Rien n'arrêtera la vanité

J.-P. de T. : Le passé nous parvient déformé de toutes les manières possibles et surtout lorsque la bêtise se mêle de nous le transmettre. Vous avez insisté aussi pour dire que la culture aime à ne retenir que les pics de la création, les Himalayas, négligeant la quasi-totalité de ce qui n'a pas été vraiment à notre gloire. Pouvez-vous donner quelques exemples de cette autre catégorie de « chefs-d'œuvre » ?



J.-C.C. : Me vient aussitôt à l'esprit un ouvrage extraordinaire en trois tomes, La Folie de Jésus, où l'auteur explique que ce personnage était en réalité « un dégénéré physique et mental ». L'auteur, Binet-Sanglé, était pourtant un professeur de médecine renommé, qui publia son essai au début du XXe siècle, en 1908. Je cite quelques morceaux d'anthologie : « Ayant présenté une anorexie de longue durée et une crise d'hématidrose, mort prématurément sur la croix d'une syncope de déglutition facilitée par l'existence d'un épanchement pleurétique vraisemblablement de nature tuberculeuse et siégeant à gauche… » L'auteur précise que Jésus était petit de taille et de poids, qu'il était originaire d'une famille de vignerons où on buvait du bon vin, etc. Bref, « depuis mille neuf cents ans, l'humanité occidentale vit sur une erreur de diagnostic ». C'est un livre de fou, mais composé avec un sérieux qui force le respect.

Je possède un autre joyau. Il s'agit d'un prélat français du XIXe siècle qui est un jour frappé d'une illumination. Il se dit que les athées ne sont pas des pervers, non, ni des méchants. Ils sont tout simplement des fous. Le remède est donc très simple. Il faut les enfermer dans des asiles pour athées et les soigner. Pour cela, il faut les doucher à l'eau froide et leur imposer chaque jour la lecture de vingt pages de Bossuet. La plupart seront rendus à la santé.

L'auteur, qui s'appelait Lefebre, visiblement très allumé, alla présenter son livre aux grands aliénistes de son temps, Pinel, Esquirol, qui évidemment ne l'ont pas reçu. J'ai écrit un film de télévision, Credo, réalisé il y a vingt-cinq ans par Jacques Deray, en prenant l'exact contre-pied de ce prélat déréglé, décidé à enfermer et à doucher tous les athées. J'avais lu dans Le Monde un entrefilet disant qu'un professeur d'histoire de Kiev, en Ukraine, avait été arrêté par le KGB, interrogé, convaincu de folie et enfermé parce qu'il croyait en Dieu. J'ai imaginé tout l'interrogatoire.



U.E. : Il faudrait remonter bien en arrière. En travaillant à mon livre sur la recherche d'une langue parfaite, je suis tombé sur les linguistes fous, sur les auteurs de théories folles des origines du langage, parmi lesquels les plus amusants sont les nationalistes – selon lesquels la langue de leur pays avait été celle d'Adam. Pour Guillaume Postel, les Celtes descendaient de Noé. D'autres, en Espagne, ont fait remonter l'origine du castillan à Toubal, le fils de Japhet. Pour Goropius Becanus, toutes les langues dérivaient d'une langue primaire qui était le dialecte d'Anvers. Abraham Milius aussi a montré comment la langue hébraïque a engendré la langue teutonique, forme la plus pure du dialecte d'Anvers. Le baron de Ricolt soutenait que le flamand était la seule langue parlée dans le berceau de l'humanité. Toujours au XVIIe siècle, Georg Stiernhielm, dans son De linguarum origine praefatio, démontrait que le gothique, qui pour lui était l'ancien norvégien, était à l'origine de tous les langages connus. Un savant suédois, Olaus Rudbeck, dans son Atlantica sive Mannheim vera Japheti posterorum sedes ac patria (trois mille pages !), prétendait que la Suède avait été la patrie de Japhet et que le Suédois avait été le langage original d'Adam. Un des contemporains de Rudbeck, Andreas Kempe, a écrit une parodie de toutes ces théories, où Dieu parlait suédois, Adam danois, tandis qu'Eve était séduite par un serpent francophone. Pour arriver plus tard à Antoine de Rivarol, qui ne soutenait pas que la langue française était la langue originelle, certes, mais qu'elle était la plus rationnelle parce que l'anglais était trop compliqué, l'allemand trop brutal, l'italien trop confus, etc.

Après cela nous arrivons à Heidegger, qui affirme que la philosophie peut être faite seulement en grec et en allemand – et tant pis pour Descartes et pour Locke. Plus récemment il y a les pyramidologues. Le plus célèbre, Charles Piazzi Smyth, astronome écossais, avait trouvé dans la pyramide de Khéops toutes les mesures de l'univers. Le genre est très riche, relayé aujourd'hui par Internet. Tapez le mot « pyramide » sur Internet. La hauteur de la pyramide multipliée par un million représente la distance entre la Terre et le Soleil ; son poids multiplié par un milliard correspond au poids de la Terre ; en doublant la longueur des quatre côtés on obtient un soixantième de degré à la latitude de l'équateur : la pyramide de Khéops est donc à l'échelle de 1/43 200 de la Terre.



J.-C.C. : De la même façon que certains s'interrogent, par exemple, pour savoir si Mitterrand était la réincarnation de Thoutmosis II.



J.-P. de T. : Même chose avec la pyramide en verre du Louvre recouverte, affirme-t-on, de 666 carreaux de verre, même si ce chiffre a régulièrement été démenti par ses concepteurs et par ceux qui y travaillent. Il est vrai que Dan Brown a confirmé ce chiffre…



U.E. : Notre catalogue de folies pourrait continuer à l'infini. Par exemple, vous connaissez le célèbre docteur Tissot et ses recherches sur la masturbation comme cause de cécité, surdité, dementia precox et autres méfaits. J'ajouterais l'œuvre d'un auteur dont je ne me rappelle pas le nom, sur la syphilis comme maladie dangereuse parce qu'elle peut amener à la tuberculose.

Un certain Andrieu, en 1869, a publié un livre sur les inconvénients du cure-dents. Un monsieur Ecochoard a écrit sur les différentes techniques pour empaler, un autre, dit Foumel, en 1858 sur la fonction des coups de bâton, fournissant une liste d'écrivains et d'artistes célèbres qui avaient été bastonnés, de Boileau à Voltaire et à Mozart.



J.-C.C. : N'oubliez pas Edgar Bérillon, membre de l'Institut, qui en 1915 écrit que les Allemands défèquent en plus grosses quantités que les Français. C'est même au volume de leurs excréments qu'on reconnaît qu'ils sont passés ici ou là. Un voyageur peut ainsi savoir qu'il a franchi la frontière séparant la Lorraine du Palatinat en considérant, au bord de la route, la taille des étrons. Bérillon parle de la « polychésie de la race allemande ». C'est même le titre d'un de ses livres.



U.E. : Un sieur Chesnier-Duchen, en 1843, a élaboré un système pour traduire le français en hiéroglyphes, qui pourrait être ainsi compris par tous les peuples. Un sieur Chassaignon écrit en 1779 quatre volumes intitulés Cataractes de l'imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorragie encyclopédique, monstre des monstres, et je vous laisse en imaginer le contenu (par exemple on y trouve un éloge de l'éloge et une réflexion sur les racines de la réglisse).

Le phénomène le plus curieux est celui des fous qui ont écrit sur les fous. Gustave Brunet, dans Les Fous littéraires (1880), ne fait aucune différence entre œuvres folles et œuvres sérieuses mais émanant de personnes qui ont souffert, probablement, de problèmes psychiatriques. Dans sa liste, très savoureuse d'ailleurs, il y a aussi bien Henrion qui, en 1718, avait présenté une dissertation sur la stature d'Adam, que Cyrano de Bergerac, Sade, Fourier, Newton, Poe et Walt Whitman. Dans le cas de Socrate, il reconnaissait qu'en effet il n'était pas un écrivain, n'ayant jamais écrit, mais qu'il convenait pourtant de classer parmi les fous quelqu'un qui confiait avoir un démon familier (il s'agissait clairement de monomanie).

Dans son livre sur les fous littéraires, Blavier cite (parmi mille cinq cents titres !) des apôtres de nouvelles cosmogonies, des hygiénistes qui célèbrent les avantages de la marche en arrière, un certain Madrolle qui traite de la théologie des chemins de fer, un Passon qui publie en 1829 une Démonstration de l'immobilité de la Terre, et le travail d'un certain Tardy qui, en 1878, démontre que la Terre tourne sur elle-même en quarante-huit heures.



J.-P. de T. : Dans Le Pendule de Foucault, vous parlez d'une maison d'édition qui est ce qu'en anglais on appelle une vanity press, c'est-à-dire une maison qui publie des ouvrages à compte d'auteur. C'est là encore le lieu d'apparition de quelques autres chefs-d'œuvre…



U.E. : Oui. Mais il ne s'agit pas d'une invention romanesque. Avant d'écrire ce roman, j'avais publié une enquête sur les éditions de ce type. Vous adressez votre texte à une de ces maisons qui ne tarit pas d'éloges sur ses qualités littéraires évidentes et vous propose de vous publier. Vous êtes bouleversé. Ils vous donnent à signer un contrat qui stipule que vous devrez financer l'édition de votre manuscrit, en échange de quoi l'éditeur s'emploiera à vous faire obtenir force articles et même, pourquoi pas, des distinctions littéraires flatteuses. Le contrat ne stipule pas le nombre de copies que l'éditeur devra imprimer, mais insiste pour dire que les invendus seront détruits « sauf si vous vous en portez acquéreur ». L'éditeur imprime trois cents copies, cent destinées à l'auteur qui les adresse à ses proches et deux cents aux journaux, lesquels s'empressent de les jeter à la poubelle.



J.-C.C. : Au simple vu du nom de l'éditeur.



U.E. : Mais la maison d'édition possède ses revues confidentielles, dans lesquelles des comptes rendus seront bientôt publiés à la gloire de ce livre « important ». Pour obtenir l'admiration de ses proches, l'auteur achète encore, disons, cent exemplaires (que l'éditeur s'empresse d'imprimer). Au bout d'un an, on lui fait savoir que les ventes n'ont pas été très bonnes et que le solde du tirage (qui était, on le lui apprend, de dix mille) va être détruit. Combien veut-il en acheter ? L'auteur est terriblement frustré à l'idée de voir disparaître son livre chéri. Alors il en achète trois mille. L'éditeur en fait aussitôt imprimer trois mille qui n'existaient pas jusque-là et les vend à l'auteur. L'entreprise est florissante puisque l'éditeur n'a strictement aucun frais de distribution.

Un autre exemple de vanity press (mais on pourrait citer un tas de publications semblables) est un ouvrage que je possède, le Dictionnaire biographique des Italiens contemporains. Le principe est que vous payez pour y figurer. Vous trouvez « Pavese Cesare, né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano Belbo et mort à Turin, le 26 août 1950 », avec la mention : « Traducteur et écrivain ». Fini. Ensuite, vous trouvez deux pages entières sur un certain Paolizzi Deodato dont personne n'a jamais entendu parler. Et parmi ces anonymes célèbres figure peut-être le plus grand, un certain Giulio Ser Giacomi qui a commis un gros livre de 1500 pages, sa correspondance avec Einstein et Pie XII, ouvrage qui ne contient que les lettres qu'il a adressées à l'un et à l'autre, parce que, évidemment, aucun des deux ne lui a jamais répondu.



J.-C.C. : J'ai produit un livre « à compte d'auteur » mais sans espérer le vendre. Il parlait du comédien Jean Carmet. Composé après sa mort et destiné à quelques-uns de ses proches, je l'ai tapé sur mon ordinateur avec l'aide d'une collaboratrice. Ensuite nous l'avons fait brocher et tirer à cinquante exemplaires. Aujourd'hui, n'importe qui peut « faire » un livre. Le distribuer, c'est autre chose.



U.E. : Un quotidien italien, très sérieux d'ailleurs, offre à ses lecteurs d'éditer leurs textes à la demande et pour une somme assez négligeable. L'éditeur n'apposera pas son nom sur cette publication, car il ne veut pas répondre des idées de son auteur. Sans doute ce genre d'opération va-t-il réduire l'activité des vanity press, mais probablement augmenter l'activité des vaniteux. Rien n'arrêtera la vanité.

Mais il y a aussi le côté positif de l'histoire. Ces éditions sont anonymes, de la même manière que la libre circulation via Internet de textes par ailleurs non publiés sont la forme moderne du samizdat, la seule façon dont on peut diffuser ses idées sous une dictature et échapper ainsi à la censure. Tous les gens qui autrefois faisaient des samizdats à leurs risques et périls peuvent désormais mettre leurs textes en ligne sans grand danger.

D'ailleurs, la technique du samizdat est très ancienne. Vous trouvez des livres du XVIIe siècle publiés dans des villes qui s'appellent Francopolis, ou quelque chose comme cela, villes évidemment inventées. Il s'agissait donc de livres qui pouvaient faire accuser leurs auteurs d'hérésie. Sachant cela, auteurs et imprimeurs en avaient fait des objets clandestins. Si vous avez dans votre bibliothèque un livre de cette époque qui ne comporte pas en page de titre le nom de l'éditeur, vous avez certainement affaire à un livre clandestin. Il n'en a pas manqué. Le maximum que vous pouviez faire, sous la dictature stalinienne, si vous étiez en désaccord avec l'opinion du parti, était de produire un samizdat. Votre texte parvenait à circuler plus ou moins de façon clandestine.



J.-C.C. : En Pologne, dans les années 1981-1984, des mains anonymes les glissaient sous les portes, la nuit.



U.E. : Le pendant informatique de cet exercice, dans des démocraties où, en principe, la censure n'existe pas, c'est le texte refusé par toutes les maisons d'édition et que son auteur met en ligne. J'ai connu de jeunes auteurs, en Italie, qui ont procédé de cette manière. A certains d'entre eux le procédé a porté chance. Un éditeur a lu un de leurs textes et les a appelés.



J.-P. de T. : On a l'air de parier ici sur le flair infaillible des maisons d'édition. Nous savons bien qu'il n'en est rien. C'est une autre page amusante ou confondante de l'histoire du livre. Peut-être devons-nous en dire quelque chose. Les éditeurs sont-ils plus clairvoyants que leurs auteurs ?



U.E. : Ils ont montré qu'ils pouvaient être parfois suffisamment stupides pour refuser certains chefs-d'œuvre. Il s'agit en effet d'un autre chapitre dans l'histoire des âneries. « Je suis peut-être un peu limité, mais je ne suis pas capable de comprendre pourquoi il faudrait consacrer trente pages pour raconter comment quelqu'un se tourne et se retourne dans son lit sans trouver le sommeil. » Il s'agit du premier rapport de lecture sur la Recherche de Proust. A propos de Moby Dick : « Il y a peu de chances qu'un tel ouvrage trouve à intéresser un public jeune. » A Flaubert, à propos de Madame Bovary : « Monsieur, vous avez enseveli votre roman dans un fatras de détails qui sont bien dessinés mais complètement superflus. » A Emily Dickinson : « Vos rimes sont toutes fausses. » A Colette, à propos de Claudine à l'école : « Je crains qu'on n'en vende pas plus de dix exemplaires. » A George Orwell au sujet de La Ferme des animaux : « Impossible de vendre une histoire d'animaux aux Etats-Unis. » Pour le Journal d'Anne Frank : « Cette gosse ne semble pas avoir la moindre idée que son livre puisse n'être rien d'autre qu'un objet de curiosité. » Mais il n'y a pas seulement les éditeurs, il y a aussi les producteurs d'Hollywood. Voilà le jugement d'un talent scout à propos de la première performance de Fred Astaire, en 1928 : « Il ne sait pas jouer, il ne sait pas chanter, il est chauve et possède quelques rudiments dans le domaine de la danse. » Et à propos de Clark Gable : « Qu'est-ce que nous pouvons faire de quelqu'un qui a des oreilles pareilles ? »



J.-C.C. : Cette liste donne véritablement le vertige. Essayons d'imaginer, sur la masse de tout ce qui a été écrit et publié dans le monde, la part que nous avons retenue comme réellement belle, émouvante, inoubliable, ou simplement la liste des ouvrages dignes d'être lus. Un pour cent ? Un pour mille ? Nous avons une très haute idée du livre, nous le sacralisons volontiers. Mais en réalité, si nous y regardons bien, une ahurissante partie de nos bibliothèques est composée de livres écrits par des gens sans aucun talent, ou par des crétins, ou par des obsédés. Parmi les deux cent ou trois cent mille rouleaux que contenait la bibliothèque d'Alexandrie et qui sont partis en fumée, il y avait à coup sûr une vaste majorité d'âneries.



U.E. : Je ne crois pas que la bibliothèque d'Alexandrie contenait autant de livres. Nous exagérons toujours lorsque nous parlons des bibliothèques de l'Antiquité, nous l'avons déjà dit. On a démontré que les bibliothèques parmi les plus fameuses du Moyen Age ne contenaient au plus que quatre cents livres ! Il devait y en avoir davantage à Alexandrie, certes, puisqu'on raconte que lors du premier incendie, au temps de César, incendie qui n'avait alors touché qu'une aile, quarante mille rouleaux brûlèrent. En tout cas, nous devons nous garder de comparer nos bibliothèques avec celles de l'Antiquité. La production de papyrus ne peut pas être comparée à celle des livres imprimés. Il faut beaucoup plus de temps pour réaliser un rouleau ou un codex unique, écrit à la main, que pour imprimer un grand nombre d'exemplaires d'un même livre.



J.-C.C. : Mais la bibliothèque d'Alexandrie est un projet très ambitieux, une bibliothèque d'Etat qui ne peut en rien se comparer à la bibliothèque privée d'un roi, même d'un grand roi, ou à celle d'un monastère. Alexandrie peut se comparer plutôt à Pergame dont la bibliothèque a brûlé, là aussi. Le destin de toute bibliothèque est peut-être de brûler un jour.



J.-P. de T. : Mais nous savons désormais que le feu ne brûle pas que des chefs-d'œuvre.



J.-C.C. : Consolation que nous croyons désormais acquise. Une majorité de livres insipides disparaissent dont certains, cependant, seraient tout à fait divertissants et d'une certaine façon instructifs. La lecture de ces livres-là nous a toujours beaucoup amusés dans notre vie. D'autres nous ont inquiétés si nous pensons à la santé mentale de leurs auteurs. Et nous avons aussi connu des livres mauvais, agressifs, chargés de haine, d'insultes, appelant au crime, à la guerre. Oui, des livres vraiment terrifiants. Des objets de mort. Si nous avions été éditeurs, aurions-nous publié Mein Kampf ?



U.E. : Dans certains pays, il existe des lois contre les négationnistes. Mais il y a une différence entre le droit de ne pas publier un livre et celui de détruire ce livre une fois qu'il a été publié.



J.-C.C. : La veuve de Céline, par exemple, a toujours empêché qu'on réédite Bagatelles pour un massacre. A une époque, je m'en souviens, il était impossible de le trouver.



U.E. : Dans l'anthologie de mon Histoire de la laideur, j'avais choisi un morceau de Bagatelles à propos de la laideur du Juif pour les antisémites, mais quand l'éditeur a demandé les droits de reproduction, la veuve les a refusés. Cela n'empêche pas qu'on puisse trouver ce livre en version intégrale sur Internet, sur un site nazi, naturellement.

J'ai parlé des fous qui soutenaient la primauté chronologique de leur langage national. Mais voilà un autre candidat qui, à son époque, avait proposé des vérités à moitié justes et à moitié discutables. En tout cas il a été traité en hérétique et a évité le bûcher par miracle. Je pense au Prae-Adamitae d'Isaac de La Peyrère, auteur protestant du XVIIe siècle français. Il expliquait que le monde n'avait pas six mille ans, comme le disait la Bible, parce qu'on avait trouvé des généalogies chinoises qui attestaient une durée beaucoup plus longue. La mission du Christ, venu racheter l'humanité du péché originel, n'intéressait donc que le monde juif méditerranéen et non pas ces autres mondes qui n'avaient pas été touchés par le péché originel. C'est un peu le problème que soulevaient les libertins à propos de la pluralité des mondes. Si l'hypothèse de la pluralité des mondes était exacte, comment justifiait-on le fait que Jésus-Christ était venu sur la Terre et nulle part ailleurs ? A moins d'imaginer qu'il ait été crucifié sur une multitude de planètes…



J.-C.C. : Lorsque nous travaillions sur La Voie lactée avec Buñuel, film qui illustre les hérésies de la religion chrétienne, j'avais imaginé une scène que nous aimions beaucoup mais qui coûtait trop cher et ne figure pas dans le film. Une soucoupe volante se pose quelque part dans un grand fracas et le couvercle, ou le cockpit, se soulève. En sort une créature verte avec des antennes qui brandit une croix sur laquelle est clouée une autre créature verte avec des antennes.

Sans aller aussi loin, je reviens un instant aux conquistadors espagnols. Leur question, en débarquant en Amérique, était de savoir pourquoi on n'y avait jamais entendu parler du Dieu des chrétiens, de Jésus, du Sauveur. Le Christ n'avait-il pas dit : « Allez et enseignez toutes les nations » ?

Dieu n'avait pas pu se tromper en demandant à ses disciples d'enseigner la vérité nouvelle à tous les hommes. La conclusion logique était donc : ces êtres-là n'étaient pas des hommes. Comme l'a dit Sepulveda, « Dieu n'a pas voulu d'eux dans son royaume ». Certains, pour justifier tout de même l'humanité réelle des Indiens d'Amérique, sont allés jusqu'à inventer de fausses croix qu'ils auraient trouvées là-bas et qui auraient rendu compte de la présence d'apôtres chrétiens sur le continent avant l'arrivée des Espagnols. Mais la supercherie a été démasquée.

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