Le soleil n'est pas encore levé sur le fleuve. Par la porte étroite de la maison, Juba regarde les eaux lisses qui miroitent déjà, de l'autre côté des champs gris. Il se redresse sur sa couche, rejette le drap qui l'enveloppe. L'air froid du matin le fait frissonner. Dans la maison sombre, il y a d'autres formes enroulées dans les draps, d'autres corps endormis. Juba reconnaît son père, de l'autre côté de la porte, son frère, et, tout à fait au fond, sa mère et ses deux sœurs serrées sous le même drap. Un chien aboie longuement, quelque part, avec une voix bizarre qui chante un peu puis s'étrangle. Mais il n'y a pas beaucoup de bruits sur la terre, ni sur le fleuve, car le soleil n'est pas encore levé. La nuit est grise et froide, elle porte l'air des montagnes et du désert, et la lumière pâle de la lune.
Juba regarde la nuit en frissonnant, sans bouger de sa couche. A travers la natte de roseaux tressés, la froideur de la terre monte, et les gouttes de rosée se forment sur la poussière. Dehors, les herbes brillent un peu, comme des lames humides. Les acacias grands et maigres sont noirs, immobiles dans la terre craquelée.
Juba se lève sans bruit. Il plie le drap et roule la natte, puis il marche sur le sentier qui traverse les champs déserts. Il regarde le ciel, du côté de l'est, et il devine que le jour va bientôt apparaître. Il sent l'arrivée de la lumière au fond de son corps, et la terre aussi le sait, la terre labourée des champs et la terre poussiéreuse entre les buissons d'épines et les troncs des acacias. C'est comme une inquiétude, comme un doute qui vient à travers ciel, parcourt l'eau lente du fleuve, et se propage au ras de la terre. Les toiles d'araignée tremblent, les herbes vibrent, les moucherons volent au-dessus des mares, mais le ciel est vide, car il n'y a plus de chauves-souris, et pas encore d'oiseaux. Sous les pieds nus de Juba, le sentier est dur. La vibration lointaine marche en même temps que lui, et les grandes sauterelles grises commencent à bondir à travers les herbes. Lentement, tandis que Juba s'éloigne de la maison, le ciel s'éclaircit en aval du fleuve. La brume descend entre les rives, à la vitesse d'un radeau, en étirant ses membranes blanches.
Juba s'arrête sur le chemin. Il regarde un instant le fleuve". Sur les rives de sable, les roseaux mouillés sont penchés. Un grand tronc noir échoué oscille dans le courant, plonge et ressort ses branches comme le cou d'un serpent qui nage. L'ombre est encore sur le fleuve, l'eau est lourde et dense, elle coule en faisant ses plis lents. Mais au-delà du fleuve, la terre sèche apparaît déjà. La poussière est dure sous les pieds de Juba, la terre rouge est cassée comme les vieux pots, les sillons zigzaguent, pareils à d'anciennes fissures.
La nuit s'ouvre peu à peu, dans le ciel, sur la terre. Juba traverse les champs déserts, il s'éloigne des dernières maisons de paysans, il ne voit plus le fleuve. Il gravit un monticule de pierres sèches où s'accrochent quelques acacias. Juba ramasse sur le sol quelques fleurs d'acacia qu'il mâchonne en escaladant le monticule. Le suc se répand dans sa bouche et dissout l'engourdissement du sommeil. Sur l'autre versant de la colline de pierres, les bœufs attendent. Quand Juba arrive près d'eux, les grands animaux piétinent en boitant, et l'un d'eux renverse la tête en arrière pour meugler.
«Ttttt! Outta, outta!» dit Juba, et les bœufs le reconnaissent. Sans cesser de faire claquer sa langue, Juba ôte leurs entraves et les guide vers le haut de la colline de pierres. Les deux bœufs avancent avec peine, en boitant, parce que les entraves ont engourdi leurs pattes arrière. La vapeur sort de leurs naseaux.
Quand ils arrivent devant la noria, les bœufs s'arrêtent. Ils soufflent et tirent en arrière, ils font des bruits avec leur gorge, leurs sabots cognent le sol et font ébouler les cailloux. Juba attache les bœufs à l'extrémité du long madrier. Pendant qu'il lie les bêtes au joug, il ne cesse pas de faire claquer sa langue contre son palais. Les mouches plates commencent à voler autour des yeux et des naseaux des bœufs, et Juba chasse celles qui se posent sur son visage et sur ses mains.
Les bêtes attendent devant le puits, le lourd timon de bois craque et grince quand elles font un pas en avant. Juba tire la corde attachée au joug, et la roue commence à gémir, comme un bateau qui s'ébranle. Les bœufs gris marchent lourdement sur le sentier circulaire. Leurs sabots se posent sur les traces de la veille, creusent les anciens trous dans la terre rouge, entre les cailloux. Au bout du long madrier, il y a la grande roue de bois qui tourne en même temps que les bœufs, et son axe entraîne l'engrenage de l'autre roue verticale. La longue lanière de cuir bouilli descend au fond du puits, portant les seaux jusqu'à l'eau.
Juba excite les bœufs en faisant claquer sa langue sans s'arrêter. Il leur parle aussi, à voix basse, doucement, parce que l'ombre enveloppe encore les champs et le fleuve. La lourde mécanique de bois grince et craque, résiste, repart. Les bœufs s'arrêtent de temps en temps, et Juba doit courir derrière eux, cingler leurs fesses avec une baguette, pousser sur le timon. Les boeufs reprennent leur marche circulaire, la tête basse, en soufflant.
Quand le soleil se lève enfin, il éclaire d'un seul coup les champs. La terre rouge est ravinée de sillons, elle montre ses blocs de glaise sèche, ses cailloux aigus qui brillent. Au-dessus du fleuve, à l'autre bout des champs, la brume se déchire, l'eau s'illumine.
Un vol d'oiseaux jaillit brutalement des rives, entre les roseaux, éclate dans le ciel clair en poussant sa clameur. Ce sont les gangas, les perdrix du désert, et leur cri aigu fait sursauter Juba. Debout sur les pierres du puits, il les suit un instant du regard. Les oiseaux montent haut dans le ciel, passent devant le disque du soleil, puis basculent à nouveau vers la terre et disparaissent dans les herbes du fleuve. Loin, à l'autre bout des champs, les femmes sortent des maisons. Elles allument les braseros, mais la lumière du soleil est si neuve qu'elle ne parvient pas à ternir la lueur rouge du charbon de bois qui brûle. Juba entend des cris d'enfants, des voix d'hommes. Quelqu'un, quelque part, appelle, et sa voix aiguë retentit longtemps dans l'air:
«Ju-uuu-baa!»
Les bœufs marchent plus vite, maintenant. Le soleil réchauffe leur corps et leur donne des forces. Le moulin gémit et grince, chaque dent de l'engrenage craque en s'appliquant contre l'autre, la courroie de cuir tendue sous le poids des seaux fait une vibration continue. Les seaux montent jusqu'à la margelle du puits, se renversent dans la gouttière de tôle, redescendent en cognant les parois du puits. Juba regarde l'eau qui coule par vagues le long de la gouttière, ruisselle dans l'acequia, descend par poussées régulières vers la terre rouge des champs. L'eau glisse comme de lentes gorgées, et la terre sèche boit avidement. Le fond du fossé devient boueux, et le flot régulier avance, mètre par mètre. C'est l'eau que Juba regarde, sans se lasser, assis sur une pierre au bord du puits. A côté de lui la roue de bois tourne très lentement, en grinçant, et le bourdonnement continu de la courroie monte dans l'air, les seaux cognent la gouttière de tôle, l'un après l'autre, versent l'eau qui glisse en chuintant. C'est une musique lente et gémissante comme une voix humaine, elle emplit le ciel vide et les champs. C'est une musique que Juba connaît bien, jour après jour. Le soleil s'élève lentement au-dessus de l'horizon, la lumière du jour vibre sur les pierres, sur les tiges des plantes, sur l'eau qui coule dans l'acequia. Les hommes marchent au loin, sur la courbe des champs, silhouettes noires devant le ciel pâle. L'air s'échauffe peu à peu, les pierres semblent se gonfler, la terre rouge luit comme une peau d'homme. Il y a des cris, d'un bout à l'autre de la terre, des cris d'hommes et des aboiements de chiens, et cela résonne dans le ciel sans fin, tandis que la roue de bois tourne et grince. Juba ne regarde plus les bœufs. Il leur tourne le dos, mais il entend leur souffle qui racle leur gorge, qui s'éloigne, qui revient. Les sabots des bêtes frappent toujours les mêmes cailloux, sur le chemin circulaire, s'enfoncent dans les mêmes trous.
Alors Juba enveloppe sa tête dans la toile blanche, et il ne bouge plus. Il regarde au loin, peut-être, de l'autre côté des champs de terre rouge, de l'autre côté du fleuve métallique. Il n'entend pas le bruit de la roue qui tourne, il n'entend pas le bruit du lourd timon de bois qui pivote autour de son axe.
«Eh-oh!»
Il chante dans sa gorge, lentement, lui aussi, les yeux à demi fermés.
«Eeeh-oooh, oooh-oooh!»
Les mains et le visage cachés sous la toile blanche, le corps immobile, il chante en même temps que la roue qui tourne. Il ouvre à peine la bouche, et son chant sort longuement de sa gorge, comme le souffle des bœufs, comme le bourdonnement continu de la courroie de cuir.
«Eeh-eeh-eyaah-oh!»
Le souffle des bœufs s'éloigne, revient, tourne sans cesse le long du chemin circulaire. Juba chante pour lui-même, et personne ne peut l'entendre, tandis que l'eau glisse par gorgées le long de l'acequia. La pluie, le vent, l'eau lourde du grand fleuve qui descend vers la mer, sont dans sa gorge, dans son corps immobile. Le soleil monte sans hâte dans le ciel, la chaleur fait vibrer les roues de bois et le timon. Peut-être est-ce le même mouvement qui entraîne l'astre au centre du ciel, tandis que les bœufs avancent lourdement le long du chemin circulaire.
«Eya-oooh, eya-oooh, ooo-oh-ooo-oh!»
Juba entend le chant qui monte en lui, qui traverse son ventre et sa poitrine, le chant qui vient de la profondeur du puits. L'eau coule par vagues, couleur de terre, elle descend vers les champs dénudés. L'eau tourne aussi, lentement, cercle des fleuves, cercle des murs, cercle des nuages autour de l'axe invisible. L'eau glisse en craquant, en grinçant, elle coule sans cesse vers le gouffre sombre du puits où les seaux vides la reprennent.
C'est une musique qui ne peut pas finir, car elle est dans le monde tout entier, dans le ciel même, où monte lentement le disque solaire, le long de son chemin courbé. Les sons profonds, réguliers, monotones, montent de la grande roue de bois aux engrenages gémissants, le treuil pivote autour de son axe en faisant sa plainte, les seaux de métal descendent dans le puits, la courroie de cuir vibre comme une voix, et l'eau continue de couler sur la gouttière, par vagues, inonde le canal de l'acequia. Personne ne parle, personne ne bouge, et l'eau cascade, grandit comme un torrent, se répand dans les sillons, sur les champs de terre rouge et de pierres.
Juba renverse un peu la tête en arrière et regarde le ciel. Il voit le lent mouvement circulaire qui trace ses sillages phosphorescents, il voit les sphères transparentes, les engrenages de la lumière dans l'espace. Le bruit de la roue d'eau emplit toute l'atmosphère, tourne interminablement avec le soleil. Les bœufs marchent au même rythme, le front penché, la nuque raidie sous le poids du joug. Juba entend le bruit sourd de leurs sabots, le bruit de leur souffle qui va et vient, et il leur parle encore, il leur dit des mots graves qui traînent longtemps, des mots qui se mêlent au gémissement du timon, aux bruits d'effort des engrenages des roues, au tintement des seaux qui montent sans cesse, versent l'eau.
«Eeeya-ayaaah, eyaaa-oh! eyaaa-oh!»
Puis, tandis que le soleil monte lentement, entraîné par la roue et par les pas des bœufs, Juba ferme les yeux. La chaleur et la lumière font un tourbillon doux qui l'emporte dans leur courant, le long d'un cercle si vaste qu'il semble ne jamais se refermer. Juba est sur les ailes d'un vautour blanc, très haut dans le ciel sans nuages. Il glisse sur lui-même, à travers les couches de l'air, et la terre rouge vire lentement sous ses ailes. Les champs nus, les chemins, les maisons aux toits de feuilles, la rivière couleur de métal, tout pivote autour du puits, en faisant un bruit qui cliquette et qui grince. La musique monotone des roues d'eau, le souffle des bœufs, le gargouillement de l'eau dans l'acequia, tout cela tourne, l'emporte, l'enlève. La lumière est grande, le ciel est ouvert. Il n'y a plus d'hommes maintenant, ils ont disparu. Il n'y a plus que l'eau, la terre, le ciel, plans mobiles qui passent et se croisent, chaque élément semblable à une roue dentée mordant dans un engrenage.
Juba ne dort pas. Il a ouvert les yeux à nouveau, et il regarde droit devant lui, au-delà des champs. Il ne bouge pas. L'étoffe blanche couvre sa tête et son corps, et il respire doucement.
C'est alors que Yol apparaît. Yol, c'est une ville étrange, très blanche au milieu de la terre déserte et des pierres rouges. Ses hauts monuments bougent encore, indécis, irréels, comme s'ils n'avaient pas été terminés. Ils sont pareils aux reflets du soleil sur les grands lacs de sel.
Juba connaît bien cette ville. Il l'a vue souvent, au loin, quand la lumière du soleil est très forte et que les yeux se voilent un peu de fatigue. Il l'a vue souvent, mais personne ne s'en est approché, à cause des esprits des morts. Un jour, il a demandé à son père le nom de la ville, si belle et si blanche, et son père lui a dit qu'elle s'appelait Yol, et que ce n'était pas une ville pour les hommes, mais seulement pour les esprits des morts. Son père lui a parlé aussi de celui qui régnait sur cette ville, il y a très longtemps, un jeune roi venu de l'autre côté de la mer et qui portait le même nom que lui.
Maintenant, dans la musique lente des roues, dans la lumière éblouissante, quand le soleil est au plus haut dans le ciel, Yol est apparue, encore une fois. Elle grandit devant Juba, et il voit clairement ses grands édifices qui tremblent dans l'air chaud. Il y a de hautes tours sans fenêtres, des villas blanches au milieu des jardins de palmiers, des palais, des temples. Les blocs de marbre luisent comme s'ils venaient d'être coupés. La ville tourne lentement autour de Juba, et la musique monotone de la roue d'eau est pareille à la rumeur de la mer. La ville flotte sur les champs déserts, légère comme les reflets du soleil sur les grands lacs de sel, et devant elle coule l'eau du fleuve Azan comme une route de lumière. Juba écoute la rumeur de la mer, de l'autre côté de la ville. C'est un bruit très lourd, qui se mêle aux roulements du tambour et aux mugissements graves des buccins et des tubas. Le peuple d'Himyar se presse dans les rues de la ville. Il y a les esclaves noirs venus de Nubie, les cohortes de soldats, les cavaliers aux capes rouges coiffés de casques de cuivre, les enfants blonds des montagnards. La poussière monte dans l'air, au-dessus des routes et des maisons, forme un grand nuage gris qui tourbillonne aux portes des remparts.
«Eya! Eya!» crie la foule, tandis que Juba avance le long de la voie blanche. C'est le peuple d'Himyar qui l'appelle, qui tend les bras vers lui. Mais il avance sans les regarder, le long de la voie royale. En haut de la ville, au-dessus des villas et des arbres, le temple de Diane est immense, ses colonnes de marbre sont pareilles à des troncs pétrifiés. La lumière du soleil illumine le corps de Juba et l'enivre, et il entend grandir la rumeur continue de la mer. La ville autour de lui est légère, elle vibre et ondule comme les reflets du soleil sur les grands lacs de sel. Juba marche, et ses pieds semblent ne pas toucher le sol, comme s'il était porté par un nuage. Le peuple d'Himyar, les hommes et les femmes marchent avec lui, la musique cachée résonne dans les rues et sur les places, et parfois la rumeur de la mer est couverte par les cris qui appellent:
«Juba! Eya! Ju-uuu-baa!»
La lumière jaillit d'un seul coup, quand Juba arrive au sommet du temple. C'est la mer immense et bleue qui s'étend jusqu'à l'horizon. Le lent mouvement circulaire trace la ligne pure de l'horizon, et la voix monotone des vagues résonne contre les rochers.
«Juba!Juba!»
Les voix du peuple d'Himyar crient, et son nom résonne dans toute la ville, au-dessus des remparts couleur de terre, dans les péristyles des temples, dans les cours des palais blancs. Son nom emplit les champs rouges, jusqu'aux limites du fleuve Azan.
Alors Juba monte les dernières marches du temple de Diane. Il est vêtu de blanc, ses cheveux noirs sont ceints d'un bandeau de fil d'or. Son beau visage couleur de cuivre est tourné vers la ville, et ses yeux sombres regardent, mais c'est comme s'ils voyaient à travers le corps des hommes, à travers les murs blancs des édifices.
Le regard de Juba traverse les remparts de Yol, va au-delà; il suit les méandres du fleuve Azan, passe l'étendue des champs déserts, va jusqu'aux monts Amour, jusqu'à la source de Sebgag. Il voit l'eau claire qui jaillit entre les roches, l'eau précieuse et froide qui coule en faisant son bruit régulier.
La foule se tait maintenant, tandis que Juba regarde de ses yeux sombres. Son visage est pareil à celui d'un jeune dieu, et la lumière du soleil semble décuplée sur ses habits blancs et sur sa peau couleur de cuivre.
La musique jaillit encore, comme une clameur d'oiseaux, retentit entre les murs de la ville. Elle gonfle le ciel et la mer, son onde s'écarte longuement.
«Je suis Juba», pense le jeune roi, puis il dit à haute voix, avec force:
«Je suis Juba, le fils de Juba, le petit-fils d'Hiempsal!»
«Juba! Juba! Eya-oooh!» crie la foule.
«Je suis Juba, votre roi!»
«Juba! Ju-uuu-baa!»
«Je suis revenu aujourd'hui, et Yol est la capitale de mon royaume!»
La rumeur de la mer grandit encore. Maintenant, sur les marches du temple monte une jeune femme. Elle est belle, vêtue d'une robe blanche qui bouge dans le vent, et ses cheveux clairs sont pleins d'étincelles. Juba prend sa main et marche avec elle jusqu'au bord du temple.
«Cléopâtre Séléné, fille d'Antoine et de Cléopâtre, votre reine!» dit Juba.
Le bruit de la foule recouvre la ville.
La jeune femme regarde sans bouger les villas blanches, les remparts, et l'étendue de la terre rouge. Elle sourit à peine.
Mais le lent mouvement des roues continue, et le bruit de la mer est plus fort que les voix des hommes. Dans le ciel, le soleil descend peu à peu, sur son chemin circulaire. Sa lumière change de couleur sur les murs de marbre, allonge les ombres des colonnes.
C'est comme s'ils étaient seuls maintenant, assis en haut des marches du temple, à côté des colonnes de marbre. Autour d'eux, la terre et la mer girent en faisant leur gémissement régulier. Cléopâtre Séléné regarde le visage de Juba. Elle admire le visage du jeune roi, le front haut, le nez busqué, les yeux allongés qu'entoure le dessin noir des cils. Elle se penche contre lui et elle lui parle doucement, dans une langue que Juba ne peut pas comprendre. Sa voix est douce et son haleine est parfumée. Juba la regarde à son tour, et il dit:
«Tout est beau ici, il y a si longtemps que j'ai souhaité revenir. Chaque jour, depuis mon enfance, je pensais au moment où je pourrais revoir tout cela. Je voudrais être éternel, pour ne plus jamais quitter cette ville et cette terre, pour voir cela toujours.»
Ses yeux sombres brillent du spectacle qui l'entoure. Juba ne cesse pas de regarder la ville, les maisons blanches, les terrasses, les jardins de palmiers. Yol vibre dans la lumière de l'après-midi, légère et irréelle comme les reflets du soleil sur les grands lacs de sel. Le vent qui souffle fait bouger les cheveux d'or de Cléopâtre Séléné, le vent porte jusqu'au sommet du temple la rumeur monotone de la mer.
La voix de la jeune femme l'interroge, en prononçant simplement son nom:
«Juba… Juba?»
«Mon père est mort vaincu ici même», dit Juba. «On m'a emmené comme un esclave à Rome. Mais aujourd'hui cette ville est belle, et je veux qu'elle soit plus belle encore. Je veux qu'il n'y ait pas de ville plus belle sur la terre. On y enseignera la philosophie, la science des astres, la science des chiffres, et les hommes viendront de tous les points du monde pour apprendre.»
Cléopâtre Séléné écoute les paroles du jeune roi sans comprendre. Mais elle regarde aussi la ville, elle écoute la rumeur de la musique qui tourne autour de l'horizon. Sa voix chante un peu quand elle l'appelle:
«Juba! Eyaaa-oh!»
«Sur la place, au centre de la ville, les maîtres enseigneront la langue des dieux. Les enfants apprendront à vénérer la connaissance, les poètes liront leurs œuvres, les astronomes prédiront l'avenir. Il n'y aura pas de terre plus prospère, de peuple plus pacifique. La ville resplendira des trésors de l'esprit, de cette lumière.»
Le beau visage du jeune roi brille dans la clarté qui entoure le temple de Diane. Ses yeux voient loin, au-delà des remparts, au-delà des collines, jusqu'au centre de la mer.
«Les hommes les plus sages de ma nation viendront ici, dans ce temple, avec les scribes, et j'établirai avec eux l'histoire de cette terre, l'histoire des hommes, des guerres, des hauts faits de la civilisation, et l'histoire des villes, des cours d'eau, des montagnes, des rivages de la mer, de l'Egypte au pays de Cerné.»
Juba regarde les hommes du peuple d'Himyar qui se pressent dans les rues de la ville, autour du temple, mais il n'entend pas le bruit de leurs voix, il écoute seulement la rumeur monotone de la mer.
«Je ne suis pas venu pour la vengeance», dit Juba.
Il regarde aussi la jeune reine assise à ses côtés.
«Mon fils Ptolémée va naître», dit-il encore. «Il régnera ici, dans Yol, et ses enfants régneront après lui, pour que rien ne s'achève.»
Puis il se met debout, sur la plate-forme du temple, tout à fait en face de la mer. La lumière éblouissante est sur lui, la lumière qui vient du ciel, qui fait étinceler les murs de marbre, les maisons, les champs, les collines. La lumière vient du centre du ciel, immobile au-dessus de la mer.
Juba ne parle plus. Son visage est pareil à un masque de cuivre, et la lumière brille sur son front, sur la courbe de son nez, sur ses pommettes. Ses yeux sombres voient ce qu'il y a, au-delà de la mer. Autour de lui, les murs blancs et les stèles de calcite tremblent et vibrent, comme les reflets du soleil sur les grands lacs de sel. Le visage de Cléopâtre Séléné est immobile aussi, éclairé, apaisé comme le visage d'une statue.
Ensemble, debout l'un à côté de l'autre, le jeune roi et son épouse sont sur la plate-forme du temple, et la ville tourne lentement autour d'eux. La musique monotone des grandes roues cachées emplit leurs oreilles et se mêle au bruit des vagues sur les rochers du rivage. C'est comme un chant, comme une voix humaine qui crie de très loin, qui appelle:
«Juba! Ju-uuu-baa!»
Les ombres grandissent sur la terre, tandis que le soleil descend peu à peu vers l'ouest, à la gauche du temple. Juba voit les édifices trembler et se défaire. Ils glissent sur eux-mêmes comme des nuages, et le chant des roues, dans le ciel et la mer, devient plus grave, plus gémissant. Il y a de grands cercles blancs dans le ciel, de grandes ondes qui nagent. Les voix humaines s'amenuisent, s'éloignent, s'évanouissent. Parfois encore, on entend les accents de la musique, les sons des tubas, les flûtes aigres, le tambour. Ou bien les cris gutturaux des chameaux qui blatèrent, près des portes des remparts. L'ombre grise et mauve s'étend sous les collines, avance dans la vallée du fleuve. Le temple seul est éclairé par le soleil, il se dresse au-dessus de la ville comme un vaisseau de pierre.
Juba est seul maintenant dans les ruines de Yol. Les ondes lentes passent sur les marbres brisés, troublent la surface de la mer. Les colonnes sont couchées au fond de l'eau, les grands troncs pétrifiés enfouis dans les algues, les escaliers engloutis. Il n'y a plus d'hommes ni de femmes ici, plus d'enfants. La ville est pareille à un cimetière qui tremble au fond de la mer, et les vagues viennent battre les dernières marches du temple de Diane, comme un écueil. Il y a toujours le bruit monotone, la rumeur de la mer. C'est le mouvement des grandes roues dentées qui grincent encore, qui gémissent, tandis que le couple de bœufs attelés au timon ralentit sa marche circulaire. Dans le ciel bleu sombre, le croissant de lune est apparu, et brille de sa lumière sans chaleur.
Alors Juba écarte le voile blanc qui recouvre sa tête. Il frissonne, parce que le froid de la nuit vient vite. Ses membres sont engourdis, et sa bouche est sèche. Dans le creux de sa main, il puise un peu d'eau dans un seau immobile. Son beau visage est très sombre, presque noir, à cause de toute la chaleur que le soleil a donnée. Ses yeux regardent l'étendue des champs rouges, où il n'y a personne maintenant. Les bœufs sont arrêtés sur leur chemin circulaire. Les grandes roues de bois ne tournent plus, mais elles craquent et grincent, et la longue courroie de cuir bouilli vibre encore.
Sans hâte, Juba défait les liens des bœufs, écarte la lourde poutre de bois. La nuit monte à l'autre bout de la terre, en aval du fleuve Azan. Près des maisons, les feux de braises sont allumés, et les femmes sont debout devant les braseros.
«Ju-uuu-baa! Ju-uuu-baa!»
C'est la même voix qui appelle, aiguë et chantante, quelque part de l'autre côté des champs déserts. Juba se retourne et regarde un instant, puis il descend le monticule de pierres en guidant les bœufs par leur longe. Quand il arrive en bas du monticule, Juba noue les entraves aux jarrets des bœufs. Le silence, dans la vallée du fleuve, est immense, il a couvert la terre et le ciel comme une eau calme où pas une vague ne bouge. C'est le silence des pierres.
Juba regarde autour de lui, longtemps, il écoute le bruit de la respiration des bœufs. L'eau a cessé de couler dans l'acequia, les dernières gouttes sont bues par la terre, dans les fissures des sillons. L'ombre grise a recouvert la ville blanche aux temples légers, les remparts, les jardins de palmiers. Peut-être reste-t-il, quelque part, un monument en forme de tombeau, un dôme de pierres brisées où poussent les herbes et les arbustes, non loin de la mer? Peut-être que demain, quand les grandes roues de bois recommenceront à tourner, quand les bœufs repartiront, lentement, en soufflant, sur leur chemin circulaire, peut-être alors que la ville apparaîtra de nouveau, très blanche, tremblante et irréelle comme les reflets du soleil? Juba tourne un peu sur lui-même, il regarde seulement l'étendue des champs qui se reposent de la lumière et que baigne la vapeur du fleuve. Ensuite il s'éloigne, il marche vite sur le chemin, vers les maisons où les vivants attendent.