Livre sur l'autel et livres en « Enfer »

J.-P. de T. : Nous rendons un hommage appuyé au livre et à tous les livres, à ceux qui ont disparu, à ceux que nous n'avons pas lus, à ceux que nous ne devons pas lire. Cet hommage est compréhensible dans le contexte de sociétés qui ont placé le livre sur l'autel. Peut-être devez-vous maintenant dire quelque chose de nos religions du Livre.



U.E. : Il est important de noter que nous appelons improprement les trois grandes religions monothéistes « religions du Livre » parce que le bouddhisme, le brahmanisme, le confucianisme sont aussi des religions qui se réfèrent à des livres. La différence est que, dans le monothéisme, le Livre fondateur revêt une signification particulière. Il est vénéré parce qu'il est censé avoir su traduire et transcrire quelque chose de la parole divine.



J.-C.C. : Pour les religions du Livre, la référence incontestée demeure la Bible hébraïque, le plus ancien des trois. Le texte est établi, croit-on savoir, au cours de la captivité à Babylone, c'est-à-dire autour du VIIe et du VIe siècle avant l'ère chrétienne. Nous devrions étayer nos propos par les commentaires des spécialistes. Mais tout de même ceci : il est dit dans la Bible, « Au commencement était le Verbe et la parole était Dieu. » Mais comment le verbe devient-il écriture ? Pourquoi est-ce le livre qui représente et incarne le verbe ? Comment, et avec quelles garanties, est-on passé de l'un à l'autre ? A partir de là, en effet, le simple fait d'écrire va revêtir une importance presque magique, comme si le possesseur de l'écriture, de cet outil incomparable, jouissait d'une relation secrète avec Dieu, avec les secrets de la Création. Encore devons-nous nous demander dans quelle langue le verbe a choisi de s'incarner. Si le Christ avait choisi notre époque pour nous rendre visite, sans doute aurait-il adopté l'anglais. Ou le chinois. Mais il s'exprimait en araméen, avant d'être traduit en grec, puis en latin. Toutes ces étapes, évidemment, mettent en danger le message. A-t-il bien dit ce que nous lui faisons dire ?



U.E. : Lorsqu'on a voulu enseigner les langues étrangères dans les écoles texanes au XIXe siècle, un sénateur s'y est fermement opposé avec cet argument plein de bon sens : « Si l'anglais suffisait à Jésus, alors nous n'avons pas besoin d'autres langues. »



J.-C.C. : Pour l'Inde c'est encore autre chose. Les livres existent, certes, mais la tradition orale revêt toujours un plus grand prestige. Elle est, encore aujourd'hui, jugée plus fiable. Pourquoi ? Les textes anciens se disent et surtout se chantent en groupe. Si quelqu'un commet une erreur, le groupe est là pour la lui signaler. La tradition orale des grands poèmes épiques, qui a perduré pendant près de mille ans, serait donc plus exacte que nos transcriptions faites par des moines, lesquels recopiaient à la main dans leurs scriptoria les textes anciens, répétant les erreurs de leurs prédécesseurs et en en ajoutant de nouvelles. Nous ne trouvons pas dans le monde indien cette idée d'associer le verbe au divin, ni même à la Création. Tout simplement parce que les dieux eux-mêmes ont été créés. Au commencement vibre un vaste chaos traversé de mouvements musicaux ou de sons. Ces sons finissent, après des millions d'années, par devenir des voyelles. Lentement elles se combinent, s'appuient sur des consonnes, se transforment en mots et ces mots se combinent à leur tour, composant les Védas. Les Védas n'ont donc pas d'auteur. Ils sont les produits du cosmos et font à ce titre autorité. Qui oserait mettre en doute la parole de l'univers ? Mais nous pouvons, et même nous devons, essayer de la comprendre. Car les Védas sont très obscurs, comme les profondeurs illimitées d'où ils sont nés. Il nous faut donc des commentaires pour les éclairer. Viennent alors les Upanishads et la deuxième catégorie des textes fondateurs de l'Inde, et enfin les auteurs. C'est entre les textes de la deuxième catégorie et les auteurs qu'apparaissent les dieux. Ce sont les mots qui créent les dieux. Pas l'inverse.



U.E. : Ce n'est pas par hasard si les Indiens ont été les premiers linguistes et grammairiens.



J.-P. de T. : Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes entrés en « religion du livre » ? Votre premier contact avec les livres ?



J.-C.C. : Je suis né à la campagne dans une maison sans livres. Mon père a lu et relu un seul livre, je crois, durant toute sa vie, Valentine, de George Sand. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il le relisait toujours, il répondait : « Je l'aime beaucoup, pourquoi est-ce que j'en lirais d'autres ? »

Les premiers livres qui entrèrent dans la maison – si je fais exception pour quelques vieux missels – ont été mes livres d'enfant. Le premier livre que j'ai vu de ma vie, je pense, en allant à la messe, fut le livre sacré, placé en évidence sur l'autel et dont le prêtre tournait les pages avec respect. Mon premier livre fut donc un objet de vénération. Le prêtre, à cette époque, tournait le dos aux fidèles et lisait l'évangile avec une extrême ferveur, en chantant le début : « In illo tempore, dixit Jesus discipulis suis… »

La vérité sortait en chantant d'un livre. Quelque chose de profondément inscrit en moi me fait regarder la place du livre comme privilégiée, et même sacrée, trônant toujours plus ou moins sur l'autel de mon enfance. Le livre, parce qu'il est un livre, contient une vérité qui échappe aux hommes.

Etrangement, j'ai retrouvé ce sentiment beaucoup plus tard dans un film de Laurel et Hardy, qui comptent parmi mes personnages de prédilection. Laurel affirme quelque chose, je ne sais plus quoi. Hardy s'en étonne, lui demande s'il en est certain. Et Laurel répond : « Je le sais, je l'ai lu dans un livre. » Argument qui aujourd'hui encore me paraît suffisant.

J'ai été bibliophile très tôt, si tant est que je le sois, parce que j'ai retrouvé une liste de livres que j'avais établie à l'âge de dix ans. Elle contenait déjà quatre-vingts titres ! Jules Verne, James Oliver Curwood, Fenimore Cooper, Jack London, Mayne Reid et les autres. J'ai gardé cette liste près de moi comme une sorte de premier catalogue. Existait donc une attirance. Elle venait à la fois de la privation de livres et de cette aura extraordinaire, dans nos campagnes, du grand Missel. Il ne s'agissait pas d'un antiphonaire mais d'un livre de taille déjà respectable, lourd à porter pour un enfant.



U.E. : Ma découverte du livre a été différente. Mon grand-père paternel, qui mourut lorsque j'avais cinq ou six ans, était typographe. Comme tous les typographes, il était politiquement engagé dans tous les combats sociaux de son temps. Socialiste humanitaire, il ne se contentait pas d'organiser la grève avec ses amis. Il invitait les briseurs de grève à déjeuner chez lui, le jour de la grève, pour leur éviter d'être battus !

Nous allions de temps à autre lui rendre visite en dehors de la ville. Depuis sa retraite, il était devenu relieur de livres. Chez lui, sur une étagère, un tas de livres attendaient d'être reliés. La plupart étaient illustrés ; vous savez, ces éditions de romans populaires du XIXe avec les gravures de Joannot, Lenoir… Mon amour du feuilleton est certainement né en grande partie à cette époque, lorsque je fréquentais l'atelier de mon grand-père. Quand il est mort, il y avait encore chez lui des ouvrages qu'on lui avait donnés à relier mais que personne n'était venu réclamer. Tout cela a été mis dans une énorme caisse dont mon père, premier de treize fils, a hérité.

Cette énorme caisse était donc dans la cave de la maison familiale, c'est-à-dire à portée de ma curiosité que la fréquentation de ce grand-père avait éveillée. Comme je devais descendre à la cave chercher le charbon pour le chauffage de la maison ou une bouteille de vin, je me retrouvais au milieu de tous ces livres non reliés, extraordinaires pour un enfant de huit ans. Tout était là pour éveiller mon intelligence. Non seulement Darwin, mais des livres érotiques et tous les épisodes de 1912 à 1921 du Giornale illustrato dei viaggi, la version italienne du Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer. Mon imagination s'était donc nourrie de tous ces Français courageux qui pourfendaient le Prussien infâme, tout cela baignant dans un nationalisme outrancier que je ne percevais évidemment pas. Le tout assaisonné d'une cruauté dont nous n'avons pas idée, têtes coupées, vierges souillées, enfants éventrés dans les terres les plus exotiques.

Tout cet héritage grand-paternel a malheureusement disparu. Je les avais tellement lus et prêtés à mes amis que ces ouvrages ont fini par rendre l'âme. Un éditeur italien, Sonzogno, s'était spécialisé dans ces récits d'aventures illustrés. Comme, dans les années soixante-dix, le groupe éditorial qui me publiait l'a racheté, je me suis aussitôt réjoui à l'idée de pouvoir retrouver peut-être quelques ouvrages de ma jeunesse, comme par exemple Les Ravageurs de la mer de Jacolliot, traduit en italien sous le titre Il Capitano Satana. Mais le fonds de l'éditeur avait été détruit pendant la guerre par les bombardements. Pour reconstituer ma bibliothèque enfantine, j'ai dû fouiller pendant des années chez les bouquinistes et dans les marchés aux puces, et je n'ai pas encore fini…



J.-C.C. : Il faut souligner, et vous le faites ici, combien cette littérature enfantine a eu d'influence sur nos destinées. Les spécialistes de Rimbaud rappellent combien Le Bateau ivre doit à sa lecture de Costal l'Indien de Gabriel Ferry. Mais je constate, Umberto, que vous commencez par des récits d'aventures et des feuilletons, et moi par des livres sacrés. Au moins un. Ce qui explique peut-être quelques divergences dans nos chemins, qui sait ? Ce qui m'a vraiment étonné, lors de mes premiers séjours en Inde, c'est qu'il n'existe pas de livre dans le culte hindou. Il n'y a pas de texte écrit. On ne donne pas aux fidèles quelque chose à lire ou à chanter, puisqu'ils sont pour la plupart analphabètes.

C'est sans doute pour cette raison que nous insistons, en Occident, pour parler des « religions du Livre ». La Bible, le Nouveau Testament et le Coran sont prestigieux. Ils ne sont pas là pour des illettrés, pour les ignorants, pour les basses classes. Ils sont perçus comme, non pas écrits par Dieu mais pratiquement sous sa dictée ou en suivant son inspiration. Le Coran est recueilli sous la dictée d'un ange et le Prophète, auquel il est demandé de « lire » (c'est la toute première injonction), doit admettre qu'il ne sait pas, qu'il n'a pas appris. Le don de lire le monde et de le dire lui est alors accordé. La religion, le contact avec Dieu, nous élève vers la connaissance. Il est essentiel de lire.

Les Evangiles sont constitués à partir des témoignages d'apôtres qui ont mémorisé la parole du fils de Dieu. Pour la Bible, cela dépend des livres. Il n'y a pas une autre religion où le livre joue ce rôle de trait d'union entre le monde divin et le monde des hommes. Certains textes hindouistes sont sacrés, comme la Bhagavad-Gîtâ. Mais, encore une fois, ils ne figurent pas dans les objets de culte proprement dits.



J.-P. de T. : Est-ce que les mondes grec et romain ont vénéré le livre ?



U.E. : Pas comme objet religieux.



J.-C.C. : Peut-être les Romains ont-ils vénéré les livres sibyllins, qui contenaient les oracles des prêtresses grecques et que les chrétiens ont brûlés. Les deux livres « sacrés » des Grecs étaient sans doute Hésiode et Homère. Mais on ne peut pas dire qu'il s'agisse de révélations religieuses.



U.E. : Dans une civilisation polythéiste, il ne peut exister une autorité supérieure aux autres, et donc la notion d'un seul « auteur » de la révélation n'a pas de sens.



J.-C.C. : Le Mahâbhârata est écrit par Vyâsa, un aède, l'Homère indien. Mais nous nous situons dans un temps de pré-écriture. Vyâsa, l'auteur premier, ne sait pas écrire. Il explique qu'il a composé « le grand poème du monde » qui doit nous dire tout ce que nous devons savoir, mais il ne peut pas l'écrire, il ne sait pas. Les hommes – ou les dieux – n'ont pas encore inventé l'écriture. Vyâsa a besoin de quelqu'un pour écrire ce qu'il sait, pour établir la vérité parmi les hommes grâce à l'écriture. Brahmâ lui envoie, à cette occasion, le demi-dieu Ganesha qui apparaît avec son petit ventre rond, sa tête d'éléphant et une écritoire. Au moment d'écrire, il se casse l'une de ses défenses qu'il trempe dans son encrier. C'est pour cette raison que chaque représentation de Ganesha le montre avec la défense droite cassée. Une rivalité stimulante s'instaure d'ailleurs entre Ganesha et Vyâsa tout au long de l'écriture du poème. Le Mahâbhârata est donc contemporain de la naissance de l'écriture. Il est la première œuvre écrite.



U.E. : C'est aussi ce qu'on dit des poèmes homériques.



J.-C.C. : La vénération pour la Bible de Gutenberg, dont nous parlions, se justifie pleinement dans le contexte de nos religions du Livre. L'histoire moderne du livre commence aussi par une Bible.



U.E. : Mais cette vénération concerne surtout le milieu des bibliophiles.



J.-C.C. : Combien en existe-t-il ? Vous le savez ?



U.E. : Les sources ne sont pas unanimes. Nous pouvons calculer que deux cents à trois cents exemplaires ont probablement été imprimés. Quarante-huit survivent aujourd'hui, dont douze en vélin. Peut-être en existe-t-il quelques-uns qui dorment chez des particuliers. Notre vieille dame ignorante évoquée plus tôt et prête à s'en dessaisir.



J.-C.C. : Le fait qu'on ait pu sacraliser ainsi le livre prouve l'importance que le fait d'écrire et de lire a pu acquérir et conserver dans l'histoire successive des civilisations. D'où viendrait, sans cela, le pouvoir des lettrés en Chine ? Celui des scribes dans la civilisation égyptienne ? Le privilège de savoir lire et écrire était réservé à un très petit groupe d'individus qui en retiraient une autorité extraordinaire. Imaginez que nous soyons, vous et moi, les deux seules personnes à savoir écrire et lire dans la région. Nous pourrions nous prévaloir d'échanges mystérieux, de révélations redoutables et d'une correspondance entre nous dont personne ne pourrait questionner la teneur.



J.-P. de T. : A propos de cette vénération des livres, Fernando Baez cite, dans son Histoire de la destruction des livres, Jean Chrysostome évoquant certaines personnes, au IVe siècle, qui portaient autour du cou de vieux manuscrits pour se protéger du pouvoir du mal.



J.-C.C. : Le livre peut être un talisman mais aussi bien un objet de sorcellerie. Les moines espagnols qui brûlèrent les codex au Mexique se défendaient en disant qu'ils étaient maléfiques. Ce qui est absolument contradictoire. S'ils arrivaient eux-mêmes avec la force du vrai Dieu, comment les faux dieux auraient-ils pu exercer encore quelque pouvoir ? On a dit la même chose des livres tibétains, parfois accusés de contenir des enseignements ésotériques redoutables.



U.E. : Connaissez-vous l'étude de Raimondo di Sangro, prince de Sansevero, à propos des quipus ?



J.-C.C. : Vous voulez parler de ces cordes à nœuds qu'utilisait l'administration inca pour pallier le manque d'écriture ?



U.E. : Exactement. Madame de Graffigny écrit les Lettres d'une péruvienne, un roman qui connaît au XVIIIe siècle un immense succès. Raimondo di Sangro, prince napolitain alchimiste, se livre alors à une étude du livre de Madame de Graffigny et donne cette étude merveilleuse sur les quipus, avec des dessins en couleurs.

Ce prince de Sansevero est un personnage extraordinaire. Probablement franc-maçon, occultiste, il est connu pour avoir fait réaliser dans sa chapelle, à Naples, des sculptures de corps humains décortiqués avec le système veineux mis à nu, d'un réalisme tel qu'on a toujours imaginé qu'il avait travaillé à partir de corps humains vivants, peut-être d'esclaves à qui il avait inoculé certaines substances pour les pétrifier de cette façon. Si vous visitez Naples, vous devez absolument vous rendre dans la crypte de la Chapelle Sansevero pour les admirer. Ces corps sont des espèces de Vésale en pierre.



J.-C.C. : Soyez sûr que je n'y manquerai pas. A propos de ces écritures nouées qui ont suscité d'étonnants commentaires, je pense à ces figures à grande échelle trouvées au Pérou et dont des esprits aventureux ont raconté qu'elles avaient été tracées pour transmettre des messages à des créatures venues d'ailleurs. Je vous raconte une nouvelle de Tristan Bernard à ce sujet. Un jour les Terriens découvrent que des signaux leur sont adressés depuis une planète lointaine. Ils se concertent pour savoir ce que sont ces signaux qu'ils ne peuvent pas déchiffrer. Ils décident alors de tracer de très grandes lettres de plusieurs dizaines de kilomètres de long, dans le désert du Sahara, pour former le mot le plus court possible. Et ils choisissent : « Plaît-il ? » Ils écrivent en grand « Plaît-il ? » dans le sable, ce qui leur demande des années de labeur. Et ils sont tout étonnés de recevoir, quelque temps plus tard, cette réponse : « Merci, mais ce n'est pas à vous que notre message s'adresse. »

Ce petit détour pour vous demander, Umberto : qu'est-ce qu'un livre ? Est-ce que tout objet comportant des signes lisibles est un livre ? Les volumina romains sont-ils des livres ?



U.E. : Oui, nous les considérons comme faisant partie de l'histoire du livre.



J.-C.C. : La tentation est de dire : un livre est un objet qui se lit. C'est inexact. Un journal se lit, et n'est pas un livre, pas plus qu'une lettre, une stèle funéraire, une banderole dans une manifestation, une étiquette ou mon écran d'ordinateur.



U.E. : Il me semble qu'une manière de caractériser ce qu'est le livre est de considérer la différence qui existe entre une langue et un dialecte. Aucun linguiste ne connaît cette différence. Pourtant nous pourrions l'illustrer en disant qu'un dialecte est une langue sans armée et sans flotte. C'est la raison pour laquelle nous considérons que le vénitien est une langue, par exemple, parce que le vénitien était utilisé dans les actes diplomatiques et commerciaux. Ce qui n'a jamais été le cas, en revanche, du dialecte piémontais.



J.-C.C. : Qui reste donc un dialecte.



U.E. : Exactement. Donc si vous possédez une petite stèle comportant seulement un signe, disons, un nom divin, il ne s'agit pas d'un livre. Mais si vous avez un obélisque sur lequel plusieurs signes racontent l'histoire de l'Egypte, vous détenez quelque chose qui ressemble à un livre. C'est la même différence qui existe entre le texte et la phrase. La phrase s'arrête là où il y a un point, alors que le texte dépasse l'horizon du premier point qui ponctue la première phrase constituant ce texte. « Je suis rentré chez moi. » La phrase est close. « Je suis rentré chez moi. J'ai rencontré ma mère. » Vous êtes déjà dans la textualité.



J.-C.C. : Je voudrais citer un extrait de La Philosophie du livre, un essai de Paul Claudel publié en 1925, d'après une conférence prononcée à Florence. Claudel est un auteur que je n'apprécie guère mais qui a joui de quelques éclairs étonnants. Il commence par une déclaration transcendantale : « Nous savons que le monde est en effet un texte et qu'il nous parle, humblement et joyeusement, de sa propre absence, mais aussi de la présence éternelle de quelqu'un d'autre, à savoir son créateur. »

C'est le chrétien qui parle, évidemment. Il dit un peu plus loin : « J'ai eu l'idée d'étudier la physiologie du livre, le mot, la page et le livre. Le mot n'est qu'une portion mal apaisée de la phrase, un tronçon de chemin vers le sens, un vertige de l'idée qui passe. Le mot chinois, au contraire, reste fixe devant l'œil… L'écriture a ceci de mystérieux qu'elle parle. Le latin ancien et moderne a toujours été fait pour être écrit sur de la pierre. Les premiers livres présentent une beauté architecturale. Puis le mouvement de l'esprit s'accélère, le flux de la matière pensée grossit, les lignes se resserrent, l'écriture s'arrondit et se raccourcit. Bientôt cette nappe humide et frissonnante sur la page sortie du bec exigu de la plume, l'imprimerie vient la saisir et la clicher… Voici l'écriture humaine en quelque sorte stylisée, simplifiée comme un organe mécanique… Le vers est une ligne qui s'arrête non parce qu'elle est arrivée à une frontière matérielle et que l'espace lui manque, mais parce que son chiffre intérieur est accompli et que sa vertu est consommée… Chaque page se présente à nous comme les terrasses successives d'un grand jardin. L'œil jouit délicieusement et par une attaque en quelque sorte latérale d'un adjectif qui se décharge tout à coup dans le neutre avec la violence d'une note grenat ou feu… Une grande bibliothèque me rappelle toujours les stratifications d'une mine de charbon, pleine de fossiles, d'empreintes et de conjonctures. C'est l'herbier des sentiments et des passions, c'est le bocal où l'on conserve les échantillons desséchés de toutes les sociétés humaines. »



U.E. : Là, vous voyez parfaitement ce qui distingue poésie et rhétorique. La poésie vous ferait redécouvrir l'écriture, le livre, la bibliothèque d'une manière absolument neuve. Tandis que Claudel dit exactement ce que nous savons ! Que le vers ne se termine pas parce que la page est finie mais parce qu'il obéit à une règle interne, etc. C'est donc de la rhétorique sublime. Mais il n'ajoute pas une seule idée nouvelle.



J.-C.C. : Alors que Claudel voit dans sa bibliothèque les « stratifications d'une mine de charbon », un de mes amis compare ses livres à une chaude fourrure. Il se sent comme réchauffé, comme abrité par les livres. Protégé contre l'erreur, contre l'incertitude et aussi contre les frimas. Etre entouré par toutes les idées du monde, par tous les sentiments, toute la connaissance et tous les errements possibles, vous offre une sensation de sécurité et de confort. Vous n'aurez jamais froid au sein de votre bibliothèque. Vous voilà protégé, en tout cas, contre les dangers glacés de l'ignorance.



U.E. : L'ambiance qui régnera dans la bibliothèque contribuera aussi à créer ce sentiment de protection. La structure sera de préférence ancienne. Autrement dit en bois. Les lampes seront à l'image de celles qu'on trouvait à la Bibliothèque nationale, de couleur verte. L'association du marron et du vert contribue à créer cette ambiance particulière. La bibliothèque de Toronto, absolument moderne (et dans son genre réussie), ne procure pas cette sensation de protection de la même manière que la Sterling Memorial Library de Yale, salle en style faux gothique, avec les différents étages meublés XIXe siècle. Je me souviens d'avoir eu l'idée du meurtre commis dans la bibliothèque du Nom de la rose en travaillant précisément à la Sterling Library de Yale. J'avais l'impression, en travaillant le soir sur la mezzanine, que tout pouvait m'arriver. Il n'existait pas d'ascenseur pour gagner la mezzanine, de telle sorte qu'une fois installé à votre table de travail, vous aviez l'impression que plus personne ne pouvait vous venir en aide. On aurait pu découvrir votre cadavre, planqué sous une étagère, plusieurs jours après le crime. Il y a ce sens de la préservation qui est aussi celui qui entoure les mémoriaux et les tombeaux.



J.-C.C. : Ce qui m'a toujours fasciné, dans ces grandes bibliothèques publiques, c'est cette petite cloche de lumière verte dessinant un cercle clair au centre duquel se trouve un livre. Vous avez votre livre, et vous êtes entouré par tous les livres du monde. Vous avez à la fois le détail et l'ensemble. C'est précisément ce qui me fait éviter ces bibliothèques modernes, froides, anonymes où on ne voit plus les livres. Nous avons totalement oublié qu'une bibliothèque, cela peut être beau.



U.E. : Lorsque je travaillais à ma thèse, je passais beaucoup de mon temps à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Dans ce type de bibliothèques, il était facile de se concentrer sur les livres dont nous étions en effet entourés, afin de prendre des notes. Dès qu'on a commencé à voir débarquer les photocopieuses Rank Xerox, ce fut le début de la fin. Vous pouviez reproduire le livre et l'emporter avec vous. Vous remplissiez votre maison de photocopies. Et le fait de les avoir en votre possession faisait que vous ne les lisiez plus.

Nous sommes dans la même situation avec Internet. Ou bien vous imprimez, et vous vous trouvez à nouveau tout encombré de documents que vous ne lirez pas. Ou bien vous lisez votre texte sur l'écran, mais une fois que vous cliquez pour aller plus loin dans votre recherche, vous perdez le souvenir de ce que vous venez de lire, de ce qui vous avait permis d'arriver à la page qui s'affiche maintenant sur votre écran.



J.-C.C. : Un point que nous n'avons pas abordé : pourquoi décidons-nous de placer un livre à côté d'un autre ? Pourquoi procédons-nous à tel type de rangement plutôt qu'à un autre ? Pourquoi soudain modifier l'ordre de ma bibliothèque ? Est-ce tout simplement afin que les livres côtoient d'autres livres ? Pour renouveler les fréquentations ? Les voisinages ? Je suppose un échange entre eux, je le souhaite, je le favorise. Ceux qui sont en bas, je les remonte pour leur redonner un peu de dignité, pour les mettre au niveau de mon œil et leur faire savoir que je ne les ai pas placés tout en bas à dessein, parce qu'ils étaient inférieurs, et par conséquent méprisables.

Nous en avons déjà parlé. Bien sûr, nous devons filtrer, aider en tout cas au filtrage qui de toute façon se fera, et essayer de sauver ce qui, à notre sens, ne doit pas être perdu en route. Ce qui peut plaire à ceux qui nous suivront, ce qui peut les aider aussi, ou les amuser à nos dépens. Nous devons également donner du sens, lorsque nous le pouvons, non sans prudence. Mais nous traversons une époque coincée, incertaine, où le premier devoir de chacun, sans doute, quand il le peut, est de favoriser les échanges entre les savoirs, les expériences, les points de vue, les espérances, les projets. Et de les mettre en relation. Ce sera peut-être la première tâche de ceux qui viendront après nous. Lévi-Strauss disait des cultures qu'elles ne sont vivantes que dans la mesure où elles sont en contact avec d'autres. Une culture solitaire ne mériterait pas ce nom.



U.E. : Un jour, ma secrétaire eut envie de dresser un catalogue de mes livres pour en préciser l'emplacement. Je l'en ai dissuadée. Si je suis en train d'écrire mon livre sur La Langue parfaite, je vais reconsidérer cette bibliothèque en fonction de ce nouveau critère, je vais l'aménager. Quels sont les livres qui sont alors les plus susceptibles de nourrir ma réflexion sur le sujet ? Lorsque j'en aurai terminé, certains rejoindront le rayon de linguistique, d'autres le rayon d'esthétique, mais d'autres se trouveront déjà embarqués dans une autre recherche.



J.-C.C. : Il faut dire que rien n'est plus difficile que de ranger une bibliothèque. A moins de commencer à mettre un peu d'ordre dans le monde. Qui s'y hasarderait ? Comment allez-vous ranger ? Par matières ? Mais alors vous auriez des ouvrages de formats très différents et vous devriez revoir vos rayonnages. Alors par formats ? Par époques ? Par auteurs ? Vous avez des auteurs qui ont écrit sur tout. Si vous optez pour un rangement par matières, un auteur comme Kircher se retrouvera dans chaque rayon.



U.E. : Leibniz s'était posé le même problème. Et pour lui, c'était le problème de l'organisation d'un savoir. Le même problème que se sont posé D'Alembert et Diderot à propos de l'Encyclopédie.



J.-C.C. : Les problèmes n'ont commencé à se poser véritablement qu'à une date récente. Une grande bibliothèque privée, au XVIIe siècle, contenait au maximum trois mille volumes.



U.E. : Tout simplement, répétons-le, parce que les livres coûtaient infiniment plus cher qu'aujourd'hui. Un manuscrit coûtait une fortune. De telle sorte qu'il était préférable parfois de le recopier à la main au lieu de l'acheter.

Je voudrais maintenant vous conter une histoire amusante. J'ai visité la bibliothèque de Coimbra, au Portugal. Les tables étaient recouvertes d'un drap feutré, un peu comme des tables de billard. Je demande les raisons de cette protection. On me répond que c'est pour protéger les livres de la fiente des chauves-souris. Pourquoi ne pas les éliminer ? Tout simplement parce qu'elles mangent les vers qui attaquent les livres. En même temps, le ver ne doit pas être radicalement proscrit et condamné. C'est le passage du ver à l'intérieur de l'incunable qui nous permet de savoir de quelle manière les feuillets ont été reliés, s'il n'y a pas des parties plus récentes que d'autres. Les trajectoires des vers dessinent parfois d'étranges figures qui apportent un certain cachet à des livres anciens. Dans les manuels à l'adresse des bibliophiles, nous trouvons toutes les instructions nécessaires pour nous protéger des vers. Un de ces conseils est d'employer le Zyklon B, la substance même utilisée par les nazis dans les chambres à gaz. Certes, il vaut mieux l'employer pour tuer des insectes que des hommes, mais cela fait tout de même une certaine impression.

Une autre méthode, moins barbare, consiste à placer un réveil dans sa bibliothèque, un de ceux que possédaient nos grand-mères. Il semblerait que son bruit régulier et les vibrations qu'il transmet au bois dissuadent les vers de sortir de leurs cachettes.



J.-C.C. : Un réveil qui endort, autrement dit.



J.-P. de T. : Le contexte de ces religions du Livre crée bien entendu une forte incitation en faveur de la lecture. Il n'en reste pas moins vrai que la grande majorité des habitants de la planète vit à l'écart des librairies et des bibliothèques. Pour ceux-là, le livre est lettre morte.



U.E. : Une enquête réalisée à Londres a montré qu'un quart des personnes interrogées croyaient que Winston Churchill et Charles Dickens étaient des personnages imaginaires, tandis que Robin Hood et Sherlock Holmes avaient existé.



J.-C.C. : L'ignorance est tout autour de nous, souvent arrogante et revendiquée. Elle fait même du prosélytisme. Elle est sûre d'elle, elle proclame sa domination par la bouche étroite de nos politiciens. Et le savoir, fragile et changeant, toujours menacé, doutant de lui-même, est sans doute un des derniers refuges de l'utopie. Croyez-vous qu'il est vraiment important de savoir ?



U.E. : Je crois que c'est fondamental.



J.-C.C. : Que le plus grand nombre de gens sachent le plus grand nombre de choses possible ?



U.E. : Que le plus grand nombre possible de nos semblables connaissent le passé. Oui. C'est le fondement de toute civilisation. Le vieux qui, le soir, sous le chêne, raconte les histoires de la tribu, c'est lui qui établit le lien de la tribu avec le passé et qui transmet l'expérience des ans. Notre humanité est sans doute tentée de penser, comme le font les Américains, que ce qui s'est passé il y a trois cents ans ne compte plus, n'a plus aucune importance pour nous. George W. Bush, qui n'avait pas lu les ouvrages sur les guerres anglaises en Afghanistan, n'a donc pas pu tirer le moindre enseignement de l'expérience des Anglais et il a envoyé son armée au casse-pipe. Si Hitler avait étudié la campagne de Russie de Napoléon, il n'aurait pas fait la bêtise de s'y engager. Il aurait su que l'été n'est jamais assez long pour arriver à Moscou avant l'hiver.



J.-C.C. : Nous avons parlé de ceux qui cherchent à interdire les livres et de ceux qui ne les lisent pas par simple paresse ou ignorance. Mais il y a aussi la théorie de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues. « Tu trouveras quelque chose de plus dans une feuille d'arbre que dans les livres », écrit saint Bernard à l'abbé de Vauclair, Henri Murdach. « Les arbres et les rochers t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre d'aucun maître. » Par le fait même qu'il est un texte articulé et imprimé, le livre ne peut rien nous apprendre, et il est même souvent suspect car il nous donne à partager les impressions d'un seul individu. C'est dans la contemplation de la nature que se trouve le vrai savoir. Je ne sais si vous connaissez le beau texte de José Bergamin, La Décadence de l'analphabétisme. Il pose cette question : qu'avons-nous perdu en apprenant à lire ? Quelles formes de connaissance possédaient les hommes de la préhistoire, ou les peuples sans écriture, que nous aurions irrémédiablement perdues ? Question sans réponse, comme toutes les questions aiguës.



U.E. : Il me semble que chacun peut répondre pour lui-même. Les grands mystiques ont varié face à cette question. Thomas a Kempis, dans L'Imitation de Jésus-Christ, dit par exemple qu'il n'a jamais pu trouver de paix dans sa vie sinon en se mettant quelque part à l'écart avec un livre. Et au contraire, Jacob Böhme connaît sa grande expérience illuminatrice lorsqu'un rayon de lumière vient frapper le pot d'étain posé devant lui. Il se moque bien, à ce moment-là, d'avoir ou non à portée de lui des livres, car il a la révélation de toute son œuvre à venir. Mais nous qui sommes des gens du livre, nous n'aurions rien à tirer d'un bidet frappé par un rayon de soleil.



J.-C.C. : Je reviens à nos bibliothèques. Peut-être avez-vous fait une expérience semblable. Très souvent, il m'arrive de me rendre dans une pièce où j'ai des livres et de simplement les regarder, sans en toucher un. Je reçois quelque chose que je ne saurais dire. C'est intriguant et en même temps rassurant. Lorsque je m'occupais de la Fémis, sachant que Jean-Luc Godard cherchait un endroit où travailler à Paris, nous l'avions autorisé à squatter une pièce, avec la seule obligation de prendre quelques étudiants avec lui lorsqu'il monterait ses films. Il tourne donc un film et, le tournage achevé, il installe sur les étagères toutes les boîtes de différentes couleurs qui contenaient les différentes séquences. Il est resté plusieurs jours à regarder ces bobines sans les ouvrir avant de commencer son montage. Ce n'était pas un jeu. Il était seul. Il regardait les boîtes. Je passais le voir de temps en temps. Il était là, essayant de se souvenir peut-être, ou cherchant un ordre, une inspiration.



U.E. : Ce n'est pas une expérience que peuvent faire uniquement ceux qui ont accumulé beaucoup de livres chez eux, ou de bobines, comme dans votre exemple. On peut avoir la même expérience dans une bibliothèque publique et parfois dans une grande librairie. Combien de nous ne se sont pas nourris du simple parfum de livres qu'on voyait sur des rayons mais qui n'étaient pas les nôtres ? Contempler les livres pour en tirer du savoir. Tous ces livres que vous n'avez pas lus vous promettent quelque chose. Or, une raison d'être optimiste est que de plus en plus de gens ont accès aujourd'hui à la vision d'une grande quantité de livres. Lorsque j'étais encore enfant, une librairie était un lieu très sombre, peu accueillant. Vous entriez, un homme habillé en noir vous demandait ce que vous désiriez. Il était tellement effrayant que vous ne songiez pas à vous attarder. Or, il n'y a jamais eu dans l'histoire des civilisations autant de librairies qu'aujourd'hui, belles, lumineuses, où vous pouvez vous promener, feuilleter, faire des découvertes sur trois ou quatre étages, les Fnac en France, les librairies Feltrinelli en Italie, par exemple. Et si je me rends dans ces endroits, je découvre qu'ils sont pleins de jeunes gens. Je répète qu'il n'est pas nécessaire qu'ils achètent et même qu'ils lisent. Il suffit de feuilleter, de jeter un coup d'œil à la quatrième de couverture. Nous aussi nous avons appris un tas de choses en lisant de simples comptes rendus. Il est possible d'objecter que sur six milliards d'êtres humains le pourcentage des lecteurs reste très bas. Mais quand j'étais un gamin, nous n'étions alors que deux milliards sur la planète et les librairies étaient désertes. Le pourcentage semble plus favorable de nos jours.



J.-P. de T. : Vous avez déjà dit pourtant que cette abondance d'informations, sur Internet, pouvait finir par produire six milliards d'encyclopédies et devenir tout à fait contre-productive, paralysante…



U.E. : Il y a une différence entre le vertige « mesuré » d'une belle librairie et le vertige infini d'Internet.



J.-P. de T. : Nous évoquons ces religions du Livre qui le sacralisent. Le Livre référent suprême qui va servir alors à disqualifier et proscrire tous les livres qui s'écarteraient des valeurs que le Livre véhicule. Il me semble que cette discussion nous invite à dire un mot sur ce que nous appelons « l'Enfer » de nos bibliothèques, lieu où sont rassemblés les livres qui, même s'ils ne sont pas brûlés, sont placés à l'écart dans le souci d'en protéger les éventuels lecteurs.



J.-C.C. : Il y a plusieurs manières d'aborder le sujet. J'ai découvert par exemple, non sans étonnement, que dans toute la littérature espagnole, il n'existait pas un seul texte érotique jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle. C'est une sorte d'« Enfer » mais en creux.



U.E. : Mais ils ont tout de même le plus terrible blasphème du monde, que je n'ose pas citer ici.



J.-C.C. : Oui, mais pas un seul texte érotique. Un ami espagnol me disait qu'étant enfant dans les années soixante, soixante-dix, un copain lui fit remarquer que dans le Quijote on parlait des tetas, c'est-à-dire des tétons, d'une femme. Un jeune garçon espagnol pouvait encore s'étonner dans ces années-là de trouver le mot tetas chez Cervantès, et même s'exciter. A part ça, rien de connu. Pas même de chansons de corps de garde. Tous les grands auteurs français ont écrit un ou plusieurs textes pornographiques, de Rabelais à Apollinaire. Pas les auteurs espagnols. L'Inquisition a vraiment réussi en Espagne à purger le vocabulaire, à étouffer les mots sinon la chose. Même L'Art d'aimer d'Ovide y fut longtemps interdit. C'est d'autant plus étrange que certains des auteurs latins qui se sont commis à rédiger ce genre de littérature étaient d'origine espagnole. Je pense par exemple à Martial, qui était de Calatayud.



U.E. : Il a existé des civilisations plus libres à l'égard des choses du sexe. Vous voyez des fresques à Pompéi ou des sculptures en Inde qui vous le laissent entendre. On a été assez libre à la Renaissance, mais avec la Contre-Réforme, on commence à habiller les corps nus de Michel-Ange. Plus curieuse est la situation au Moyen Age. Un art officiel très prude et très pieux, mais en revanche, une avalanche d'obscénités dans le folklore et dans la poésie des goliards…



J.-C.C. : On dit que l'Inde a inventé l'érotisme, ne serait-ce que parce qu'elle possède avec le Kâma-Sûtra le plus ancien manuel de sexualité connu. Toutes les positions possibles, toutes les formes de sexualité y sont en effet représentées, comme sur les façades des temples de Kajuraho. Mais depuis ces temps apparemment voluptueux, l'Inde n'a pas cessé d'évoluer vers un puritanisme de plus en plus strict. Dans le cinéma indien contemporain, on ne s'embrasse même pas sur la bouche. Sans doute sous l'influence de l'islam d'un côté et du victorianisme anglais de l'autre. Mais je ne suis pas persuadé qu'il n'existe pas aussi un puritanisme proprement indien. Si nous parlons maintenant de ce qui se passait tout récemment chez nous, je parle des années cinquante lorsque j'étais étudiant, je me souviens que nous devions nous rendre dans les sous-sols d'une librairie située boulevard de Clichy, à l'angle de la rue Germain-Pilon, pour y trouver des livres érotiques. Il y a cinquante-cinq ans à peine. Pas de quoi faire les fanfarons !



U.E. : Voilà donc exactement le principe de « l'Enfer » de la Bibliothèque nationale à Paris. Il ne s'agit pas d'interdire ces livres, mais de ne pas les mettre à la disposition de tous.



J.-C.C. : Ce sont des ouvrages à caractère pornographique essentiellement, ceux qui vont contre les bonnes mœurs, qui constitueront « l'Enfer » de la Bibliothèque nationale, créée au lendemain de la Révolution à partir des fonds confisqués dans les monastères, les châteaux, chez certains particuliers, et y compris à partir de la bibliothèque royale. « L'Enfer », lui, attendra la Restauration, époque où triomphent à nouveau tous les conservatismes. J'aime cette idée que, pour visiter l'Enfer des livres, il faut une autorisation spéciale. On croit facile d'aller en enfer. Pas du tout. L'Enfer est sous clé. N'y entre pas qui veut. La Bibliothèque François-Mitterrand a d'ailleurs organisé une exposition sur ces livres sortis de l'Enfer, et ce fut un succès.



J.-P. de T. : Avez-vous visité cet Enfer ?



U.E. : A quoi bon puisque tous les ouvrages qu'il contient ont maintenant été publiés ?



J.-C.C. : Je ne l'ai pas visité, sinon partiellement, et sans doute contient-il des ouvrages que nous avons lus, vous et moi, mais dans des éditions très recherchées par les bibliophiles. Et ce n'est pas seulement un fonds de livres français. La littérature arabe est aussi extrêmement riche sur le sujet. Il existe des équivalents du Kâma-Sûtra en arabe et aussi en persan. Cependant, à l'image de l'Inde que nous évoquions, le monde arabo-musulman paraît avoir oublié ses origines flamboyantes pour un puritanisme inattendu qui ne correspond en aucune manière à la tradition de ces peuples.

Revenons à notre XVIIIe siècle français : il est indiscutablement le siècle où la littérature érotique illustrée – née semble-t-il en Italie deux siècles plus tôt – apparaît et se répand, même si elle est éditée de manière clandestine. Sade, Mirabeau, Restif de La Bretonne se vendent sous le manteau. Ce sont des auteurs qui ont pour dessein d'écrire des livres pornographiques racontant plus ou moins, avec des variantes, l'histoire d'une jeune fille qui arrive de province et qui se trouve livrée à toutes les débauches de la capitale.

En fait, il s'agit, sous un masque, d'une littérature prérévolutionnaire. A cette époque, l'érotisme en littérature dérange réellement les bonnes mœurs et les bonnes pensées. Elle est une attaque directe à la bienséance. Derrière les scènes d'orgie, on croirait entendre le son du canon. Mirabeau est un de ces auteurs érotiques. Le sexe est un tremblement social. Ce lien entre érotisme, pornographie et une situation prérévolutionnaire n'existera évidemment plus de la même manière après la période à proprement parler révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que, sous la Terreur, les vrais amateurs de ces exercices, à leurs risques et périls, louaient un carrosse, se rendaient place de la Concorde pour assister à une exécution capitale et en profitaient pour se livrer parfois, dans la voiture et sur la place même, à une partie carrée.

Sade, monument inégalable en la matière, a été un révolutionnaire. Il est allé en prison pour cette raison et non pas pour ses écrits. Nous devons insister pour dire que ces livres-là brûlaient réellement les mains et les yeux. La lecture de ces lignes chaudes constituait, tout autant que l'écriture, un geste subversif.

Cette dimension subversive demeure après la Révolution, dans ces publications, mais dans la sphère sociale, et non plus dans la sphère politique. Ce qui n'empêche pas, bien entendu, de les interdire. Raison pour laquelle certains auteurs de livres pornographiques ont toujours nié les avoir écrits, et cela jusqu'à nos jours. Aragon a toujours nié être l'auteur du Con d'Irène. Mais une chose est certaine : ils n'ont pas écrit ça pour gagner de l'argent.

L'interdit qui frappe ces ouvrages promis à l'Enfer fait qu'ils sont vendus à très peu d'exemplaires. Il y a plutôt un besoin d'écrire qu'un désir de gagner de l'argent. Lorsque Musset écrit Gamiani avec George Sand, il éprouve probablement le besoin d'échapper à ses mièvreries habituelles. Alors il y va carrément. Ce sont « trois nuits d'excès ».

J'ai plusieurs fois abordé ces questions avec Milan Kundera. Il pense que le christianisme a réussi, par la confession, par une persuasion profonde, à pénétrer jusque dans le lit des amants et à les contraindre dans leurs jeux érotiques, voire à les culpabiliser, à leur faire éprouver un sentiment de péché, peut-être délicieux lorsqu'ils commettent une sodomie par exemple, mais qu'il faut ensuite confesser, expier. Un péché qui ramène en somme à l'Eglise. Tandis que le communisme n'y est jamais arrivé. Le marxisme-léninisme, si complexe, si puissamment organisé qu'il fût, s'arrêtait au seuil de la chambre à coucher. Un couple, de préférence illégitime, qui, à Prague sous la dictature communiste, fait l'amour, est encore conscient d'accomplir un acte subversif. La liberté leur fait défaut partout, dans tous les actes de leur vie, sauf dans leur lit.

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