Internet ou l'impossibilité de la


damnatio memoriae

J.-P. de T. : Comment avez-vous vécu l'interdiction des Versets sataniques ? Qu'une autorité religieuse parvienne à faire interdire un ouvrage publié en Angleterre est-il un signe tout à fait rassurant ?



U.E. : Le cas de Salman Rushdie doit nous inspirer au contraire un grand optimisme. Pourquoi ? Parce qu'un livre qui était condamné par une autorité religieuse, dans le passé, n'avait aucune chance d'échapper à la censure. Quant à son auteur, il courait un risque presque certain d'être brûlé ou poignardé. Dans l'univers de la communication que nous avons tissé, Rushdie a survécu, protégé par tous les intellectuels des sociétés occidentales, et son livre n'a pas disparu.



J.-C.C. : Cependant, la mobilisation que le cas Rushdie a suscitée ne s'est pas vérifiée pour d'autres écrivains condamnés par des fatwas et qui ont été assassinés, surtout au Moyen-Orient. Ce que nous pouvons dire simplement est que l'écriture a toujours été, et demeure, un exercice dangereux.



U.E. : Je reste pourtant convaincu que dans la société de la globalisation, nous sommes informés de tout et nous pouvons agir en conséquence. L'holocauste aurait-il été possible si Internet avait existé ? Je n'en suis pas certain. Tout le monde aurait su immédiatement ce qui se passait… La situation est la même en Chine. Même si les dirigeants chinois s'évertuent à filtrer ce à quoi les internautes peuvent avoir accès, l'information circule malgré tout, et dans les deux sens. Les Chinois peuvent savoir ce qui se passe dans le reste du monde. Et nous pouvons savoir ce qui se passe en Chine.



J.-C.C. : Pour mettre au point cette censure sur Internet, les Chinois ont conçu des procédés extrêmement sophistiqués mais qui ne fonctionnent pas à la perfection. Tout simplement parce que les internautes finissent toujours par trouver les parades. En Chine comme ailleurs, les gens utilisent leur téléphone portable pour filmer ce dont ils sont les témoins et faire circuler ensuite ces images dans le monde entier. Il va devenir de plus en plus difficile de cacher quelque chose. L'avenir des dictateurs est sombre. Ils devront agir dans une obscurité profonde.



U.E. : Je pense par exemple au sort d'Aung San Suu Kyi. Il est beaucoup plus difficile pour les militaires de la supprimer à partir du moment où elle fait l'objet d'une sollicitation quasiment universelle. Même chose pour Ingrid Betancourt, comme nous avons pu le voir.



J.-C.C. : N'essayons pas pour autant de laisser supposer que nous en avons terminé avec la censure et l'arbitraire dans le monde. Nous en sommes loin.



U.E. : D'ailleurs, si on peut éliminer la censure par soustraction, il est plus difficile de l'éliminer par addition. C'est typique des médias. Imaginez : un homme politique écrit une lettre à un journal pour expliquer qu'il n'est pas coupable de corruption comme on l'en accuse ; le journal publie la lettre mais s'arrange pour placer juste à côté l'image de son auteur en train de manger une tartine à un buffet. C'est fait : nous avons devant nous l'image d'un homme qui dévore l'argent public. Mais on peut faire mieux. Si je suis un homme d'Etat sachant que doit paraître le lendemain une nouvelle très embarrassante pour moi, susceptible de faire la une des médias, je fais mettre une bombe à la gare centrale dans la nuit. Le lendemain, les journaux auront changé leurs gros titres.

Je me demande si la raison de certains attentats n'est pas de cet ordre-là. Ne nous lançons pas pour autant dans les thèses du complot pour dire que les attentats du 11 septembre ne sont pas ce que nous croyons. Il y a suffisamment d'esprits échauffés de par le monde pour s'en charger.



J.-C.C. : Nous ne pouvons pas imaginer qu'un gouvernement ait accepté la mort de plus de trois mille concitoyens pour couvrir certains agissements. Ce n'est évidemment pas concevable. Mais il y a aussi un exemple très fameux en France, c'est celui de l'affaire Ben Barka. Mehdi Ben Barka, un homme politique marocain, avait été enlevé en France devant la brasserie Lipp et sans doute assassiné. Conférence de presse du général de Gaulle à l'Elysée. Tous les journalistes s'y pressent. Question : « Mon général, comment se fait-il qu'ayant été informé de l'enlèvement de Mehdi Ben Barka, vous ayez attendu quelques jours avant de communiquer l'information à la presse ? — C'est à cause de mon inexpérience », répond de Gaulle avec un geste de découragement. Tout le monde rit et la question est réglée. L'effet de diversion, dans ce cas, a fonctionné. Le rire l'a emporté sur la mort d'un homme.



J.-P. de T. : Y a-t-il d'autres formes de censure qu'Internet rendrait désormais difficiles ou impossibles ?



U.E. : Par exemple la damnatio memoriae imaginée par les Romains. Votée par le Sénat, la damnatio memoriae consistait à condamner quelqu'un, post mortem, au silence, à l'oubli. Il s'agissait d'éliminer son nom des registres publics, ou bien de faire disparaître les statues qui le représentaient, ou encore de déclarer néfaste le jour de sa naissance. D'ailleurs on a fait la même chose sous le stalinisme lorsqu'on éliminait des photos l'ancien dirigeant exilé ou assassiné. Ce fut le cas de Trotski. Il serait plus difficile aujourd'hui de faire disparaître quelqu'un d'une photo sans qu'on trouve immédiatement la vieille photo en libre circulation sur Internet. Le disparu ne le serait pas longtemps.



J.-C.C. : Mais il y a des cas d'oubli collectif « spontané » encore plus fort, me semble-t-il, que la gloire collective. Il ne s'agit pas d'une décision délibérée, comme dans le cas du Sénat romain. Il peut y avoir aussi des choix inconscients. Des sortes de révisionnismes implicites, d'expulsions en douceur. Il y a ainsi une mémoire collective comme il existe un inconscient collectif et un oubli collectif. Tel personnage, qui « a connu son heure de gloire », nous abandonne insensiblement, sans aucun ostracisme, sans aucune violence. Il s'en va de lui-même, discrètement, il rejoint le royaume des ombres, comme ces metteurs en scène de cinéma de la première moitié du XXe siècle, dont je parlais. Et ce quelqu'un qui sort de nos mémoires, qui est doucement expulsé de nos livres d'histoire, de nos conversations, de nos commémorations, c'est exactement, à la fin, comme s'il n'avait jamais existé.



U.E. : J'ai connu un grand critique italien dont on disait qu'il portait malheur. Il existait une légende à son sujet et peut-être avait-il fini, lui-même, par en jouer. Encore aujourd'hui, il n'est jamais cité dans certains travaux où sa place ne peut pourtant pas être contestée. C'est une forme de damnatio memoriae. Pour ma part, je ne me suis jamais privé de le citer. Non seulement il se trouve que je suis l'être le moins superstitieux du monde, mais en plus de cela je l'admirais trop pour ne pas le faire savoir. J'ai même décidé un jour de me rendre chez lui par avion. Et comme il ne m'est rien arrivé de fâcheux, on m'a dit que j'étais entré sous sa protection. En tout cas, sauf une communauté de happy few dont je suis et qui continuent à en parler, sa gloire a été en effet éclipsée.



J.-C.C. : Il existe bien entendu plusieurs façons de condamner un homme, une œuvre, une culture au silence et à l'oubli. Nous en avons examiné quelques-unes. La destruction systématique d'une langue, telle que l'ont organisée les Espagnols en Amérique, est évidemment le meilleur moyen de rendre la culture dont elle est l'expression définitivement inaccessible et de pouvoir lui faire dire ensuite ce que l'on veut. Mais nous avons vu que ces cultures, que ces langues résistent. Il n'est pas simple de faire taire à jamais une voix, d'effacer à jamais un langage, et les siècles parlent à voix basse. Le cas Rushdie a de quoi nous donner à espérer, vous avez raison. C'est sans doute un des acquis les plus significatifs de cette société globalisée. La censure totale et définitive est maintenant pratiquement inconcevable. Le seul danger est que l'information qui circule devienne invérifiable et que nous soyons tous, un jour prochain, des informateurs. Nous en avons parlé. Informateurs bénévoles, plus ou moins qualifiés, plus ou moins partisans, qui, du même coup, seraient aussi des inventeurs, des créateurs d'informations, imaginant chaque jour le monde. Nous y viendrons peut-être, nous décrirons le monde selon nos désirs, que nous prendrons alors pour la réalité.

Pour y remédier – si nous le jugeons nécessaire, car après tout une information imaginée ne manquerait sans doute pas de charme –, cela suppose des recoupements sans fin. Et c'est la barbe. Un seul témoin n'est pas suffisant pour établir une vérité. C'est la même chose pour un crime. Il faut une convergence de points de vue, de témoignages. Mais la plupart du temps, l'information que demanderait ce travail colossal n'en vaut pas la peine. On laisse courir.



U.E. : Mais l'abondance des témoignages ne suffit pas forcément. Nous avons été témoins de la violence exercée par la police chinoise contre les moines tibétains. Cela a provoqué un scandale à l'échelle internationale. Mais si nos écrans continuent à montrer, pendant trois mois, des moines battus par la police, le public même le plus concerné, le plus susceptible de s'engager, s'en désintéressera. Il y a donc un seuil en deçà duquel l'information est perçue et au-delà duquel elle n'est plus qu'un bruit de fond.



J.-C.C. : Ce sont des bulles qui gonflent et crèvent. L'an passé, nous étions dans la bulle « moines persécutés au Tibet ». Nous avons été ensuite placés dans la bulle « Ingrid Betancourt ». Mais l'une et l'autre ont crevé. Puis est venue celle de la « crise des subprimes », puis de la catastrophe bancaire, ou boursière, ou des deux. Quelle sera la prochaine bulle ? Quand un cyclone terrifiant s'approche des côtes de Floride et qu'il perd soudain de sa force, je sens presque une déception chez les journalistes. Il s'agit pourtant, pour les habitants, d'une excellente nouvelle. Comment, dans ce grand réseau de l'information, l'information proprement dite se constitue-t-elle ? Qu'est-ce qui explique qu'une information fasse le tour de la planète et mobilise, pendant un temps déterminé, toutes nos attentions pour ne plus intéresser personne quelques jours plus tard ? Par exemple : je travaille avec Buñuel en Espagne sur le scénario de Cet obscur objet du désir en 1976, et nous recevons chaque jour les journaux. Nous apprenons soudain par la presse qu'une bombe a explosé au Sacré-Cœur à Montmartre ! Stupeur et délectation. Personne n'a revendiqué l'attentat et la police enquête. Pour Buñuel, c'est une information capitale. Que quelqu'un ait placé une bombe dans l'église de la honte, église censée en effet « expier les crimes des communards », est une aubaine et une joie inespérée. Il y a d'ailleurs toujours eu des candidats pour tenter de détruire ce monument du déshonneur ou bien, comme les anarchistes le voulaient à une certaine période, pour le peindre en rouge.

Nous nous précipitons donc le lendemain sur les journaux, pour savoir ce qu'il en est. Plus un mot, rien. Jamais. Déception et frustration. Nous avons simplement ajouté dans notre scénario un groupe d'action violente baptisé Groupe d'action révolutionnaire de l'Enfant Jésus.



U.E. : Pour revenir à la censure par soustraction, une dictature qui voudrait éliminer toute possibilité d'accéder, via Internet, aux sources de connaissance, pourrait très bien répandre un virus pour parvenir à détruire toutes les données personnelles dans chaque ordinateur, et obtenir ainsi un gigantesque black-out de l'information. Peut-être la possibilité de tout détruire n'existe-t-elle pas, dans la mesure où nous stockons tous certaines informations sur les clés USB. Mais tout de même. Peut-être cette cyber-dictature parviendrait-elle à éliminer jusqu'à 80 % de nos réserves personnelles ?



J.-C.C. : Mais peut-être n'est-il pas nécessaire de tout détruire. De la même façon que je peux repérer dans mon document toutes les occurrences d'un mot par la fonction « rechercher » et les supprimer d'un seul « clic », pourquoi ne pas imaginer une censure informatique qui parviendrait à ne faire disparaître qu'un mot ou un groupe de mots, mais dans tous les ordinateurs de la planète ? Mais alors, quels mots nos dictateurs informatiques vont-ils choisir ? Il faut parier sur une riposte de la part des utilisateurs, bien entendu, comme chaque fois. La vieille histoire de l'attaque et de la défense sur un autre terrain. Et nous pouvons imaginer aussi une nouvelle Babel, une soudaine disparition des langues, des codes, de toutes les clés. Quel chaos !



J.-P. de T. : Le paradoxe est, vous l'avez évoqué, que l'œuvre ou l'homme condamné au silence fasse de ce silence même une sorte de chambre d'écho et finisse par se trouver une place ainsi dans nos mémoires. Pouvez-vous revenir sur ce retournement du sort ?



U.E. : Il faut prendre ici la damnatio memoriae dans un autre sens. Pour des raisons multiples et complexes – filtrages, accidents, incendies –, une œuvre ne parvient pas jusqu'à nous. Personne n'est responsable à proprement parler de sa disparition. Mais elle manque à l'appel. Et parce que l'œuvre a été commentée et saluée par de très nombreux témoins, elle se fait précisément remarquer par son absence. C'est le cas des œuvres de Xeusis dans l'Antiquité. Personne ne les a vues en dehors des contemporains de l'artiste, et pourtant nous en parlons encore aujourd'hui.



J.-C.C. : Lorsque Toutankhamon succède à Akhénaton, on efface au burin sur les temples le nom du pharaon défunt, déclaré hérétique. Et Akhénaton n'est pas le seul à avoir subi cet effacement. Les inscriptions s'effritent, les statues tombent. Je repense à cette admirable photographie de Koudelka : une statue de Lénine, allongée comme un immense cadavre sur un chaland, descend le Danube vers la mer Noire où elle va disparaître.

A propos des statues du Bouddha détruites en Afghanistan, il faut peut-être donner une précision. Pendant les premiers siècles qui ont suivi la prédication du Bouddha, on ne le représente pas. Il est montré par son absence. Des traces de pieds. Un fauteuil vide. Un arbre à l'ombre duquel il méditait. Un cheval avec une selle mais sans cavalier.

Ce n'est qu'à partir de l'invasion d'Alexandre le Grand qu'on commence, en Asie centrale, sous l'influence d'artistes grecs, à donner une apparence physique au Bouddha. Ainsi les talibans, sans le savoir, participaient à un retour à l'origine même du bouddhisme. Pour les vrais bouddhistes, ces niches aujourd'hui vides, dans la vallée de Bamiyan, sont peut-être plus éloquentes, plus pleines, qu'avant.

Ces actes terroristes, auxquels paraît parfois se réduire, aujourd'hui, la civilisation arabo-musulmane, en viendraient presque à masquer la grandeur qui fut la sienne. De la même manière que les sacrifices sanglants aztèques ont masqué pendant des siècles toutes les beautés de leur civilisation. Les Espagnols en ont largement amplifié l'écho au point que, lorsqu'ils voulurent faire disparaître les vestiges de la civilisation des vaincus, les sacrifices sanglants étaient à peu près tout ce que la mémoire collective en avait conservé. L'islam est guetté aujourd'hui par ce même péril : être réduit demain, dans nos proches mémoires, à cette seule violence terroriste. Car notre mémoire, comme notre cerveau, est réductrice. Nous procédons sans cesse par sélection et réduction.

Загрузка...