Marlène regardait sa mère avec de grands yeux graves. Elle s’efforçait de ne rien montrer, mais elle était soulagée. Sa mère avait fini par tout lui dire sur son père et le Gouverneur. Elle la traitait en adulte.
Marlène dit : « Moi, j’aurais étudié les mouvements de Némésis, quoi qu’ait pu dire le Gouverneur, mais je vois que tu ne l’as pas fait, maman. Ta culpabilité le montre bien.
— Je ne peux pas m’habituer à l’idée que je porte cette culpabilité comme une étiquette collée au front.
— Personne ne peut dissimuler vraiment ses sentiments. Si on observe les gens, on les voit. »
(Les autres ne pouvaient pas voir. Marlène l’avait appris peu à peu et difficilement. Les gens ne voyaient pas, ne sentaient pas, ne faisaient pas attention. Ils n’observaient pas les visages, les corps, les sons, les attitudes, les tics.)
« Comment se fait-il, reprit la jeune fille, que tu n’aies rien fait ?
— Pour beaucoup de raisons, Molly. »
(Pas « Molly », pensa Marlène avec angoisse. Marlène ! Marlène ! Marlène ! Une adulte !)
« Quelles raisons ? » demanda-t-elle d’un air maussade. (Sa mère ne pouvait donc pas percevoir l’hostilité qui émanait de Marlène chaque fois qu’elle se servait du diminutif ? Cela devait déformer son visage, brûler dans ses yeux, convulser ses lèvres. Pourquoi les gens ne remarquaient-ils rien ? Pourquoi ne voyaient-ils rien ?)
« D’abord, Janus Pitt est très convaincant. Si singuliers que soient ses arguments, on en arrive toujours à trouver qu’il a raison.
— Si c’est vrai, maman, il est terriblement dangereux. »
Insigna sortit de ses pensées pour regarder sa fille avec curiosité. « Pourquoi dis-tu cela ?
— Chaque point de vue peut s’appuyer sur de bonnes raisons. Si quelqu’un les saisit très vite et les présente d’une manière convaincante, il peut faire admettre n’importe quoi à n’importe qui, et il est dangereux.
Janus Pitt est comme cela, je l’admets. Je suis étonnée que tu comprennes ces choses-là. »
(Marlène se dit : Parce que je n’ai que quinze ans et que tu as l’habitude de me considérer comme une enfant.)
Tout haut, elle dit : « Et tu n’as même pas eu la curiosité d’étudier Némésis toute seule ?
— J’en avais envie, mais ce n’est pas aussi facile que tu le penses. Je soupçonne Pitt de me faire surveiller par certains membres de mon équipe. Si j’avais fait cavalier seul, il l’aurait vite appris.
— Il ne pouvait rien te faire, non ?
— Il ne pouvait pas me faire fusiller pour trahison, si c’est ce que tu sous-entends, mais il pouvait m’enlever mon poste à l’Observatoire. Je n’en avais pas envie. C’est peu après ma petite conversation avec Pitt que nous avons découvert que Némésis avait une planète … ou une étoile jumelle. Elles ne sont séparées que par quatre millions de kilomètres et la deuxième n’émet aucune lumière visible.
— Tu parles de Mégas, n’est-ce pas, maman ?
— Oui. C’est un vieux mot qui veut dire ‘‘grand’’ et, si c’est une planète, elle est bien plus grosse que Jupiter, la plus grande planète du système solaire. Mais si c’est une étoile, elle est très petite. Certains pensent que Mégas est une naine brune. » Elle se tut et regarda sa fille en plissant les yeux, se demandant soudain si celle-ci était capable d’assimiler ces notions. « Tu sais ce que c’est qu’une naine brune, Molly ?
— Je m’appelle Marlène, maman. »
Insigna rougit légèrement. « Oui. Je m’excuse de l’oublier de temps à autre. Je ne peux pas m’en empêcher, tu le sais bien. Autrefois, j’avais une petite fille chérie qui s’appelait Molly.
— Je sais. Et la prochaine fois que j’aurai six ans, tu pourras m’appeler Molly tant que tu voudras. »
Insigna rit. « Sais-tu ce que c’est qu’une naine brune, Marlène ?
— Oui, maman. Une naine brune est un petit corps stellaire dont la masse est trop faible pour que s’y développent les températures et les pressions nécessaires à la fusion de l’hydrogène, mais suffisante pour produire des réactions secondaires qui en font une source de chaleur.
— C’est cela. Pas mal. Mégas est à la limite. Ou c’est une planète très chaude, ou c’est une naine brune très peu lumineuse. Elle n’émet pas de lumière visible, mais beaucoup d’infrarouges. Nous n’avions jamais observé quelque chose de similaire. C’était le premier corps planétaire, hors du système solaire, que nous pouvions étudier en détail et l’Observatoire ne s’occupait plus que de lui. Je m’intéressais à Mégas, comme tout le monde, tu comprends ?
— Mmmm, dit Marlène.
— C’était le seul corps planétaire gravitant autour de Némésis, mais cela suffisait. Sa masse est cinq fois …
— Je sais, maman. Cinq fois la masse de Jupiter et le trentième de celle de Némésis. L’ordinateur m’a appris cela depuis longtemps.
— C’est vrai, ma chérie. Et elle n’est pas plus habitable que Jupiter ; moins, même. Si une planète se trouve assez près d’une étoile comme Némésis pour que l’eau reste liquide à sa surface, l’influence des marées l’oblige à tourner toujours la même face vers cette étoile.
— N’est-ce pas ce que fait Mégas ?
— Si. Ce qui veut dire qu’il y a une face brûlante et une face plus froide. La première serait chauffée au rouge si la circulation de l’atmosphère, assez dense, ne tendait à égaliser un peu les températures. Même le côté froid est assez chaud du fait de la circulation et de la chaleur interne de Mégas. Ce sont là des traits que nous n’avions jamais rencontrés auparavant en astronomie. Et nous avons découvert que Mégas a un satellite ; ou, si l’on considère Mégas comme une très petite étoile, elle a une planète … Erythro.
— Mais, maman, tout ce tapage autour de Mégas et d’Erythro, c’était il y a onze ans. Depuis, tu n’as pas réussi à jeter subrepticement un coup d’œil sur les spectres de Némésis et du Soleil ? Tu n’as pas ta petite idée là-dessus ?
— Eh bien … »
Marlène se hâta de dire : « Je le sais.
— A mon expression ?
— A toute ta personne.
— Ce n’est pas très facile de parler avec toi, Marlène. Oui, j’ai ma petite idée.
— Qui est ?
— Que Némésis va vers le système solaire. »
Il y eut un silence. Puis Marlène dit, à voix basse « Il va y avoir une collision ?
— Pas d’après mes calculs. Ni avec le Soleil, ni avec la Terre, ni avec aucune autre planète du système. Mais, elle va tout de même détruire la Terre. »
Marlène voyait bien que sa mère n’aimait pas évoquer la destruction de la Terre, qu’il y avait en elle des tensions qui inhibaient son discours et qu’elle cesserait de parler si on la laissait à elle-même. Son expression — elle s’était un peu écartée, comme si l’envie de partir la démangeait, elle se léchait très délicatement les lèvres, comme pour essayer d’enlever le goût de ses paroles — était l’évidence même pour Marlène.
Mais elle ne voulait pas que sa mère se taise. Elle désirait en savoir plus.
« Si Némésis ne heurte rien, pourquoi détruirait-elle la Terre ? dit-elle avec douceur.
— Laisse-moi t’expliquer. La Terre tourne autour du Soleil, comme Rotor autour d’Erythro. Si, dans le système solaire, il n’y avait que le Soleil et la Terre, celle-ci tournerait sur la même orbite presque éternellement. Je dis « presque » parce que, en tournant, le Soleil émet des ondes gravitationnelles qui freinent la vitesse de la Terre et l’amènent à se rapprocher très, très lentement de lui. Laissons cela.
« Mais la Terre n’est pas seule. La Lune, Mars, Vénus, Jupiter, tous les objets planétaires du voisinage l’attirent. Cette attraction est minime comparée à celle du Soleil, et la Terre reste plus ou moins sur son orbite. Cependant, ces attractions mineures, qui varient en direction et en intensité selon les déplacements des différents corps, introduisent de petites modifications dans l’orbite de la Terre. Celle-ci se rapproche ou s’éloigne légèrement du Soleil, son axe change d’inclinaison, son excentricité se modifie un peu, etc.
« On a observé que tous ces changements mineurs sont cycliques. Ils vont et viennent indéfiniment et la Terre, dans son orbite autour du Soleil, oscille légèrement d’une douzaine de manières différentes, ce qui ne l’empêche pas d’abriter de la vie. Au pire, cela peut provoquer une ère glaciaire ou une disparition des glaces, ainsi qu’une élévation ou un abaissement du niveau de la mer, mais la vie a survécu à tout cela pendant plus de trois milliards d’années.
« Maintenant, supposons que Némésis passe à toute vitesse sans rien heurter, c’est-à-dire qu’elle ne s’approche pas à plus d’un mois-lumière. Moins d’un billion de kilomètres. Au passage, elle transmettra une poussée gravitationnelle au système. L’oscillation de la Terre augmentera pour un certain nombre d’années, puis, quand Némésis sera partie, elle se calmera de nouveau.
— Pourquoi serait-ce si grave, si l’oscillation redevient comme avant après le passage de Némésis ?
— Est-ce que ce sera vraiment comme avant ? C’est tout le problème. Si la position d’équilibre de la Terre est un peu différente … si elle est un peu plus loin du Soleil, ou un peu plus près, si son orbite est un peu plus excentrique ou son axe un peu plus incliné, ou un peu moins … Même un petit changement de climat peut rendre une planète inhabitable.
— Peux-tu le calculer à l’avance ?
— Non. Rotor n’est pas un bon endroit pour calculer ça. Il oscille, lui aussi, et beaucoup. Il faudrait un temps considérable et énormément de calculs pour déduire de mes observations effectuées ici quel chemin prendra exactement Némésis … et nous n’en serons vraiment sûrs que lorsqu’elle sera bien plus près du Soleil, longtemps après que je serai morte.
— Alors, tu ne peux pas dire exactement à quelle distance du soleil passera Némésis.
— C’est presque impossible à calculer. Il faut tenir compte du champ gravitationnel de chaque étoile voisine, dans un rayon de douze années-lumière. Le plus minuscule effet non calculé peut, sur deux années-lumière, créer une déviation telle qu’un risque de collision peut se réduire, en réalité, à un passage au large. Et réciproquement.
— Le Gouverneur dit qu’à l’arrivée de Némésis, les gens auront le temps de quitter le système solaire s’ils le veulent vraiment.
— Peut-être. Mais comment dire ce qui se passera dans cinq mille ans ?
— Même si on ne les avertit pas, dit Marlène, un peu embarrassée de signaler un truisme astronomique à sa mère, ils le découvriront tout seuls. Forcément. Némésis se rapprochera et ils ne pourront pas ne pas l’apercevoir ; ils calculeront sa trajectoire avec plus de précision lorsqu’elle sera plus près.
— Mais ils auront moins de temps pour se préparer à fuir … si cela s’avère nécessaire. »
Marlène regarda ses orteils. Elle dit : « Maman, ne te mets pas en colère contre moi. J’ai l’impression que tu serais malheureuse, même si tous les habitants du système solaire s’en tiraient sains et saufs. Il y a quelque chose d’autre qui ne va pas. Je t’en prie, dis-le-moi.
— L’idée que tout le monde va quitter la Terre ne me plaît pas. Même si c’est fait méthodiquement, avec tout le temps voulu et des pertes négligeables, je n’aime pas cela. Je n’ai pas envie que la Terre soit abandonnée.
— Tu y as fait des études, n’est-ce pas ?
— Mon doctorat d’astronomie. Je n’aimais pas la Terre, mais peu importe. C’est de là qu’est issue l’humanité. Tu comprends ce que cela signifie, Marlène ? Même si je n’en pensais pas grand bien quand j’y étais, c’est tout de même le monde où la vie a évolué pendant une période incommensurable. Pour moi, ce n’est pas seulement une planète, mais une idée, une abstraction. Je tiens à elle à cause du passé.
— Papa était terrien. »
Insigna pinça les lèvres. « Oui.
— Je suis à moitié terrienne, alors. N’est-ce pas ? »
Insigna fronça les sourcils. « Nous sommes tous des gens de la Terre, Marlène. Mes arrière-arrière-grands-parents ont passé toute leur vie sur Terre. Mon arrière-grand-mère y était née. Tous, sans exception, nous descendons des habitants de la Terre. Et pas seulement les êtres humains. Chaque atome de vie sur chaque colonie spatiale, du virus à l’arbre, descend de la vie terrienne.
— Mais seuls les êtres humains le savent. Et certains y pensent plus que les autres. Penses-tu parfois à papa, même maintenant ? » Marlène leva les yeux sur sa mère et son visage se crispa. « Cela ne me regarde pas, vas-tu me dire.
— Laissons cela. Tu es sa fille. Oui, je pense à lui de temps à autre. » Elle haussa légèrement les épaules. « Et toi, Marlène, tu penses à lui ?
— Comment pourrais-je ? Je ne m’en souviens pas. Je n’ai jamais vu d’hologramme, ni rien.
— Non, ce n’était pas la peine de … » Elle ne termina pas sa phrase. « Mais, quand j’étais petite, je me demandais pourquoi certains pères étaient restés avec leurs enfants, au moment du Départ. Ceux qui étaient partis n’aimaient peut-être pas leurs enfants. »
Insigna regarda fixement sa fille. « Tu ne m’en as jamais parlé.
— Tu n’aimes pas parler de cette époque-là, maman.
— Je l’aurais fait quand même, si j’avais su ce que tu pensais ; si j’avais pu lire sur ton visage comme tu lis sur le mien. Il t’aimait beaucoup. Il t’aurait emmenée avec lui si je l’avais laissé faire.
— Il aurait pu rester avec nous.
— Maintenant que les années ont passé, je vois un peu mieux ses difficultés. Après tout, je n’abandonnais rien, mon foyer partait avec moi. Nous voici à deux années-lumière de la Terre, mais je suis toujours sur Rotor, le monde où je suis née. Pour ton père, c’était différent. Il était né sur Terre et je suppose qu’il ne supportait pas l’idée de quitter son monde à jamais.
Un silence passa, puis Marlène dit :
— Je me demande ce que papa fait, en ce moment, sur Terre.
— Comment pourrions-nous le savoir, Marlène ? Vingt billions de kilomètres, c’est loin, et quatorze ans, c’est long.
— Tu crois qu’il est toujours vivant ?
— La vie peut être courte sur Terre. » Puis, prenant soudain conscience qu’elle ne se parlait pas à elle-même, elle ajouta : « Je suis sûre qu’il est vivant. Il était en excellente santé quand il est parti, il va seulement avoir bientôt cinquante ans. » Puis, d’une voix douce : « Tu le regrettes, hein, Marlène ? »
La jeune fille secoua la tête. « On ne peut pas regretter ce qu’on n’a pas connu. »
(Mais il te manque, maman, pensa-t-elle. Et toi, tu lui manques.)
Chapitre 8
L’agent secret
Curieusement, Crile Fisher fut obligé de se réhabituer à la Terre. Il n’aurait pas cru que Rotor prendrait tant de place dans sa vie en un peu moins de quatre ans. Son absence avait été plus longue que d’habitude, mais sûrement pas assez pour lui rendre la Terre aussi étrangère.
Il y avait la dimension même de la planète, l’horizon lointain qui venait buter soudain contre le ciel au lieu de remonter dans les brumes. Il y avait les foules, la pesanteur invariable, cette atmosphère à l’état sauvage, des températures qui montaient en flèche et descendaient brusquement, une nature échappant à tout contrôle.
Il n’avait pas besoin d’en faire l’expérience pour la sentir. Même à son domicile, il savait qu’elle était là, dehors ; sa sauvagerie s’insinuait dans son esprit, l’envahissait. La pièce était-elle trop petite, trop meublée, les bruits trop indubitables ? Il se sentait constamment talonné par ce monde surpeuplé et décadent.
Bizarre : il avait tant regretté la Terre durant toutes ces années passées sur Rotor, et maintenant qu’il était revenu sur Terre, il regrettait intensément Rotor. Allait-il, toute sa vie, désirer le monde où il n’était pas ?
Le signal lumineux et le ronfleur se déclenchèrent. La lumière vacilla … Sur Terre, les choses avaient tendance à vaciller, alors que sur Rotor tout fonctionnait avec une efficacité presque agressive. « Entrez », dit-il à voix basse, mais assez haut pour activer le mécanisme d’ouverture de la porte.
Garand Wyler pénétra dans la pièce (Fisher savait que c’était lui) et le regarda d’un air amusé. « Tu as bougé depuis que je t’ai quitté ?
— J’ai mangé. Et passé un peu de temps dans la salle de bains.
— Bien. Tu es vivant alors, même si tu n’en as pas l’air. » Il souriait largement, sa peau était brune et lisse, ses yeux noirs, ses dents blanches, ses cheveux épais et crêpés. « Tu broies du noir à cause de Rotor ?
— J’y pense de temps en temps.
— J’ai toujours eu l’intention de te poser cette question, mais cela ne s’est jamais présenté. C’était Blanche-Neige sans les Sept Nains, n’est-ce pas ?
— Blanche-Neige. Je n’y ai jamais vu de Noirs.
— Dans ce cas, bon débarras. Tu sais qu’ils sont partis ? »
Les muscles de Fisher se tendirent et il faillit sauter sur ses pieds, mais il se maîtrisa. Il dit, en hochant la tête : « Le bruit courait que c’était imminent.
— Eh bien, c’est fait. On les a suivis aussi longtemps que possible ; et on a capté leurs radiations. Ils ont drôlement pompé de la vitesse grâce à cette hyper-assistance et, en une fraction de seconde, ils ont disparu. La communication était coupée.
— Vous les avez repérés quand ils sont rentrés dans l’espace normal ?
— Plusieurs fois. Chaque fois plus faiblement. Après s’être bien entraînés, ils se sont mis à voyager à la vitesse de la lumière et, au troisième saut dans l’hyper-espace, impossible de les retrouver.
— C’est leur choix. Ils ont coupé les ponts … comme moi.
— Je regrette que tu ne sois pas là-bas. Tu aurais dû y être. C’était intéressant à voir. Tu sais qu’il y a des inconditionnels qui ont dit, jusqu’au bout, que l’hyper-assistance était une blague, que les Rotoriens nous racontaient des histoires.
— Rotor n’aurait pas pu envoyer la Grande Sonde si loin sans l’hyper-assistance.
— Oui, maintenant tout le monde a compris. Quand nos instruments sont devenus muets, toutes les colonies spatiales les surveillaient. Ils ont disparu de tous les appareils à la même seconde. Le pire, c’est que nous sommes incapables de dire où est parti Rotor.
— Vers Alpha du Centaure, je suppose.
— Le Bureau continue à penser que ce n’est peut-être pas leur vraie destination et que toi, tu es au courant. »
Fisher se rembrunit. « On m’a débriefé pendant tout le voyage. Je n’ai rien pu cacher.
— Bien sûr. Nous sommes au courant. Tu n’as rien caché consciemment. Ils m’ont demandé de te parler, en ami, afin de découvrir ce que tu sais sans le savoir. Quelque chose a pu se produire, sans que tu y prêtes attention. Tu as passé quatre ans là-bas, tu t’es marié et tu as eu un enfant. Il n’est pas possible que tout t’ait échappé.
— Comment aurais-je pu ? Si j’avais montré le moindre signe d’intérêt, on m’aurait exclu. Comme Terrien, j’étais déjà suspect. En me mariant, j’ai prouvé que je voulais devenir Rotorien ; sans cela, je n’aurais pas pu tenir. Et même ainsi, on m’a tenu à l’écart de toute source d’information stratégique. »
Fisher détourna les yeux. « Et cela a marché. Ma femme n’était qu’astronome. Tu sais bien que je n’avais pas eu le choix. Je ne pouvais pas mettre une annonce d’holovision disant que je cherchais une jeune femme hyper-spatialiste. Si j’en avais rencontré une, j’aurais fait de mon mieux pour m’accrocher à elle, même si elle avait été laide comme un pou, mais je n’ai pas eu cette chance. Cette technologie était si cruciale qu’ils gardaient les gens importants dans un isolement complet. Au laboratoire, ils devaient tous porter des masques et utiliser des noms-codes. Quatre années … et je n’ai jamais découvert le moindre indice. Je savais que le Bureau ne voudrait plus de moi. »
Il se tourna vers Garand et dit, avec un désespoir fort : « Les choses avaient tellement mal tourné que je suis devenu une espèce de butor. L’impression d’avoir échoué m’accablait. »
Dans la pièce en désordre, Wyler était assis en face de Fisher ; il se balançait sur sa chaise, mais se retenait soigneusement à la table afin de ne pas tomber en arrière.
« Crile, le Bureau ne peut pas se permettre d’être délicat, mais il n’est pas totalement insensible. Ils regrettent d’être obligés de te contacter indirectement. Et moi, je regrette qu’on m’ait donné cette mission, mais je ne peux pas faire autrement. Si Rotor n’était pas parti, on aurait pu penser qu’il n’y avait rien à trouver. Aujourd’hui, la preuve est faite. Ils avaient l’hyper-assistance et tu ne nous as rien rapporté.
— Je sais.
— Cela ne veut pas dire qu’on veut te mettre à la porte ou … se débarrasser de toi. Tu peux encore nous être utile. Il faut que je vérifie si tu as échoué honorablement.
— C’est-à-dire ?
— Il faut que je puisse leur dire que tu n’as pas échoué à cause d’une faiblesse personnelle. Après tout, tu as épousé une Rotorienne. Était-elle jolie ? Étais-tu amoureux d’elle ? »
Fisher gronda. « Tu te demandes si, par amour pour une Rotorienne, je n’ai pas délibérément protégé Rotor en les aidant à garder leur secret ?
— Eh bien, dit Wyler resté froid, est-ce le cas ?
— Comment peux-tu me demander cela ? Si j’avais décidé d’être Rotorien, je serais parti avec eux. Et maintenant, je serais perdu dans l’espace et vous ne pourriez plus me retrouver. Mais j’ai quitté Rotor et je suis revenu sur Terre, sachant que mon échec briserait probablement ma carrière.
— Tu aimais probablement ta femme. Tu as dû la quitter par devoir. Cela compterait en ta faveur si nous étions sûrs …
— Ce n’était pas tellement ma femme. C’était ma fille. »
Wyler étudia pensivement Fisher. « Nous savons que tu avais une fille d’un an. Étant donné les circonstances, tu n’aurais pas dû livrer cet otage au destin.
— Tout à fait d’accord. Mais je ne peux pas me comporter entièrement comme un robot. Et une fois l’enfant née, je l’ai eue pendant un an …
— Un an seulement, c’est bien court pour nouer une véritable relation … »
Fisher fit la grimace. « Tu ne peux pas comprendre.
— Alors, explique. Je vais essayer.
— J’avais une sœur, tu vois. Une petite sœur. »
Wyler hocha la tête. « Elle est mentionnée dans ton dossier. Rose, je crois.
— Roseanne. Elle est morte dans les émeutes de San Francisco, il y a huit ans. Elle n’avait que dix-sept ans.
— Je suis désolé.
— Elle n’avait pris parti ni pour les uns ni pour les autres. C’était l’une de ces passantes innocentes qui courent tellement plus de risques que les meneurs ou les policiers. Au moins, on a retrouvé son corps et j’ai eu quelque chose à incinérer. »
Wyler garda un silence un peu embarrassé.
« Elle n’avait que dix-sept ans. Quand nos parents sont morts, elle en avait quatre et moi quatorze », finit par dire Fisher en faisant un geste de la main indiquant qu’il ne voulait pas s’étendre là-dessus. « J’ai travaillé tout de suite après l’école et j’ai veillé à ce qu’elle soit toujours bien nourrie et bien vêtue, même quand je ne l’étais pas. J’ai appris la programmation tout seul et puis, à dix-sept ans, alors qu’elle n’avait jamais fait de mal à personne, qu’elle ne savait pas ce que voulaient dire tous ces cris et toutes ces luttes, elle s’est trouvé piégée …
— Je comprends pourquoi tu t’es porté volontaire pour Rotor.
— Pendant deux ans, je suis resté à peu près inerte. Puis je suis entré au Bureau pour faire diversion et aussi parce que je croyais que j’allais courir des dangers. Je désirais la mort … à condition qu’elle serve à quelque chose. Quand on a parlé d’introduire un agent sur Rotor, je me suis porté volontaire. Je voulais quitter la Terre.
— Et maintenant, te voilà de retour. Tu le regrettes ?
— Sur Rotor, j’étouffais. La Terre a bien des défauts, mais au moins il y a de la place. Si seulement tu avais connu Roseanne, Garand. Tu n’as pas idée. Elle n’était pas jolie, mais elle avait de si beaux yeux. » Ceux de Fisher étaient fixés sur le passé ; il fronçait légèrement les sourcils comme pour le voir plus clairement. « De beaux yeux, mais effrayants. Je ne pouvais croiser son regard sans me sentir un peu intimidé. Elle plongeait en toi … si tu vois ce que je veux dire.
— Je t’avoue que non. »
Fisher ne prêta pas attention à la remarque de Wyler. « Quand on essayait de lui mentir ou de lui cacher la vérité, elle le savait toujours. On ne pouvait même pas garder le silence sans qu’elle devine quel souci on avait.
— Tu ne vas pas me dire qu’elle était télépathe ?
— Quoi ? Oh, non. Elle savait lire les expressions et écouter les intonations. Elle disait que personne ne peut cacher ce qu’il pense. Que tu aurais beau rire, tu ne pourrais pas dissimuler le courant tragique sous-jacent ; aucun sourire ne suffirait à occulter l’amertume. Elle essayait de m’expliquer, mais je n’arrivais pas à comprendre comment elle faisait. Elle ne ressemblait pas aux autres, Garand. J’éprouvais pour elle un immense respect. Et puis, ma fille est née. Marlène.
— Oui ?
— Elle avait les mêmes yeux.
— Le bébé avait les yeux de ta sœur ?
— Quand elle avait six mois, ses yeux me bouleversaient …
— Ta femme aussi était bouleversée ?
— Je n’ai jamais remarqué qu’ils aient un effet sur elle, mais Eugenia n’avait pas eu une sœur appelée Roseanne. Marlène ne pleurait pour ainsi dire jamais : c’était une enfant calme. Roseanne était pareille au même âge. Et on voyait bien que Marlène aussi ne serait pas particulièrement belle plus tard. C’était comme si Roseanne était revenue. Tu devines combien cela a été dur.
— De revenir sur Terre ?
— Oui, et de les abandonner. J’avais l’impression de perdre Roseanne une seconde fois. Je ne la reverrai jamais. Jamais !
— Mais tu es revenu quand même.
— La loyauté ! Le devoir ! Mais si tu veux savoir la vérité, j’ai failli ne pas revenir. J’étais là, déchiré. Atrocement partagé. Désespéré de quitter Roseanne … Marlène. Tu vois, je me trompe de nom. Et Eugenia m’a dit d’une manière particulièrement cruelle : ‘‘Si tu comprenais où nous allons, tu n’aurais peut-être pas si envie de faire demi-tour.’’ Et à ce moment-là, je n’en avais pas envie. Je lui ai demandé de rentrer sur Terre avec moi. Elle a refusé. Je lui ai demandé de me laisser emmener Rose … Marlène. Elle a refusé. Alors, au moment où j’allais peut-être céder et rester, elle s’est mise en colère et m’a ordonné de sortir. Et je suis parti. »
Wyler regardait pensivement Fisher : « ‘‘Si tu comprenais où nous allons, tu n’aurais peut-être pas si envie de faire demi-tour.’’ C’est ce qu’elle a dit ?
— Oui. Et alors j’ai demandé : ‘‘Pourquoi ? Où va Rotor ?’’ et elle a répondu, ‘‘Vers les étoiles.’’
— Ce n’est pas vrai, Crile. Tu savais déjà qu’ils avaient l’intention d’aller vers les étoiles, mais elle a dit : ‘‘Si tu comprenais où nous allons …’’ C’était donc quelque chose que tu ne savais pas. Qu’est-ce que tu ne savais pas ?
— De quoi parles-tu ? Comment peut-on savoir ce qu’on ne sait pas ? »
Wyler écarta le sujet d’un haussement d’épaules. « As-tu dit cela au Bureau lorsqu’on t’a interrogé ? »
Fisher réfléchit. « Je pense que non. Je n’y ai même plus pensé jusqu’à ce que je me mette à te raconter comment j’ai failli rester. » Il ferma les yeux, puis dit lentement : « Non, c’est la première fois que j’en parle. C’est la première fois que j’y pense, même.
— Très bien. Maintenant que tu y penses … Où allait Rotor ? As-tu entendu parler de sa destination ? Des rumeurs ? Des hypothèses ?
— On pensait que c’était vers Alpha du Centaure. Vers quel autre endroit ? C’est l’étoile la plus proche.
— Ta femme était astronome. Qu’en disait-elle ?
— Rien. Elle n’en a jamais parlé.
— C’est Rotor qui en a envoyé la Grande Sonde.
— Je sais.
— Et ta femme travaillait sur ses données … en tant qu’astronome.
— Oui, mais elle n’en parlait jamais, et moi non plus. Ma mission aurait été interrompue, on m’aurait peut-être mis en prison … ou exécuté … si j’avais montré trop ouvertement une curiosité déplacée.
— Mais en tant qu’astronome, elle devait connaître leur destination. Comme elle l’a dit, ‘‘Si tu comprenais …’’ Tu vois ? Elle savait et si tu avais su aussi … »
Fisher ne semblait pas passionné. « Puisqu’elle ne m’a pas dit ce qu’elle savait, je ne peux pas te le répéter.
— En es-tu sûr ? Elle n’a pas fait une petite remarque dont tu n’aurais pas compris l’importance à l’époque ? Après tout, tu n’es pas astronome et elle a pu te dire quelque chose que tu n’as pas bien saisi. Tu ne te souviens pas d’une chose qu’elle aurait dite et qui t’aurait intrigué ?
— Je ne crois pas.
— Réfléchis ! Se peut-il que la Grande Sonde ait repéré un système planétaire qui graviterait autour de l’une des étoiles, semblables au Soleil, du système du Centaure ?
— Je ne vois pas.
— Ou des planètes gravitant autour d’une autre étoile ? »
Fisher haussa les épaules.
« Réfléchis ! dit Wyler d’un ton pressant. As-tu une raison quelconque de penser qu’elle voulait dire : ‘‘Tu crois que nous allons vers Alpha du Centaure, mais il y a des planètes qui gravitent autour et c’est vers elles que nous nous dirigeons.’’ Ou bien : ‘‘Tu crois que nous allons vers Alpha du Centaure, mais nous nous dirigeons vers une autre étoile où nous sommes certains qu’il y a une planète habitable.’’ Quelque chose comme ça ?
— Il m’était impossible de le deviner. »
Garand Wyler pinça un moment ses lèvres généreuses. Puis il dit : « Je vais te dire quelque chose, Crile, mon vieil ami. Trois choses peuvent maintenant se produire. Premièrement, tu vas être soumis à un autre interrogatoire. Deuxièmement, je suppose qu’il va nous falloir persuader la colonie de Cérès de nous laisser utiliser son télescope pour inspecter, très attentivement, toutes les étoiles dans un rayon de cent années-lumière autour du système solaire. Et troisièmement, nous allons secouer nos hyper-spatiaux pour qu’ils sautent un peu plus haut et un peu plus loin. Tu vas voir si ça ne se passe pas comme ça. »