Hazaran

La Digue des Français, ce n'était pas vraiment une ville, parce qu'il n'y avait pas de maisons, ni de rues, seulement des huttes de planche et de papier goudronné et de la terre battue. Peut-être qu'elle s'appelait comme cela parce qu'elle était habitée par des Italiens, Yougoslaves, Turcs, Portugais, Algériens, Africains, des maçons, des terrassiers, des paysans qui n'étaient pas sûrs de trouver du travail et qui ne savaient jamais s'ils allaient rester un an ou deux jours. Ils arrivaient ici, à la Digue, près des marécages qui bordent l'estuaire du fleuve, ils s'installaient là où ils pouvaient et ils construisaient leur hutte en quelques heures. Ils achetaient des planches à ceux qui partaient, des planches tellement vieilles et percées de trous qu'on voyait le jour au travers. Pour le toit, ils mettaient des planches aussi, et de grandes feuilles de papier goudronné, ou bien, quand ils avaient la chance d'en trouver, des morceaux de tôle ondulée tenus par du fil de fer et des cailloux. Ils bourraient les trous avec des bouts de chiffon.

C'était là que vivait Alia, à l'ouest de la Digue, non loin de la maison de Martin. Elle était arrivée ici en même temps que lui, tout à fait au début, quand il n'y avait qu'une dizaine de huttes, et que la terre était encore toute molle avec de grands champs d'herbe et des roseaux, au bord du marécage. Son père et sa mère étaient morts accidentellement, alors qu'elle ne savait rien faire d'autre que jouer avec les autres enfants, et sa tante l'avait prise chez elle. Maintenant, après quatre ans, la Digue s'était agrandie, elle couvrait la rive gauche de l'estuaire, depuis le talus de la grandroute jusqu'à la mer, avec une centaine d'allées de terre battue et tellement de huttes qu'on ne pouvait pas les compter. Chaque semaine, plusieurs camions s'arrêtaient à l'entrée de la Digue pour décharger de nouvelles familles et prendre celles qui s'en allaient. En allant chercher l'eau à la pompe, ou acheter du riz et des sardines à la coopérative, Alia s'arrêtait pour regarder les nouveaux venus qui s'installaient là où il y avait encore de la place. Quelquefois la police venait aussi à l'entrée de la Digue pour inspecter, et noter dans un cahier les départs et les arrivées.

Alia se souvenait très bien du jour où Martin était arrivé. La première fois qu'elle l'avait vu, il était descendu du camion avec d'autres personnes. Son visage et ses habits étaient gris de poussière, mais elle l'avait remarqué tout de suite. C'était un drôle d'homme grand et maigre, avec un visage assombri par le soleil, comme un marin. On pouvait croire qu'il était vieux, à cause des rides sur son front et sur ses joues, mais ses cheveux étaient très noirs et abondants, et ses yeux brillaient aussi fort que des miroirs. Alia pensait qu'il avait les yeuxles plus intéressants de la Digue, et peut-être même de tout le pays, et c'est pour cela qu'elle l'avait remarqué.

Elle était restée immobile quand il était passé à côté d'elle. Il marchait lentement, en regardant autour de lui, comme s'il était simplement venu visiter l'endroit et que le camion allait le reprendre dans une heure. Mais il était resté.

Martin ne s'était pas installé au centre de la Digue. Il était allé tout à fait au bout du marais, là où commencent les galets de la plage. C'était là qu'il avait construit sa hutte, tout seul sur ce morceau de terre dont personne d'autre n'aurait voulu, parce que c'était trop loin de la route et des pompes d'eau douce. Sa maison était vraiment la dernière maison de la ville.

Martin l'avait construite lui-même, sans l'aide de personne, et Alia pensait que c'était aussi la maison la plus intéressante de la région, à sa manière. C'était une hutte circulaire, sans autre orifice qu'une porte basse que Martin ne pouvait pas franchir debout. Le toit était en papier goudronné, comme les autres, mais en forme de couvercle. Quand on voyait la maison de Martin, de loin, dans la brume du matin, tout à fait seule au milieu des terrains vagues, à la limite du marécage et de la plage, elle semblait plus grande et plus haute, comme une tour de château.

C'était d'ailleurs le nom qu'Alia lui avait donné, dès le début: le château. Les gens qui n'aimaient pas Martin et qui se moquaient un peu de lui, comme le gérant de la coopérative, par exemple, disaient que c'était plutôt comme une niche, mais c'est parce qu'ils étaient jaloux. C'est cela qui était étrange, d'ailleurs, parce que Martin était très pauvre, encore plus pauvre que n'importe qui dans cette ville, mais cette maison sans fenêtres avait quelque chose de mystérieux et de quasiment majestueux qu'on ne comprenait pas bien et qui intimidait.

Martin habitait là tout seul, à l'écart. Il y avait toujours du silence autour de sa maison, surtout le soir, un silence qui rendait tout lointain et irréel. Quand le soleil brillait au-dessus de la vallée poussiéreuse et du marais, Martin restait assis sur une caisse, devant la porte de sa maison. Les gens n'allaient pas très souvent de ce côté-là, peut-être parce que le silence les intimidait vraiment, ou bien parce qu'ils ne voulaient pas déranger Martin. Le matin et le soir, parfois, il y avait les femmes qui cherchaient du bois mort, et les enfants qui revenaient de l'école. Martin aimait bien les enfants. Il leur parlait avec douceur, et c'étaient les seuls à qui il souriait vraiment. Alors ses yeux devenaient très beaux, ils brillaient comme des miroirs de pierre, pleins d'une lumière claire qu'Alia n'avait jamais vue ailleurs. Les enfants l'aimaient bien aussi, parce qu'il savait raconter des histoires et poser des devinettes. Le reste du temps, Martin ne travaillait pas réellement, mais il savait réparer de petites choses, dans les rouages des montres, dans les postes de radio, dans les pistons des réchauds à kérosène. Il faisait cela pour rien, parce qu'il ne voulait pas toucher d'argent.

Alors, depuis qu'il était arrivé ici, chaque jour, les gens envoyaient leurs enfants lui porter un peu de nourriture dans des assiettes, des pommes de terre, des sardines, du riz, du pain, ou un peu de café chaud dans un verre. Les femmes venaient aussi quelquefois lui donner de la nourriture, et Martin remerciait en disant quelques mots. Puis, quand il avait fini de manger, il rendait l'assiette aux enfants. C'était comme cela qu'il voulait être payé.

Alia aimait bien rendre visite à Martin, pour entendre ses histoires et voir la couleur de ses yeux. Elle prenait un morceau de pain dans la réserve, et elle traversait la Digue jusqu'au château. Quand elle arrivait, elle voyait l'homme assis sur sa caisse, devant sa maison, en train de réparer une lampe à gaz, et elle s'asseyait par terre devant lui pour le regarder.

La première fois qu'elle était venue lui porter du pain, il l'avait regardée de ses yeux pleins de lumière et lui avait dit:

«Bonjour, lune.»

«Pourquoi m'appelez-vous lune?» avait demandé Alia.

Martin avait souri, et ses yeux étaient encore plus brillants.

«Parce que c'est un nom qui me plaît. Tu ne veux pas que je t'appelle lune?»

«Je ne sais pas. Je ne pensais pas que c'était un nom.»

«C'est un joli nom», avait dit Martin. «Tu as déjà regardé la lune, quand le ciel est très pur et très noir, les nuits où il fait très froid? Elle est toute ronde et douce, et je trouve que tu es comme cela.»

Et depuis ce jour-là, Martin l'avait toujours appelée de ce nom: lune, petite lune. Et il avait un nom pour chacun des enfants qui venaient le voir, un nom de plante, de fruit ou d'animal qui les faisait bien rire. Martin ne parlait pas de lui-même, et personne n'aurait osé lui demander quoi que ce soit. Au fond, c'était comme s'il avait toujours été là, dans la Digue, bien avant les autres, bien avant même qu'on ait construit la route, le pont de fer et la piste d'atterrissage des avions. Il savait sûrement des choses que les gens d'ici ne savaient pas, des choses très anciennes et très belles qu'il gardait à l'intérieur de sa tête et qui faisaient briller la lumière dans ses yeux.

C'est cela qui était étrange, surtout, parce que Martin ne possédait rien, pas même une chaise ou un lit. Dans sa maison, il n'y avait rien d'autre qu'une natte pour dormir par terre et une cruche d'eau sur une caisse. Alia ne comprenait pas bien, mais elle sentait que c'était un désir chez lui, comme s'il ne voulait rien garder. C'était étrange, parce que c'était comme une parcelle de la lumière claire qui brillait toujours dans ses yeux, comme ces mares d'eau qui sont plus transparentes et plus belles quand il n'y a rien au fond.

Dès qu'elle avait fini son travail, Alia sortait de la maison de sa tante en serrant dans sa chemise le morceau de pain, et elle allait s'asseoir devant Martin. Elle aimait bien regarder aussi ses mains pendant qu'il réparait les choses. Il avait de grandes mains noircies par le soleil, avec des ongles cassés comme les terrassiers et les maçons, mais plus légères et habiles, qui savaient faire des nœuds avec des fils minuscules et tourner des écrous qu'on voyait à peine. Ses mains travaillaient pour lui, sans qu'il s'en occupe, sans qu'il les regarde, et ses yeux étaient fixés ailleurs au loin, comme s'il pensait à autre chose.

«A quoi pensez-vous?» demandait Alia.

L'homme la regardait en souriant.

«Pourquoi me demandes-tu cela, petite lune? Et toi, à quoi penses-tu?»

Alia se concentrait et réfléchissait.

«Je pense que ça doit être beau, là d'où vous venez.»

«Qu'est-ce qui te fait croire cela?»

«Parce que -»

Elle ne trouvait pas la réponse et rougissait.

«Tu as raison», disait Martin. «C'est très beau.»

«Je pense aussi que la vie est triste, ici», disait encore Alia.

«Pourquoi dis-tu cela? Je ne trouve pas.»

«Parce que, ici, il n'y a rien, c'est sale, il faut aller chercher l'eau à la pompe, il y a des mouches, des rats, et tout le monde est si pauvre.»

«Moi aussi, je suis pauvre», disait Martin. «Et pourtant je ne trouvé pas que c'est une raison pour être triste.»

Alia réfléchissait encore.

«Si c'est tellement beau, là d'où vous venez – Alors ourquoi est-ce que vous êtes parti, pourquoi est-ce que vous êtes venu ici où tout est si – si sale, si laid?»

Martin la regardait avec attention, et Alia cherchait dans la lumière de ses yeux tout ce qu'elle pouvait voir de cette beauté que l'homme avait contemplée autre- fois, le pays immense, aux reflets profonds et dorés qui était resté vivant dans la couleur de ses iris. Mais la voix de Martin était plus douce, comme lorsqu'il racontait une histoire.

«Est-ce que tu pourrais être heureuse d'avoir mangé, tout ce que tu aimes le mieux, petite lune, si tu savais qu'à côté de toi il y a une famille qui n'a pas mangé depuis deux jours?»

Alia secouait la tête.

«Est-ce que tu pourrais être heureuse de regarder le ciel, la mer, les fleurs, ou d'écouter le chant des oiseaux, si tu savais qu'à côté de toi, dans la maison voisine, il y a un enfant qui est enfermé sans raison, et qui ne peut rien voir, rien entendre, rien sentir?»

«Non», disait Alia. «J'irais d'abord ouvrir la porte de sa maison, pour qu'il puisse sortir.»

Et en même temps qu'elle disait cela, elle compre- nait qu'elle venait de répondre à sa propre question. Martin la regardait encore en souriant, puis il continuait à réparer l'objet, un peu distraitement, sans regarder ses mains bouger.

Alia n'était pas sûre d'être tout à fait convaincue. Elle disait encore:

«Tout de même, ça doit être vraiment très beau, là-bas, chez vous.»

Quand l'homme avait fini de travailler, il se levait et prenait Alia par la main. Il la conduisait lentement jusqu'au bout du terrain vague, devant le marécage.

«Regarde», disait-il alors. Il montrait le ciel, la terre plate, l'estuaire de la rivière qui s'ouvrait sur la mer. «Voilà, c'est tout ça, là d'où je viens.»

«Tout?»

«Tout, oui, tout ce que tu vois.»

Alia restait un long moment debout, immobile, à regarder tant qu'elle pouvait, jusqu'à ce que ses yeux lui fassent mal. Elle regardait de toutes ses forces, comme si le ciel allait enfin s'ouvrir et montrer tous ces palais, tous ces châteaux, ces jardins pleins de fruits et d'oiseaux, et le vertige l'obligeait à fermer les yeux.

Quand elle se retournait, Martin était parti. Sa haute silhouette maigre marchait entre les rangées des cabanes, vers l'autre bout de la ville.


C'est à partir de ce jour qu'Alia avait commencé à regarder le ciel, à le regarder vraiment, comme si elle ne l'avait jamais vu. Quand elle travaillait dans la maison de sa tante, parfois elle sortait un instant pour lever la tête en l'air, et quand elle rentrait, elle sentait quelque chose qui continuait à vibrer dans ses yeux et dans son corps, et elle se cognait un peu aux meubles, parce que ses rétines étaient éblouies.

Quand les autres enfants ont su d'où venait Martin, ils ont été bien étonnés. Alors à cette époque-là, il y avait beaucoup d'enfants ici, dans la Digue, qui se baladaient la tête levée en l'air, pour regarder le ciel, et qui se cognaient aux poteaux, et les gens se demandaient ce qui avait bien pu leur arriver. Peut-être qu'ils pensaient que c'était un nouveau jeu.

Quelquefois, personne ne savait pourquoi, Martin ne voulait plus manger. Les enfants venaient lui porter la nourriture dans des assiettes, comme chaque matin, et il refusait poliment, il disait:

«Non merci, pas aujourd'hui.»

Même quand Alia venait, avec son morceau de pain serré dans sa chemise, il souriait gentiment et secouait la tête. Alia ne comprenait pas pourquoi l'homme refusait de manger, parce que, autour de la maison, sur la terre, dans le ciel, tout était comme à l'ordinaire. Dans le ciel bleu il y avait le soleil, un ou deux nuages, et de temps en temps un avion à réaction qui atterrissait ou qui décollait. Dans les allées de la Digue, les enfants jouaient et criaient, et les femmes les interpellaient et leur donnaient des ordres en toutes sortes de langues. Alia ne voyait pas ce qui avait pu changer. Mais elle s'asseyait tout de même devant Martin, avec deux ou trois autres enfants, et ils attendaient qu'il leur parle.

Martin n'était pas comme les autres jours. Quand il ne mangeait pas, son visage semblait plus vieux, et ses yeux brillaient autrement, de la lueur inquiète des gens qui ont de la fièvre. Martin regardait ailleurs, pardessus la tête des enfants, comme s'il voyait plus loin que la terre et le marais, de l'autre côté du fleuve et des collines, si loin qu'il aurait fallu des mois et des mois pour arriver jusque-là.

Ces jours-là, il ne parlait presque pas, et Alia ne lui posait pas de questions. Les gens venaient, comme les autres jours, pour lui demander un service, recoller une paire de chaussures, arranger une pendule, ou bien simplement écrire une lettre. Mais Martin leur répondait à peine, il secouait la tête et disait à voix basse, presque sans remuer les lèvres:

«Pas aujourd'hui, pas aujourd'hui…»

Alia avait compris qu'il n'était pas là pendant ces jours, qu'il était réellement ailleurs, même si son corps restait immobile, couché sur la natte, à l'intérieur de la maison. Il était peut-être retourné dans son pays d'origine, là où tout est si beau, où tout le monde est prince ou princesse, ce pays dont il avait montré un jour la route qui passe à travers le ciel.

Chaque jour, Alia revenait avec un morceau de pain neuf, pour attendre son retour. Cela durait parfois très longtemps, et elle était un peu effrayée de voir son visage qui se creusait, qui devenait gris comme si la lumière avait cessé de brûler et qu'il ne restait que les cendres. Puis, un matin, il était de retour, si faible qu'il pouvait à peine marcher de sa couche jusqu'au terrain vague devant sa maison. Quand il voyait Alia, il la regardait enfin en souriant faiblement, et ses yeux étaient ternis par la fatigue.

«J'ai soif», disait-il. Sa voix était lente et enrouée.

Alia posait le morceau de pain par terre, et elle courait à travers la ville pour chercher un seau d'eau. Quand elle revenait, à bout de souffle, Martin buvait longuement, à même le seau. Puis il lavait son visage et ses mains, il s'asseyait sur la caisse, au soleil, et il mangeait le morceau de pain. Il faisait quelques pas autour de la maison, il regardait autour de lui. La lumière du soleil réchauffait son visage et ses mains, et ses yeux recommençaient à briller.

Alia regardait l'homme avec impatience. Elle osait lui demander:

«Comment était-ce?»

Il paraissait ne pas comprendre.

«Comment était quoi?»

«Comment était-ce, là où vous êtes allé?»

Martin ne répondait pas. Peut-être qu'il ne se souvenait de rien, comme s'il était simplement passé à travers un songe. Il recommençait à vivre et à parler comme avant, assis au soleil devant la porte de sa maison, à réparer les machines cassées, ou bien mar chant dans les allées de la Digue et saluant les gens au passage.

Plus tard, Alia avait encore demandé:

«Pourquoi vous ne voulez pas manger, quelque-fois?»

«Parce que je dois jeûner», avait dit Martin.

Alia réfléchissait.

«Qu'est-ce que ça veut dire, jeûner?»

Elle avait ajouté aussitôt:

«Est-ce que c'est comme voyager?»

Mais Martin riait:

«Quelle drôle d'idée! Non, jeûner, c'est quand on n'a pas envie de manger.»

Comment peut-on ne pas avoir envie de manger? pensait Alia. Personne ne lui avait rien dit d'aussi bizarre. Malgré elle, elle pensait aussi à tous les enfants de la Digue qui cherchaient toute la journée quelque chose à manger, même ceux qui n'avaient pas faim. Elle pensait à ceux qui allaient voler dans les supermarchés, près de l'aéroport, à ceux qui partaient chaparder des fruits et des œufs dans les jardins des alentours.

Martin répondait tout de suite, comme s'il avait entendu ce que pensait Alia.

«Est-ce que tu as déjà eu très soif, un jour?»

«Oui», disait Alia.

«Quand tu avais très soif, est-ce que tu avais envie de manger?»

Elle secouait la tête.

«Non, n'est-ce pas? Tu avais seulement envie de boire, très envie. Tu avais l'impression que tu aurais pu boire toute l'eau de la pompe et, à ce moment-là, si on t'avait donné une grande assiette de nourriture, tu l'aurais refusée, parce que c'était de l'eau qu'il te fallait.»

Martin s'arrêtait de parler un instant. Il souriait.

«Egalement, quand tu avais très faim, tu n'aurais pas aimé qu'on te donne une cruche d'eau. Tu aurais dit, non, pas maintenant, je veux d'abord manger, manger tant que je peux, et puis après, s'il reste une petite place, je boirai l'eau.»

«Mais vous ne mangez ni ne buvez!» s'exclamait Alia.

«C'est ce que je voulais te dire, petite lune», disait Martin.

«Quand on jeûne, c'est qu'on n'a pas envie de nourriture ni d'eau, parce qu'on a très envie d'autre chose, et que c'est plus important que de manger ou de boire.»

«Et de quoi est-ce qu'on a envie, alors?» demandait Alia.

«De Dieu», disait Martin.

Il avait dit cela simplement, comme si c'était évident, et Alia n'avait pas posé d'autres questions. C'était la première fois que Martin parlait de Dieu, et cela lui faisait un peu peur, pas exactement peur, mais cela l'éloignait tout à coup, la poussait loin en arrière, comme si toute l'étendue de la Digue avec ses huttes de planches et le marais au bord du fleuve la séparaient de Martin.

Mais l'homme ne semblait pas s'en apercevoir. Maintenant, il se levait, il regardait la plaine du marais où les roseaux se balançaient. Il passait sa main sur les cheveux d'Alia, et il s'en allait lentement sur le chemin qui traversait la ville, tandis que les enfants couraient devant lui en criant pour fêter son retour.


A cette époque-là, Martin avait déjà commencé son enseignement, mais personne ne le savait. Ce n'était pas vraiment un enseignement, je veux dire, comme celui d'un prêtre ou d'un instituteur, parce que cela se faisait sans solennité, et qu'on apprenait sans bien savoir ce qu'on avait appris. Les enfants avaient pris l'habitude de venir jusqu'au bout de la digue, devant le château de Martin, et ils s'asseyaient par terre pour parler et pour jouer, ou pour entendre des histoires. Martin, lui, ne bougeait pas de sa caisse, il continuait à réparer ce qu'il avait en train, une casserole, la valve d'un autocuiseur, ou bien une serrure, et l'enseignement commençait. C'étaient surtout les enfants qui venaient, après le repas de midi, ou au retour de l'école. Mais il y avait quelquefois des femmes et des hommes, quand le travail était fini, et qu'il faisait trop chaud pour dormir. Les enfants étaient assis devant, tout près de Martin, et c'était là qu'Alia aimait s'asseoir aussi. Ils faisaient beaucoup de bruit, ils ne restaient pas longtemps en place, mais Martin était content de les voir. Il parlait avec eux, il leur demandait ce qu'ils avaient fait et ce qu'ils avaient vu, dans la Digue, ou au bord de la mer. Il y en avait qui aimaient bien parler, qui auraient raconté n'importe quoi pendant des heures. D'autres restaient silencieux, se cachaient derrière leurs mains quand Martin s'adressait à eux.

Ensuite Martin racontait une histoire. Les enfants aimaient beaucoup entendre des histoires, c'était pour cela qu'ils étaient venus. Quand Martin commençait son histoire, même les plus turbulents restaient assis et cessaient de parler.

Martin savait beaucoup d'histoires, longues et un peu bizarres qui se passaient dans des pays inconnus qu'il avait sûrement visités autrefois.

Il y avait l'histoire des enfants qui descendaient un fleuve, sur un radeau de roseaux, et qui traversaient comme cela des royaumes extraordinaires, des forêts, des montagnes, des villes mystérieuses, jusqu'à la mer. Il y avait l'histoire de l'homme qui avait découvert un puits qui conduisait jusqu'au centre de la terre, là où se trouvaient les Etats du feu. Il y avait l'histoire de ce marchand qui croyait faire fortune en vendant de la neige, qui la descendait dans des sacs du haut de la montagne, mais quand il arrivait au bas, il ne possédait plus qu'une flaque d'eau. Il y avait l'histoire du garçon qui arrivait jusqu'au château où vivait la princesse des songes, celle qui envoie les rêves et les cauchemars sur la terre, l'histoire du géant qui sculptait les montagnes, celle de l'enfant qui avait apprivoisé les dauphins, ou celle du capitaine Tecum qui avait sauvé la vie d'un albatros, et l'oiseau pour le remercier lui avait appris le secret pour voler. C'étaient de belles histoires, si belles qu'on s'endormait parfois avant d'avoir entendu la fin. Martin les racontait doucement, en faisant des gestes, ou en s'arrêtant de temps à autre pour qu'on puisse poser des questions. Pendant qu'il parlait, ses yeux brillaient fort, comme s'il s'amusait bien lui aussi.

De toutes les histoires que racontait Martin, c'était celle d'Hazaran que les enfants préféraient. Ils ne la comprenaient pas bien, mais tous, ils retenaient leur souffle quand elle commençait.

Il y avait cette petite fille qui s'appelait Trèfle, d'abord, et c'était un drôle de nom qu'on lui avait donné, sans doute à cause d'une petite marque qu'elle avait sur la joue, près de l'oreille gauche, et qui ressemblait à un trèfle. Elle était pauvre, très pauvre, si pauvre qu'elle n'avait rien d'autre à manger qu'un peu de pain et les fruits qu'elle ramassait dans les buissons. Elle vivait seule dans une cabane de bergers, perdue au milieu des rinces et des rochers, sans personne pour s'occuper d'elle. Mais quand ils ont vu qu'elle était si seule et triste, les petits animaux qui vivaient dans les champs sont devenus ses amis. Ils venaient souvent la voir, le matin, ou le soir, et ils lui parlaient pour la distraire, ils faisaient des tours et ils lui racontaient des histoires, car Trèfle savait parler leur langage. Il y avait une fourmi qui s'appelait Zoé, un lézard qui s'appelait Zoot, un moineau qui s'appelait Pipit, une libellule qui s'appelait Zelle, et toutes sortes de papillons, des jaunes, des rouges, des bruns, des bleus. Il y avait aussi un scarabée savant qui s'appelait Kepr, et une grande sauterelle verte qui prenait des bains de soleil sur les feuilles. La petite Trèfle était gentille avec eux, et c'est pour cela qu'ils l'aimaient bien. Un jour que Trèfle était encore plus triste que d'habitude, parce qu'elle n'avait rien à manger, la grande sauterelle verte l'a appelée. Veux-tu changer de vie? lui a-t-elle dit, en sifflant. Comment pourrais-je changer de vie, a répondu Trèfle, je n'ai rien à manger et je suis toute seule. Tu le peux si tu veux, dit la sauterelle. Il suffit d'aller dans le pays d'Hazaran. Quel est ce pays, demanda Trèfle. Je n'ai jamais entendu parler de cet endroit. Pour y entrer, il faut que tu répondes à la question que posera celui qui garde les portes d'Hazaran. Mais il faut d'abord que tu sois savante, très savante, pour pouvoir répondre. Alors Trèfle est allée voir le scarabée Kepr, qui habitait sur une tige de rosier, et elle lui a dit: Kepr, apprends-moi ce qu'il faut savoir, car je veux partir pour Hazaran. Pendant longtemps, le scarabée et la grande sauterelle verte ont enseigné tout ce qu'ils savaient à la petite fille. Ils lui ont appris à deviner le temps qu'il ferait, ou ce que pensent les gens tout bas, ou à guérir les fièvres et les maladies. Ils lui ont appris à demander à la mante religieuse si les bébés qui naîtraient seraient des filles ou des garçons, car la mante religieuse sait cela et répond en levant ses pinces pour un garçon, en les baissant pour une fille. La petite Trèfle a appris tout cela, et bien d'autres choses encore, des secrets et des mystères. Quand le scarabée et la grande sauterelle verte ont fini de lui apprendre ce qu'ils savaient, un jour, un homme est arrivé dans le village. Il était vêtu de riches habits et semblait un prince ou un ministre. L'homme passait dans le village et disait: je cherche quelqu'un. Mais les gens ne comprenaient pas. Alors Trèfle est allée vers l'homme, et elle lui a dit: je suis celle que vous cherchez. Je veux aller à Hazaran. L'homme était un peu étonné, parce que la petite Trèfle était très pauvre et semblait très ignorante. Sais-tu répondre aux questions? demanda le ministre. Si tu ne peux pas répondre, tu ne pourras jamais aller au pays d'Hazaran. Je répondrai aux questions, dit Trèfle. Mais elle avait peur, parce qu'elle n'était pas sûre de pouvoir répondre. Alors réponds aux questions que je vais te poser. Si tu connais la réponse, tu seras la princesse d'Hazaran. Voici les questions, au nombre de trois.

Martin s'arrêtait de parler un instant, et les enfants attendaient.

Voici la première, disait le ministre. Au repas où je suis invité, mon père me donne trois nourritures très bonnes. Ce que ma main peut prendre, ma bouche ne peut le manger. Ce que ma main peut prendre, ma main ne peut le garder. Ce que ma bouche peut prendre, ma bouche ne peut le garder. La petite fille réfléchit, puis elle dit: je peux répondre à cette question. Le ministre la regarda avec surprise, parce que personne jusqu'alors n'avait donné la réponse. Voici la deuxième énigme, continua le ministre. Mon père m'invite dans ses quatre maisons. La première est au nord, elle est pauvre et triste. La deuxième est à l'est, elle est pleine de fleurs. La troisième est au sud, elle est la plus belle. La quatrième est à l'ouest, et quand j'y entre, je reçois un présent et pourtant je suis plus pauvre. Je peux répondre à cette question, dit encore Trèfle. Le ministre était encore plus étonné, car personne n'avait pu répondre à cette question non plus. Voici la troisième énigme, dit le ministre. Le visage de mon père est très beau, et pourtant je ne puis le voir. Pour lui, mon serviteur danse chaque jour. Mais ma mère est plus belle encore, sa chevelure est très noire et son visage est blanc comme la neige. Elle est ornée de bijoux, et elle veille sur moi quand je dors. Trèfle réfléchit encore, et elle fit signe qu'elle allait expliquer les énigmes. Voici la première réponse, dit-elle: le repas où je suis invitée est le monde où je suis née. Les trois nourritures excellentes que mon père me donne sont la terre, l'eau et l'air. Ma main peut prendre la terre, mais je ne peux pas la manger. Ma main peut prendre l'eau mais elle ne peut pas la retenir. Ma bouche peut prendre l'air mais je dois le rejeter en soufflant.

Martin s'arrêtait encore un instant et les enfants prenaient la terre dans leurs mains et faisaient couler l'eau entre leurs doigts. Ils soufflaient l'air devant eux.

Voici la réponse à la deuxième question: les quatre maisons où m'invite mon père sont les quatre saisons de l'année. Celle qui est au nord, et qui est triste et pauvre, est la maison de l'hiver. Celle qui est à l'est, où il y a beaucoup de fleurs, est la maison du printemps. Celle qui est au sud, et qui est la plus belle, est la maison de l'été. Celle qui est à l'ouest est la maison de l'automne, et quand j'y entre, je reçois en cadeau l'année nouvelle qui me rend plus pauvre en force, car je suis plus vieille. Le ministre fit un signe de tête en assentiment, car il était surpris du grand savoir de la petite fille. La dernière réponse est simple, dit Trèfle. Celui qu'on appelle mon père est le soleil que je ne peux regarder en face. Le serviteur qui danse pour lui est mon ombre. Celle qu'on appelle ma mère est la nuit, et sa chevelure est très noire et son visage est blanc comme celui de la lune. Ses bijoux sont les étoiles. Tel est le sens des énigmes. Quand le ministre a entendu les réponses de Trèfle, il a donné des ordres, et tous les oiseaux du ciel sont venus pour emporter la petite fille jusqu'au pays d'Hazaran. C'est un pays très loin, très loin, si loin que les oiseaux ont volé pendant des jours et des nuits, mais quand Trèfle est arrivée elle était émerveillée, parce qu'elle n'avait rien imaginé d'aussi beau, même dans ses rêves.

Là Martin s'arrêtait encore un peu, et les enfants s'impatientaient et disaient: comment c'était? Comment était le pays d'Hazaran?

Eh bien, tout était grand et beau, et il y avait des jardins pleins de fleurs et de papillons, des rivières si claires qu'on aurait dit de l'argent, des arbres très hauts et couverts de fruits de toutes sortes. C'était là que vivaient les oiseaux, tous les oiseaux du monde. Ils volaient de branche en branche, ils chantaient tout le temps et quand Trèfle est arrivée, ils l'ont entourée pour lui souhaiter la bienvenue. Ils avaient des habits de plumes de toutes les couleurs et ils dansaient aussi devant Trèfle, parce qu'ils étaient heureux d'avoir une princesse comme elle. Puis les merles sont venus, et c'étaient les ministres du roi des oiseaux, et ils l'ont conduite jusqu'au palais d'Hazaran. Le roi était un rossignol qui chantait si bien que tout le monde s'arrêtait de parler pour l'entendre. C'est dans son palais que Trèfle a vécu désormais, et comme elle savait parler le langage des animaux, elle a appris à chanter elle aussi, pour répondre au roi Hazaran. Elle est restée dans ce pays, et peut-être qu'elle y vit encore, et quand elle veut rendre visite à la terre, elle prend la forme d'une mésange, et elle vient en volant pour voir ses amis qui sont restés sur la terre. Puis elle retourne chez elle, dans le grand jardin où elle est devenue princesse.

Quand l'histoire était finie, les enfants partaient un à un, ils retournaient chez eux. Alia restait toujours la dernière devant la maison de Martin. Elle ne s'en allait que lorsque l'homme rentrait dans son château et étendait sa natte pour dormir. Elle marchait lentement dans les allées de la Digue, tandis que les lampes à gaz s'allumaient à l'intérieur des cabanes, et elle n'était plus triste. Elle pensait au jour où viendrait peut-être un homme vêtu comme un ministre, qui regarderait autour de lui et qui dirait:

«Je suis venu chercher quelqu'un.»

C'est à cette époque-là environ que le gouvernement a commencé à venir ici, à la Digue des Français. C'étaient des gens bizarres qui venaient une ou deux fois par semaine, dans des voitures noires et des camionnettes orange qui s'arrêtaient sur la route, un peu avant le commencement de la ville; ils faisaient toutes sortes de choses sans raison, comme mesurer les distances dans les allées et entre les maisons, prendre un peu de terre dans des boîtes de fer, un peu d'eau dans des tubes de verre, et un peu d'air dans des sortes de petits ballons jaunes. Ils posaient aussi beaucoup de questions aux gens qu'ils rencontraient, aux hommes surtout, parce que les femmes ne comprenaient pas bien ce qu'ils disaient, et que de toute façon, elles n'osaient pas répondre.

En allant chercher l'eau à la pompe, Alia s'arrêtait pour les regarder passer, mais elle savait bien qu'ils ne venaient pas pour chercher quelqu'un. Ils ne venaient pas pour demander les questions qui permettent d'aller jusqu'au pays d'Hazaran. D'ailleurs, ils ne s'intéressaient pas aux enfants, et ils ne leur posaient jamais de questions. Il y avait des hommes à l'air sérieux qui étaient habillés de complets gris et qui portaient de petites valises de cuir, et des étudiants, des garçons et des filles vêtus de gros chandails et d'anoraks. Ceux-là étaient les plus bizarres, parce qu'ils posaient des questions que tout le monde pouvait comprendre, sur le temps qu'il faisait, ou sur la famille, mais justement on n'arrivait pas à comprendre pourquoi ils demandaient cela. Ils notaient les réponses sur des cahiers comme si c'avait été des choses très importantes, et ils prenaient beaucoup de photos des maisons de planches comme si elles en avaient valu la peine. Ils photographiaient même ce qu'il y avait à l'intérieur des maisons avec une petite lampe qui s'allumait et qui éclairait plus fort que le soleil.

C'est un peu plus tard qu'on a compris, quand on a su que c'étaient des messieurs et des étudiants du gouvernement qui venaient pour tout transporter, la ville et les gens, dans un autre endroit. Le gouvernement avait décidé que la Digue ne devait plus exister, parce que c'était trop près de la route et de la piste des avions, ou peut-être parce qu'ils avaient besoin des terrains pour construire des immeubles et des bureaux. On l'a su parce qu'ils ont distribué des papiers à toutes les familles pour dire que tout le monde devait s'en aller, et que la ville devait être rasée par les machines et les camions. Les étudiants du gouvernement ont alors montré aux hommes des dessins qui représentaient la nouvelle ville qu'on allait construire, en haut de la rivière. C'étaient des dessins bien bizarres aussi, avec des maisons qui ne ressemblaient à rien de ce qu'on connaissait, de grandes maisons plates avec des fenêtres toutes pareilles comme des trous de brique. Au centre de chaque maison il y avait une grande cour et des arbres, et les rues étaient très droites comme les rails du chemin de fer. Les étudiants appelaient cela la Ville Future, et quand ils en parlaient aux hommes et aux femmes de la Digue, ils avaient l'air très content et leurs yeux brillaient, et ils faisaient des grands gestes. C'était probablement parce qu'ils avaient fait les dessins.

Quand le gouvernement a décidé qu'on détruirait la Digue, et que personne ne pourrait rester, il fallait l'accord du responsable. Mais il n'y avait pas de responsable à la Digue; les gens avaient toujours vécu comme cela, sans responsable, parce que personne n'en avait eu besoin jusqu'alors. Le gouvernement a cherché quelqu'un qui voudrait être responsable, et c'est le gérant de la coopérative qui a été nommé. Alors le gouvernement allait souvent chez lui pour parler de la Ville Future, et quelquefois même, ils l'emmenaient dans une voiture noire pour qu'il aille dans les bureaux signer les papiers et que tout soit en règle. Le gouvernement aurait peut-être dû aller voir Martin dans son château, mais personne n'avait parlé de lui, et il habitait trop loin, tout à fait au bout de la Digue, près du marais. De toute façon, il n'aurait rien voulu signer, et les gens auraient pensé qu'il était trop vieux.

Quand Martin a appris la nouvelle, il n'a rien dit, mais on sentait bien que cela ne lui plaisait pas. Il avait construit son château là où il voulait, et il n'avait pas du tout envie d'aller habiter ailleurs, surtout dans une des maisons de la Ville Future qui ressemblait à une tranche de brique.

Ensuite, il a commencé à jeûner, mais ce n'était pas un jeûne de quelques jours, comme il en avait l'habitude. C'était un jeûne effrayant, qui semblait ne plus devoir finir, qui durait des semaines.

Chaque jour, Alia venait devant sa maison pour lui apporter du pain, et les autres enfants venaient aussi avec des assiettes de nourriture, en espérant que Martin se lèverait. Mais il restait couché sur sa natte, le visage tourné vers la porte, et sa peau était devenue très pâle sous le hâle ancien. Ses yeux sombres brillaient d'une mauvaise lumière, parce qu'ils étaient fatigués et douloureux de regarder sans cesse. La nuit, il ne dormait pas. Il restait comme cela, sans bouger, allongé sur le sol, le visage tourné vers l'ouverture de la porte, à regarder la nuit.

Alia s'asseyait à côté de lui, elle essuyait son visage avec un linge humide pour enlever la poussière que le vent déposait sur lui comme sur une pierre. Il buvait un peu d'eau à la cruche, juste quelques gorgées pour toute la journée. Alia disait:

«Vous ne voulez pas manger maintenant? Je vous ai apporté du pain.»

Martin essayait de sourire, mais sa bouche était trop fatiguée, et seuls ses yeux parvenaient à sourire. Alia sentait son cœur se serrer parce qu'elle pensait que Martin allait bientôt mourir.

«C'est parce que vous ne voulez pas partir que vous n'avez pas faim?» demandait Alia.

Martin ne répondait pas, mais ses yeux répondaient, avec leur lumière pleine de fatigue et de douleur. Ils regardaient au-dehors, par l'ouverture de la porte basse, la terre, les roseaux, le ciel bleu.

«Peut-être que vous ne devez pas venir avec nous là-bas, dans la nouvelle ville. Peut-être que vous devez repartir dans votre pays qui est si beau, là d'où vous venez, là où tout le monde est comme des princesses et des princes.»

Les étudiants du gouvernement venaient moins souvent maintenant. Puis ils cessèrent de venir tout à fait. Alia les avait guettés tout en travaillant dans la maison de sa tante, ou bien en allant chercher l'eau à la pompe. Elle avait regardé si leurs voitures étaient garées sur la route, à l'entrée de la ville. Puis elle avait couru jusqu'au château de Martin.

«Ils ne sont pas venus aujourd'hui non plus!» Elle essayait de parler, mais son souffle manquait. «Ils ne viendront plus ici! Vous entendez? C'est fini, ils ne viendront plus, nous allons rester ici!»

Son cœur battait très fort, parce qu'elle pensait que c'était Martin qui avait réussi à éloigner les étudiants, rien qu'en jeûnant.

«Tu es sûre?» demandait Martin. Sa voix était très lente, et il se redressait un peu sur sa couche.

«Ils ne sont pas venus depuis trois jours!»

«Trois jours?»

«Ils ne reviendront plus maintenant, j'en suis sûre!»

Elle rompait un morceau de pain et elle le tendait à Martin.

«Non, pas tout de suite», dit l'homme. «Il faut d'abord que je me lave.»

Appuyé sur Alia, il faisait quelques pas au-dehors, en titubant. Elle le conduisait jusqu'au fleuve, à travers les roseaux. Martin se mettait à genoux et il lavait son visage lentement. Puis il rasait sa barbe et il peignait ses cheveux, sans se presser, comme s'il venait simplement de se réveiller. Ensuite, il allait s'asseoir sur sa caisse, au soleil, et il mangeait le pain d Alia. Les enfants maintenant venaient les uns après les autres en apportant de la nourriture, et Martin prenait tout ce qu'on lui donnait, en disant merci. Quand il avait assez mangé, il était retourné à l'intérieur de sa maison, et il s'était allongé sur sa couche.

«Je vais dormir, maintenant», dit-i.

Mais les enfants sont restés assis par terre devant sa porte, pour le regarder dormir.

C'est pendant qu'il dormait que les voitures neuves sont revenues. Il y a eu d'abord les hommes en complet gris avec leurs valises noires. Ils sont allés tout droit dans la maison du gérant de la coopérative. Puis les étudiants sont arrivés, encore plus nombreux que la première fois.

Alia restait immobile, le dos contre le mur d'une maison, tandis qu'ils passaient devant elle et marchaient vite jusqu'à la place où il y avait la pompe d'eau douce. Ils étaient réunis là et ils semblaient attendre quelque chose. Puis les hommes en gris sont venus aussi, et le gérant de la coopérative marchait avec eux. Les hommes en gris lui parlaient, mais il secouait la tête, et à la fin, c'est un des hommes du gouvernement qui a annoncé à tout le monde, avec une voix claire qui portait loin. Il a dit simplement que le départ aurait lieu demain à partir de huit heures du matin. Les camions du gouvernement viendraient pour transporter tout le monde jusqu'au nouveau terrain, là où on allait construire bientôt la Ville du Futur. Il a dit encore que les étudiants du gouvernement aideraient bénévolement la population à charger les meubles et les effets dans les camions.

Alia n'osait pas bouger, même quand les hommes en gris et les étudiants en anorak sont repartis dans leurs autos. Elle pensait à Martin qui allait sûrement mourir maintenant, parce qu'il ne voudrait plus jamais manger.

Alors elle est partie se cacher le plus loin qu'elle a pu, au milieu des roseaux, près du fleuve. Elle est restée assise sur les cailloux, et elle a regardé le soleil descendre. Quand le soleil serait à la même place, demain, il n'y aurait plus personne ici, à la Digue. Les bulldozers auraient passé et repassé sur la ville, en poussant devant eux les maisons comme si ce n'étaient que des boîtes d'allumettes, et il ne resterait que les marques des pneus et des chenilles sur la terre écrasée.

Alia est restée longtemps sans bouger, au milieu des roseaux, près du fleuve. La nuit est venue, une nuit froide éclairée par la lune ronde et blanche. Mais Alia ne voulait pas retourner dans la maison de sa tante. Elle s'est mise à marcher à travers les roseaux, le long du fleuve, jusqu'à ce qu'elle arrive au marais. Un peu plus haut, elle devinait la forme ronde du château de Martin. Elle écoutait les coassements des crapauds et le bruit régulier de l'eau du fleuve, de l'autre côté du marais.

Quand elle est arrivée devant la maison de Martin, elle l'a vu, debout, immobile. Son visage était éclairé par la lumière de la lune, et ses yeux étaient comme l'eau du fleuve, sombres et brillants. Martin regardait dans la direction du marais, vers l'estuaire large du fleuve, là où s'étendait la grande plaine de cailloux phosphorescents.

L'homme s'est tourné vers elle et son regard était plein d'une force étrange, comme s'il donnait vraiment de la lumière.

«Je te cherchais», dit Martin simplement.

«Vous allez partir?» Alia parlait à voix basse.

«Oui, je vais partir tout de suite.»

Il regardait Alia comme s'il s'amusait.

«Tu veux venir avec moi?»

Alia sentait la joie gonfler tout à coup ses poumons et sa gorge. Elle dit, et sa voix maintenant criait presque:

«Attendez-moi! Attendez-moi!»

Elle courait maintenant à travers les rues de la ville, et elle frappait à toutes les portes en criant:

«Venez vite! Venez! Nous partons tout de suite!»

Les enfants et les femmes sont sortis d'abord, parce qu'ils avaient compris. Puis les hommes sont venus aussi, les uns après les autres. La foule des habitants de la Digue grossissait dans les allées. On emportait ce qu'on pouvait à la lueur des torches électriques, des sacs, des cartons, des ustensiles de cuisine. es enfants criaient et couraient à travers les allées en répétant la même phrase:

«Nous partons! Nous partons!»

Quand tout le monde est arrivé devant la maison de Martin, il y a eu un instant de silence, comme une hésitation. Même le gérant de la coopérative n'osait plus rien dire, parce que c'était un mystère que tout le monde ressentait.

Martin, lui, restait immobile devant le chemin qui s'ouvrait entre les roseaux. Puis, sans dire une parole à la foule qui attendait, il a commencé à marcher sur le chemin, dans la direction du fleuve. Alors les autres se sont mis en route derrière lui. Il avançait de son pas régulier, sans se retourner, sans hésiter, comme s'il savait où il allait. Quand il a commencé à marcher dans l'eau du fleuve, sur le gué, les gens ont compris où il allait, et ils n'ont plus eu peur. L'eau noire étincelait autour du corps de Martin, tandis qu'il avançait sur le gué. Les enfants ont pris la main des femmes et des hommes, et très lentement, la foule s'est avancée elle aussi dans l'eau froide du fleuve. Devant elle, de l'autre côté du fleuve noir aux bancs de cailloux phosphorescents, tandis qu'elle marchait sur le fond glissant, sa robe collée à son ventre et à ses cuisses, Alia regardait la bande sombre de l'autre rive, où pas une lumière ne brillait.

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