Des livres qui voudraient absolument


parvenir jusqu'à nous

J.-P. de T. : Vous avez semble-t-il traqué certains livres, parfois avec une grande obstination. Pour compléter la série d'un auteur, ou bien pour enrichir vos thématiques. Simplement encore par amour du bel objet ou de ce que tel livre en particulier pouvait symboliser pour vous. Avez-vous des histoires à nous faire partager sur ce travail minutieux de détective ?



J.-C.C. : Je vous raconte à ce sujet une visite à la directrice des Archives nationales, il y a une dizaine d'années. Il faut savoir que chaque jour, aux Archives, en France comme dans tous les pays qui en possèdent, j'imagine, un camion vient chercher un monceau de vieux papiers qu'on a décidé de détruire. Car il faut bien faire de la place pour accueillir ce qui entre chaque jour aux Archives. Il faut détruire, là aussi, il faut filtrer, c'est la loi du monde.

Avant que le camion ne vienne prendre livraison, on fait passer quelquefois ceux qu'on appelle les « papiéristes », des amateurs de vieux papiers, actes notariés, contrats de mariage, qui viennent et se servent gracieusement dans ce qui va être détruit. La directrice me raconte qu'elle arrive un jour à son bureau et s'apprête à entrer dans l'enceinte du bâtiment, lorsqu'un de ces camions en sort et passe juste devant elle. C'est l'idée que j'aime toujours beaucoup de l'« œil exercé ». De l'œil qui a appris à voir, de l'œil qui n'attendait que ça. Elle s'écarte donc pour laisser sortir le camion et là elle voit, dépassant d'un gros ballot, un bout de papier de couleur jaunâtre. Elle fait immédiatement arrêter le camion, défaire un câble, ouvrir le ballot en question et tombe sur une des rares affiches connues de L'Illustre-Théâtre de Molière au temps où il opérait encore en province ! Comment l'affiche était-elle arrivée là ? Et pourquoi l'envoyait-on à la crémation ? Combien de documents précieux, de livres rares, ont été livrés à la destruction par simple distraction, inadvertance, négligence ? Les négligents ont fait plus de dégâts, peut-être, que les destructeurs.



U.E. : Un collectionneur doit en effet posséder cet œil exercé dont vous parlez. Il y a quelques mois, j'étais à Grenade, et, après avoir vu l'Alhambra et toutes les choses que je devais voir, un ami m'a amené, à ma demande, consulter les rayonnages d'une librairie de livres anciens. Il régnait là un désordre peu commun et je farfouillais sans grand succès parmi un amoncellement de livres en espagnol qui ne présentaient pas pour moi le moindre intérêt, lorsque, tout d'un coup, mon regard est attiré par deux ouvrages que je demande qu'on sorte. J'étais tombé sur deux ouvrages de mnémotechnique en espagnol. J'en ai payé un et le vendeur m'a fait cadeau de l'autre. Vous pourrez me dire que c'est là un coup de chance et qu'il devait peut-être exister d'autres trésors chez ce libraire. Je suis certain que non. Il y a une espèce de flair canin qui vous fait aller droit à votre proie.



J.-C.C. : Il m'est arrivé d'accompagner mon ami Gérard Oberlé, libraire bien connu et excellent écrivain, chez des bouquinistes. Il entre dans une boutique et regarde très lentement les rayons, en silence. A un moment donné, il se dirige vers LE livre qui l'attendait. C'est le seul qu'il touche et le seul qu'il prend. La dernière fois il s'agissait du livre que Samuel Beckett a écrit sur Proust, difficile à trouver en édition originale. J'ai connu aussi, rue de l'Université, un excellent libraire spécialisé en livres et objets scientifiques. Etudiant, il me laissait entrer dans sa boutique, ainsi que mes copains, sachant très bien que nous ne pouvions rien lui acheter. Mais il nous parlait, il nous montrait de belles choses. C'est un de ceux qui ont formé mon goût. Il habitait rue du Bac, de l'autre côté du boulevard Saint-Germain. Il rentre un soir chez lui, remonte la rue du Bac, traverse le boulevard et, poursuivant son chemin, il aperçoit, sortant d'une poubelle, un morceau de laiton qui attire son regard. Il s'arrête, soulève le couvercle, « fait » la poubelle et en retire une des douze machines à calculer fabriquées par Pascal lui-même. Un objet sans prix. Elle est maintenant au CNAM, le Conservatoire national des arts et métiers. Qui l'y avait jetée ? Et quelle coïncidence que cet œil exercé soit passé très précisément ce soir-là !



U.E. : Je riais tout à l'heure en évoquant ma découverte chez ce libraire de Grenade. Tout simplement parce que, pour être honnête, je ne suis pas certain du tout qu'il n'existait pas, chez lui, un troisième ouvrage qui m'aurait passionné tout autant que les deux autres. Peut-être votre ami libraire est-il passé trois fois près d'un objet qui lui faisait signe, mais sans le voir, et n'a-t-il remarqué la machine de Pascal que la quatrième fois.



J.-C.C. : Il existe dans la langue catalane un texte fondateur qui date du XIIIe siècle. Ce manuscrit, long de deux pages seulement, a disparu depuis longtemps, mais une version imprimée existe, datant du XVe siècle. Il s'agit donc d'une version incunable, rarissime. C'est évidemment l'incunable le plus précieux du monde pour un amateur catalan. Il se trouve que je connais un libraire de Barcelone qui, après des années de recherche, comme un détective tenace sur une piste effacée, a fini par dénicher le précieux incunable. Il l'a acheté et revendu à la bibliothèque de Barcelone pour un prix qu'il ne m'a pas révélé mais qui devait être assez remarquable.

Quelques années passent. Le même libraire achète un jour un gros in-folio du XVIIIe siècle dont la reliure, comme c'était souvent le cas, est bourrée de vieux papiers. Il fait alors ce qu'on fait dans un cas semblable, il fend la reliure délicatement avec un rasoir pour la vider. Et parmi les vieux papiers qui sont là, il trouve le manuscrit du XIIIe siècle, supposé perdu depuis longtemps. Le manuscrit même, l'original. Il a cru s'évanouir. Le vrai trésor était là. Il l'attendait. Quelqu'un l'avait glissé là par pure ignorance.



U.E. : Quaritch, le plus important libraire-antiquaire anglais et peut-être du monde, a organisé une exposition et un catalogue à partir des seuls manuscrits trouvés dans les reliures. Il y avait même la description très minutieuse d'un manuscrit ayant survécu à l'incendie de la bibliothèque du Nom de la rose¸ manuscrit complètement inventé par eux, évidemment. Je m'en suis aperçu (il suffisait de contrôler les dimensions pour s'apercevoir qu'il était grand comme un timbre-poste) et c'est ainsi que nous sommes devenus amis. Mais beaucoup de personnes avaient cru qu'il s'agissait d'un document authentique.



J.-C.C. : Croyez-vous possible qu'on trouve encore une tragédie de Sophocle ?



U.E. : Nous étions récemment agités par une grande polémique, en Italie, à propos du papyrus d'Artémidore acquis au prix fort par la Fondation bancaire San Paolo de Turin. Les deux plus grands spécialistes italiens se battent : ce texte attribué au géographe grec Artémidore est-il authentique ou bien est-ce un faux ? Chaque jour nous trouvons dans la presse l'intervention fracassante d'un nouveau spécialiste qui vient confirmer ou infirmer ce qui a été publié la veille. Tout cela pour dire que nous continuons à voir réapparaître ici ou là des vestiges plus ou moins riches du passé. Il n'y a que cinquante ans que nous avons retrouvé les manuscrits de la mer Morte. Je crois que la probabilité de retrouver ces documents est plus grande de nos jours, où nous construisons davantage, où nous remuons davantage la terre. Il existe aujourd'hui plus de probabilités de retrouver un manuscrit de Sophocle qu'au temps de Schliemann.



J.-P. de T. : En tant que bibliophiles et amoureux des livres, quel serait votre vœu le plus cher ? Qu'aimeriez-vous voir ressurgir de terre demain, au détour d'un chantier ?



U.E. : Je voudrais retrouver pour moi-même, jalousement, un autre exemplaire de la Bible de Gutenberg, le premier livre imprimé. Je serais intéressé qu'on retrouve aussi les tragédies perdues dont parle Aristote dans sa Poétique. Sinon, je ne vois pas tellement de livres disparus qui me manqueraient. Peut-être pour la raison que, s'ils ont disparu, comme nous l'avons dit, c'est peut-être qu'ils ne méritaient pas de survivre au feu ou à l'inquisiteur qui les a détruits.



J.-C.C. : Je serais ravi, pour ce qui me concerne, de découvrir un codex maya inconnu. Lorsque je suis arrivé pour la première fois au Mexique en 1964, on m'apprit qu'il existait quelque cent mille pyramides répertoriées, mais que trois cents seulement avaient été fouillées. J'ai interrogé, des années plus tard, un archéologue qui travaillait à Palenque pour lui demander combien de temps dureraient encore les fouilles, à cet endroit-là. Il me répondit : « Cinq cent cinquante ans environ. » Le monde précolombien nous offre sans doute l'exemple le plus farouche d'une tentative de destruction totale d'un « écrit », de toute trace d'un langage, d'une expression, d'une littérature, c'est-à-dire d'une pensée, comme si ces peuples vaincus ne méritaient aucune mémoire. Des entassements de codex ont été brûlés dans le Yucatán, sous les directives de quelques talibans chrétiens. Quelques exemplaires à peine ont survécu, aussi bien pour les Aztèques que pour les Mayas, et quelquefois dans des circonstances extravagantes. Un codex maya a été découvert à Paris, par un « œil exercé », au XIXe siècle, près d'une cheminée où on s'apprêtait à le brûler.

Cela dit, les langues anciennes d'Amérique ne sont pas mortes. Elles sont même renaissantes. Le nahuatl, la langue des Aztèques, prétend au titre de langue nationale, au Mexique. En attendant Godot vient d'être traduit en nahuatl. J'ai déjà réservé un exemplaire de l'édition « originale ».



J.-P. de T. : Peut-on imaginer découvrir demain, un livre dont nous ignorions l'existence ?



J.-C.C. : Voici une histoire proprement extraordinaire. Le personnage central en est Paul Pelliot, linguiste français, jeune explorateur du début du XXe siècle. C'est un linguiste surdoué, un peu comme l'était Champollion un siècle plus tôt, et un archéologue. Il travaille avec une équipe allemande en Chine de l'Ouest, dans la région de Dunhuang, sur une des routes de la soie. On sait en effet par les caravaniers, depuis fort longtemps, qu'il existe dans cette région des grottes contenant des statues du Bouddha et quantité d'autres vestiges.

Pelliot et ses collègues découvrent en 1911 une grotte qui est restée murée depuis le Xe siècle de notre ère. Ils négocient avec le gouvernement chinois et la font ouvrir. Elle se révèle contenir soixante-dix mille manuscrits qui datent tous d'avant le Xe siècle ! Certains prétendent qu'il s'agit de la plus grande découverte archéologique du XXe siècle. Une caverne de livres ignorés ! Imaginons que nous pénétrions tout à coup dans une salle close de la bibliothèque d'Alexandrie, où tout serait conservé ! Pelliot – œil exercé s'il en fut – a dû éprouver quelque chose de comparable, une joie intense. A quelle cadence battait son cœur ? Une photographie le montre, assis parmi des piles de textes antiques, s'éclairant à la bougie. Prodigieusement heureux, à n'en pas douter.

Il reste trois semaines dans la grotte au milieu de ces trésors et commence à les classer. Il va découvrir deux langues disparues, dont l'ancien pahlavi, un vieux persan. Il découvre aussi le seul texte manichéen que nous possédions qui soit écrit – en chinois – par les manichéens eux-mêmes et non par leurs adversaires, un texte sur lequel Nahal, mon épouse, a fait sa thèse. Mani y est appelé « le Bouddha de lumière ». Et bien d'autres documents incroyables. Des textes de toutes les traditions. Pelliot réussit à convaincre le gouvernement français, avec l'accord des Chinois, d'acheter environ vingt mille de ces manuscrits. Ils constituent aujourd'hui le fonds Pelliot à la Bibliothèque nationale. Toujours en cours de traduction et d'étude.



J.-P. de T. : Alors, autre question : peut-on imaginer de découvrir un chef-d'œuvre inconnu ?



U.E. : Un aphoriste italien a écrit qu'on ne pouvait pas être un grand poète bulgare. L'idée en soi paraît un peu raciste. Probablement voulait-il dire l'une de ces deux choses, ou toutes les deux à la fois (au lieu de la Bulgarie il aurait pu choisir tout autre petit pays) : premièrement, même si ce grand poète a existé, sa langue n'est pas assez connue et nous n'aurons jamais alors l'occasion de croiser sa route. Donc si « grand » veut dire fameux, on peut être un bon poète et ne pas être fameux. J'ai été une fois en Géorgie, et on m'a dit que leur poème national, L'Homme à la peau de tigre, de Rustaveli, était un immense chef-d'œuvre. Je le crois, mais il n'a pas eu le retentissement de Shakespeare !

Deuxièmement, un pays doit avoir été traversé par les grands événements de l'histoire pour produire une conscience capable de penser de façon universelle.



J.-C.C. : Combien de Hemingway sont nés au Paraguay ? Ils avaient peut-être, à leur naissance, la capacité de produire une œuvre d'une grande originalité, d'une vraie force, mais ils ne l'ont pas fait. Ils n'ont pas pu le faire. Parce qu'ils ne savaient pas écrire. Ou bien parce qu'il n'existait pas d'éditeur pour s'intéresser à leur œuvre. Peut-être même ignoraient-ils qu'ils pouvaient écrire, qu'ils pouvaient être « un écrivain ».



U.E. : Dans la Poétique, Aristote cite une vingtaine de tragédies que nous ne connaissons plus. Le véritable problème est le suivant : pourquoi seulement les œuvres de Sophocle et d'Euripide ont-elles survécu ? Etaient-elles les meilleures, les plus dignes de passer à la postérité ? Ou bien alors leurs auteurs ont-ils intrigué de manière à obtenir l'approbation de leurs contemporains et à écarter leurs concurrents, ceux précisément qu'Aristote cite parce qu'ils étaient ceux dont l'histoire aurait dû retenir les noms ?



J.-C.C. : Sans oublier que, parmi les œuvres de Sophocle, certaines sont perdues. Les œuvres perdues étaient-elles d'une plus haute qualité que les œuvres conservées ? Peut-être celles que nous avons gardées étaient-elles celles que le public athénien préférait, sans être pour cela les plus intéressantes, du moins à nos yeux. Peut-être aujourd'hui en préférerions-nous d'autres. Qui a décidé de conserver, de ne pas conserver, de traduire en arabe cette œuvre plutôt que celle-là ? Combien de grands « auteurs » dont nous n'avons rien su ? Et pourtant, sans livre, leur gloire est quelquefois immense. Nous retrouvons ici l'idée du fantôme. Qui sait ? Le plus grand écrivain est peut-être celui dont nous n'avons rien lu. Au sommet de la gloire, il ne peut sans doute y avoir que l'anonymat. Je pense à ces gloses sur les œuvres de Shakespeare ou de Molière pour savoir – interrogation idiote – qui les a écrites. Quelle importance ? Le vrai Shakespeare disparaît dans la gloire de Shakespeare. Shakespeare sans son œuvre ne serait personne. L'œuvre de Shakespeare sans Shakespeare resterait l'œuvre de Shakespeare.



U.E. : Il existe peut-être une réponse à notre interrogation. Sur chaque livre s'incrustent, au long du temps, toutes les interprétations que nous en avons données. Nous ne lisons pas Shakespeare comme il l'a écrit. Notre Shakespeare est donc bien plus riche que celui qu'on lisait dans son temps. Pour qu'un chef-d'œuvre soit un chef-d'œuvre, il suffit qu'il soit connu, c'est-à-dire qu'il absorbe toutes les interprétations qu'il a suscitées, lesquelles vont contribuer à faire de lui ce qu'il est. Le chef-d'œuvre inconnu n'a pas eu assez de lecteurs, de lectures, d'interprétations. Enfin, on pourrait dire que c'est le Talmud qui a produit la Bible.



J.-C.C. : Chaque lecture modifie le livre, bien entendu, comme les événements que nous traversons. Un grand livre reste toujours vivant, il grandit et vieillit avec nous, sans jamais mourir. Le temps le fertilise et le modifie, alors que les ouvrages sans intérêt glissent à côté de l'Histoire et s'évanouissent. Je me suis retrouvé, il y a quelques années, en train de relire Andromaque de Racine. Je tombe tout à coup sur une tirade où Andromaque raconte à sa servante le massacre de Troie : « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. » Vous lisez ces lignes différemment après Auschwitz. Le jeune Racine nous décrivait déjà un génocide.



U.E. : C'est l'histoire du Pierre Ménard de Borges. Il imagine qu'un auteur s'est essayé à récrire le Quichotte en assimilant l'histoire et la culture de l'Espagne du XVIIe siècle. Il écrit donc un Quichotte qui est, mot pour mot, identique à celui de Cervantès, mais dont le sens change parce que la même phrase, dite aujourd'hui, n'a pas la même signification qu'en ce temps-là. Et nous la lisons d'une façon différente, aussi, à cause des lectures infinies qu'elle a provoquées et qui sont devenues comme partie intégrante du texte original. Le chef-d'œuvre inconnu, lui, n'a pas eu cette chance.



J.-C.C. : On ne naît pas chef-d'œuvre, on le devient. Il faut ajouter que les grandes œuvres s'influencent réciproquement à travers nous. Nous pouvons sans doute expliquer combien Cervantès a eu d'influence sur Kafka. Mais nous pouvons aussi dire – Gérard Genette l'a clairement montré – que Kafka a influencé Cervantès. Si je lis Kafka avant de lire Cervantès, à travers moi et à mon insu, Kafka modifiera ma lecture du Quichotte. De la même manière que nos parcours de vie, nos expériences personnelles, cette époque où nous vivons, les informations que nous recevons, tout, même nos infortunes domestiques ou les problèmes de nos enfants, tout influence notre lecture des œuvres anciennes.

Il m'arrive d'ouvrir de temps à autre des livres, au hasard. Ainsi, le mois dernier, j'ouvre le Quichotte dans sa dernière partie, celle qu'on lit le moins. Sancho, de retour de son « île », rencontre un de ses amis, nommé Ricote, un converso, c'est-à-dire un Maure converti, qu'un décret royal (le fait est historique) vient de décider de renvoyer en Berbérie, en Afrique, pays qu'il ne connaît pas, dont il ne parle pas la langue et dont il ne pratique pas la religion, étant né en Espagne comme ses parents et se disant bon chrétien. Cette page est étonnante. Elle nous parle directement de nous, simplement, sans intermédiaire : « Nulle part nous ne trouvons l'accueil que souhaite notre infortune », dit le personnage. Autorité, familiarité et actualité d'un grand livre : nous l'ouvrons, il nous parle de nous. Parce que nous avons vécu depuis ce temps-là, parce que notre mémoire s'est ajoutée, s'est mêlée au livre.



U.E. : C'est le cas de la Joconde. Vinci a fait des choses que je considère plus belles, par exemple la Vierge aux rochers ou la Dame à l'hermine. Mais la Joconde a reçu plus d'interprétations, lesquelles, comme des couches sédimentaires, se sont déposées avec le temps sur la toile en la transformant. Eliot avait déjà dit tout cela dans son essai sur Hamlet. Hamlet n'est pas un chef-d'œuvre, c'est une tragédie désordonnée qui ne réussit pas à harmoniser des sources différentes. Pour cette raison elle est devenue énigmatique et tout le monde continue à s'interroger à son sujet. Hamlet n'est pas un chef-d'œuvre pour ses qualités littéraires ; c'est parce qu'il résiste à nos interprétations qu'il est devenu un chef-d'œuvre. Il suffit parfois de prononcer des mots insensés pour passer à la postérité.



J.-C.C. : Et les redécouvertes. Une œuvre traverse le temps et semble attendre son heure de lumière. La télévision m'a demandé si j'aimerais adapter Le Père Goriot. Je n'avais pas lu ce roman depuis trente ans, au moins. Je me suis assis, un soir, pour y jeter un coup d'œil. Je n'ai pas pu le lâcher avant la fin, vers trois ou quatre heures du matin. Je sentais une telle pulsion dans ces pages, une telle énergie d'écriture, qu'il m'était impossible de lever les yeux un instant. Comment se fait-il que Balzac, qui a trente-deux ans lorsqu'il écrit ce livre, qui n'est pas marié, qui n'a pas d'enfants, décortique les relations d'un vieux père avec ses filles d'une manière aussi cruelle, précise et juste ? Il raconte par exemple à Rastignac, qui partage la même pension, qu'il va voir passer ses filles le soir, sur les Champs-Elysées. Il leur a payé des calèches, des laquais et tout ce qui peut contribuer à leur félicité. Et il s'est appauvri, bien sûr, ruiné même. Comme il a peur de les gêner par sa présence, il ne se fait pas voir, il ne leur adresse aucun signe. Il se contente d'écouter les commentaires admiratifs de ceux qui les voient passer et il dit à Rastignac : « Je voudrais être le petit chien sur leurs genoux. » Avoir trouvé ça ! Il y a donc des redécouvertes collectives, de temps en temps, mais aussi des redécouvertes personnelles, précieuses, que chacun de nous peut faire, un soir, en saisissant un livre oublié.



U.E. : Je me rappelle avoir découvert dans ma jeunesse Georges de La Tour, et j'en étais devenu amoureux, me demandant pourquoi on ne le considérait pas comme un génie à la hauteur du Caravage. Des décennies plus tard, La Tour a été redécouvert et encensé. Il est devenu alors très populaire. Parfois il suffit de faire une exposition (ou une édition nouvelle d'un livre) pour provoquer ce soudain engouement.



J.-C.C. : Nous pourrions aborder au passage le thème de la résistance de certains livres à la destruction. Nous avons parlé déjà de la manière dont les Espagnols se sont comportés face aux civilisations amérindiennes. De ces langages, de ces littératures, nous n'avons conservé qu'un total de trois codex mayas et quatre codex aztèques. Deux d'entre eux ont été retrouvés par miracle. L'un, un codex maya, à Paris ; l'autre, aztèque, à Florence, appelé pour cette raison codex florentino. Est-ce qu'il y aurait des livres rusés, entêtés, qui voudraient absolument survivre et s'échouer un jour sous nos yeux ?



J.-P. de T. : Peut-être le détournement de manuscrits et de livres précieux constitue-t-il une tentation pour ceux qui ont une idée précise de leur valeur. Un conservateur de la BN à Paris a été accusé récemment d'avoir détourné un manuscrit appartenant au fonds hébraïque dont il avait la charge.



U.E. : Il y a aussi des livres qui ont survécu grâce à des voleurs. Votre question me fait songer à l'histoire de Girolamo Libri, un comte florentin du XIXe siècle, grand mathématicien devenu citoyen français. C'est en tant que grand savant, très respecté, qu'il est nommé commissaire extraordinaire pour le sauvetage de manuscrits appartenant au patrimoine national. Il parcourt toute la France, allant d'un monastère à une bibliothèque municipale, et s'emploie en effet à arracher à leur triste sort des documents de très grande valeur et quantité de livres précieux. Son entreprise est saluée par le pays qui l'a accueilli, jusqu'au jour où on découvre qu'il a détourné, pour son usage propre, des milliers de ces documents et livres qui sont inestimables. Il est menacé d'un procès. Toute la culture française de l'époque, de Guizot à Mérimée, signe un manifeste pour la défense du pauvre Girolamo Libri, clamant avec passion son intégrité. Et les intellectuels italiens se lèvent aussi. C'est un plaidoyer sans faille qui se déploie en faveur de ce malheureux injustement accusé. On continue à le défendre y compris lorsqu'on découvre à son domicile les milliers de documents qu'on l'accusait d'avoir détournés. Il était probablement un peu comme ces Européens qui, en Egypte, découvraient des objets qu'ils trouvaient assez naturel de rapporter chez eux. A moins qu'il n'ait gardé ces documents chez lui dans l'attente de les classifier. Pour se soustraire au procès, Girolamo Libri s'exile en Angleterre où il achève sa vie entachée d'un formidable scandale. Mais aucune révélation, depuis ce temps-là, n'a pu nous permettre de savoir s'il était coupable ou non.



J.-P. de T. : Livres dont nous connaissons l'existence mais que personne n'a jamais vus ou lus. Chefs-d'œuvre inconnus et destinés à le rester. Manuscrits inestimables détournés ou attendant au fond d'une grotte depuis près de mille ans. Mais que dire maintenant des œuvres qui perdent soudain la paternité d'un auteur pour être attribuées à un autre ? Shakespeare a-t-il écrit Shakespeare ? Homère est-il Homère ? Etc.



J.-C.C. : Un souvenir à propos de Shakespeare. Je me trouvais à Pékin, juste après la Révolution culturelle. Je prenais mon petit déjeuner à l'hôtel en consultant le China Today en anglais. Ce matin-là, sur sept colonnes, en première page, cinq étaient consacrées à un événement sensationnel : des experts venaient de découvrir en Angleterre que certaines œuvres de Shakespeare n'étaient pas de lui. Je m'empresse de lire l'article pour découvrir qu'en réalité le litige portait sur quelques vers à peine, au demeurant peu intéressants, et dispersés dans certaines de ses pièces.

Le soir je dîne avec deux sinologues et je leur rapporte ma surprise. Comment une non-nouvelle à propos de Shakespeare pouvait-elle occuper la presque totalité de la première page du China Today ? L'un des sinologues me dit alors : « N'oubliez pas que vous êtes ici au pays des mandarins, c'est-à-dire un pays où l'écriture est depuis longtemps liée au pouvoir, primordiale. Lorsqu'il arrive quelque chose au plus grand des écrivains de l'Occident, et peut-être du monde, cela vaut cinq colonnes à la une. »



U.E. : Les travaux consacrés à confirmer ou à infirmer l'authenticité des œuvres de Shakespeare sont infinis. J'en ai une bonne collection, au moins des plus célèbres. Le débat porte le nom de « The Shakespeare-Bacon controversy ». J'ai écrit une fois un canular selon lequel, si toutes les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Bacon, ce dernier n'aurait jamais eu le temps d'écrire les siennes, qui auraient donc été écrites par Shakespeare.



J.-C.C. : Nous avons les mêmes problèmes en France avec Corneille et Molière, nous en avons parlé. Qui est l'auteur des œuvres de Molière ? Qui, sinon Molière ? A l'époque de mes études classiques, un professeur nous avait tenus pendant quatre mois sur la « question homérique ». Sa conclusion était la suivante : « Nous savons maintenant que les poèmes homériques n'ont probablement pas été écrits par Homère mais par son petit-fils, qui s'appelait Homère également. » Les choses ont évolué, puisque les spécialistes s'accordent aujourd'hui pour dire que L'Iliade et L'Odyssée ne sont certainement pas du même auteur. La piste du petit-fils d'Homère semble donc définitivement abandonnée.

En tout cas la question d'une copaternité Corneille-Molière laisse imaginer toutes sortes de scénarios. Molière dirigeait un théâtre avec des employés, un régisseur, des acteurs, des gens qui le voyaient sans cesse. Il existait des registres où ses activités étaient consignées, comme les recettes. Cela laisse donc supposer que l'essentiel était caché, que Corneille lui apportait les textes la nuit, enveloppé d'un grand manteau noir. Il est extraordinaire que personne à l'époque ne s'en soit rendu compte. Mais la crédulité l'emporte sur le vraisemblable. Nous sommes là aussi dans l'absurde théorie du complot. Pour certains, il est impossible d'accepter le monde tel qu'il est. Faute de pouvoir le refaire, ils doivent à toute force le récrire.



U.E. : Il faut nécessairement qu'il y ait, associé à l'acte de création, un mystère. Le public le réclame. Sinon comment Dan Brown gagnerait-il sa vie ? Depuis Charcot, nous savons très bien pourquoi un hystérique a des stigmates, mais nous en sommes encore à idolâtrer Padre Pio. Que Corneille soit Corneille est banal. Mais que Corneille soit non seulement Corneille mais aussi Molière, alors l'intérêt redouble.



J.-C.C. : Quant à Shakespeare il faut rappeler que, de son vivant, peu de ses pièces ont été publiées. Longtemps après sa mort, un groupe d'érudits anglais s'est réuni pour composer la première édition complète de ses œuvres, en 1623, laquelle est considérée comme l'édition originale et qu'on appelle le Folio. Trésor des trésors, évidemment. Existe-t-il encore quelques spécimens de cette édition quelque part ?



U.E. : J'en ai vu trois à la Folger Library de Washington. Il en existe, oui, mais plus sur le marché des antiquaires. Je raconte une histoire sur un libraire et le Folio de 1623 dans La Mystérieuse Flamme de la reine Loana. C'est celle du rêve de tout collectionneur. Mettre la main sur une Bible de Gutenberg ou sur le Folio de 1623. Mais il n'y a plus de Bible de Gutenberg sur le marché, nous l'avons dit, elles sont désormais toutes dans les grandes bibliothèques. J'en ai vu deux à la Pierpont Morgan Library de New York, l'une des deux étant d'ailleurs incomplète. J'en ai touché une, sur vélin, et rubriquée en couleurs (c'est-à-dire avec toutes les lettres initiales coloriées à la main), à la Bibliothèque Vaticane. Si le Vatican n'est pas l'Italie, alors il n'y a pas une seule Bible de Gutenberg en Italie. La dernière copie connue au monde a été vendue, il y a vingt ans, à une banque japonaise pour, si je me souviens bien, trois ou quatre millions de dollars de l'époque. Si jamais il en surgissait une sur le marché de la bibliophilie, personne ne peut dire à quel prix elle serait aujourd'hui proposée. Tout collectionneur rêve de trouver quelque part une vieille dame qui aurait chez elle, dans une vieille armoire, une Bible de Gutenberg. La dame a quatre-vingt-quinze ans, elle est malade. Le collectionneur lui propose pour ce vieux livre deux cent mille euros. Il s'agit pour elle d'une fortune qui va lui permettre de terminer agréablement sa vie. Mais une question se pose aussitôt : une fois que vous emportez cette Bible chez vous, qu'est-ce que vous en faites ? Ou bien vous ne le dites à personne et c'est comme voir un film comique tout seul. Vous ne riez pas. Ou alors vous commencez à le raconter et vous mobilisez immédiatement tous les voleurs du monde. En désespoir de cause, vous la donnez à la mairie de votre ville. Elle sera placée en lieu sûr et vous aurez la possibilité de la voir avec vos amis autant de fois que vous voudrez. Mais vous ne pourrez pas vous lever au milieu de la nuit pour aller la toucher, la caresser. Alors quelle différence entre avoir et ne pas avoir une Bible de Gutenberg ?



J.-C.C. : En effet. Quelle différence ? Un autre rêve me vient quelquefois, ou plutôt une rêverie. Je suis un voleur, je m'introduis dans une maison particulière où dort une collection magnifique de livres anciens et j'ai apporté un sac où je ne peux mettre que dix livres. Plus deux ou trois dans les poches, disons. Il faut donc que je choisisse. J'ouvre les bibliothèques. Je n'ai que dix ou douze minutes pour faire mon choix car un système d'alarme a pu alerter le commissariat… C'est une situation que j'aime beaucoup. Violer l'espace clos, protégé, d'un collectionneur que j'imagine riche, paradoxalement ignorant et forcément antipathique. Si antipathique qu'il lui arrive parfois de découper l'exemplaire d'un ouvrage très rare pour le vendre feuillet par feuillet. J'ai un ami qui a ainsi une page d'une Bible de Gutenberg.



U.E. : Si je découpais et massacrais certains de mes livres avec planches, je gagnerais cent fois ce que je les ai payés.



J.-C.C. : Ces gens qui découpent les livres de cette manière pour en vendre les gravures, on les appelle les casseurs. Ils sont les ennemis déclarés du bibliophile.



U.E. : J'ai connu un libraire à New York qui ne vendait les ouvrages anciens que de cette manière. « Je fais du vandalisme démocratique, me disait-il. J'achète des copies incomplètes et je les casse. Vous ne pourriez jamais avoir une Chronique de Nuremberg, n'est-ce pas ? Eh bien, je vous en vends une page pour 10 dollars. » Mais était-il vrai qu'il cassait seulement les copies incomplètes ? Nous ne le saurons jamais et d'ailleurs il est mort. Une sorte d'accord avait été proposé entre collectionneurs et libraires, les collectionneurs s'engageant à ne pas acheter des pages isolées et les libraires renonçant à les vendre. Mais il y a des planches qui sont séparées de leur livre (désormais disparu) depuis cent ou deux cents ans. Comment résister à la tentation d'une belle image encadrée ? J'ai une carte en couleurs de Coronelli, splendide. D'où vient-elle ? Je ne sais pas.

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