est ton nom?»

«Mondo», disait Mondo.

Le vieil homme choisissait quelques galets, en ajoutait un autre.

«Regarde. C'est ton nom écrit, là.»

«C'est beau!» disait Mondo. «Il y a une montagne, la lune, quelqu'un qui salue le croissant de lune, et encore la lune. Pourquoi y a-t-il toutes ces lunes?»

«C'est dans ton nom, c'est tout», disait le vieil homme. «C'est comme ça que tu t'appelles.»

Il reprenait les galets.

«Et vous, monsieur? Qu'est-ce qu'il y a dans votre nom?»

Le vieil homme montrait les galets, l'un après l'autre, et Mondo les ramassait et les alignait devant lui.

«Il y a une montagne.»

«Oui, celle où je suis né.»

«Il y a une mouche.»

«J'étais peut-être une mouche, il y a longtemps, avant d'être un homme.»

«Il y a un homme qui marche, un soldat.»

«J'ai été soldat.»

«Il y a le croissant de la lune.»

«C'est elle qui était là à ma naissance.»

«Un râteau!»

«Le voilà!»

Le vieil homme montrait le râteau posé sur la plage.

«Il y a un arbre devant une rivière.»

«Oui, c'est peut-être comme cela que je reviendrai quand je serai mort, un arbre immobile devant une belle rivière.»

«C'est bien de savoir lire», disait Mondo. «Je voudrais bien savoir toutes les lettres.»

«Tu vas écrire, toi aussi», disait le vieil homme. Il lui donnait son canif et Mondo restait longtemps à graver les dessins des lettres sur les galets de la plage. Puis il les mettait à côté, pour voir quels noms cela faisait. Il y avait toujours beaucoup de O et de I parce que c'était eux qu'il préférait. Il aimait aussi les T, les Z, et les oiseaux V W. Le vieil homme lisait:


OVO OWO OTTO IZTI


et ça les faisait bien rire tous les deux.

Le vieil homme savait aussi beaucoup d'autres choses un peu étranges, qu'il racontait de sa voix douce, en regardant la mer. Il parlait d'un pays étranger, très loin de l'autre côté de la mer, un pays très grand où les gens étaient beaux et doux, où il n'y avait pas de guerres, et où personne n'avait peur de mourir. Dans ce pays il y avait un fleuve aussi large que la mer, et les gens allaient s'y baigner chaque soir, au coucher du soleil. Tandis qu'il parlait de ce pays-là, le vieil homme avait une voix encore plus douce et lente, et ses yeux pâles regardaient encore plus loin, comme s'il était déjà là-bas, au bord de ce fleuve.

«Est-ce que je pourrai venir avec vous?» demandait Mondo.

Le vieil homme avait posé sa main sur l'épaule de Mondo.

«Oui, je t'emmènerai.»

«Quand est-ce que vous partirez?»

«Je ne sais pas. Quand j'aurai assez d'argent. Dans un an, peut-être. Mais je t'emmènerai avec moi.»

Plus tard, le vieil homme reprenait son râteau et il continuait son travail un peu plus loin sur la plage. Mondo mettait dans sa poche les cailloux de son nom, il faisait un signe de la main à son ami et il partait.

Maintenant il y avait beaucoup de signes, partout, écrits sur les murs, sur les portes, ou sur les panneaux de fer. Mondo les voyait en marchant dans les rues de la ville, et il en reconnaissait quelques-uns au passage.

Sur le ciment du trottoir, il y avait des lettres gravées, comme ceci:

mais ce n'était pas facile à comprendre.

Quand la nuit tombait, Mondo retournait à la Maison de la Lumière d'Or. Il mangeait le riz et les légumes dans la grande salle, avec Thi Chin, puis il sortait dans le jardin. Il attendait que la petite femme vienne le rejoindre, et ils marchaient ensemble très lentement sur le sentier de gravier, jusqu'à ce qu'ils soient complètement entourés par les arbres et les buissons. Thi Chin prenait la main de Mondo et la serrait si fort qu'il avait mal. Mais c'était bien quand même, de marcher comme cela dans la nuit sans lumières, en tâtant du bout du pied pour ne pas tomber, guidés seulement par le bruit du gravier qui crissait sous les semelles. Mondo écoutait le chant strident du criquet caché, il sentait les odeurs des arbustes qui écartaient leurs feuilles dans la nuit. Ça faisait un peu tourner la tête, et c'était pour ça que la petite femme serrait très fort sa main, pour ne pas avoir le vertige.

«La nuit, tout sent bon», disait Mondo.

«C'est parce qu'on ne voit pas», disait Thi Chin. «On sent mieux, et on entend mieux quand on ne voit pas.»

Elle s'arrêtait sur le chemin.

«Regarde, on va voir les étoiles, maintenant.»

Le cri aigu du criquet résonnait tout près d'eux, comme s'il sortait du ciel même. Les étoiles apparaissaient, l'une après l'autre, elles palpitaient faiblement dans l'humidité de la nuit. Mondo les regardait, la tête renversée, en retenant son souffle.

«Elles sont belles, est-ce qu'elles disent quelque chose, Thi Chin?»

«Oui, elles disent beaucoup de choses, mais on ne comprend pas ce qu'elles disent.»

«Même si on savait lire, on ne pourrait pas comprendre?»

«Non, on ne pourrait pas, Mondo. Les hommes ne peuvent pas comprendre ce que disent les étoiles.»

«Peut-être qu'elles racontent ce qu'il y aura plus tard, dans très longtemps.»

«Oui, ou bien peut-être qu'elles se racontent des histoires.»

Thi Chin aussi les regardait sans bouger, en serrant très fort la main de Mondo.

«Peut-être qu'elles disent la route qu'il faut suivre, les pays où il faut aller.»

Mondo réfléchissait.

«Elles brillent fort maintenant. Peut-être qu'elles sont des âmes.»

Thi Chin voulait voir le visage de Mondo, mais tout était noir. Alors, tout d'un coup, elle se mettait à trembler, comme si elle avait peur. Elle serrait la main de Mondo contre sa poitrine, et elle appuyait sa joue contre son épaule. Sa voix était toute bizarre et triste, comme si quelque chose lui faisait mal.

«Mondo, Mondo…»

Elle répétait son nom avec sa voix étouffée et son corps tremblait.

«Qu'est-ce que vous avez?» demandait Mondo. Il essayait de la calmer en lui parlant. «Je suis là, je ne vais pas partir, je ne veux pas m'en aller.»

Il ne voyait pas le visage de Thi Chin, mais il devinait qu'elle pleurait, et c'était pour cela que son corps tremblait. Thi Chin s'écartait un peu, pour que Mondo ne sente pas couler ses larmes.

«Excuse-moi, je suis bête», disait-elle; mais sa voix n'arrivait pas à parler.

«Ne soyez pas triste», disait Mondo. Il l'entraînait à l'autre bout du jardin. «Venez, nous allons voir les lumières de la ville dans le ciel.»

Ils allaient jusqu'à l'endroit où on pouvait voir la grande lueur rose en forme de champignon, au-dessus des arbres. Il y avait même un avion qui passait en clignotant, et ça les faisait rire.

Puis ils s'asseyaient sur le chemin de gravier, sans se lâcher la main. La petite femme avait oublié sa tristesse, et elle parlait à nouveau, à voix basse, sans penser à ce qu'elle disait. Mondo parlait aussi, et le criquet faisait son bruit strident, dans sa cachette au milieu des feuilles. Mondo et Thi Chin restaient assis comme cela très longtemps, jusqu'à ce que leurs paupières deviennent lourdes. Alors ils s'endormaient par terre, et le jardin bougeait lentement, lentement, comme le pont d'un bateau.

La dernière fois, c'était au commencement de l'été. Mondo était parti au lever du soleil, sans faire de bruit. Il avait descendu le chemin d'escaliers à travers la colline, sans se presser. Les arbres et les herbes étaient couverts de rosée, et il y avait une sorte de brume au- dessus de la mer. Dans les larges feuilles de volubilis le long des vieux murs, une goutte d'eau était accrochée et brillait comme un diamant. Mondo approchait sa bouche, renversait la feuille et buvait la goutte d'eau fraîche. C'étaient de toutes petites gouttes, mais elles se répandaient dans sa bouche et dans son corps et calmaient bien sa soif. De chaque côté du chemin, les murs de pierre sèche étaient déjà tièdes. Les salamandres étaient sorties de leurs fissures pour regarder la lumière du jour.

Mondo descendait la colline jusqu'à la mer, et il allait s'asseoir à sa place sur la plage déserte. Il n'y avait personne d'autre que les mouettes à cette heure-là. Elles flottaient sur l'eau le long du rivage, ou bien elles marchaient en se dandinant sur les galets. Elles entrouvraient leur bec pour gémir. Elles s'envolaient, tournaient en rond, se reposaient un peu plus loin. Les mouettes avaient toujours de drôles de voix le matin, comme si elles s'appelaient avant de partir.

Quand le soleil était un peu haut dans le ciel rosé, les réverbères s'éteignaient et on entendait la ville qui commençait à gronder. C'était un bruit lointain, qui sortait des rues entre les hauts immeubles, un bruit sourd qui vibrait a travers les galets de la plage. Les vélomoteurs couraient dans les avenues en faisant leur bruit de bourdon, emportant des hommes et des femmes habillés d'anoraks et la tête cachée dans des cagoules de laine.

Mondo restait immobile sur la plage, en attendant que le soleil réchauffe l'air. Il écoutait le bruit des vagues sur les galets. Il aimait cette heure-là, parce qu'il n'y avait personne près de la mer, rien que lui et les mouettes. Alors il pouvait penser à tous les gens de la ville, à tous ceux qu'il allait rencontrer. Il pensait à eux en regardant la mer et le ciel, et c'était comme si les gens étaient à la fois très loin et très proches, assis autour de lui. C'était comme s'il suffisait de les regarder pour qu'ils existent, et puis de détourner le regard et ils n'étaient plus là.

Sur la plage déserte, Mondo parlait aux gens. Il leur parlait à sa façon, sans paroles mais en envoyant des ondes; elles allaient vers eux, là où ils étaient, en se mêlant au bruit des vagues et à la lumière, et les gens les recevaient sans savoir d'où elles venaient. Mondo pensait au Gitan, au Cosaque, au rempailleur de chaises, à Rosa, à la boulangère Ida, au champion des cerfs-volants ou bien au vieil homme qui lui avait appris à lire, et tous, ils l'entendaient. Ils entendaient comme un sifflement dans leurs oreilles, ou comme un bruit d'avion, et ils secouaient un peu leur tête parce qu'ils ne comprenaient pas ce que c'était. Mais Mondo était content de pouvoir leur parler comme cela, et leur envoyer les ondes de la mer, du soleil et du ciel.

Ensuite Mondo marchait le long de la plage, jusqu'à la bâtisse en bois de la plage privée. Au pied du mur de soutènement, il cherchait les cailloux sur lesquels le vieil homme avait gravé les dessins des lettres. Ça faisait plusieurs jours que Mondo n'était pas revenu là, et le sel et la lumière avaient déjà à demi effacé les dessins. Avec un silex tranchant, Mondo retraçait les signes et il disposait les cailloux sur le bord du mur, pour écrire son nom, comme ceci

pour que le vieil homme voie son nom, quand il viendrait, et qu'il sache qu'il était venu.

Ce jour-là n'était pas comme les autres, parce que quelqu'un manquait dans la ville. Mondo cherchait le vieux mendiant aux colombes, et son cœur battait plus fort, parce qu'il savait déjà qu'il ne le trouverait pas. Il le cherchait partout, dans les rues et les ruelles, sur la place du marché, devant les églises. Mondo avait très envie de le voir. Mais pendant la nuit, la camionnette grise était passée, et les hommes en uniforme avaient emmené le vieux Dadi.

Mondo continuait à chercher Dadi partout, sans se reposer. Son cœur battait de plus en plus fort tandis qu'il courait d'une cachette à une autre. Il regardait dans tous les endroits où le vieux mendiant avait l'habitude d'aller, dans les coins des portes cochères, dans les escaliers, près des fontaines, dans les jardins publics, dans l'entrée des vieux immeubles. Parfois, il voyait sur le trottoir un morceau de journal, et il s'arrêtait pour regarder autour de lui, comme si le vieux Dadi allait revenir s'asseoir par terre.

A la fin, c'est le Cosaque qui avait prévenu Mondo. Mondo l'avait rencontré dans la rue, près du marché. Il avançait difficilement, en se tenant au mur, parce qu'il était complètement saoul. Les gens s'arrêtaient et le regardaient en riant. Il avait même perdu son petit accordéon noir, quelqu'un le lui avait volé pendant qu'il cuvait son vin. Quand Mondo lui avait demandé où étaient le vieux Dadi et ses colombes, il l'avait regardé un moment sans comprendre, les yeux vides. Puis il avait grogné seulement:

«Sais pas… Ils l'ont emmené, cette nuit…»

«Où est-ce qu'on l'a emmené?»

«Sais pas… A l'hôpital.»

Le Cosaque faisait de grands efforts pour repartir.

«Attendez! Et les colombes? Est-ce qu'ils les ont emmenées aussi?»

«Les colombes?»

Le Cosaque ne comprenait pas.

«Les oiseaux blancs!»

«Ah oui, je ne sais pas…» Le Cosaque haussait les épaules. «Sais pas ce qu'ils en ont fait, de ses pigeons… Peut-être qu'ils vont les manger…»

Et il continuait à avancer en titubant le long du mur.

Alors tout à coup Mondo avait senti une grande fatigue. Il voulait retourner s'asseoir au bord de la mer, sur la plage, pour dormir. Mais c'était trop loin, il n'avait plus de forces. Peut-être que ça faisait trop longtemps qu'il ne mangeait pas bien, ou bien c'était la peur. Il avait l'impression que tous les bruits résonnaient dans sa tête et que la terre bougeait sous ses pieds.

Mondo avait cherché une place dans la rue, sur le trottoir, et il s'était assis là, le dos contre le mur. Maintenant il attendait. Un peu plus loin, il y avait le magasin d'un marchand de meubles, avec une grande vitrine qui réverbérait la lumière. Mondo restait assis sans bouger, il ne voyait même pas les jambes des gens qui marchaient devant lui, qui s'arrêtaient parfois. Il n'écoutait pas les voix qui parlaient. Il sentait une sorte d'engourdissement qui gagnait tout son corps, qui montait comme un froid, qui rendait ses lèvres insensibles et empêchait ses yeux de bouger.

Son cœur ne battait plus très fort; maintenant il était loin et tout faible, il remuait lentement dans sa poitrine, comme s'il était sur le point de s'arrêter.

Mondo pensait à toutes ses bonnes cachettes, toutes celles qu'il connaissait, au bord de la mer, dans les rochers blancs, entre les brise-lames, ou bien dans le jardin de la Maison de la Lumière d'Or. Il pensait aussi au bateau Oxyton qui faisait des mouvements pour se détacher du quai, parce qu'il voulait aller jusqu'à la mer Rouge. Mais en même temps, c'était comme s'il ne pouvait plus quitter cet endroit, sur le trottoir, contre ce morceau de mur, comme si ses jambes ne pouvaient plus marcher davantage.

Quand les gens lui avaient parlé, Mondo n'avait pas levé la tête. Il restait immobile sur le trottoir, le front appuyé sur ses avant-bras. Maintenant les jambes des gens étaient arrêtées devant lui, elles formaient un rempart en demi-cercle comme lorsque le Gitan donnait sa représentation publique. Mondo pensait qu'elles feraient mieux de s'en aller, de continuer leur chemin. Il regardait tous ces pieds arrêtés, les grosses chaussures de cuir noir des hommes, les sandales à hauts talons des femmes. Il entendait les voix qui parlaient au-dessus de lui, mais il ne parvenait pas à comprendre ce qu'elles disaient.

«… Téléphoner…», disaient les voix. Téléphoner à qui? Mondo pensait qu'il était devenu un chien, un vieux chien au poil fauve qui dormait couché en rond sur un coin du trottoir. Personne ne pouvait le voir, personne ne pouvait faire attention à un vieux chien jaune. Le froid continuait à monter le long de son corps, lentement, dans ses membres, dans son ventre, jusqu'à sa tête.

Alors la camionnette grise du Ciapacan était venue. Mondo l'avait entendue arriver, dans son demi-sommeil, il avait entendu les freins grincer et les portières qui s'ouvraient. Mais ça lui était bien égal. Les jambes des gens avaient reculé un peu, et Mondo avait vu les pantalons bleu marine et les chaussures noires aux semelles épaisses qui s'approchaient de lui.

«Tu es malade?»

Mondo entendait les voix des hommes en uniforme. Elles résonnaient comme à des milliers de kilomètres.

«Comment tu t'appelles? Où est-ce que tu habites?»

«Tu vas venir avec nous, tu veux?»

Mondo pensait aux collines qui brûlaient, partout, autour de la ville. C'était comme s'il était assis au bord de la route, et qu'il voyait les champs de braise, les grandes flammes rouges, et qu'il sentait l'odeur de la résine et de la fumée blanche qui montait dans le ciel; il voyait même les camions rouges des pompiers arrêtés dans les broussailles et les longs tuyaux qui se déroulaient.

«Tu peux marcher?»

Les mains des hommes soulevaient Mondo sous les épaules, comme un fardeau léger, et le portaient vers la camionnette aux portes arrière ouvertes. Mondo sen tait ses jambes cogner contre le sol, contre les échelons du marchepied, mais c'était comme si elles étaient étrangères, des jambes de pantin faites de bois et de vis. Puis les portières se refermaient en claquant, et la camionnette commençait à rouler à travers la ville. C'était la dernière fois.


Deux jours plus tard, la petite femme vietnamienne était entrée dans le bureau du commissaire de police. Elle était pâle et ses yeux étaient fatigués, parce qu'elle n'avait pas dormi. Elle avait attendu Mondo pendant deux nuits, et le jour elle l'avait cherché partout dans la ville. Le commissaire la regardait sans curiosité.

«Vous êtes une parente?»

«Non, non», disait Thi Chin. Elle cherchait ses mots. «Je suis une – une amie.»

Elle paraissait encore plus petite, presque une enfant malgré les rides de son visage.

«Est-ce que vous savez où il est?»

Le commissaire la regardait, sans se presser de répondre.

«Il est à l'assistance publique», disait-il enfin.

La petite femme répétait, comme si elle ne comprenait pas:

«A l'assistance publique…»

Puis elle criait presque:

«Mais ce n'est pas possible!»

«Qu'est-ce qui n'est pas possible?» demandait le commissaire.

«Mais pourquoi? Qu'est-ce qu'il a fait?»

«Il nous a dit qu'il n'avait pas de famille, alors on l'a dirigé là.»

«C'est impossible!» répétait Thi Chin. «Vous ne vous rendez pas compte…»

Le commissaire la regardait durement.

«C'est vous qui ne vous rendez pas compte, madame», disait-il; «un enfant sans famille, sans domicile, qui traînait dans les rues avec les clochards, les mendiants, peut-être pire encore! Qui vivait comme un sauvage, en mangeant n'importe quoi, en dormant n'importe où! D'ailleurs on nous avait déjà signalé son cas, des gens s'étaient plaints, et ça faisait quelque temps qu'on le cherchait, mais il était malin, il se cachait! Il était temps que tout ça finisse.»

La petite femme regardait fixement devant elle, et son corps tremblait. Le commissaire se radoucissait un peu.

«Vous – vous vous êtes occupée de lui, madame?»

Thi Chin faisait oui de la tête.

«Ecoutez, si vous voulez vous charger de cet enfant. Si vous voulez qu'on vous en donne la garde, c'est sûrement une chose possible.»

«Il faut qu'il sorte de -»

«Mais pour l'instant, il doit rester à l'assistance jusqu'à ce que, jusqu'à ce que son état se soit amélioré. Si vous voulez vous charger de lui, il faudra déposer une demande, établir un dossier, et ce n'est pas du jour au lendemain.»

Thi Chin cherchait ses mots dans sa tête, sans pouvoir parler.

«Pour l'instant, il faut laisser faire l'administration. Cet enfant – comment s'appelle-t-il déjà?»

«Mondo», disait Thi Chin. «Je -»

«Cet enfant est en observation. Il doit être soigné. On va s'occuper de lui à l'assistance, on va établir son dossier. Vous savez qu'à son âge il ne sait pas lire ni écrire, qu'il n'a jamais été dans une école?»

Thi Chin essayait de parler, mais sa voix s'étouffait.

«Est-ce que je peux le voir?» demandait-elle enfin.

«Oui, bien sûr.» Le commissaire se levait. «Dans quelques jours, quand il sera dans de bonnes conditions, vous irez le voir, vous demanderez l'autorisation au directeur.»

«Mais aujourd'hui!» disait Thi Chin. Elle criait à nouveau, et sa voix s'enrouait. «C'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui qu'il faut que je le voie!»

«Non, c'est tout à fait impossible. Vous ne pouvez pas le voir avant quatre ou cinq jours.»

«Je vous en prie! C'est très important pour lui, maintenant!»

Le commissaire raccompagnait Thi Chin vers la porte.

«Pas avant quatre ou cinq jours.»

Au moment d'ouvrir la porte, il se ravisait.

«Donnez-moi votre nom et votre adresse, pour qu'on puisse vous joindre.»

Il notait cela sur un vieux carnet.

«Bon. Téléphonez-moi dans deux jours pour qu on commence le dossier.» Mais le lendemain, le commissaire était venu à la maison de Thi Chin. Il avait ouvert le portail et il avait marché sur l'allée de gravier jusqu'à la porte.

Quand Thi Chin avait ouvert, il était entré, presque de force, et il avait regardé à l'intérieur de la grande salle.

«Votre Mondo», commençait-il.

«Que lui est-il arrivé?» demandait Thi Chin. Elle était encore plus pâle que l'autre jour, et ses yeux étaient levés vers le visage du policier avec crainte.

«Il est parti.»

«Parti?»

«Oui, parti, disparu. Evaporé!»

Par-dessus la tête de Thi Chin, le policier scrutait l'intérieur de la maison.

«Vous ne l'avez pas vu? Il n'est pas venu ici?»

«Non!» criait Thi Chin.

«Il a mis le feu à son matelas, dans l'infirmerie, et il a profité de l'affolement pour filer. Je pensais que vous l'aviez peut-être vu passer?»

«Non! Non!» criait encore Thi Chin. Maintenant ses yeux étroits brillaient de colère. Le commissaire reculait devant elle.

«Ecoutez, je suis venu tout de suite vous avertir. Il faut retrouver ce gaiiçon avant qu'il ne fasse d'autres bêtises.»

Le commissaire redescendait les marches du perron en demi-lune.

«S'il revient chez vous, prévenez-moi!»

Il s'en allait déjà sur le chemin de gravier, vers le portail.

«Je vous ai dit l'autre jour. C'est un sauvage!»

Thi Chin ne bougeait pas, sur le seuil. Ses yeux s'emplissaient de larmes et sa gorge était si serrée qu'elle n'arrivait plus à respirer.

«Vous n'avez rien compris, rien!» Elle parlait à voix basse, pour elle-même, tandis que le commissaire de police repoussait le portail et descendait à grands pas le chemin d'escaliers vers sa voiture noire.

Alors Thi Chin s'asseyait sur les marches blanches, et elle restait immobile longtemps, sans regarder la lumière d'or qui était en train d'emplir la grande salle vide, sans écouter le bruit strident du criquet caché. Elle pleurait un peu, sans même s'en apercevoir, et les larmes coulaient goutte à goutte au bout de son nez et tombaient sur son tablier bleu. Elle savait que l'enfant aux cheveux couleur de cendres ne reviendrait pas, ni demain ni les autres jours. L'été allait commencer maintenant, et pourtant c'était comme s'il faisait froid. Tous, ici, dans notre ville, nous avons senti cela. Les gens continuaient d'aller et venir, de vendre et d'acheter, les autos continuaient à rouler dans les rues et les avenues, en faisant beaucoup de bruit avec leur moteur et leur klaxon. De temps en temps, dans le ciel bleu, un avion passait en laissant derrière lui un long sillage blanc. Les mendiants continuaient à mendier, dans les coins de murs, à la porte de la mairie et des églises. Mais ce n'était plus pareil. C'était comme s'il y avait un nuage invisible qui recouvrait la terre, qui empêchait la lumière d'arriver tout entière.

Les choses n'étaient plus les mêmes. D'ailleurs, quelque temps plus tard, le Gitan s'était fait arrêter par la police, un jour où on s'était aperçu qu'il prestidigitait aussi dans les poches des passants. Le Cosaque était un ivrogne, qui n'était pas même cosaque, puisqu'il était né en Auvergne. Giordan le Pêcheur cassait ses lignes sur les brise-lames, et il n'irait jamais en Erythrée, ni ailleurs. Le vieux Dadi était enfin sorti de l'hôpital, mais il n'avait jamais retrouvé ses colombes, et à leur place il avait acheté un chat. Le peintre du dimanche n'avait pas réussi à peindre le ciel, et il avait recommencé à dessiner des marines et des natures mortes, et le petit garçon du jardin public s'était fait voler son beau tricycle rouge. Quant au vieil homme au visage d'Indien, il avait continué à ratisser son morceau de plage, sans partir pour les rives du Gange. Au bout de sa longe, attaché à l'anneau rouillé du quai, le bateau Oxyton était resté tout seul à se dandiner sur l'eau du port, au milieu des nappes de gasoil, sans personne qui vînt s'asseoir à sa poupe pour lui chanter une chanson.

Les années, les mois et les jours passaient, maintenant sans Mondo, car c'était un temps à la fois très long et trop court, et beaucoup de gens, ici, dans notre ville, attendaient quelqu'un sans oser le dire. Sans s'en rendre compte, souvent, nous l'avons cherché dans la foule, au coin des rues, devant une porte. Nous avons regardé les galets blancs de la plage, et la mer qui ressemble à un mur. Puis nous avons un peu oublié. Un jour, longtemps après, la petite femme vietnamienne marchait dans son jardin, en haut de la colline. Elle s'asseyait sous le massif de laurier-sauce où il y avait beaucoup de moustiques tigrés qui dansaient dans l'air, et elle avait ramassé un drôle de caillou poli par l'eau de mer. Sur le côté du galet, elle avait vu des signes gravés, à demi effacés par la poussière. Avec précaution, et le cœur battant un peu plus vite, elle avait essuyé la poussière avec un coin de son tablier et elle avait vu deux mots écrits en lettres capitales maladroites:


TOUJOURS BEAUCOUP

Загрузка...