Chapitre 31 Le nom

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Le silence !

Marlène s’en délectait … d’autant plus qu’elle pouvait le rompre à volonté. Elle se pencha pour ramasser un caillou et le lança contre un rocher. Il fit un petit bruit sourd, puis retomba sur le sol et resta immobile.

Ayant quitté le Dôme avec les vêtements qu’elle portait sur Rotor, elle se sentait parfaitement libre de ses mouvements.

Elle se dirigea tout droit vers le ruisseau, sans chercher à prendre des points de repère.

Dans ses dernières paroles, sa mère ne l’avait suppliée que faiblement. « Je t’en prie, Marlène, souviens-toi que tu as dit que tu resterais en vue du Dôme. »

Elle avait brièvement souri, mais sans répondre. Elle n’avait pas l’intention de se laisser entraver, en dépit des promesses qu’elle s’était laissé arracher pour avoir la paix. Après tout, elle portait un émetteur-radio. On pouvait, à tout moment, la localiser. Elle-même utiliserait éventuellement le récepteur pour trouver la direction du Dôme.

Même s’il lui arrivait un accident, on pourrait venir la chercher.

Tout était paisible et merveilleux sur Erythro. Rotor, c’était le bruit. Où qu’on aille, l’air vibrait et bombardait vos oreilles fatiguées de ses ondes sonores. Ce devait être pire sur Terre, avec ses huit milliards d’habitants, ses trillions d’animaux, ses orages, son eau turbulente sur la mer comme au ciel. Une fois, elle avait tenté d’écouter un enregistrement intitulé « Les bruits de la Terre », grimacé de dégoût et renoncé rapidement.

Mais ici, sur Erythro, quel merveilleux silence.

Marlène arriva au bord du ruisseau ; l’eau coulait devant elle avec un doux bruit pétillant. Elle ramassa un caillou de forme irrégulière et le lança dans l’eau ; il fit un petit plouf. Les sons n’étaient pas interdits sur Erythro ; ils étaient juste distribués parcimonieusement, comme d’occasionnels ornements qui rendaient le silence ambiant encore plus précieux.

Elle tapa du pied l’argile molle, au bord du ruisseau. Elle entendit un bruit sourd et vit une vague empreinte de pas. Elle se pencha, prit de l’eau dans sa paume et la jeta sur le sol, devant elle, ce qui le mouilla et l’assombrit par endroits, en cramoisi sur fond rose. Elle ajouta encore de l’eau et finalement appuya son pied droit sur la tache sombre. Quand elle l’ôta, l’empreinte de pas était profonde.

Quelques rochers parsemaient le lit du ruisseau et elle s’en servit comme gué pour franchir l’eau.

Marlène se remit en marche d’un pas allègre, en balançant les bras et en respirant à fond. Elle savait très bien qu’ici le pourcentage d’oxygène était inférieur à celui de Rotor. Si elle courait, elle se fatiguerait vite, elle épuiserait plus rapidement les plaisirs de ce monde. Mais elle n’avait aucune raison de courir.

Elle voulait tout regarder !

Elle se retourna ; le monticule du Dôme était visible. Cela l’irrita. Elle voulait s’éloigner suffisamment pour qu’en se retournant, elle voie l’horizon comme un cercle parfait — ou même irrégulier — sans aucune marque d’intrusion humaine en dehors d’elle-même.

(Devait-elle appeler le Dôme ? Devait-elle dire à sa mère qu’elle allait sortir de son champ de vision ? Non, ils n’avaient qu’à capter son traceur. Ils sauraient qu’elle était vivante et en train de se déplacer. S’ils l’appelaient, elle n’en tiendrait pas compte. C’est vrai ! Ils pouvaient la laisser tranquille, à la fin !)

Ses yeux s’adaptaient à la couleur rose de Némésis et à celle de la terre autour d’elle. Erythro n’était pas simplement rose ; il y avait des nuances sombres et pastel, des pourpres et des oranges, presque des jaunes par endroits. Avec le temps, cela deviendrait une nouvelle palette de couleurs, aussi variée que celle de Rotor, mais plus apaisante.

Qu’arriverait-il si les gens s’établissaient sur Erythro, y introduisaient de la vie, y bâtissaient des cités ? Est-ce qu’ils la pollueraient ? Ou est-ce qu’ils sauraient tirer des leçons du destin de la Terre et faire de ce monde vierge une planète selon leur cœur ?

Le cœur de qui ?

C’était ça le problème. Les gens auraient des idées différentes, ils se querelleraient et poursuivraient des objectifs incompatibles. Ne vaudrait-il pas mieux laisser Erythro vide ?

Mais Marlène savait bien qu’elle n’aurait pas envie de partir. Elle était heureuse d’être ici. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle se sentait chez elle, beaucoup plus qu’elle l’avait jamais été sur Rotor.

Était-ce une vague mémoire atavique de la Terre ? Y avait-il, dans ses gènes, l’amour d’un immense monde sans limites ; un désir qu’une petite station spatiale artificielle ne pouvait combler ? La Terre était sûrement très différente d’Erythro, sauf par ses dimensions. Et si la Terre était dans ses gènes, pourquoi n’était-elle pas dans les gènes de tous les êtres humains ?

Il devait y avoir une explication. Marlène secoua la tête comme pour l’éclaircir et tournoya, tournoya comme si elle était au milieu d’un espace illimité. Sur Rotor, on pouvait voir des hectares de céréales et d’arbres fruitiers, une vapeur verte et ambrée, et l’irrégularité constante des structures humaines. Ici, sur Erythro, on ne voyait que les ondulations du sol, parsemées de rochers de toutes tailles, comme si une main géante les avait éparpillés négligemment — étranges formes silencieuses et menaçantes, avec des petits ruisseaux, ici et là, qui coulaient entre eux. Et pas de vie du tout, si l’on ne tenait pas compte des myriades de cellules microbiennes qui remplissaient l’atmosphère, grâce à l’énergie fournie par la lumière rouge de Némésis.

Némésis, comme toute naine rouge, continuerait à déverser son énergie pendant deux cents milliards d’années ; Erythro et ses minuscules procaryotes auraient de la chaleur durant tout ce temps. Longtemps après la mort du Soleil et de la Terre et de tant d’autres brillantes étoiles, dont beaucoup n’étaient pas encore nées, Némésis brillerait encore, immuable, Erythro graviterait autour de Mégas, immuable, et les procaryotes vivraient et mourraient, fondamentalement immuables eux aussi.

Les êtres humains n’avaient sûrement pas le droit de transformer ce monde. Mais si elle restait seule sur Erythro, elle aurait besoin de nourriture … de compagnie.

Elle pouvait retourner de temps à autre au Dôme pour manger et satisfaire son besoin de voir d’autres êtres humains, mais elle passerait tout de même la plus grande partie du temps seule avec Erythro. N’allait-on pas suivre son exemple ? Comment pourrait-elle l’empêcher ? Et même si ses imitateurs étaient peu nombreux, cet Eden ne serait-il pas inévitablement gâté ? Ne serait-il pas gâté par elle, par elle seule ?

« Non ! » cria-t-elle, tout haut, prise du désir d’ébranler l’atmosphère étrangère, de l’obliger à transporter ses paroles à ses propres oreilles.

Elle entendit sa propre voix ; mais, en terrain plat, il n’y avait pas d’écho. Son cri s’évanouit aussitôt.

Elle pivota de nouveau sur ses talons. Le Dôme n’était plus qu’une ombre mince à l’horizon. Elle pouvait n’en pas tenir compte, mais tout de même. Elle ne voulait plus le voir du tout. Elle ne voulait rien dans le paysage, seulement elle et Erythro.

Elle entendit le faible soupir du vent et comprit qu’il avait pris de la vitesse. Il n’était pas assez fort pour qu’elle le sente ; la température n’avait pas baissé et n’était pas désagréable.

Elle perçut juste un faible « Ah-h-h-h. »

Elle l’imita joyeusement : « Ah-h-h-h. »

Marlène leva les yeux vers le ciel avec curiosité. Les prévisions météorologiques avaient annoncé un temps clair. Est-ce que la tempête pouvait souffler brusquement sur Erythro ? Est-ce que le vent pouvait se lever ? Est-ce que des nuages allaient courir dans le ciel et la pluie commencer à tomber avant qu’elle puisse revenir au Dôme ?

C’était stupide. Bien sûr qu’il pleuvait sur Erythro, mais à l’heure présente, il n’y avait que quelques fins nuages roses au-dessus de sa tête. Ils se déplaçaient paresseusement dans le ciel sombre et dégagé. Il ne semblait y avoir aucun signe d’orage.

« Ah-h-h-h-h, chuchota le vent. Ah-h-h-h-h è-è-è-è. »

C’était un son double, et Marlène fronça les sourcils. Qu’est-ce qui faisait ce bruit-là ? Le vent ne pouvait sûrement pas y arriver tout seul. Il fallait qu’il rencontre un obstacle pour siffler de la sorte. Mais il n’y avait rien en vue.

« Ah-h-h-h-è-è-è-è-è eu-eu-eu-eu. »

C’était un son triple maintenant, avec l’accent sur le deuxième son.

Marlène regarda autour d’elle, étonnée. Pour produire ce son, il aurait fallu que quelque chose vibre, mais elle ne voyait rien.

Erythro avait l’air vide et silencieuse. La planète ne pouvait pas produire de son.

« Ah-h-h-h è-è-è-è eu-eu-eu-eu. »

Encore. Plus clair qu’avant. Le son semblait résonner dans sa tête ; à cette idée, son cœur se serra et elle frissonna. Elle sentit la chair de poule envahir ses bras.

Il ne pouvait rien lui arriver de mal. Rien !

Elle s’attendait à l’entendre encore, et il revint. Plus fort. Plus clair. Comme s’il s’exerçait et prenait de l’assurance. Mais à quoi ?

Involontairement, tout à fait involontairement, elle se dit : c’est comme si quelqu’un, ne pouvant pas prononcer les consonnes, essayait de dire son nom.

Comme si cette pensée avait libéré une autre bouffée d’énergie, ou peut-être aiguisé son imagination, elle entendit …

« Mah-h-h lè-è-è neu-eu-eu. »

Machinalement, sans savoir ce qu’elle faisait, elle leva les mains et se couvrit les oreilles.

Marlène, pensa-t-elle …

Et le son l’imita : « Mahr-lè-neuh. »

Puis répéta, presque facilement, presque naturellement. « Marlène. »

Elle frissonna et reconnut la voix. C’était celle d’Aurinel, Aurinel de Rotor, qu’elle n’avait pas vu depuis le jour où elle lui avait dit que la Terre allait être détruite. Elle avait rarement pensé à lui … Mais toujours avec tristesse.

Pourquoi entendait-elle sa voix alors qu’il n’était pas là — ou entendait-elle une voix là où il n’y avait personne ?

« Marlène. »

Et elle renonça. C’était la Peste d’Erythro qu’elle avait été si sûre de ne pas attraper.

Elle se mit à courir aveuglément vers le Dôme, sans s’arrêter pour voir où il était.

Elle ne savait pas qu’elle criait.

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On la ramena au Dôme. On l’avait vue arriver en courant. Deux gardes, portant des combinaisons anti-E et des casques, étaient aussitôt sortis et l’avaient entendue crier.

Mais le hurlement s’était arrêté avant qu’ils la rejoignent. Elle avait ralenti, puis cessé de courir, bien avant de percevoir leur approche.

Quand ils la rejoignirent, elle les regarda calmement et les étonna en leur demandant : « Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Personne ne lui répondit. Une main la prit par le coude et elle se dégagea d’un geste brusque.

« Ne me touchez pas. Je vais revenir au Dôme, si c’est ce que vous vous voulez, mais je peux marcher. »

Et elle les suivit tranquillement. Elle avait retrouvé tout son sang-froid.

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Eugenia Insigna essayait de ne pas avoir l’air affolée. « Que t’est-il arrivé, Marlène ?

— Rien du tout. Rien du tout, répondit Marlène, avec ses grands yeux noirs insondables.

— Ne me dis pas ça. Tu t’es mise à courir en criant.

— J’ai fait cela un moment, juste un petit moment. C’était silencieux, tellement silencieux, que j’ai fini par croire que j’étais peut-être sourde. Rien que le silence, tu comprends. Alors j’ai tapé des pieds et j’ai couru juste pour entendre du bruit, et j’ai crié …

— Juste pour t’entendre crier ? demanda Insigna en fronçant les sourcils.

— Oui, maman.

— Et tu penses que je vais croire ça ? Eh bien non. Nous avons capté tes cris et ce n’étaient pas ceux qu’on pousse pour faire du bruit. C’étaient des cris de terreur. Quelque chose t’a effrayée.

— Je viens de te le dire. Le silence. L’impression d’être sourde. »

Insigna se tourna vers d’Aubisson. « Est-ce possible, docteur ? On a l’habitude de vivre entouré de bruit et tout à coup l’on entend rien, rien du tout ; alors les oreilles s’imaginent entendre quelque chose afin de pouvoir se sentir utiles ? »

D’Aubisson eut un mince sourire. « C’est une manière imagée de le dire, mais c’est vrai que la privation sensorielle peut provoquer des hallucinations.

— Le silence m’a perturbée, je suppose. Mais après avoir entendu ma voix et mes pas, je me suis calmée. Demandez aux deux gardes. J’étais parfaitement calme quand ils sont arrivés et je les ai suivis sans faire d’histoire. Interrogez-les, oncle Siever.

— Ils me l’ont dit. D’ailleurs nous regardions. Très bien. C’est ça.

— Ce n’est pas ça, pas du tout, dit Insigna toujours pâle de frayeur ou de colère, peut-être des deux. Elle ne ressortira plus. L’expérience est terminée. »

D’Aubisson éleva la voix, comme pour devancer tout affrontement entre la mère et la fille. « L’expérience n’est pas terminée, Dr Insigna. On peut parler d’hallucination auditive quand l’oreille n’est pas habituée au silence, mais il y a une autre raison possible : un début d’instabilité mentale. »

Insigna eut l’air affolée.

« La Peste d’Erythro, s’écria Marlène.

— Je ne parle pas de cela en particulier. Nous n’avons aucune preuve. Aussi avons-nous besoin d’une autre scanographie cérébrale. Pour votre bien.

— Non.

— Ne dites pas non. Nous n’avons pas le choix. »

Marlène regarda d’Aubisson de ses yeux noirs tout songeurs. « Vous espérez que j’ai la Peste. Vous voulez que j’aie la Peste. »

D’Aubisson se raidit et sa voix se fêla : « C’est ridicule. Comment osez-vous dire une chose pareille ? »

Mais c’était Genarr, maintenant, qui dévisageait la neurophysicienne. « Ranay, nous avons discuté du don de Marlène, et si elle dit que vous voulez qu’elle ait la Peste, elle parle sérieusement.

— Je vois ce que l’enfant veut dire, répondit d’Aubisson en fronçant les sourcils. Je n’ai pas étudié un nouveau cas de Peste depuis des années. Quand je le faisais, le Dôme était à ses débuts et je n’avais pas les appareils adéquats. Professionnellement, j’accueillerais avec plaisir une chance de faire une étude complète d’un cas de Peste avec les techniques et les instruments actuels, pour découvrir la véritable cause, une vraie thérapie et une vraie prévention. J’ai des raisons d’être excitée, oui. C’est une émotion professionnelle que cette jeune femme, incapable de lire les pensées, et sans expérience de ce genre de choses, a pris pour de la joie. Ce n’est pas si simple.

— En effet, dit Marlène, mais il y avait aussi de la malveillance.

— Vous vous trompez. Et vous devez vous soumettre au scanner.

— Non, répondit Marlène presque en criant. Vous devrez me mettre sous sédatif et les résultats ne seront pas valables.

— Je ne veux pas qu’on pratique cet examen contre sa volonté, intervint Insigna d’une voix tremblante.

— Qu’elle le veuille ou non, cela ne compte pas dans un … commença d’Aubisson, puis elle recula en vacillant et porta la main à son ventre.

— Qu’y a-t-il ? » demanda automatiquement Genarr.

Puis, sans attendre de réponse, laissant Insigna guider d’Aubisson vers le divan le plus proche et la persuader de s’y étendre, il se tourna vers Marlène et lui dit : « Marlène, accepte l’examen.

— Non. Elle dira que j’ai la Peste.

— Elle ne fera pas cela. Je te le garantis. Pas à moins que tu l’aies vraiment.

— Je ne l’ai pas.

— J’en suis convaincu et la scanographie cérébrale en fera la preuve. Fais-moi confiance, Marlène. Je t’en prie. »

Les yeux de Marlène allèrent de Genarr à d’Aubisson, puis revinrent à Genarr. « Et je ne ressortirai plus sur Erythro ?

— Bien sûr que si. Aussi souvent que tu le souhaiteras. Si tu es normale … et tu es sûre de l’être, n’est-ce pas ?

— Absolument sûre.

— Alors la scanographie cérébrale le prouvera.

— Oui, mais elle dira que je ne peux pas ressortir.

— Ta mère ?

— Et le docteur.

— Non, d’Aubisson n’osera pas t’en empêcher. Allez, dis que tu acceptes l’examen.

— D’accord. »

Ranay d’Aubisson était en train de se relever. Non sans peine.

69

La neurophysicienne étudiait l’analyse de la scanographie cérébrale, traitée par ordinateur : à côté d’elle Siever Genarr l’observait.

« Un drôle de tracé, murmura d’Aubisson.

— Nous le savions déjà. C’est une jeune femme étrange. Y a-t-il un changement ?

— Aucun.

— Vous avez l’air déçue.

— Ne recommencez pas, Commandant. Professionnellement, je suis déçue.

— Comment vous sentez-vous ? Vous avez eu un curieux malaise, hier.

— C’était la tension nerveuse. On ne m’accuse pas souvent de souhaiter que quelqu’un soit gravement malade … et tout le monde y croyait.

— Comment cela s’est-il traduit ?

— Des douleurs abdominales. Et un vertige.

— Est-ce que cela vous arrive souvent, Ranay ?

— Non. Pas plus souvent que d’être accusée d’avoir un comportement contraire au code moral de ma profession.

— Ce n’est qu’une jeune femme passionnée. Pourquoi l’avez-vous tellement prise au sérieux ?

— Cela ne vous ennuierait pas de changer de sujet ? Il n’y a aucun signe de modification du cerveau. Si elle était normale avant, elle l’est encore.

— Dans ce cas, pensez-vous, en tant que neurophysicienne, qu’elle peut continuer à explorer Erythro ?

— Puisqu’apparemment cela ne l’a pas affectée, je n’ai aucune raison de le lui interdire.

— Etes-vous prête à aller plus loin et à l’envoyer dehors ? »

D’Aubisson commença à montrer des signes d’hostilité. « Vous savez que je suis allée voir le gouverneur Pitt. » Cela n’avait pas l’air d’une question.

« Oui, je le sais, répondit tranquillement Genarr.

— Il m’a mise à la tête d’un nouveau projet d’étude de la Peste d’Erythro auquel il va attribuer un généreux budget.

— C’est une bonne idée et vous êtes la personne idéale pour diriger ce programme.

— Merci. Mais il ne m’a pas nommée commandant à votre place. C’est donc à vous, Commandant, de décider si Marlène Fisher peut sortir ou non à la surface d’Erythro.

— J’ai l’intention de lui en donner la permission. Puis-je avoir votre concours ?

— Je vous ai dit, en tant que neurophysicienne, qu’elle n’a pas la Peste, et je ne ferai rien pour vous en empêcher, mais l’ordre dépend uniquement de vous. S’il faut mettre quelque chose par écrit, vous devrez le signer.

— Mais vous n’essaierez pas de m’en empêcher.

— Je n’ai aucune raison de le faire. »

70

Ils venaient d’achever leur dîner sur un fond de musique douce. Siever Genarr finit par dire : « Les paroles sont bien de Ranay d’Aubisson, mais la force qui les sous-tend est celle de Janus Pitt.

— Tu crois vraiment ?

— Oui, Insigna, et toi aussi. Tu connais Janus mieux que moi. C’est vraiment dommage. Ranay est un médecin compétent, d’une grande intelligence, c’est même quelqu’un de bien, mais elle est ambitieuse comme nous le sommes tous, d’une façon ou d’une autre — et on peut la corrompre. Elle veut s’inscrire dans les annales de la science comme celle qui a vaincu la Peste d’Erythro.

— Et elle serait prête à risquer la santé mentale de Marlène ?

— Ce n’est pas qu’elle en ait l’ardent désir, mais elle le fera s’il n’y a pas d’autre moyen.

— Utiliser Marlène comme cobaye, c’est monstrueux.

— Pas pour elle, et certainement pas pour Pitt. Un esprit ne compte pas s’il peut sauver un monde et le rendre habitable pour des millions d’autres. C’est un point de vue impitoyable, mais les générations futures feront peut-être de Ranay une héroïne à cause de cela, et penseront avec elle que cela valait bien la perte d’un esprit, ou d’un millier d’esprits.

— Oui, parce que ce n’est pas le leur.

— Bien entendu. Pendant toute l’histoire, des êtres humains ont consenti à faire des sacrifices aux dépens des autres. En tout cas, Pitt est comme ça.

— Et que dirait-il, ajouta amèrement Insigna, si Marlène était exposée — et détruite — sans que le problème de la Peste soit résolu ? Que dirait-il si la vie de ma fille était inutilement réduite à néant ? Et que dirait d’Aubisson ?

— Elle serait désolée, j’en suis sûr.

— Parce qu’elle n’aurait pas l’honneur d’avoir découvert le remède ?

— Bien entendu, mais elle serait aussi malheureuse à cause de Marlène … et elle se sentirait même coupable. Ce n’est pas un monstre. Quant à Pitt …

— Lui, c’est un monstre.

— Je n’irais pas jusque-là, mais il n’a qu’une chose en vue. Il ne pense qu’à ses projets pour l’avenir de Rotor. Si quelque chose tournait mal, il se dirait sans doute que c’est Marlène qui s’est immiscée dans ses plans et que ce malheur devait arriver pour le bien de Rotor. Cela ne pèserait pas lourd sur sa conscience. »

Insigna secoua un peu la tête. « J’espère que nous nous trompons.

— Moi aussi, je le souhaite, mais je suis prêt à croire Marlène. Elle dit que Ranay était heureuse à l’idée d’avoir une chance d’étudier la Peste. Je m’en remets à son jugement.

— D’Aubisson dit qu’elle était heureuse pour des raisons professionnelles. Cela me paraît vraisemblable. Je suis une scientifique, moi aussi.

— Bien sûr que tu l’es, dit Genarr dont le visage ingrat se plissa en un sourire. Tu as accepté de quitter le système solaire et de parcourir des années-lumière pour acquérir de nouvelles connaissances astronomiques ; et pourtant, comme tu le savais, cela aurait pu entraîner la mort de tous les Rotoriens.

— Il y avait très peu de chances pour que cela arrive.

— Tu as tout de même risqué la vie de ta fille d’un an. Tu aurais pu la laisser à ton mari pantouflard et assurer ainsi sa sécurité en acceptant de ne plus jamais la revoir. Tu as risqué sa vie, et ce n’était même pas pour le plus grand bien de Rotor, mais pour le tien.

— Arrête, Siever. C’est trop cruel ce que tu dis.

— J’essaie seulement de te prouver qu’on peut tout voir à des points de vue différents. D’Aubisson parle du plaisir professionnel d’étudier une maladie, mais Marlène parle de malveillance, et son choix de mots m’inspire confiance.

— Alors, d’Aubisson a très envie de voir Marlène sortir de nouveau.

— Je l’en soupçonne, mais elle est assez prudente pour dire que c’est moi qui dois en donner l’ordre, et elle suggère même que je le mette par écrit. Elle veut s’assurer que ce serait moi, et non elle, qui recevrais le blâme en cas de malheur.

— Dans ce cas, Siever, il ne faut pas laisser Marlène sortir. Pourquoi faire le jeu de Pitt ?

— Au contraire, Eugenia. Ce n’est pas si simple. Il faut l’envoyer à la surface d’Erythro.

— Quoi ?

— Elle ne craint rien. Je crois que tu avais raison en suggérant qu’une forme de vie imprègne cette planète et exerce une sorte de pouvoir sur nous. J’ai bien vu ce qui est arrivé à Ranay. Elle a tenté d’imposer la scanographie cérébrale à Marlène et elle s’est pliée en deux. J’ai persuadé Marlène d’accepter l’examen et Ranay s’est aussitôt trouvée mieux.

— Alors, tu te rends, Siever. S’il y a une forme de vie malveillante sur cette planète …

— Attends, Eugenia. Cette forme de vie a peut-être provoqué la Peste, mais la maladie n’a pas continué. Bien sûr, nous nous sommes contentés de rester dans le Dôme, mais si la forme de vie était vraiment malveillante, elle nous aurait tous tués et n’aurait pas accepté ce qui me semble être un compromis civilisé.

— S’il y a vraiment une intelligence étrangère, il n’est pas raisonnable de déduire ses intentions de ses actes. Ce qu’elle pense peut être totalement hors de notre portée.

— Elle n’a fait aucun mal à ta fille.

— Alors pourquoi Marlène a-t-elle eu peur, pourquoi s’est-elle mise à courir vers le Dôme en criant ?

— Cette panique s’est rapidement calmée. Le temps que ses soi-disant sauveteurs l’atteignent, elle semblait parfaitement normale. Je suppose que la forme de vie a fait quelque chose qui a effrayé Marlène — peut-être a-t-elle autant de mal à comprendre nos émotions que nous les siennes — qu’elle a vu les conséquences et s’est mise à l’apaiser. Ce qui démontrerait, une fois de plus, ‘‘l’humanité’’ de cette forme de vie. »

Insigna fronçait les sourcils. « L’ennui avec toi, Siever, c’est que tu as terriblement tendance à penser du bien de tout le monde … et de tout. Je ne peux pas me fier à ton interprétation.

— Tu verras que nous ne pouvons pas nous opposer à Marlène. Quoi qu’elle veuille faire, elle le fera, et ceux qui s’opposeront à elle gémiront de douleur ou tomberont inconscients.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette forme de vie ?

— Je ne sais pas, Eugenia.

— Il y a une autre question, qui me fait encore plus peur : Qu’est-ce qu’elle veut obtenir de Marlène ? »

Genarr secoua la tête. « Je n’en sais rien, Eugenia. »

Et ils se regardèrent, impuissants.

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