La censure par le feu

J.-P. de T. : Parmi les censeurs les plus redoutables de l'histoire des livres, il faut faire ici un sort particulier au feu.



U.E. : Naturellement, et il faut citer immédiatement les bûchers où les nazis faisaient disparaître les livres « dégénérés ».



J.-C.C. : Dans Fahrenheit 451, Bradbury imagine une société qui a voulu s'émanciper de l'héritage encombrant des livres et a décidé de les brûler. 451 degrés Fahrenheit est très précisément la température à laquelle le papier brûle : car ce sont les pompiers qui sont chargés ici de brûler les livres.



U.E. : Fahrenheit 451, c'est aussi le titre d'une émission de la radio italienne. Mais il s'agit exactement du contraire : un auditeur téléphone pour expliquer qu'il ne peut pas trouver ou qu'il a perdu tel livre. Un autre appelle aussitôt pour dire qu'il en possède un exemplaire et qu'il est prêt à le céder. C'est un peu le principe d'abandonner un livre quelque part, dans un cinéma, dans le métro, après l'avoir lu, afin qu'il fasse le bonheur d'un autre. Cela dit, le feu accidentel ou volontaire accompagne l'histoire du livre depuis ses origines. Il serait impossible de citer toutes les bibliothèques qui ont brûlé.



J.-C.C. : Cela me rappelle une expérience à laquelle m'avait convié le musée du Louvre. Il s'agissait de choisir une œuvre et de la commenter, la nuit, devant un petit groupe de personnes. J'avais fait le choix d'un Lesueur, peintre français du début du XVIIe siècle, La Prédication de saint Paul à Ephèse. On y voit saint Paul, debout sur une stèle avec une barbe et une robe. Il porte une robe : c'est exactement la vision d'un ayatollah d'aujourd'hui, le turban en moins. L'œil est enflammé. Quelques fidèles écoutent. En bas du tableau, tournant le dos au spectateur, à genoux, un serviteur noir brûle des livres. Je me suis rapproché du tableau pour voir quels livres étaient brûlés. Or ils comportent, cela se voit entre les pages, des figures et des formules mathématiques. L'esclave, sans doute nouvellement converti, brûlait donc la science grecque. Quel message, direct ou souterrain, a voulu nous transmettre le peintre ? Je ne peux pas le dire. Mais l'image est tout de même extraordinaire. La foi arrive, on brûle la science. C'est plus qu'un filtrage, c'est une liquidation par les flammes. Le carré de l'hypoténuse doit disparaître pour toujours.



U.E. : Il y a même là une connotation raciste, puisque la destruction des livres est confiée à un Noir. Nous pensons que les nazis sont certainement ceux qui ont brûlé le plus de livres. Mais que savons-nous exactement de ce qui s'est passé au moment des croisades ?



J.-C.C. : Pires que les nazis, je crois que les plus grands fossoyeurs de livres ont été les Espagnols dans le Nouveau Monde. Et les Mongols, de leur côté, n'y sont pas allés non plus de main morte.



U.E. : A l'aube de la modernité, le monde occidental a été confronté à deux cultures encore inconnues, l'amérindienne et la chinoise. Or la Chine était un grand empire qu'on ne pouvait pas conquérir et « coloniser », mais avec lequel nous pouvions commercer. Les jésuites s'y sont rendus, non pour convertir les Chinois, mais pour favoriser le dialogue des cultures et des religions. Les contrées amérindiennes semblant au contraire peuplées de sauvages sanguinaires, elles ont été l'occasion d'un véritable pillage et même d'un effroyable génocide. Or la justification idéologique de ce double comportement s'appuie sur la nature des langages utilisés dans l'un et l'autre cas. On a défini les pictogrammes amérindiens comme une simple imitation des choses, dépourvue de toute dignité conceptuelle, tandis que les idéogrammes chinois représentaient des idées et donc étaient plus « philosophiques ». Nous savons aujourd'hui que l'écriture pictographique était bien plus sophistiquée que cela. Combien de textes pictographiques ont ainsi disparu ?



J.-C.C. : Les Espagnols faisant disparaître les vestiges d'extraordinaires civilisations ne se sont pas rendu compte qu'ils brûlaient des trésors. Et ce sont certains d'entre eux, en particulier ce moine étonnant, Bernardino de Sahagun, qui ont pressenti qu'il y avait là quelque chose à ne pas détruire, une partie essentielle de ce que nous appelons aujourd'hui notre héritage.



U.E. : Les jésuites qui allaient en Chine étaient des gens cultivés. Cortés ou surtout Pizarre étaient des bouchers animés par un projet culturicide. Les franciscains qui les accompagnaient considéraient les indigènes comme des bêtes sauvages.



J.-C.C. : Pas tous, heureusement. Pas Sahagun, ni Las Casas, ni Durán. Tout ce que nous savons sur la vie des Indiens avant la conquête, nous le leur devons. Et ils ont pris souvent des risques considérables.



U.E. : Sahagun était franciscain, mais Las Casas et Durán étaient dominicains. C'est curieux comme les clichés peuvent être faux. Les dominicains étaient les gens de l'inquisition, tandis que les franciscains étaient les champions de la douceur. Et voilà qu'en Amérique latine, comme dans un western, les franciscains ont joué le rôle des bad guys, les dominicains parfois celui des good guys.



J.-P. de T. : Pourquoi les Espagnols ont-ils détruit certains édifices précolombiens et en ont-ils épargné d'autres ?



J.-C.C. : Parfois ils ne les ont pas vus, tout simplement. C'est le cas de la plupart des grandes cités mayas, alors abandonnées depuis plusieurs siècles et recouvertes par la jungle. Et aussi de Teotihuacán, plus au nord. La ville était déjà déserte au moment où les Aztèques sont arrivés dans la région, vers le XIIIe siècle. Cette obsession d'effacer toutes les traces écrites dit assez combien, pour l'envahisseur, un peuple sans écriture est à jamais un peuple maudit. On a découvert récemment en Bulgarie des objets d'orfèvrerie dans des tombes datées du deuxième et du troisième millénaire avant notre ère. Or les Thraces, comme les Gaulois, n'ont pas laissé d'écriture. Et les peuples sans écriture, ceux qui ne se sont pas nommés, ceux qui ne se sont pas racontés (même faussement), n'ont pas d'existence, même si leurs pièces d'orfèvrerie sont magnifiques, raffinées. Si vous voulez qu'on se souvienne de vous, il faut écrire. Ecrire et faire en sorte que vos écrits ne disparaissent pas dans quelque brasier. Je me demande parfois ce que les nazis avaient en tête lorsqu'ils brûlaient des livres juifs. Imaginaient-ils les faire disparaître tous, jusqu'au dernier ? N'est-ce pas une entreprise aussi criminelle qu'utopique ? N'était-ce pas plutôt une opération symbolique ?

A notre époque, sous nos yeux, d'autres manipulations ne laissent pas de me surprendre et de m'indigner. Comme j'ai l'occasion de me rendre souvent en Iran, il m'est arrivé de proposer à une agence connue d'emmener une petite équipe pour filmer le pays aujourd'hui, tel que je le connais. Le directeur de l'agence me reçoit et commence par me livrer son point de vue sur un pays qu'il ne connaît pas. Il me dit très exactement ce que je dois filmer. C'est donc lui qui décide des images que je dois rapporter d'un pays où il n'est jamais allé : des fanatiques qui se frappent la poitrine, par exemple, des drogués, des prostituées et ainsi de suite. Le projet ne s'est pas fait, inutile de le dire.

Nous voyons chaque jour à quel point l'image peut être trompeuse. Il s'agit de falsifications subtiles, d'autant plus difficiles à discerner qu'elles se présentent comme des « images », c'est-à-dire comme des documents. Et finalement, qu'on le croie ou non, rien n'est plus facile à travestir que la vérité.

Je me souviens, sur une chaîne de télévision, d'un documentaire sur Kaboul, une ville que je connais. Tous les plans étaient filmés en contre-plongée. On ne voyait que le sommet des maisons déchirées par la guerre et jamais les rues, les passants, les commerces. Venaient s'ajouter à cela les interviews de gens qui tous, unanimement, parlaient de l'état lamentable du pays. Et la seule illustration sonore, durant tout le documentaire, était un bruit de vent sinistre, de ceux qu'on entend dans les déserts de cinéma, mais monté en boucle. Il avait donc été choisi dans une sonothèque et ajouté à dessein, un peu partout. Le même bruit de vent, comme pouvait le reconnaître cette fois une « oreille exercée ». Alors même que les vêtements très légers que portaient les personnages filmés ne bougeaient absolument pas. Ce reportage était un pur mensonge. Un de plus.



U.E. : Lev Koulechov avait déjà montré de quelle manière les images se contaminent les unes les autres et comment il est possible de leur faire dire des choses très différentes. Le même visage d'un homme montré une première fois juste après la vision d'une assiette garnie de nourriture, puis une deuxième fois juste après qu'on a exposé un objet parfaitement dégoûtant, ne produira pas la même impression sur le spectateur. Dans le premier cas, le visage de l'homme exprime la convoitise, dans le second cas le dégoût.



J.-C.C. : Le regard finit par voir ce que les images veulent suggérer. Dans Rosemary's Baby de Polanski, beaucoup de gens ont vu le bébé monstrueux à la fin, car il est décrit par les personnages qui se penchent sur son berceau. Mais Polanski ne l'a jamais filmé.



U.E. : Et beaucoup de gens, probablement, ont vu le contenu de la fameuse boîte orientale dans Belle de jour.



J.-C.C. : Naturellement. Lorsqu'on demandait à Buñuel ce qu'il y avait là-dedans, il répondait : « Une photographie de Monsieur Carrière. C'est pour ça que les filles sont horrifiées. » Un jour un inconnu m'appelle chez moi, toujours à propos du film, et me demande si j'ai déjà vécu au Laos. Je n'y avais pas mis les pieds, je le dis. Même question pour Buñuel et pareille dénégation. L'homme, au téléphone, est étonné. Pour lui, la fameuse boîte lui fait absolument songer à une ancienne coutume laotienne. Je lui demande alors s'il sait ce qu'il y a dans la boîte. Il me dit : « Evidemment ! — Je vous en prie, lui dis-je alors, apprenez-le-moi ! » Il m'explique que la coutume en question consistait, pour les femmes, à s'attacher de gros scarabées avec des chaînes en argent sur le clitoris pendant l'acte d'amour, le mouvement des pattes leur permettant de jouir plus lentement et délicatement. Je tombe un peu des nues et lui dis que nous n'avons jamais songé à enfermer un scarabée dans la boîte de Belle de jour. L'homme raccroche. Et je ressens aussitôt une terrible déception à l'idée même de savoir ! J'avais perdu la saveur douce-amère du mystère.

Tout cela pour dire que l'image, où nous voyons souvent autre chose que ce qu'elle montre, peut mentir d'une manière encore plus subtile que le langage écrit, ou que la parole. Si nous devons garder une certaine intégrité de notre mémoire visuelle, il faut absolument apprendre aux générations futures à regarder les images. C'est même une priorité.



U.E. : Il existe une autre forme de censure dont nous sommes désormais passibles. Nous pouvons conserver tous les livres du monde, tous les supports numériques, toutes les archives, mais s'il y a une crise de civilisation qui fait que tous les langages que nous avons choisis pour conserver cette immense culture sont devenus tout d'un coup intraduisibles, alors cet héritage est irrémédiablement perdu.



J.-C.C. : C'est arrivé avec l'écriture hiéroglyphique. A partir de l'édit de Théodose Ier, en 380, la religion chrétienne est devenue religion d'Etat, unique et obligatoire dans tout l'Empire. Les temples égyptiens, entre autres, ont été fermés. Les prêtres, qui étaient les connaisseurs, les dépositaires de cette écriture, se voyaient désormais dans l'impossibilité de transmettre leur savoir. Ils devaient enterrer leurs dieux, avec qui ils vivaient depuis des millénaires. Et avec leurs dieux, les objets du culte et le langage même. Une génération suffit pour que tout disparaisse. Et peut-être à jamais.



U.E. : Il a fallu quatorze siècles pour redécouvrir la clé de ce langage.



J.-P. de T. : Revenons un moment sur la censure par le feu. Ceux qui brûlaient les bibliothèques de l'Antiquité croyaient peut-être avoir détruit toute trace des manuscrits qu'elles abritaient. Mais après l'invention de l'imprimerie, la chose est désormais impossible. Brûler un, deux, voire cent exemplaires d'un livre imprimé ne signifie pas qu'on fasse disparaître le livre pour autant. D'autres exemplaires se trouveront peut-être encore dispersés dans un très grand nombre de bibliothèques privées et publiques. A quoi servent alors les bûchers modernes comme tous ceux que les nazis ont allumés ?



U.E. : Le censeur sait très bien qu'il ne fait pas disparaître tous les exemplaires du livre proscrit. Mais c'est une façon de s'ériger en démiurge capable de consumer le monde, et toute une conception du monde, dans le feu. L'alibi c'est bien de régénérer, de purifier une culture que certains écrits ont gangrenée. Ce n'est pas un hasard si les nazis parlaient d'« art dégénéré ». L'autodafé est comme une sorte de médication.



J.-C.C. : Cette image de publication, diffusion, conservation et destruction est assez bien illustrée en Inde à travers la figure du dieu Shiva. Inscrit dans un cercle de feu, une de ses quatre mains tient le tambour au rythme duquel le monde a été créé, l'autre le feu qui va détruire tout l'ouvrage de la création. Les deux mains sont au même niveau.



U.E. : Nous ne sommes pas éloignés de la vision d'Héraclite et de celle des stoïciens. Tout naît par le feu et le feu détruit tout afin que tout soit à nouveau promis à l'être. C'est dans ce sens qu'on a toujours préféré brûler les hérétiques plutôt que de leur couper la tête, ce qui eût été plus simple et moins onéreux. C'est un message adressé à ceux qui partagent les mêmes idées ou possèdent les mêmes livres.



J.-C.C. : Prenons le cas de Goebbels, probablement le seul intellectuel parmi les nazis qui soit également bibliophile. Vous aviez raison en rappelant que ceux qui brûlent les livres savent très bien ce qu'ils font. Il faut estimer la dangerosité d'un écrit pour vouloir le faire disparaître. En même temps, le censeur n'est pas fou. Ce n'est pas en brûlant quelques exemplaires du livre mis à l'index qu'il le fera disparaître. Il le sait parfaitement. Mais le geste reste hautement symbolique. Et surtout, il dit aux autres : vous avez le droit de brûler ce livre, n'hésitez pas, c'est une bonne action.



J.-P. de T. : C'est comme brûler le drapeau des Etats-Unis à Téhéran ou ailleurs…



J.-C.C. : Bien entendu. Un seul drapeau brûlé suffit pour faire connaître la détermination d'un mouvement, sinon d'un peuple. Et pourtant, comme nous l'avons vu maintes fois déjà, le feu ne parvient jamais à tout réduire au silence. Même parmi les Espagnols qui se sont employés à éradiquer toute trace de plusieurs cultures, certains moines tentaient de sauver quelques spécimens. Bernardino de Sahagun, déjà cité – mais nous ne le citerons jamais assez –, faisait recopier par des Aztèques, parfois en cachette, des livres qui étaient par ailleurs jetés au feu. Et il demandait à des peintres indigènes de les illustrer. En revanche, ce malheureux n'a jamais vu de son vivant son œuvre publiée, tout simplement parce que le pouvoir, un jour, a ordonné de saisir ses écrits. Homme naïf, il a même proposé de livrer aussi ses brouillons. Heureusement, cela ne s'est pas fait. C'est à partir de ces brouillons, pour l'essentiel, que, deux siècles plus tard, a été publié presque tout ce que nous savons des Aztèques.



U.E. : Les Espagnols ont pris le temps pour détruire les vestiges d'une civilisation. Mais le nazisme, lui, n'a duré que douze ans !



J.-C.C. : Et Napoléon onze ans. Et Bush huit, pour le moment. Même si nous ne pouvons pas comparer, je l'entends bien. Je me suis une fois « amusé », je l'ai dit, à prendre vingt ans de l'histoire du XXe siècle, de 1933, arrivée d'Hitler au pouvoir, à 1953, qui marque la mort de Staline. Imaginez tout ce qui s'est passé durant ces vingt années. Seconde Guerre mondiale avec, en satellites, comme si le conflit généralisé ne suffisait pas, des tas de guerres secondaires, avant, pendant et après : guerre d'Espagne, guerre d'Ethiopie, guerre de Corée et je vais sûrement en oublier quelques-unes. C'est le retour de Shiva. Je vous ai parlé de deux mains sur quatre. Tout ce qui est né sera détruit. Mais la troisième main fait le geste de abaya, qui veut dire : « Pas de peur », car – quatrième main – « grâce à la force de mon esprit, j'ai déjà décollé un de mes pieds du sol ». C'est une des images les plus complexes que l'humanité nous ait données à interpréter. Si vous la comparez à celle du Christ sur sa croix, qui est l'image d'un agonisant devant laquelle notre culture s'est prosternée, cette dernière paraît très simple. C'est peut-être paradoxalement ce qui a fait sa force.



U.E. : Je reviens au nazisme. Il y a quelque chose de curieux dans sa croisade contre les livres. L'inspirateur de la politique culturelle du nazisme était Goebbels, qui maîtrisait parfaitement les nouveaux outils de l'information et a eu l'idée que la radio allait devenir le vecteur par excellence de toute communication. Combattre la communication des livres par la communication des médias… Prophétique.



J.-C.C. : Comment passe-t-on des livres brûlés par les nazis au Petit Livre rouge de Mao et à cette ferveur qui a soulevé, pendant quelques années, un peuple d'un milliard d'êtres humains ?



U.E. : L'idée de génie de Mao a été d'abord d'avoir fait du Petit Livre rouge un étendard qu'il suffisait de brandir. Pas nécessaire de le lire. Ou mieux, puisqu'il savait que les textes sacrés ne sont pas lus de la première à la dernière page, il a proposé des extraits désordonnés, des aphorismes qu'on pouvait apprendre par cœur et réciter comme des mantras ou des litanies.



J.-C.C. : Mais comment en est-on arrivé là, à cette obsession apparemment stupide de tout un peuple qui brandit un livre rouge ? Pourquoi ce régime marxiste, collectiviste, met-il le livre au-dessus de tout ?



U.E. : Nous n'avons rien su, très précisément, de la Révolution culturelle et de la manière dont les masses ont été manipulées. J'ai participé en 1971 à un volume collectif sur les bandes dessinées chinoises. Un journaliste qui était en Chine avait commencé à recueillir tout un matériau sur lequel nous ne savions rien. Il s'agissait de bandes dessinées qui imitaient le style anglais, mais aussi des romans-photos. Ces œuvres qui datent de la Révolution culturelle ne laissent nullement supposer ce qui se passait alors en Chine. Au contraire, elles étaient pacifistes, s'opposant à toute forme de violence, favorables à la tolérance et à la compréhension mutuelle. La même chose s'est passée avec le Petit Livre rouge, qui apparaissait donc comme un symbole non violent. Naturellement, on ne disait pas que la glorification de CE petit livre impliquait la disparition de tous les autres.



J.-C.C. : J'étais en Chine pendant le tournage du Dernier Empereur de Bertolucci. J'y faisais un triple reportage. Un sur le film lui-même, un autre sur la renaissance du cinéma chinois pour le compte des Cahiers du Cinéma, le dernier sur le réapprentissage des instruments de musique traditionnelle chinoise, à la demande d'un magazine musical français. Ma rencontre la plus mémorable fut celle que je fis avec le directeur de l'Institut des instruments de musique traditionnelle. Je l'ai interrogé pour savoir exactement comment la pratique de ces instruments avait été abandonnée pendant la Révolution culturelle. Il commençait à peine à pouvoir parler à peu près librement. Il m'a raconté qu'on avait d'abord fermé l'Institut et détruit la bibliothèque. Il réussit, peut-être au risque de sa vie, à sauver quelques ouvrages en les envoyant à des cousins en province. Quant à lui, on le muta dans un village pour y travailler comme paysan. Tous ceux qui avaient une spécialité ou des connaissances particulières devaient être neutralisés. C'était le principe même de la Révolution : tout savoir dissimule un pouvoir, il faut donc se débarrasser du savoir.

Cet homme arriva dans une communauté de paysans qui, tout de suite, se rendirent compte qu'il ne savait pas manier la pelle et la pioche. Ils l'invitèrent donc à rester à la maison. Et cet homme, le plus grand spécialiste de la musique traditionnelle chinoise, me dit : « Pendant neuf ans, j'ai joué aux dominos. »

Nous ne parlons pas des Espagnols en Amérique il y a quatre ou cinq siècles, ni des massacres perpétrés par les chrétiens durant les croisades. Non. Nous parlons de ce que nous avons connu de notre vivant. Et le pire n'est jamais forcément derrière nous. Dans son Histoire universelle de la destruction des livres, Fernando Baez revient sur la destruction de la bibliothèque de Bagdad qui, elle, date de 2003. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'on a voulu détruire une bibliothèque à Bagdad. Les Mongols déjà s'y étaient employés. Ce sont là des terres plusieurs fois envahies, plusieurs fois saccagées, et sur lesquelles de petites pousses finissent tout de même par réapparaître. Aux Xe, XIe et XIIe siècles, la civilisation musulmane est indéniablement la plus brillante. Or elle se trouve soudain attaquée, et des deux côtés. Par les croisades chrétiennes et la reconquête qui commence en Espagne d'un côté, par les Mongols de l'autre, qui prennent Bagdad au XIIIe siècle et qui rasent la ville. Les Mongols, nous l'avons dit, ont aveuglément détruit, mais les chrétiens n'ont pas été plus respectueux. Baez raconte que, durant leur séjour en Terre sainte, ils ont détruit quelque trois millions de livres.



U.E. : En effet, Jérusalem a été pratiquement détruite après que les croisés y sont entrés.



J.-C.C. : Même chose lorsque s'accomplit la reconquête espagnole à la fin du XVe siècle. Cisneros, le conseiller de la reine Isabelle de Castille, fait brûler tous les livres musulmans trouvés à Grenade en épargnant seulement quelques ouvrages de médecine. Baez dit que la moitié des poèmes soufis de cette époque auraient alors été brûlés. Nous ne devons pas toujours affirmer que ce sont les autres qui détruisent nos livres. Nous avons largement notre part dans cet anéantissement du savoir et de la beauté.

Cela dit, pour nous réjouir un moment au milieu de cette énumération de catastrophes, nous devons dire que le livre a connu des ennemis, et ce n'est pas le moins surprenant, parmi les auteurs de livres eux-mêmes. Et pas si loin de nous. Philippe Sollers a rappelé l'existence en France, autour des mouvements de 1968, d'un Comité d'action étudiants-écrivains, que je n'ai pas connu mais qui paraît assez cocasse. Il s'élevait avec ardeur contre l'enseignement traditionnel (c'était alors de rigueur) et appelait, non sans lyrisme, à un « savoir nouveau ». Maurice Blanchot militait dans ce comité qui appelait en particulier à la disparition du livre, accusé de maintenir le savoir prisonnier. Les mots devaient enfin s'affranchir du livre, de l'objet livre, s'en évader. Pour se réfugier où ? Ce n'était pas dit. Mais on écrivait tout de même : « Plus de livres, plus jamais de livres ! » Slogans qui étaient écrits et proférés par des écrivains !



U.E. : Pour en finir avec les bûchers des livres, nous devons citer ici ces auteurs qui ont voulu et parfois réussi à brûler leurs propres ouvrages…



J.-C.C. : Sans doute cette passion de détruire ce qui a été créé parle-t-elle de ces pulsions qui sont au plus profond de nous. Songeons en effet au désir fou de Kafka de brûler son œuvre au moment de sa mort. Rimbaud a voulu détruire Une saison en enfer. Borges a réellement détruit ses premiers livres.



U.E. : Virgile a demandé sur son lit de mort qu'on brûle L'Enéide ! Qui sait si dans ces rêveries de destructions il n'y avait pas l'idée archétypique d'une destruction par le feu qui annoncerait un recommencement du monde ? Ou plutôt l'idée selon laquelle je meurs et avec moi meurt le monde… C'est là où Hitler va se suicider après avoir mis le feu au monde…



J.-C.C. : Dans Shakespeare, lorsque Timon d'Athènes meurt, il s'écrie : « Je meurs, Soleil cesse de briller ! » On peut songer au kamikaze qui entraîne avec lui, dans sa propre mort, une partie de ce monde qu'il rejette. Mais il est vrai qu'en l'occurrence, qu'il s'agisse des kamikazes japonais lançant leurs avions contre la flotte américaine ou des auteurs d'attentats suicide, il s'agit plutôt de mourir pour une cause. J'ai rappelé quelque part que le premier kamikaze de l'histoire a été Samson. Il fait s'écrouler le temple où il a été enfermé et meurt en écrasant avec lui un grand nombre de Philistins. L'attentat suicide est à la fois le crime et le châtiment. J'ai travaillé à une époque avec le réalisateur japonais Nagisa Oshima. Il me disait que tout Japonais, dans son itinéraire de vie, passe toujours, à un moment donné, très près de l'idée et de l'acte du suicide.



U.E. : C'est le suicide de Jim Jones avec près d'un millier de disciples au Guyana. C'est la mort collective des Davidiens à Waco, en 1993.



J.-C.C. : Il faut de temps en temps relire Polyeucte de Corneille, qui met en scène un converti chrétien sous l'Empire romain. Il court au martyre et veut entraîner avec lui sa femme Pauline. Pour lui, pas de plus haut destin. Quel cadeau de noces !



J.-P. de T. : Nous commençons à comprendre que créer une œuvre, la publier, la faire connaître n'est pas forcément le meilleur moyen de passer à la postérité…



U.E. : En effet. Pour se faire connaître, il y a bien entendu la création (celle des artistes, des fondateurs d'empire, des penseurs). Mais si on n'a pas la capacité de créer, alors il reste la destruction, d'une œuvre d'art ou parfois de soi-même. Prenons le cas d'Erostrate. Il est passé à la postérité pour avoir détruit le temple d'Artémis à Ephèse. Comme on savait qu'il y avait mis le feu à seule fin que son nom passât à la postérité, le gouvernement athénien interdit qu'on prononçât désormais son nom. Cela n'a évidemment pas suffi. La preuve : nous avons retenu le nom d'Erostrate alors que nous avons oublié le nom de l'architecte du temple d'Ephèse. Erostrate a, bien entendu, de nombreux héritiers. Il faut mentionner parmi eux tous ces gens qui vont à la télé raconter qu'ils sont cocus. C'est une forme typique d'autodestruction. Pourvu qu'ils soient à la une, ils sont prêts à tout. C'est aussi le serial killer qui veut à la fin être découvert afin qu'on parle de lui.



J.-C.C. : Andy Warhol traduisait ce désir par son célèbre Famous for fifteen minutes.



U.E. : C'est cette même pulsion qui pousse le type qui se trouve derrière la personne qu'on filme à la télévision à agiter les bras pour être certain qu'on l'a bien vu. Cela nous paraît crétin, mais c'est son moment de gloire.



J.-C.C. : Les propositions que reçoivent les responsables d'émission sont souvent extravagantes. Certains affirment même qu'ils sont prêts à venir se tuer en direct. Ou à simplement souffrir, se faire fouetter, voire torturer. Ou à montrer leur femme faisant l'amour avec un autre. Les formes de l'exhibitionnisme contemporain semblent ne connaître aucune limite.



U.E. : Nous avons une émission à la télévision italienne, « La Corrida », qui propose à des amateurs de venir s'exprimer sous les huées d'un public déchaîné. Chacun sait qu'il va se faire massacrer et pourtant l'émission doit refuser chaque fois des milliers de candidats. Très peu se font des illusions sur leur talent, mais on leur offre une chance unique d'être vus par des millions de gens, alors ils sont prêts à tout pour ça.

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