La montagne du dieu vivant

Le mont Reydarbarmur était à droite du chemin de terre. Dans la lumière du 21 juin il était très haut et large, dominant le pays de steppes et le grand lac froid, et Jon ne voyait que lui. Pourtant, ce n'était pas la seule montagne. Un peu plus loin, il y avait le massif du Kalfstindar, les grandes vallées creusées jusqu'à la mer, et au nord, la masse sombre des gardiens des glaciers. Mais Reydarbarmur était plus beau que tous les autres, il semblait plus grand, plus pur, à cause de la ligne douce qui allait sans s'interrompre de sa base à son sommet. Il touchait le ciel, et les volutes des nuages passaient sur lui comme une fumée de volcan.

Jon marchait vers Reydarbarmur maintenant. Il avait laissé sa bicyclette neuve contre un talus, au bord du chemin, et il marchait à travers le champ de bruyères et de lichen. Il ne savait pas bien pourquoi il marchait vers Reydarbarmur. Il connaissait cette montagne depuis toujours, il la voyait chaque matin depuis son enfance, et pourtant, aujourd'hui, c'était comme si Reydarbarmur lui était apparu pour la première fois. Il la voyait aussi quand il partait à pied pour l'école, le long de la route goudronnée. Il n'y avait pas un endroit de la vallée d'où on ne pût la voir. C'était comme un château sombre qui culminait au-dessus des étendues de mousse et de lichen, au-dessus des pâtures des moutons et des villages, et qui regardait tout le pays.

Jon avait posé sa bicyclette contre le talus mouillé. Aujourd'hui, c'était le premier jour qu'il sortait sur sa bicyclette, et d'avoir lutté contre le vent, tout le long de la pente qui conduisait au pied de la montagne, l'avait essoufflé, et ses joues et ses oreilles étaient brûlantes.

C'était peut-être la lumière qui lui avait donné envie d'aller jusqu'à Reydarbarmur. Pendant les mois d'hiver, quand les nuages glissent au ras du sol en jetant le grésil, la montagne semblait très loin, inaccessible. Quelquefois elle était entourée d'éclairs, toute bleue dans le ciel noir, et les gens des vallées avaient peur. Mais Jon, lui, n'avait pas peur d'elle. Il la regardait, et c'était un peu comme si elle le regardait elle aussi, du fond des nuages, par-dessus la grande steppe grise.

Aujourd'hui, c'était peut-être cette lumière du mois de juin qui l'avait conduit jusqu'à la montagne. La lumière était belle et douce, malgré le froid du vent. Tandis qu'il marchait sur la mousse humide, Jon voyait les insectes qui bougeaient dans la lumière, les jeunes moustiques et les moucherons qui volaient au-dessus des plantes. Les abeilles sauvages circulaient entre les fleurs blanches, et dans le ciel, les oiseaux effilés battaient très vite des ailes, suspendus au-dessus des flaques d'eau, puis disparaissaient d'un seul coup dans le vent. C'étaient les seuls êtres vivants.

Jon s'arrêta pour écouter le bruit du vent. Ça faisait une musique étrange et belle dans les creux de la terre et dans les branches des buissons. Il y avait aussi les cris des oiseaux cachés dans la mousse; leurs piaillements suraigus grandissaient dans le vent, puis s'étouffaient.

La belle lumière du mois de juin éclairait bien la montagne. A mesure que Jon s'approchait, il s'apercevait qu'elle était moins régulière qu'elle ne paraissait, de loin; elle sortait tout d'un bloc de la plaine de basalte, comme une grande maison ruinée. Il y avait des pans très hauts, d'autres brisés à mi-hauteur, et des failles noires qui divisaient ses murs comme des traces de coups. Au pied de la montagne coulait un ruisseau.

Jon n'en avait jamais vu de semblable. C'était un ruisseau limpide, couleur de ciel, qui glissait lentement en sinuant à travers la mousse verte. Jon s'approcha doucement, en tâtant le sol du bout du pied, pour ne pas s'enliser dans une mare. Il s'agenouilla au bord du ruisseau.

L'eau bleue coulait en chantonnant, très lisse et pure comme du verre. Le fond du ruisseau était recouvert depetits cailloux, et Jon plongea son bras pour en ramasser un. L'eau était glacée, et plus profonde qu'il pensait, et il dut avancer son bras jusqu'à l'aisselle. Ses doigts saisirent un seul caillou blanc et un peu transparent, en forme de cœur.

Soudain, encore une fois, Jon eut l'impression que quelqu'un le regardait. Il se redressa en frissonnant, la manche de sa veste trempée d'eau glacée. Il se retourna, regarda autour de lui. Mais aussi loin qu'il pût voir, il n'y avait que la vallée qui descendait en pente douce, la grande plaine de mousse et de lichen, où passait le vent. Maintenant, il n'y avait même plus d'oiseaux.

Tout à fait au bas de la pente, Jon aperçut la tache rouge de sa bicyclette neuve posée contre la mousse du talus, et cela le rassura.

Ce n'était pas exactement un regard qui était venu, quand il était penché sur l'eau du ruisseau. C'était aussi un peu comme une voix qui aurait prononcé son nom, très doucement, à l'intérieur de son oreille, une voix légère et douce qui ne ressemblait à rien de connu. Ou bien une onde, qui l'avait enveloppé comme la lumière, et qui l'avait fait tressaillir, à la manière d'un nuage qui s'écarte et montre le soleil.

Jon longea un instant le ruisseau, à la recherche d'un gué. Il le trouva plus haut, à la sortie d'un méandre, et il traversa. L'eau cascadait sur les cailloux plats du gué, et des touffes de mousse verte détachées des berges glissaient sans bruit, descendaient. Avant de continuer sa marche, Jon s'agenouilla à nouveau au bord du ruisseau et il but plusieurs gorgées de la belle eau glacée.

Les nuages s'écartaient, se refermaient, la lumière changeait sans cesse. C'était une lumière étrange, parce qu'elle semblait ne rien devoir au soleil; elle flottait dans l'air, autour des murs de la montagne. C'était une lumière très lente, et Jon comprit qu'elle allait durer des mois encore, sans faiblir, jour après jour, sans laisser place à la nuit. Elle était née maintenant, sortie de la terre, allumée dans le ciel parmi les nuages, comme si elle devait vivre toujours. Jon sentit qu'elle entrait en lui par toute la peau de son corps et de son visage. Elle brûlait et pénétrait les pores comme un liquide chaud, elle imprégnait ses habits et ses cheveux. Soudain il eut envie de se mettre nu. Il choisit un endroit où le champ de mousse formait une cuvette abritée du vent, et il ôta rapidement tous ses habits. Puis il se roula sur le sol humide, en frottant ses jambes et ses bras dans la mousse. Les touffes élastiques crissaient sous le poids de son corps, le couvraient de gouttes froides. Jon restait immobile, couché sur le dos, les bras écartés, regardant le ciel et écoutant le vent. A ce moment-là, au-dessus de Reydarbarmur, les nuages s'ouvrirent et le soleil brûla le visage, la poitrine et le ventre de Jon.

Jon se rhabilla et recommença à marcher vers le mur de la montagne. Son visage était chaud et ses oreilles bruissaient, comme s'il avait bu de la bière. La mousse souple faisait rebondir ses pieds, et c'était un peu difficile de marcher droit. Quand le champ de mousse s'arrêta, Jon commença à escalader les contreforts de la montagne. Le terrain devenait chaotique, fait de blocs de basalte sombre et de chemins de pierre ponce qui crissait et s'effritait sous ses semelles.

Devant lui, la paroi de la montagne s'élevait, si haut qu'on n'en voyait pas le sommet. Il n'y avait pas moyen d'escalader à cet endroit. Jon contourna la muraille, remonta vers le nord, à la recherche d'un passage. Il le trouva soudain. Le souffle du vent dont la muraille l'avait abrité jusque-là, d'un seul coup le frappa, le fit tituber en arrière. Devant lui, une large faille séparait le rocher noir, formant comme une porte géante. Jon entra.

Entre les parois de la faille, de larges blocs de basalte s'étaient écroulés pêle-mêle, et il fallait monter lentement, en s'aidant de chaque entaille, de chaque fissure. Jon escaladait les blocs l'un après l'autre, sans reprendre haleine. Une sorte de hâte était en lui, il voulait arriver en haut de la faille le plus vite possible. Plusieurs fois il manqua tomber à la renverse, parce que les blocs de pierre étaient couverts d'humidité et de lichen. Jon s'agrippait des deux mains, et à un moment, il cassa l'ongle de son index sans rien sentir. La chaleur continuait de circuler dans son sang, malgré le froid de l'ombre.

Au sommet de la faille, il se retourna. La grande vallée de lave et de mousse s'étendait à perte de vue, et le ciel était immense, roulant des nuages gris. Jon n'avait jamais rien vu de plus beau. C'était comme si la terre était devenue lointaine et vide, sans hommes, sans bêtes, sans arbres, aussi grande et solitaire que l'océan. Par endroits, au-dessus de la vallée, un nuage crevait et Jon voyait les rayons obliques de la pluie, et les halos de la lumière.

Jon regarda sans bouger la plaine, le dos appuyé contre le mur de pierre. Il chercha des yeux la tache rouge de sa bicyclette, et la forme de la maison de son père, à l'autre bout de la vallée. Mais il ne put les voir. Tout ce qu'il connaissait avait disparu, comme si la mousse verte avait monté et avait tout recouvert. Seul, au bas de la montagne, le ruisseau brillait, pareil à un long serpent d'azur. Mais il disparaissait lui aussi, au loin, comme s'il coulait à l'intérieur d'une grotte.

Tout à coup, Jon regarda fixement la faille sombre, au-dessous de lui, et il frissonna; il ne s'en était pas rendu compte tandis qu'il escaladait les blocs, mais chaque morceau de basalte formait la marche d'un escalier géant.

Alors, encore une fois, Jon sentit l'étrange regard qui l'entourait. La présence inconnue pesait sur sa tête, sur ses épaules, sur tout son corps, un regard sombre et puissant qui couvrait toute la terre. Jon releva la tête. Au-dessus de lui, le ciel était plein d'une lumière intense qui brillait d'un horizon à l'autre d'un seul éclat. Jon ferma les yeux, comme devant la foudre. Puis les larges nuages bas pareils à de la fumée s'unirent de nouveau, couvrant la terre d'ombre. Jon resta longtemps les yeux fermés, pour ne pas sentir le vertige. Il écouta le bruit du vent qui glissait sur les roches lisses, mais la voix étrange et douce ne prononça pas son nom. Elle chuchotait seulement, incompréhensible, dans la musique du vent.

Etait-ce le vent? Jon entendait des sons inconnus, des voix de femmes marmonnantes, des bruits d'ailes, des bruits de vagues. Parfois, du fond de la vallée montaient de drôles de vrombissements d'abeille, des bourdonnements de moteur. Les bruits s'emmêlaient, résonnaient en écho sur les flancs de la montagne, glissaient comme l'eau des sources, s'enfonçaient dans le lichen et dans le sable.

Jon ouvrit les yeux. Ses mains s'accrochèrent à la paroi de rocher. Un peu de sueur mouillait son visage, malgré le froid. Maintenant, il était comme sur un vaisseau de lave, qui virait lentement en frôlant les nuages. Avec légèreté, la grande montagne glissait sur la terre, et Jon sentit le mouvement de balancier du tangage. Dans le ciel, les nuages se déroulaient, fuyaient comme des vagues immenses, en faisant clignoter la lumière.

Cela dura longtemps, aussi longtemps qu'un voyage vers une île. Puis Jon sentit le regard qui s'éloignait de lui. Il détacha ses doigts de la paroi du rocher. Au- dessus de lui, le sommet de la montagne apparaissait avec netteté. C'était un grand dôme de pierre noire, gonflé comme un ballon, lisse et brillant dans la lumière du ciel.

Les coulées de lave et de basalte faisaient une pente douce sur les côtés du dôme, et c'est par là que Jon choisit de continuer son ascension. Il montait à petits pas, zigzaguant comme une chèvre, le buste penché en avant. Maintenant le vent était libre, il le frappait avec violence, il faisait claquer ses habits. Jon serrait les lèvres, et ses yeux étaient brouillés par les larmes. Mais il n'avait pas peur, il ne sentait plus le vertige. Le regard inconnu ne pesait plus, à présent. Au contraire, il soutenait le corps, il poussait Jon vers le haut, avec toute sa lumière.

Jon n'avait jamais ressenti une telle impression de force. Quelqu'un qui l'aimait marchait à côté de lui, au même pas, soufflant au même rythme. Le regard inconnu le tirait vers le haut des roches, l'aidait à grimper. Quelqu'un venu du plus profond d'un rêve, et son pouvoir grandissait sans cesse, se gonflait comme un nuage. Jon posait ses pieds sur les plaques de lave, exactement là où il fallait, parce qu'il suivait peut-être des traces invisibles. Le vent froid le faisait haleter et brouillait sa vue, mais il n'avait pas besoin de voir. Son corps se dirigeait seul, s'orientait et mètre par mètre il s'élevait le long de la courbe de la montagne.

Il était seul au milieu du ciel. Autour de lui, maintenant, il n'y avait plus de terre, plus d'horizon, mais seulement l'air, la lumière, les nuages gris. Jon avançait avec ivresse vers le haut de la montagne, et ses gestes devenaient lents comme ceux d'un nageur. Parfois ses mains touchaient la dalle lisse et froide, son ventre frottait sur elle, et il sentait les bords coupants des fissures et les traces des veines de lave. La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche. Jon ne pensait à rien, ne regardait rien. Il montait d'un seul effort, tout son corps montait, sans s'arrêter, vers le sommet de la montagne.

Il arriva peu à peu. La pente de basalte devint plus douce, plus longue. Jon était à présent comme dans la vallée, au pied de la montagne, mais une vallée de pierre, belle et vaste, étendue en une longue courbe jusqu'au commencement des nuages.

Le vent et la pluie avaient usé la pierre, l'avaient polie comme une meule. Par endroits, étincelaient des cristaux rouge sang, des stries vertes et bleues, des taches jaunes qui semblaient ondoyer dans la lumière. Plus haut, la vallée de pierre disparaissait dans les nuages; ils glissaient sur elle en laissant traîner der rière eux des filaments, des mèches, et quand ils fondaient Jon voyait à nouveau la ligne pure de la courbe de pierre.

Ensuite, Jon fut tout à fait au sommet de la montagne. Il ne s'en aperçut pas tout de suite, parce que cela s'était fait progressivement. Mais quand il regarda autour de lui, il vit ce grand cercle noir dont il était le centre, et il comprit qu'il était arrivé. Le sommet de la montagne était ce plateau de lave qui touchait le ciel. Là, le vent soufflait, non plus par rafales, mais continu et puissant, tendu sur la pierre comme une lame. Jon fit quelques pas, en titubant. Son cœur battait très fort dans sa poitrine, poussait son sang dans ses tempes et dans son cou. Pendant un instant, il suffoqua, parce que le vent appuyait sur ses narines et sur ses lèvres.

Jon chercha un abri. Le sommet de la montagne était nu, sans une herbe, sans un creux. La lave luisait durement, comme de l'asphalte, fêlée par endroits, là où la pluie creusait ses gouttières. Le vent arrachait un peu de poussière grise qui s'échappait de la carapace, en fumées brèves.

C'était ici que la lumière régnait. Elle l'avait appelé, quand il marchait au pied de la montagne, et c'est pour cela qu'il avait laissé sa bicyclette renversée sur le talus de mousse, au bord du chemin. La lumière du ciel tourbillonnait ici, complètement libre. Sans cesse elle jaillissait de l'espace et frappait la pierre, puis rebondissait jusqu'aux nuages. La lave noire était pénétrée de cette lumière, lourde, profonde comme la mer en été. C'était une lumière sans chaleur, venue du plus loin de l'espace, la lumière de tous les soleils et de tous les astres invisibles, et elle rallumait les anciennes braises, elle faisait renaître les feux qui avaient brûlé sur la terre des millions d'années auparavant. La flamme brillait dans la lave, à l'intérieur de la montagne, elle miroitait sous le souffle du vent froid. Jon voyait maintenant devant lui, sous la pierre dure, tous les courants mystérieux qui bougeaient. Les veines rouges rampaient, tels des serpents de feu; les bulles lentes figées au cœur de la matière luisaient comme les photogènes des animaux marins.

Le vent cessa soudain, comme un souffle qu'on retient. Alors Jon put marcher vers le centre de la plaine de lave. Il s'arrêta devant trois marques étranges. C'étaient trois cuvettes creusées dans la pierre. L'une des cuvettes était remplie d'eau de pluie, et les deux autres abritaient de la mousse et un arbuste maigre. Autour des cuvettes, il y avait des pierres noires éparses, et de la poudre de lave rouge qui roulait dans les rainures.

C'était le seul abri. Jon s'assit au bord de la cuvette qui contenait l'arbuste. Ici, le vent semblait ne jamais souffler très fort. La lave était douce et lisse, tiédie par la lumière du ciel. Jon s'appuya en arrière sur ses coudes, et il regarda les nuages.

Il n'avait jamais vu les nuages d'aussi près. Jon aimait bien les nuages. En bas, dans la vallée, il les avait regardés souvent, couché sur le dos derrière le mur de la ferme. Ou bien caché dans une crique du lac, il était resté longtemps la tête renversée en arrière jusqu'à ce qu'il sente les tendons de son cou durcis comme des cordes. Mais ici, au sommet de la montagne, ce n'était pas pareil. Les nuages arrivaient vite, au ras de la plaine de lave, ouvrant leurs ailes immenses. Ils avalaient l'air et la pierre, sans bruit, sans effort, ils écartaient leurs membranes démesurément. Quand ils passaient sur le sommet de la montagne, tout devenait blanc et phosphorescent, et la pierre noire se couvrait de perles. Les nuages passaient sans ombre. Au contraire, la lumière brillait avec plus de force, elle rendait tout couleur de neige et d'écume. Jon regardait ses mains blanches, ses ongles pareils à des pièces de métal. Il renversait la tête et il ouvrait sa bouche pour boire les fines gouttes mêlées à la lumière éblouissante. Ses yeux grands ouverts regardaient la lueur d'argent qui emplissait l'espace. Alors il n'y avait plus de montagne, plus de vallées de mousse, ni de villages, plus rien; plus rien, mais le corps du nuage qui fuyait vers le sud, qui comblait chaque trou, chaque rainure. La vapeur fraîche tournait longtemps sur le sommet de la montagne, aveuglait le monde. Puis, très vite, comme elle était venue, la nuée s'en allait, roulait vers l'autre bout du ciel.

Jon était heureux d'être arrivé ici, près des nuages. Il aimait leur pays, si haut, si loin des vallées et des routes des hommes. Le ciel se faisait et se défaisait sans cesse, autour du cercle de lave, la lumière du soleil intermittent bougeait comme les faisceaux des phares. Peut-être qu'il n'y avait rien d'autre, réellement. Peut-être que maintenant, tout bougerait sans cesse, en fumant, larges tourbillons, nœuds coulants, voiles, ailes, fleuves pâles. La lave noire glissait aussi, elle s'épandait et coulait vers le bas, la lave froide très lente qui débordait des lèvres du volcan.

Quand les nuages s'en allaient, Jon regardait leurs dos ronds qui couraient dans le ciel. Alors l'atmosphère reparaissait, très bleue, vibrante de la lumière du soleil et les blocs de lave durcissaient de nouveau.

Jon se mit à plat ventre et toucha la lave. Tout à coup, il vit un caillou bizarre, posé au bord de la cuvette remplie d'eau de pluie. Il s'approcha à quatre pattes pour l'examiner. C'était un bloc de lave noire, sans doute détaché de la masse par l'érosion. Jon voulut le retourner, mais sans y parvenir. Il était soudé au sol par un poids énorme qui ne correspondait pas à sa taille.

Alors Jon sentit le même frisson que tout à l'heure, quand il escaladait les blocs du ravin. Le caillou avait exactement la forme de la montagne. Il n'y avait pas de doute possible: c'était la même base large, anguleuse, et le même sommet hémisphérique. Jon se pencha plus près, et il distingua clairement la faille par où il était monté. Sur le caillou, cela formait juste une fissure, mais dentelée comme les marches de l'escalier géant qu'il avait escaladé.

Jon approcha son visage de la pierre noire, jusqu'à ce que sa vue devienne trouble. Le bloc de lave grandissait, emplissait tout son regard, s'étendait autour de lui. Jon sentait peu à peu qu'il perdait son corps, et son poids. Maintenant il flottait, couché sur le dos gris des nuages, et la lumière le traversait de part en part. Il voyait au-dessous de lui les grandes plaques de lave brillantes d'eau et de soleil, les taches rouillées du lichen, les ronds bleus des lacs. Lentement, il glissait au-dessus de la terre, car il était devenu semblable à un nuage, léger et qui changeait de forme. Il était une fumée grise, une vapeur, qui s'accrochait aux rochers et déposait ses gouttes fines.

Jon ne quittait plus la pierre du regard. Il était heureux comme cela, il caressait longuement la surface lisse avec ses mains ouvertes. La pierre vibrait sous ses doigts comme une peau. Il sentait chaque bosse, chaque fissure, chaque marque polie par le temps, et la douce chaleur de la lumière faisait un tapis léger, pareil à la poussière.

Son regard s'arrêta au sommet du caillou. Là, sur la surface arrondie et brillante, il vit trois trous minuscules. C'était une ivresse étrange de voir l'endroit même où il se trouvait. Jon regarda avec une attention presque douloureuse les marques des cuvettes, mais il ne put voir le drôle d'insecte noir qui se tenait immobile au sommet de la pierre.

Il resta longtemps à regarder le bloc de lave. Par son regard, il sentit qu'il s'échappait peu à peu de lui-même. Il ne perdait pas connaissance, mais son corps s'engourdissait lentement. Ses mains devenaient froides, posées à plat de chaque côté de la montagne. Sa tête s'appuya, le menton contre la pierre, et ses yeux devinrent fixes.

Pendant ce temps, le ciel autour de la montagne se défaisait et se reformait. Les nuages glissaient sur la plaine de lave, les gouttelettes coulaient sur le visage de Jon, s'accrochaient à ses cheveux. Le soleil luisait parfois, avec de grands éclats brûlants. Le souffle du vent circulait autour de la montagne, longuement, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre.

Puis Jon entendit les coups de son cœur, mais loin à l'intérieur de la terre, loin, jusqu'au fond de la lave, jusqu'aux artères du feu, jusqu'aux socles des glaciers. Les coups ébranlaient la montagne, vibraient dans les veines de lave, dans le gypse, sur les cylindres de basalte. Ils résonnaient au fond des cavernes, dans les failles, et le bruit régulier devait parcourir les vallées de mousse, jusqu'aux maisons des hommes.

«Dom-dom, dom-dom, dom-dom, dom-dom, dom-dom, dom-dom»

C'était le bruit lourd qui entraînait vers un autre monde, comme au jour de la naissance, et Jon voyait devant lui la grande pierre noire qui palpitait dans la lumière. A chaque pulsation, toute la clarté du ciel oscillait, accrue par une décharge fulgurante. Les nuages se dilataient, gonflés d'électricité, phosphorescents comme ceux qui glissent autour de la pleine lune.

Jon perçut un autre bruit, un bruit de mer profonde, qui raclait lourdement, un bruit de vapeur qui fuse, et cela aussi l'entraînait plus loin. C'était difficile de résister au sommeil. D'autres bruits surgissaient sans cesse, des bruits nouveaux, vibrations de moteurs, cris d'oiseaux, grincements de treuils, trépidations de liquides bouillant.

Tous les bruits naissaient, venaient, s'éloignaient, revenaient encore, et cela faisait une musique qui emportait au loin. Jon ne faisait plus d'effort pour revenir, à présent. Complètement inerte, il sentit qu'il descendait quelque part, vers le sommet du caillou noir peut-être, au bord des trous minuscules.

Quand il ouvrit les yeux à nouveau, il vit tout de suite l'enfant au visage clair qui était debout sur la dalle de lave, devant le réservoir d'eau. Autour de l'enfant, la lumière était intense, car il n'y avait plus de nuages dans le ciel.

«Jon!» dit l'enfant. Sa voix était douce et fragile, mais son visage clair souriait.

«Comment sais-tu mon nom?» demanda Jon.

L'enfant ne répondait pas. Il restait immobile au bord de la cuvette d'eau, un peu tourné de côté comme s'il était prêt à s'enfuir.

«Et toi, comment t'appelles-tu?» demanda Jon. «Je ne te connais pas.» Il ne bougeait pas, pour ne pas effrayer l'enfant.

«Pourquoi es-tu venu? Jamais personne ne vient sur la montagne.»

«Je voulais voir la vue qu'on a d'ici», dit Jon. «Je pensais qu'on voyait tout de très haut, comme les oiseaux.»

Il hésita un peu, puis il dit:

«Tu habites ici?»

L'enfant continuait à sourire. La lumière qui l'entourait semblait sortir de ses yeux et de ses cheveux.

«Es-tu berger? Tu es habillé comme les bergers.»

«Je vis ici», dit l'enfant. «Tout ce que tu vois ici est à moi.»

Jon regarda l'étendue de lave et le ciel.

«Tu te trompes», dit-il. «Ça n'appartient à per- sonne.»

Jon fit un geste pour se mettre debout. Mais l'enfant fit un bond de côté, comme s'il allait partir.

«Je ne bouge pas», dit Jon pour le rassurer. «Reste, je ne vais pas me lever.»

«Tu ne dois pas te lever maintenant», dit l'enfant.

«Alors viens t'asseoir à côté de moi.»

L'enfant hésita. Il regardait Jon comme s'il cherchait à deviner ses pensées. Puis il s'approcha et s'assit en tailleur à côté de Jon.

«Tu ne m'as pas répondu. Quel est ton nom?» demanda Jon.

«Ça n'a pas d'importance, puisque tu ne me connais pas», dit l'enfant. «Moi, je ne t'ai pas demandé ton nom.»

«C'est vrai», dit Jon. Mais il sentit qu'il aurait dû être étonné.

«Dis-moi, alors, que fais-tu ici? Où habites-tu? Je n'ai pas vu de maison en montant.»

«C'est toute ma maison», dit l'enfant. Ses mains bougeaient lentement, avec des gestes gracieux que Jon n'avait jamais vus.

«Tu vis réellement ici?» demanda Jon. «Et ton père, ta mère? Où sont-ils?»

«Je n'en ai pas.»

«Tes frères?»

«Je vis tout seul, je viens de te le dire.»

«Tu n'as pas peur? Tu es bien jeune pour vivre seul.»

L'enfant sourit encore.

«Pourquoi aurais-je peur? Est-ce que tu as peur, dans ta maison?»

«Non», dit Jon. Il pensait que ce n'était pas la même chose, mais il n'osa pas le dire.

Ils restèrent en silence pendant un moment, puis l'enfant dit:

«Il y a très longtemps que je vis ici. Je connais chaque pierre de cette montagne mieux que tu ne connais ta chambre. Sais-tu pourquoi je vis ici?»

«Non», dit Jon.

«C'est une longue histoire», dit l'enfant. «Il y a longtemps, très longtemps, beaucoup d'hommes sont arrivés, ils ont installé leurs maisons sur les rivages, dans les vallées, et les maisons sont devenues des villages, et les villages sont devenus des villes. Même les oiseaux ont fui. Même les poissons avaient peur. Alors moi aussi j'ai quitté les rivages, les vallées, et je suis venu sur cette montagne. Maintenant toi aussi tu es venu sur cette montagne, et les autres viendront après toi.»

«Tu parles comme si tu étais très vieux», dit Jon. «Pourtant tu n'es qu'un enfant!»

«Oui, je suis un enfant», dit l'enfant. Il regardait Jon fixement, et son regard bleu était plein d'une telle lumière que Jon dut baisser les yeux.

La lumière du mois de juin était plus belle encore. Jon pensa qu'elle sortait peut-être des yeux de l'étrange berger, et qu'elle se répandait jusqu'au ciel, jusqu'à la mer. Au-dessus de la montagne, le ciel s'était vidé de ses nuages, et la pierre noire était douce et tiède. Jon n'avait plus sommeil, à présent. Il regardait de toutes ses forces l'enfant assis à côté de lui. Mais l'enfant regardait ailleurs. Il y avait un silence intense, sans un souffle de vent.

L'enfant se tourna de nouveau vers Jon.

«Sais-tu jouer de la musique?» demanda-t-il. «J'aime beaucoup la musique.»

Jon secoua la tête, puis il se souvint qu'il portait dans sa poche une petite guimbarde. Il sortit l'objet et le montra à l'enfant.

«Tu peux jouer de la musique avec cela?» demanda l'enfant. Jon lui tendit la guimbarde et l'enfant l'examina un instant.

«Que veux-tu que je te joue?» demanda Jon.

«Ce que tu sais jouer, n'importe! J'aime toutes les musiques.»

Jon mit la guimbarde dans sa bouche, et il fit vibrer avec son index la petite lame de métal. Il joua un air qu'il aimait bien, Draumkvaedi, un vieil air que son père lui avait appris autrefois.

Les sons nasillards de la guimbarde résonnaient loin dans la plaine de lave, et l'enfant écouta en penchant un peu la tête de côté.

«C'est joli», dit l'enfant quand Jon eut terminé. «Joue encore pour moi, s'il te plaît.»

Sans bien comprendre pourquoi, Jon se sentit heureux que sa musique plaise au jeune berger.

«Je sais aussi jouer Manstu ekki vina», dit Jon. «C'est une chanson étrangère.»

En même temps qu'il jouait, il marquait la mesure du pied sur la dalle de lave.

L'enfant écoutait, et ses yeux brillaient de contentement.

«J'aime ta musique», dit-il enfin. «Sais-tu jouer d'autres musiques?»

Jon réfléchit.

«Mon frère me prête quelquefois sa flûte. Il a une belle flûte, toute en argent, et il me la prête quelquefois pour jouer.»

«J'aimerais bien entendre cette musique-là aussi.»

«J'essaierai de lui emprunter sa flûte, la prochaine fois», dit Jon. «Peut-être qu'il voudra venir lui aussi, pour te jouer de la musique.»

«J'aimerais bien», dit l'enfant.

Puis Jon recommença à jouer de la guimbarde. La lame de métal vibrait fort dans le silence de la montagne, et Jon pensait qu'on l'entendait peut-être jusqu'au bout de la vallée, jusqu'à la ferme. L'enfant s'approcha de lui. Il bougeait ses mains en cadence, sa tête s'inclinait un peu. Ses yeux clairs brillaient, et il se mettait à rire, quand la musique devenait vraiment trop nasillarde. Alors Jon ralentissait le rythme, faisait chanter des notes longues qui tremblaient dans l'air, et le visage de l'enfant redevenait grave, ses yeux reprenaient la couleur de la mer profonde.

A la fin, il s'arrêta, à bout de souffle. Ses dents et ses lèvres lui faisaient mal.

L'enfant battit des mains et dit:

«C'est beau! Tu sais jouer de la belle musique!»

«Je sais parler aussi avec la guimbarde», dit Jon.

L'enfant avait l'air étonné.

«Parler? Comment peux-tu parler avec cet objet?»

Jon remit la guimbarde dans sa bouche, et très lentement, il prononça quelques paroles en faisant vibrer la lame de métal.

«As-tu compris?»

«Non», dit l'enfant.

«Ecoute mieux.»

Jon recommença, encore plus lentement. Le visage de l'enfant s'éclaira.

«Tu as dit: bonjour mon ami!»

«C'est cela.»

Jon expliqua:

«Chez nous, en bas, dans la vallée, tous les garçons savent faire cela. Quand l'été vient, on va dans les champs, derrière les fermes, et on parle comme ça aux filles, avec nos guimbardes. Quand on a trouvé une fille qui nous plaît, on va derrière chez elle, le soir, et on lui parle comme ça, pour que ses parents ne comprennent pas. Les filles aiment bien cela. Elles mettent la tête à leur fenêtre et elles écoutent ce qu'on leur dit, avec la musique.»

Jon montra à l'enfant comment on disait: «Je t'aime, je t'aime, je t'aime», rien qu'en grattant la lame de fer de la guimbarde et en bougeant la langue dans sa bouche.

«C'est facile», dit Jon. Il donna l'instrument à l'enfant, qui essaya à son tour de parler en grattant la lame de métal. Mais ça ne ressemblait pas du tout à un langage et ensemble ils éclatèrent de rire.

L'enfant n'avait plus du tout de méfiance, maintenant. Jon lui montra aussi comment jouer les airs de musique, et les sons nasillards résonnèrent longtemps dans la montagne.

Puis la lumière déclina un peu. Le soleil descendit tout près de l'horizon, dans une brume rouge. Le ciel s'alluma bizarrement, comme s'il y avait un incendie. Jon regarda le visage de son compagnon, et il lui sembla qu'il avait changé de couleur. Sa peau et ses cheveux devenaient gris comme la cendre, et ses yeux avaient la teinte du ciel. La douce chaleur diminuait peu à peu. Le froid arriva comme un frisson. A un moment, Jon voulut se lever pour partir, mais l'enfant posa sa main sur son bras.

«Ne pars pas, je t'en prie», dit-il simplement.

«Il faut que je redescende maintenant, il doit être tard déjà.»

«Ne pars pas. La nuit va être claire, tu peux rester ici jusqu'à demain matin.»

Jon hésita.

«Ma mère et mon père m'attendent chez nous», dit-il.

L'enfant réfléchit. Ses yeux gris brillaient avec force.

«Ton père et ta mère se sont endormis», dit-il; «ils ne se réveilleront pas avant demain matin. Tu peux rester ici.»

«Comment sais-tu qu'ils dorment?» demanda Jon. Mais il comprit que l'enfant disait la vérité. L'enfant sourit.

«Tu sais jouer de la musique et parler avec la musique. Moi je sais d'autres choses.»

Jon prit la main de l'enfant et la serra. Il ne savait pourquoi, mais il n'avait jamais ressenti un tel bonheur auparavant.

«Apprends-moi d'autres choses», dit-il; «tu sais tellement de choses!»

Au lieu de lui répondre, l'enfant se leva d'un bond et courut vers le réservoir. Il prit un peu d'eau dans ses mains en coupe, et il l'apporta à Jon. Il approcha ses mains de la bouche de Jon.

«Bois!» dit-il.

Jon obéit. L'enfant versa doucement l'eau entre ses lèvres. Jon n'avait jamais bu une eau comme celle-là. Elle était douce et fraîche, mais dense et lourde aussi, et elle semblait parcourir tout son corps comme une source. C'était une eau qui rassasiait la soif et la faim, qui bougeait dans les veines comme une lumière.

«C'est bon», dit Jon. «Quelle est cette eau?»

«Elle vient des nuages», dit l'enfant. «Jamais personne ne l'a regardée.»

L'enfant était debout devant lui sur la dalle de lave.

«Viens, je vais te montrer le ciel maintenant.»

Jon mit sa main dans la main de l'enfant et ils marchèrent ensemble sur le sommet de la montagne. L'enfant allait légèrement, un peu au-devant, ses pieds nus glissant à peine sur le sol. Ils marchèrent ainsi jusqu'au bout du plateau de lave, là où la montagne dominait la terre comme un promontoire.

Jon regarda le ciel ouvert devant eux. Le soleil avait complètement disparu derrière l'horizon, mais la lumière continuait d'illuminer les nuages. En bas, très loin, sur la vallée, il y avait une ombre légère qui voilait le relief. On ne voyait plus le lac, ni les collines, et Jon ne pouvait pas reconnaître le pays. Mais le ciel immense était plein de lumière, et Jon vit tous les nuages, longs, couleur de fumée, étendus dans l'air jaune et rose. Plus haut, le bleu commençait, un bleu profond et sombre qui vibrait de lumière aussi, et Jon aperçut le point blanc de Vénus, qui brillait seul comme un phare.

Ensemble ils s'assirent sur le rebord de la montagne et ils regardèrent le ciel. Il n'y avait pas un souffle de vent, pas un bruit, pas un mouvement. Jon sentit l'espace entrer en lui et gonfler son corps, comme s'il retenait sa respiration. L'enfant ne parlait pas. Il était immobile, le buste droit, la tête un peu en arrière, et il regardait le centre du ciel.

Une à une, les étoiles s'allumèrent, écartant leurs huit rayons aigus. Jon sentit à nouveau la pulsation régulière dans sa poitrine et dans les artères de son cou, car cela venait du centre du ciel à travers lui et résonnait dans toute la montagne. La lumière du jour battait aussi, tout près de l'horizon, répondant aux palpitations du ciel nocturne. Les deux couleurs, l'une sombre et profonde, l'autre claire et chaude, étaient unies au zénith, et bougeaient d'un même mouvement de balancier.

Jon recula sur la pierre, et il se coucha sur le dos, les yeux ouverts. Maintenant il entendait avec netteté le bruit, le grand bruit qui venait de tous les coins de l'espace et se réunissait au-dessus de lui. Ce n'étaient pas des paroles, ni même de la musique, et pourtant il lui semblait qu'il comprenait ce que cela voulait dire, comme des mots, comme des phrases de chanson. Il entendait la mer, le ciel, le soleil, la vallée qui criaient comme des animaux. Il entendait les sons lourds prisonniers des gouffres, les murmures cachés au fond des puits, au fond des failles. Quelque part venu du nord, le bruit continu et lisse des glaciers, le froissement qui avance et grince sur le socle des pierres. La vapeur fusait des solfatares, en jetant des cris aigus, et les hautes flammes du soleil ronflaient comme des forges. Partout, l'eau glissait, la boue faisait éclater des nuages de bulles, les graines dures se fendaient et germaient sous la terre. Il y avait les vibrations des racines, le goutte-à-goutte de la sève dans les troncs des arbres, le chant éolien des herbes coupantes. Puis venaient d'autres bruits encore, que Jon connaissait mieux, les moteurs des camionnettes et des pompes, les cliquetis des chaînes de métal, les scies électriques, les martèlements des pistons, les sirènes des navires. Un avion déchirait l'air avec ses quatre turboréacteurs, loin au-dessus de l'Océan. Une voix d'homme parlait, quelque part dans une salle d'école, mais était-ce bien un homme? C'était un chant d'insecte, plutôt, qui se transformait en chuintement grave, en borborygme, ou bien qui se divisait en sifflements stridents. Les ailes des oiseaux de mer ronronnaient au-dessus des falaises, les mouettes et les goélands piaulaient. Tous les bruits emportaient Jon, son corps flottait au-dessus de la dalle de lave, glissait comme sur un radeau de mousse, tournait dans d'invisibles remous, tandis que dans le ciel, à la limite du jour et de la nuit, les étoiles brillaient de leur éclat fixe.

Jon resta longtemps, comme cela, à la renverse, regardant et écoutant. Puis les bruits s'éloignèrent, s'affaiblirent, l'un après l'autre. Les coups de son cœur devinrent plus doux, plus réguliers, et la lumière se voila d'une taie grise.

Jon se tourna sur le côté et regarda son compagnon. Sur la dalle noire, l'enfant était couché en chien de fusil, la tête appuyée sur son bras. Sa poitrine se soulevait lentement, et Jon comprit qu'il s'était endormi. Alors il ferma les yeux lui aussi, et il attendit son sommeil.


Jon se réveilla quand le soleil apparut au-dessus de l'horizon. Il s'assit et regarda autour de lui, sans comprendre. L'enfant n'était plus là. Il n'y avait que l'étendue de lave noire, et, à perte de vue, la vallée où les premières ombres commençaient à se dessiner. Le vent soufflait de nouveau, balayait l'espace. Jon se mit debout, et il chercha son compagnon. Il suivit la pente de lave jusqu'aux cuvettes. Dans le réservoir, l'eau était couleur de métal, ridée par les rafales du vent. Dans son trou couvert de mousse et de lichen, le vieil arbuste desséché vibrait et tremblotait. Sur la dalle, le caillou en forme de montagne était toujours à la même place. Alors Jon resta debout un instant au sommet de la montagne, et il appela plusieurs fois, mais pas même un écho ne répondait:

«Ohé!»

«Ohé!»

Quand il comprit qu'il ne retrouverait pas son ami, Jon ressentit une telle solitude qu'il eut mal au centre de son corps, à la manière d'un point de côté. Il commença à descendre la montagne, le plus vite qu'il put, en sautant par-dessus les roches. Avec hâte, il chercha la faille où se trouvait l'escalier géant. Il glissa sur les grandes pierres mouillées, il descendit vers la vallée, sans se retourner. La belle lumière grandissait dans le ciel, et il faisait tout à fait jour quand il arriva en bas.

Puis il se mit à courir sur la mousse, et ses pieds rebondissaient et le poussaient en avant encore plus vite. Il franchit d'un bond le ruisseau couleur de ciel, sans regarder les radeaux de mousse qui descendaient en tournant dans les remous. Pas très loin, il vit un troupeau de moutons qui détalait en bêlant, et il comprit qu'il était à nouveau dans le territoire des hommes. Près du chemin de terre, sa belle bicyclette neuve l'attendait, son guidon chromé couvert de gout- tes d'eau. Jon enfourcha la bicyclette, et il commença à rouler sur le chemin de terre, toujours plus bas. Il ne pensait pas, il ne sentait que le vide, la solitude sans limites, tandis qu'il pédalait le long du chemin de terre. Quand il arriva à la ferme, Jon posa la bicyclette contre le mur, et il entra sans faire de bruit, pour ne pas réveiller son père et sa mère qui dormaient encore.

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